L’Étable
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 875-879).
POESIE


L’ÉTABLE



Par ordre de César Auguste et pour connaître
Le nombre de sujets dont il était le maître,
On recensait alors le monde tout entier ;
Et pour qu’on l’inscrivît, Joseph, le charpentier,
S’en fut à Bethléem, son pays d’origine.
Il cheminait, suivi d’un âne à maigre échine,
Dont les sabots butaient aux pierres des ravins
Et qui portait, assise entre les deux couffins,
Marie humble et voilée, et tout près d’être mère.
C’était l’hiver ; la nuit était exquise et claire ;
Et deux astres surtout, au sombre azur des cieux,
Brillaient, plus radieux que les plus radieux,
Guidant de loin déjà les Bergers et les Mages.

A travers plaines, monts, torrens, cités, villages,
Les deux époux allaient au but, pleins de souci,
Car la femme souffrait. Ils se hâtaient ainsi
Depuis des jours, faisant halte près des eaux vives,
Et, pendant leur repas de pain noir et d’olives,
L’âne broutait, cherchant l’herbe entre les cailloux.

C’était l’hiver, la nuit, mais le temps était doux ;
Un calme solennel planait sur la nature.

Or, après un faux pas de son humble monture,
Marie ayant gémi, l’homme étendit le bras
Et, lui montrant au fond des ténèbres, là-bas,
Une faible lumière, il dit :
« Voici l’auberge. »

O femme douloureuse ! ô mère ! ô Sainte Vierge !
Il te faudrait un lit, une chambre et du feu.
Mais nul ne sait qu’en toi tu portes l’Homme-Dieu.
Dont bientôt l’univers chantera les louanges.
Le secret n’est connu que de vous et des anges,
Pauvre et timide couple arrêté sur le seuil !

L’aubergiste n’a pas son air de bon accueil.
Ce bonhomme à bâton, cette femme sur l’âne,
Il les juge d’un seul regard et les condamne.
Mendians, vagabonds, qui sait ? peut-être pis.
Du reste, aux alentours, les chameaux accroupis
Et les mulets tapant du pied dans l’écurie
Prouvent qu’une cohue est à l’hôtellerie ;
Et, dans la salle basse où l’âtre flambe et luit,
On entend chanter, rire, et parler à grand bruit
Les marchands à qui sont ces animaux de charge.

« Pas de place pour vous, dit l’hôtelier, au large !
Tout est plein, bonnes gens. Au large ! »
Mais, tout bas,
Il grogne entre ses dents :
« Ce n’est point, en tous cas,
Pour ces gueux que ma table et mes chambres sont faites. »

O Messie annoncé par la voix des Prophètes,
Christ que le monde attend et qui viens le sauver,
Je t’adore à genoux. Quoi ? Tu veux éprouver,
Dieu de paix, de bonté, de douceur, d’innocence,
La dureté des cœurs même avant ta naissance.
Toi qui pourrais, aux cieux ouverts et fulgurans,
Paraître et triompher, tu veux que tes parens
Soient outragés au seuil de cette hôtellerie,
Et tu permets, Seigneur, que ta mère Marie,

Succombant sous le poids de son divin fardeau,
Ne trouve pas un gîte et pas un verre d’eau.
Oui, tu le veux ainsi, Dieu né dans la misère,
Afin que le chrétien voie en tout homme un frère
Et, dans tout malheureux, un frère préféré,
Et qu’à jamais pour lui le pauvre soit sacré.
Mais le monde à ton ordre est-il resté docile,
Divin Maître ? Devant tant d’errans sans asiles,
Qui donc aujourd’hui songe aux parens de Jésus,
Jadis, à Bethléem si durement reçus ?
Hélas ! qui se souvient de la Sainte Famille ?

Donc, sous tous les regards de la nuit qui scintille,
Les voyageurs sont là, l’air si triste tous deux
Que l’hôtelier finit par avoir pitié d’eux.
D’ailleurs, il s’aperçoit que la femme défaille.

« Holà ! valets… Un coup de fourche dans la paille,
A l’étable… Ces gens y passeront la nuit. »

Et c’est dans cet endroit abject qu’on les conduit ;
C’est là qu’on fait un lit de paille sur la fange
Pour celle que sacra le salut de l’archange ;
Et, tandis que Joseph donne à l’âne son foin
Et cherche à s’installer pour la nuit, dans un coin,
Troublé par les intrus, un vieux bœuf qui rumine
S’éveille, et d’un gros œil mauvais les examine.

Mais que se passe-t-il dans les hauteurs du ciel ?
Minuit ! Voici l’instant promis par Gabriel !
Une voix, à travers l’abîme solitaire,
Dit : « Gloire au Dieu très-haut ! Paix aux bons sur la terre ! »
Puis on entend le vol d’un ange qui s’enfuit.
O sainte nuit ! Suave et formidable nuit,
Nuit où va s’accomplir, dans cette étable immonde,
Le plus immense fait de l’histoire du monde !
O nuit, quelle splendeur ! Les constellations
Ont de tendres regards d’amour dans leurs rayons.
Chaque étoile, ce soir, palpite, tout émue,
Comme un cœur qu’une intime allégresse remue,

Et suit de loin, avec un sourire d’ami,
Les bergers laissant là leur bétail endormi,
Et, là-bas, au désert, sous l’azur diaphane,
Les trois rois d’Orient venant en caravane.

Et, pendant cette nuit, monde payen, tu dors,
Repu, cruel, content, sans espoir ni remords,
À tes faux dieux de marbre et de bronze incrédule.
Et les pleurs de l’esclave aux fers, dans l’ergastule,
Et les lions, au fond du Cirque, rugissant
Vers leur prochain repas de chair d’homme et de sang,
Ne t’éveilleraient pas de ton sommeil sans rêve.
C’est pourtant cette nuit que ton règne s’achève,
Vieux monde, et que surgit le Dieu de la bonté.
Bientôt, par ta bassesse et par ta lâcheté,
Un Tibère, un Néron auront leur temple à Rome.
Mais le Dieu qui mourra pour nous, le Dieu fait homme,
Jésus, notre Sauveur, vient de naître aujourd’hui.
Tu dors et n’en sais rien. Mais le Ciel le sait, lui !
Et c’est pourquoi, ce soir, dans la nuit étoilée,
Où flotte doucement une musique ailée,
S’en vont vers Bethléem le pasteur et le roi :
C’est pourquoi le ciel est en fête, et c’est pourquoi,
Devant l’humanité meilleure qu’ils pressentent,
Tout le firmament prie et tous les astres chantent !

« Rêves, chimères, dit un sceptique en riant,
Légende fabuleuse et conte d’Orient. »

J’ai nié comme lui… Pardon, Dieu véritable !…
Mon âme était alors l’infecte et sombre étable
Ouverte à tes parens, les pauvres voyageurs,
Car, hélas ! chez le moins coupable des pécheurs,
Ne fût-ce qu’en désir, ne fût-ce qu’en pensée,
Que de honte secrète et de fange amassée !
En mon âme logeait un vice coutumier,
Tel qu’un vil animal vautré sur son fumier ;
Et, dans l’ombre malsaine et d’un miasme imprégnée,
Le remords me guettait, monstrueuse araignée !

Mais Jésus qu’à présent je prie, agenouillé,
N’a pas reçu le jour dans un lieu moins souillé.
Si le moindre frisson de repentir pénètre
Dans un cœur saturé de mal, Dieu peut y naître,
J’ai connu cet espoir et cette vérité,
Un jour béni, quand la douleur m’a visité.
J’ai prié, demandant pardon de mon offense ;
Humblement j’ai rouvert au Dieu de mon enfance
Mon âme, cet asile impur et ténébreux.
Il y daigna descendre et, maître généreux,
Qui même à l’ouvrier tardif donne un salaire,
Il y règne aujourd’hui, la parfume et l’éclairé.
Prières ! Sacremens ! O bienfaits inouïs !
Comme l’étable, aux yeux des bergers éblouis,
Brilla d’une clarté merveilleuse et subite,
Mon âme resplendit, depuis que Dieu l’habite.
Sur la nuit bleue où vibre un hymne de Noël,
S’ouvre le toit obscur qui me cachait le ciel,
Et le hideux remords, l’araignée en sa toile,
Rayonne tout à coup et devient une étoile !


FRANÇOIS COPPEE.