L’Épreuve de la Pologne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 484-520).
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NOS ENQUÊTES

L’ÉPREUVE DE LA POLOGNE

I
PROBLÈMES POLITIQUES

Quand je suis arrivé en Pologne, — où j’étais envoyé par la Revue, — à la fin de mai, l’armée du maréchal Pilsudski venait d’entrer dans Kiew et d’occuper, presque sans coup férir, une partie de l’Ukraine : le peuple de Varsovie, tout a l’ivresse de sa première victoire, chantait le Te Deum, dételait les chevaux du chef de l’Etat et le reconduisait en triomphe jusqu’au Belvédère. Deux mois plus tard, les hordes rouges étaient aux portes de la capitale ; les gares de chemin de fer étaient encombrées de fuyards ; dans les rues, le long cortège des volontaires défilait en silence. A l’éphémère et malencontreuse victoire avait succédé la débâcle ; à peine ressuscitée, la Pologne était en danger de mourir encore une fois. Les diplomates étrangers prononçaient, en hochant la tête, les formules sinistres de « Finis Poloniæ » et de « quatrième partage. » Mais déjà le général Joseph Haller avait pris le commandement d’une armée de volontaires, et le général Weygand s’installait au palais Raczinski, apportant à nos alliés en péril le concours de son génie militaire et le réconfort de sa magnifique énergie.

Lorsque je quittai la Pologne, aux premiers jours d’août, le « rétablissement » était à peine commencé ; mais la confiance était revenue tout entière. Mieux vaut dire que le peuple polonais ne l’avait jamais perdue ; le calme, voisin de l’indifférence, qu’il affectait au moment du plus grand danger, était tout prêt à se changer, d’abord en mâle résolution, bientôt en enthousiasme. La Pologne est sortie victorieuse d’une épreuve d’autant plus redoutable qu’elle était moins préparée à la soutenir. Sa résistance militaire fut et ne pouvait être qu’une admirable improvisation. Après avoir prouvé au monde qu’il ne voulait pas mourir et qu’il était capable de défendre son droit, sa civilisation et sa liberté, le peuple polonais doit lui fournir une autre preuve : celle de son aptitude à l’ordre et à l’organisation politique. Il a fait voir qu’il est une nation ; il montrera bientôt qu’il forme un État.

En résumant, dans les pages qui suivent, les impressions de mon séjour en Pologne, j’ai essayé de marquer tout ensemble les obstacles que rencontrent nos alliés dans l’œuvre d’organisation et de reconstruction nationale qu’aussitôt après avoir recouvré leur indépendance, ils ont résolument entreprise ; les efforts accomplis et les projets à réaliser ; les résultats déjà acquis et ceux qui, poursuivis avec énergie et avec sagesse, ne manqueront pas d’être prochainement obtenus. Plutôt qu’un exposé dogmatique, dont je ne me flatte pas d’avoir réuni en deux mois tous les éléments, on trouvera ici, groupés sous quelques rubriques essentielles, des observations et des témoignages, des choses vues et des propos recueillis. Il est toujours intéressant d’assister aux premiers efforts que fait un nouvel État pour prendre conscience de lui-même, s’affermir et s’organiser. Mais combien l’intérêt devient plus puissant et plus immédiat, lorsqu’il s’agit d’une nation que tant de liens, et depuis si longtemps, ont unie à la nôtre, et dont l’indépendance et la solidité sont désormais aussi indispensables à la sécurité de la France qu’au maintien de la paix européenne !


LES POLONAIS PENDANT LA GRANDE GUERRE

La déclaration de guerre d’août 1914 ouvrait devant les Polonais une perspective sombre et chargée d’angoisse, qu’éclairait pourtant une faible lueur d’espoir. Pour le présent, c’était la cruelle nécessité d’obéir à l’appel des oppresseurs, de se battre dans les rangs allemands, autrichiens ou russes, souvent les uns contre les autres, et toujours contre leur patrie. Pour un avenir plus ou moins prochain, c’était l’état de siège, avec toutes les vexations et toutes les humiliations qu’il comporta, lorsqu’il est établi par un gouvernement sans scrupule sur des provinces qu’il tient pour suspectes et bientôt pour rebelles. Pendant quatre ans, la Pologne vécut dans un isolement terrible, dans une sorte d’internement moral, dont 1ns conséquences se font sentir encore aujourd’hui. Des péripéties de la grande mêlée, où se jouait son sort, avec celui de tant d’autres peuples, elle ne connut rien qu’à travers les déformations et les mensonges des agences autrichiennes ou allemandes. Des préoccupations de l’Entente à son égard, on lui laissait tout ignorer : il entrait dans le dessein de ses oppresseurs qu’elle se crut abandonnée de ceux qu’elle s’obstinait à considérer comme ses amis et qui devaient être bientôt ses sauveurs.

En revanche, on menait grand tapage autour des « mesures de bienveillance » consenties par les Empires centraux : reconnaissance de l’indépendance de la Pologne par les deux souverains allemand et austro-hongrois, constitution d’un gouvernement soi-disant national, réouverture de l’Université de Varsovie sous les auspices de l’Allemagne, enfin convention cynique du 13 août 1918, aux termes de laquelle la Pologne était invitée à s’agrandir aux dépens de la Russie, mise hors de cause.

— A défaut d’autres indices, me disait un Polonais, nous mesurions la fortune bonne ou mauvaise de nos ennemis à leurs exigences impitoyables ou à la relative modération dont ils usaient envers nous. Nous n’avions sur la guerre d’informations précises que celles que nous rapportait de Suisse, à de très longs intervalles, quelque ami qui avait obtenu par miracle la permission de sortir du pays et d’y rentrer. Un petit ouvrage purement statistique sur l’Usure des armées allemandes et austro-hongroises, écrit et imprimé secrètement par le professeur Dombrowski, aujourd’hui sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, causa à tous ceux qui le lurent une consolante et joyeuse surprise. Avec quelle rage l’autorité allemande en pourchassa chaque exemplaire !

J’étais curieux d’apprendre, mieux que je ne l’avais pu faire par la lecture des journaux et des rapports officiels, quelle avait été pendant cette période douloureuse, l’attitude des Polonais, en Galicie, dans l’ancien Royaume, en Posnanie. Un soir de juin, à Cracovie, dans le beau palais qu’habita Stanislas-Auguste et dont la comtesse Joseph Potocka fait aujourd’hui si gracieusement les honneurs, la conversation tomba sur ce sujet. Quelques jeunes gens raillèrent assez librement l’excessive prudence de certains conservateurs galiciens, qui, pendant les trois premières années de la guerre, avaient paru se préoccuper surtout de conserver de bonnes relations avec le gouvernement de Vienne. On opposait cette timidité des « Messieurs de Cracovie » à l’altitude courageuse des Posnaniens, et l’on rappelait les magnifiques paroles prononcées en mars 1918 au Reichstag par le député Trampezynski, aujourd’hui maréchal de la Diète polonaise. Comme un conservateur prussien reprochait aux Polonais de ne point marquer assez vivement leur gratitude envers les États qui avaient reconnu leur indépendance : « La gratitude, s’était écrié le député de Posen, peut-il en être question, quand il s’agit de votre politique ? Si l’Allemagne a brisé la tyrannie du Tsar, ce n’était certes pas pour le plaisir de libérer la Pologne. Dans l’acte du 5 novembre 1916, l’Allemagne et l’Autriche n’ont cherché que leur intérêt. » Et l’on évoquait encore la protestation élevée en pleine Chambre des Seigneurs par un autre Posnanien, le docteur Seyda, contre l’hypocrisie de la politique allemande à l’égard du nouvel État polonais. Pendant ce temps, à Vienne, les Galiciens rompaient avec les Tchèques et acceptaient le compromis offert par le gouvernement austro-hongrois.

Une jeune femme qui avait écouté en silence toute cette discussion, haussa légèrement les épaules et dit : « En Galicie, comme dans toute la Pologne, il y a eu les sages et les fous. A quelles conditions la guerre européenne pouvait-elle nous apporter le salut ? Il fallait que, toutes, deux, la Russie et l’Allemagne sortissent vaincues du conflit. Ce résultat extraordinaire, pouvions-nous l’escompter raisonnablement ? Je ne le pense pas ; mais nous pouvions ardemment l’espérer. Au début de la guerre, lorsqu’ici même je vous avouais mon espoir, ou plutôt ma foi, « idée de femme, » m’ont répondu quelques-uns d’entre vous, et ils m’ont traitée de folle. Grâce à Dieu, nous étions beaucoup de fous, même en Galicie, et ce sont les sages qui ont eu tort. »

Il y a eu, il y a peut-être encore aujourd’hui à Cracovie et dans l’ancienne Pologne autrichienne des gens que retiennent attachés à l’ancien état de choses des préjugés, des traditions ou des intérêts. Dans la Pologne d’aujourd’hui, comme dans l’Italie d’autrefois, l’idée d’indépendance, souffre d’être unie à l’idée de révolution. Certains conservateurs galiciens ne peuvent s’empêcher de voir surtout dans le nouveau régime le triomphe de la démocratie ouvrière et paysanne, l’expropriation et le partage des terres ; je ne parle pas de ceux qui voyaient surtout dans l’ancien des pensions, des ordres, des uniformes et des charges à la Cour. Mais, en revanche, combien en ai-je rencontré, de ces fous, ou plutôt de ces croyants, qui, dès les premiers jours de la guerre, tendirent leur volonté et leurs efforts vers le but uniquement souhaité, la résurrection de la Pologne, y sacrifièrent leur tranquillité, leur position, leurs intérêts, et dont la dure et longue, épreuve ne fit point fléchir l’ardente et fière résolution ! M’est-il permis de citer, entre tant d’autres ; Mgr Sapieha, prince-évêque de Cracovie, qui, durant toute la guerre, sut tenir, tête au gouvernement de Vienne et donner à son clergé l’exemple irrésistible d’un zèle patriotique qui ne s’est jamais démenti ?


LA « LIBÉRATION » A CRACOVIE

Il était une heure du matin, lorsque je sortis du palais Potocki. Le comte T. me proposa de m’accompagner jusqu’à l’hôtel où j’habitais ; à travers les rues pittoresques de Cracovie silencieuse, la conversation continua. La lune éclairait splendidement la grand’place au milieu de laquelle se dresse la Halle aux Draps, et faisait briller comme un énorme joyau d’or la couronne royale dont la piété des Polonais a ceint l’un des clochetons de Notre-Dame, au grand scandale, dit-on, de Guillaume II Hohenzollern. C’est dans ce magnifique décor que mon compagnon évoqua les journées d’octobre 19, les journées de la « libération. »

— A la première nouvelle de l’effondrement de l’Autriche, dit le comte T. nos soldats arrêtent les officiers et leur signifient qu’ils n’obéiront plus aux ordres. Les généraux sont faits prisonniers et enfermés sous bonne garde. L’enthousiasme était si grand, la joie si folle, que plusieurs jours passèrent avant qu’on s’avisât que Cracovie et la Galicie n’avaient désormais ni armée, ni police, ni administration. Cette absence de toute autorité n’eut pas d’inconvénient grave. Aucun désordre dans la ville ; dans les campagnes, quelques vols sans importance : on ne pilla point les châteaux. Toutes les passions populaires étaient contenues, dominées par le sentiment national et l’ivresse de la liberté enfin retrouvée. Le jour, la nuit, des cortèges parcouraient les rues en chantant. Sur le mur de cet hôtel ; — mon compagnon me désigna l’ancienne préfecture, — les étudiants avaient suspendu un grand crucifix ; à sa droite et à sa gauche, les deux empereurs en effigie ; l’empereur Charles occupait la place du bon larron. Devant cet étrange reposoir, les processions s’arrêtaient, et les invectives burlesques se mêlaient aux discours patriotiques.

« Cependant, un gouvernement provisoire se constitua en Galicie, sous la direction de Daczynski. Les socialistes avaient tout le pouvoir ; mais ils n’eurent ni l’envie, ni peut-être le temps d’en abuser. La formation d’un gouvernement central à Varsovie et les élections à la Constituante mirent fin à la joyeuse et inoffensive anarchie.


L’AVENTURE UKRAINIENNE ET L’OPINION EN GALICIE

J’étais encore à Cracovie, lorsqu’on annonça la perte de Kiew et la retraite des troupes polonaises, bousculées par la cavalerie de Budieny. L’émotion fut grande. De nombreux Polonais étaient revenus à Kiew à la suite de l’armée victorieuse de Pilsudski. On évaluait à quarante mille âmes la population civile polonaise dans la ville où venaient de rentrer les bolchévistes. Sur ce nombre, à peine dix mille avaient pu sortir avec les troupes avant l’arrivée de l’ennemi. Qu’était-il advenu des autres ? les hypothèses les plus douloureuses n’étaient malheureusement que trop justifiées.

De tous côtés, j’entendais répéter : « Que sommes-nous donc allés faire à Kiew ? » et critiquer avec amertume la politique militaire et impérialiste du gouvernement. Parfois, on en rendait responsable le chef de l’Etat, M. Pilsudski, qui est en même temps le commandant suprême de l’armée. « C’est lui, — disait-on à Cracovie, — qui a entraîné nos soldats jusqu’à Kiew, dans l’espoir de consolider sa situation politique par un succès militaire réputé facile et peu coûteux. »

A Lwow (Lemberg), où j’arrivai quelques jours plus tard, ce qu’on reprochait surtout au gouvernement, c’était d’avoir accepté l’alliance de Petlioura, l’Ukrainien et cru aux promesses d’un aventurier qui n’inspirait même pas aux siens une entière confiance. Qui donc avait pu se porter garant à Varsovie de la fidélité ou même de la neutralité des populations de l’Ukraine ? En fait, les cavaliers de Budieny n’avaient eu qu’à choisir entre les paysans qui s’offraient à leur servir de guides à travers les lignes polonaises ; et ces mêmes paysans ukrainiens n’avaient pas attendu l’arrivée des bolchévistes pour attaquer et piller tous les convois de vivres destinés aux Polonais.

Le sentiment qui domine à Lwow, c’est.la haine de l’Ukrainien, ou, comme on dit en Galicie, du Ruthène. Pour comprendre ce sentiment, pas n’est besoin de se rappeler la politique de division savamment pratiquée par le gouvernement de Vienne entre les propriétaires polonais et les paysans ruthènes ; il suffit de regarder la ville. Les Ruthènes l’ont occupée pendant vingt et un jours, du 1er au 22 novembre 1918 ; et, durant celle courte période, ils se sont vengés du mieux qu’ils ont pu du mépris et des mauvais traitements qu’au cours des siècles passés leur infligèrent leurs anciens maîtres. Plusieurs édifices, entre autres l’Hôtel des Postes, sont entièrement détruits ; les façades de beaucoup d’autres sont criblées de balles de mitrailleuses ; des rues entières sont dépavées, des fondrières marquent la place des tranchées et des barricades.

La comtesse S… qui, selon son expression, fut « Ukrainienne involontaire » pendant ces vingt et un jours, voulut bien me faire le récit des événements dont elle avait été témoin.

— Vous vous rappelez, me dit-elle, qu’une décision de l’Entente avait interdit à l’armée Haller de pousser jusque sur Lwow, où se trouvaient encore les Autrichiens. Le 1er novembre, ceux-ci évacuèrent clandestinement la ville ; les Ukrainiens y entrèrent la nuit suivante. Nul doute qu’il n’y eût accord entre les uns et les autres : les Autrichiens avaient tout laissé sur place, vivres, armes et munitions. Les nouveaux occupants se conduisirent comme des sauvages. Montés sur des camions automobiles, ils parcouraient les rues, déchargeant leurs fusils sur quiconque apparaissait à une fenêtre. Sous le prétexte le plus futile, ils pénétraient dans les maisons, pillaient et mettaient le feu. Parmi les Ruthènes se trouvaient quelques Allemands ; l’un d’eux s’était établi sur le mont Saint-Jean, butte qui domine un carrefour, et de là abattait tranquillement les passants à coups de fusil. Le dimanche rouge (16 novembre), qui fut le dernier avant notre délivrance, de véritables batailles de rues s’engagèrent entre les troupes d’occupation et les volontaires polonais, qui devaient être nos seuls défenseurs, puisque des raisons politiques empêchaient le gouvernement de Varsovie de nous envoyer officiellement du secours. J’avais établi une petite ambulance dans ma maison, sous l’escalier, et j’y soignais indistinctement Polonais et Ruthènes. Ce jour-là, on m’amena plus de vingt blessés. Je me souviens de l’un d’entre eux, un Ruthène, un tout jeune homme, grand et fort, beau comme une fleur. Une balle lui avait traversé le poignet, perforant l’artère, d’où le sang coulait abondamment. Au bout de quelques minutes, il devint blanc et s’affaissa, presque évanoui, sur une chaise. Je le pansai de mon mieux et lui offris de le faire conduire à notre hôpital. Il refusa, sortit sans nous saluer, sans dire : « Dieu vous paye ! » et alla rejoindre les siens.

« Dans les derniers jours surtout, la défense de la ville prit un caractère vraiment héroïque. Lwow a bien montré qu’elle est Polonaise et ne veut pas cesser de l’être. La preuve qu’elle en a donnée en novembre 18 vaut bien, je pense, tous les plébiscites du monde. Des collégiens, des enfants de quinze et même de dix ans, avaient pris des fusils et étaient bravement descendus dans la rue. De la fenêtre où j’étais postée avec une amie, qui m’aidait à l’ambulance, nous en vîmes tomber un. Mon amie descendit pour lui porter secours : il s’était déjà relevé. « Es-tu blessé ? — Moi ? répondit-il en redressant sa petite taille ; je n’ai rien. Regarde, j’ai tué un Ruthène. » L’enfant avait été renversé par le recul de son fusil. Plusieurs de ces petits héros portent aujourd’hui sur leur blouse d’écolier la croix de la valeur militaire.

« C’était un curieux spectacle de voir les gamins polonais, dans la rue, s’approcher de quelques soldats ukrainiens, paysans lourds et sans malice. Nos enfants, qui savent tous le ruthène, chantaient en dansant, comme font les gens de là-bas, de petites chansons qui amusaient les soldats. Tout à coup, d’un croc en jambe, ils les envoyaient rouler à terre et leur enlevaient prestement leurs bottes et leurs fusils. Quand les Ruthènes se relevaient, il n’y avait plus un gamin dans la rue.

« Livrés à eux-mêmes, ces paysans ruthènes ne sont pas de méchantes gens. De leur naturel ils sont doux, dociles et plutôt un peu craintifs. Mais ils avaient été longuement excités contre nous, d’abord par les agents autrichiens, puis par leurs leaders politiques et par leurs prêtres, qui sont presque tous violemment anti-polonais. Je vous ai dit que les soldats ukrainiens, chez nous, s’étaient conduits en sauvages. Ces mêmes hommes, leur colère tombée, redevenaient les paysans craintifs que nous avions connus autrefois. Parmi ceux que j’ai soignés, plusieurs m’ont dit tristement : « On nous avait pourtant assuré que la guerre était finie. Que faisons-nous donc ici, et pourquoi y sommes-nous venus ? »


L’OPINION A VARSOVIE

Si, en Galicie, on déplorait généralement l’aventure ukrainienne, l’alliance avec Petlioura et la marche sur Kiew, il n’en était pas de même dans la Pologne du Congrès, où la politique du gouvernement et des militaires comptait de nombreux partisans. A Varsovie, l’Etat-major assurait qu’il n’avait pris l’offensive que pour prévenir une attaque générale des bolchévistes, dont il était avisé et qu’il n’était pas certain de pouvoir arrêter en maintenant ses troupes sur la défensive ; il négligeait seulement d’expliquer pourquoi il avait choisi la direction de Kiew. Les socialistes recommandaient vivement l’expédition ukrainienne, les uns sous prétexte qu’il appartenait à la Pologne, désormais indépendante, de soustraire une nation voisine au joug qui continuait de peser injustement sur elle, les autres, par haine de la Russie, plusieurs de leurs chefs ayant connu l’horreur des prisons tsaristes ou de l’exil sibérien. Enfin, au sein de la Diète et jusque dans le cabinet, que présidait alors M. Skulski, on trouvait des députés et des hommes d’Etat pour soutenir qu’il appartenait à l’État polonais de fixer lui-même, au besoin par une opération militaire, la frontière orientale que la Conférence de la Paix n’avait pas cru devoir arrêter définitivement. Entre la Russie et la Pologne, les Blancs-Russiens au Nord, les Ukrainiens au Sud formeraient deux États-tampons, dotés d’une large autonomie, mais placés néanmoins sous la protection polonaise. Cette politique se rattache à ce qu’on appelle en Galicie, avec un certain accent de réprobation, la « tradition Varsovienne. »

Si je m’étends aussi longuement sur l’affaire de Kiew, ce n’est pas seulement parce que, pendant le temps que j’ai passé en Pologne, elle fut l’objet de toutes les préoccupations et de toutes les controverses entre partis, exerçant une influence profonde jusque sur les dispositions des Alliés à l’égard du nouvel État ; mais c’est encore parce que cet épisode met en pleine lumière la divergence entre deux directions possibles de la politique polonaise, l’une conforme, l’autre contraire à nos desseins et à l’intérêt bien entendu de la Pologne elle-même.

La Pologne se trouve placée entre deux États, dont l’un est encore très fort, dont l’autre le redeviendra tôt ou tard. A peine organisée, elle ne peut pas vivre entre deux ennemis : il est inévitable qu’elle cherche à s’entendre avec l’un pour se mieux défendre contre l’autre. Mais le choix de la Pologne n’est pas indifférent : l’équilibre et la paix de l’Europe en dépendent. L’équilibre et la paix ne seront maintenus que si la Pologne, suffisamment assurée à l’Est par une entente avec la Russie, peut faire face à l’Ouest avec toutes, ses forces et protéger sa frontière contre les entreprises de l’Allemagne.

Le but avoué de la politique allemande, c’est une alliance avec la Russie, alliance impliquant une étroite coopération, d’abord sur le terrain économique, puis sur le terrain politique. Or, nous savons ce que les Allemands entendent par coopération : ils commandent, et leurs associés obéissent ; ils élaborent et fixent jusque dans le plus menu détail un plan conforme à leurs intérêts, et comptent, pour l’exécuter, sur les forces et ressources de leurs alliés, dont ils entendent bien disposer en maîtres. Le jour où l’Allemagne serait en mesure de réorganiser économiquement la Russie et de lui imposer politiquement sa direction, c’en serait fait, non seulement de la France, mais de l’Europe. Le seul moyen de rendre impossible une alliance entre l’Allemagne et la Russie, c’est d’amener un rapprochement et un accord entre la Russie et la Pologne.

« Mais, objectent quelques hommes d’État polonais, quelle est cette Russie dont vous nous proposez de rechercher l’alliance ? est-ce la Russie des Soviets ? vous reconnaissez vous-mêmes qu’aucun accord n’est possible avec l’actuel gouvernement de Moscou. » Il ne s’agit pas pour la Pologne de rechercher l’alliance des Soviets, mais de se ménager la possibilité d’une entente durable avec le peuple russe, donc d’éviter soigneusement toute entreprise, toute action de nature à susciter entre elle et lui un antagonisme irréductible.

L’entreprise ukrainienne, malgré toutes les précautions prises par ses auteurs, laissait subsister une équivoque dangereuse. Avant de pénétrer dans une province, qui n’est certainement pas polonaise, M. Pilsudski avait déclaré publiquement que son intention n’était pas d’y rester. Plus tard, en un moment critique pour l’armée et pour la nation, le chef de l’Etat jugea opportun d’expliquer sa pensée, en termes plus catégoriques. « Notre ennemi, déclarait-il le 5 juillet dans sa proclamation à l’armée, ce n’est pas la Russie, mais bien le bolchévisme, qui fait gémir le peuple russe sous son joug et veut étendre son autorité sanglante sur la Pologne. » Certes, il était utile d’établir cette distinction ; mais combien il devait être difficile, au cours d’événements critiques, de la maintenir et de la justifier !


POLOGNE ET RUSSIE : ENTRETIEN AVEC M. ASKENAZY

Deux jours après la déclaration de M. Pilsudski, j’allai faire part de mes inquiétudes et demander son avis à un homme qui, sans être mêlé officiellement à la politique, passe pour exercer sur quelques-uns de ceux qui la dirigent une influence considérable Historien de grand talent, le professeur Simon Askenazy a écrit sur Napoléon un ouvrage qui est classique en Pologne et mériterait de le devenir en France. Grand, mince, avec des yeux perçants dans un visage dont tous les traits sont accentués vigoureusement, M. Askenazy donne beaucoup moins l’impression d’un homme d’étude que d’un homme d’action ; sa parole est nette et un peu coupante ; tout marque en lui, sinon la passion de l’autorité, du moins la volonté de convaincre.

— Il ne servirait à rien, me dit-il, de jouer sur les mots. Les bolchévistes sont toujours des Russes, et Lénine reprend à son compte la politique de la Grande Catherine, comme votre Danton a continué la politique d’Henri IV et de Richelieu. Quel est le programme du gouvernement de Moscou ? expansion simultanée au Sud, vers la Perse, et à l’Ouest, vers l’Allemagne à travers la Pologne ; conclusion entre l’Allemagne et la Russie d’une alliance qui présentera tous les caractères et tous les dangers de la Sainte-Alliance, quelle que soit l’étiquette démocratique ou révolutionnaire des hommes qui en signeront l’instrument. Ces dangers, seule la Pologne peut vous aider à les prévenir et je suis certain qu’elle y est disposée. Nous voulons vivre en paix avec la Russie ; mais il ne faut pas exiger de nous que nous fassions tous les sacrifices.

« Jamais nous n’avons eu l’intention d’annexer, ni l’Ukraine, ni la Russie-Blanche. Mais pourquoi laisserions-nous à la Russie la libre disposition de ces territoires, qu’elle n’a détenus qu’indûment, après les avoir volés ? Laissez passer dix ans, vingt ans, s’il le faut, et donnez aux Ukrainiens et aux Blancs-Russiens la faculté de décider eux-mêmes de leur sort par un plébiscite.

— Croyez-vous, Monsieur le Professeur, que même dans vingt ans ces peuples, dont l’éducation est encore très sommaire, seront en état de prendre librement et consciemment une décision ? Savent-ils, pour le moment, s’ils forment eux-mêmes une nation, ou à quel État ils devraient être équitablement rattachés ? Pour ne parler que des Blancs-Russiens, j’ai entendu des paysans de l’ancien gouvernement de Minsk se déclarer Polonais, par la raison qu’ils étaient catholiques, et se refuser à croire que le pape, étant chef de l’Eglise catholique, ne fût pas un Polonais.

— Je sais tout cela, répondit vivement M. Askenazy ; mais, en dehors du plébiscite, je n’aperçois aucun moyen de résoudre le problème. Je suis d’ailleurs convaincu que la plus grande partie de ces pays retournera à la Russie. Cependant, je ne comprends pas qu’en Occident l’on pousse les hauts cris parce que nous voulons soustraire à la domination russe quelques milliers de kilomètres carrés et quelques millions d’habitants. Cela ne s’appelle pas encore « dépecer » la Russie. Songez qu’en 1914, l’empire des Tsars s’étendait sur vingt-deux millions et demi de kilomètres carrés et comptait cent quatre-vingts millions d’habitants. Rappelez-vous les moyens par lesquels fut constitué cet empire énorme, l’étendue et la richesse des provinces qui nous furent volées à nous-mêmes, et vous conviendrez avec moi qu’on nous juge plus sévèrement qu’on n’a jugé les Russes, et que ceux-ci bénéficient, à notre détriment, d’un certain nombre de préjugés que leur âge a pu rendre respectables, mais nullement légitimes.

« En un mot, je suis, nous sommes tous partisans d’un rapprochement avec la Russie. Personnellement, j’entretiens des relations fréquentes et actives avec Savinkoff, avec Merjkowski, avec Roditcheff, qui, comme vous le savez, ne sont ici que pour préparer une entente entre la Russie et la Pologne. Je lis régulièrement la Cause commune de Bourtzeff et suis d’accord avec lui sur bien des questions. Mais, de ce rapprochement également nécessaire pour les Russes et pour nous, nous ne devons pas faire seuls tous les frais.

« Vous m’avez demandé mon sentiment, et peut-être vous l’ai-je fait connaître avec trop de franchise. J’invoquerai, pour mon excuse, l’admirable réplique de Napoléon à un conseiller d’Etat qui, invité à donner son opinion sur une question, crut bien faire sa cour en soutenant le point de vue qu’il savait être celui du maître. « Monsieur, interrompit brusquement l’Empereur, je vous ai demandé votre avis, je ne vous ai pas demandé le mien. »

M. Askenazy m’avait fait toucher du doigt la difficulté capitale, celle que tout homme d’Etat polonais devra envisager résolument et s’efforcer de résoudre, s’il ne veut pas livrer aux aventures les plus incertaines et exposer aux pires dangers un pays qui n’a pas encore atteint la plénitude de ses forces et que protégeront toujours insuffisamment des frontières conventionnelles. Mais quoi ! n’est-il point-il point fatal qu’à Varsovie, où l’on a terriblement souffert des Russes, on les juge plus sévèrement et l’on garde contre eux plus de haine qu’à Cracovie ou à Lwow, où l’on n’a connu que le joug autrichien ? Faut-il s’étonner que des hommes qui ont laissé leur jeunesse et une partie de leur vigueur dans les prisons russes ou en Sibérie, éprouvent d’abord quelque répugnance à tendre la main à leurs anciens persécuteurs ? Comment enfin les Polonais, — je parle de ceux du royaume, — n’hésiteraient-ils pas à rétablir, sans avoir pris certaines précautions, un contact qui leur fut néfaste et n’a peut-être point cessé d’être dangereux ?

— L’Allemagne, me disait l’un d’eux, a persécuté cruellement nos frères de Posnanie ; mais, loin de les asservir, elle a développé en eux, probablement sans le vouloir, une capacité de résistance, des qualités de discipline et d’organisation dont ils bénéficient aujourd’hui ; tandis que l’influence russe a agi sur nous comme un dissolvant, comme un poison, dont nous sommes encore infectés et que nous n’éliminerons pas en un jour. Avant de nous exposer de nouveau à la contagion, laissez-nous reprendre vigueur et fortifier en nous un sentiment national, que les efforts maladroits, mais continus de la politique russe tendaient à étouffer, et ont réussi à affaiblir.

Après avoir exposé, sans en diminuer la valeur, les objections que soulève en Pologne l’idée d’un rapprochement avec la Russie, je n’aurai garde de passer sous silence les efforts accomplis par de nombreux hommes d’État polonais pour préparer une entente qu’ils jugent indispensable. Il est désormais permis, et peut-être n’est-il pas inutile, de révéler que le projet de la marche sur Kiew avait rencontré, au ministère polonais des Affaires Etrangères, de très vives oppositions. Dans les commissions de la Diète et du Conseil de la Défense Nationale, M. Dmowski et ses amis n’ont jamais cessé de soutenir qu’il fallait s’entendre avec la Russie et que toutes les forces de la Pologne devaient être concentrées à l’Ouest, face à l’Allemagne, la seule irréconciliable ennemie. De grands journaux varsoviens, comme la République, qu’inspire M. Paderewski, et le Journal Universel, organe des conservateurs, ont toujours préconisé une politique analogue. Enfin, pendant mon séjour à Varsovie, j’ai entendu plusieurs fois un Russe, M. Savinkoff, rendre hommage à la bienveillance et à l’esprit de conciliation avec lesquels ses ouvertures avaient été accueillies, non seulement dans les cercles du Parlement et de la grande presse, mais jusqu’au Belvédère.

Appelé une première fois à Varsovie au mois de janvier, M. Savinkoff avait vu ses efforts échouer, beaucoup moins devant les exigences polonaises qu’en raison de l’intransigeance et de l’incapacité politique du général Denikine. Il revint à la charge au mois de juin et put alors conduire avec plus de liberté et un meilleur succès des négociations dont on appréciera l’importance, le jour où certains accords conclus à la fin de juin pourront être connus complètement. Aidé de quelques amis, M. Savinkoff a fondé à Varsovie un journal qui soutient avec énergie et avec prudence la thèse du rapprochement russo-polonais. Elle répond si bien à l’intérêt des deux pays qu’il ne faut pas douter, qu’en dépit de certaines oppositions, elle ne finisse par triompher.


POLOGNE ET ALLEMAGNE

Si la nécessité, pour la Pologne, de se garder du côté de l’Allemagne n’était pas inscrite sur la carte et dans l’histoire, les Allemands eux-mêmes l’auraient, depuis un an, clairement démontrée. Sans parler de leur attitude provocante à Dantzig et en Haute-Silésie, ni des violences exercées par leurs agents, lors des plébiscites, à Allenstein et à Marienwerder, la satisfaction bruyante et rageuse que leurs journaux laissèrent éclater à l’occasion des défaites polonaises suffit à nous édifier sur leurs sentiments et sur les intentions de leur politique. L’alliance plus ou moins formelle avec les bolchévistes, le ravitaillement de l’armée rouge en armes et en munitions, l’accueil fait aux Russes fuyards par les populations de la Prusse Orientale, autant d’indices qui révèlent le fond de la pensée allemande : l’Allemagne fait et fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher qu’une Pologne indépendante subsiste à ses côtés et la sépare de la Russie. Dès le premier jour, les Allemands ont affecté de ne pas prendre au sérieux la reconstitution de l’état polonais, et, comme ils avaient coutume d’appeler Saisonarbeiter (ouvriers de saison), les paysans polonais qui venaient chaque année chez eux faire les moissons, ils ont baptisé ironiquement la Pologne du nom de Saisonstaat.

Naturellement, c’est en Posnanie, dans l’ancienne Pologne prussienne, que la haine de l’Allemand apparaît sous la forme la plus vive. Les lois d’exception, les tracasseries, les persécutions édictées par le gouvernement de Berlin eurent pour principal effet de raidir et de fortifier la résistance des Polonais. Longtemps l’esprit national avait paru rester l’apanage des hautes classes, qui l’entretenaient avec soin et le défendaient avec courage. La loi d’expropriation et la persécution des enfants, auxquels un règlement scolaire interdit l’usage de la langue polonaise, même pour la prière, réveillèrent chez les paysans le sentiment patriotique et la haine de l’oppresseur. Un clergé admirable s’employa à développer et à faire rayonner partout, dans les villes et dans les campagnes, la flamme ainsi ravivée. Comme le gouvernement prussien ne tolérait pas en Posnanie la formation de syndicats professionnels polonais, les curés invitèrent les ouvriers, industriels ou agricoles, à constituer des groupements confessionnels. Ainsi naquirent, par l’initiative de Mgr Stablewski, archevêque de Posen et Gnesen, et du prélat Stichel, député au Reichstag, des sociétés d’ouvriers catholiques, qui, à la veille de la guerre, groupaient, dans trois cents villes et villages de Posnanie, 150 000 travailleurs. Le premier but poursuivi fut l’éducation politique et sociale de l’ouvrier et du paysan : on organisa des cours et des conférences, on fonda des journaux populaires, dont le principal compte aujourd’hui cent mille abonnés. Bientôt l’effort du clergé, dirigé par un prélat qui m’a paru être tout ensemble un apôtre admirable et un merveilleux homme d’affaires, Mgr Adamski, se porta vers l’organisation économique et, à côté des œuvres d’éducation, l’on vit naître des coopératives, des caisses rurales et des banques. Toutes ces institutions avaient un caractère exclusivement polonais. De son côté, Mgr Stablewski répondait aux lois scolaires de persécution en décidant qu’aucun enfant ne serait admis à la communion s’il ne savait lire, écrire et réciter le catéchisme en langue polonaise. Ainsi fut préservé et entretenu en Posnanie l’esprit national, en dépit des efforts brutaux et persévérants du prince de Bismarck et de M. de Bülow. La loi prussienne était obéie, mais détestée ; observée à la lettre, mais rendue vaine par des initiatives aussi prudentes que courageuses. « Les Prussiens n’ont pas réussi à faire de nous, des esclaves peureux, me disait en souriant Mgr Adamski, mais seulement des gens circonspects. » (Vorsichtige Leute.)

Je n’étais pas retourné en Posnanie depuis le mois de décembre 1906 : l’occasion de mon voyage avait été la mort et les funérailles de l’archevêque de Posen et Gnesen, Mgr Stablewski. Je n’ai pas vu beaucoup de cérémonies plus émouvantes que le service funèbre célébré à la cathédrale en l’honneur de ce grand patriote, devant une foule accourue des plus lointaines campagnes polonaises, et en présence du général prussien délégué par l’Empereur. Le discours prononcé par un jeune chanoine, qui est aujourd’hui le cardinal Dalbor, suscita dans toute l’assemblée un enthousiasme que je compris mieux quelques heures après, lorsqu’on m’eut expliqué que l’orateur ne s’était pas fait faute d’exalter l’œuvre patriotique de l’archevêque défunt, et avait emprunté ses citations à Mickiewicz autant qu’à l’Écriture. Le représentant de Guillaume II, qui n’entendait pas le polonais, avait écoulé sans sourciller la séditieuse oraison funèbre : il n’entra en fureur que le soir en lisant les journaux allemands.

Tous ces souvenirs me revenaient à l’esprit, il y a quelques mois, comme je parcourais les rues de Posen, redevenue Poznan et ville polonaise. L’aspect des choses était resté le même : façades grandioses et un peu lourdes, larges avenues plantées d’arbres et scrupuleusement arrosées, jardins nombreux et bien entretenus. Des soldats passèrent, vêtus d’uniformes allemands à peine modifiés ; un fifre et un petit tambour rythmaient, comme autrefois, leur allure lente et régulière. Au bout de l’avenue, le château, dont Guillaume II était si fier, étalait sa masse grise et son architecture pseudo-mérovingienne. Oui, le décor est intact, comme aussi la figuration ; il ne faut pas chercher le changement dans les habits ou dans les gestes, mais au fond des âmes. Les Posnaniens n’entendent point renoncer aux qualités qui les distinguent et qu’a développées la rude éducation prussienne : ordre, discipline, circonspection, opiniâtreté dans l’effort. La propreté est aussi rigoureuse, le service aussi attentif dans les hôtels de Poznan que naguère dans ceux de Berlin. Les gardiens du musée et de la bibliothèque sont restés formalistes. J’ai vu les nouveaux fonctionnaires posnaniens, qui voulurent bien m’aider dans mes recherches, utiliser, comme en se jouant, le material énorme, compliqué, minutieux des administrations prussiennes ; je les ai entendus se féliciter de ce que leurs prédécesseurs eussent laissé toute cette paperasse en si bon ordre et si parfaitement à jour. Le château mérovingien est devenu l’Université. La fameuse « Commission de Colonisation, » instrument de la spoliation allemande, a conservé ses archives, ses bureaux et ses principaux organes : seulement, elle se nomme aujourd’hui « Commission de Polonisation » et veille à ce que la terre de Pologne n’aille ou ne demeure qu’en mains polonaises. « Nous n’y avons changé qu’une lettre, » m’a dit le haut fonctionnaire qui m’en faisait les honneurs.

Chez les Posnaniens, la haine de l’Allemand n’est ni violente, ni déclamatoire ; on la sent profonde et irrémissible ; elle survit à la libération et demeure vigilante et subtile comme un instinct. Il s’en faut que tous les Allemands aient quitté le pays ; de nombreux « colonistes » sont restés dans les fermes, le traité de Versailles ayant autorisé à conserver leurs biens tous ceux dont l’établissement était antérieur à 1908. Les villes comptent encore beaucoup de petits bourgeois prussiens, retenus par les besoins de leur profession, ou par la difficulté de trouver ailleurs un abri. Le journal allemand qui continue de paraître à Poznan est rempli d’annonces ainsi conçues : « J’échangerais quatre pièces et une cuisine à Posen contre logement analogue à Berlin… » Mais les occasions ne se présentent pas souvent. Nulle mesure d’exception n’est prise contre les Allemands : la surveillance en est laissée, pourrait-on dire, à tous les citoyens polonais. Elle est discrète, mais sévèrement exercée.

Il a fallu la guerre, et trois ans d’occupation, pour que les Polonais du Royaume apprissent à connaître l’Allemagne et à la détester. Le sentiment anti-germanique est assurément moins fort et moins profond à Varsovie qu’à Poznan ; pourtant il reste assez vivant chez les ouvriers, que les Allemands transportèrent en masse dans les provinces limitrophes de l’Empire, pour les employer aux travaux les plus durs, sans autre rémunération qu’une nourriture insuffisante et de mauvais traitements. Le directeur d’un grand journal varsovien, à qui je demandais ce qu’on devait penser de l’accusation de germanophilie dirigée contre tel ou tel homme politique polonais, me répondit en ces termes : « Le mot germanophile existe en effet chez nous : vous l’entendrez à la diète, vous le lirez dans nos journaux ; c’est une insulte qu’au besoin on lance, avec quelques autres, à la tête de son adversaire ; c’est un argument de polémique. Le mot existe, mais la chose n’existe pas. Nous savons tous que le grand principe de notre politique extérieure doit être la fidélité aux Alliés, surtout la fidélité à la France, sans laquelle nous ne pouvons rien. Et nous savons tous aussi que pour la Pologne, c’est à l’Ouest qu’est le danger. »


LA POLOGNE ET L’ENTENTE

Malheureusement, les Polonais sont loin de connaître leurs amis aussi bien qu’ils connaissent leurs anciens oppresseurs, et c’est un fait qu’il ne faut jamais perdre de vue, lorsqu’on observe la vie et l’action politiques du nouvel État. Je ne parle pas d’une minorité privilégiée qui, préférant l’exil à la servitude, a vécu pendant de longues années à Paris, à Londres ou à Rome. A ceux-là, les choses d’Occident sont souvent plus familières que celles de Pologne ; mais ce ne sont pas eux qui gouvernent. Dans les classes moyennes et populaires, l’Angleterre et la France contemporaines sont fort mal connues, et les quatre années de guerre, en isolant complètement la Pologne de l’Europe occidentale, ont achevé de rompre le contact.

Tant que durèrent les hostilités, le seul lien officiel entre la Pologne et les pays de l’Entente fut le « Comité National de Paris ; » dans l’opinion de la grande majorité des Polonais, il n’en existait pas d’autre. Or les éléments du Comité de Paris étaient empruntés pour la plupart au groupement politique appelé « Démocratie-Nationale. » Il en résulta que les représentants de ce parti en Pologne se réclamèrent du privilège d’être dans leur pays les seuls interprètes autorisés de l’Entente, de sa politique et de son programme. La situation ainsi créée n’allait pas sans inconvénient : on s’en est aperçu au cours-des négociations de paix ; on s’en aperçoit mieux encore aujourd’hui.

L’armistice de novembre 1918 amena en Pologne, d’abord des journalistes des pays de l’Entente, puis des missions alliées. Les uns et les autres furent accueillis avec enthousiasme. A Varsovie, la joie toucha au délire, lorsqu’on vit enfin dans les rues des officiers, des soldats qui ne portaient pas le casque à pointe, qui n’étaient pas des Allemands : les Alliés furent reçus, fêtés comme on ne peut l’être qu’en Pologne. On fit très vite connaissance. Mais, ainsi que me le faisait justement observer un Polonais, « avoir fait connaissance, ce n’est pas encore se connaître, et encore moins se comprendre. » Pour que ce travail nécessaire de rapprochement et de pénétration réciproque s’accomplisse et porte ses fruits, il faut du temps, de la patience et du savoir-faire : je ne parle pas de la bonne volonté, qui, des deux côtés, est entière.

Les récents événements ont créé entre la Pologne et la France un lien nouveau : nous avons montré aux Polonais, d’abord qu’aucun avènement ne pouvait ébranler notre confiance en eux et notre foi dans les glorieuses destinées de leur patrie ; ensuite que notre dévouement à leur cause n’était pas épuisé du fait que leur cause avait triomphé une première fois, et que, comme nous les avions aidés à reconquérir leur indépendance, nous entendions les aider à la défendre. Au moment du danger, nous ne soin mes pas venus chez eux en censeurs ou en juges, mais en amis : voilà, je crois, ce que les Polonais n’oublieront jamais.


LA POLOGNE ET LES PETITS ÉTATS

Si la fidélité à l’Entente et à l’alliance avec les grands États d’Occident restent les principes directeurs de la politique polonaise, elles ne peuvent pourtant pas constituer toute la politique de la Pologne. La nouvelle république a des voisins, avec lesquels elle doit entrer en relations. Sa situation géographique lui interdit de vivre isolée ; les besoins de sa vie économique l’obligent à chercher autour d’elle et à se procurer au mieux des ressources en matières premières, des facultés de transit, des débouchés pour ses produits. De quel côté la Pologne va-t-elle s’orienter ?

J’ai posé la question, dans les trois provinces, à de nombreux Polonais, bien qu’elle put leur paraître, sinon indiscrète, du moins prématurée, au moment où le nouvel État commence à peine à s’organiser. Les réponses qui m’ont été faites se ressentent évidemment de la difficulté qu’on éprouve à définir ce qui est encore indistinct ; elles n’en présentent pas moins un réel intérêt.

— Une chose est certaine, m’a déclaré le professeur Rostworowski, ancien recteur de l’Université de Cracovie : c’est que nous ne pouvons pas vivre isolés dans l’Europe centrale. Plusieurs d’entre nous, qui ne conçoivent point la politique en dehors de l’histoire, ont pensé naturellement à faire d’un ancien système d’origine française une application nouvelle, et ils voient fort bien la Pologne s’appuyer au Nord sur la Suède et la Finlande, au Sud sur la Roumanie… et peut-être sur l’Autriche.

— Et la Tchéco-Slovaquie ?

— Nous souhaitons tous l’établissement de rapports cordiaux entre Tchèques et Polonais. Cependant il ne faut pas se faire d’illusions : l’affaire de Teschen (à ce moment elle n’était pas encore réglée) n’est qu’un épisode ; mais c’est le symbole de toute une situation politique. Les Tchèques et les Polonais ne sont pas orientés dans la même direction, Les Tchèques sont d’abord Slaves, puis Tchèques ; nous, nous sommes uniquement Polonais. Les Tchèques feront toujours une politique slave, c’est-à-dire russophile ; nous voulons faire une politique polonaise et occidentale. La Tchéco-Slovaquie forme comme une redoute avancée du slavisme vers l’Occident ; la Pologne constitue le rempart de l’Occident contre le slavisme.

— J’ai été frappé, au cours de mes conversations, de la sympathie que les Polonais témoignent pour les Hongrois. Est-ce pur sentiment, ou bien est-ce l’indice de quelque affinité politique, dont il y ait lieu de tenir compte ?

— Cette sympathie existe, me répondit M. Rostworowski ; elle repose sur une longue tradition historique, sur de nombreux liens entre les grandes familles des deux pays, et les atrocités commises par les troupes hongroises en Galicie ne l’ont pas détruite. J’ignore les projets de notre gouvernement ; mais je suis persuadé qu’un accord économique et même politique entre Hongrie et Pologne serait facile à établir et bien accueilli des deux côtés. Ce qui déconcerte un peu notre opinion, c’est la diversité, pour ne pas dire plus, des systèmes qu’on préconise à Londres, à Paris et à Rome. Si nous semblons nous ranger au projet français, on nous reproche de faire obstacle à la combinaison italienne, et inversement. Nous serions beaucoup plus à l’aise, si les Puissances de l’Entente se mettaient d’accord entre elles sur un système de groupements et d’alliances, qu’elles nous proposeraient toutes ensemble. Mais peut-être cet accord préalable est-il lui-même difficile à établir.

J’ai eu l’occasion d’examiner les mêmes problèmes, dans mes entretiens de Varsovie, avec des membres de la Diète, avec des journalistes, et surtout avec les principaux chefs de service du ministère des Affaires étrangères. Je ne saurais assez reconnaître la bonne grâce avec laquelle ces messieurs ont consenti à m exposer en détail certaines questions, qui devaient leur paraître bien secondaires, a un moment où une autre question se posait de la façon la plus angoissante : celle de l’existence de la Pologne. Et je n’oublierai jamais l’émotion éprouvée, durant mes visites matinales au Ministère, dans les derniers jours de juillet, au moment où arrivaient les nouvelles du front. À cette époque, elles étaient chaque jour plus inquiétantes ; mais nul ne perdait courage. Quand j’avais reconnu sur la carte les nouvelles positions occupées par les bolchévistes, — ils n’étaient plus alors qu’à quatre-vingts kilomètres de Varsovie, — un jeune employé me montrait avec une fierté souriante la liste, chaque jour plus longue, des volontaires qui, de toutes les parties du pays, avaient répondu à l’appel du Conseil de Défense et venaient se ranger sous les drapeaux du général Haller. Dans ces bureaux laborieux et modestes, j’ai vraiment senti battre le cœur de la Pologne…

Le ministère des Affaires étrangères est installé provisoirement rue Miodowa, presque en face de l’Archevêché catholique, dans cette Ecole des Cadets, que l’histoire sanglante des insurrections varsoviennes a rendue célèbre. L’hôtel est vaste et bien ordonné, mais l’installation est sommaire : on croit se trouver beaucoup moins dans des locaux administratifs que dans les bureaux d’un Quartier Général en campagne. Cloisons provisoires, escaliers de fortune ; nul huissier solennel, nulle livrée impressionnante, mais de petits messagers qui, des papiers sous le bras, filent par les couloirs de toute la vitesse silencieuse de leurs pieds nus. Les fonctionnaires sont d’origine diverse : Polonais du Royaume et Galiciens employés naguère au service diplomatique de la Russie ou de l’Autriche, Posnaniens qualifiés par leurs relations étendues et leur expérience de l’étranger. A côté de diplomates de métier, on trouve des professeurs, comme le sous-secrétaire d’état Dombrowski, et des grands seigneurs comme le prince Sapieha.

J’ai trouvé au ministère des Affaires étrangères des sentiments moins intransigeants à l’égard des Tchèques que ceux qui m’étaient apparus à Cracovie, mais une égale préoccupation d’assurer à la Pologne des points d’appui immédiats et des collaborations voisines. L’idée de faire jouer à leur gouvernement le rôle d’intermédiaire entre la Hongrie et la Roumanie avait certainement séduit quelques diplomates polonais. Les accords récemment intervenus entre Prague et Bucarest les auront amenés à modifier leurs projets. Il nous appartient, me semble-t-il, d’assister et de guider la Pologne dans l’opération délicate qui consiste à se choisir des amis.


LA POLITIQUE INTÉRIEURE : LES PARTIS

J’ai dit que la volonté de demeurer fidèles à l’Entente, et surtout à la France, est unanime parmi les Polonais. Mais il peut y avoir, sur la manière de pratiquer cette fidélité, des divergences d’opinion. L’interprétation que les nationaux-démocrates ont donnée à Varsovie du programme politique des Alliés ne devait pas être acceptée sans discussion par les autres partis. En Pologne, autant et peut-être plus qu’ailleurs, la politique étrangère est influencée, pénétrée par la politique intérieure. L’imminence du danger et l’autorité incontestée du chef de l’Etat ont pu faire « l’union sacrée. » Mais nous savons que ces unions durent peu : l’heure du péril passée, l’opposition reprend ses droits, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi.

Les élections dont est sortie la Diète polonaise (Seim) furent préparées par un gouvernement dont les tendances étaient nettement socialistes. Le système électoral dont on fit choix fut le système belge légèrement modifié : on n’admit pas le suffrage plural et l’on étendit aux femmes les droits de vote et d’éligibilité. Le résultat fut très complexe et, il faut l’avouer, assez indécis. Il n’y a pas moins de douze partis à la Diète, sans compter les petites fractions. En tête viennent les paysans, qui sa divisent en deux groupes : le groupe Witos, ou Parti populiste (84 membres), et le groupe Thugut (23) qu’on appelle aussi Club de la libération. Le premier, composé de moyens propriétaires, est de tendance relativement modérée ; le second, qui réunit aux tout petits propriétaires les ouvriers agricoles, est très radical. L’Union populaire nationale (anciens nationaux-démocrates) compte 74 membres ; elle est dirigée par M. Gombinski et constitue, avec les 17 conservateurs que réunit le Club constitutionnel du travail, l’aile droite de l’assemblée. Au centre droit, l’on trouve la Coalition nationale populaire (73 membres), dont M. Skulski pensa faire un parti de gouvernement, le Club chrétien-démocratique (25) et le Club bourgeois (13). A gauche, le Parti socialiste (35) et le Parti des ouvriers nationaux (28), que dirige M. Brejski ; à l’extrême-gauche, le groupe des Radicaux galiciens, conduit par M. Stapinski (11). Ajoutez 10 Juifs, 9 Allemands, qui votent le plus souvent avec la gauche, et une dizaine de « sauvages. » En bonne logique parlementaire, la lutte semblerait engagée entre l’Union populaire nationale et quelques groupes annexes, d’une part, et, de l’autre, les divers partis de gauche. En fait, il existe non pas une majorité, mais plusieurs, diversement formées, suivant les circonstances, par l’appoint variable que fournissent tour à tour les partis moins nombreux. Ce mode de composition rend, en temps normal, l’exercice du gouvernement très difficile et les débats parlementaires assez confus.

Comme je demandais au directeur d’un grand journal conservateur, le docteur Noskowski, comment il ’appréciait le résultat des premières élections polonaises, il me répondit :

— J’observe tout d’abord que, bien qu’elles fussent préparées par un gouvernement où l’élément socialiste était en majorité, les élections n’ont amené à la Diète qu’un petit nombre de socialistes ; et voilà qui en dit long sur les véritables tendances du pays. D’autre part, la classe paysanne est de beaucoup celle qui a obtenu le plus de députés ; et cela est naturel, étant donné le mode d’élection, puisque les paysans forment en Pologne la grande majorité de la population. La Pologne est un pays agraire, il ne faut pas l’oublier. Beaucoup de nos paysans sont illettrés ; ceux qu’ils ont envoyés à la Diète ne sont pas des savants, mais ne croyez pas que ce soient des imbéciles. Ils savent fort bien tout ce qui se rapporte à leur métier, et ils ont conscience d’ignorer le reste, qu’il n’est assurément pas inutile de connaître pour voter des lois et pour gouverner. Cette conscience qu’ils ont de leur insuffisance est une sauvegarde pour eux, et pour nous ; leur bon sens naturel en est une autre. Déjà plusieurs d’entre eux reconnaissent l’opportunité d’une représentation plus nombreuse et plus équitable des villes, du commerce, de l’industrie, de l’ « intelligence. »

— Mais l’intelligence, en Pologne, est-elle démocratique ?

— Oui, en très grande partie. Nous sommes tous partisans de certaines grandes réformes. Seulement, les conservateurs ont cru bien faire en prenant à leur compte la formule que nous a laissée naguère, en guise de suprême conseil, votre compatriote M. Noulens : « Pas de réforme précipitée. » Notre bourgeoisie est libérale et nos paysans sont conservateurs. Nos ouvriers eux-mêmes sont, pour la plupart, hostiles à l’idée d’une révolution. Enfin, et surtout, nous sommes tous patriotes.


A LÀ DIÈTE ; ENTRETIEN AVEC MGR TEODOROWICZ

La Diète tient ses séances dans un ancien pensionnat de demoiselles, ouvert jadis dans le plus beau quartier de Varsovie par le gouvernement russe, qui voulait faire élever à sa façon les jeunes filles, de l’aristocratie polonaise. L’Institut porte le nom de sa protectrice, l’impératrice Marie-Féodorovna, mère du tsar Nicolas II. Luxueusement installé, entouré de vastes et beaux jardins, l’Institut Marie présente l’aspect tranquille d’un bel hôtel de province et forme un étrange contraste, du moins vu du dehors, avec les palais qui abritent nos assemblées occidentales. A l’intérieur, la différence est moins sensible. Un large vestibule conduit directement à la salle des séances et donne accès, à droite, à l’ancien parloir, devenu la Salle des Pas-Perdus. Au bout du parloir, la buvette, avec ses murs blancs vernis et ses baies vitrées ouvertes de toutes parts sur les jardins, offre aux députés et aux journalistes un lieu de répit fort agréable. Le service est assuré par de jeunes femmes, dont plusieurs sont jolies, — visages moins réguliers qu’expressifs, encadrés de boucles courtes, — et qui toutes portent avec grâce un uniforme du meilleur goût : blouse et petit tablier blancs brodés sur une courte jupe de satin noir, bas et souliers blancs. Comme j’admirais tant d’élégance, un député m’expliqua qu’à l’ouverture de la Diète les dames de l’aristocratie varsovienne avaient revendiqué l’honneur de servir elles-mêmes les élus de la nation. Ce beau zèle dura peu, mais la tradition demeura, et ces demoiselles de la buvette continuent de s’en inspirer.

Les séances se tiennent dans l’ancienne chapelle de l’Institut, qui est à peine transformée. Dans le chœur, sur un faux-plancher plus élevé que celui de la nef, on a disposé au fond le siège réservé au maréchal de la Diète (président de l’Assemblée) ; à droite et à gauche, les bancs des ministres et des sous-secrétaires d’Etat ; sur le devant, la tribune des orateurs. Au front de l’abside se lit cette inscription : Salus Reipublicæ Suprema Lex. Elle prend dans ces jours critiques une signification bien émouvante.

Les députés sont assis sur les bancs qui garnissent les trois nefs. M. Witos et les paysans du parti Populiste occupent les premiers rangs au centre ; parmi eux, une femme, — il y en a six à l’Assemblée, — se distingue beaucoup moins à sa blouse sombre et à ses cheveux courts, qu’au gros collier de corail qu’elle porte au cou, noué par un long ruban rose, à la mode campagnarde. On discute avec le plus grand calme un projet relatif à la réorganisation de la police. J’ai le sentiment que, dans les couloirs, on doit agiter des questions plus brûlantes, et je quitte la tribune des journalistes pour revenir à la Salle des Pas-Perdus.

L’aspect de la salle est maintenant des plus pittoresques. Sur un banc, à l’écart, deux vieux rabbins en robe noire discutent avec volubilité ; leurs papillotes blanches s’échappent du haut bonnet et tombent le long des joues ; leur barbe descend jusque sur leurs genoux. Des paysans battent les dalles de leurs lourdes bottes aux semelles ferrées ; pour venir siéger à la Diète, ils n’ont modifié en rien leur mise habituelle : chemise sans col ni cravate, longue veste d’étoffe grossière, pantalon rentré dans les bottes ; presque tous ont les cheveux longs et plats et le visage entièrement rasé. Les ecclésiastiques portent pour la plupart la redingote notre et les longues bottes. Mgr Teodorowicz, archevêque arménien-catholique de Léopol (Lemberg), est reconnaissable à sa soutane liserée de rouge, à sa calotte violette et à la chaîne d’or qui retient sa croix pectorale. Je lui ai été recommandé par des amis romains ; il s’avance vers moi, les mains tendues, et me fait asseoir à son côté.

— Vous êtes venu nous voir, me dit-il, en des jours troubles. La situation est grave, mais personne ici ne désespère et, pour ma part, j’ai confiance. Surtout, qu’on ne parle pas en Occident d’un péril intérieur, d’un bolchévisme polonais. Il n’y a pas de bolchévisme en Pologne : nos ouvriers ont horreur de la révolution, nos paysans ne veulent pas entendre parler de communisme. Notre peuple est naturellement doux, et il a du bon sens.

« Le malaise que vous avez pu observer provient du brusque changement qu’a subi la Pologne : nous avons passé, sans transition, de l’esclavage absolu à l’absolue liberté. L’habitude de la liberté, les Polonais ne l’ont pas encore ; ils sont dépourvus de toute expérience, de toute éducation politique. Cependant les problèmes se posent, il faut les résoudre sans tarder. Les solutions seront ce qu’elles peuvent être : improvisées, incomplètes, parfois trop radicales. Nous ferons mieux plus tard.

« Je ne suis pas de ceux qui déplorent la prépondérance de l’élément paysan dans l’assemblée : ne sommes-nous pas surtout un peuple de paysans ? Ceux qui siègent ici apportent à l’accomplissement de leur nouvelle tâche le même sérieux, la même attention réfléchie, la même persévérance ordonnée qu’ils apportaient hier à leurs travaux des champs. Ce qu’ils n’ont pas compris, ils se le font expliquer. Ils écoutent volontiers les gens de métier et d’expérience et se méfient des beaux parleurs. En revanche, on peut leur reprocher, comme, je pense, à tous les paysans du monde, un certain égoïsme qui les rend moins sensibles à ce qui ne les touche pas dans leurs intérêts particuliers. Le sentiment de l’intérêt national leur fait encore défaut : les circonstances présentes leur offrent une belle occasion de l’acquérir, et je ne doute pas qu’ils n’en profitent. Ah !… s’il n’y avait en Pologne que des Polonais, comme tout serait plus facile ! Mais il y a les Juifs, et non seulement nos Juifs, mais encore tous ceux que le gouvernement russe a rejetés sur notre pays, pour l’affaiblir et le corrompre. On ne peut pas espérer d’assimiler jamais ces gens-là. — En prononçant ces mots, Mgr Teodorowicz s’est animé subitement ; tout son visage maigre a pris une expression de dégoût ; l’archevêque de Léopol a relevé son grand nez volontaire et, dans ses yeux profonds, une flamme s’est allumée. — Les Juifs, poursuivit-il, sont hostiles à l’indépendance de la Pologne. Pendant la guerre, on les a vus partout jouer le rôle d’espions et de délateurs ; aujourd’hui, ils se réjouissent ouvertement des victoires bolchévistes. Leur altitude aura du moins ouvert les yeux à beaucoup de Polonais qui, s’ils refusaient d’entretenir avec les Juifs des relations sociales, croyaient indispensable de conserver avec eux des rapports économiques. Aujourd’hui, tous les Polonais, et particulièrement les paysans, méditent l’exemple de la Posnanie, qui, en développant dans ses villes et dans ses campagnes les associations professionnelles, les coopératives de consommation et de crédit, s’est débarrassée presque entièrement de sa population juive.

— Y a-t-il beaucoup de Juifs à l’Assemblée ?

— Non, à peine une douzaine. Mais ce n’est pas surtout au Parlement que s’exerce leur influence ; elle se manifeste bien plutôt dans la politique « à côté, » dans les affaires, dans la presse. Voyez donc…

Et, baissant un peu la voix, l’archevêque me désigna au milieu d’un groupe, qui l’écoutait avec attention, un homme à barbiche notre et à cheveux crépus, portant un lorgnon sur son nez courbé : c’était M. Perl, directeur du Robotnik (l’Ouvrier), organe du socialisme radical.

À ce moment, un jeune prêtre s’avança vers nous et adressa à Mgr Teodorowicz, qui s’était levé, quelques mots en polonais.

— Connaissez-vous, dit l’archevêque en me présentant, M. l’abbé Lutoswaski ? vous aurez intérêt à causer avec lui, et je vous laisse entre ses mains.


LE RÔLE POLITIQUE ET SOCIAL DU CLERGÉ

L’abbé m’entraîna vers la buvette, me fit asseoir à une table et commanda deux limonades à la framboise. Ses gestes étaient rapides et décidés ; pendant les quatre pas que nous avions faits, il avait rendu dix saluts et autant de poignées de main ; toute sa personne respirait la vivacité, l’entrain et la bonne humeur. Je savais que ce jeune prêtre, intelligent et instruit, s’était acquis rapidement à la Diète une réputation d’orateur.

— Inutile de vous demander, fis-je, si le clergé polonais s’occupe beaucoup de politique…

— Comment ne s’en occuperait-il pas ? répondit l’abbé Lutoswaski. Il jouit d’une grande influence, et cherche à s’en servir au mieux des intérêts de la religion et du pays. Dans toute la Pologne, les prêtres ont pris une part active à la préparation des élections ; ils ont parlé en chaire, discuté dans les réunions publiques. Une trentaine se sont fait élire députés : il y a peu de curés parmi eux ; presque tous sont des prêtres libres, qui n’exerçaient point de ministère. N’empêche que trente députés ecclésiastiques, nous estimons que c’est beaucoup trop. Notre dessein n’est pas de former en Pologne un parti confessionnel, qui n’aurait pas de raison d’être : le pays est catholique dans sa très grande majorité, et l’anticléricalisme y est à peu près inconnu. Il n’y a donc pas apparence que la lutte politique se porte sur le terrain religieux. Les prêtres-députés sont distribués un peu dans tous les partis : il y en a dans la Démocratie-nationale, dans la Coalition de M. Skulski, dans le Club Bourgeois ; on n’en trouve aucun dans les fractions socialistes.

« Mais nos évêques pensant avec raison que les fonctions du sacerdoce sont plus utiles que celles de députés. Aussi adopterons-nous, aux prochaines élections, une tactique un peu différente : il y aura moins de prêtres candidats et il y en aura davantage dans les comités électoraux. L’effort du clergé ne tendra qu’à faire élire les laïques les meilleurs. Nous avons d’ailleurs à exercer une action sociale, dont nos confrères posnaniens nous ont donné l’exemple, et qui, dans l’ancien royaume et en Galicie, n’est encore que peu développée. Cependant nous avons commencé, nous aussi, à grouper les ouvriers en « syndicats chrétiens, » qui sont quatre fois plus nombreux que les syndicats socialistes, mais n’entrent point en lutte avec eux. C’est sur les ouvriers des villes que s’est d’abord porté notre effort ; dans les campagnes, l’œuvre est à peine ébauchée.

« Vous ne sauriez croire à quel point le patriotisme inspire la conduite de nos ouvriers et commande leurs décisions. Ils savent que le Gouvernement est avec eux, que le pouvoir ne sera jamais exercé dans une direction contraire à leurs intérêts : cette garantie suffit à les maintenir dans l’ordre et dans le devoir. Ils savent aussi que l’intelligence polonaise est, pour une très grande part, imbue de l’esprit moderne, désireuse de progrès et favorable aux réformes. Laissons de côté certains conservateurs, en particulier les conservateurs galiciens, qui se renferment dans une résistance passive et stérile, se refusent à reconnaître les changements survenus et se mettent ainsi simplement hors du jeu. Vous avez lu, n’est-ce pas, le livre de M. Dmowski : La décadence de l’idée conservatrice en Pologne. On ne saurait mieux définir un mal d’autant plus funeste que le pays, pour s’organiser, n’aurait pas trop de toutes ses forces unies.

Ah ! on n’est pas tendre ici pour les Galiciens ! Comme, après avoir quitté l’abbé Lutoswaski, je m’entretenais avec le docteur Seyda de la question agraire : « La question sera résolue, me déclara l’ancien ministre, non dans un sens révolutionnaire, mais dans un sens démocratique. Ne jugez pas de toute la Pologne par ce que vous avez vu en Galicie, où l’esprit de quelques conservateurs est un peu arriéré. Vous vous ferez une meilleure opinion à Poznan : je vous y donne rendez-vous. »


L’UNIFICATION ET SES DIFFICULTES

Il ne faut pas vivre longtemps en Pologne pour apercevoir la difficulté qu’éprouve à réaliser son unification complète un pays dont la population et le territoire furent divisés entre trois États pendant cent cinquante ans. Et, pour s’étonner de ce que l’unification n’est pas encore parfaite, il faudrait ne pas connaître l’histoire des trois États qui, après s’être partagé la Pologne, s’efforcèrent, chacun à sa façon et parfois en concertant leurs efforts, de supprimer la nation polonaise. Les moyens employés étant très divers, très diverses furent les réactions. L’Autriche accorda à la Galicie une autonomie relative et se contenta, pour assurer son pouvoir, d’entretenir entre les classes de la société polonaise de multiples et perpétuelles divisions. Le socialisme galicien fut en grande partie l’œuvre de Vienne ; et c’est encore Vienne qui réveillait, dès qu’elle semblait s’assoupir, l’hostilité des paysans ruthènes contre les propriétaires polonais. Le gouvernement tsariste partit de ce principe, — je l’ai entendu moi-même exposer par un diplomate de l’ancienne Russie, — qu’il n’y avait pas de Polonais, mais seulement des sujets russes catholiques et rebelles, qu’il fallait contraindre à l’obéissance. D’où une série de mesures dont la maladresse seule tempérait quelquefois la cruauté : persécutions odieuses et tracasseries imbéciles, répressions brutales, enfin massacres sauvages lorsqu’il s’agissait de « rétablir l’ordre » à Varsovie ou ailleurs. L’Allemagne s’attacha surtout à déraciner les traditions nationales et à détruire la propriété foncière : elle bannit la langue polonaise des écoles, des tribunaux, de l’armée, de toute la vie publique, expropria les grands domaines et les fit exploiter par des colons prussiens. Russie et Allemagne poursuivaient le même but ; mais, tandis que Pétersbourg agissait par à-coups, réparant ses erreurs et vengeant ses mécomptes par un redoublement de stupide violence, Berlin procédait avec une méthode rigoureuse, selon une progression calculée, minutieuse, impitoyable. Russes et Prussiens devaient échouer également dans leur criminelle entreprise.

Les Polonais d’Autriche, qui étaient, au moins en apparence, de beaucoup les moins maltraités, n’eurent pas trop de peine à conserver leurs traditions nationales ; en revanche, ils se laissèrent facilement corrompre par les mœurs politiques de Vienne et suivirent avec une docilité inconsciente les directions ultra-conservatrices que leurs maîtres leur suggéraient. Ceux de Russie passèrent par des alternatives de révolte et de soumission qui brisèrent leur résistance ; l’influence russe les a marqués ; moins brutale, mais plus insinuante, l’influence juive a agi sur eux comme un dissolvant ; et l’on conçoit fort bien qu’aujourd’hui ils s’efforcent d’éloigner l’une et d’éliminer l’autre. Enfin les Posnaniens, tout en retenant de l’éducation prussienne ce dont ils pouvaient faire leur profit, surent conserver intact l’esprit national ; la persécution allemande tenait constamment leur patriotisme en éveil ; mais ils ne permirent point qu’elle le surexcitât jusqu’à un paroxysme dangereux. A la froide résolution de leurs oppresseurs, ils opposèrent plus de résolution, plus de sang-froid, et finalement restèrent les plus forts.

De ces trois provinces, de ces trois peuples longtemps soumis à des dominations et à des influences diverses, il faut aujourd’hui refaire une seule nation, un seul État. Le premier soin du gouvernement central a été d’unifier la loi. Une commission de jurisconsultes a été instituée à cet effet ; elle siège à Varsovie et poursuit activement ses travaux. Le docteur Makarewicz, professeur de droit criminel à l’Université de Lwow, et membre de la commission, a bien voulu me donner quelques indications sur la méthode suivie.

— Notre intention, m’a-t-il dit, n’est pas de faire une compilation, qui manquerait nécessairement d’unité, mais de créer un système nouveau. En Posnanie, on appliquait la loi allemande, telle que l’établit le nouveau Code civil promulgué en 1900. La législation autrichienne, qui était en vigueur en Galicie, offre un mélange de théorie allemande, de tradition catholique et de coutume locale. Dans l’ancien royaume, comme en Russie, on suivait, pour le droit civil, le code Napoléon et, pour le droit criminel, un code pénal très particulier. Provisoirement, nous laissons à chaque province son ancienne législation ; pour les relations de province à province, nous appliquons tant bien que mal les principes du droit international, public ou privé. La Commission est divisée en plusieurs sections, dont chacune a entrepris une partie de la tache ; unification et réforme du droit civil, du droit commercial, du droit criminel, de la procédure. Une année nous suffira, je pense, pour terminer nos travaux. Mais nous avons l’espoir que la Commission ne sera pas dissoute après avoir achevé cette première tâche, et qu’elle sera transformée alors en une sorte de Conseil d’Etat, organe indispensable à une nation dont le corps législatif, élu suivant les règles que vous connaissez, ne peut avoir qu’une compétence juridique assez limitée.

Un effort analogue a été entrepris dans l’administration. Le gouvernement central est représenté en Galicie et en Posnanie par deux délégués généraux. Ces deux provinces conservent provisoirement une certaine autonomie ; avec le produit des impôts, elles commencent par couvrir leurs propres dépenses ; l’excédent, s’il y en a un, est versé au trésor central, à Varsovie.

Aux impatiences de quelques doctrinaires, qui voudraient voir toute la Pologne soumise immédiatement aux règles d’une centralisation parfaite et intransigeante, fait heureusement contre-poids la tolérance avisée de ceux qui, non contents d’avoir appris la politique dans les livres, ont ouvert les yeux sur la réalité.

— Nous ne souhaitons pas, me disait l’un de ces derniers, une unification trop rapide de la Pologne. Le temps ne respecte pas ce qui a été fait sans lui, et il faut tenir compte de l’œuvre du temps, qui ne fut pas identique dans les trois provinces. En Galicie, les Polonais se gouvernaient eux-mêmes : ils ont acquis de ce fait une certaine expérience de la politique et de l’administration. Malheureusement, administration et politique restaient le monopole du parti conservateur. Néanmoins, la Galicie reste un pays riche, dont les ressources fiscales couvrent à peu près les dépenses.

« En Posnanie, la domination prussienne a forgé des hommes énergiques et disciplinés ; elle les tenait éloignés des charges publiques, mais les obligeait, par la crainte de la concurrence, à apporter dans l’administration privée une science approfondie et une méthode impeccable. Tout le pays est supérieurement organisé ; on n’y trouve pas d’illettrés et l’on y voit peu d’indigents. La Posnanie est peut-être la seule contrée en Europe qui n’ait pas de dette et couvre ses dépenses avec ses recettes. Elle n’est privée pourtant ni de routes, ni d’écoles, ni d’institutions philanthropiques.

« Dans le royaume, le gouvernement russe ne faisait rien pour les Polonais : peu d’écoles, peu de routes et mal entretenues, presque pas de chemins de fer. Mais il exigeait encore moins ; l’impôt était perçu très irrégulièrement ; beaucoup de Polonais ne se souviennent pas de l’avoir jamais payé. En Posnanie, les autorités locales n’ont pas eu de peine, non seulement à maintenir la quotité de l’impôt naguère exigé par la Prusse et par l’Empire, mais encore à l’augmenter. Essayez donc d’en faire autant dans la Pologne du Congrès.

« D’où je conclus qu’une unification immédiate aurait pour résultat de sacrifier d’une manière trop criante à l’ancien royaume la Galicie et surtout la Posnanie, et de susciter dans ces deux provinces de graves mécontentements. Une profonde et vivante unification de la Pologne ne peut être que le résultat de dix ou quinze ans d’efforts progressifs et prudemment réglés. Encore devrions-nous tendre, non pas à une centralisation outrancière, mais bien plutôt à cette organisation régionale, dont la France semble vouloir nous donner le modèle, et qui, chez nous, aurait l’avantage de laisser à des villes comme Poznan, comme Cracovie, comme Lwow, qui furent longtemps de petites capitales, l’influence économique et le prestige intellectuel qu’elles continueront d’exercer au plus grand bénéfice du pays tout entier.

« La grande difficulté, c’est que, si nous avons des hommes politiques, nous manquons d’administrateurs et de fonctionnaires, à tous les degrés. En Russie et en Allemagne, les Polonais étaient systématiquement écartés des affaires de l’Etat. Nos Posnaniens, qui sont passés maîtres dans l’administration privée, marquent une certaine répugnance à accepter des fonctions publiques. Et pourtant, nos meilleurs voïvodes (gouverneurs de région) sont peut-être les anciens administrateurs de grands domaines. Restent les Galiciens, qui ont la pratique des affaires, mais que leur carrière antérieure a souvent rendus suspects, soit de secret attachement à l’Autriche, soit de tendance réactionnaire. Or, la Pologne veut être un État démocratique et ne peut pas être autre chose. Il appartient à ceux qui la dirigent de susciter les dévouements, d’utiliser les compétences, sans oublier qu’il ne s’agit pas de faire vite, mais de faire bien. »


ENTRETIEN AVEC M. DMOWSKI : L’ÉPREUVE DE LA POLOGNE

On était au milieu de juillet. L’avance des bolchévistes se poursuivait sans arrêt, menaçant immédiatement Varsovie. M. Pilsudski avait rappelé le général Joseph Haller, qui se reposait à Zakopane, pour le mettre à la tête de l’armée des volontaires, et avait demandé à la Diète de confier l’initiative et la responsabilité des mesures d’organisation et de résistance à un « Conseil de Défense nationale, » où siégeraient, à côté des délégués des partis, les principaux ministres et les représentants de l’État-major général. Tout d’abord, les socialistes avaient déclaré qu’ils n’entreraient pas dans le Conseil, s’ils n’entraient aussi dans le Cabinet. Deux tentatives, inspirées, dit-on, par le Belvédère, pour former avec MM. Daczynski et Witos un ministère de gauche, avaient successivement échoué. Les socialistes finirent par céder aux instances du chef de l’État et à la pression des événements : ils envoyèrent leurs représentants au Conseil de Défense et ne devaient pas d’ailleurs attendre longtemps avant de participer aussi au gouvernement.

Peu de jours après l’entrée en fonction du Conseil de Défense, M. Roman Dmowski, qui en faisait partie, me donna rendez-vous, pour l’heure du dîner, à la Ressource, un des plus anciens clubs de Varsovie. Que de fêtes splendides et joyeuses avaient eu pour cadre ces vastes salons aux boiseries blanches, ce jardin dont quelques arbres magnifiques ombragent les pelouses ! Les hôtes, ce soir, étaient rares et silencieux. Je trouvai M. Dmowski dans le jardin. Il était las d’une longue journée remplie d’affaires et sentait le besoin d’oublier pour un instant la politique. L’entretien s’engagea donc librement sur les pays de l’Afrique du Nord, qu’il venait de visiter, et se poursuivit de même autour des objets les plus divers : histoire, anthropologie, religion, souvenirs d’Europe et images d’Extrême-Orient ; on sait que M. Dmowski est non seulement un homme d’État éminent, mais encore un savant de mérite, un grand voyageur et un causeur délicieux.

Cependant il nous fallut bien revenir à l’heure présente, à la Pologne. M. Dmowski, accoudé à la table, avait gardé un moment le silence. D’un geste qui lui est familier, il passa une main sur son front et dit : « La situation militaire est franchement mauvaise. Pourtant je ne suis pas pessimiste, car jamais notre peuple n’eut un moral aussi élevé qu’aujourd’hui. Les hommes de toutes les classes sociales s’engagent et demandent à partir immédiatement pour le front. Ceux qui ont passé l’âge de servir offrent de l’argent, du matériel, des chevaux, des maisons pour installer les bureaux militaires ou les hôpitaux. Si vous pouviez lire les lettres que je reçois, si simples dans leur générosité, et si émouvantes !…

« Cette guerre est pour mon pays l’épreuve décisive et nécessaire. L’épreuve de la Grande Guerre nous fut douloureuse ; elle n’a pas été éducatrice et bienfaisante pour notre peuple, comme elle l’a été pour le vôtre. Pendant quatre ans, vous vous êtes battus pour défendre vos foyers et votre liberté menacés ; vous avez serré les rangs autour de vos chefs et de vos drapeaux. Pendant quatre ans, nous nous battions sous le commandement et au profit de nos oppresseurs, souvent Polonais contre Polonais. Ce n’était pas seulement cruel, c’était encore démoralisant. Et qui se battait ? nos ouvriers, nos paysans ! La jeunesse riche, cultivée, sauf des exceptions magnifiques, s’est dérobée autant qu’elle a pu à un service militaire qu’elle ne pouvait certes pas considérer comme un devoir ; mais, du même coup, elle s’est soustraite au long et rude sacrifice que votre jeunesse intellectuelle accepte avec tant de généreuse ardeur…

« Enfin la libération est venue. Mais cette libération, je vous le dis comme je le pense, nous ne l’avons pas payée assez cher ; nous n’y avons pas contribué nous-mêmes dans une assez large mesure. Si nous l’avions acquise seulement de notre sueur, de nos larmes et de notre sang, nous opposerions aujourd’hui au danger qui menace de la compromettre une résistance plus vigoureuse et plus opiniâtre. Vous ne savez pas ce que c’est pour un peuple que d’avoir été esclave pendant cinquante ans ! Nous portons encore les stigmates d’une servitude détestée ; seuls les effaceront l’effort et le sacrifice. Voilà pourquoi je considère la lutte présente, la guerre enfin nationale, faite par le peuple tout entier pour sauver son existence et sa liberté, comme une épreuve salutaire, comme un baptême du sang, dont la Pologne sortira triomphante et régénérée.

« Ce peuple, qui peut vous paraître frivole et presque indifférent, est en réalité plein de bonne volonté et de courage. Mais qu’a-t-on fait, jusqu’à ces derniers jours, pour lui donner une idée exacte du danger qui le menace et de l’effort qu’il doit accomplir pour y échapper ? A-t-on seulement tenté de lui faire comprendre ce qu’il en coûte à une nation pour défendre son indépendance et pour interdire à l’envahisseur l’accès de son territoire ? Avez-vous rencontré des blessés dans les rues de Varsovie ? On cache au peuple les blessés, comme on lui cache le péril, comme on lui cache son devoir, et c’est le peuple qui montre au gouvernement le sien.

« Il y a deux manières de gouverner, celle de Kerenski, et l’autre. L’une s’appuie sur la persuasion, l’autre sur l’autorité. Je pense que la méthode Kerenski a fait ses preuves. Aux heures critiques surtout, on ne gouverne point par la persuasion : l’autorité est nécessaire. Notre armée est, non pas démoralisée, mais troublée par l’inquiétude vague que les bolchévistes ont des alliés à l’intérieur de la Pologne et qu’en cas d’échec elle risquerait d’être poignardée dans le dos. Cette inquiétude est exagérée ; mais le devoir du gouvernement est de la dissiper immédiatement, d’en faire disparaître la cause ou le prétexte. Il ne faut tolérer aucune propagande suspecte, ni au front, ni à l’intérieur. Il ne faut pas craindre d’inquiéter le peuple par des mesures rigoureuses qui, au contraire, le rassureront. Jamais notre nation n’a montré plus d’ardeur unanime et plus de confiance raisonnable dans son avenir : il ne faut que diriger cette ardeur et donner à cette confiance un aliment, qu’on dise nettement à la Pologne ce qu’elle doit faire pour vaincre, et elle vaincra. »

J’ai voulu rapporter tout entières ces déclarations de M. Dmowski : critiques qui, peu de jours après notre conversation, n’avaient heureusement plus d’objet ; magnifique confiance, que l’événement devait bientôt justifier. Aussi bien les objections et les réserves, compréhensibles chez un homme d’action et de lutte, comptent-elles pour bien peu au regard de l’acte de foi du patriote. Mais quel singulier contraste entre ces deux hommes : celui qui parlait à côté de moi dans le jardin de la Ressource, et celui qu’en parlant il n’avait point nommé ! Dmowski, sorti du peuple, et devenu le chef d’un parti presque conservateur ; l’homme est froid, volontaire, ironique, et trop distant, trop aristocrate peut-être pour devenir jamais vraiment populaire. Pilsudski, issu d’une famille de petite noblesse ou de bonne bourgeoisie, conspirateur, proscrit, capitaine de partisans et bientôt héros national, arrive au suprême pouvoir en qualité de socialiste, et donne aux ouvriers, aux paysans, au peuple, l’illusion ? non pas ! la conviction profonde qu’ils partagent tous ce pouvoir avec lui.

La popularité de Pilsudski tient du prodige ; elle est universelle, absolue, et c’est à peine si les revers prolongés et angoissants des armées dont il est le chef l’ébranlèrent pour un instant. Les raisons de ce merveilleux prestige ? Je les ai demandées un peu partout, sur mon passage ; et voici ce qu’on m’a répondu : « Pilsudski a tout sacrifié à la cause nationale ; toute sa vie, il a souffert pour la Pologne, et jamais il n’a désespéré de son sort. Aux heures les plus terribles de la Grande Guerre, quand nous estimions que tout était fini, Pilsudski gardait sa foi et agissait. Il est inscrit au parti socialiste, mais il inspire à tous une confiance égale et nous le mettons au-dessus des partis. Elevé à la campagne, il connaît les paysans et sait comment on parle avec eux. Après une revue au cours de laquelle il s’était entretenu avec plusieurs soldats, l’un d’eux s’entendit reprocher par son officier d’avoir raconté trop longuement ses petites histoires au Maréchal. « Ce n’est pas toi, répond le soldat, qui va m’apprendre comme il faut parler au grand-père ! »

« Pilsudski, m’a-t-on dit encore, n’est pas un militaire de métier ; mais il a fait la guerre. Il n’est pas non plus un grand parlementaire ou un grand diplomate, bien qu’il ait su acquérir en peu de temps l’expérience et l’autorité d’un véritable homme d’État ; mais, avant toutes choses, c’est un grand patriote. »

Je retiens enfin ce jugement d’un industriel galicien, comme l’un des plus profonds que j’aie entendu porter sur le Président de la République polonaise :

« L’homme du peuple, me disait-il, ouvrier ou paysan, a le sentiment qu’avec Pilsudski comme chef, l’Etat a cessé d’être son maître ou son oppresseur, pour devenir son allié et son ami. Pilsudski est devenu pour tous les Polonais le symbole vivant de l’indépendance retrouvée. Quand nos ouvriers ont débarrassé de leurs noms allemands les deux puits de la mine que vous avez visitée, ils ont baptisé l’un Kosciuszko et l’autre Joseph Pilsudski. Quelques sceptiques sourient et observent : ce n’est là que du sentiment ! Ils ont tort et oublient simplement ceci : on ne gouverne pas la Pologne seulement avec la tête, il faut la conduire avec son cœur. »


MAURICE PERNOT.