L’Épouvante/Chapitre IV

Monde illustré (p. 127-144).


Au moment où Coche entra dans le café de la place du Trocadéro, le journaliste méridional demandait d’une voix de Stentor « La Générale », et, dédaigneux des vains efforts, des gestes inutiles, abattait d’un revers de main les cartes sur le tapis en disant :

— Vous ne tenez pas à jouer, n’est-ce pas ?…

Mais, comme il prenait les soucoupes et les passait à son voisin de droite, il aperçut Coche, et s’écria :

— Des nouvelles ?

— Sensationnelles, fit Coche en s’asseyant sur la banquette. Demandez du papier, de l’encre et écrivez, il y en a pour un instant. Vous arrangerez ça à votre façon. J’ai causé longuement avec le Commissaire. Il m’a donné tous les renseignements que je voulais, sauf un cependant, que j’ai omis de lui demander : le nom de la victime.

— Ça n’a pas d’importance. C’est un nommé Forget, un petit rentier qui habitait là depuis trois ans. Pour de plus amples détails, nous n’aurons qu’à passer tout à l’heure au Commissariat.

— Parfait. Eh bien, voilà.

Et il dicta sa conversation avec le Commissaire, insistant sur les moindres détails, soulignant les intonations, précisant les hypothèses. Mais il se garda bien de mentionner sa visite dans la chambre du crime, la trace de pas, et les invraisemblances qu’il avait relevées dans les déductions du magistrat. Cela était à lui, à lui seul. Au reste, nul n’aurait pu profiter de ces indications. Elles étaient sans valeur pour qui ne pouvait connaître le fond des choses.

Tout en dictant, il examinait la salle d’un œil distrait. Au bout d’un moment il s’aperçut qu’il était dans le café d’où il avait téléphoné la veille ; par un hasard curieux, il était assis à la même place. Il songea d’abord à détourner la tête afin de n’être pas reconnu, puis se dit qu’après tout, bien fin qui pourrait voir quoi que ce soit d’extraordinaire à ce qu’un consommateur de la nuit revînt le lendemain. Personne ne faisait attention à lui. La caissière rangeait ses petits plateaux de sucre, les garçons mettaient le couvert, et le patron, assis auprès du poêle, lisait tranquillement les journaux.

Il acheva donc son récit, répondit de la meilleure grâce du monde aux questions supplémentaires qu’on lui posa, avec la double satisfaction de permettre à des confrères de rédiger leur papier sans fatigue, et de garder pour lui le bénéfice de son reportage sensationnel.

Ils sortirent enfin. Les uns montèrent en voiture, le journaliste méridional se hâta vers le Métro. Quant à lui, prétextant des courses à faire dans le quartier, il s’en alla à pied, tout doucement, heureux d’être enfin seul, libre de penser, sans avoir la préoccupation constante de l’attitude à conserver, et des mots à ne pas dire.

Il déjeuna dans un restaurant de cochers, parcourut des journaux, revint vers le boulevard Lannes, gagna les fortifications, pris d’un besoin d’activité physique, énervé par la solitude, et par une crainte vague dont il ne démêla pas très exactement d’abord la raison. Il s’irrita, songeant que les vrais meurtriers, ceux dont on ne s’occupait guère, étaient peut-être plus tranquilles que lui en ce moment. Il marcha sur la route, prit les petits chemins glissants de la zone militaire, dévisageant les hommes et les femmes qui passaient, et soudain il sentit pour tous ces êtres aux faces sinistres, aux vêtements déchirés, une espèce de commisération attendrie, l’indulgence fraternelle que fait naître dans le cœur des hommes le sentiment des joies ou des fautes partagées.

Il ne se rendait pas très exactement compte de ce qu’il était lui-même. Le déguisement moral qu’il avait pris le gênait à peine. Il était à ce point résolu à détourner sur lui tous les soupçons, qu’il se sentait presque coupable !

Et ne l’était-il pas en effet ? Sans lui, qui sait… on serait déjà sur les traces de l’assassin, et s’il avait parlé ?…

Dans la chambre sinistre, il avait été sur le point de raconter sa rencontre, sa visite mystérieuse, et puis, réfléchissant à tout ce qu’il perdrait ainsi, il s’était tu. Maintenant il sentait quelque chose de formidable peser sur lui. Ne s’était-il pas fait, en quelque sorte, le complice des assassins ? Un jour, demain peut-être, il lui faudrait répondre devant les juges de tout cela ! Mais aussi, quel succès de journaliste ! Quelle enquête ! Quelles pages cinglantes à écrire ! Les seuls crimes qui fussent capables de bouleverser sa conscience étaient les crimes contre les hommes : le crime contre les institutions et les lois, lesquelles ne sont, en somme, que la codification des préjugés, le laissait indifférent. Condamné à une amende ou à quelques jours de prison pour s’être moqué de la justice, il ne s’en estimerait pas moins, et il serait toujours temps, alors, de dire ce qu’il avait vu, ce qu’il savait, puisque aussi bien, il n’avait pas la moindre part de responsabilité dans la mort du pauvre vieux, et qu’à l’heure où il était entré dans la chambre tout était fini. Restait la vindicte publique… Mais qui sait, si pour l’avoir cette fois retardée, il n’allait pas lui donner une de ces leçons profitables qui font les hommes réfléchis, les lois plus sages, et les administrations plus intelligentes ?…

À la nuit close, il se décida à rentrer chez lui. Le concierge en l’apercevant lui dit qu’on était venu deux fois du Monde, et qu’un monsieur qui n’avait pas voulu laisser son nom l’avait demandé. Il demanda des détails, et ne se souvint pas à qui pouvait correspondre le signalement du visiteur. En toute autre occasion, il se fût contenté de penser :

« Bah ! il reviendra !… »

Il se borna cette fois à le dire, et s’énerva à chercher. Comme sept heures sonnaient, il ne prit pas le temps de monter jusqu’à son logement, et descendit au journal.

On l’y attendait avec impatience. Dès qu’il l’aperçut, le secrétaire de la rédaction se répandit en questions et en reproches :

Depuis vingt-quatre heures son attitude était vraiment extraordinaire. On ne le voyait plus ; il fallait courir après lui aux quatre coins de Paris. La veille, à l’heure du coup de téléphone, il avait été introuvable. Aujourd’hui, où l’on attendait son papier avec fièvre, il disparaissait depuis huit heures du matin. Il faisait perdre au Monde le bénéfice de son information sensationnelle. À cette heure, tous les journaux étaient aussi bien, sinon mieux informés que lui. Déjà les feuilles du soir publiaient sur le crime du boulevard Lannes des articles documentés de deux colonnes.

Il brandit devant ses yeux le papier du Méridional :

— Voilà une interview du Commissaire de police ! Ne venez donc pas me dire qu’il n’y avait pas moyen de se renseigner : Ceci a été écrit au plus tard à onze heures. À onze heures, vous, vous ne saviez rien !… Qu’est-ce que vous voulez ? Tant pis je vais téléphoner à ce garçon-là de venir, et je le mettrai sur l’affaire.

Coche laissa passer l’orage sans répondre, puis se décida à parler :

— Voulez-vous me permettre ?… Vous venez de dire que cet article a été écrit à onze heures ?

— Parfaitement, onze heures et demie au plus tard…

— Cet article a été écrit au plus tôt à midi et demi, une heure moins le quart…

— À une demi-heure près, ça n’a pas d’importance.

— Pardon ! Cela en a une très grande…

— Comment savez-vous si exactement à quelle heure votre confrère a rédigé son papier ?

— Parce que je le lui ai dicté… comme je l’ai du reste dicté à trois autres confrères de journaux du matin.

— Ça, par exemple, c’est plus fort que tout ! Alors, l’interview du Commissaire, c’est vous qui l’avez eue, et pour faire le malin, pour jouer au bon camarade, bénévolement, vous l’avez passée à d’autres ? Toute la presse aura demain ce qui ne devait être qu’à nous ! C’est trop fort !…

— Hélas, toute la presse ne l’aura pas, et je le regrette… Il n’y aura que quatre journaux, et ce ne sont pas les plus importants…

— Écoutez, Coche, il est tout à fait inutile d’éterniser une discussion semblable. Vous ne me paraissez pas être dans votre état normal. D’autre part, il ne m’est pas possible de compter sur un collaborateur aussi fantaisiste dans un cas aussi sérieux, alors que nous avons besoin d’une activité de tous les instants… L’histoire de l’interview que vous auriez eue et livrée, est-elle fausse, est-elle vraie ? Je ne veux pas le savoir… J’ai d’ailleurs pris depuis quatre heures toutes mes mesures. Vous pouvez passer à la caisse où l’on vous réglera trois mois d’appointements. Nous n’avons plus besoin de vos services…

— Vous m’en voyez tout à fait ravi, Monsieur Avyot. Je me proposais justement de vous prévenir que je désirais reprendre ma liberté : vous me la rendez sans que je la demande ; vous y ajoutez une indemnité d’un trimestre. Je n’en pouvais espérer autant… Je ne me sens pas très bien, en effet… Je suis fatigué, nerveux… J’ai besoin de repos, de solitude… Plus tard, quand je serai remis… je reviendrai vous voir… Pour le moment je vais partir… Où ? Je ne sais pas encore… Mais l’air de Paris ne me vaut rien…

— Voilà une décision bien soudaine, fit le secrétaire de la rédaction. Hier vous vous portiez à merveille… Aujourd’hui vous vous sentez trop souffrant pour continuer à travailler… Ce que je vous ai dit tout à l’heure n’est pas irrévocable… il ne faut pas prendre la mouche, et, pour plastronner, répondre que vous aviez l’intention de nous quitter… Oublions ce que je vous ai dit et ce que vous m’avez répondu, et montez vite à votre bureau rédiger votre papier… Je vous connais assez pour être sûr que vous avez quelque chose à raconter… que vous êtes renseigné aussi bien, sinon mieux, que n’importe qui… Allons, mon petit, voilà qui est entendu.

Mais Coche hocha la tête :

— Non, non. Je pars… Il faut que je parte… Il le faut…

— Est-ce que, par hasard, vous nous lâcheriez pour entrer dans un autre journal, au moment où nous sommes embarqués dans une affaire aussi sensationnelle ? Si vous vouliez une augmentation, il fallait le dire.

— Monsieur Avyot, je ne veux pas d’augmentation ; je n’entre pas dans un autre journal… Je désire simplement reprendre, momentanément ou pour toujours — sur ce point les seuls événements peuvent me fixer — ma liberté…

Et d’une voix qui tremblait un peu il ajouta :

— Je vous donne ma parole d’honneur que je ne tenterai rien qui puisse porter atteinte aux intérêts du journal, et qu’il ne faut voir dans ma résolution aucune des manœuvres que vous paraissez soupçonner. Quittons-nous bons amis, voulez-vous ?… Un mot encore. Comme j’ai besoin d’un grand repos, d’un isolement absolu ; comme je veux vivre à l’écart de tous les bruits de Paris, des questions des indifférents ou de la sollicitude des amis, mais comme il me déplairait, d’autre part, que mon départ ressemblât à une fuite, gardez par devers vous les lettres qui pourraient arriver ici à mon nom. Ne les laissez pas dans ma case : on s’étonnerait que je n’aie point donné d’instructions pour qu’elles me suivent… À mon retour, vous me remettrez tout cela…

— Votre décision est irrévocable ?

— Irrévocable.

— Je ne vous demande pas, bien entendu, où vous allez, mais vous pouvez toujours me dire quand vous partez ?

— Ce soir même.

— Et quand pensez-vous revenir ?…

Coche esquissa un geste vague :

— Je ne sais pas…

Puis, ayant serré la main au secrétaire de rédaction, il sortit.

Dans la rue, perdu parmi les passants, se faufilant entre les fiacres, marchant vite, il poussa un soupir de soulagement.

Quelques minutes lui avaient suffi pour établir tout son plan de bataille. En entrant au journal, il était agité, préoccupé. Depuis la veille, les événements s’étaient succédé avec une rapidité telle qu’il n’avait pas eu le temps de songer d’une façon définitive à l’attitude qu’il lui convenait de prendre. Son but était, sinon d’égarer la police, du moins de la faire hésiter, de l’attirer vers lui, sans effort apparent, et de l’occuper à ce point qu’elle finît par regarder de son côté, par voir en lui le coupable possible, et, en fin de compte, par l’arrêter.

Or, pour arriver à ce résultat, il avait besoin d’être libre, de n’être retenu par rien, de pouvoir au gré de son caprice, modifier sa vie, ses habitudes, enfin de n’être attaché à personne. Collaborateur au Monde, il ne pouvait pas publier ce qu’il savait, sous sa signature. Et, l’eût-il publié, ses phrases n’auraient eu d’autre valeur qu’une opinion de journaliste. Enfin, était-il logique qu’un homme se fit l’historien d’un meurtre dont il devait être accusé ?

De plus, une pareille épreuve ne pouvait avoir une durée indéfinie. Lancée sur une fausse piste, la police pouvait fort bien s’entêter, ne rien trouver, et finalement classer l’affaire. Alors, à moins d’en arriver à la dénonciation anonyme et précise, lui, Coche, ne serait pas inquiété, et cela, il ne le voulait à aucun prix.

Il hésita sur le point de savoir s’il rentrerait chez lui, et décida de ne plus reparaître dans sa maison. Il avait en poche un millier de francs, l’indemnité qu’il avait touchée au Monde. C’était plus qu’il ne lui en fallait pour vivre pendant quelques semaines. Son existence serait, du reste, peu coûteuse : Une chambre dans un quartier éloigné, des repas dans de petits restaurants ; quant aux sorties, elles se réduiraient forcément au minimum. De ce côté-là, il se trouvait parfaitement tranquille. Son départ précipité prendrait, le jour où les soupçons se dirigeraient sur lui, l’aspect d’une fuite, et les déductions que l’on ne manquerait pas de tirer de cette coïncidence entre sa fuite et la découverte du crime, donneraient une étrange force aux présomptions qu’on aurait contre lui.

Vers dix heures, il songea que le moment était venu de faire choix d’un gîte pour la nuit. Il pensa un instant à Montmartre. Quoi de plus simple que de passer inaperçu dans ce quartier vivant, grouillant, parmi les fêtards, les artistes et les individus louches qui s’y promènent nuit et jour ? Mais, de la place Blanche à la place Clichy, de la place Saint-Georges à la rue Caulaincourt, il risquait à chaque pas de rencontrer un camarade.

La Villette et Belleville lui offraient l’abri de leur population remuante, mais la police y faisait des incursions trop fréquentes, et, sans être poltron, il préférait un quartier où l’on jouât moins du couteau. Il se souvint du temps, où, jeune journaliste, il avait voulu vivre la vie du quartier latin, au milieu des étudiants qu’il imaginait pareils aux héros de Murger. Il avait eu, dans le haut de la rue Gay-Lussac, une pauvre chambre meublée d’un lit de fer, d’une table qui servait à la fois de toilette et de table à écrire, et de sa grosse malle de bois.

Il ne lui déplaisait pas de se retrouver pour quelques jours dans ce coin de la capitale où, débutant, marchant à la conquête de Paris, il avait vécu des jours d’illusion et d’enthousiasme.

Sans compter qu’au quartier, ou dans les environs, il serait à la fois assez près du Centre pour connaître tous les bruits, et assez loin, pour que l’idée ne vint à personne de l’y chercher.

Le boulevard Saint-Michel rempli de lumière et de gaieté l’amusa. Il entra dans un café près du Luxembourg, et mangea un sandwich, pour tromper sa faim. Ensuite, il parcourut les journaux du soir.

Le Temps, le grave Temps lui-même, consacrait près de deux cents lignes en sa dernière heure de quatrième page, au crime du boulevard Lannes. À bien réfléchir, ce meurtre n’avait rien que de banal. Chaque jour, à Paris, on en découvrait de semblables, et, sauf l’été, où les journaux à court de nouvelles se rattrapent sur ce qu’ils peuvent, on leur consacrait quelques lignes, en mauvaise place, avec un titre très modeste et tout était dit.

Or, par un phénomène bizarre, ce crime du boulevard Lannes prenait, dès le premier jour, l’allure d’une affaire sensationnelle. On eût dit qu’un instinct extraordinaire avait averti les gens qu’il cachait quelque chose de neuf, d’imprévu. Et, par une coïncidence plus surprenante encore, les événements s’étaient présentés d’une façon telle que Coche n’aurait pas osé les souhaiter aussi favorables à ses projets, et qu’il allait pouvoir, invisible et présent, les suivre, les critiquer, et presque les modifier à sa guise…

Il lut avec la plus grande attention les articles reproduisant son interview du Commissaire, et sourit, retrouvant ses propres phrases, des réflexions qu’il avait faites et des questions qu’il avait posées.

— Demain, se dit-il, j’entrerai en campagne.

Sa consommation achevée, il sortit, remonta la rue Saint-Jacques, et arrêta une chambre dans un hôtel. De sa fenêtre, il voyait la rue et la grande cour du Val-de-Grâce avec son admirable chapelle et son grand escalier.

Il demeura quelques instants le front appuyé à la vitre, repris par mille souvenirs d’autrefois, regrettant presque son audace, et la tranquillité monotone qu’il goûtait depuis des mois. Il se souvint d’avoir fait des réflexions analogues un jour, au moment de commencer une conférence qu’il n’avait pas préparée. En s’asseyant devant la table au tapis vert, il s’était dit, comme aujourd’hui :

— Quelle idée tu as eue de te lancer là-dedans ! Quel besoin de te créer ces petites angoisses ! À cette heure, tu pourrais être paisiblement chez toi, au lieu d’affronter le public, la critique…

Mais bientôt, il rejeta loin de lui cette pensée amollissante.

Il laissa tomber le rideau, quitta la fenêtre, et s’assit près du feu dont la flamme faisait danser le long des murs des lumières et des ombres.

Les jambes allongées, gagné par la tiédeur du foyer, et la douceur de toutes choses, libre, inconnu dans ce quartier de Paris où il avait jadis vécu, il pensa, non plus en rêveur, mais avec calme, avec méthode. Il refit pour lui seul l’histoire des vingt-quatre heures qui venaient de s’écouler, relut les notes qu’il avait prises à la hâte, déchira les papiers qu’il avait dans ses poches, et les jeta au feu. Après quoi, il se dévêtit, se mit au lit, et, bien au chaud, déjà gagné par le sommeil, songea :

« Lequel dormira mieux cette nuit, du coupable qui n’a rien à craindre provisoirement de la police, ou de l’innocent qui souhaite tout en redouter ?… »