L’Épopée serbe dans ses chants héroïques/02

L’Épopée serbe dans ses chants héroïques
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 826-856).
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L’ÉPOPÉE SERBE
DANS
SES CHANTS HÉROÏQUES[1]

II[2]
LA LÉGENDE DE MARKO
LA RÉSURRECTION DE L’AME SERBE


III. — LA DOMINATION TURQUE ET LA LÉGENDE DE MARKO

Nous avons vu comment la nationalité serbe se reconnut d’abord en deux grandes personnalités, le tsar Douchan et le roi Lazare, et comment elle se glorifia elle-même dans l’épopée de Kossovo, dont le drame sanglant se groupa autour de ce dernier héros.

Il nous reste à suivre l’âme nationale de la Serbie dans son développement ultérieur. Nous y verrons comment elle se comporta sous le joug turc, avec quelle vigueur elle le secoua, et comment des hauteurs féodales et chevaleresques elle descendit dans les profondeurs du peuple pour en surgir avec une force et une conscience nouvelles.

Un nuage presque impénétrable plane sur l’histoire de Serbie depuis la bataille de Kossovo jusqu’à la prise de Constantinople par Mahomet II (1389 à 1453). Nous savons seulement que la tsarine Militza dut livrer sa fille en mariage au sultan Bayésid. Un accord fut conclu entre les Knèzes de Serbie et le Commandeur des Croyans. Ils conservèrent leurs pouvoirs locaux à la condition de payer le tribut au Kalife. Le fils de Lazare, Ourosch, étant mineur, fut placé sous la tutelle des Knèzes, qui, loin de le protéger, se disputèrent entre eux la couronne de kral et le titre de tsar. L’anarchie féodale, qui devait être le grand mal de la Serbie jusque dans les temps modernes, régnait en plein à cette époque. Le patriotisme n’existait guère chez ces roitelets dominés par l’ambition personnelle. Les uns, parqués dans leurs montagnes, réussirent à s’affranchir des Osmanlis. Les autres, exposés à leurs invasions dans les larges vallées et les plaines fertiles, s’engagèrent à servir le Sultan avec leurs troupes, dans ses guerres contre la Hongrie et les peuples asiatiques, pour rester maîtres chez eux. Le plus célèbre d’entre eux fut Marko, caractère énigmatique et douteux, dont les gouzlars et le peuple des temps postérieurs firent leur héros préféré parce que, tout en servant le Turc, il sut le maintenir à distance et défendre l’indépendance nationale. Transformé, amplifié et pour ainsi dire retourné de l’envers à l’endroit par la tradition orale et les chants populaires, Marko est devenu ainsi le Cid de la Serbie.

Personnage purement légendaire, Marko représente donc l’héroïsme indomptable de la Serbie qui se continue sous le joug ottoman, mais en même temps sa conscience troublée par sa vassalité et comme bourrelée par un remords secret. Il y a de la mélancolie sous ses gaillardises, et ses fureurs jaillissent parfois d’indéracinables regrets. Les excès de sa force physique semblent le contre-coup d’un désir refoulé. Non seulement il secoue sa chaîne, il la brise à chaque instant, pour la reprendre ensuite sous le coup de la nécessité. C’est un condottiere fidèle à sa parole, mais qui ne cesse pas de faire peur au Sultan et ne se gêne pas pour le brusquer. Il est grand batailleur, grand buveur et gai compagnon, avec des bouffées de générosité chevaleresque. Ses traits dominans sont l’intrépidité, la fierté et le besoin souverain d’indépendance. Par-là, il devint l’idéal de son peuple. Dans le dessin heurté de cette figure, les gouzlars laissent percer un fond de tristesse et d’amertume. Ils ont personnifié en lui les sentimens mélangés de la nation pendant sa longue servitude, ses rancœurs et ses espérances, ses regrets de la gloire passée et son éternelle hantise de la liberté perdue.

Malgré tout cela, la figure de Marko conserve quelque chose d’énigmatique par ses contradictions intimes, comme par le mystère singulier qui enveloppe ses débuts et sa mort. Toutefois, l’intuition subconsciente un peu trouble des chanteurs populaires et leur vision hautement poétique nous ont fourni la clef du caractère de Marko, en nous peignant ses rapports avec la Vila, sorte de fée qui habite les bois, hante les sommets et se meut librement dans le royaume des airs. Cette déesse élémentaire et mythique des Serbes représente, à vrai dire, leur âme collective, leur fatum national sous forme d’un génie du sol. Elle apparaît en deux circonstances capitales dans les cantilènes du cycle de Marko, au seuil de sa carrière et à la porte de sa mort. Ce qu’elle dit alors revêt un caractère singulièrement solennel et prophétique. C’est un véritable sésame, car, avec cette clef précieuse, s’ouvre subitement l’arcane de Marko. Alors sa légende se reconstitue, plus vivante et plus significative, dans son ensemble organique. Essayons de la raconter d’après les cantilènes en groupant leurs épisodes épars et en comblant quelques lacunes, toujours guidés par les motifs dominans et par l’idée mère du personnage.


Marko était le fils du roi Voukachine, prince ambitieux et violent, toujours en guerre avec ses voisins. L’enfant doué d’une vigueur étonnante fut élevé par sa mère Euphrosine, femme d’une sagesse exemplaire et d’un sentiment profond de la justice. Elle seule prit de l’empire sur le jeune prince et s’entendait à adoucir ses fougues. Car sa mère était la seule personne qu’il aima et vénéra en grandissant. Il la consultait presque toujours et s’efforçait de lui obéir, mais souvent ses passions aventureuses et guerrières l’emportaient sur les sages avis maternels. Rien n’aurait pu arracher un mensonge à Marko ou le faire manquer à sa parole. Il était généreux et fier, ombrageux et combatif. Adolescent encore, Marko se forgea lui-même ses armes réputées invincibles : une haute lance, un sabre tranchant et une massue noueuse dont il dora lui-même les pointes de fer dans la fournaise, si bien qu’elle reluisait comme un soleil dans les combats. Il maniait cette arme et la lançait avec tant d’adresse qu’elle devint l’effroi de ses ennemis. Il s’acheta ensuite un poulain tacheté de blanc et de noir qu’il éleva lui-même avec un soin minutieux et une tendresse ineffable. Ce cheval, qu’il appela Charatz (cheval pie), devint son compagnon inséparable et son meilleur ami. Quand il avait bien couru et bien combattu, Marko lui faisait boire du vin rouge dans sa coupe d’or comme à un frère d’armes. Charatz s’entretenait avec Marko comme un écuyer fidèle avec son maître.

Il flairait les ennemis à distance et avertissait son maître de leur approche en dressant ses oreilles. Après une victoire de Marko, Charatz hennissait de joie ; mais quand Marko était blessé, Charatz baissait la tête et versait des larmes, puis il léchait la blessure pour le guérir. Avec sa massue, son sabre et son cheval impétueux, Marko se croyait le maître du monde. ; Car déjà il sentait battre dans sa poitrine un cœur indomptable et insatiable. Un jour, il dit à sa mère : « Je ne veux être ni roi ni tsar, mais je serai le premier chevalier du monde. Quant à un frère d’armes, je n’en prendrai un que si je trouve mon égal, et j’ai bien peur que cela n’arrive jamais. — Dieu nous ordonne d’aimer tous les hommes, dit la mère. — Je prie Dieu dans les églises à deux genoux, mais sur le champ de bataille je défie tout le monde, répondit Marko. — Prends garde, mon fils, reprit gravement Euphrosine, prends garde que l’Ange du Seigneur qui veille sur toi ne détourne sa face de ton orgueil, Le destin nous guette tous, et, si personne ne te dompte, Dieu te domptera. »

Or, il advint, en ce temps, qu’Ourosch, le fils de Lazare, âgé de douze ans, devait être proclamé tsar. Mais trois puissans seigneurs se disputaient la couronne : le kral Voukachine (père de Marko), le despote Ougliecha et le voïvode Goïko (ses oncles). Ces potentats envoyèrent un message à l’archiprêtre de Samodrèje en lui commandant de désigner celui qui serait le tsar. Mais le prêtre se récusa, alléguant qu’il ignorait la volonté dernière du monarque défunt et que celui-ci l’avait confiée à son page Marko, peu avant sa mort. « Consultez Marko, ajouta le protopope. Il fera connaître la vérité, car Marko n’a peur de personne et ne craint que le vrai Dieu. » Marko, mis en demeure de se prononcer sur la succession au trône, consulta sa mère. Celle-ci lui dit : « Mon seul fils ! Que maudit soit le lait dont je t’ai nourri, si tu témoignes faussement, fût-ce pour ton père ou pour tes oncles. Parle conformément à la vérité divine. Ne va pas, mon fils, perdre ton âme. Mieux vaudrait mourir que de charger ton âme d’un péché ! » Sur quoi Marko s’équipe, harnache son cheval, se jette sur le dos de Charatz et part pour Kossovo, où les princes l’attendent dans leur camp. À leur grand étonnement, Marko passe devant la tente de son père et de ses deux oncles, sans même les regarder. Il marche droit vers la tente d’Ourosch. L’enfant timide, qui tremble devant ses terribles tuteurs et n’ose pas ouvrir la bouche devant eux, est assis sur un divan de soie. Quand il aperçoit Marko, son visage brille comme un soleil levant et toute la tente s’éclaire : — Voici mon parrain ! s’écrie-t-il. Tous deux ouvrant les bras, leurs poitrines se touchent. Ils baisent leurs visages. Ici la cantilène place la scène curieuse qu’on pourrait appeler la voix du Destin qui gouverne la vie de Marko :

Le lendemain, dès que parut l’aurore, dès que la cloche de l’église eut sonné, les princes se rendirent aux matines et assistèrent au service divin. A leur sortie du temple, ils prirent place devant les portes, mangèrent le sucre et le rakia.

Marko prit les anciens livres. Il les consulta et dit : — Mon père, ô roi Voukachine ! Est-ce trop peu pour toi de ton royaume ? Et toi, mon oncle Ougliecha ? Est-ce trop peu pour toi de ta despotie ? Et toi, mon oncle, voïvode Goïko, est-ce trop peu pour toi de ta voïvodie ?… Puissent vos royaumes demeurer sans maîtres, car c’est la couronne d’autrui que vous vous disputez…

Et si vous ne croyez point que Dieu vous voit, voyez ce que dit cette lettre :

« L’Empire est à Ouroch. De son père il lui est venu. A cet enfant le trône appartient par héritage. Le Tsar, en expirant, le lui a remis. »

Lorsque le roi Voukachine entendit ce discours, il s’élança de terre sur ses pieds, tira son poignard d’or et voulut en percer son fils Marko.

Marko se mit à fuir devant son père, car il ne voulait pas se battre avec qui l’avait engendré. Il se mit à fuir autour de l’église, de la blanche église de Samodrèje, et déjà, par trois fois, il en avait fait le tour, son père le poursuivait et allait l’atteindre, quand une voix sortit du sanctuaire :

— Réfugie-toi dans le temple, Marko Kraliévitch, dit la voix. Ne comprends-tu pas que tu vas périr, périr de la main de ton père, et cela pour la vérité du vrai Dieu ?

Les portes s’ouvrirent et, Marko s’étant précipité dans le temple, elles se refermèrent sur lui.

Le roi Voukachine se précipita sur les portes, et de son poignard il frappa le bois, et du bois commença à couler le sang.

À cette vue, le Roi se repentit et prononça ces paroles :

— Malheur à moi, par le Dieu unique ! Voici que j’ai tué mon fils Marko.

Mais la voix retentit de nouveau, venant du sanctuaire :

— Écoute, roi Voukachine, ce n’est pas ton fils Marko que tu as percé, mais bien un Ange du Seigneur… Retiens ta malédiction… Je suis le gardien de Marko. Crains de tuer ta propre âme, en faisant saigner le cœur d’un Ange !

Mais le Roi était si violemment irrité contre Marko qu’il ne tint nul compte de cet avertissement et se mit à maudire son fils avec rage :

— Marko, mon fils, que Dieu t’extermine ! Puisses-tu n’avoir ni tombeau, ni postérité, et puisse la vie ne pas te quitter avant que tu aies servi le tsar des Turcs !

Le Roi le maudit, mais le Tsar enfant, aux joues roses, aux yeux rayonnans d’innocence et de joie, le bénit en élevant vers lui ses deux petites mains :

— Marko, mon parrain, Dieu t’assiste ! Que ton visage brille dans les conseils et que ton épée tranche dans les combats ! Qu’il ne se trouve pas un seul preux qui l’emporte sur toi, et que ton nom soit célébré en tous lieux, tant qu’il y aura un soleil et tant qu’il y aura une lune !

Et, ainsi que tous deux l’avaient dit, ainsi tout advint.

La jeunesse de Marko, qui forme le second chapitre de sa vie, regorge d’aventures et de combats. Mais deux épisodes saisissans la dominent : la rencontre avec son pobratime et l’apparition de la Vila. La première marqua l’apogée de son existence et s’y joua comme un rayon céleste ; la seconde se dressa devant lui comme le fantôme lumineux d’un passé lointain et d’un mystérieux avenir, mais laissa derrière elle l’ombre tragique de la mort.

Tout d’abord, Marko fut récompensé de la droiture et du courage dont il avait fait preuve pour l’élection du jeune Tsar. Il avait toujours déclaré ne pouvoir trouver un frère d’armes qui serait son égal, mais il le trouva malgré lui et comme par surprise. Les pesmés ne nous disent pas comment. Ce fut sans doute dans un combat contre les Turcs, où Marko sauva la vie d’André Miloch, plus jeune que lui et plus tendre, mais non moins intrépide. A partir de ce jour, Marko et Miloch ne se quittèrent plus, vivant et combattant ensemble, partageant joies et peines, heur et malheur comme de vrais frères d’élection. Après leurs campagnes, quand ils buvaient le vin rouge dans des coupes d’or, sous les blanches arcades du palais de Prilep, Miloch se mettait à chanter de sa voix mélodieuse la gloire des anciens et des héros illustres. Marko ne savait pas chanter ; sa rude voix ne s’entendait qu’à exciter son cheval, ses lévriers ou son faucon ou à commander dans la bataille ; mais il adorait les cantilènes de Miloch et demeurait des heures entières sous le charme de ses récits et de sa voix.

Un jour, les deux amis chassaient ensemble dans les forêts sauvages du mont Mirotch. Marko montait son cheval pie, le fidèle Charatz, et Miloch son blanc destrier. Mais la chasse était mauvaise. Dix fois les faucons s’étaient élancés en vain. Ils n’avaient pris ni cygne ni sarcelle.

— Je m’ennuie, dit Marko, et je vais m’endormir sur ma selle. Chante-moi quelque chose, mon frère d’armes.

Alors Miloch se mit à chanter de sa voix claire. Si belle était sa voix que les oiseaux de la forêt se turent pour l’écouter. Une brise glissa sur la cime des arbres et la fit frémir ; un rayon de soleil perça les nuages et fit briller les feuilles de la forêt comme des milliers de pièces d’or. Et voici que soudain, du fond des bois, une voix de femme, suave comme un chant céleste, répondit à la cantilène de Miloch, qui s’était tu.

Cette voix fit tressaillir Marko comme jamais il n’avait tressailli. Profonde, insinuante et douce, cette voix le prenait aux entrailles. Pour la première fois, il trembla. Était-ce de joie ou de souffrance, de désir ou de peur ? Il ne le savait pas, mais il tremblait.

— Qu’est-ce que cette voix ? s’écria-t-il, après l’avoir écoutée en silence.

— C’est la voix de Ravijojla, la Vila du mont Mirotch, répondit Miloch devenu pensif.

— Tu la connais donc ?

— Oh ! depuis longtemps. J’étais fort jeune quand je m’égarai dans cette montagne. Par un sentier perdu, sous les hêtres, je parvins à un étang où nageaient des cygnes plus blancs que neige. De l’autre côté, sous les branches d’un bouleau, dans un rayon de soleil, était assise la Vila. Elle tenait une harpe d’or et se mit à chanter. Qu’elle était belle avec sa robe blanche et ses cheveux fauves épars sur ses épaules ! De ses bras nus elle tissait des sons divins avec les cordes d’or. Sa voix entrait dans mon cœur comme un fleuve d’argent et l’emportait au ciel. Elle chantait les gloires des anciens et des rois illustres. C’est la Vila qui m’apprit à chanter.

— Ah ! dit Marko d’un mauvais rire, les Vilas sont perfides. Elle ne t’a rien fait promettre ?

— Avant de partir pour le combat où je t’ai rencontré, elle m’a dit : « Tu es mon pobratime. Promets-moi seulement, si jamais tu entends ma voix, où que tu sois, de venir me trouver au premier appel, comme le frère s’élance vers sa sœur…

— Et qu’as-tu répondu ?

— Je l’ai promis.

— Malheureux ! dit Marko, traître à ton frère d’âme !… Tu l’aimes plus que moi !

— Je l’aime autant, dit Miloch.

À ce moment, on entendit dans les profondeurs de la forêt s’élever la voix puissante de la Vila. Elle clamait : « Miloch, je t’attends… » Et trois fois la voix répéta, comme un écho grandissant : « Miloch ! Miloch ! Miloch ! »

Miloch était devenu pâle, mais son visage s’était transfiguré. Il s’écria :

— Divine sœur, je suis prêt !…

Alors une grande colère, une jalousie notre entra dans le cœur de Marko. Il s’écria :

— Maudite Vila ! Ensorceleuse de l’enfer ! Puisses-tu rester muette à jamais et puisse une avalanche te briser comme un arbre au fond du gouffre !… Tu ne connais pas encore Marko. Je te défie de m’enlever mon frère d’armes !

Cependant, en un clin d’œil, le ciel s’était obscurci. Un nuage noir avait enveloppé la cime du Mirotch. Les forêts frissonnèrent ; la foudre gronda. Un ouragan de grêle passa sur les deux cavaliers : A la lueur d’un éclair, Marko vit la Vila échevelée, les yeux fulgurans, penchée sur Miloch qui l’étreignait. Elle ne fit qu’effleurer son front de ses lèvres en touchant son cœur de sa main. Puis tout disparut dans la bourrasque. Subitement le ciel s’éclaircit, et Marko, qu’un coup de vent avait jeté par terre, vit son frère d’armes inanimé couché dans l’herbe, les yeux ouverts, le front serein, tandis que la Vila disparaissait, comme un cygne blanc, dans un vol de sombres nuages au-dessus des bois.


Alors, s’adressant à son cheval fidèle, Marko éperdu çlama : « Malheur, Charatz, toi mon aile droite, atteins Ravijojla la Vila, et je te ferai poser des fers d’argent, des fers d’argent pur et d’or fondu. Je te couvrirai de soie jusqu’aux genoux avec des glands qui pendent des genoux aux sabots. Je mêlerai de l’or à ta crinière et je l’ornerai de perles menues, pourvu que j’atteigne la Vila qui m’a pris mon frère d’âme. Car il faut qu’elle me le guérisse, il faut qu’elle me le réveille avec les simples et les baumes de la forêt. Que je sois maudit à jamais si je ne puis pas la saisir ! Il faut que je la dompte et que je la terrasse… »

Il se jette sur le dos de Charatz et tous deux s’élancent à travers le Mirotch. La Vila s’enfuit vers le sommet de la montagne, et le cheval galope sans voir ni entendre. La Vila paraît et disparaît comme un éclair dans les branchages. Dès que le cheval l’aperçoit, il bondit dans l’air de trois longueurs de lance, puis de quatre encore. En vain Marko jette après elle sa masse d’or. La Vila fuit toujours.


Les voici enfin sur le sommet de neige. Tout d’un coup, cheval et cavalier s’arrêtent aveuglés d’une lumière éclatante. La Vila se dresse devant eux dans sa gloire, grande comme une déesse. Sur sa couronne d’or brille un globe surmonté d’une croix. Sous les rayons de sa face, Marko tombe à genoux comme foudroyé, et le bon Charatz lui-même plie les genoux et baisse la tête. Calme et majestueuse, la Vila parle au puissant héros de la Serbie :

— Tu pourras longtemps encore faire bondir ton cheval et jeter ta masse d’or après moi, ô Marko, fils de roi, mais tu ne pourras ni m’atteindre, ni me blesser. Tu capterais plutôt l’air et le feu que de saisir la Vila. Je t’avais donné un frère d’armes, mais tu n’as pas su le garder. Tu lui as défendu de m’aimer ; tu l’aimais pour toi seul, non pour lui-même. Je l’ai effleuré de mes lèvres et touché de ma main, afin de rendre son âme à ses ancêtres. C’est auprès d’eux que tu le retrouveras. Le jour seulement où tous les Serbes seront des frères d’âme, vous aurez la victoire. Toi Marko, tu seras fort et redoutable, mais tu seras triste, car tu n’auras plus de frère d’âme. Tu auras le rire à la bouche, et le chagrin dans la poitrine. Tu seras riche et puissant, mais tu seras solitaire et malheureux dans tes pensées, car tu serviras le Turc. Tu feras trembler les autres, mais ton cœur portera des chaînes. Va donc rendre les honneurs funèbres a ton frère d’armes, au pur, à l’innocent. Va pleurer sur ces yeux tendres qui se sont fermés, sur ce cœur hardi qui a cessé débattre. Miloch sera ton regret éternel, ton rêve inaccessible. Car tu suivras ton inéluctable destin. Adieu, Marko, tu ne me verras plus. Mais, souviens-t’en, tu entendras une fois encore ma voix, au jour de ta mort ! »

Quand Marko et son fidèle Charatz se relevèrent dans la neige du sommet, le ciel resplendissait sur leur tête ; mais la Vila avait disparu. Muets et la tête basse, le kraliévitch et son coursier intrépide allèrent rendre les honneurs funèbres au noble Miloch, dans l’église de Prilep, où une foule immense suivit son cercueil.

Telles furent l’adolescence et la jeunesse de Marko. La troisième partie de son existence clôt le triptyque de sa vie et achève de peindre les traits héraldiques de sa figure légendaire. Ce dernier chapitre pourrait s’intituler : Grandeur dans la servitude et Délivrance dans la mort. Plus impétueux et en apparence plus jovial que jamais, le chevalier errant de la Serbie se prodigue et s’éparpille en actions d’éclat, en aventures héroï-comiques, comme pour s’étourdir. Mais la fatalité le ramène à la fin aux pensées altières de sa jeunesse, au-dessous tragique de sa conscience et à la source première de son inspiration, sous la voix mystérieuse et fatidique de la Vila.

Les pesmés ont omis de nous apprendre à la suite de quelles circonstances Marko devint le vassal du Sultan. Mais il est permis de croire que ce fut à la suite des querelles intestines des knèzes qui se liguèrent contre lui, et que, moitié par ambition, moitié par fierté de race, il préféra le service annuel dans l’armée turque à l’asservissement complet du pays. Nous ne le suivrons ni dans ses campagnes avec le Kalife, ni dans ses aventures personnelles où se complaît la fantaisie des gouzlars. Contentons-nous de dire qu’il traite les Janissaires en ennemis et fait trembler le Sultan par son attitude hautaine et ses menaces. Mais dans toutes ces prouesses n’apparaît que le dessus de son caractère. Le fond de son âme ne devait remonter à la surface qu’à la fin de sa vie. De toutes ses campagnes contre les Turcs, Marko vieillissant revenait toujours plus sombre. Tristement il repensait à sa fière jeunesse, au candide Miloch depuis si longtemps enseveli.

Alors Marko se mit à méditer plus profondément encore. Des limbes de sa tristesse, il vit surgir, décevans fantômes, l’image de son frère d’armes perdu et de la Vila, splendide et cruelle vision. N’avait-il pas été coupable envers Miloch ? Oui, il avait été jaloux de l’amour de son frère d’âme pour la déesse des forêts et des airs. Ah ! ces amours mystérieuses qu’il n’avait pas vues, qu’il ne connaissait pas, comme il les enviait, comme elles lui brûlaient encore le sang ! Et cette Vila, cette belle et redoutable Ravijojla, ne l’avait-il pas désirée, lui aussi ? N’avait-il pas voulu la dompter pour en faire son esclave ? Ne l’avait-il pas poursuivie d’une course sauvage jusqu’au sommet du Mirotch, où la Vila lui avait dit des paroles terribles, — terribles et sublimes comme la Vérité ?… Et c’est ainsi qu’il avait perdu à la fois son frère d’armes et son Génie supérieur ! Et depuis, tout allait mal. Ah ! si maintenant il pouvait revoir la Vila, il ne prétendrait plus lui arracher son amant. Il lui demanderait seulement de lui rendre son frère d’âme pour consoler sa solitude. Mais en vain Marko parcourut les forêts. Il n’entendit plus la voix suave et profonde qui se mariait jadis à celle de son compagnon, il ne retrouva pas Miloch. Il parcourut en vain le sommet désert. Il ne vit autour de lui que des pics, des gorges et des abîmes. Il n’entendit que le silence… Tristement, Marko et Charatz s’en revinrent de leur expédition.

Dans la vallée, Marko aperçut une troupe de janissaires à cheval qui lui dirent : « Le tsar des Turcs t’attend. Il veut partir en guerre. » Marko leur répondit : « Allez dire au Sultan qu’il m’attende à Stamboul. Je viendrai quand il me plaira. » Les janissaires furent étonnés de cette réponse, mais ils s’en retournèrent sans rien dire, car ils avaient peur de lui. Resté seul, Marko se dit : « Jamais le Sultan ne me reverra. Je vais me faire ermite sur une montagne lointaine, d’où l’on voit la mer, mais où jamais on ne voit un Turc. » Marko partit donc pour le mont Ourvina. À son grand étonnement, tandis qu’il gravissait la montagne, il vit son cheval, le fidèle Charatz, verser des larmes. En même temps, le héros entendit la voix de la Vila lui dire : « Ton cheval pleure parce qu’il va bientôt se séparer de son maître. Mais toi, gravis la montagne jusqu’à son sommet. Là, tu trouveras une fontaine entre deux pins. Regarde dans cette fontaine, et tu verras quand tu dois mourir. » Mais laissons le gouzlar raconter les derniers momens du héros.

Marko obéit à la Vila et trouva tout comme elle lui avait dit. Quand il se regarda dans la fontaine, il se vit si vieux et si triste qu’à peine il put se reconnaître. Alors, il comprit que l’heure du destin avait sonné et qu’il devait mourir sur-le-champ, et, versant des larmes, il se mit à dire :

« Monde menteur ! O ma belle fleur ! Toi tu étais beau, et moi je t’ai parcouru peu de temps, si peu de temps, à peine trois cents années ! Et le moment est venu où je vais me séparer du monde. »

Alors Marko tira son sabre du fourreau et, s’avançant vers son cheval, d’un seul coup il abat la tête de Charatz.

« Tu ne tomberas pas ainsi aux mains des Turcs, lui dit-il. Et pour eux tu ne feras pas la corvée et tu ne porteras pas l’eau dans les seaux. »

Et, ayant ainsi tué noblement le noble Charatz, il l’enterra près de la fontaine, mieux qu’il n’avait enterré son frère André Miloch.

Il brisa ensuite en quatre son sabre tranchant, de peur qu’il ne tombât aussi aux mains des Turcs, et afin qu’aucun d’entre eux ne pût s’enorgueillir de porter ce qui serait resté de Marko et qu’il ne pût ainsi être maudit par les chrétiens.

Le sabre brisé, il rompit en sept sa lance de guerre et jeta les morceaux dans les branches des pins. Puis, de sa droite, saisissant sa massue noueuse, il la précipita du haut de l’Ourvina dans la mer grise et profonde en prononçant ces paroles :

« Quand cette massue sortira de la mer, tous les enfans seront nés ! »

Quand Marko se fut ainsi séparé de ses armes, il enleva son dolman vert, retendit sur l’herbe au-dessous d’un pin, et, se signant, il s’assit sur le dolman, rabattit le bonnet de martre sur ses yeux et se coucha pour ne plus se relever[3].


La fin de Marko (que les gouzlars font vivre trois cents ans) signifie la fin d’une époque historique, celle des chefs indépendans de la Serbie. Après lui, la Serbie, qui résistait encore, passe sous le joug turc. Elle conserve son âme, ses traditions et son espérance, mais elle va subir un long esclavage, où elle portera le deuil de la patrie perdue dans un isolement complet. Toutes ses gloires passées vont se recueillir au foyer familial et continuent à vibrer sur le mode mineur des gouzlars. De là le ton grave sur lequel est célébrée la mort de Marko. L’ascension de la montagne, le présage lugubre du cheval qui bronche, la voix solennelle de la Vila, le héros qui se dépouille de ses armes, son sabre et sa lance brisés, sa massue jetée à la mer, autant de symboles du destin de la Serbie. cette scène est empreinte, en sa forte couleur, de la majesté des grandes choses qui finissent, et qui, avant de finir, établissent leur bilan et font leur pacte avec l’éternité où elles rentrent. On y entend l’appel de l’homme à l’Eternel et la voix de l’Eternité, qui retombe sur l’homme comme l’écho de la montagne avec la voix du héros disparu.


IV. — LES GUERRES D’INDÉPENDANCE ET LA RESURRECTION DE L’AME SERBE

Après la prise de Constantinople par les Turcs, sous le terrible Mahomet II, les peuples balkaniques furent décapités de leurs seigneurs nationaux. Quelques familles de chefs chrétiens se maintinrent en Albanie et en Herzégovine. En Bosnie, ils se convertirent en masse à l’islamisme pour ne pas périr. En Serbie proprement dite, ils furent balayés, expulsés ou tués. Le Sultan, qui était déjà le souverain de la Serbie tributaire, en devint le tyran et l’exploiteur. Les pachas remplacèrent les voïvodes ; les clefs des villes furent livrées à la redoutable corporation des Janissaires, qui s’y installèrent en maîtres insolens. Tous les villages et toutes les terres furent distribués entre les spahis. Les anciens propriétaires ou raïas se virent dépouillés et descendus au rang de fermiers chargés de lever le tribut. Les paysans travaillèrent comme serfs de la glèbe pour le Grand Turc et ses exécuteurs. Pour se figurer la dureté de ce régime, il faut se rappeler ce précepte de la religion musulmane alors appliqué dans toute sa rigueur : « Toute terre appartient au Kalife, l’ombre et le représentant de Dieu sur la terre, » et la mentalité turque dont le principe est que les croyans sont faits pour commander et les non croyans destinés à travailler pour eux. Les premiers sont les maîtres absolus, de naissance et d’office, les autres des esclaves à tout jamais. Les Turcs peuvent donc réclamer l’honneur d’être les ancêtres de la théorie pangermaniste. Les docteurs en teutonisme, MM. Ostwald et Lasson, qui voudraient faire suer sang et eau à toutes les races humaines pour la grande Allemagne, seule noble et parfaite, seraient dignes d’être élèves des Janissaires de Mahomet II. L’Islam renforce le fanatisme des hommes de guerre par l’idée qu’ils sont seuls en possession de la vraie religion, mais ceux-ci ne peuvent pas se passer des nations infidèles parce qu’ils ont besoin d’esclaves, pour accomplir les travaux inférieurs qu’ils dédaignent eux-mêmes. En Serbie, cette politique sommaire fut appliquée à la lettre. Impôts de tête, impôts sur les champs, sur le bétail, sur les mariages. Quand le cadi arrive pour réclamer la récolte ou l’argent, des janissaires armés jusqu’aux dents marchent derrière lui. Défense aux raïas, comme aux paysans, de monter à cheval. Ce sont choses nobles qui n’appartiennent qu’aux Turcs. Qu’un Serbe chrétien rencontre un Turc, il doit se ranger humblement pour le laisser passer et lui rendre n’importe quel service à son commandement. L’outrage du musulman est permis, celui du chrétien puni de prison ou de mort. Les habitans du pachalik de Belgrade furent contraints de fournir au kalife cent jours de corvée par an. La ville même fut condamnée à lui payer le tribut du sang avec la fleur de la jeunesse, sous forme d’une centaine d’adolescens de quinze à vingt ans, choisis parmi les plus beaux.

Comment un peuple ainsi piétiné a-t-il pu maintenir intacte sa conscience nationale, à travers trois ou quatre siècles, et se trouver prêt un beau jour pour une série d’insurrections qui étonnèrent l’Europe et assurèrent à la vaillante nation son indépendance avec une constitution nouvelle ? — C’est encore la poésie populaire, ce sont les pesmés qui vont nous répondre.

Suivez cette vallée sinueuse, bariolée de maïs et de vignes, qui s’enfonce entre de hautes montagnes boisées. Un village serbe, aux maisons éparses, s’échelonne le long de la rivière et grimpe à travers les prairies et les champs de blé. A la lisière de la forêt, sous un large tilleul, sont rassemblés une trentaine d’hommes et de femmes. C’est le soir. L’ombre grise tombe des cimes et s’appesantit sur la vallée. Les vieillards sont assis sous l’arbre séculaire, les jeunes gens couchés dans l’herbe, les femmes groupées en poses diverses sur des gerbes. La moisson est riche ; pourtant tous ces gens sont tristes, d’autant plus tristes qu’ils sont résignés. Ils ont le sentiment obscur que ces montagnes, ces bois et ce village ne sont pas à eux. Ce moulin, près de la rivière, appartient au spahi. La forge, où brille un feu rouge, où le marteau bat l’enclume avec rage, appartient au spahi. Là-bas, se dresse la tour carrée de l’église. Ses cloches sont muettes et ne sonnent plus depuis des années. Plus loin, c’est le minaret turc. Ah ! cette mosquée maudite, elle appartient au sultan de Stamboul, qui fait trembler le monde et qui règne sur les laboureurs de la montagne, du fond de son palais resplendissant d’or et de pierreries. Ils ne l’ont jamais vu, mais ses janissaires leur volent leur or, leurs moissons et leurs enfans. Les malheureux n’espèrent plus, mais ils rêvent quand même. A quoi ? Ils n’ont pas de refuge. Les forteresses serbes sont entre les mains de l’ennemi, mais on leur a parlé des villes lointaines, au bord de l’Adriatique ; de Scutari la blanche, cité splendide, près d’un lac d’azur éblouissant, puissante forteresse, où vivent des hommes libres, de fiers Albanais ; on leur a dépeint la blonde Raguse, au bord de la mer bleue, où des Serbes savans possèdent des livres anciens, dont les mots magiques opèrent des miracles. Quand ils s’entretiennent de ces villes, leurs noms évoquent dans leur esprit un mirage d’opulence et de beauté. Quand ils y rêvent en silence, leur cœur comprimé par la servitude se dilate. Car là-bas, par-delà ces montagnes abruptes, là-bas est la liberté avec la mer immense, où voguent des navires…

Vient à passer un gouzlar aveugle, conduit par un enfant. On l’appelle, on lui fait manger du pain blanc, on lui fait boire du vin noir. — Que dois-je chanter ? dit-il, en s’asseyant sous le tilleul. — Personne ne dit rien, pour laisser la parole aux vieillards.

Mais ceux-ci penchent la tête. Ils n’osent pas évoquer les héros antiques. Le contraste avec le présent est trop accablant. — Chante-nous la Construction de Scutari, dit une veuve à la figure sillonnée de rides qui semblent creusées par les larmes. Car son mari est mort comme haïdouk et ses fils ont été emportés à Stamboul, dans une razzia pour le Sultan. Le trésor de son cœur, la floraison de sa chair est dans l’antre du monstre !… A l’appel de la veuve, le gouzlar entonne l’étrange légende de Scutari :


Trois frères bâtissaient la ville, le roi Voukachine, le despote Ougliecha. Le troisième était Goïko. La ville qu’ils bâtissaient était Scutari sur la Boïana. Durant trois ans, ils y travaillèrent avec trois cents ouvriers sans pouvoir poser les fondations et moins encore sans pouvoir élever les murailles. La Vila renversait la nuit tout ce qu’ils avaient élevé le jour.

Au commencement de la quatrième année, la Vila cria du haut de la montagne : — Roi Voukachine, ne te tourmente pas et ne consume pas tes richesses, à moins de trouver Stoïa et Stoïan, le vrai frère et la vraie sœur, et de les murer dans les fondations. Celles-ci pourront ainsi se soutenir, et il te sera donné de bâtir la ville.


Le roi Voukachine fait faire des recherches partout. Il veut acheter à prix d’or le couple merveilleux. Mais on ne trouve nulle part ces exemplaires d’humanité parfaite, le vrai frère et la vraie sœur. Alors la Vila propose un autre moyen. Qu’on emmure dans les fondations l’une des épouses des trois frères, celle qui apportera demain le repas aux ouvriers, et l’on pourra bâtir la ville. Les trois frères se jurent de cacher le secret terrible à leurs femmes et de s’en remettre au hasard pour décider laquelle subira le destin fatal. Artificieusement les deux belles-sœurs persuadent à la femme de l’intègre Goïko, qui a tenu son serment, de faire la course à leur place. L’innocente épouse tombe dans le piège sans se douter de rien. Ainsi la meilleure, la femme du pur, la plus aimante et la plus aimée, devient la victime propitiatoire.,


Les deux beaux-frères de Goïko s’emparent de leur belle-sœur, la prennent par ses blanches mains et la font emmurer dans la forteresse.

La svelte femme souriait, croyant que c’était un jeu.

Les ouvriers maçonnèrent jusqu’à la hauteur du genou. Elle souriait toujours.

Quand ils vinrent à la hauteur de la ceinture, pierre et bois commençant à la serrer, elle comprit le malheur qui l’attendait. Avec un gémissement amer, pareil au sifflement du serpent, elle se mit à implorer ses beaux-frères : — Si vous croyez en Dieu, ne me faites point, jeune comme je suis, enfermer dans ce mur.

Mais ses prières sont vaines, car ses beaux-frères ne la regardaient même pas.

Alors elle s’adressa à l’architecte : — Mon frère en Dieu, laisse une ouverture devant ma poitrine, et par-là tire mes blanches mamelles, afin que puisse s’y allaiter mon petit Yova.

L’infortunée implore encore une fois l’architecte : — Laisse une ouverture devant mes yeux, afin que je puisse voir jusqu’à ma blanche maison, quand on m’apportera Yova et qu’on le remportera.

Ainsi elle fut enfermée dans la muraille. Durant une semaine, elle allaita l’enfant qu’on lui apportait dans son berceau. Ensuite sa voix s’éteignit. Mais l’enfant trouva toujours sa nourriture et elle l’allaita durant une année entière.

Comme il en fut alors, il en est encore aujourd’hui. Là coule toujours une source qui, chose merveilleuse, est un remède pour la mère privée de lait.


Lecteur savant et sceptique, lectrice sensible et subtile, vous souriez sans doute de ces superstitions naïves. Ces contes cruels, ces imaginations bizarres vous attristent et vous déconcertent. Mais regardez ces paysans appuyés sur leurs bêches, et ces femmes qui pleurent sur leurs gerbes renversées. Un sentiment douloureux et puissant les traverse. Certes ils seraient incapables de le formuler. Ils ne se rendent pas compte du symbolisme instinctif du gouzlar, pas plus qu’il ne s’en rend compte lui-même. Ils ne savent pas que toute grande œuvre exige, à son origine, un grand sacrifice et que les âmes candides et pures sont seules capables de l’accomplir. Mais ils le sentent dans le fond de leur cœur, parce que, malgré leur apparente résignation, ils espèrent et croient à la délivrance. La tendre épouse sacrifiée du pauvre Goïko est pour eux le spectre émouvant de la patrie emmurée depuis des siècles dans ses forteresses par un ennemi implacable. Et pourtant elle existe toujours et nourrit mystérieusement ses enfans qui ne la voient plus. Et la voix du chanteur aveugle qui l’évoque est pareille à la lampe solitaire qui brûle là-bas devant l’iconostase, dans le sanctuaire de l’église déserte.


Tant que le cœur proteste, l’homme n’est pas vaincu ; la révolte silencieuse de l’âme prépare celle des bras. Tant qu’il y a des rebelles chez un peuple asservi, subsiste l’espoir de l’affranchissement. Les haïdouks ont joué, dans l’histoire des Serbes, le rôle des anciens klephtes grecs, des Armatoles et des Souliotes, sans lesquels la Grèce moderne n’eût pas conquis son indépendance. Quand un paysan ou un raïa serbe en avait assez des vexations turques, il allait rejoindre les haïdouks de la montagne. Ces aventuriers, qui vivaient de rapines, n’étaient pas cependant de vulgaires brigands, mais des bandits patriotes. Ils avaient leurs lois, leurs traditions et leur costume. Ils tenaient à leur code d’honneur et comptaient parmi eux des gentilshommes authentiques. On les voyait se rassembler au printemps, « alors que la forêt s’est revêtue de feuilles et la terre d’herbe et de fleurs et que les loups hurlent dans la montagne. » Ils se tenaient tous pour des héros et avaient grand air avec leur culotte bouffante de drap bleu, leur dolman vert, leur plastron argenté et leur bonnet de soie à la houppe retombant gracieusement sur l’épaule. Le long fusil, le grand couteau et les deux pistolets fourrés dans la ceinture ne les quittaient jamais. Ils attaquaient les janissaires, pillaient les marchands musulmans, vengeaient les populations maltraitées par l’officier turc et ses pandours. Ils vivaient en rapports intimes avec les habitans des vallées, qui les cachaient au besoin chez eux. Souvent les Turcs leur donnaient la chasse dans leurs repaires. Alors il fallait se défendre derrière les rochers et les sapins. Beaucoup d’entre eux rejoignaient leurs quartiers d’hiver en automne et reprenaient leur vie normale. Tel qui avait fait le coup de feu pendant six mois redevenait pâtre ou laboureur. Ils étaient généralement gais et fringans. « Combien la vie du haïdouk est belle, dit une cantilène. Il vit au sommet des montagnes, près du ciel et du brillant soleil. Là flottent dans l’air les Vilas des brumes, assises sur des nuages d’or. Là l’homme ne connaît point de maître, et ne craint rien que Dieu. Que la vie du haïdouk est belle ! »

Mais ce ne sont là que les heures ensoleillées d’une vie coupée de sombres aventures. Car il ne s’agit pas toujours de « boire du vin frais dans la verte forêt où il y a cerfs et biches. » C’est une rude existence de privations et de périls incessans. Si l’on est pris par les Turcs, elle finit par des tortures affreuses, pires que la mort. Un chef de haïdouks dit à ses recrues que, pour braver les supplices qui les attendent, il leur faudra un courage pareil à celui d’un bélier écorché vif qu’on lancerait dans un buisson d’épines. Il n’en veut pas à ceux qui ne pourraient pas supporter ces horreurs sans crier, mais il les prie de rentrer chez eux. Car il s’agit avant tout de soutenir l’honneur des haïdouks. Pourtant le ton général de ces chansons est joyeux, gaillard et d’une crânerie parfois ironique. Les haïdouks nous montrent l’âme nationale, encore instinctive et à demi consciente, éparpillée en une foule de révoltes individuelles. Mais le moment devait venir, où, sous le coup de la dure nécessité et par la volonté d’un homme, toutes ces étincelles se joindraient en un feu unique et rejailliraient du sol natal comme la gerbe d’un vaste incendie, avec la flamme claire d’un immense enthousiasme.

Dans l’épopée de Kossovo et dans la légende de Marko, nous avons vu l’action devenir poésie ; dans les guerres d’indépendance, nous voyons la poésie redevenir action.


Nous sommes en 1804. De grands changemens se sont produits dans le gouvernement de la Turquie. Des pachas, jadis tout-puissans, le pouvoir était tombé aux mains des Janissaires, ces prétoriens de la Turquie, formidable oligarchie militaire, la plus insolente des soldatesques. Grâce à eux, les kalifes avaient tout balayé sous leur char de triomphe meurtrier. Mais voici que maintenant ces exécuteurs des hautes œuvres se retournaient contre leurs maîtres, bravant les pachas et le Sultan lui-même. Leur centre, en Serbie, était Belgrade, d’où ils terrorisaient le pays, sous le nom de dahis (chefs élus par eux-mêmes), se proclamant propriétaires du sol, dépouillant les raïas de leurs biens, assassinant leurs knètes (ou maires) sur les grandes routes et jusque dans leurs demeures. Ils projetaient le massacre général des derniers Knèzes (ou seigneurs indépendans). Ce fut le signal de la révolte.

Georges Petrovitch, appelé Kara-Georges ou Georges le Noir par les Turcs, à cause de son teint basané et de la peur qu’ils en avaient, était un homme du peuple dans toute la force du terme. Riche marchand de bestiaux, il vivait sur sa terre de Choumadia, entourée d’immenses forêts, au milieu de ses nombreux bergers qu’il commandait en souverain. Même quand il devint chef de la Serbie, il ne quitta jamais sa vieille pelisse et son pantalon bleu. Simple et généreux, mais sujet à de terribles colères, il était connu pour sa droiture et son courage indomptable. Ayant été haïdouk, il avait déjà reçu le baptême du feu. Les Turcs le craignaient comme un homme déterminé et capable de tout, en cas de révolte. Mais il était sur ses gardes. En voyant venir de loin les soldats turcs chargés du meurtre, il se jeta dans la montagne avec ses bergers, ne laissant aux bourreaux que son bétail. Quelques jours après, le mot d’ordre suivant courait la Choumadia : « Mort aux soubachës (juges suppôts des janissaires). Les femmes et les enfans aux bois ; les hommes et les fusils à la montagne. » A cet appel, le pays entier répondit : « Kara-Georges est avec nous, aux armes ! » En quinze jours, les Turcs furent chassés des villages ; toute la population musulmane se réfugia dans les forteresses et les chefs désignés pour le carnage par les Turcs de trouvèrent à la tête d’une armée. On remarquait les premiers hommes du pays : Kourtchia et Véliki, haïdouks de profession, Jacob Menadovitch et Luka Lazarevitch, riches propriétaires. Devant la troupe de ce dernier, marchait un pope à longue barbe, tenant la bannière. Ils nommèrent Kara-Georges « commandant de la Serbie. » Ainsi commença l’insurrection d’où devaient sortir l’indépendance de la nation et la dynastie qui la gouverne encore aujourd’hui. Ce ramassement subit de la conscience nationale, cette organisation instantanée de la résistance est peut-être un fait unique dans l’histoire et prouve une accumulation prodigieuse d’énergie et de volonté dans cette race. Avoir su conserver la tradition pendant quatre siècles d’esclavage et rebondir en un seul jour, voilà son privilège et son honneur.

Les péripéties sanglantes de cette lutte, qui dura huit années (1804-1812) et qui mit en ébullition toutes les forces de ce vaillant peuple, ont été racontées par de nombreux historiens[4]. Je ne rappellerai ici que les événemens décisifs, qui eurent une répercussion dans la poésie populaire anonyme. Ce fut d’abord la superbe défense devant Tchoketchina, où deux cents haïdouks se firent tuer pour arrêter les troupes du pacha Békir. L’indocile haïdouk Kourtchia voulut abandonner la place. « Eh ! disait-il, laissons les Turcs détruire ces murailles. On rebâtit un monastère brûlé. On ne ressuscite pas un homme mort. »

Le knèze Jacob Nénadovitch lui répondit alors : « Crois-tu donc que la semence des hommes doit périr avec toi ? » Grâce à cette bataille, qu’on a nommée les Thermopyles de la Serbie, Kara-Georges put mettre le siège devant Belgrade et s’emparer de la ville, après maintes attaques et contre-attaques. Les dahis en fuite furent massacrés sur le Danube. Napoléon s’étonna de cette victoire. L’Europe s’en réjouit ; elle assistait à la renaissance d’un peuple. Quant au sultan Sélim, il trembla et voulut négocier avec le vainqueur. Mais Kara-Georges convoqua une assemblée de tous les Serbes, où les hospodars de Valachie et de Hongrie avaient leurs représentans. Dès la première séance, le Sultan accorda à Kara-Georges le titre d’obernèze de la Serbie, à la condition que son peuple mit bas les armes. Il faisait dire aux Serbes par son émissaire : « Maintenant justice est faite ; retournez dans vos maisons ; vos troupeaux et vos charrues vous attendent. »

Cela voulait dire : « Vous m’avez débarrassé de mes pires ennemis, les Janissaires. Je vous pardonne, à la condition que vous redeveniez mes esclaves. » Sélim offrait la paix turque aux Serbes, comme aujourd’hui Guillaume II offre la paix allemande à l’Europe. La réponse de Kara-Georges fut une nouvelle proclamation au peuple qui disait : « A partir d’aujourd’hui les Serbes ne paieront plus d’impôt au divan ; assez longtemps le joug turc a pesé sur les chrétiens. Nous expulserons de leurs repaires les derniers dahis et nous nous emparerons de leurs forteresses. » Sans attendre la réponse du Sultan, Kara-Georges recommença la guerre, força les citadelles, tailla en pièces les bataillons ennemis. Alors la voix des gouzlars s’éleva pour célébrer le réveil de l’âme slave dans les Balkans :


Quand le soleil de la Serbie brille dans les eaux du Danube, le fleuve semble rouler des lames de yatagans et les fusils resplendissans des Monténégrins : c’est un fleuve d’acier qui défend la Serbie Il est doux de s’asseoir sur la rive et de voir passer les armes de l’ennemi. — Quand le vent de l’Albanie descend de la montagne et s’engouffre dans les forêts, il en sort comme des cris de l’armée des Turcs en déroute, et ce bruit est bien doux à l’oreille des Serbes affranchis. — Mort ou vivant, oh ! qu’il est doux après le combat de reposer au pied du chêne qui chante la liberté !


Sur le trône des kalifes, à l’hésitant Sélim avait succédé le terrible Mahmoud. Après la hyène, le tigre. Du cœur de l’Asie, Mahmoud rassemblait une armée innombrable et faisait fondre canons sur canons. Toutes les vieilles cloches de Serbie et du Monténégro se mirent en branle. Kara-Georges fit dire des prières dans toutes les églises et lança au peuple une proclamation enflammée. Kara-Georges avait conçu un plan hardi : raser toutes les forteresses et concentrer ses troupes au centre du pays, dans la Choumadia. C’était le seul salut possible, mais ses deux meilleurs amis s’y refusèrent. Le dictateur dut céder. Il envoya Sima sur la Drina, Mladen à Delegari. Lui-même se posta à Sagodina avec le gros de l’armée. Cette division des forces fut la perte de Kara-Georges et la perte de la Serbie pour une série d’années. La défense désespérée de Negotin par Véliko nous apparaît comme le dernier éclair de ce règne héroïque et tragique. Véliko était le plus fier des haïdouks. Aimant la guerre pour elle-même, il avait formé ce vœu téméraire : « Je demande au ciel que la Serbie soit en guerre avec les infidèles tant que je vivrai. Elle aura bien le temps de faire la paix après ma mort. » Le destin accomplit son désir. Après une série de sorties, d’une folle hardiesse, où il traversa les lignes ennemies, au galop de son cheval, sabre aux dents et pistolets aux poings, il mourut coupé en deux par un boulet de canon, sur les murs de la ville et eut encore le temps de dire en rendant le dernier soupir : « Tenez ferme ! »

Les destinées terrestres sont rarement complètes. Kara-Georges n’eut pas la chance d’une aussi belle mort. Negolin emportée, Sima battu, Mladen écrasé, Georges Pétrovich n’avait plus qu’à mourir à la tête de ses troupes. Ne le sut-il ou ne le voulut-il pas ? Fut-ce par faiblesse ou par prudence ? Fut-il saisi de désespoir en voyant s’écrouler la constitution nationale qu’il avait édifiée avec tant de peine ? Ou bien, ce qui est plus probable, ne songea-t-il qu’à se réserver pour les revanches futures en repassant la Save et en se réfugiant en Hongrie ? « Où es-tu, Kara-Georges ? » ce cri courut par la Serbie. Par la disparition de son chef, dans le vertige de la déroute, la nation se sentit accablée sous son désastre. Quoi qu’il en soit, l’histoire n’a pas le droit de juger, sur un jour d’accablement, un homme qui a fait de si grandes choses. Le gouzlar inconnu, qui lui a dédié une pesma, l’a senti avec la délicatesse profonde de l’âme serbe. Comme à toutes les heures décisives, le poète invoque la Vila, le génie national.


La Vila pousse des cris du sommet du Roudnik, au-dessus de l’Iacénitza, le mince ruisseau. Elle appelle Georges Pétrovich de Topola dans la plaine : « Insensé, où es-tu en ce jour ? Tu ne vois donc pas que les Turcs ont envahi le pays… ? » Mais la Vila se reprend et s’écrie : « Fuis, Georges, malheur à ta mère ! Véliko a succombé, Miloch a été battu. Fuis, n’espère en personne ! Georges, retire-toi en terre étrangère ! » Et Georges se retira dans la Sirmie, et il s’écria : « Ma sœur en Dieu, Vila de la Save, salue de ma part la Choumadia, et mon parrain le knèze Miloch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb, assez de pierres tranchantes de Silistrie… »


Le chanteur populaire se fait ici l’écho de l’âme nationale, de ses reproches, de ses regrets, de son pardon final et de sa reconnaissance immuable au héros qui l’a réveillée. Avant lui, la Serbie n’était qu’une nation enchaînée, rêvant d’un passé grandiose, comme une reine réduite en esclavage. Kara-Georges la délivra et la dressa comme une Bellone superbe. Deux fois encore on pourra la désarmer et lui mettre un bâillon. Au premier appel de la Vila, elle sera toujours prête à rebondir comme une Minerve armée.


Il nous reste à esquisser la dernière évolution de l’âme serbe, telle qu’elle s’est manifestée dans la seconde moitié du XIXe et au commencement du XXe siècle. Ce coup d’œil nous permettra de constater un phénomène qu’on a rarement pu voir de près, phénomène aussi mystérieux qu’attachant, et qui ressemble à l’éclosion du papillon dans la chrysalide. Chez le peuple, l’obscur instinct national devient conscience lucide ; chez l’élite, la poésie anonyme se cristallise en poésie individuelle. D’évocatrice du passé, elle se fait de plus en plus éveilleuse du présent et prophétesse de l’avenir. Enfin, dans les fantaisies guerrières de l’ancien style épique ramassé, comme dans les envolées impétueuses du nouveau style lyrique, on voit se dessiner en contours plus accentués un génie national dont les ailes naissantes aspirent à un haut idéal humain.

Le règne de Miloch Obrénovitch, qui succéda à Kara-Georges, marque l’entrée de la Serbie dans la politique européenne. Ce fut une phase nécessaire, moins héroïque que l’autre, pleine de complications et de troubles, de chutes et de sursauts. Aux anciennes discordes des voïvodes et des knèzes, qui se disputaient la souveraineté, ont succédé les menées des partis qui s’arrachent le pouvoir. Il en résulte un obscurcissement momentané de la conscience nationale, sous l’envahissement de la civilisation européenne. De là aussi une éclipse de la force créatrice en poésie. Ah ! comme elle respirait jadis librement dans la vie patriarcale des campagnes, au foyer des villages, dans les champs et les forêts où passait le haïdouk, où chantait le gouzlar ! Maintenant les villes dominaient et faisaient l’opinion. L’étranger qui les visitait, à la fin du XIXe siècle, se demandait parfois si l’antique Serbie vivait encore au milieu des intrigues de cour et des trames sourdes des partis. Mais il y avait dans ces villes des vieillards maigres comme des squelettes, aux faces émaciées, aux yeux fatigués, mais luisans comme des poignards ternis dans leurs gaines. Ils vivaient à l’écart et se promenaient, sombres et silencieux, comme des fantômes. Ils ne comprenaient rien à la vie moderne, mais en eux vivait toute la tradition. Car ils avaient combattu, pendant leur jeunesse, dans les grandes guerres de libération. Ils ne disaient plus rien, ils ne chantaient plus les vieilles cantilènes qu’ils savaient pourtant par cœur. Car n’est-il pas honteux de chanter quand une noble nation semble avoir perdu sa fierté ? Mais, lorsque ces revenans d’un autre âge prononçaient le nom de Stéphane Lazare ou de Marko Kraliévitch devant les enfans curieux et craintifs qui les admiraient en tremblant, on eût dit qu’un grand passé ressuscitait sous l’éclair de leur regard.

C’est un de ces vieillards que met en scène une des plus belles pesmés, dans une sorte de ballade moyenâgeuse, sous la figure du Voïvode Doïtchine.


À Salonique, la blanche cité, le voïvode Doïtchine tombe malade. Et durant neuf longues années la maladie le terrasse.

Salonique ignore tout de Doïtchine. On croit qu’il n’est plus vivant.

Le bruit de ce trépas s’est répandu au loin, jusque dans le pays des Maures, il parvient au Maure Ouço, qui sur-le-champ selle son cheval noir et se dirige vers Salonique.

Arrivé devant la blanche cité, Ouço dresse sa tente au milieu d’une vaste plaine. Puis il demande qu’on fasse sortir des champions pour se mesurer avec lui et soutenir le combat en braves.

Mais Salonique n’a plus de braves à envoyer contre Ouço. Il y avait Doïtchine, mais il est devenu infirme. Il y avait aussi Douka, mais son bras est malade. Il reste Ëlie, adolescent naïf, qui n’a jamais livré, ni même vu de combat, et qui pourtant fût sorti, si sa mère ne l’en eût empêché.

Le noir Maure Ouço, voyant qu’il n’y avait plus à Salonique de champions pour le combattre, imposa une contribution à la ville : chaque maison devait lui envoyer un mouton, une fournée de pain blanc, une charge de vin noir, une coupe d’eau-de-vie, ainsi que vingt jaunes ducats et une belle fille, vierge ou nouvelle mariée encore sous la garde du déver.

Le tour vint de la maison de Doïtchine. Or l’infirme n’avait auprès de lui que sa fidèle épouse et sa sœur bien-aimée, Iélitza. Les deux malheureuses rassemblent le tribut, mais Iélitza, ne voulant pas porter le tribut et s’offrir elle-même, s’assit près du lit de Doïtchine, et ses larmes tombèrent sur le visage de son frère. L’infirme revint subitement à lui et se mit à dire : « Ma maison, que le feu te brûle ! Voici l’eau qui te traverse si promptement ! Et je ne pourrai même pas mourir en paix !

— O mon frère, Doïtchine, ce n’est pas de l’eau qui traverse ta maison, mais ce qui te mouille, ce sont les larmes de ta sœur.

— Qu’y a-t-il donc, ma sœur, au nom de Dieu ? répliqua Doïtchine, de quoi manquez-vous ? De pain blanc ou de vin noir, d’or jaune ou de blanche toile ? N’as-tu plus rien à broder ?

Iélitza lui dit la vérité. Alors le vieux brave s’écrie :

— Angélia, mon épouse fidèle, mon alezan est-il encore vivant ? Va chercher ce robuste coursier et conduis-le chez mon pobratime, Pierre le maréchal, et demande-lui de le ferrer à crédit. J’irai combattre le noir Maure, ce combat dût-il être mon dernier combat !

Angélia obéit, mais le maréchal répond :

— Angélia, je ne ferre point les chevaux à crédit, à moins que tu ne veuilles m’abandonner tes yeux noirs pour que je les baise.

J’attendrai ainsi que ton mari soit de retour et me paie de mon travail.

Angélia s’emporte comme un feu vivant et de reprendre le cheval non ferré et de le ramener à Doïtchine.

Alors le voïvode, indigné, se fait hisser sur son cheval par les deux femmes, serrer les cuisses jusqu’aux côtes avec une toile, de crainte que ses os ne se déplacent et ne glissent les uns sur les autres. Le bon alezan reconnaît son maître et traverse la rue en bonds prodigieux. Doïtchine tue le Maure en combat singulier et lui tranche la tête. Puis il rentre dans la ville, au galop de son alezan.

De toute la cité une clameur immense s’élève : « Salonique est délivrée ! » Les rues sont en fête, les fleurs pleuvent, le peuple pousse des cris de joie. Mais Doïtchine traverse la foule au galop, l’œil sombre, droit comme sa lance, sanglé dans sa toile, sur son cheval de guerre. Et partout court ce cri :

— Qui donc est ce brave ? Est-ce un revenant ? Est-ce un de nos aïeux ?

Mais personne ne le reconnaît, car tous le croyaient mort. Seul l’adolescent Élie, celui qui voulait combattre, le salue et s’écrie :

— C’est lui ! C’est Doïtchine le voïvode ! Il est ressuscité !

À ce moment, Doïtchine entrait chez sa sœur et sa femme et leur disait :

— Iélitza, ma sœur chérie ! Angélia, ma femme bien-aimée ! L’infâme Ouço et le traître forgeron, châtiés de ma main, sont morts tous les deux. Salonique est libre… Vivez en paix !…

Ayant ainsi parlé, le voïvode Doïtchine rendit l’âme.


Une fière image nous apparaît dans cette cantilène, des vieillards qui se souviennent et des héros qui veillent dans les villes endormies. La rude figure de Kara-Georges nous a montré, en un personnage réel, historique, le héros libérateur sortant de la masse anonyme, une concentration de l’âme nationale en un seul homme. Dans le personnage de Doïtchine, le chanteur populaire semble apercevoir un ressuscité du temps jadis, un réincarné des grands jours de Kossovo. Lord Byron s’est écrié devant les tombes des combattans de Marathon : « Rendez-moi une seule de ces âmes, et je ressusciterai toutes les autres ! » Des âmes de cette trempe se sont trouvées tout au long de l’histoire serbe, mais particulièrement en ces derniers temps. Le songe poétique du gouzlar s’est réalisé en des centaines d’exemplaires dans les récentes guerres balkaniques comme dans la guerre actuelle. Le 20 octobre 1912, les Serbes, unis aux Grecs et aux Bulgares, défirent leur ennemi commun à Kossovo, et l’on put voir les Turcs jetant armes et drapeaux sur ce même champ des merles, où, cinq cents ans plus tôt, l’empire serbe avait été écrasé. On raconte qu’alors l’armée serbe tout entière s’agenouilla pour baiser l’endroit où était tombé jadis son roi, Stéphane Lazare. Un colonel ayant pris la terre dans ses mains pour la poser sur sa poitrine, les soldats l’imitèrent en disant : « Mon colonel, nous pouvons mourir ! Osvetchevo Kossovo ! Kossovo est vengé. » Il semblait alors que les espérances séculaires de la Serbie venaient de s’accomplir, comme par miracle, en un seul jour. Des luttes nouvelles, que prévoyaient quelques-uns, mais qui surprirent l’Europe, ignorante des rivalités des races balkaniques, exploitées par la convoitise des empires de proie, des épreuves plus terribles que toutes les autres attendaient encore ce vaillant peuple. Mais l’unité morale de la Serbie, scellée par cette victoire, trouva son expression dans une pesma intitulée : le Réveil de la Vila, et qui ressemble à un dialogue entre l’âme individuelle, déjà réveillée, et l’âme collective, qui parle par la poésie populaire.


Sur le rocher de Sara, depuis cinq cents années, drapée de longs voiles de deuil, la Vila Ravijojla pleurait.

Depuis la mort de son cher pobratime, depuis la mort du héros Marko, elle ne cessait de verser des larmes, et un cercle d’angoisse ceignait sa poitrine. Durant cinq cents années comptées, elle est constamment restée ainsi, la pensée repliée sur la pensée.

Mais voici que, pareil au bruit, de la mer, un long murmure a couru dans les roches, et une voix s’est élevée clamant :

— Regardez, regardez, ô Vilas mes sœurs ! Regardez les Serbes vaillans ! Fusils, canons, chevaux de fer, guerriers, gagnent bataille après bataille. Les cadavres turcs ont comblé les tranchées, les Turcs vivans ont fui sans tourner la tête…

La Vila Ravijojla a levé la tête. Les vallées étaient pleines d’une grande foule armée. Et cette foule en armes chantait :

— Grâces en soient rendues à Dieu, seul vrai Dieu ! Nous portons la paix et la liberté dans les plis de notre glorieux drapeau. Aux exilés nous rendrons une patrie et nous saurons réchauffer les cœurs refroidis des esclaves. Nous reprendrons tous les monastères, les monastères de nos anciens patriarches, et les villes où nos pères furent heureux. Nous boirons les eaux de la Bistritcha. Un soir, nous nous trouverons dans Prizrend, Prizrend où fut jadis le trône de nos rois ! Et après avoir prié Dieu, au grand matin, nous monterons sur les murs de Prizrend. Que partout les canons tonnent ! Tout ce que le Serbe veut, il l’obtient, car le Serbe est un héros depuis des siècles.

… En entendant ces choses, la Vila Ravijojla s’est dressée. Elle a rejeté ses longs voiles de deuil, et sa bouche a ri d’un rire éclatant :

— La joie vient de réveiller mon cœur. Il est brisé le cercle de l’angoisse, le cercle triste qui ceignait ma poitrine.


L’entrée de la Serbie dans la guerre mondiale, sous le coup de foudre de la guerre de 1914, marque la dernière phase de son développement national, phase capitale, à la fois tragique et sublime et qui sera sans doute la plus féconde de toutes pour l’avenir, en dépit de tous les désastres qu’elle causa à cette nation héroïque et fidèle. Premier prétexte et premier enjeu de la grande guerre, la Serbie partage avec la Belgique l’honneur d’avoir été la première attaquée par les deux empires de proie. De ce fait, elle entra de plain-pied et au premier rang dans la nouvelle fédération spontanée des peuples libres de l’Europe, qui combattent ensemble pour la justice et les droits de tous les autres. Par-là, sa conscience nationale s’est élargie à la conscience européenne. L’héroïsme jusqu’au martyre, la fidélité à la parole donnée, telle fut sa devise. A la plénitude de sa résurrection nationale, accomplie au XIXe siècle, elle devait joindre, au XXe, la couronne rayonnante de la pure humanité, mais, hélas ! au prix de quelles souffrances ! Tout le monde sait avec quelle magnifique énergie elle soutint les deux premiers chocs de l’Autriche, jusqu’à l’étonnante victoire de Kolubara ; comment ensuite la félonie bulgare la livra à l’atroce vengeance des Austro-Allemands jusqu’à l’effroyable exode de tout un peuple à travers les neiges de l’Albanie ; comment enfin le courage indomptable de ce peuple en exil lui valut, avec l’aide des Alliés et surtout de la France, la reconstitution de son armée, la rentrée dans la lutte commune et un commencement de réparation par la reprise de Monastir.

Aujourd’hui nous en sommes arrivés au point le plus aigu et le plus décisif de la lutte mondiale. Aujourd’hui seulement la solidarité de tous les Alliés pour une cause unique, leur pacte indissoluble sous une idée maîtresse s’impose dans toute sa force, avec la nécessité inéluctable et la majesté d’une loi providentielle. La cause de chacun des peuples insurgés contre l’oppression teutonique est devenue celle de tous, et la victoire de tous la condition indispensable du salut de chacun d’eux. Il n’y a plus de liberté possible pour les grandes Puissances sans la libération des petits peuples qu’ils ont mission de défendre. Un seul d’entre eux, livré au joug germanique, les déshonorerait tous et les condamnerait moralement à périr. Pour nous rendre compte du sérieux tragique de la situation où nous nous trouvons, des devoirs sacrés qui nous incombent et de l’espérance invincible qui nous appelle à la lutte suprême, c’est encore un chant serbe qui peut nous servir de clairon et de flambeau. Et cette fois-ci ce n’est plus un gouzlar anonyme qui parle avec le vague instinct des foules, c’est un poète conscient qui prononcera le verbe nouveau en son propre nom et au nom du peuple qu’il représente. C’est Jovan Jovanovitch. Il est vrai que ce poème date déjà d’un certain nombre d’années et que son auteur est mort. Mais, outre qu’il est puissamment inspiré, il s’applique mieux au présent et même à l’avenir qu’aucun autre. Ecoutons religieusement cet hymne prophétique.


LES TOMBEAUX GLORIEUX DES AÏEUX
Poème de Jovan Jovanovitch[5].

Celui qui désirera se retourner
Et regarder d’un regard perçant
Ces tombeaux glorieux
Chemins de l’histoire,
Celui-là pourra entendre
Comment, de siècle en siècle,
Le grand-père a crié au petit-fils,
Le père au fils, et le soldat au soldat :
« De là où j’ai dû m’arrêter, tu partiras,
Ce qui me fut impossible, tu le pourras.
Où je n’ai pas su parvenir, tu parviendras.
Ce que j’ai commencé, tu le termineras.
Et nos dettes, tu les acquitteras. »

Ce sont des voix et des paroles
Qui sont la parure du passé
Et qui sortent de ces tombeaux glorieux.
Elles rattachent par leur tonnerre
Et par une puissance céleste
Les siècles aux siècles
Et les hommes aux hommes.
De chaque tombeau glorieux
Comme de chaque étoile du ciel
L’histoire raconte ce qui suit :
— Voilà donc une génération,
Une génération jeune et ardente,
Bourgeons nouveaux de l’arbre antique,
Fleurs nouvelles sur les tiges anciennes,
Cœurs juvéniles et âmes blanches,

Purs héritiers du feu sacré ;
Toute cette jeunesse s’est réunie là
Pour s’entretenir avec la tombe.


Dans le dialogue suivant, c’est toujours un mort qui répond aux questions inquiètes d’un vivant.


« Toi aussi, frère cher, te voilà sur le sol ?
— Non, tant que vous durerez.
« La lutte fut-elle assez cruelle ?
— Essayez. C’est merveilleux.
« Que voulais-tu ? Où dirigeais-tu tes pas ?
— Là où il faut parvenir
« La foi est-elle aussi solide ?
— Toujours plus solide que le tyran.
« Nous sommes peu qui oserions.
— Une force immense vous poussera.
« L’un de nous tous atteindra-t-il le but ?
— Jamais celui qui aura des doutes.
« Et quels étaient ces géans
— Qui te poussaient toujours en avant
— Et qui te donnaient leur vigueur
— En même temps que des ailes ?

— C’était l’Idée !
Sans elle, il est impossible, le vol
Au-dessus des sombres nuages.
Sans elle, c’est le sommeil
Et c’est la chute rapide.
Sans elle, le monde est une tombe sans fleurs,
Une existence vide, une jeunesse sans espoir.


CONCLUSION

Nous voici donc parvenus avec l’âme slave sur un haut sommet, d’où la vue plonge aux profondeurs et parcourt un vaste panorama. Serait-ce la cime de neige vers laquelle le héros légendaire Marko Kraliévitch s’élança jadis d’un si fougueux galop sur son cheval, le fidèle Charatz, par-dessus un chaos de rochers et de fondrières, et où la Vila lui parla d’une voix si solennelle ? Mais la cime glacée s’est changée en verte pelouse qu’émaillent les fleurs éclatantes des sommets, calices jaunes des crocus et gentianes étoilées d’un violet profond. De cette cime, où nous emporte le poète, où n’atteignent pas le cri infernal du carnage et la trombe des obus, mais où la lumière du ciel semble vouloir étreindre et pénétrer la terre montueuse aux mamelles innombrables, il nous est permis d’embrasser le passé d’un seul coup d’œil et peut-être d’entrevoir un coin de l’avenir. Essayons donc de regarder en face le soleil levant de la Vérité que le poète serbe a vue sortir des tombeaux de ses ancêtres et de cueillir avec lui cette fleur merveilleuse de l’Idée, qu’il a vue surgir des champs de bataille et de leurs lacs de sang, mais qui s’épanouit plus lumineusement encore dans cette haute solitude.

Par l’histoire du peuple serbe et de l’âme slave, nous avons vu germer et grandir successivement ces trois idées : la puissance des morts sur les vivans ; la force créatrice de la fraternité d’armes, et l’union organique des peuples dans un haut idéal humain. Nous avons vu ces idées s’engendrer l’une l’autre par une sorte de végétation spontanée, comme on verrait un narcisse se transformer miraculeusement en un double iris et celui-ci se métamorphoser en un arbrisseau de roses multicolores.

Violent contraste, espérance consolatrice ! La dernière idée qui se dégage de la plus sauvage des guerres, qui jaillit, impérieuse, de ce cataclysme où la lutte effrénée des intelligences égale la lutte acharnée des armes, cette idée salvatrice est la révélation d’une fraternité nouvelle des peuples combattant pour le même idéal. En prenant conscience de cet idéal, les nations ont découvert leurs âmes sœurs. Et l’âme de l’Humanité qui, elle aussi, a pris une conscience supérieure de sa puissance, dans ce combat pour la Vérité, et qui déjà respire à pleins poumons après avoir secoué un joug odieux, portera la fleur merveilleuse de cet idéal aux nations non encore affranchies, quand le soleil de la Victoire l’aura couronnée.


EDOUARD SCHURE.

  1. Copyright by Édouard Schuré, 1917.
  2. Voyez la Revue du 15 mars.
  3. D’après une autre tradition, Marko s’est retiré dans une caverne, où il s’est endormi après avoir enfoncé son sabre dans la voûte. Devant lui, le bon Charatz fait son purgatoire en broutant de la mousse. Le sabre se dégage peu à peu de la pierre. Quand Charatz aura fini de brouter la mousse de la caverne et que le sabre tombera, le bruit réveillera le héros qui remontera sur son cheval et reparaîtra dans le monde. — Léo d’Orfer.
  4. Léopold Ranke, Serbien und die Türkei ; Saint-René Taillandier, La Serbie au XIXe siècle. Voyez particulièrement le brillant livre de M. Joseph Reinach, La Serbie et le Monténégro.
  5. Cette belle traduction, qui suit autant que possible le rythme de l’original, est de M. Milenko Vesnitch, ministre de Serbie à Paris. Elle a paru d’abord dans le journal Excelsior et a été reproduite dans le recueil de M. Léo d’Orfer. — Jovan Jovanov²tch, que M. Vesnitch a connu personnellement, est né en 1832 et mort en 1904. Il vivait dans le Banat de Hongrie, à Novisad, qui fut un peu l’Athènes serbe au XIXe siècle.