V. L’orage gronde
Une vingtaine de jours après l’entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d’Henri de Béarn et de Marguerite, sœur de Charles IX. A cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu’on n’en avait plus vu depuis les grandes mises en scènes auxquelles se complurent François I° et Henri II.
Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.
Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s’élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame…
AU-dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d’arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d’une brillant rocher. Cette foule n’était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse.
Au début de cette soirée, et comme la nuit s’étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.
Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d’ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et, près de lui, d’un pas en arrière, Catherine souriait, de son rire énigmatique et cruel, sphinx formidable.
"Pourquoi m’avez-vous amené là, madame ? demanda le roi.
— Pour vous montrer ce feu, sire.
— Un feu de joie ? Mes bons Parisiens se réjouissent.
— Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l’on a surpris une réunion de parpaillots… Et tenez… voici encore un feu qui s’allume… là, sur votre gauche ! "
Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX.
"Plaise au Ciel, continua Catherine, que l’idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre !
— Par le sang du Christ ! Je vais donner l’ordre de charger les incendiaires"
Et, se retournant, le roi crai :
"Holà, Cosseins !
— Etes-vous fou, Charles ? gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer les émotions et les émeutes dans Paris ?
— Que dites-vous là, madame ? fit Charles en frissonnant ?
— La vérité !… Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j’en ai gémi moi-même, car je voyais l’abîme où vous couriez. Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d’Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici ! Aveugle ! "
Au loin, l’incendie montait et s’étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit.
"Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir ! " reprit Catherine.
Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.
"Charles, continua la reine, écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j’ai poussé à la paix ; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l’orgueilleuse Jeanne d’Albret. Vous savez qye h’ai été jusqu’à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn ? C’est que, moi aussi, j’étais aveugle ! Je croyais alors que la paix était possible entre les huguenots et les catholiques. La paix avec les huguenots ? Délire ! Rêve insensé ! Il faut que l’hérésie ou l’Eflise triomphe ou meure !
— Madame !… Vous m’épouvantez !… Il est impossible que les choses en soient là parce que j’ai eu horreur de tout le sang qui se versait !
— Impossible ? N’avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États apportent ? Que nous dit le roi d’Espagne ?… Qu’il préparer une armée pour rétablit le règne de Dieu compromis par notre faiblesse.
— Je ferai la guerre à l’Espagnol !
— Insensé ! Que nous dit Venise ? Que nous disent Parme et Mantoue ? Que nous disent les États de l’Empire ? Tous, tous, tous nous blâment, tous nous menacent.
— Je tiendrai tête à l’Europe s’il le faut !…
— Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife ? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l’excommunication dont il vous menace ?
— Par l’enfer, madame ! Le pape est le pape, et, moi, je suis le roi de France !…"
Et, cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.
"Silence ! dit-il. Je veux qu’on se taise autour de moi ! J’ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume ! S’il faut faire la guerre à l’Espagne, à l’Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre !
— Avec quoi ? dit Catherine d’une voix glaciale.
— Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple !…
— Votre peuple !… Venez, sire ! Et vous allez entendre ce qu’il veut ! "
En même temps la reine saisit la main de son fils avec un geste d’irrésistible autorité et, l’entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces.
Catherine s’arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Sein.
"Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous ? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l’ombre ? Sur un Montmorency qui s’enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles ?
— Mordieu ! madame, de quels rebelles parlez-vous ?
— De ces deux aventuriers qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi !
— Et vous dites que Montmorency leur donne asile ?
— Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte… Quant au peuple, écoutez…"
Catherine entraîna le roi dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit, au-delà des fossés du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait :
"Vive la messe ! Mort aux huguenots !…"
Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée :
"Vive Guise ! Vive notre capitaine général !…"
Charles choqua violemment ses mains l’une contre l’autre et, se tournant vers la reine mère :
"Que signifie ?… Qui est capitaine général ?
— Votre peuple vous le dit, sire : c’est Henri de Guise !
— Et de quoi est-il capitaine général ?
— Des troupes catholiques, sire !
— Or çà, madame, perdons-nous le sens ?… Où donc sont ces troupes catholiques ? Et qui les as instituées ?…
— Charles, ces troupes, c’est tout le royaume ! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l’hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur ! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir d’ici, la pertuisane au poing ! C’est tout votre peuple, enfin, qui s’arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde… Et c’est cela qui fait une armée, sire ! "
Charles IX referma violemment la fenêtre, et se mit à arpenter la salle d’un pas agité.
"Que faire ? Que faire ? balbutia-t-il.
— Eh ! par Notre-Dame, votre devoir de roi, de fils aîné de l’Église.
— Quoi ! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l’appelle mon père ! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m’assure de toute son amitié… Faites tout ce que vous voudrez ! Je ne veux pas m’en mêler."
Tout Charles IX était dans ce mot.
Catherine réprima le tressaillement de joie qui l’agita. Elle marcha rapidement vers son fils, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d’une voix sourde, elle murmura :
"Charles, votre bon cœur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris ? Tu parles de l’amitié d’Henri de Béarn ! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de La Rochelle, avant ton départ pour Blois ! Interroge là-dessus ton grand prévôt…
— Parlez, madame !…
Eh bien, il était à Paris avec Condé, d’Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu’il venait y faire ?… Il conspirait ta mort pour s’emparer de ta couronne ! "
Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards…
Se penchant à l’oreille de son fils, la reine ajouta :
"Pas un mot, sire ! Pas un geste qui laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez la vérité ! Dissimulez, sire, ou nous sommes tous perdus !…
Alors elle s’éloigna, descendit un escalier dérobé et parvint à son oratoire.
"Paola ! " appela-t-elle.
Sa suivante florentine apparut.
"Sont-ils là ? demanda la rein.
— Oui, Majesté. Lui, ici…et l’autre, là
— Bien ! le bravo d’abord… Et ensuite, lui ! "