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Nous laisserons le maréchal de Damville aux prises avec sa haine et sa rage, chercher quelque moyen de frapper à mort les Pardaillan et de s’emparer de Jeanne. Nous laisserons également François de Montmorency, la pauvre folle, et Loïse, dans la maison du savant Ramus, où les nécessités de notre récit nous rappelleront bientôt.

Trois jours après les évènements qui se sont déroulés, trois jours après la rentrée triomphale du roi dans sa ville, comme dix heures sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, deux ombres marchaient lentement, dans la nuit qui enveloppait les jardins du nouvel hôtel de la reine.

Sur l’emplacement actuel de la Halle aux blés (Bourse de commerce), s’était levé jadis l’hôtel de Soissons, non loin de l’hôtel de Nesle.

Catherine de M2dicis, qui avait l’amour de la propriété, avait acheté les vastes jardins et les terrains vagues, autour de l’hôtel de Soissons, en ruine. Elle avait fait jeter bas les pierres branlantes ; des régiments de maçons s’étaient employés à faire sortir de terre, comme sous le coup de baguette d’une fée, un hôtel d’une élégante magnificence, et une armée de jardiniers avait, autour de l’hôtel de la reine, fait jaillir les plantes, les arbustes et les fleurs.

Dans ces jardins, Catherine, qui, toute sa vie, regretta l’Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers et des citronniers.

Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums,le sang et les fleurs.

Et, c’est au bout de ces jardins, dans l’angle d’une sorte de cour qui s’avançait dans la direction du Louvre que, sur les ordres et les plans de Catherine, s’était élevée la colonne d’ordre dorique, encore debout - dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions. Cette espèce de tourelle avait été spécialement construite pour l’astrologue de la reine.

C’est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres… car Ruggieri et Catherine - c’étaient eux - s’avançaient en silence, vêtus de noir tous deux. Ils s’arrêtèrent au pied de la colonne.

L’astrologue tira une clef de son pourpoint et ouvrit une porte basse.

Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l’escalier, qui montait en spirale jusqu’à la plateforme de la tour.

Là, c’était un cabinet, ou plutôt un étroit réduit, où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n’y avait qu’une table chargée de livres et deux fauteuils.

Une étroite meurtrière, donnant sur la rue de la Hache, laissait pénétrer l’air dans ce réduit.

C’est par cette meurtrière que la vielle Laura, espionne d’une espionne, communiquait avec Ruggieri.

C’est par cette meurtrière qu’Alix de Lux jetait les rapports qu’elle voulait faire parvenir à la reine.

Or, ce jour-là, Catherine avait reçut de Laura un billet contenant ces quelques mots :

"Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante, dont je rendrait compte demain."

"Votre Majesté, désire-t-elle que j’allume un flambeau ? " demanda Ruggieri.

Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l’astrologue et la pressa, comme pour lui recommander le silence.

En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s’approchait de la tour. Et, Catherine de Médicis, qui eût été un policier de premier ordre, se disait d’instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.

La reine s’avança vers la meurtrière. Et, comme les ténèbres étaient profondes comme elle ne voyait rie, elle se plaça de façon à entendre.

Les pas se rapprochaient.

"Des passants ! fit Ruggieri, en haussant les épaules. Croyez-moi Majesté."

Et il élevait la voix comme s’il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.

"Silence ! " murmura Catherine d’un ton de menace qui fit palir l’astrologue.

Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient, en aucune façon, se douter qu’elles étaient ainsi épiées. Elles s’arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la rein entendit une voix… une voix d’homme qu’on eût dit voilée d’une indéfinissable tristesse et qui la fit presque tressaillir.

La voix disait :

"J’attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveillerai à la fois la rue Traversine et la rue la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté…

— Je n’ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix — voix de femme, cette fois.

— Déodat ! avait sourdement mumuré Ruggieri.

— Jeanne d’Albret ! avait ajouté Catherine de Médicis.

— Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçut votre message. Elle vous attend…

— Tu trembles, mon pauvre enfant ?

— Jamais je n’éprouverai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques unes, qui furent ou bien douces, ou bien cruelles. Songez, Majesté, que ma vie se jour en ce moment !… Quoi qu’il advienne, je vous bénis, madame, pour l’intérêt que vous daignez me témoigner…

— Déodat, tu sais que t’aime à l’égal d’un fils.

— Oui, ma reine, je le sais. Hélas ! c’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur, et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…"

— LE comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine, qui demeura impassible.

"Courage ! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…"

A ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.

L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.

Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit. Sa tête touchait presque à la meurtrière.

Quelle furent les pensées de ces trois têtes, pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit ? L’astrologue : le père !… la reine : la mère !… Déodat : l’enfant !…

Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit ?

Catherine était toujours armé d’un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d’admirables arabesques, bijou terrible dans les mains de la reine.

Et Ruggieri frémissait d’épouvante.

Car, la point de ce poignard, il l’avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d’art était mortelle.


Qui sait si la terrible reine ne l’eut pas, cette pensée d’allonger subitement son bras et de frapper ?

Quoi qu’il en soit, elle demeura immobile.

Onze heures sonnèrent, puis la demie.

Enfin, comme le dernier coup de minuit s’envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d’Alice de Lux.

Le cou tendu, éperdu d’angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.

Catherine s’apprêta à écouter.

Mais Jeanne d’Albret, s’étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement :

"Venez, mon chez fils, nous avons à causer sans retard…"

Et tous deux s’éloignèrent alors…

Lorsqu’ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura :

"Maintenant, tu peux allumer ton flambeau."

L’astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n’eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine, l’ayant considéré attentivement, eut un haussement d’épaules et dit :

"Tu as pensé que j’allais le tuer ?

— Oui, dit l’astrologue avec une effrayante netteté.

— Ne t’ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort ? Qu’il peut m’être utile ? Tu vois que je ne veut pas le frapper, puisqu’il vit encore après ce que nous venons d’entendre… As-tu entendu toi ? Il sait que je suis sa mère ! "

L’astrologue garda le silence.

"Jusqu’ici, j’ai voulu douter ! Maintenant, c’est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René !…"

Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n’eussent porté l’accent d’aucune émotion. Mais l’astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu’il tint les yeux baissés, n’osant pas regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.

Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit :

"Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René ; ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.

—Si, madame ! répondit sourdement l’astrologue ; je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver."

Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l’astrologue.

"Expliquez-moi cela ! " fit-elle en s’asseyant dans un fauteuil.

Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d’une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d’être un charlatan. Nature complexe, faible au point d’accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l’exécution des crimes que seul il n’eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l’instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en étudiant, et fût devenu un paisible savant s’il ne s’était trouvé sur le chemin de Catherine.

L’art de la divination par les astres n’était pour Ruggieri qu’un art intermédiaire : il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l’avenir, se disait-il, c’est le diriger ! Quelle redoutable puissance armera l’homme qui parviendra à savoir aujourd’hui ce que demain doit être ! Et que deviendra cette puissance si cet homme peut faire de l’or à sa guise ?

Ruggieri croyait donc fermement.

Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu’il avait passé des nuits, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s’enfonçait dans la solution de l’insoluble.

Quoi d’étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions ?

"Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j’ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m’aviez envoyé, je n’ai d’abord songé qu’à vous. Qu’était mon fils pour moi ? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l’adoration de ma vie… Puis peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et, avec la pitié, d’autre sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire : Celui-là, vous ne le frapperez pas… Et lorsque j’ai compris que vous l’aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Je ne vous étonnerai pas en disant que j’ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m’étais repris à espérer. C’est vous dire que j’avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d’empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l’heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n’y eussiez point réussi : car je croyais alors qu’il devait vivre… Maintenant, je sais qu’il doit mourir."

Catherine hocha la tête, très calme en apparence.

"Superstition ! murmura-t-elle.

— Visions diverses, madame. Vous voyez ceci, et je vois cela. Si vous avez une vision, vous l’appelez fantôme. SI j’ai une vision, je l’appelle corps astral.

— Je te crois, René ! je te crois", fit sourdement Catherine.

Car cette femme si forte, et qui dominait si entièrement l’astrologue, était à son tour dominée par lui dès que Ruggieri abordait les problèmes d’occultisme.

Un changement étrange s’était fait dans la physionomie de l’astrologue. Ses yeux, légèrement convulsés, avaient ce regard en dedans qui transforme si complètement la figure humaine.

"Oui, reprit-il lentement, lorsque le Ciel se refuse à me répondre, lorsque les problèmes que je pose d’après les données sidérales aboutissent à l’insoluble,, parfois la question que j’ai posé aux invisible puissances me parvient par une autre voie. C’est ce qui vient d’arriver Catherine. Voici ce que j’ai vu, Catherine. Vous étiez près de la meurtrière. Et moi j’étais à cette place. Toute mon attention se portait sur votre bras. La bague que vous avez à l’index brillait doucement dans la nuit, et je ne la quittais pas des yeux. Car ainsi, je pouvais surveiller votre main, et si votre main se fût portée à votre poignard, je l’eusse arrêtée. Tout à coup mon regard s’est troublé. A la même seconde, j’ai reçu comme un légère secousse dans le crâne, et ma tête, d’elle-même s’est tournée vers la meurtrière. A ces signes, il m’était impossible de ne pas reconnaître que j’étais en communication avec l’invisible. Remarquez que je ne pouvais voir mon fils de la place où j’étais. Pourtant, je l’aperçus distinctement. Il était à une vingtaine de pas en avant de la meurtrière, et se trouvait à sept ou huit pieds en l’air ; il flottait, pour ainsi dire, dans une atmosphère brillante ; lui-même brillait d’un étrange éclat dans toutes les parties de son corps. Il appuyait sa main sur son sein droit. Cette main, lentement, retomba. Et à la place où elle était, je vis une large blessure par laquelle s’échappait à flots un sang pareil à du cristal en fusion, et non pas rouge comme le sang des hommes. Mon fils flotta ainsi devant mes yeux pendant près de deux minutes. Puis, peu à peu, ses contours sont devenus moins précis ; la forme s’est confondue jusqu’à ne plus être qu’une vapeur légère ; la lueur s’est éteinte ; la vision s’est évanouie, puis, rien…"

La voix de Ruggieri était tombée au plus bas pendant ces derniers mots, et n’était plus qu’un murmure indistinct.

La reine se secoua comme pour se décharger de l’inutile fardeau des terreurs vaines ; ses yeux pleins de défi dardèrent leur regard d’une étrange clarté sur le point que fixait l’astrologue.

"Mon mari, gronda-t-elle entre ses dents, jurait que je sentais la mort ! Soit ! Par le corps du Christ ! Il me plaît de sentir la mort ! Il me plaît d’être celle qui passe en laissant un sillage de cadavres, puisque, pour dominer, il faut frapper ! Puissances invisibles qui venez de me prévenir, je vous remercie ! Marillac doit mourir : qu’il meure ! Charles doit mourir, lui aussi : qu’il meure !… Anges et démons, vous m’aiderez à placer sur le trône le fils de mon cœur, mon bien-aimé Henri…"

Catherine esquissa un rapide signe de croix, et toucha l’astrologue au front, du bout de son doigt glacé.

Ruggieri fut secoué d’un tressaillement.

"René, dit-elle, tu vois bien que le Ciel lui-même condamne cet homme…

— Notre fils…

— Eh bien, laissons sa destinée s’accomplir : ne nous mêlons pas de discuter les arrêts prononcés par les puissances ; il sait que je suis sa mère, et c’est pour cela qu'on le condamne."

Catherine disait : on, parce qu’elle ne savait pas juste si elle devait dire Dieu ou Satan.

"On le condamne alors que je rêvais pour lui un avenir royal. N’en parlons plus, René… Mais l’autre !… Cette femme qui sait aussi ! tu viens d’entendre : Jeanne d’Albret connaît ce secret… Et celle-là, René, c’est moi qui la condamne ! Je la tiens. Je rêve de nettoyer d’un seul coup le royaume que je destine à mon fils. Je rêve de rétablir l’autorité de Rome pour consolider l’autorité de mon Henri. J’ai sondé Coligny ; j’ai sondé le Béarnais, j’ai étudié tous ces seigneurs qui encombrent la cour et la ville de leur morgue. René, je te le dis, tous, depuis la reine jusqu’au dernier gentilhomme,tous ont le germe de la révolte. Ce n’est pas seulement contre l’Église qu’ils s’élèvent comme une menaçante barrière ; l’autorité royale de France leur pèse ; là-bas, dans leurs montagnes, ils ont pris des habitudes d’indépendance, et plus d’un se dit huguenot qui est tout bonnement révolté. René, si je ne détruis pas la réforme, c’est la monarchie elle-même qui sera quelque jour réformée. Commençons donc par frapper à la tête. Jeanne d’Albret, c’est la tête du protestantisme. Jeanne d’Albret connaît mon secret. En la supprimant, je me sauve et je sauve l’Église et l’État."

Ayant ainsi parlé, Catherine de Médicis entraîna Ruggieri hors de la tour.

"Ne devions-nous pas examiner les astres ? fit celui-ci.

— Cet examen devient inutile. Je sais ce que je voulais savoir."

Ils traversèrent la partie des jardins où ils se trouvaient et parvinrent à un petit bâtiment d’allure élégante, placé à une dizaine de pas de la tour. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. Catherine l’avait fait construire pour servir de logement à son astrologue. C’était une gracieuse maison brique et pierre blanche, avec un balcon ventru en fer forgé. Une belle porte cintrée, en chêne orné de gros clous à tête, des fenêtres à vitraux délicats, une façade contre laquelle grimpaient des rosiers touffus, achevaient de donner à cette demeure une apparence de coquetterie.

Ils entrèrent et, tout de suite après l’antichambre, pénétrèrent dans une pièce très vaste qui occupait toute l’aile gauche du rez-de-chaussée. Sur une grande table étaient déployées des cartes célestes dressées par Ruggieri lui-même ; les murs disparaissaient derrière les rayons de chêne qui supportaient des volumes.

La reine et l’astrologue ne s’arrêtèrent que quelques instants dans le cabinet de travail poussiéreux.

"Allons dans ton laboratoire", dit Catherine.

Ruggieri eut un frémissement, mais obéit.

Ils traversèrent à nouveau l’antihchambre, et, Ruggieri, faisant manœuvrer trois serrures compliquées, finit par ouvrir, après dix minutes de travail, une lourde porte renforcée de barres de fer.

Derrière cette porte s’en trouvait une autre. Et celle-ci était toute en fer. Elle n’avait aucune serrure. Mais Catherine elle-même ayant appuyé fortement sur un imperceptible bouton, la porte s’ouvrit, ou plutôt s’écarta, laissant de chaque côté la place suffisante pour le passage d’une homme.

La pièce où ils entrèrent alors occupait l’aile droite du rez-de-chaussée.

L’air y pénétrait par deux fenêtres, que d’épais rideaux en cuir, soigneusement tirés, protégeaient contre tout regard qui fût parvenu à percer les vitraux.

Ruggieri alluma deux flambeaux de cire, et la salle apparut alors.

Tout le panneau du fond était occupé par le manteau d’une cheminée assez vaste pour former à elle seule comme une pièce distincte. Sous ce manteau deux larges fourneaux étaient dressés : à chacun d’eux, aboutissait le bout d’un soufflet de forge. Ils étaient encombrés de creusets de différente grandeurs. Cinq ou six tables placées ça et là supportaient des cornues de toutes tailles. Sur un plancher, une collection de maques en verre ou en treillis d’acier.

Sur un signe de Catherine, Ruggieri ouvrit une vitrine au moyen de la clef qu’il portait suspendu à son cou, sous son pourpoint.

Catherine se pencha, et murmura :

"Choisissons !… Qu’est-ce que cette aiguille, René, cette jolie aiguille d’or ?…"

René s’était penché, lui aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque.

Celle de Catherine, à ce moment, était hideuse, parce qu’elle riait. Au repos, la tête de la reine présentait un caractère de sombre mélancolie qui n’allait pas sans grandeur. Quand elle souriait, elle parvenait à être gracieuse comme au temps de sa jeunesse où son sourire avait été chanté pa tous les poètes. Mais elle riait d’une certaine façon, elle devenait effrayante.

Quant à Ruggieri, il n’y avait plus ni douleur ni inquiétude sur son visage, où éclatait le sauvage orgueil du savant qui contemple son œuvre.

"Cette aiguille ? dit-il avec un sourire d’affreuse modestie. Cueillez un fruit madame, par exemple une belle pêche bien mûre et dorée ; enfoncez cette aiguille dans sa chair savoureuse ; voyez, l’aiguille est si mince qu’il sera impossible d’apercevoir la trace de son passage dans le fruit. D’ailleurs, le fruit n’en sera nullement gâté. Seulement, la personne qui aura mangé cette pêche sera prise, dans la journée, de nausées et de vertiges ; le soir, elle sera morte.

— Ah ! Ah !… Et ce liquide épais dans ce flacon, ce liquide qui ressemble à de l’huile ?

— C’est, en effet, de l’huile, madame. Si, lorsqu’on prépare la veilleuse de Votre Majesté, on mélange douze ou quinze gouttes de cette huile à l’huile de la veilleuse, Votre Majesté s’endormirait comme d’habitude, sans éprouver ni angoisse ni malaise. Seulement elle s’endormirait un peu plus vite que d’habitude… et elle ne se réveillerait plus.

— Admirable, René ! et cette série de minuscules flacons ?

— Tout simplement des essences de fleurs, ma reine. Voici la rose, voici l’œillet et voici l’héliotrope ; puis l’essence de gérannium ; voici la violette ; voici l’oranger. Vous vous promenez dans vos jardins avec un ami et vous lui faites remarquer la beauté d’un rosier, par exemple. Votre ami admire et demande à cueillir la rose. Il la cueille et la respire : c’est un homme mort si, la veille, vous avez fait une légère incision sur l’arbuste et si, dans l’incision, vous avez versé dix gouttes de cette essence… Vous pouvez aussi vous contenter de verser une goutte sur la fleur que vous offrirez. Le parfum de la fleur n’est pas modifié puisque chacune de ces essences possède le parfum lui-même.

— Très joli, René ! Et ces cosmétiques ?

— Ce sont des cosmétiques ordinaires, madame. Voici le noir pour les sourcils et les cils ; voici le rouge pour les lèvres ; voici la pâte pour étendre sur le visage ; voici les crayons pour donner de la vivacité aux yeux. Seulement, la femme qui aura employé cette pâte ou ces crayons sera prise, dans les deux jours qui suivront, de violentes démangeaisons à la figure, et bientôt un ulcère se produira, qui ravagera le plus beau visage.

— Ah ! ce n’est pas pour tuer, alors ?

— Eh ! madame, on tue une jolie femme en lui prenant sa beauté.

— Tout ceci est foudroyant, murmura Catherine. Qu’y a -t-il là ? de l’eau ?

— Oui, madame, de l’eau pure, sans goûte, sans saveur, sans odeur, sans parfum, de l’eau qui n’altérera en rien l’eau ou le vin, ou le liquide quelconque avec lequel vous l’aurez mêlée dans la proportion infime de trente à quarante gouttes pour une pinte. Ceci, madame, c’est le chef-d’œuvre de Lucrèce : c’est l’aqua-tofana.

— L’aqua-tofana ! fit sourdement la reine.

— Un pur chef-d’œuvre, vous dis-je ! Vous disiez, non sans raison, que l’effet de tous ces poison est trop foudroyant. Je comprends qu’il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L’aqua-tofana, limpide, comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l’être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s’il a eu l’honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s’en retournera chez lui très bien portant. Ce n’est qu’un mois après qu’il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale ; peu à peu, il lui sera impossible de manger ; une faiblesse général s’emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l’enterrera.

— Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.

— Venons-en donc à l’honnête moyenne. Dans combien de temps voulez-vous que…la gêne soit suppromée ?

— Il faut que Jeanne d’Albret meure d’ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.

— La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d’ébène.

— Ce livre ?

— Est un livre d’heures, madame, livre d’une essentielle utilité entre les mains d’une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d’or et de la reliure d’argent ? il suffit de le feuilleter.

— Mais Jeanne d’Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche ?

— Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer… Alors, il arrive que la personne qui s’en sert force pour fermer, et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours une bonne gangrène.

— Non. Ce coffret. Qu’est-ce ?

— Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu’il a été ciselé par d’habiles artisans et qu’il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame."

Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d’assi absolue confiance. Mais il y était habitué.

"Voyez, madame, reprit Ruggieri, l’intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue… Ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d’art, gaufré selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer."

Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d’ambre qui se dégageait légèrement de l’intérieur du coffret.

"Il n’y a aucun danger à respirer ce parfum, dit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d’une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.

— Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure ?

— A défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main ?… Je vous offre ce coffret… Vous lui donnerez une destination quelconque… Il vous servira à renfermer l’écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s’adapater à votre main. L’écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir.

— Voilà un vrai chef-d’œuvre", murmura la reine.

Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.

"Oui, dit-il, c’est la mon chef-d’œuvre. J’ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s’adapter à la peau comme à la tunique de Nessus ; j’ai veillé des nuits et des nuits, j’ai failli cent fois m’empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, non par l’odorat ou par le palais. Dans ce coffret redoutable, j’ai enfermé la mort que j’ai ainsi réduite à l’état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.

— Je le prends ! " dit Catherine.

En effet, elle referma soigneusement le coffret et s’en empara. Elle le garda un instant dans ses deux main levées à hauteur de ses yeux, et murmura :

"Dieu le veut ! "