I. Où une minute de joie fait plus que dix-sept années de misère
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Le maréchal de Montmorency avait retrouvé, au bout de dix-sept ans, sa femme, Jeanne de Piennes, sa femme dont la félonie de son frère cadet, le maréchal de Damville, l’avait séparé.

Il revoyait, comme dans un songe, la scène où Damville feignait de lui avouer qu’il avait été l’amant de Jeanne… son duel avec lui où il avait cru le laisser mort sur place… et la disparition de la comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency.

Il revoyait son divorce, son mariage avec une autre femme que, d’ailleurs, il n’avait jamais aimée, l’image de la première demeurant tout entière en son cœur.

Les années coulaient et, soudain, un jeune seigneur, un jeune héros, le chevalier de Pardaillan, lui apportait une lettre de celle qu’il croyait à jamais disparue de sa vie. Jeanne de Piennes était vivante !

Dans sa lettre, elle en appelait à son ancien seigneur et maître, elle clamait la félonie de Damville, elle demandait grâce et secours pour Loïse, sa fille, à lui, duc de Montmorency.

Une aube de gratitude et de joie s’était levée dans l’âme du vieux duc : il avait été, mais en vain, en appeler de son frère à la justice du roi, en vain il l’avait provoqué, sachant qu’il tenait en son pouvoir Jeanne et sa fille, en vain il avait fouillé Paris pour les retrouver, et il allait retomber dans sa nuit de deuil, quand, de nouveau, le chevalier de Pardaillan était venu à lui.

Ce jeune homme, héros d’un autre âge, dont peut-être il devinait confusément le secret, l’avait conduit par la main à la demeure mystérieuse où se cachait tout ce qu’il avait aimé au monde, l’avait mis en présence de Jeanne de Piennes, la première duchesse de Montmorency.

L’heure tant espérée, après dix-sept ans de larmes et de deuil, était enfin sonnée.

Enfin, il retrouvait tout ce qu’il avait chéri et qui avait été la joie de son cœur, la moelle de ses os, l’essence même de son être ; en un mot, celle qu’il avait aimée.

Hélas ! comme une sève trop puissante fait craquer le bourgeon, le bonheur avait fait craquer le cerveau de celle qui avait été sienne.

Comment la retrouvait-il ?

Folle ?…


Jeanne de Piennes, dans les derniers jours de son martyr, alors qu’elle se sentait mortellement atteinte, ne vivait plus qu’avec une pensée :

« Il ne faut pas que je meure avant d’avoir assuré le bonheur de ma fille… Et quel bonheur peut-il y avoir pour la pauvre petite tant qu’elle ne sera pas sous l’égide de son père !… Oui ! retrouver François même s’il me croit encore coupable… mettre son enfant dans ses bras… et mourir alors !… »

Lorsqu’elle interrogea le chevalier de Pardaillan, lorsque celui-ci lui dit que c’était à un autre que lui de lui dire comment sa lettre avait été accueillie par le maréchal, Jeanne eut dès lors la conviction intime que François avait lu la lettre, et qu’il savait la vérité. Et elle attendit.

Lorsque le vieux Pardaillan lui annonça que le maréchal était là, elle ne parut pas surprise. Aucune commotion ne l’agita. Seulement, elle murmura :

« Voici l’heure où je vais mourir !… »

La pensée de la mort ne la quittait plus. Elle ne la désirait ni ne la craignait.

Au vrai, elle se sentait mourir.

Qu’y avait-il de brisé en elle ? Pourquoi le retour du bien-aimé n’avait-il provoqué dans son âme qu’une sorte de flamme dévorante et aussitôt éteinte ? Elle ne savait.

Mais, sûrement, quelque chose se brisait en elle. Et elle put se dire : Voici la mort ! Voici l’heure du repos !…

Elle étreignit convulsivement Loïse dans ses bras et murmura à son oreille quelques mots qui produisirent sur la jeune fille quelque foudroyant effet, car elle essaya en vain de répondre, elle fit un effort inutile pour suivre sa mère et elle demeura comme ri vée, défaillante, soutenue par le vieux Pardaillan.

Telle était l’immense lassitude de Jeanne, telle était la morbide fixité de sa pensée, quelle ne s’aperçut pas de l’évanouissement de Loïse.

Elle se mit en marche en songeant :

« Ô mon François, ô ma Loïse, je vais donc vous voir réunis ! Je vais donc pouvoir mourir dans vos bras !… »

Elle ouvrit la porte que lui avait indiquée Pardaillan, et elle vit François de Montmorency.

Elle voulut, elle crut même s’élancer vers lui.

Elle crut pousser une grande clameur où fulgurait son bonheur.

Et tout ce mouvement de sa pensée se réduisit brusquement à cette parole qu’elle crut prononcer :

« Adieu… je meurs… »

Puis il n’y eut plus rien en elle.

Seulement, ce ne fut pas son corps qui mourut…

Sa pensée seule s’anéantit dans la folie : cette femme qui avait supporté tant de douleurs, qui avait tenu tête à de si effroyables catastrophes, cette admirable mère qui n’avait été soutenue pendant son calvaire que par l’idée fixe de sauver son enfant, cette malheureuse enfin s’abandonna, cessa de résister dès l’instant où elle crut sa fille sauvée, en sûreté ! La folie qui, sans doute, la guettait depuis des années, fondit sur elle.

Dix-sept ans et plus malheur n’avaient pu la terrasser.

Une seconde de joie la tua.

Mais, par une consolante miséricorde de la fatalité qui s’était acharnée sur elle, — si toutefois il est des consolations dans ces drames atroces de la pensée humaine ! — par une sorte de pitié du sort, disons-nous, la folie de Jeanne la ramenait aux premières années de sa radieuse jeunesse, de son pur amour, dans ces chers paysages de Margency, où elle avait tant aimé…

Pauvre Jeanne ! Pauvre petite fée aux fleurs !

L’histoire injuste ne t’a consacré que quelques mots arides. Pour le rêveur qui aime à pénétrer d’un pas hésitant dans les sombres annales du passé, qui cherche en tremblant parmi l’amas des décombres, l’humble fleurette qui a vécu, aimé, souffert, tu demeures un pur symbole de la souffrance humaine, et nous qui venons de retracer ta douleur, nous saluons d’un souvenir ému ta douce et noble figure.


Lorsque le maréchal de Montmorency revint à lui, il se souleva sur un genou et, jetant à travers la salle le regard étonné de l’homme qui croit sortir d’un rêve, il vit Jeanne assise dans un fauteuil, souriante, la physionomie apaisée, mais, hélas ! les yeux sans vie.

Une jeune fille agenouillée devant elle, la tête cachée dans les genoux de la folle, sanglotait sans bruit.

François se releva et s’approcha, en titubant, de ce groupe si grâcieux et si mélancolique.

Il se baissa vers la jeune fille et la toucha légèrement à l’épaule.

Loïse leva la tête.

Le maréchal la prit par les deux mains, la mit debout sans que sa mère essayât de la retenir et il la contempla avec avidité.

Il la reconnut à l’instant.

Loïse était le vivant portrait de sa mère.

Ou plutôt elle était le commencement de Jeanne telle qu’il l’avait vue et aimée à Margency.

« Ma fille ! » balbutia-t-il.

Loïse, toute frissonnante de sanglots, se laissa aller dans les bras du maréchal et, pour la première fois de sa vie, avec un inexprimable ravissement mêlé de douceur, elle prononça ce mot auquel ses lèvres n’étaient pas accoutumées…

« Mon père !… »

Alors, leurs larmes se confondirent. Le maréchal s’assit près de Jeanne dont il garda une main dans sa main, et prenant sa fille sur ses genoux, comme si elle eût été toute petite, il dit gravement :

« Mon enfant, tu n’as plus de mère… mais, dans le moment même où ce grand malheur te frappe, tu retrouves un père… »

Ce fut ainsi que ces trois êtres se retrouvèrent réunis.

Lorsque le maréchal et Loïse eurent repris un peu de calme à force se répéter qu’à eux deux ils arriveraient à sauver la raison de Jeanne, lorsque leurs larmes furent apaisées, ce furent de part et d’autre les question sans fin.

Et François apprit ainsi par sa fille, en un long récit souvent interrompu, quelle avait été l’existence de celle qui avait porté son nom…

À son tour, il raconta sa vie, depuis le drame de Margency.

Et au moment où, enlacés, ils déposèrent sur le front pâle de Jeanne leur double baiser, il était près de minuit.