L’Épopée communiste des proscrits mandchouriens

L’Épopée communiste
des proscrits mandchouriens

Rien n’égale la morne et accablante majesté du désert glacial qui couvre le nord-est de l’Asie. L’homme est absent. Le calme règne. Personne, rien ne veille les innombrables trésors qui gisent là. Les demi-ténèbres éternelles du brouillard hivernal voilent les vallées vides et les montagnes pierreuses. Ce pays défendu, c’est en vain que l’ont convoité les chefs du plus grand empire. Ses trésors sont inaccessibles.

Les montagnes sont coupées par quantité de ravins profonds aux bords à pic : ce sont, en été, les lits d’autant d’infranchissables torrents. En hiver du moins on peut espérer les franchir, quand les ravins sont remplis de la neige que l’ouragan ne s’est pas arrêté de balayer des roches qu’il polit. Mais des aiguilles de glace, charriées avec une vitesse furieuse le long des parois des monts de granit, de porphyre, de marbre noir et blanc ou de cristal pur, aveuglent le voyageur. Des semaines il est immobilisé, sans vivres ; la chasse est bien aléatoire.

Mais, pour vivre, pour l’or, l’homme persévère. La tempête hurle, le brouillard en déroute siffle, le tonnerre résonne au creux des vallées, des éclairs blafards interrompent un instant la longueur de la nuit ; l’aurore boréale qui pétille donne l’angoisse : le fracas de la glace qui surplombe le vide est ininterrompu : seul, l’homme, signe de démence de la terre qui le créa, peut se croire forcé de traîner malgré tout sa vie, comme, sur ses traîneaux, son ami, le chien, traîne pour lui un avoir pitoyable, l’homme, inconscient, mû par son seul malheur et l’incompréhensible attachement à sa propre nullité.

D’incalculables richesses s’exhibent ironiquement aux yeux du passant qui agonise. Deux chaînes de rochers immenses. Entre elles les toiles d’araignée de la neige tremblent à la glaçante lumière de la lune polaire. Au dessus de la crête un vague ruban de nuage se cristallise. D’entre ces blancheurs, d’un côté, épouvantable, resplendissant, se dresse un mont de pur marbre noir. En face, c’est une gigantesque pyramide spectrale qui troue la nappe blanche, apparition qui scintille, glaciale au point de faire paraître tièdes les rideaux de neige : un mont de cristal. Là bas, dans le ravin nu, les pierres chétives, morcelées, débris grisâtres venus, on ne comprend d’où, dans ce lieu surhumain, c’est l’objet dont la poursuite trouble l’irréel décor, c’est l’or.

À l’horreur de ce monde sans vie s’ajoute pour l’homme la dépression de se sentir rapetissé. D’accablement il oublie tout, la fatigue comme l’espoir, au point de fuir : seul moyen de préserver sa dignité.

Cette dignité, la brute américaine de l’Alaska, produit suprême d’une civilisation qui amoindrit l’homme au profit de son milieu, n’a su la conserver. L’Asiate, même Sibérien d’origine russe, est moins européen. Sa soif de l’or fût-elle pareille, il ne consent à la satisfaire qu’en un lieu où en même temps il puisse vivre. Aussi, abandonnant à leur solitude les irréelles splendeurs de l’Extrême-Nord, a-t-il cherché depuis longtemps à s’adonner au vice de l’or dans des contrées qui ne sont qu’à moitié mortes, moins riches, mais moins pernicieuses, qui sont aux autres ce que l’élan est au renne.

Là, l’initiative toujours démoralisatrice des grands autocrates a fait du vice de l’individu une vertu pour l’État. L’or des provinces chinoises appartenait à l’Empereur. De droit. Mais les tsars, qui de longtemps le convoitaient, n’eurent pas plutôt prouvé leur force qu’ils firent à leur tour valoir leurs droits : l’empereur chinois céda par traités les nouveaux dorados aux tsars.

L’empire russe, pour se moquer de l’Europe, fit semblant de conquérir la Mandchourie. Des combats, des victoires furent publiés ; l’Occident crut à une guerre : en réalité, le seul ennemi que les Russes aient rencontré en Mandchourie, et qui résista désespérément, n’a jamais eu la moindre attache, ni avec la Cour, ni avec les Grands Poings, ni avec le peuple. Son nom même de Khon-khou-tsz ne signifie que bandit, brigand. Ces Khonkhouses, naguère maîtres de ce pays pacifique, ne constituaient pas d’ailleurs un seul, mais beaucoup d’états ennemis. L’or les avaient suscités. Ils proviennent en effet d’anciennes associations de chercheurs d’or.

Partout où se trouve de l’or et où l’on peut librement l’extraire et le vendre, en Californie, en Australie, en Sibérie, dans l’Afrique australe, en dernier lieu dans l’Alaska, le concours toujours croissant des chercheurs d’or sur un sol d’abord improductif a enfiévré la lutte pour l’existence au point que ces mineurs constituent de véritables sociétés de criminels.

Cependant l’accès de ces lieux équivoques est libre et l’on en peut sortir quand on veut. En d’autres termes, la production de l’or est moralement, légalement admise, même au delà du district minier, et l’on n’est pas définitivement taré pour avoir produit de l’or.

Il en va tout autrement en Mandchourie, pays qui, il y a un an, était encore officiellement chinois. La loi chinoise, en effet, dont les principes remontent aux grands empereurs mongols du xiiie siècle, défend et sous peine de mort de « fouiller la terre en vue de lever des trésors ». Tant de rigueur tient autant à la morale bouddhique qu’à la raison d’État.

Le bouddhisme tibétain, imposé en Extrême-Orient par ces empereurs mongols, enseigne l’indifférence à l’endroit des conditions de la vie. Les vœux de pauvreté et de chasteté que le christianisme adopta ont été une règle acceptée par le clergé bouddhique et il la fit subir au peuple. L’or étant stigmatisé comme une source éternelle de mal, la charité voulait qu’on en interdît l’approche. Seuls les princes de l’Église, réincarnations de Bouddha, comme tels, supérieurs au mal et aux passions, pouvaient produire et manier le redoutable métal.

D’autre part, on assimile bien le gouvernement à une grande famille, mais qui, n’ayant pas de pair, ne reconnaît aucun contrôle. Ainsi, l’individu est forcé à l’altruisme, mais l’égoïsme de l’État est illimité. Des raisons de morale individuelle font interdire l’industrie de l’or aux particuliers, mais la raison d’État confère hardiment le monopole de l’or à l’État. Ce monopole, pendant cinq siècles, il a été accepté par le tiers de l’humanité : en effet, il est en vigueur aujourd’hui comme au temps du grand Khoubilaï-Khaghan, et il faut reconnaître qu’il a puissamment contribué au progrès du crédit, qui sans doute fera disparaître l’inutile monnaie.

Sur beaucoup de points, l’exploitation de ce monopole n’a soulevé aucune difficulté aiguë : — aux mines du Mingak, par exemple, dans le massif montagneux séparant la Chine du Tibet, qui sont exploitées depuis deux siècles et occupent environ quinze mille ouvriers. Dans la Mandchourie septentrionale, au contraire, se sont produites des complications graves qui ont eu de curieuses conséquences sociales. De très bonnes mesures gouvernementales assurèrent d’abord l’existence matérielle des ouvriers — les Russes les adoptèrent quand ils eurent fondé les mines sibériennes. — On établit des entrepôts de provisions et de vêtements ; créa des voies de communication ; bâtit des habitations-casernes ; arrêta le plan général des travaux : et enfin chercha des mineurs. Les salaires étaient relativement élevés, pour la Chine : près de quatre sous par jour, — l’État fournissant, outre le logement et l’entretien, tout l’outillage.

Mais c’était trop peu pour faire oublier le climat et le paysage trop semblables à ceux de l’Extrême-Nord. En hiver, le froid élimine de l’atmosphère toute humidité pour en faire un brouillard d’aiguilles de glace qui opprime la poitrine et cause de terribles hémorragies pulmonaires. De froid, les corbeaux, les engoulevents tombent inanimés. Des journées, des semaines entières, il faut rester enfermé, supplice pour le Chinois qui aime la propreté. En été, jamais ni nuages ni pluie ne protègent du soleil implacable ; des millions de moustiques empêchent de lever, fût-ce une seconde, le voile épais qui protège le visage. Ajoutez la difficulté du travail, l’éloignement, l’absence de nouvelles. L’embauchage devint de plus en plus difficile et il fallut se contenter à la fin de la lie du peuple. D’où l’on en vint à déporter aux mines les condamnés de droit commun.

Ouvriers louches, mal payés et traités, déportés sans salaires, pensèrent, — c’est le cas de tout salarié maniant des objets précieux et trop peu payé, — pensèrent que les ingénieurs et les chefs, jeunes la plupart, ne servaient de rien. Mais au lieu de se révolter ils désertèrent. Le pays montagneux était inhabité, la forêt paludéenne, taïga en langue sibérienne, impraticable. On pouvait éluder la terrible « loi de l’or ». Des dizaines de milliers d’ouvriers et de déportés se mirent à produire de l’or dont des marchands russes et chinois firent un commerce clandestin.

Impuissant contre les déserteurs, mais ne voulant pas renoncer au produit de ses mines, le gouvernement n’en continua pas moins d’y expédier des vagabonds ou des malfaiteurs qui imitaient leurs prédécesseurs : de sorte que ce désert s’emplit d’une population hors la loi. Ces chercheurs d’or étaient, du fait de l’évasion, punis sévèrement, de par leur industrie, passibles de la peine capitale.

Cette existence de centaines de milliers de proscrits dans l’État, même en un désert, était d’autant plus prodigieuse en Chine, que les instincts sociaux, fortifiés au cours de dizaines de siècles de vie sociale, y ont rendu impossible jusqu’à la conception d’une vie individuelle. Logiquement les Khonkhouses n’avaient pas plutôt déserté qu’ils ne songeaient qu’à recréer de nouvelles unités sociales. Il est remarquable que cet amas amorphe de criminels, agrégat d’instincts antisociaux, se soit organisé en sorte de multiples mais très stables républiques fédérées.

C’est vers 1870 que le phénomène se produit sur plusieurs points à la fois.

Une seule organisation qui eût englobé tous les Khonkhouses était déjà irréalisable. Le territoire de la Mandchourie est double à peu près de celui de la France. Les différents districts où s’étaient établis les proscrits étaient distants parfois de mille kilomètres et séparés, par des provinces cultivées et peuplées, du centre et du sud-est. De plus il n’existait plus entre eux de communauté d’intérêt qui pût les unir tous.

Le nombre croissait des nouveaux venus. Cependant toutes les vallées aurifères avaient fini par être occupées. À cette surpopulation l’or vint à manquer. Des dizaines de milliers d’individus se trouvèrent sans ressources, proscrits, exposés aux rigueurs d’un climat atroce et outillés à peine pour la chasse la plus primitive.

Des Européens, en pareil cas, se fussent entretués. Mais cette vérité, qu’il faut un groupe organisé pour triompher de la misère individuelle, à peine reconnue en Occident, est si ancienne pour les Chinois que, redevenue inconsciente, elle mena ceux-ci merveilleusement. Avec une facilité, une rapidité surprenantes, ces criminels, arrivés apparemment au bas de l’échelle des valeurs sociales, mais incapables de renier l’incomparable splendeur de leur génie national, s’organisèrent en groupes, lesquels, avec l’inconscience peut-être de la plante tournant vers le soleil, s’adaptèrent aux conditions d’existence que le milieu leur présentait.

Ceux qui étaient établis au moment de la crise furent les premiers à s’organiser. D’abord, ils contractèrent des alliances défensives contre les nouveaux mineurs. Ces alliances, comprenant de plus en plus d’adhérents, devinrent des fédérations qui n’eurent pour limite que la sphère des intérêts communs. Puis ces fédérations défensives, unies par le besoin de protéger en commun la vie et les biens de tous, se constituèrent tout bonnement en coopératives de production, sur le modèle de ce qui se passe en Chine et fait sa force. Avec cette différence, qu’outre la production commune, le groupe devait encore avoir en commun tout ce à quoi l’État pourvoit et suppléer à son défaut. La coopérative, réduite à ses propres ressources, devint bientôt, de coopérative de production ou coopérative économique, coopérative sociale et enfin véritable république communiste avec ses organes législatifs, administratifs et exécutifs.

Une évolution analogue se produisit même parmi ceux qui ne trouvaient plus de gisements aurifères à exploiter.

Ce qui est vraiment prodigieux, c’est que l’antagonisme fatal entre les deux groupes de groupes n’ait jamais amené de lutte ouverte, même au début. Rien n’est plus sain ni plus admirable que la vigueur d’esprit logique de ces criminels, dégénérés au dire d’une théorie simpliste, qui, dans cette période d’alternatives implacables, réfléchissaient.

Les uns comme les autres, en effet, étaient proscrits. Les considérations morales ordinaires, Bien et Mal, Droit et Iniquité, avaient nécessairement perdu leur vertu parmi des individus réduits à l’isolement. L’autorité demeurait à la seule logique. Ce qui fait qu’elle l’emporta sur les inspirations de la force, c’est qu’aucun ne pouvait escompter un résultat entièrement favorable.

Nous tenons ici une vérification de cette hypothèse émise par Nietzsche que le Droit n’est en soi qu’un compromis entre individus ou groupes d’individus de force sensiblement égale. Dans l’espèce, le compromis ne fut même pas, comme Nietzsche le supposait, tacite. L’engagement verbal étant absolu pour le Chinois, ces compromis formèrent un code implicite et, chose admirable, dès le début, le groupe se constituait, pour ainsi dire naturellement en tribunal pour juger et punir le crime, de manquer à sa parole. Du même coup, la façon de faire et de vivre de ces hommes qu’on pourrait prétendre anti-sociaux et pareils aux cannibales de Fidji, nous ramène au système cher à Jean-Jacques.

Mais il y a mieux. Outre ce contrat social, plus ou moins tacite, il y en eut un en vigueur de groupe à groupe. Il y eut de véritables conférences entre délégués de groupes de chercheurs d’or établis, et groupes de nouveaux venus.

On discuta avant de les fixer les relations entre ces groupes.

Il est sûr que c’est la peur d’une part et, de l’autre, les conditions économiques qui ont tout fait. Mais il est à remarquer qu’on ne trouve pas là « l’individu malheureux » des socialistes européens, qui prétend sortir d’un ordre social pour entrer dans un autre qu’il croit meilleur. Nous avons affaire à un individu vigoureux, qui affronte courageusement la société et s’en libère, au vrai sens du mot, et puis après s’efface pour redevenir, de propos délibéré, le rouage d’une machine qui marche d’elle-même.

Se trouvant définitivement en dehors de l’ordre social chinois, mais empêchés par la surpopulation de vivre tranquillement, les Khonkhouses se constituèrent, selon une nécessité logique qui arrive à devenir plaisante, en ennemis de cet ordre, et formèrent une organisation de brigands.

L’histoire de ces curieuses évolutions sociales n’est pas qu’une interprétation tardive de faits impossibles à vérifier. Il existe encore des individus qui ont assisté aux assemblées où se formulèrent ces étonnants « Droits du Proscrit ». De plus, on peut trouver encore des renseignements sûrs touchant les congrès suivants où se rencontraient les délégués de plusieurs bandes de Khonkhouses.

Dans les différents groupes l’organisation devait sans doute varier avec les conditions locales. Pourtant, deux principes étaient adoptés et rigoureusement appliqués partout : la communauté des moyens de production et des fruits, l’élection au suffrage universel des dirigeants. Chez les brigands comme chez les chercheurs d’or. La vie de ceux-ci étant plus régulière, leur organisation est mieux connue. Le plus célèbre d’entre ces groupes, dont pendant dix ans la vie fut aussi paisible que criminelle aux yeux des gouvernements, est la république fondée sur la Feltouga, affluent de l’Amour, dans l’extrême-nord de la Mandchourie.

Cette république, issue du néant, se trouve avoir institué une expérience du collectivisme d’une envergure telle que les socialistes d’Europe, même en émigrant et en dépit des théories plus ou moins scientifiques, n’ont jamais pu en réaliser. Sa prospérité relative, le développement surprenant de sa vie économique, et cela sans appui du dehors, sous un climat réputé meurtrier, dans un pays stérile, attestent d’abord le génie merveilleux, d’ailleurs encore inconnu des Européens, dont sont doués les Chinois, même les moins cultivés, pour s’organiser et obéir à l’organisation librement consentie. Mais la simplicité de sa législation, le bon fonctionnement des services administratifs, surtout, et, le plus intéressant, l’administration de la propriété commune, semblent prouver que, dans un cercle restreint, on peut, par le communisme, réaliser, avec le minimum de lois précises et d’organes officiels, le maximum d’intensité de production et de sûreté dans les relations privées. Mais il est vrai qu’il y faut de toute nécessité le respect strictement gardé des principes de solidarité, d’honnêteté et de dignité, qui fournissent en Chine un fondement essentiel aux relations économiques et pour l’observation desquels l’Europe barbare et inconsciente n’est malheureusement pas mûre.

Le peuple n’a jamais dépassé, pour son bonheur, le nombre de vingt-cinq mille têtes. Il nommait, au suffrage universel et à une sorte de scrutin de liste, une « corporation législative » de trente membres. Celle-ci, loin de discuter des textes, quand elle avait adopté certains principes généraux de droit, ne faisait plus que contrôler le Comité exécutif, nommé par le Parlement et comprenant deux présidents, deux juges, un maître de provision, un maître de production et un maître de vente.

Le droit pénal appliqué par les juges, après consultation de comités de districts, assez semblables à nos conseils de prud’hommes, était extrêmement sévère. Était-ce un effet de la peur qu’avaient ces anciens insurgés, rebellés contre toute société, de retomber au crime ? Toujours est-il que le meurtre était puni de mort ; le vol, de mort ; l’agression, de peines corporelles ; la « révolte contre la Constitution », d’exclusion immédiate, entraînant nécessairement la mort. Le vol était le crime le plus grave, il signifiait en effet la négation de l’organisation même. Les moyens de production comme les fruits étant à tous, le vol était logiquement impossible, l’apparition de cette tentative de propriété motivait la suppression pure et simple du renégat, à titre de mesure de protection collective.

D’ailleurs le collectivisme était presque nécessité par la nature du pays. L’individu n’aurait pu exister en produisant ou consommant par soi-même. La stérilité du sol et la difficulté des communications avec les contrées productives ne permettaient pas surtout à un proscrit de se procurer sa subsistance. L’institution du maître de provision était donc nécessaire. Il pourvoyait à l’horticulture, à la pêche et aux transports. Or, il est merveilleux, sur un sol d’où le Russe ne parvient à rien tirer, de voir surgir des choux-fleurs, des concombres, de la laitue et jusqu’à des hortensias ; (le secret de l’incomparable horticulture chinoise est, on le sait, dans l’emploi de l’engrais humain). La technique de la pêche ne semble l’avoir cédé en rien à celle d’Europe, et, quant aux caravanes, elles procédaient certes avec plus de sécurité que celles des bourgeois chinois. Toutes les marchandises étaient à l’abri dans des entrepôts officiels.

Le maître de vente assumait la lourde tâche d’écouler la totalité de l’or produit en Chine ou en Sibérie. L’habileté où il parvenait et l’influence qu’il arrivait à exercer, on les a vues en jeu dans de certaines scandaleuses affaires criminelles où se sont trouvés compromis les plus hauts fonctionnaires russes, des financiers sibériens et jusqu’aux gouvernements russe et chinois eux-mêmes.

Le maître de production surveillait du point de vue technique le travail des mines. Il avait fini par introduire des procédés américains.

Il semble, fait curieux, que la division du travail se soit effectuée presque spontanément.

Les artisans continuaient leur métier et étaient employés par les dirigeants aux travaux qu’on leur désignait. La masse était occupée à produire de l’or. Les employés d’État chargés de besognes administratives étaient élus par les comités de prud’hommes. Tous, des présidents aux plus grossiers des mineurs, recevaient la même paie en billets de crédit, chacun pouvait l’employer à sa guise mais sans avoir licence de l’économiser pendant plus d’une année. On ne pouvait acheter de marchandises non usagées qu’aux magasins de l’État. L’excédent des bénéfices demeurait dans la caisse de l’État et l’on ne distribuait que des parts égales en assignats et non réalisables. Cette mesure visait assurément le cas de sortie d’un citoyen : pourtant ce cas ne semble pas s’être produit. D’ailleurs, la fin prématurée et violente de la république n’a pas permis de régler la question des excédents de recettes.

Les femmes étaient en fort petit nombre. Libres comme les hommes, elles vivaient avec l’homme de leur choix. Elles s’occupaient à l’horticulture et à pêcher. La pédérastie étant considérée comme un surcroît aux relations sexuelles par le Chinois simple, il peut presque aussi bien vivre en famille avec que sans femme. Les enfants étaient peu nombreux. La rapide annihilation du groupe a empêché la formation d’un droit de famille.

Il est clair que les conditions économiques ou primitives de la vie des proscrits de la Feltouga prouve peu pour ou contre les théories socialistes d’Europe. Du moins il est réjouissant d’observer un groupe d’humains des plus misérables se créant de toutes pièces un bonheur social. Au point de vue scientifique, la destruction de ce centre d’expériences socialistes spontanées est des plus regrettables.

La république de la Feltouga périt victime des mesures d’ordre du gouvernement chinois. Dès l’origine de leur organisation le gouvernement s’était ému de l’existence de ces Khonkhouses, mais surtout de ceux qui, constitués en républiques de brigands, influaient fâcheusement sur les domaines chinois. La puissance des Khonkhouses brigands, grâce à leur organisation semblable à celle qui a été décrite, s’était accrue de telle sorte que, non contents d’occuper toutes les routes de la Mandchourie, ils venaient lever encore de fortes contributions dans les capitales des provinces. On ne pouvait voyager que sous leur protection et elle se payait suivant un tarif progressif. Les généraux et jusqu’aux gouverneurs chinois subissaient cet impôt irrégulier et exhibaient hardiment des sortes de drapeaux-quittances, qui garantissaient la sécurité absolue. Pourtant le scandale à la fin devint tel que le gouvernement central prit des mesures militaires énergiques. Néanmoins, on ne détruisit que très peu de bandes de brigands : elles étaient trop mobiles pour se laisser prendre. En revanche, les colonies stables furent complètement anéanties. Le gouvernement russe gardait l’Amour et empêchait la fuite des communards : tous furent horriblement massacrés. Les deux gouvernements s’entendirent pour prohiber l’introduction des armes, mirent des garnisons et la situation des brigands devint de plus en plus misérable. Au moment de la guerre sino-japonaise, les troupes régulières chinoises évacuèrent le pays, mais ce furent les cosaques qui vinrent protéger la construction du chemin de fer qui commençait. Les Khonkhouses gagnèrent le nord. Enfermés dans les sinistres vallées du Kheichan, ils y attendirent dans le froid, périssant de faim, leur agonie.

Cette tragédie devait tourner à la farce. Il fallait à l’empire russe, au point d’englober la Mandchourie, un ennemi qui fit croire en Europe à l’existence d’une guerre. On se souvint des Khoukhouses. Ces malheureux furent sans peine attirés sur l’Amour et y fournirent l’invasion « commandée ». Ensuite on les « rejeta ». Des télégrammes annoncèrent des victoires. On leur imputa la destruction de matériaux de chemin de fer que les ingénieurs avaient détournés. Pour prix des services rendus à la politique des tsars, les Khonkhouses furent à la fin pris entre deux feux pour qu’en fût purgée la nouvelle province russe.

Alors, à l’agonie, la fureur de tigre blessé les anima. D’un élan formidable ils rompirent le cordon meurtrier. Ils marchaient vers leur patrie.

Mourir dans la patrie, retourner à la vie inconsciente de l’univers au lieu même où le destin hasardeux l’en a inconsciemment tiré, c’est le dernier vœu, le rêve suprême du Chinois. Enflammés du génie du désespoir, ils traversent, telle une trombe, un empire hérissé de bayonnettes. Ils arrivent à la mer. La route de la Chine est barrée. Leur choc insoutenable culbute les Anglais invaincus. Ils pénètrent dans le Tchili. Trop tard. Le pays est dévasté. L’horrible bête fauve européenne est maîtresse. Tout fut vain. Ils s’abîment dans l’océan inerte de leur race éternelle.

Mais cet océan fermentera.

Alexandre Ular


Un des Khonkhouses (Bao-tchouen-chong).