L’Épave du Cynthia/Chapitre XIV

CHAPITRE XIV

la basse-froide


L’Alaska s’était jeté entre les roches avec une telle violence qu’il s’y trouvait comme incrusté, et restait absolument immobile. Il ne semblait pas être dans une situation immédiatement critique pour l’équipage. Les lames, rencontrant cet obstacle inaccoutumé, venaient bien le battre, en balayant le pont et jetant leurs embruns jusque dans la mâture ; mais la mer n’était pas assez grosse pour que cela constituât un danger pressant. Si le temps ne changeait pas, on pouvait compter arriver au jour sans nouveau désastre.

Erik vit cela d’un coup d’œil. Il avait naturellement pris le commandement, en sa qualité de premier officier. Après avoir donné l’ordre de fermer avec soin les sabords et les hublots et de jeter des bâches goudronnées sur toutes les ouvertures, pour le cas où la mer deviendrait plus forte, il descendit à fond de cale, en compagnie du maître charpentier. Là, il constata avec une vive satisfaction qu’aucune voie d’eau ne s’était produite. Le revêtement extérieur de l’Alaska avait évidemment protégé sa coque interne, et la précaution prise en vue des glaces polaires s’était trouvée des plus efficaces contre le récif armoricain. À la vérité, la machine à vapeur s’était arrêtée net, détraquée par l’effroyable secousse. Mais il ne s’était pas produit d’explosion, et l’on n’avait pas d’avarie vitale à déplorer. Erik résolut d’attendre le jour pour débarquer son monde, si cela était nécessaire.

Il se contenta donc de faire tirer le canon, pour demander du secours à l’île de Sein, et de mettre à la mer la chaloupe à vapeur pour la dépêcher à Lorient.

« Nulle part, se disait-il avec raison, il n’avait chance de trouver les moyens de sauvetage plus prompts et plus puissants que dans ce grand arsenal maritime de la France occidentale ! »

Ainsi, à cette heure tragique, où chacun à bord croyait tout perdu sans retour, il commençait déjà à espérer. Ou plutôt son âme intrépide était de celles qui ne connaissent pas le découragement et jamais ne s’avouent vaincues.

« Qu’il soit seulement possible de dégager l’Alaska, pensait-il, et nous verrons bien qui aura le dernier mot ! »

Mais il n’avait garde d’exprimer encore cet espoir, que les autres auraient sans doute trouvé chimérique. Il dit seulement, en revenant de la visite dans la cale, que tout allait bien pour le présent, et qu’on avait largement le temps de recevoir du secours. Puis, il ordonna une distribution de thé au rhum à tout l’équipage.

Il n’en fallait pas plus pour mettre ces grands enfants en belle humeur. Le lancement de la chaloupe à vapeur s’opéra donc avec beaucoup d’entrain.

Comme il s’achevait, des fusées, bientôt parties du phare de Sein, annoncèrent que l’on venait au navire naufragé. Bientôt deux feux rouges se montrèrent dans la nuit, et passèrent au vent de l’Alaska. Des voix hélèrent. On put leur répondre et savoir qu’on était naufragé sur la Basse-Froide de la chaussée de Sein. Une grande heure s’écoula avant qu’un canot pût accoster, tant le ressac était fort et l’opération périlleuse. Mais, enfin, les six hommes qui le montaient parvinrent à saisir un grelin et à se hisser sur l’Alaska.

C’étaient six rudes pêcheurs de Sein — grands et intrépides gaillards —, qui n’en étaient pas à leur premier sauvetage. Ils approuvèrent pleinement l’idée de demander de l’aide à Lorient, car le petit port de l’île ne pouvait offrir les ressources nécessaires. Il fut convenu que deux d’entre eux partiraient dans la chaloupe à vapeur avec maaster Hersebom et Otto, dès que la lune arriverait au-dessus de l’horizon. En attendant, ils donnèrent quelques renseignements sur le théâtre du naufrage.

La chaussée de Sein est un haut-fond, en forme de pointe, qui part de l’île de Sein, dans la direction de l’ouest et s’étend à neuf milles de distance de cette île. Elle se divise en deux parties : le Pont de Sein et la Basse-Froide.

Le Pont de Sein a environ quatre milles de longueur sur un mille et demi de largeur. Il se compose d’une suite de roches assez élevées, qui forment une chaîne au-dessus des eaux. La Basse-Froide prolonge le Pont de Sein sur cinq milles de longueur et deux tiers de mille de largeur moyenne ; elle présente également un très grand nombre d’écueils, qui ne s’élèvent pas au-dessus des hautes mers, et dont un très petit nombre seulement découvrent à mer basse. Les principaux sont Cornengen, Schomeur, Cornoc-ar-Goulet, Bas-Ven, Madiou et Ar-men. Ce sont les moins redoutables, parce qu’ils sont visibles. Le nombre et l’irrégularité des pointes sous-marines, encore incomplètement connues, l’extrême violence de la mer sur ce banc de sable, les courants qui le balayent en tous sens, en font le plus dangereux des abords et le plus fécond en naufrages. Aussi les phares de l’île de Sein et du Bec-du-Raz ont ils été établis de manière à donner l’alignement de la chaussée, qui peut ainsi être reconnue et évitée par les navires venant de l’ouest. Mais elle est restée si périlleuse pour ceux qui viennent du sud, qu’on a dû se préoccuper, de longue date, d’en signaler la pointe par un feu spécial. Malheureusement ; il n’existe à cette extrémité aucun îlot ou rocher où l’on puisse construire, et la violence habituelle de la mer ne permet pas de songer à une feu flottant. Il a donc fallu se résoudre à élever le phare sur la roche Ar-men, située à trois milles de la pointe extrême. Encore les travaux sont-ils entourés de si grandes difficultés, que ce phare, commencé en 1867, douze ans plus tard, en 1879, n’était arrivé qu’à moitié hauteur, c’est-à-dire à treize mètres au-dessus des eaux. On cite telle année où il n’a été possible d’y travailler que pendant huit heures, quoique les ouvriers fussent constamment à guetter l’instant favorable. Le phare n’existait donc encore qu’en projet, au moment de la catastrophe de l’Alaska.

Mais cela ne suffisait pas à expliquer qu’on fût venu se jeter, en sortant de Brest, sur un danger pareil. Erik se promit d’approfondir la question aussitôt après le départ de la chaloupe à vapeur.

Ce départ put bientôt s’effectuer, la lune n’ayant pas tardé à paraître. Le jeune commandant décida alors que la bordée de quart resterait seule sur le pont, l’autre allant se reposer comme à l’ordinaire ; puis, il descendit à la chambre d’honneur.

M. Bredejord, M. Malarius et le docteur veillaient auprès du cadavre. Ils se levèrent en voyant entrer Erik.

« Mon pauvre enfant, qu’est-ce enfin que ce drame, et comment tout ceci est-il arrivé ? demanda le docteur.

— C’est inexplicable, répondit le jeune homme en se penchant sur la carte étalée sur le bureau du mort. Je sentais instinctivement, et je l’avais dit, que nous n’étions pas en bonne route. Mais, à mon estime et à celle de tout le monde, nous sommes à trois milles au moins de l’ouest de ce feu — à peu près ici, ajouta-t-il en montrant un point sur la carte —, et vous le voyez, aucun danger n’y est indiqué… ni banc de sable, ni récifs !… La couleur foncée des grandes profondeurs !… C’est inconcevable !… On ne peut pourtant pas supposer une erreur dans une carte de l’amirauté britannique, et sur une région maritime aussi connue, aussi minutieusement relevée depuis des siècles !… Ce qui se passe est absurde comme un cauchemar !

— Ne peut-il y avoir eu erreur sur la position ? N’a-t-on pas pris et ne prend-on pas encore un feu pour un autre ? demanda M. Bredejord.

— C’est à peu près impossible dans un trajet aussi court que le nôtre, depuis notre sortie de Brest ! dit Erik. Songez donc que nous n’avons pas un instant perdu les terres de vue et que nous sommes constamment allés d’un repère à l’autre ! Il faudrait supposer qu’un des feux portés sur la carte n’a pas été allumé, ou qu’un feu supplémentaire a été ajouté — supposer en un mot l’invraisemblable !… Sans compter que cela ne suffirait pas, car notre course a été si régulière, notre loch si soigneusement relevé, qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’erreur admissible ! Nous pouvons donner, à cinq cents mètres près, le graphique de notre route. Le terme de ce graphique correspond exactement à la position que l’observation nous assigne actuellement par rapport au feu de l’île de Sein !… Et pourtant, le fait est que nous sommes sur un écueil, quand, d’après la carte, nous devrions être sur trois cents mètres d’eau !…

— Mais comment cela va-t-il finir ? Voilà ce qu’il faudrait savoir ! s’écria le docteur.

— Nous le saurons bientôt, répondit Erik, si les autorités maritimes veulent mettre quelque empressement à nous envoyer du secours. Pour le présent, nous n’avons qu’à attendre, et le mieux pour tout le monde sera d’aller paisiblement dormir, comme si nous étions à l’ancre dans la baie la plus sûre ! »

Le jeune commandant n’ajoutait pas que, personnellement, il se réservait le soin de veiller pendant que ses amis se livraient au repos. Et c’est ce qu’il fit toute la nuit, tantôt se promenant sur le pont et s’assurant que les hommes de quart faisaient bonne garde, tantôt redescendant quelques minutes au salon.

Comme le jour allait poindre, il eut la satisfaction de constater que la houle tombait à vue d’œil avec la brise. Il s’aperçut aussi que la marée était au plus bas, et allait bientôt laisser l’Alaska presque à sec. Cela lui donnait l’espoir de vérifier promptement l’étendue du désastre, et, en effet, vers sept heures du matin, il lui fut possible de procéder à cet examen.

Le navire se trouvait comme piqué sur ces dents de rochers, qui sortent du banc de sable. Trois de ces pointes avaient crevé le bordage extérieur de l’Alaska au moment du naufrage, et le maintenaient comme auraient pu le faire des étais. La direction même de ces étais, qui étaient inclinés vers le nord, c’est-à-dire en sens contraire de la marche de l’Alaska au moment du naufrage, expliquait qu’ils l’eussent arrêté net au bord même du banc de sable, et empêché d’aller se jeter plus avant sur l’écueil. La manœuvre suprême, commandée par Erik, avait aussi contribué à rendre le choc moins terrible. Le navire, ayant fait machine en arrière quelques secondes avant de toucher, n’avait été porté sur le récif que par ce qui lui restait de vitesse acquise et par le courant. Nul doute que, sans cela, il eût été mis en pièces. D’autre part, la brise et les lames, s’étant tenues toute la nuit dans le même sens, avaient aidé à maintenir l’Alaska en place, au lieu de le fixer sur les roches, comme cela n’aurait pas manqué avec un changement de vent. Au total, il n’était pas possible d’avoir plus de bonheur dans un désastre. Toute la question maintenant restait d’arriver à dégager le navire, avant qu’une saute de vent vînt modifier des conditions si favorables.

Erik résolut de ne pas perdre une minute. Aussitôt après le déjeuner de l’équipage, il mit tout le monde au travail pour élargir, à grands coups de hache, les trois plaies principales faites au bordage extérieur par les pointes de rocher. Qu’un remorqueur, envoyé de Lorient, arrivât à temps maintenant, et il deviendrait possible, à marée haute, de dégager l’Alaska presque sans effort. On peut penser si le jeune commandant épiait, avec impatience, l’apparition du moindre panache de fumée sur l’horizon.

Tout vint à souhait comme il le désirait. Et d’abord, le temps resta aussi calme, aussi doux qu’on pouvait l’espérer. Puis, vers midi, un aviso, suivi de près par un remorqueur, parut dans les eaux de l’Alaska. L’aviso était commandé par un lieutenant de vaisseau, qui venait se mettre courtoisement à la disposition des naufragés.

Erik et l’état-major du navire suédois le reçurent à la coupée, comme cela se doit ; on descendit au salon.

« Mais expliquez-moi donc, demanda le lieutenant, comment vous avez pu vous jeter sur la chaussée de Sein, en sortant de Brest, demanda-t-il à Erik.

— Cette carte vous l’expliquera, répondit Erik. Il n’y est fait aucune mention de ce danger ! »

L’officier français examina avec curiosité d’abord, puis avec stupeur, le tracé géographique qui lui était soumis.

« En effet, la Basse-Froide n’y est pas marquée… ni le Pont de Sein !… s’écria-t-il. C’est une négligence inouïe !… Comment ! la teinte bleue des grandes profondeurs au ras de l’île !… Et ce profil à pic !… jusqu’à la position du phare qui est inexactement donnée !… Vous me voyez aller de surprise en surprise !… C’est pourtant une carte de l’amirauté britannique !… Mais pour une mauvaise carte, assurément c’en est une !… On dirait qu’on a pris plaisir à la faire erronée, trompeuse et perfide !… Les navigateurs d’autrefois jouaient volontiers de ces aimables tours à leurs rivaux ! Je n’aurais jamais cru que l’Angleterre pût avoir conservé de pareilles traditions.

— Est-il bien sûr que ce soit l’Angleterre ? demanda M. Bredejord de sa voix flûtée. Pour moi, il me vient un autre soupçon ; c’est que cette carte pourrait bien être l’œuvre d’un faussaire, et avoir été placée, par une main criminelle, dans le casier de l’Alaska

— Par Tudor Brown ! s’écria impétueusement Erik. Le soir du dîner chez le préfet de Brest !… quand il s’est introduit dans la chambre d’honneur, sous prétexte de consulter une carte !… Oh ! l’infâme !… C’est donc pourquoi il n’est pas revenu à bord ?…

— Cela semble trop évident ! dit le docteur Schwaryencrona. Et pourtant, une action si noire suppose de tels abîmes de scélératesse !… Dans quel but l’aurait-il commise ?…

— Et dans quel but est-il venu à Stockholm, tout exprès pour vous dire que Patrick O’Donoghan était mort ? répliqua M. Bredejord. Dans quel but a-t-il souscrit vingt-cinq mille kröners pour le voyage de l’Alaska, quand ce voyage ne pouvait plus faire de doute ?… Dans quel but s’est-il embarqué avec nous pour nous quitter à Brest ?… En vérité, je trouve qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir maintenant, entre ces faits, un enchaînement aussi logique qu’effrayant ! Quel est dans tout cela l’intérêt de Tudor Brown ? Je l’ignore. Mais cet intérêt doit être bien grave, bien redoutable, pour qu’il n’ait pas reculé devant de pareils moyens d’arrêter notre conquête ! Car, j’en suis convaincu, maintenant, c’est lui qui nous a fait relâcher à Brest, c’est lui qui nous a conduits comme par la main sur l’écueil où nous devions trouver la mort !

— Il semble pourtant difficile qu’il ait prévu la route que choisirait le capitaine ! objecta honnêtement M. Malarius.

— Pourquoi ? Cette route n’était-elle pas tout indiquée par la modification même qu’il avait fait subir à la carte ? Après trois jours de retard, il était certain que le commandant Marsilas voudrait regagner le temps perdu et irait au plus court ! Croyant la mer libre au bord de Sein et allant au sud, il y avait neuf à parier sur dix qu’il se jetterait sur la Chaussée !…

— C’est vrai, dit Erik, mais la preuve que le procédé était bien incertain, c’est que j’avais insisté auprès du commandant pour qu’il courût encore à l’ouest.

— Et qui dit que d’autres cartes n’étaient pas prêtes pour nous tromper sur d’autres parages, si nous avions échappé à la Basse-Froide ? s’écria M. Bredejord.

— C’est facile à vérifier », répliqua Erik, en allant prendre dans le casier toutes les cartes de détail qui s’y trouvaient.

La première qu’il ouvrit était celle de la Corogne — et d’un coup d’œil, l’officier français y signala deux ou trois erreurs graves. La seconde était celle de Gibraltar. Ici encore les fausses indications éclataient aux yeux ! Un plus ample examen eût été superflu, et aucun doute ne pouvait subsister. Si le naufrage de l’Alaska ne s’était pas produit à la Chaussée de Sein, il devait nécessairement se produire avant d’arriver à Malte !

Quant au procédé employé pour préparer ses attentats, un examen attentif des cartes suffit à le révéler. C’étaient bien des cartes de l’amirauté britannique, mais effacées en partie par un lavage chimique, et retouchées de manière à donner des indications fausses parmi les indications vraies. Si habiles que fussent ces retouches, elles se distinguaient à de légères différences de teinte et de ton, maintenant qu’on en était averti. Enfin, une circonstance mettait hors de doute la préméditation du coupable : les cartes de l’Alaska portaient le timbre du ministère de la marine suédoise ; celles qu’on avait introduites dans la collection n’avaient pas de timbre. Le faussaire avait jugé qu’on n’y regarderait pas de si près pour courir à la mort.

Ces découvertes successives avaient plongé dans la consternation tous ceux qui prenaient part à l’enquête. Erik sortit le premier du profond silence qui avait succédé à la discussion.

« Pauvre commandant Marsilas ! dit-il d’une voix émue, c’est lui qui aura payé pour nous tous !… Mais, puisque nous avons échappé, presque par miracle, au sort qui nous était réservé, tâchons au moins de ne plus rien laisser au hasard !… La marée monte et sera bientôt assez haute pour qu’il soit possible de dégager l’Alaska !… Si vous le voulez bien, Messieurs, nous allons nous en occuper sans délai ! »

Il parlait avec une autorité simple, une dignité modeste que lui inspirait déjà le sentiment de la responsabilité. Se voir à son âge investi du commandement d’un navire, dans de telles circonstances et au début d’une expédition aussi hasardeuse, était certes une aventure assez imprévue. Mais il avait, depuis la veille, la certitude de se trouver à la hauteur de tous les devoirs ; il savait qu’il pouvait compter sur lui-même, sur son équipage, et cette idée le transfigurait. L’enfant d’hier était aujourd’hui un homme. La flamme des héros brillait dans son regard. Son ascendant s’imposait invinciblement à tout son entourage. M. Bredejord et le docteur le subissaient comme les autres.

L’opération, préparée par les travaux de la matinée, fut plus facile encore qu’on ne l’espérait. Soulevé par le flot, le navire ne demandait en quelque sorte qu’à s’arracher aux pointes de rocher qui le retenaient. Il suffit au remorqueur de se mettre en marche et d’exercer une traction sur les amarres de l’arrière, pour qu’avec un grincement de bois traîné et de bordages déchirés, le navire échappât à la terrible étreinte, et, tout à coup, se retrouvât libre — alourdi, il est vrai, par l’eau qui inondait ses compartiments étanches, privé du secours de son hélice qui avait talonné, et de sa machine qui restait inerte et silencieuse —, mais maniable, après tout, obéissant à la barre et prêt à naviguer, s’il l’avait fallu, sous ses deux focs et son hunier.

Tout l’équipage, assemblé sur le pont, avait suivi avec une émotion assez concevable les péripéties de cet effort décisif, et il salua d’un hurrah la délivrance de l’Alaska. L’aviso français et le remorqueur répondirent à ce cri de joie par des acclamations pareilles. Il était trois heures après midi. Tout près de l’horizon un beau soleil de février inondait de lumière la mer calme et scintillante, qui achevait de recouvrir les sables et les rochers de la Basse-Froide, comme pour effacer jusqu’au souvenir des drames de la nuit.

Le soir même, l’Alaska était en sûreté dans la rade de Lorient. Dès le lendemain, les autorités maritimes françaises, avec une bonne grâce parfaite, autorisaient sa mise au sec dans un des bassins de radoub de Caudan. Les avaries de la coque n’avaient rien de grave. Celles de la machine étaient plus compliquées, mais non sans remède. Peut-être auraient-elles, néanmoins, nécessité partout ailleurs de très longs délais. Mais, comme Erik l’avait prévu, nulle part au monde il n’aurait pu trouver, du jour au lendemain, les précieuses ressources que lui offraient les chantiers de construction navale, les forges et les fonderies de Lorient. La maison Gamard, Norris et Cie s’engagea à tout réparer en trois semaines. On était au 23 février ; le 16 mars, on pourrait se remettre en route, avec de bonnes cartes, cette fois.

Cela laissait trois mois et demi pour arriver au détroit de Behring à la fin de juin. L’entreprise n’avait rien d’impossible, quoiqu’elle se trouvât resserrée dans des limites assez étroites. Erik n’admettait même pas qu’on pût l’abandonner. Il ne craignait qu’une chose, c’était de s’y voir contraint. Aussi avait-il refusé d’adresser à Stockholm un rapport sur le naufrage, de peur d’être rappelé, et de déposer une plainte en justice contre l’auteur présumé de l’attentat, de peur d’être retardé par l’instruction criminelle.

Qui sait pourtant si l’impunité n’allait pas encourager Tudor Brown à semer de nouveaux obstacles sur la route de l’Alaska ? C’est ce que M. Bredejord et le docteur se demandaient, en jouant au whist avec M. Malarius dans le petit salon de l’hôtel où ils étaient descendus en arrivant à Lorient.

Pour M. Bredejord, la question ne faisait pas doute. Un sacripant comme ce Tudor Brown, s’il connaissait l’échec de sa tentative — et comment douter qu’il la connût ? —, ne devait reculer devant rien pour la renouveler. Croire qu’on arriverait jamais au détroit de Behring était donc plus qu’une illusion, c’était de la démence. M. Bredejord ne savait pas comment Tudor Brown s’y prendrait pour l’empêcher ; mais il était certain qu’il en trouverait le moyen. Le docteur Schwaryencrona inclinait à penser de même, et M. Malarius ne se trouvait guère plus rassuré. Le découragement planait donc sur ces parties de whist, et les promenades que les trois amis faisaient aux alentours de la ville n’étaient pas non plus bien gaies. Leur grande affaire était de surveiller les travaux du mausolée qu’ils élevaient au commandant Marsilas, dont tout Lorient avait suivi les obsèques. Et la vue de ce monument funèbre n’était pas faite pour donner aux survivants de l’Alaska des idées couleur de rose.

Mais il leur suffisait de retrouver Erik pour se reprendre à espérer. Sa résolution à lui était si inébranlable, son activité si soutenue, il montrait une volonté si ferme d’aborder tous les obstacles, quels qu’ils fussent, avec la certitude de les vaincre, qu’il devenait impossible de manifester ou même de conserver intérieurement des sentiments moins héroïques.

Un fait nouveau vint pourtant donner la preuve que Tudor Brown poursuivait un programme défini. Le 14 mars, au soir, Erik avait vu les travaux de la machine presque achevés. Il ne restait plus qu’à ajuster une des pompes, et cela devait être fait le lendemain. À l’heure dite, on allait être prêt. Or, dans la nuit du 14 ou 15, ce corps de pompe disparut des ateliers de MM. Gamard, Norris et Cie, et il fut impossible de le retrouver. Comment s’était fait cet enlèvement ? Quels en étaient les auteurs ? C’est ce que l’enquête la plus minutieuse ne put établir.

Toujours est-il qu’il fallait maintenant dix jours de plus pour refaire ce travail, ce qui ajournait au 25 mars le départ de l’Alaska.

Chose singulière, cet incident eut plus d’influence sur l’esprit d’Erik que n’en avait eu le naufrage même. Il y vit, en effet, la marque certaine d’une volonté persistante d’empêcher le voyage de l’Alaska. Et cette évidence redoubla encore, s’il est possible, l’ardent désir qu’il avait de la mener à bien.

Ces dix jours de délai furent presque exclusivement consacrés par lui à examiner la question sous toutes ses faces. Plus il étudiait, plus il arrivait à se convaincre que se donner pour mandat d’arriver au détroit de Behring en trois mois, par un itinéraire connu de Tudor Brown, quand l’Alaska se trouvait encore à Lorient, quarante jours après avoir quitté Stockholm, c’était courir à l’insuccès, sinon au désastre irréparable.

Cette conclusion ne l’arrêta pas ; mais elle l’amena à penser qu’une modification aux plans originaux était indispensable. Il n’eut garde, d’ailleurs, d’en rien dire, jugeant avec raison que le secret était la condition première de la victoire. Il se contenta de surveiller plus étroitement que jamais les travaux de réparation.

Mais ses compagnons crurent remarquer qu’il était désormais moins pressé de repartir. Ils en conclurent qu’au fond il voyait l’entreprise irréalisable, comme, pour leur compte, ils le croyaient désormais.

En quoi ils se trompaient.

Le 25 mars, à midi, l’Alaska sortait du bassin, descendait la rade et reprenait le large.