L’Épave du Cynthia/Chapitre VI

CHAPITRE VI

la décision d’erik


Le lendemain, le pêcheur fit venir Erik, et devant dame Katrina, Vanda et Otto, il lui dit :

« Erik, la lettre du docteur Schwaryencrona te concerne en effet. Elle atteste que tu as donné toute satisfaction à tes maîtres, et le docteur propose de subvenir jusqu’au bout aux frais de tes études, si tu dois les poursuivre. Mais cette lettre exige que tu décides toi-même, en connaissance de cause, la question de savoir si tu changeras définitivement de condition, ou si tu resteras avec nous à Noroë, comme nous l’aimerions beaucoup mieux, tu n’en doutes pas !… Et, à ce propos, il faut que je te dise un grand secret, — un secret que ma femme et moi nous aurions préféré garder pour nous ! ».

À ce moment, dame Katrina, impuissante à retenir ses larmes, éclata en sanglots et prit la main d’Erik qu’elle serra contre son cœur, comme pour protester contre ce que le jeune homme allait entendre.

« Ce secret, poursuivit Hersebom d’une voix que l’émotion altérait de plus en plus, c’est que tu es seulement notre fils d’adoption !… Je t’ai trouvé en mer, mon enfant, et recueilli alors que tu avais huit ou neuf mois à peine. Dieu m’est témoin que je n’aurais jamais songé à te le dire, et que ni ta mère ni moi n’avons jamais fait la moindre différence entre toi et Otto ou Vanda !… Mais le docteur Schwaryencrona l’exige !… Prends donc connaissance de ce qu’il m’écrit ! »

Erik était subitement devenu d’une pâleur mortelle. Otto et Vanda, bouleversés de ce qu’ils apprenaient, avaient, chacun de son côté, poussé un cri d’étonnement. Et, presque aussitôt, ils avaient fait comme leur mère. Après avoir passé un bras autour du cou d’Erik, ils le tenaient étroitement serré entre eux, l’un à droite, l’autre à gauche. Puis Erik prit la lettre du docteur, et, sans chercher à cacher l’émotion que lui causait cette lecture, il la lut jusqu’au bout.

Maaster Hersebom reprit alors par le menu le récit qu’il avait fait au docteur. Il expliqua comment M. Schwaryencrona s’était mis en tête de découvrir la famille d’Erik, et comment il se trouvait, en fin de compte, que lui, Hersebom, n’avait pas été si mal inspiré en ne s’inquiétant pas de résoudre ce problème insoluble. Puis, dame Katrina se leva, courut au coffre de chêne, en tira les vêtements que portait le bébé, montra le hochet qu’il avait au cou. Par un effet naturel, le récit revêtit aussitôt pour les trois enfants un intérêt dramatique, qui en effaça toute l’amertume. Ils regardaient émerveillés les dentelles et le velours, l’or du hochet et sa devise — à peu près comme ils auraient assisté à un conte de fées en action. L’impossibilité même, constatée par le docteur, d’obtenir aucun résultat pratique de ces indices, bien réels pourtant, semblait les rendre quasi sacrés.

Erik les contemplait comme en rêve, et sa pensée s’envolait vers cette mère inconnue, qui l’avait sans doute habillé elle-même de ces vêtements, et plus d’une fois avait dû agiter ce même hochet devant les yeux de son enfant pour le faire sourire. Il lui semblait, en touchant ces choses, qu’il se trouvait en communion directe avec elle, à travers le temps et l’espace !… Et pourtant où était-elle, cette mère ?… Vivait-elle encore, ou bien avait-elle péri ? Pleurait-elle son fils, ou bien ce fils devait-il au contraire la regarder comme à jamais perdue ?…

Il était depuis plusieurs minutes absorbé dans ses pensées, la tête penchée sur sa poitrine, quand un mot de dame Katrina la lui fit relever.

« Erik, tu es toujours notre enfant !… » cria-t-elle, inquiète de ce silence.

Les yeux du jeune garçon, en se portant autour de lui, rencontrèrent toutes ces bonnes figures aimantes, le regard maternel de la digne femme, la face loyale de maaster Hersebom, celle d’Otto, plus affectueuse encore qu’à l’ordinaire, celle de Vanda, sérieuse et attristée. En lisant la tendresse et l’inquiétude sur toutes ces physionomies, Erik sentit son cœur se fondre, comme on dit. Il revint subitement au sentiment de sa situation, revit toute la scène telle que le père venait de la lui conter — ce berceau abandonné à la merci des vagues, recueilli par un rude pêcheur et simplement apporté à sa femme, ces gens, humbles et pauvres comme ils étaient, n’hésitant pas à garder l’enfant étranger, l’adoptant, le chérissant à l’égal de leur propre fils —, ne lui parlant même pas de ces choses pendant quatorze ans, et, à cette heure, suspendus à ses lèvres comme s’ils attendaient un verdict de vie ou de mort.

Tout cela le remua si profondément, que soudain ses larmes coulèrent. Un sentiment irrésistible de reconnaissance et d’amour étreignit tout son être. Il éprouva une sorte de soif de se dévouer, lui aussi, de rendre à ces bons êtres un peu de cette tendresse aveugle qu’ils lui témoignaient, en refusant de les quitter, en s’attachant pour jamais à eux et à Noroë, en se contentant de leur humble condition !

« Mère, dit-il — et il se jeta dans les bras de Katrina —, pensez-vous que je puisse hésiter, maintenant que je sais tout ?… Nous écrirons au docteur pour le remercier de ses bontés et lui dire que je reste !… Je serai pêcheur comme vous, mon père, comme toi, Otto !… Puisque vous m’avez fait une place à votre foyer, je demande à la garder !… Puisque vous m’avez nourri du travail de vos mains, je demande à rendre à vos vieux ans ce que vous avez donné si généreusement à mon enfance !

— Dieu soit loué ! s’écria dame Katrina en serrant Erik sur son cœur, dans un emportement de tendresse et de joie.

— Je savais bien, moi, que l’enfant préférait la mer à tous ses livres ! dit simplement maaster Hersebom, sans se rendre compte du sacrifice que représentait la décision prise par Erik. Allons !… Voilà une affaire réglée !… Ne parlons plus de tout cela, et ne songeons qu’à passer de bonnes fêtes de Noël ! »

Tout le monde s’embrassa, les yeux humides de bonheur, en jurant de ne se séparer jamais.

Lorsque Erik fut seul, s’il ne parvint pas à étouffer un soupir en songeant à tous les rêves de travail et de succès auxquels il fallait renoncer, du moins y avait-il dans le sacrifice même une joie austère qu’il sut savourer.

« Puisque c’est le vœu de mes parents d’adoption, se disait-il, qu’importe tout le reste ? Je dois me résigner et travailler pour eux dans la sphère où le sort et leur dévouement m’ont placé !… Si j’ai parfois ambitionné une plus haute fortune, n’était-ce pas pour leur en faire part ? Puisqu’ils sont heureux ainsi et ne désirent pas un autre sort, il faut m’en contenter, en m’efforçant seulement par ma bonne conduite et mon travail de leur donner toute satisfaction ! Adieu donc aux livres, et vive la mer ! »

Ainsi il songeait, et bientôt sa pensée, revenant à ce qu’il avait appris, se reprenait à chercher d’où il arrivait, quand Hersebom l’avait trouvé tout petit flottant sur la cime des vagues ; quelle était sa patrie, quels étaient ses parents !… Vivaient-ils encore ?… Avait-il, dans quelques contrée lointaine, des frères ou des sœurs qu’il ne connaîtrait jamais ?

À Stockholm aussi, chez le docteur Schwaryencrona, Noël avait été l’occasion d’une veillée extraordinaire. C’est à cette date, on se le rappelle sans doute, qu’avait été fixé le jugement du pari tenu par M. Bredejord contre son éminent ami, et dont le professeur Hochstedt devait être le juge.

Depuis deux ans, pas un mot n’avait été dit par l’un ou l’autre sur le sujet de leur gageure. Le docteur poursuivait patiemment ses recherches en Angleterre, écrivait aux agences maritimes, multipliait les annonces dans les journaux, mais n’avait garde d’avouer que ses efforts restaient à peu près stériles. Quant à M. Bredejord, il évitait, avec une réserve du meilleur goût, de mettre la conversation sur ce sujet et se contentait, quand il en trouvait l’occasion, de faire une allusion discrète à la beauté de l’exemplaire de Pline, sorti des presses d’Alde Manuce, qui rayonnait dans la bibliothèque du docteur.

Et, rien qu’à la façon narquoise dont il frappait du bout de ses doigts sur sa tabatière, dans ce moment-là, on était obligé de se dire qu’il pensait :

« Voilà un Pline qui ne fera pas trop mal entre mon Quintilien, édition princeps de Venise, et mon Horace à grandes marges sur papier de Chine, des frères Elzevir ! »

C’est ainsi, en tout cas, que le docteur interprétait généralement cette pantomime, qui avait le don spécial de lui agacer les nerfs. Ces soirs-là, il se montrait particulièrement impitoyable au whist et ne passait rien à son infortuné partner.

Mais le temps n’en suivait pas moins son cours, et l’heure avait enfin sonné où il fallait soumettre la question à l’arbitrage impartial du professeur Hochstedt.

Le docteur Schwaryencrona le fit avec une grande franchise. À peine Kajsa l’avait-elle laissé seul avec ses deux amis qu’il leur avoua, comme il l’avait avoué par lettre à maaster Hersebom, le résultat négatif de ses investigations. Rien n’était venu éclaircir le mystère qui enveloppait l’origine d’Erik, et le docteur, en toute sincérité, se voyait obligé de conclure que ce mystère lui paraissait insoluble.

« Toutefois, poursuivit-il, je serais injuste envers moi-même si je ne déclarais pas avec une égale sincérité que je ne crois pas le moins du monde avoir perdu mon pari. Je n’ai pas retrouvé la famille d’Erik, c’est vrai ; mais les renseignements que j’ai recueillis sont plutôt de nature à corroborer ma conclusion qu’à l’infirmer. Le Cynthia est ou était si bien un navire anglais, qu’il n’y en a pas moins de dix-sept portant ce nom sur les registres du Lloyd. Quant aux caractères ethnographiques, ils sont toujours aussi évidemment celtiques que par le passé. Mon hypothèse sur la nationalité d’Erik sort donc, je puis le dire, victorieuse de l’enquête. Plus que jamais il est certain pour moi qu’il est irlandais, comme je l’avais pressenti. Mais je ne puis naturellement pas obliger la famille à se manifester, si elle a des raisons pour ne pas le faire, ou bien si elle a disparu !… Voilà, mon cher Hochstedt, ce que j’avais à dire. À vous de prononcer si vous ne jugez pas que le Quintilien de notre ami Bredejord doit légitimement être transféré à ma bibliothèque ! »

À ces mots, qui parurent lui causer une prodigieuse envie de rire, l’avocat se renversa dans son fauteuil en agitant faiblement la main comme pour protester ; puis il fixa ses petits yeux brillants sur le professeur Hochstedt pour voir comment il allait se tirer d’affaire.

Le professeur Hochstedt ne se montra pas si embarrassé qu’on aurait pu le croire. Il l’aurait certainement été si quelque argument invincible, produit par le docteur, l’avait mis dans la douloureuse nécessité de se prononcer en faveur de l’une ou de l’autre partie. Son caractère prudent et irrésolu le portait à préférer en tout les solutions indécises. Il excellait, en pareil cas, à montrer l’un après l’autre les deux aspects de la question et nageait dans le vague comme un poisson dans l’eau. Aussi se trouva-t-il, ce soir-là, à la hauteur des circonstances.

« Il est incontestable, articula-t-il en hochant la tête, qu’il y a, dans ce fait de dix-sept navires anglais portant le nom de Cynthia, un indice des plus sérieux en faveur de la conclusion exprimée par notre éminent ami. Cet indice, rapproché comme il l’est des caractères ethnographiques du sujet, est assurément d’un grand poids, et je n’hésite pas à dire qu’il me paraît presque définitif. Je ne fais même aucune difficulté d’avouer que, si j’avais une opinion personnelle à exprimer sur la nationalité d’Erik, cette opinion serait la suivante : les probabilités sont en faveur de la nationalité irlandaise !… Mais autre chose est une probabilité, autre chose une certitude, et, si j’ose le dire, c’est une certitude qu’il faudrait pour décider le pari en question. Les probabilités ont beau être grandes, en effet, en faveur de l’opinion de Schwaryencrona, Bredejord peut toujours alléguer que la preuve absolue n’est pas faite. Je ne vois donc aucune raison suffisante de déclarer que le Quintilien est gagné par le docteur, et je n’en vois pas davantage de dire que le Pline soit perdu… À mon sens, la question restant indécise, le pari doit être annulé, et c’est encore ce qui peut arriver de plus heureux en pareil cas ! »

Comme tous les jugements qui renvoient les parties dos à dos, celui du professeur Hochstedt ne parut pas satisfaire l’une plus que l’autre.

Le docteur dessina avec sa lèvre inférieure une moue qui l’indiquait assez nettement. Quant à M. Bredejord, il sauta sur ses pieds en s’écriant :

« Tout beau, mon cher Hochstedt, ne vous hâtez pas tant de conclure !… Schwaryencrona, dites-vous, n’ayant pas suffisamment établi un fait qui vous paraît d’ailleurs probable, vous ne sauriez prononcer qu’il a gagné ?… Que répondriez-vous donc, si je vous prouvais ici, à l’heure même, que le Cynthia n’était pas du tout un navire anglais ?

— Ce que je répondrais ? dit le professeur, quelque peu troublé par cette attaque soudaine. Ma foi, je n’en sais rien !… Je verrais, j’examinerais la question sous ses divers aspects…

— Examinez-la donc tout à votre aise ! répliqua l’avocat en plongeant sa main droite dans la poche intérieure de sa redingote pour y prendre un portefeuille où il choisit une lettre, contenue dans une de ces enveloppes jaune serin qui indiquent au premier coup d’œil une origine américaine. Voici un document que vous ne récuserez pas, ajouta-t-il en plaçant cette lettre sous les yeux du docteur qui lut à haute voix :

« À monsieur l’avocat Bredejord, Stockholm.
« New York, 27 octobre.

« Monsieur, en réponse à votre honorée du 5 courant, je m’empresse de vous informer des faits ci-dessous :

« 1° Un navire dénommé Cynthia, capitaine Barton, propriété de la Compagnie générale des Transports canadiens, a péri corps et bien, il y a tout juste quatorze ans, à la hauteur des îles Feroë.

« 2° Ce navire était assuré à la General Steam navigation insurance Company, de New York, pour la somme de trois millions huit cent mille dollars.

« 3° La disparition du Cynthia étant restée inexpliquée et les causes du sinistre n’ayant pas paru suffisamment claires à la Compagnie d’assurances, un procès s’est engagé, et ce procès a été perdu par les propriétaires dudit navire.

« 4° La perte de ce procès a entraîné la dissolution de la Société des Transports canadiens, laquelle n’existe plus depuis onze ans, à la suite de liquidation.

« Dans l’attente de nouveaux ordres, je vous prie d’agréer, Monsieur, nos sincères salutations.

« Jérémie Smith, Walker et Co,
agents maritimes. »

« Eh bien ! que dites-vous de cette pièce ? demanda M. Bredejord, quand le docteur eut achevé sa lecture. Voilà un document qui a sa valeur, vous en conviendrez ?

— J’en conviens volontiers, répondit le docteur. Comment diable vous l’êtes-vous procuré ?

— Le plus simplement du monde. Le jour où vous m’avez parlé du Cynthia comme d’un navire nécessairement anglais, j’ai pensé tout de suite que vous limitiez trop le champ de vos recherches et que le navire pouvait fort bien être américain. Voyant que le temps passait et que vous n’arriviez à rien, car vous nous l’auriez dit, j’ai eu l’idée d’écrire à New York. À la troisième lettre, j’ai obtenu le résultat que voilà ! Ce n’est pas plus compliqué !… Ne pensez-vous pas qu’il est fait pour m’assurer sans conteste la possession de votre Pline ?

— La conclusion ne me paraît pas forcée ! répliqua le docteur, qui relisait la lettre en silence comme pour y chercher de nouveaux arguments à l’appui de sa thèse.

— Comment pas forcée ? s’écria l’avocat. Je vous prouve que le navire était américain, qu’il a péri à la hauteur des îles Feroë, c’est-à-dire tout près de la côte norvégienne, précisément à l’époque qui répond à l’arrivée de l’enfant, et vous n’êtes pas convaincu de votre erreur ?

— Pas le moins du monde ! Notez, mon cher ami, que je ne conteste nullement la très grande valeur de votre document. Vous avez trouvé ce que j’ai été impuissant à découvrir, le véritable Cynthia, qui est venu se perdre à peu de distance de nos côtes à l’époque voulue !… Mais permettez-moi de vous faire remarquer que cette trouvaille confirme précisément ma théorie. Car enfin le navire était canadien, c’est-à-dire anglais, et, l’élément irlandais étant fort considérable au Canada, j’ai désormais une raison de plus d’être sûr que l’enfant est d’origine irlandaise !

— Ah ! voilà ce que vous trouvez dans ma lettre ! s’écria M. Bredejord, plus vexé qu’il ne voulait le paraître. Et sans doute vous persistez à croire aussi que vous n’avez pas perdu votre Pline ?

— Assurément.

— Peut-être pensez-vous avoir quelques droits à mon Quintilien ?

— J’espère, en tout cas, arriver à établir ces droits, grâce à votre découverte même, si vous voulez seulement m’en donner le temps et renouveler notre pari !

— Soit ! je le veux bien ! Combien de temps vous faut-il ?

— Prenons deux ans encore, et ajournons-nous à la seconde fête de Noël qui suivra celle-ci !

— C’est convenu ! répondit M. Bredejord. Mais je vous assure, mon cher docteur, que vous feriez aussi bien de m’envoyer tout de suite votre Pline !

— Ma foi, non ! Il fera trop belle figure dans ma bibliothèque à côté de votre Quintilien ! »