Fasquelle (p. 93-115).
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VI


Des soldats français, isolément ou par petits groupes, arrivent constamment dans la ville. Éclopés, égarés, traînards, fuyards. Ils viennent on ne sait d’où, ils ne savent d’où ; de partout où l’on s’est battu, où l’on fut battu, où l’on a battu la charge, où l’on a battu en retraite ; où l’on a avancé, reculé, piétiné, lâché pied ; de partout où les arrêta l’ennemi, ou bien des blessures, ou bien la fatigue, ou bien le dégoût.

J’aurais voulu les voir ; malheureusement ma grand’mère me défend de sortir. Mais Lycopode les a vus. Il paraît que ces malheureux sont dans un état lamentable et que leur aspect fait frémir d’horreur et de pitié. Noirs de hâle, de poudre, de poussière et de boue, leurs uniformes en haillons, ils traînent le long des rues leurs pieds meurtris et sanglants, accusant tout haut leurs chefs de les avoir trahis et vendus, et disant qu’il n’y a plus de France. On les pousse, en dépit de leurs menaces, de leurs jurons et de leurs insultes, dans les trains qui partent pour Paris.

— Ah ! monsieur Jean, ce n’est pas les mêmes que nous avons vu partir ! C’est pas Dieu possible que ce soit les mêmes. C’est vraiment pas possible.

Et Lycopode me raconte, dix fois de suite, ce que lui ont dit quelques-uns de ces malheureux, à qui elle a parlé et offert un peu d’argent. Depuis le début de la campagne, ils ont constamment manqué de vivres et de munitions, et ils ont été conduits à la tuerie par des généraux qui sont tous vendus aux Prussiens.

Ça, c’est une chose que je ne peux pas croire. L’idée que le maréchal Bazaine, le général de Lahaye-Marmenteau ou le général de Rahoul aient pu se vendre à l’ennemi, me semble ridicule à l’extrême. Mais les soldats ne sont pas dans le secret des opérations, et expliquent les choses comme ils peuvent. D’ailleurs, un soldat n’a qu’à obéir et non à comprendre ; alors, comment pourrait-il concevoir les sentiments d’honneur qui animent les officiers ? Malgré tout, quelle que soit la raison qu’on assigne à nos défaites, ces Prussiens doivent être des hommes terribles.

Naturellement, bien que je me sois décidé à admettre franchement leur supériorité, que je ne peux pourtant m’expliquer, je ne crois pas un seul mot de toutes les histoires extraordinaires que l’on débite sur leur compte. Mon grand-père était un Allemand, mon oncle Karl est un officier allemand, et je sais bien que les Allemands ne sont pas des cannibales. Il m’est donc impossible d’ajouter foi aux racontars des habitants des campagnes qui viennent, affolés, chercher un refuge dans la ville ; poussant devant eux leur bétail, leurs meubles et leurs nippes empilés sur des charrettes. Lycopode me rapporte les récits que font ces pauvres gens et dans lesquels ils accusent les Allemands, sur ouï-dire, de tous les crimes imaginables. Quoique ces contes ne fassent aucune impression sur moi, je dois avouer qu’ils me donnent une forte envie de voir enfin l’armée prussienne. Mais viendra-t-elle ? Osera-t-elle se présenter devant Versailles, que la garde nationale et la population ont juré de défendre jusqu’à la mort ? Je commence à croire que non.

Mais tout d’un coup, le 17 septembre, vers dix heures du matin, la nouvelle se répand dans la ville que quatre uhlans viennent d’arriver. Ils ont déclaré au maire que, pour trois heures de l’après-midi, les arbres qu’on a coupés et jetés en travers des routes devront être enlevés ; que les tranchées qu’on a creusées à travers les dites routes devront être comblées ; et que la ville doit se tenir prête à recevoir un corps d’armée tout entier. Immédiatement après le départ des uhlans, des centaines d’hommes munis de pelles et de pioches se sont hâtés d’aller remettre les chemins dans leur état normal ; et les tambours de ville se sont rendus de quartier en quartier pour lire une proclamation du maire qui exhorte les habitants au calme et les engage à recevoir leurs hôtes avec toute la dignité que comportent les circonstances.

— C’est à coups de fusil qu’il faut les recevoir ! s’est écrié M. Freeman devant la maison duquel un tambour venait de lire son papier. Il faut que la ville se hérisse de barricades. Aux armes !

Et il est sorti de sa maison, un fusil à la main. Aussitôt, la foule, qui s’était rassemblée autour du tambour, s’est ruée sur lui, et l’a accablé d’imprécations.

— En voilà un vieux fou ! Qu’est-ce qui lui prend ? Avez-vous l’intention de nous faire fusiller tous et de faire brûler la ville, dites donc ?

M. Curmont, qui faisait partie du rassemblement, s’est écrié :

— Il faut le désarmer ! Il va faire un malheur !

Alors, plusieurs hommes se sont précipités sur M. Freeman, l’ont frappé, lui ont arraché son fusil.

— Avez-vous vu un vieil enragé pareil ? Et il n’est pas Français encore ! Qu’il s’en retourne en Angleterre ! Tous las Anglais sont des traîtres et des espions !

— Oui ! s’est écrié M. Curmont. Depuis Waterloo, les Anglais s’entendent comme larrons en foire avec les Allemands. La preuve, c’est qu’ils ne sont pas venus nous aider. À bas les Anglais !

M. Curmont, quand il a poussé ce cri, se trouvait derrière deux ou trois hommes qui le séparaient de M. Freeman. Ce dernier, des deux mains, a écarté les hommes, et a levé son poing sur M. Curmont. M. Curmont s’est rejeté en arrière, a buté contre les pieds du tambour, et est tombé sur le dos en criant : Au secours ! M. Freeman l’a considéré un instant avec mépris ; il a jeté sur les assistants le même regard dédaigneux, pendant que M. Curmont se relevait en se frottant le derrière ; il a repris son fusil des mains du tambour et il est rentré tranquillement dans sa maison. Avant de fermer les grilles de son jardin, il a dit, d’une voix qui trahissait une émotion profonde :

— Vous n’agissez pas comme des Français. Je souhaite que les Prussiens vous traitent comme vous le méritez.



Mais le souhait de M. Freeman ne s’accomplit pas. Les Allemands, installés dans la ville comme chez eux, se comportent vis-à-vis des Versaillais avec un savoir-vivre irréprochable. Ce ne sont pas du tout les sauvages qu’on s’est plu à dépeindre. Ce sont des gens fort civilisés ; et même de bons clients. Les commerçants le déclarent, la main sur la conscience. Qu’on ne vienne plus leur parler de la barbarie des Teutons ! Les Prussiens font la guerre d’une façon civilisée, sont des hommes d’ordre, respectent les non-combattants et la propriété particulière. Et les habitants de Versailles, qui sont des non-combattants et possèdent particulièrement, respectent les Allemands. Respect pour respect. Voilà ce que c’est que d’être civilisé. Les Versaillais pensent que, lorsqu’on prend du respect, on n’en saurait trop prendre ; et ils vont tellement loin dans cette voie qu’ils se sont mis à respecter très fort ma grand’mère, qu’ils insultaient il y a quelques jours. Ils ne l’appellent plus : vieille Prussienne. Ah ! mais, non ! Maintenant que les Prussiens sont les maîtres, on ne saurait montrer trop de déférence aux personnes qui parlent allemand. On témoigne donc à mon aïeule une vénération sans égale.

L’estime générale pour ma grand’mère s’est même accrue hier, lorsque le bruit s’est répandu qu’un colonel allemand était logé chez nous. Ce bruit mérite confirmation. Ce colonel fait partie du Grand État-Major ; c’est un homme charmant, qui ressemble pas mal à mon oncle Karl que, d’ailleurs, il connaît très bien. Mon oncle est maintenant devant Metz ; nous avons reçu ce matin une lettre de lui ; et ma grand’mère, qui n’avait pas eu de ses nouvelles depuis longtemps, a été bien heureuse. Moi aussi, j’ai été content ; et je le serais plus encore si nous avions des nouvelles de mon père. Depuis la lettre où il nous annonçait qu’il était évacué sur l’hôpital de Chartres, nous n’avons rien reçu de lui ; nous ignorons où il se trouve : à Chartres, à Paris, ou ailleurs. Ah ! que je voudrais que cette guerre fût terminée ! Le colonel parle souvent avec ma grand’mère, et lui donne des nouvelles. Malheureusement, il ne peut pas se prononcer quant à la durée possible de la guerre.

Il dit que le Feldmarschall von Moltke croit à la paix prochaine ; le maréchal est persuadé que, pour la fin d’octobre, il pourra chasser le lièvre à Kreisau. L’autre jour, il s’exclamait sur la beauté de l’automne qui teint d’or et de rouge les feuilles des arbres ; il parlait de son domaine, aux pelouses duquel les pluies récentes ont dû faire grand bien ; de ses plantations de jeunes arbres. Il aspire au repos et croit que la résistance des Français touche à sa fin.

Dès le lendemain de la bataille de Sedan, la marche rapide sur Paris a été décidée. Le danger d’une intervention étrangère en faveur de la France avait été écarté par les premières victoires allemandes. Bismarck émit donc l’opinion, opinion qu’il fit prévaloir, qu’une attaque immédiate de Paris était nécessaire, « Paris est la France, dit-il. Le seul moyen d’éviter toute intervention de puissances actuellement neutres, et de terminer rapidement la guerre, c’est de prendre Paris au plus vite. »

On a discuté, nous apprend le colonel, au sujet de la façon dont il conviendrait d’attaquer Paris. L’opinion prussienne est que le plus grand ennemi des forteresses est le nombre de leurs défenseurs, la quantité des bouches qu’il faut nourrir. L’avis de l’État-Major général, par conséquent, fut que la famine était non seulement le meilleur moyen, mais en vérité le seul moyen de venir à bout de la résistance parisienne. Au commencement de septembre, les généraux allemands, et même les généraux français (Mac-Mahon, par exemple), pensaient que Paris n’essayerait pas de se défendre sérieusement. Après Sedan, Moltke et von Roon étaient convaincus qu’il capitulerait après une quinzaine de jours. L’État-major avait fait une évaluation beaucoup trop faible des approvisionnements de la capitale française. Du reste, à Paris même, on ne savait guère à quoi s’en tenir sur ce point. Mais quelques jours avant d’arriver à Versailles, les Allemands furent informés, de source sûre, que Paris faisait tous ses préparatifs pour une défense sérieuse, et qu’une nouvelle armée se formait sur la Loire.

Quand les troupes allemandes arrivèrent à Versailles, la résolution était prise de bloquer Paris et d’assurer aux forces assiégeantes l’appui de l’artillerie de siège. Pour amener le matériel d’artillerie, aucune voie ferrée n’existait d’une façon continue ; la ligne directe était interrompue à Toul. Cette place n’avait pas encore capitulé ; et Strasbourg ne capitula que le 28 septembre. On ne pouvait donc se servir que de la ligne de Nanteuil, pour le service des subsistances aussi bien que pour celui du matériel de siège ; de sorte que les transports souffraient d’interruptions continuelles. Le roi, Bismarck et Roon commencèrent à croire alors que la guerre durerait plus longtemps qu’ils ne l’avaient pensé.

Moltke, pourtant, ne modifia guère son opinion ; il maintint que Paris n’avait point de vivres et ne pourrait résister au delà de quelques semaines. Il croyait aussi que le parti radical ou révolutionnaire ferait preuve d’une grande énergie, qu’il terroriserait les classes dirigeantes et hâterait la reddition de la ville. On ne savait que lui répondre, car l’incertitude continuait à régner au sujet des approvisionnements de Paris ; quelques-uns estimaient que les vivres manqueraient à la ville après trois ou quatre semaines ; d’autres pensaient qu’ils ne lui feraient pas défaut avant trois ou quatre mois. Le colonel assure qu’il partage cette dernière opinion.

Le 9 octobre, c’est-à-dire au moment où le bruit courut à Versailles que Gambetta avait quitté Paris en ballon, le siège en règle avait été résolu. Depuis quelques jours, les préparatifs se font activement ; d’énormes canons sont débarqués au chemin de fer et traînés dans la direction de Paris par d’interminables attelages ; on assure que la capitale va être bombardée comme l’a été Strasbourg. Il paraît que ç’a été terrible, à Strasbourg. J’ai entendu faire, là-dessus, des récits qui vous donnent la chair de poule. Mais ne sont-ils pas un peu exagérés ?



Ils ne sont pas exagérés le moins du monde. J’en ai maintenant la preuve certaine, indiscutable. Et qui croyez-vous qui me l’ait donnée, cette preuve ? Qui croyez-vous qui vienne de me l’apporter, là, tout à l’heure ? J’aime mieux ne pas vous faire languir, car vous ne devineriez jamais. C’est M. Raubvogel, le cousin Raubvogel, lui-même, en personne, avec son doux sourire et sa belle barbe.

Il est arrivé, il y a deux heures à peine, à Versailles et a tout juste pris le temps de secouer la poussière du voyage, avant de venir nous voir. Il a amené Mme  Raubvogel. Estelle me semble plus jolie encore qu’il y a quatre mois ; elle est aussi vive, aussi gracieuse ; ses yeux bleus, seulement, semblent avoir pris une teinte plus foncée. Mais, à l’examen, je m’aperçois qu’ils ont seulement changé d’expression ; et que l’expression qu’ils ont prise est précisément celle des yeux de son mari. Les époux Raubvogel ne sont pas venus les mains vides ; ils ont apporté un grand nombre de cadeaux ; il y en a pour ma grand’mère, pour moi, pour mon père « quand il reviendra de la guerre avec les étoiles de général », dit Raubvogel, et même pour Lycopode. Raubvogel fait preuve d’une politesse pleine de vénération à l’égard de ma grand’mère, qu’il a à peine entrevue au mois de juin, et qu’aujourd’hui il appelle « ma tante » gros comme le bras.

— Oui, ma tante, dit-il, pas un jour ne s’est écoulé depuis le commencement de ces temps d’épreuves sans que nous pensions à vous. Vous savoir seule ici, sans appui, avec ce cher enfant, était pour nous un tourment de tous les instants. Ne pas avoir de nouvelles des gens qu’on aime, est une chose terrible. Ah ! c’est alors qu’on sent quelle est la puissance des liens de famille ! Je disais tous les jours à Estelle : Pourvu qu’il n’arrive rien de fâcheux à notre chère tante (et aussi, ajoute-t-il, à notre gentil petit cousin) ! Pourvu qu’il ne leur arrive rien de fâcheux ! Estelle me répondait : Ne crains rien ; la providence veillera sur eux.

— Oui, dit Estelle en essuyant ses yeux qu’est venue mouiller une larme, je répondais ça…

Ces démonstrations ne semblent pas produire un effet énorme sur ma grand’mère ; mais Raubvogel se montra si prévenant et si aimable, Estelle si pleine d’attentions délicates, que je sens fondre peu à peu la froideur qu’a d’abord témoignée mon aïeule. Elle arrive bientôt à dire : « ma chère nièce » à Estelle ; et même, deux ou trois fois, elle appelle Raubvogel « mon neveu ».

Les époux Raubvogel restent à dîner avec nous. Ils sont enchantés. En-dehors de la joie bien naturelle qu’ils ressentent à se trouver dans leur famille, ils éprouvent un grand plaisir à entendre, de temps en temps, tonner le canon.

— Cela prouve, dit le cousin, que la guerre n’est pas finie, quoi qu’en disent messieurs les Teutons. Mon idée est qu’avant longtemps ils vont se voir obligés de repasser la frontière, il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes…

Raubvogel s’arrête soudain, pris d’une quinte de toux ; mais en même temps, il ne quitte pas des yeux ma grand’mère, dont il surveille attentivement l’expression et cherche visiblement à deviner les sentiments. Il n’a pas oublié, en effet, que bien que Française, elle fut la femme d’un Allemand ; et que si son gendre est officier dans l’armée française, son fils combat dans l’armée prussienne. Il sonde le terrain, comme on dit, et cherche à savoir de quel côté se ranger. Ma grand’mère n’ayant pas soufflé mot, Raubvogel comprend, cesse de tousser et continue :

— Je dis qu’il doit y avoir un châtiment pour tous les crimes que fait commettre la guerre. Si les Allemands se sont livrés à des excès regrettables, les Français sont loin d’être sans reproches ; je ne cherche à innocenter ni les uns, ni les autres. Mais je ne veux pas les blâmer non plus ; ce n’est pas l’homme qui est coupable ; c’est la guerre, l’affreuse guerre, qui arme les uns contre les autres des êtres qui sont faits pour s’entendre et pour vivre en frères.

— Ah ! que vous avez raison, mon neveu ! s’écrie ma grand’mère. Voilà ce que j’ai toujours pensé.

Et Raubvogel parle de la fraternité des peuples, qui serait si belle, et de l’horreur de la guerre. Il espère, cependant, que les Français pourront remporter une ou deux victoires, ce qui leur permettrait de signer une paix honorable ; chose qui serait à l’avantage des deux nations. Ma grand’mère le pense aussi.

— Voilà pourquoi, affirme Raubvogel, je disais que je suis heureux de voir la lutte continuer. C’est de cette façon seulement qu’elle pourra prendre fin. Ah ! la paix ! Quand aurons-nous la paix ?

Les sentiments pacifiques des époux Raubvogel sont tellement vifs qu’il leur était impossible de demeurer en Alsace, dans ce pays qui peut-être doit cesser bientôt d’être français. Ils ont donc cédé, à perte, l’établissement qu’ils exploitaient à Mulhouse. Et que comptent-ils faire, à présent ? Ils ne savent pas encore. M. Delanoix, le père d’Estelle, doit venir avant peu à Versailles et les aidera à prendre une décision.

Ma grand’mère est tellement satisfaite des Raubvogel qu’elle les invite à s’installer dans la maison. Mais ils refusent, tout en remerciant très fort. Ils ont pris un appartement, pour quelques jours, à l’hôtel du Sabot d’or. Estelle, en se retirant, m’invite à venir déjeuner avec eux, le lendemain.

J’y vais. Le déjeuner est excellent. Le service est fait par le valet de pied du cousin Raubvogel, un homme de taille exiguë, aux yeux verdâtres, à la chevelure poivre et sel ; il s’appelle Gédéon Schurke. Il a toujours l’air d’être sur le point de dire une plaisanterie, ou d’en exécuter une. Il était gérant de l’hôtel des Trois Cigognes, à Mulhouse, et n’a accepté provisoirement la situation de valet de pied qu’afin de ne point quitter ses patrons, pour lesquels il a une grande affection. Il m’intéresse beaucoup.

Mais ce qui est surtout intéressant, c’est la conversation de Raubvogel. Il me dit, à moi, bien des choses qu’il n’a point voulu dire à ma grand’mère afin de ne point la froisser ; il me raconte toutes les atrocités que les Allemands ont commises en Alsace ; il me narre les excès dont ils se sont rendus coupables à Strasbourg. Il m’avoue que sa haine des Prussiens est tellement grande qu’il a préféré faire tous les sacrifices et quitter sa terre natale plutôt que de demeurer dans une province occupée par eux. Il va s’en aller, lui et sa femme, avec Delanoix, dans le Nord ou autre part, enfin dans un endroit où il pourra voir flotter le drapeau tricolore.

— Toutes les privations, dit-il, toutes les misères, mais la France !

J’en pleure. Alors, le cousin me parle de mon père et de ses hautes capacités militaires. L’histoire du coup de pied de cheval le navre. Il ne doute pas, néanmoins, que mon père ne reprenne avant peu sa place à la tête d’un régiment et ne devienne un des vengeurs de la patrie.

Quand on se lève de table, Estelle me fait présent d’une belle cravate qu’elle a achetée le matin pour moi ; et le cousin glisse une pièce de cinq francs dans chacune des poches de mon gilet.

Avant de quitter Gédéon Schurke, qui me reconduit à la maison en toute dignité, marchant à deux pas derrière moi, je lui mets une de ces deux pièces dans la main. Il l’accepte avec un grand salut, mais un drôle d’air.



M. Delanoix est arrivé ce matin, et nous a fait un effrayant tableau de la désorganisation qui règne en France. Les provinces occupées par l’ennemi sont les seules qui ne soient point en proie au chaos. Ailleurs, c’est un désordre effroyable, c’est l’anarchie. Les lois ne sont plus respectées ; les autorités ont disparu ou sont sans pouvoir. Les vagabonds pullulent ; et dans la région du Nord, qu’il habite, les contrebandiers, profitant du départ des douaniers pour l’armée, ne mettent plus de bornes à leur audace. C’est, en vérité, terrible. Et les affaires ne marchent pas, pas du tout. Pour lui, il ne sait vraiment que conseiller à sa fille et à son gendre.

M. Delanoix secoue la tête avec tristesse ; et toute sa personne, son ventre sur lequel tremblottent des breloques d’or, ses petits yeux vrillonnants baissés vers le sol, ses favoris maintenant mélancoliques, semble exprimer un désespoir complet.

Mais Raubvogel ne désespère pas. Il l’a dit, cette après-midi même, au cimetière, sur la tombe d’un officier français. Il a dit qu’il espérait, et fermement. « L’espoir ! a-t-il dit d’une voix vibrante. N’abandonnons jamais l’espoir, et nous serons toujours la Grande Nation ! »

Alors, Raubvogel a fait un discours ? Certainement. Voici dans quelles circonstances. Un officier français, blessé dans un des combats livrés sous Paris, avait été rapporté à l’hôpital de Versailles. Il y est mort avant-hier et on devait l’enterrer aujourd’hui à trois heures ; personne ne songeait à faire, des funérailles de cet officier, le prétexte d’une démonstration patriotique. Mais Raubvogel, informé des faits ce matin, a pris une résolution courageuse. Pendant plusieurs heures il s’est multiplié ; on a pu voir la voiture découverte qui le transportait parcourir la ville en tous sens ; pendant qu’un fiacre fermé conduisait Mme  Raubvogel chez les autorités allemandes. À trois heures moins un quart, accompagné d’un nombre respectable de citoyens vêtus de noir et de quelques dames en grand deuil, parmi lesquelles sa femme, Raubvogel s’est présenté à l’hôpital. Il a remis à l’officier qui dirige l’établissement un ordre du commandant de place, dûment signé et contresigné. L’officier s’est incliné et a permis aux citoyens versaillais, représentés par M. Raubvogel, de prendre la direction des obsèques.

Le cercueil de l’officier français, mort au champ d’honneur, a été recouvert d’un énorme drapeau tricolore, commandé le matin par Estelle ; le corbillard était surchargé de fleurs bleues, blanches et rouges ; et du poêle descendaient des cordons tricolores que tenaient, avec componction et dignité, M. Raubvogel, M. Delanoix, M. Curmont, et un héroïque citadin qui se trouvait justement de faction à la porte du Chesnay, en qualité de garde national, lorsque les Prussiens firent leur entrée. La cérémonie a été imposante. Un peloton de soldats allemands accompagnait le cortège et a rendu au défunt les honneurs militaires. Après quoi, devant la fosse encore ouverte, Raubvogel a fait son discours. Ah ! que c’était beau ! Quelle éloquence poignante ! Et comme je voudrais pouvoir me rappeler tout ce qu’il a dit, mot pour mot !… Estelle pleurait. Tout le monde pleurait. Et Gédéon Schurke, qui se tenait près de moi, m’a glissé sournoisement un mouchoir dans la main, et m’a dit entre ses dents :

— Mais pleure donc aussi, toi !



J’ai été très choqué de m’entendre tutoyer par Gédéon Schurke, et je me propose de lui demander la raison d’une telle familiarité. Malheureusement, c’est une chose que je ne peux pas faire devant tout le monde, et il m’est très difficile de me trouver en tête-à-tête avec le valet de pied du cousin. Il est constamment en courses, à droite ou à gauche ; Delanoix et Raubvogel, profitant des longues absences d’Estelle qui fait des visites prolongées aux fonctionnaires allemands, tiennent à l’hôtel du Sabot d’or des conciliabules à n’en plus finir ; comment, dans ces conditions, pouvoir exposer mes griefs à Gédéon ?

L’occasion, pourtant, se présente, un jour qu’il est venu faire une commission à ma grand’mère. Je le prends à part, et je lui demande les raisons de son peu de considération pour ma personne. Il sourit et répond :

— Veuillez accepter toutes mes excuses, monsieur Jean ; j’aurais dû vous témoigner plus d’égards, surtout étant donnée la générosité dont vous avez fait preuve envers moi, l’autre jour, et qui est bien rare à votre âge. Quant aux raisons qui m’ont fait manquer au respect que je vous dois, je serais tout prêt à vous les exposer s’il vous était possible de vous départir en ma faveur de la seconde des pièces de cent sous dont, dernièrement, vous gratifia mon maître.

J’ai encore la pièce dans ma poche, et dédaigneusement je la tends à Gédéon qui la fait disparaître.

— J’ai l’honneur de vous remercier, dit-il ; mais toute peine mérite salaire. Je me suis permis de vous tutoyer parce que la France est aujourd’hui dans une situation terrible, et que je pense parfois que, dans des circonstances aussi tragiques, il ne doit plus y avoir ni inférieurs, ni supérieurs, mais seulement des Français.

— Mais, dis-je en rougissant de colère, car je crois que Gédéon se moque de moi, comment se fait-il, si vous êtes si bon Français, que vous n’alliez pas à la guerre ? Vous, et mon cousin Raubvogel, et M. Delanoix ?

— Nous allons à la guerre, répond Schurke, en secouant la tête ; nous sommes à la guerre ; nous y sommes, nous y sommes en plein. Seulement, voyez-vous, monsieur Jean, chacun a sa façon de faire la guerre ! Nous autres, nous faisons la guerre comme les gens qui ne se battent pas.

— Peuh ! fais-je avec dédain.

— Votre mépris n’est pas justifié, répond lentement Schurke. Quand vous apprendrez l’histoire, vous verrez comment un grand général, Annibal, après avoir vaincu les Romains en plusieurs rencontres, s’avança jusqu’aux portes de Rome ; et comment, ayant pris ses quartiers à Capoue, son armée s’endormit dans les délices de cette ville, et, énervée et affaiblie par les plaisirs, fut enfin chassée de l’Italie. Nous faisons tous nos efforts pour que les Allemands trouvent dans Versailles, et même dans toute la partie de la France qu’ils occupent, la Capoue qu’ils méritent.

— Ah ! dis-je avec étonnement. Et comment vous y prenez-vous ?

— Ça dépend. Par exemple, vos parents, MM. Delanoix et Raubvogel, sont convaincus qu’il est important d’assurer aux Allemands tout le bien-être possible, et de prévenir leurs moindres besoins ; ils s’occupent donc d’organiser un service qui fera parvenir à ces Messieurs différents objets qui leur sont nécessaires ; objets dont le prix de revient, bien que fort élevé, sera diminué du total des frais de douane par un habile système de contrebande patriotique.

— Mais est-ce que les Prussiens n’auront pas à payer pour tous ces objets ?

— Si, et plutôt deux fois qu’une. Autrement, ils s’apercevraient du mauvais tour qu’on leur veut jouer.

— Alors, c’est pour ça qu’ils sont sans cesse en rapport avec les autorités allemandes, et qu’ils demandent des autorisations ?…

— Oh ! s’écrie Schurke en m’interrompant, ils ne demandent rien par eux-mêmes ; ils ne voudraient pas se compromettre avec l’ennemi. C’est Mme  Raubvogel qui demande pour eux ; et c’est par son canal qu’on obtient tout. Rappelez-vous ça, Monsieur Jean ; ça pourra vous servir plus tard. Quand on veut obtenir quelque chose, et quand on a une jolie femme, c’est elle qu’il faut envoyer faire les demandes. Elle n’a qu’à aller de l’avant, et ça réussit toujours.

C’est bien extraordinaire ; je me demande encore si Gédéon ne se moque pas de moi. Pourtant, tous les habitants de Versailles, tous les gens qui vivent auprès de moi, semblent envisager les choses de la même façon que lui… À tout hasard, je me risque à remarquer :

— Il serait peut-être encore plus simple, pour venir à bout de l’ennemi, de prendre un fusil et de lui tirer dessus.

— J’aurais pensé de la même façon, il y a seulement quinze ans, répond Schurke avec son sourire bizarre. Mais l’expérience m’a instruit. D’ailleurs, elle m’a instruit trop tard ; autrement, je ne serais pas aujourd’hui un valet de pied… Quand j’ai compris qu’il faut hurler avec les loups, j’avais usé ma voix à hurler contre eux… Pour en revenir à notre façon spéciale de conduire les hostilités, je dois vous dire que le grand point, à la guerre, est bien moins l’affaiblissement de l’adversaire, que l’augmentation des forces dont on dispose. Nous augmentons nos forces. Nous nous réservons pour la revanche future. Aussi, lorsque les Allemands, après être sortis de France, voudront y revenir, ils auront les idées les plus fausses sur la véritable force du pays, et seront aisément battus.

— Et alors, vous irez à la guerre, à la vraie guerre ?

— Ça dépend, répond Schurke au bout d’un instant. Si je ne possède rien, je n’irai pas. Si je possède quelque chose, j’irai. À moins, bien entendu, que je ne trouve des gens qui ne possèdent rien disposés à aller se battre pour moi.

Là-dessus, Gédéon Schurke me salue et se retire. Je reste perplexe. Je méprise cet homme, je méprise ce qu’il m’a dit, et cependant il m’intéresse. Je ne regrette pas les cinq francs que je lui ai donnés. Même, je me rends compte que j’aurais voulu parler plus longtemps avec lui. Il y a tant de choses que je ne m’explique pas et que je voudrais comprendre ! Je me souviens des questions que j’ai posées il y a quelques mois, à Adèle Curmont, et auxquelles elle n’a pu répondre. Les réponses de Schurke, au lieu de me satisfaire, ont évoqué devant mon esprit tout un monde de questions nouvelles. Je ne sais ni que croire, ni que penser. Je me sens tourmenté, mal à l’aise, un peu honteux, et plus pour les autres que pour moi-même. C’est comme si une série d’événements, des faits racontés, des actes vus, des phrases entendues, des paroles surprises, avaient tiré hors de moi quelque chose qui, je le sens, va me quitter de plus en plus. J’ai su depuis les noms de ce quelque chose : la confiance et la sincérité.

J’éprouve, malgré moi, une grande satisfaction à voir Delanoix et les époux Raubvogel quitter Versailles. Ils partent pour le nord de la France. Ils promettent à ma grand’mère de faire tous leurs efforts pour avoir des nouvelles de mon père ; en tout cas, ils écriront le plus souvent possible. Je pense que ces lettres me permettront peut-être de satisfaire la curiosité, mélangée de soupçon, qu’ils m’inspirent.

Mais des nouvelles importantes, que nous donne le colonel prussien qui loge chez nous, viennent distraire mon attention. Metz a capitulé… Les Allemands, par des réjouissances et des illuminations, célèbrent leur triomphe. Le colonel est d’avis que la guerre touche à sa fin ; la continuer serait, de la part des Français, pure folie. C’est aussi l’opinion du Feldmarschall von Moltke qui a donné, le 27 octobre, l’ordre d’interrompre le transport du matériel d’artillerie de siège. Cet ordre a causé, chez plusieurs hauts personnages, particulièrement Bismarck et von Roon, une indignation profonde. Ils parlent d’influences non militaires, etc. Ils déclarent avoir hâte d’en finir.

Les gens qui dirigent la France à présent n’ont point la même impatience. Le 31 octobre, ils s’opposent, à Paris, à une tentative du parti avancé qui voudrait, enfin, faire quelque chose. Le même jour, à Tours, ils décrètent la levée en masse. La levée en masse. Les pauvres diables, les pauvres hères, les Pauvres, forcés de prendre les armes. Les Riches, faisant des neuvaines pour la paix ; pour la guerre ; ou faisant des affaires ; avec les Français ; ou avec les Allemands. Les républicains de la République à N’a-qu’un-Œil, en des abris confortables, pondant des proclamations terrifiantes et prêchant la guerre à outrance.

Les Pauvres, cependant, vont se faire tuer. Ils ont des Mots à défendre : France, République, Honneur, Patrie. Vêtus de mauvaises blouses et de pantalons de toile, chaussés de souliers de carton, mal armés, affamés, conduits par des chefs incapables, qui se vengent sur leurs soldats de leurs continuelles défaites, ils vont se faire tuer. Et puis, c’est la neige, le froid terrible, la famine, encore la trahison. Et puis ce sont les marches imbéciles, les retraites imbéciles, les carnages imbéciles. Et puis — et puis ;

Le Midi bouge,
Tout est rouge.

Rouge de honte.



Dans la première semaine de novembre, nous avons reçu une lettre de Raubvogel, lettre qui a passé par la Belgique et par l’Allemagne, et qui nous apprend que mon père est très probablement en ce moment colonel d’un régiment de marche, à l’armée de la Loire. Cependant, Raubvogel n’ose pas affirmer le fait. Il promet de nous donner des renseignements plus complets, s’il peut en obtenir.

Ma grand’mère cherche à se faire donner, par le colonel d’état-major, quelques informations sur cette armée de la Loire. Mais il ne se laisse arracher que des réponses assez vagues, étant pressé par son travail. Du reste, il quitte bientôt Versailles, ayant reçu inopinément l’ordre de se rendre sur le front nord. Mais, quelques jours après, un autre officier prussien, dont nous n’attendions pas la venue, nous apporte les renseignements que nous désirons. C’est mon oncle Karl, qui a été appelé brusquement de Metz à Versailles et qui est arrivé à la maison sans avoir eu le temps de nous prévenir.

Je revenais de chez M. Freeman, que je vais voir tous les jours à présent et qui m’apprend l’anglais, lorsque, en ouvrant la porte du salon, j’ai aperçu mon oncle assis au coin du feu, en face de ma grand’mère, — mon oncle qui, pour la première fois de ma vie, m’apparaît en uniforme. — D’abord, je suis resté bouche bée, cloué à ma place par l’étonnement. Puis, mon oncle s’étant levé, je n’ai plus douté de la réalité de l’apparition ; je me suis précipité vers lui, et il m’a serré dans ses bras. Ah ! comme ma grand’mère est heureuse et gaie ! Elle semble plus jeune de dix ans, parlant allemand, parlant français, ne tarit pas de demandes et d’exclamations. Moi aussi, je voudrais bien m’exclamer un peu et poser des questions. Il y a tellement de choses dont mon oncle pourrait me donner l’explication ! Mais il est très fatigué et a besoin de repos. Il me donnera tous les éclaircissements que je désire demain ou après-demain ; il pense, en effet, rester une dizaine de jours à Versailles.

Mais, le lendemain, il est absent toute la journée, retenu au Quartier-Général ; et le surlendemain il nous apprend, au profond chagrin de ma grand’mère, qu’il doit nous quitter dans deux jours. Il a reçu l’ordre d’accompagner le général von Stosch qui est envoyé comme chef d’état-major à l’armée du grand-duc de Mecklembourg, qui opère contre l’armée française formée sur la Loire. Les qualités militaires du grand-duc sont des plus douteuses ; et le général von Stosch doit jouer auprès de lui le rôle d’agent de confiance du Quartier-Général. Mon oncle nous donne des renseignements sur cette armée de la Loire, mais il ignore si mon père s’y trouve ou non. En tout cas, l’état-major est décidé à agir vigoureusement contre cette armée, d’autant plus qu’un demi-succès des Français, à Coulmiers, vient de nécessiter l’évacuation d’Orléans. On est convaincu en haut lieu que Paris capitulera dès qu’il saura qu’il n’a pas à compter sur l’aide de la province, en lequel il espère. L’armée de la Loire, par conséquent, doit disparaître. Quant à Paris, en dépit de Moltke qui a déclaré que « l’acte le plus stupide pendant toute cette guerre a été l’envoi de l’artillerie de siège devant Paris », les Anti-Bombardeurs ont perdu toute influence et le bombardement va commencer. Von Roon a triomphé sur toute la ligne.

Quand mon oncle nous a quittés, par un froid et sombre matin d’hiver, ma grand’mère retombe dans sa tristesse et je me sens ressaisi par l’ennui. Ma seule distraction est l’étude des langues étrangères qui m’intéressent beaucoup. Ma grand’mère m’apprend l’allemand, et M. Freeman l’anglais ; je fais, dit-on, des progrès très grands dans ces deux langues. En fait, vers la fin de la guerre, je les parlais parfaitement ; je n’ai commencé à les désapprendre pas mal, ainsi que beaucoup d’autres choses utiles, qu’à Saint-Cyr.

Et les jours passent, lentement, lentement…



Ma grand’mère ne quitte que très rarement la maison ; aussi ai-je été surpris, ce matin, de la voir descendre, enveloppée de sa grande pelisse, et sortir sans me dire où elle allait.

Elle est revenue, une heure après environ, en compagnie d’une dame que je n’ai jamais vue. C’est une dame de quarante-cinq ans à peu près, à peine grisonnante, et de forte corpulence ; elle a de grands yeux noirs, et a dû être très belle. Ses manières sont très distinguées et très affables ; sa conversation est fort intéressante et dénote une femme d’intelligence et de savoir. Elle a déjeuné avec nous, et ma grand’mère m’a dit son nom : c’est Mme  de Rahoul.

Ma surprise a été grande. Je me figurais le Panari tout autrement. Je m’étais imaginé une créature ridicule, une sorte de mastodonte humain, dépourvu de tout intérêt, et très vilain. Mais Mme  de Rahoul est fort avenante et fort agréable. Elle est très grosse, simplement à cause du manque d’exercice. Les gens séquestrés sont tous très gros. À moins, bien entendu, qu’on ne leur donne pas à manger ; mais le général de Rahoul donne à manger à sa femme.

C’est-à-dire, pour être exact, qu’il lui a donné à manger jusqu’à la guerre. Quand il est parti, il lui a laissé une petite somme, une très petite somme, le moins qu’il a pu, en lui disant que les hostilités ne dureraient pas plus de deux ou trois semaines. Depuis, il n’a point donné de ses nouvelles à sa femme ; il ne lui a pas envoyé un sou. On croit qu’il a capitulé quelque part et qu’il est prisonnier en Allemagne ; mais on n’est sûr de rien. La situation du Panari, sans aucune ressource, était devenue très difficile ; Mme  de Rahoul mourait simplement de faim dans la maison de la rue de Clagny, que ma grand’mère a louée au général, et dont celui-ci a toujours négligé de payer le loyer. Néanmoins, ma grand’mère, mise au courant des faits, n’a pas hésité à aller offrir son aide à sa locataire.

— La conduite de son mari à son égard a été très blâmable, pour ne rien dire de plus, m’a dit ma grand’mère lorsque Mme  de Rahoul nous a eu quittés.

Et elle me laisse entendre que le général, après avoir dilapidé la fortune de sa femme, fortune considérable, n’a cessé de se comporter envers elle d’une façon abominable. Ma grand’mère, d’ailleurs, est très discrète ; trop discrète, à mon avis, car je voudrais bien en savoir plus long sur le ménage de Rahoul. Je m’aperçois, de jour en jour davantage, que la conception que je m’étais faite jusqu’ici de l’existence des gens que je connais, et de la vie en général, a grand besoin d’être amendée. L’étonnement me quitte de plus en plus, et je suis prêt à tout comprendre.

À tout imaginer aussi. Je pense que le général de Rahoul, lorsqu’il reviendra, et lorsqu’il saura que son Panari a osé sortir de sa maison, venir ici, et même accepter d’être secourue dans sa détresse — car j’ai bien vu ma grand’mère lui glisser dans la main, à la dérobée, quelques billets de banque —, je pense que le général de Rahoul, lorsqu’il apprendra tout cela, entrera dans une de ces grandes colères qui rendent sa figure toute rouge ; et qu’il tuera peut-être le Panari.

Ou bien, se contentera-t-il de l’enchaîner ? Grave question, que je n’ai pas le temps de résoudre, car nous venons de recevoir de mon oncle Karl une dépêche qui nous annonce son arrivée immédiate. Et nous apprenons presque en même temps, par un officier prussien qui passe quarante-huit heures à la maison, qu’Orléans vient d’être repris, hier 6 décembre, par les Allemands qui ont fait plus de 10.000 prisonniers et se sont emparés de 77 canons et de quatre canonnières. C’était peut-être ces canonnières-là qui devaient remonter le Rhin en dévastant tout sur leur passage.....