Fasquelle (p. 66-77).
◄  Chap. III
Chap. V  ►


IV


Je me suis tellement habitué à la société des grandes personnes que je fréquente exclusivement depuis quelque temps, qu’il m’est devenu difficile de me plaire longtemps avec Adèle Curmont et d’apprécier le charme de sa compagnie. Adèle m’avait promis, l’hiver dernier, que nous nous amuserions bien, quand le printemps serait venu ; mais voici l’été, et les grandes parties qu’elle m’avait fait espérer sont restées à l’état de projet.

D’autres divertissements, très peu. Les enfants de ma classe, petits êtres froids à jeunesse momifiée, me déplaisent. J’aimerais mieux les autres, les fils des pauvres, les sales gosses. Mais je comprends que leur contact me compromettrait. Je n’ignore pas que ce sont mes inférieurs, que je suis naturellement destiné à les avoir plus tard sons mes ordres, avec droit de vie ou de mort sur leurs méprisables personnes. Je me suis donc habitué à vivre d’une façon plutôt solitaire, un peu méfiant, un peu sceptique, un peu fatigué des quelques années que j’ai déjà vécues, fatigué d’avance des années d’études indispensables qui m’attendent, et n’aspirant qu’au jour où, portant enfin l’épaulette, je pourrai faire dans la vie ma véritable entrée.

J’ai fait part à Adèle de ma conception de l’existence ; vingt ans, ou à peu près, d’ennui, de travail et d’attente, et le reste pour s’amuser. Adèle accepte cette conception comme absolument normale. Elle sait aussi, pour son compte, ce qui l’attend dans la vie ; sa mère, que le travail a usée avant l’âge, ne vivra pas très vieille ; Adèle aura donc à la remplacer et à gagner le plus d’argent possible pour son père et pour son frère.

— Mais, est-ce que ton père et ton frère ne gagnent jamais d’argent ?

— Mon père en gagne quelquefois, quand il fait des affaires avec Me  Larbette, le notaire de Preil. Mon frère Albert n’en gagne jamais ; mais il en dépense énormément.

— Pourquoi ?

— Pour arriver. On ne peut pas arriver sans argent ; il le dit toujours.

— Arriver ? À quoi ?

— Arriver à quoi ? Tu ne sais pas ? Mais à être préfet, ministre, président de la République.

J’ai de la difficulté à comprendre. Adèle me donne des explications, essaye de m’apprendre quelles sont les gens qui fréquentent chez elle, et quelles sont leurs opinions et leurs idées ; elle me parle de son père et des amis de son frère qui viennent assez souvent, pendant la belle saison. Ce sont tous des gens qui seront les maîtres de la France avant peu… Alors, que deviendront les officiers ? J’avoue que la question me semble insoluble. Et je fais à Adèle une peinture, aussi consciencieuse que possible, des personnes qui fréquentent chez moi, de leur fidélité à l’empereur, de leurs convictions et de leurs façons de voir. C’est à son tour de ne pas comprendre. Pourtant, elle déclare que les militaires l’intéressent beaucoup. Est-ce que je serai toujours son ami quand je serai officier ? Toujours. Et, pour ne pas être en reste de politesse, je déclare à Adèle que les républicains excitent grandement ma curiosité, et que je voudrais bien en voir. En quoi, d’ailleurs, je n’exagère pas.

M. Curmont est bien républicain ; mais il ne m’amuse pas, parce que, lorsqu’il a fini de lire les journaux, il se met à grogner et à maugréer sans interruption. Il dit que c’est honteux, abominable. Il y a deux cent mille fonctionnaires. « L’agence électorale de la tyrannie », dit-il. Ces fonctionnaires sont tous amis et parents des gens en place. « Le népotisme », dit-il. On ne sait pas où va l’argent des contribuables. « La corruption impériale », dit-il. Il assure qu’il y a des scandales financiers qu’un gouvernement césarien, seul, peut engendrer. « Jecker », dit-il. Il se moque aussi des Allemands qui bâtissent des systèmes. « La métaphysique », dit-il. Je me demande avec anxiété si tous les républicains sont pareils à M. Curmont, et si le grognement est leur caractéristique.

Mais tous les républicains ne sont pas comme M. Curmont. Son fils Albert, par exemple, ne lui ressemble pas du tout. D’abord, il n’a pas de barbe ; à peine trois ou quatre poils sous le nez ; il est presque complètement chauve. Il a un profil en lame de serpe, des dents gâtées ; des yeux verdâtres dont la prunelle tremblotte, comme baignée d’une viscosité jaune, entre des paupières en jambon. Les narines aussi se bordent de rouges, les oreilles se décollent et les épaules s’effacent. Ensuite, M. Albert Curmont est très gai. Il trouve l’univers, et tout ce qui s’y passe, très rigolo. Victor Noir a été tué : « C’est rigolboche ! » La candidature Hohenzellern va amener des complications : « C’est rien rigolo. » Quand la France aura été battue à plate couture, elle vomira l’Empire, et la République sera proclamée : « Chouette, papa ! » L’Empire a commencé dans le sang, il finira dans le sang : « Mince de rigolade ! » M. Albert Curmont a l’air très fatigué ; en fait, on dirait qu’il n’en peut plus. Son père dit qu’il « passe les nuits ». Ça doit être bien mauvais pour les cheveux.

Ça fait donc deux républicains que je connais. Mais je suis destiné à en connaître bien d’autres. Pour commencer, une après-midi que je vais voir Adèle à l’improviste, j’en aperçois une bonne demi-douzaine. Ces messieurs sont assis dans le jardin, à l’ombre des arbres, autour d’une table surchargée de verres et de bouteilles. Ils ont l’air fort satisfaits d’eux-mêmes ; assez râpés, et débraillés au possible, le gilet déboutonné, la chemise douteuse, la cravate de travers. Ils mènent grand bruit, disant que la France est prête à se réveiller et qu’ils tiennent la République ; la République qu’ont bien gagnée leurs labeurs herculéens. Ils appellent l’Empereur, Badinguet ; et le Petit Prince, Oreillard. Quand ils apprennent que je suis le fils d’un officier, ils jettent sur moi un regard étrange, chargé de compassion ; et l’un d’eux, que les autres appellent Léon, déclare que le règne des traîneurs de sabre est passé. Ce Léon a une tignasse de photographe qui conserve tous ses clichés ; une voix de dentiste, nourri de cuisine à l’huile ; un nez de circoncis, et un œil. N’a qu’un œil. L’autre est dans la tombe ; ou plutôt, dans la châsse de la légende. C’est la châsse de la légende. Ce Léon est évidemment, ici, le personnage important ; il semble avoir laissé prendre un grand nombre d’hypothèques sur son savoir-vivre.

Autour de lui, se groupent plusieurs individus dont la Renommée s’apprête à souffler les noms dans sa trompe de carnaval. L’un, qui sangle son ventre à la Prud’homme d’un gilet à la Robespierre ; un autre, qui trouve moyen de parler belge avec un accent badois ; un autre, qu’on appelle Petit-Gris, et qui a l’air d’un crapaud — un crapaud qui jouera le rôle de la grenouille dans le bocal barométrique où se conserve l’échelle sociale — ; deux autres, qui ont des manières de sergents de ville et des figures de malfaiteurs. Ces deux-là me font presque peur. Ils se ressemblent tellement qu’on dirait deux frères.

— Ils le sont, me dit Adèle. Ils sont les frères de Me  Larbette, le notaire de Preil qui vient souvent voir papa. Il les appelle les deux vauriens.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. En tous cas, tous les gens qui sont là vont être au pouvoir avant peu, et ils donneront une belle place à Albert. Tu verras ça.

Je le verrai, peut-être ; mais, en attendant, je ne sais vraiment que croire. Je pense, au fond, que tous ces êtres-là sont fous. Comment peuvent-ils avoir l’idée de prendre la place de l’Empereur ? Comment peuvent-ils penser, comme je le leur ai entendu dire, que les armées vont être supprimées ? Est-ce que mon père ne le saurait pas, si c’était vrai !… Et pourtant, s’ils ont raison, je sens que toutes mes chances d’avenir doivent disparaître. Que pourrais-je faire dans l’existence, si je ne puis pas être officier ?

Ces questions graves me troublent énormément. Je voudrais bien savoir comment les résoudre ; mais j’ignore à qui faire part de mes inquiétudes. Ma grand’mère, je le sais, n’entend guère la politique. M. Freeman est Anglais et n’est certainement que très imparfaitement au courant des affaires de la France. Quant à M. Curmont, je sens qu’il manquerait d’impartialité. Ah ! si mon père était là, ou le général de Rahoul, ou le cousin Raubvogel, ou même Jean-Baptiste !…

Mais, il me vient une idée. J’ai souvent entendu parler de la haute intelligence et des grandes qualités de Me  Larbette, le notaire de Preil ; je l’ai vu plusieurs fois ; c’est un petit homme, difforme, bossu, mais avec des yeux pleins de vivacité, et qui ne me déplaisent pas. Ce n’est qu’un officier ministériel, il est vrai ; donc, un officier avec une adjonction péjorative ; mais je sens qu’on ne doit pas en vouloir à un homme d’être un pékin, lorsqu’il a l’air intelligent et qu’il est infirme. Comme Me  Larbette vient souvent voir M. Curmont, à présent, je saisirai la première occasion de lui demander son opinion ; je lui demanderai, simplement, s’il pense que les armées vont être supprimées, et s’il croit que je n’aurai pas le temps de devenir officier.

L’occasion se présente. Une après-midi que je suis venu voir Adèle, Me  Larbette arrive, me dit bonjour en traversant le jardin, me tapote amicalement la joue, et entre dans la maison. Un moment après, Mme  Curmont appelle sa fille pour sa leçon de piano, et je reste seul dans le jardin. Je m’approche de la fenêtre du salon, dans lequel parlent le notaire et M. Curmont, et j’écoute. J’en suis presque pour mes frais d’espionnage. Il n’est question, dans la conversation entre les deux hommes, que de choses que je ne comprends pas. Ils ne parlent que de transactions à opérer, de valeurs à vendre ou à acheter, de propriétés à transférer, d’ordres à donner, de Bourse, et de la nécessité de se hâter, car les événements vont se précipiter. M. Curmont déclare qu’il ne faut rien oublier, car l’occasion qui va s’offrir est de celles qui ne se présentent pas deux fois. Me  Larbette, en ricanant, dit qu’il a tout prévu. Il dit qu’il est enchanté de son Ingénieur.

— L’Ingénieur va on ne peut mieux. En voilà un que j’ai couvé ! J’entretiens la smala depuis assez longtemps pour que ma philanthropie désintéressée me rapporte de jolis bénéfices. L’Ingénieur est le résultat le plus complet qu’ait jamais fourni l’École Polytechnique. Cet homme-là, c’est l’x incarnée ; pas d’opinions, pas de convictions, pas de cœur, pas de sentiments d’aucune sorte. Et intelligent avec ça ! Habile à se faufiler ; une souris !… Vous verrez… Il pioche la stratégie et la tactique, dans les meilleurs auteurs, à vous en faire venir les larmes aux yeux. Ah ! il nous prépare un ministre de la guerre comme les nations n’en ont pas vu souvent. Ha ! ha ! Et vous verrez que, grâce à lui, je finirai par faire quelque chose de mes deux vauriens de frères. Ha ! Ha !…

Je prends le parti d’abandonner mon poste, sous la fenêtre. Je regrette d’avoir écouté — peut-être parce que je n’ai pas compris. — Et quand Me  Larbette sort de la maison, bien qu’il vienne seul faire un tour dans le jardin afin de regarder les rosiers, bien qu’il m’adresse la parole à plusieurs reprises, je me sens tout honteux de ce que j’ai fait, et je n’ose lui poser aucune question.

Mais je prends ma revanche, quelques jours plus tard. Pas avec Me  Larbette ; avec son premier clerc, M. Hardouin ; ce M. Hardouin vient très souvent voir M. Curmont depuis quelques jours, et il a avec lui des entretiens qui durent peu. Après quoi, M. Curmont sort en toute hâte, généralement avec une grande serviette d’avocat sous le bras, et se dirige vers la ville ; M. Hardouin attend son retour ; quelquefois, pendant plusieurs heures. C’est justement ce qui vient d’arriver. Et M. Hardouin est venu se promener dans le jardin, où je suis en train de m’amuser, tout seul, à ratisser une allée. M. Hardouin est un grand jeune homme de vingt-cinq ans à peu près, aux yeux spirituels, à la face glabre ; s’il avait de la barbe, il ressemblerait beaucoup au cousin Raubvogel. Je me décide, au bout de quelque temps, à lui demander son opinion sur les points que je désire éclaircir.

M. Hardouin se montre fort aimable avec moi. Il me déclare que l’armée n’est pas sur le point d’être supprimée ; elle le sera sans doute un jour, mais vraisemblablement pas avant plusieurs siècles. J’aurai donc tout le temps nécessaire, non seulement pour devenir officier, mais même pour mourir officier et centenaire en même temps. Ce qu’il pense de M. Albert Curmont ? Il pense que M. Albert Curmont est le fils de M. Curmont et de Mme  Curmont, et qu’il demeurera leur fils pendant un certain temps. Ce qu’il pense de M. Curmont lui-même ? Rien ; d’un homme de paille, il vaut mieux ne rien penser. D’ailleurs, il a une barbe qui peut mener loin, sous un régime démocratique. Ce qu’il pense des amis républicains de M. Albert ? Mon Dieu ! Ça dépend. Que buvaient-ils l’autre jour, là, sous les arbres ? De la bière ? Eh ! bien, ils aspirent à boire du champagne. Croit-il que l’empire sera renversé ? Oui, il le croit. Et après ? Après, ce sera la même chose. Est-ce bien sûr ? Non, ce sera pis. Y aura-t-il une guerre ? Sans aucun doute.



Mon père, lui, est persuadé qu’il n’y aura pas de guerre. Il revient de l’Alsace avec le général de Rahoul ; ils sont absolument enchantés. Tout est en ordre et dans le meilleur état possible, hommes, matériel, etc. Ils n’ont fait leur tournée d’inspection que pour la forme ; rien de plus sérieux n’était nécessaire. Ils ont passé presque tout leur temps à Mulhouse, à l’hôtel des Trois Cigognes (un fort bel établissement, s’il vous plaît) ; et ils se sont séparés à regret de M. et Mme  Raubvogel, qui forment bien le couple le plus uni qu’on puisse voir.

Mon père, donc, est sûr qu’aucun nuage noir ne viendra troubler la sérénité du présent. Il s’étonne que M. Hardouin, un jeune homme sérieux, ait pu me dire ce que je lui rapporte.

— Ce qu’il t’a dit, mon garçon, c’est pour se moquer de toi ; c’est pour te punir de ta curiosité.

Je le vois bien. Personne n’a l’air de redouter une catastrophe. Bien au contraire. À Paris, où l’on m’a conduit l’autre jour, la gaîté règne plus que jamais ; c’est comme une fête perpétuelle. Le temps est si beau, en ces premiers jours de juillet !

C’est le matin surtout qu’il fait bon ; et j’ai pris le parti de me lever de bonne heure, afin de descendre au jardin pendant qu’il est frais encore de la fraîcheur de la nuit. Hier, comme je me levais, vers sept heures, j’ai entendu chuchoter sur le palier, à côté de la porte de ma chambre ; puis, j’ai entendu quelqu’un descendre doucement l’escalier. J’ai regardé par la fenêtre, et j’ai vu une belle dame, à chignon rouge, qui traversait le jardin, ouvrait la grille, et s’en allait. Un instant après, j’ai entendu la voix de ma grand’mère, voix comme étranglée par l’émotion, qui disait :

— Oui, je l’ai vue ! C’était une rousse…

Et la voix de mon père a répondu :

— Une rousse ! Une rousse ! En voilà des histoires ! Faudrait peut-être que je prenne des négresses, parce que je suis en deuil !

J’ai compris que quelque chose de très vilain s’était passé, dont la belle dame avait été la cause. Je n’ai pas pensé à incriminer mon père ; mais j’ai conçu une triste idée du sexe faible. Depuis, j’ai lu le Mérite des Femmes, de Legouvé, et j’ai quelque peu modifié mon opinion.



Il n’y a pas à en douter, la guerre est imminente. Avant-hier, mon père, qui vient d’être nommé lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie de ligne, a fait transporter à Versailles les meubles qui garnissaient notre appartement de Paris. Hier matin, il est allé à Paris, et en est revenu vers deux heures en disant qu’il n’y avait guère raison d’espérer que la guerre pût être évitée. Il a passé l’après-midi et la soirée, après avoir été voir le général de Rahoul et plusieurs de ses amis, à mettre ses affaires en ordre. Ce matin, 19 juillet, il est reparti pour Paris ; nous l’attendons d’heure en heure. Il est près de six heures quand il arrive.

— La guerre est déclarée ! s’écrie-t-il, en franchissant la grille.

Il nous annonce qu’il part le soir même à neuf heures. M. Freeman, M. Curmont et plusieurs autres viennent lui faire leurs adieux. Des télégrammes arrivent. Un de Delanoix, un de Raubvogel : Bonne chance et Heureux retour.

— C’est une affaire de deux ou trois mois, tout au plus, dit mon père. L’Allemagne du Sud ne marchera pas ; ou fera défection, suivant son habitude, après la première bataille perdue. Quant à l’armée prussienne, elle n’existe pas ; je suis de l’avis du maréchal Le Bœuf, qui la nie. Les Prussiens font les malins, mais nous soufflerons dessus.

— Ah ! s’écrie M. Freeman, il n’y a pas un Français qui souhaite plus que moi le triomphe de la France.

Et, très ému, il donne l’accolade à mon père.

Jean-Baptiste, aidé de Lycopode, a préparé les cantines.

— Rien n’est oublié, mon commandant, vient dire Jean-Baptiste ; les cartes d’Allemagne sont sous les gilets de flanelle.

— C’est moi qui les ai mises là, dit Lycopode. C’est plus facile à trouver.

Lycopode, bien qu’elle cherche à le dissimuler, est troublée du départ de Jean-Baptiste.

Quant à Jean-Baptiste, qui accompagne mon père à son nouveau régiment actuellement à Châlons, et qui fait partie du Corps d’armée commandé par le maréchal Canrobert, il paraît enchanté d’aller à la guerre.

— Les Prussiens, dit-il, nous allons leur montrer ce que c’est que des hommes à poil.

Le dîner est triste. Mon père se contraint pour être gai. Avant le dessert, je vais dire adieu à Jean-Baptiste qui part en avance à la gare, avec les bagages. Notre séparation est pathétique. Lycopode, tout d’un coup, éclate en sanglots, je rentre dans la salle à manger, le cœur gros. Là encore, une scène émouvante et rapide a dû avoir lieu ; car ma grand’mère a les yeux rouges, et mon père a une larme au coin des paupières. Il me recommande d’être bien sage et bien obéissant pendant son absence, et refuse de m’autoriser à l’accompagner à la gare. Les émotions sont inutiles.

Pourtant, quelques minutes plus tard, quand l’heure du départ a sonné, je sens qu’il est très ému lorsqu’il me serre sur sa poitrine ; et il a peine à maîtriser son émotion aussi, lorsque ma grand’mère, après l’avoir embrassé, lui dit :

— Au revoir, mon cher Paul, et n’oubliez pas que nous vous aimons de tout notre cœur et que nous ne cesserons pas de penser à vous…



Je dois avouer que, bien que j’aie souvent pensé à mon père pendant les jours qui suivirent son départ, je n’ai pas pensé à lui exclusivement. Il y a tant à voir, tant à entendre partout ! C’est comme une nouvelle vie qui a commencé pour moi, pour la ville, pour tout le monde. C’est le départ des troupes ; c’est l’arrestation des faux espions ; c’est ceci, c’est cela ; c’est aussi la lecture des journaux. Lycopode, à l’insu de ma grand’mère, me fournit abondamment de feuilles publiques. Je trouve moyen, aussi, de m’échapper de temps en temps de la maison, et de me joindre aux bandes de garnements qui, divisés en Prussiens et en Français, se livrent à de terribles luttes. Il y a si longtemps que je rêvais de prendre part à leurs guerres ! et je m’en donne à cœur-joie. Mes vêtements, cependant, témoignent par leurs accrocs de ma généreuse audace et de mes résistances désespérées, et ma grand’mère prend les mesures les plus strictes pour m’empêcher de figurer dans toute bataille en règle, voire même dans de simples escarmouches.

Les vraies batailles, heureusement, vont commencer au delà du Rhin. Elles ont déjà commencé. Ce matin, le 3 août, nous avons pu lire le compte rendu de la grande victoire de Saarbrück. J’ai lu et relu le journal. Et, tout d’un coup, mes yeux se sont portés sur l’entrefilet suivant que je n’ai pas vu tout d’abord, perdu qu’il est à la fin de la troisième page.

« Ce matin, à six heures, a eu lieu l’exécution, au Polygone de Vincennes, de l’espion allemand dont nous avions annoncé hier l’arrestation. Une cour martiale, réunie la veille, l’avait condamné à mort. Il avait le grade de lieutenant dans l’artillerie allemande, et se nommait Albrecht von Holzung. »

Holzung… le colporteur du plateau de Satory…