Fasquelle (p. 481-487).
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XXVI


C’est aujourd’hui qu’a lieu l’inauguration du monument élevé à mon père. D’abord, j’avais résolu de ne point assister à cette cérémonie ; inutile de vous donner mes raisons. Mais mon absence aurait été remarquée, commentée ; et du moment que je suis rentré dans l’armée…

Je me suis donc rendu à Nourhas ; j’y suis arrivé hier soir. Un gros village, déjà pavoisé, enguirlandé de chapelets de lampions ; masures piteuses, vieilles, sales ; demi-chaumières dont l’agglomération hasardeuse fut récemment bastionnée d’énormes bâtiments industriels, construits de brique. Au centre, une grande place où se tient le marché, au milieu de laquelle s’élève la statue que des toiles verdâtres cachent aux regards ; une église cagneuse grimace dans un coin ; une fontaine larmoie dans un autre. Le pavé est horrible, rhumatismal ; et des auberges, des caboulots, sur les quatre faces étalent leurs enseignes : « Au Héros de Nourhas. — Au Glorieux Vaincu. — À la Belle Vue du Héros. »

J’étais arrivé hier soir et je m’étais logé dans une sorte d’hôtel, au bout du village, près de la gare. J’avais donné l’ordre qu’on me réveillât de bonne heure.

Et ce matin, avant six heures, je sors et je gagne la campagne. Je m’efforce de retrouver les endroits dont mon oncle, l’année dernière, m’a donné la description. Voici la plaine, le bois dont il m’a parlé ; je m’avance le long de la route par où sont arrivés les Allemands. Ah ! je voudrais pouvoir douter du récit qui m’a été fait. Je cherche à interroger les lieux, à leur arracher la vérité. Ils sont muets. Ils ont oublié. — Non ; ils n’ont jamais su. — Dans sa hautaine indifférence, la terre est prête encore pour de nouvelles tueries, si la sottise humaine le veut — si l’intelligence humaine l’exige. — Je marche vers une colline, là-bas ; un océan de feuillage se brise, à sa base, en une odorante écume. Ça sent le bonheur, on dirait. Doux, aussi, et chargé de mémoires anciennes, de passer le petit ruisseau qui chantonne sur les cailloux blancs. Et les sentiers pleins d’une buée transparente, qu’on devine montant comme une marée d’air, lavée par la rosée…

Je reviens sur mes pas. Un beau pays, la France ; mais… Un bâtiment blanc sur une éminence, tout au bout de la grande plaine qui précède le village ; la ferme de la Chevrette, sûrement ; si j’allais là ?

Je suis bien reçu à la ferme. Elle est habitée par la même famille qui l’occupait en 1870. Trois générations, à présent. Un vieux et une vieille, de soixante-dix ans environ ; leurs enfants, deux garçons et une fille, de trente à quarante ans ; les petits-enfants, de cinq à dix-huit. Est-ce que ces braves gens ont quelque souvenir du glorieux fait d’armes dont leur ferme fut le théâtre ? Pour sûr ! Ils en sont pleins, de souvenirs ; l’enfant de cinq ans, lui-même, en a. Et c’était un colonel qui commandait les Français ? Oui, un colonel ; un colonel avec cinq galons sur ses manches.

— Un colonel ; oui, Monsieur, affirme l’homme de quarante ans ; le colonel Maubart. Je n’avais guère que douze ans, alors, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Le colonel Maubart a dit comme ça, en entrant : « Nous allons mourir pour la France ! » Oui, Monsieur…

La vieille, assise dans un coin, essaie de dire quelque chose ; mais le vieux lui coupe la parole :

— Moi, Monsieur, j’étais dans cette chambre, quand il est entré avec son bataillon. Même qu’il m’a dit : « Nous allons mourir pour la France ! » qu’il m’a dit, dit-il…

— Veux-tu te taire ! glapit la vieille, de son coin ; t’étais dans le bois avec les p’tiots, vieux capon… T’as rien vu, rien de rien… Y n’vous disent que des menteries, monsieur, ajoute-t-elle, en se tournant vers moi ; j’étais toute seule ici, quand y sont venus. Y avait pas pus de colonel qu’y en a aujourd’hui, l’bon Dieu m’est témoin. Y avait qu’un sergent, et pis v’là tout. À preuve qu’y m’a dit : « Allez donc vous cacher dans le cellier, la mère ; c’est pas la peine que vous gobiez une prune. » À preuve…

Mais des exclamations indignées couvrent la voix de la vieille. Mari, enfants, petits-enfants, hurlent en même temps. La grand’mère a perdu la tête ; elle ne sait plus ce qu’elle dit ; elle bat la breloque. Un sergent ! Un sergent défendant la ferme de la Chevrette ! Est-ce possible !… Un colonel, Monsieur, le colonel Maubart…

Je sors de la ferme, écœuré. Tout est imposture, ici et ailleurs. — Est-ce qu’un petit nombre de Français à l’âme haute, persécutés toujours, et affreusement, dans leur pays, n’ont pas donné au monde l’illusion d’une France généreuse, noble et libre ? La légende, partout. La légende dominant des troupeaux qui n’ont point conscience d’eux-mêmes, le cerveau fangeux, la chair faite de mensonge.

Dès le matin, donc, c’est le dégoût qui m’envahit.



Les personnages officiels sont arrivés. Un banquet a eu lieu, au cours duquel on a porté beaucoup de toasts à beaucoup de choses. Et maintenant, en présence de notabilités de tout ordre, au son des instruments des musiques locales, les toiles qui masquaient le monument viennent de tomber. Sous les rayons d’un soleil aveuglant, le bronze apparaît dans toute son horreur. Vous connaissez la statue. C’est la même que les autres. On en a mis partout. Une grande question, j’ai oublié de vous le dire, s’était posée devant l’esprit patriotique du Comité qui prit l’initiative de l’érection du monument : représenterait-on mon père en uniforme de colonel, ou en uniforme de général ? On s’est décidé pour l’uniforme de général. Mon père, a fait valoir quelqu’un, non seulement avait été héros en 1870, mais depuis il avait continué. L’argument était sans réplique. Le sculpteur, homme de génie original, et qu’on va décorer, a osé représenter mon père tête nue. Voilà de la hardiesse ; tout le monde loue l’audace du sculpteur. En France, on aime l’audace…

La chaleur est étouffante. Pas d’air, pas un souffle de vent. Au loin, l’orage gronde….. Et la longue série des discours va commencer. Une grande lassitude s’est emparée de moi ; je ne me sens pas bien ; ah ! que je voudrais que tout cela fût terminé !….. Courbassol, ministre de la Justice, qui représente le gouvernement, prend la parole.

— Il y a moins de trente ans, dit-il, la terre sur laquelle s’élève le glorieux monument que nous inaugurons aujourd’hui, et qui est maintenant sillonnée par les soldats français, était occupée par les armées étrangères ; et quand nous comparons la France d’alors, désemparée, à bout de forces, à la nation vigoureuse qui revit sous nos yeux dans sa mâle vitalité, nous éprouvons une douce consolation et un légitime sentiment de fierté !

Courbassol, pourtant, déclare que cette fierté ne va pas jusqu’à l’enivrement. Si son patriotisme est ardent, il sait se contenir ; il grandit dans le silence ; il se recueille. Mais, il faut qu’on le sache bien, le jour où la France serait obligée de se lever…..

— Il s’est produit, s’écrie-t-il, des sectes qui ont nié la patrie ; et de nos jours, sous nos yeux, quelques adeptes de ces folies maladives balbutient parfois je ne sais quelle malsaine négation ; mais la conscience nationale les réprouve ; et leur âme noire est obligée de rougir de ses blasphèmes… Non ! on ne renie pas la patrie. Ce serait renier son père et son berceau !

Je me sens de plus en plus mal ; ma faiblesse augmente de moment en moment.

— L’homme que nous honorons aujourd’hui nous offre l’exemple du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. C’était un héros. C’était, dans toute la force du terme, un caractère. C’était une âme droite, une âme d’acier, forgée dans les temps antiques sur l’enclume du devoir, messieurs !…..

Cette dernière phrase est saluée par des acclamations enthousiastes. Ah ! cela ne finira donc pas… Courbassol continue, de sa voix qui bourdonne :

— Ce qui a distingué le général Maubart, c’est son respect du gouvernement établi ; du régime que le pays s’est librement donné. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la piété et les sentiments démocratiques sont inconciliables. Le héros de Nourhas a su allier une dévotion exemplaire à la fidélité la plus étroite aux institutions républicaines !….

Des applaudissements éclatent et retentissent douloureusement dans ma tête ; c’est comme s’ils ne devaient jamais cesser. Le bruit change, change, se transforme en une clameur de plus en plus distante. Et j’ai une vision, tout d’un coup : un champ de bataille, immense, couvert de blessés qui râlent, de morts ; c’est la nuit. Et l’aube verdit ; rougeoie ; et des tambours battent ; et des tocsins sonnent à des beffrois ; et les blessés se lèvent ; et les morts se lèvent ; et les blessés et les morts s’élancent, derrière un homme qui tient un drapeau rouge ; et puis, il n’y a plus que du feu, partout ; et puis….. Nous n’avons pas été vaincus !…



Je reprends connaissance dans la salle d’une auberge où l’on m’a transporté. Je m’étais évanoui, il y a quelques minutes, sur la place : la qualité des vins du banquet, la colère, l’ennui, la chaleur….. je ne sais pas. On a déboutonné mon dolman, ouvert ma chemise ; plusieurs personnes, qui étaient dans la salle, sortent dès qu’elles me voient reprendre mes sens ; une vieille femme, seule, reste à mes côtés. Courbassol, sur la place, continue son discours ; il crie :

— Oui, c’est Gambetta, pour lequel le général Maubart avait une si vive admiration, qui a posé la fondation de ce courant de liberté, de cette grande vague de patriotisme qui nous emplit d’une légitime fierté !

Formidable, un coup de tonnerre couvre les applaudissements. Je m’approche d’une fenêtre. D’un ciel couleur d’encre, les ténèbres tombent, comme un couvercle énorme ; une marée d’air froid balaye le sol ; les faces de la foule se décomposent, verdissent ; les façades des maisons sont blêmes ; les drapeaux tricolores se violacent, palpitent comme des ailes d’oiseaux faibles fuyant devant la tempête… Il y a un silence. Mais la voix de Courbassol, toute secouée de peur, s’élève pourtant :

— Et savez-vous, messieurs, ce qui constitue la principale grandeur, la supériorité de notre brave armée ? C’est qu’elle est l’armée démocratique, nationale. C’est qu’elle est l’armée de la République, du gouvernement de tous par tous et pour tous, soucieux des humbles, épris d’idéal, fidèle à la grande devise française scellée de notre sang : Liberté, Égalité…..

Et l’orage crève. Des éclairs déchirent la nue de sillons livides ; la foudre gronde, roule son fracas, éclate ; les maisons tremblent ; des trombes d’eau s’abattent sur la place.

Elle est vide tout d’un coup, cette place. Ç’a été une fuite soudaine, une débandade, un sauve-qui-peut. Foule, pompiers, fonctionnaires, musiciens, orateur, ont disparu. Un torrent, que grossit la pluie diluvienne, cache le pavé, vient écumer contre les murs. Aux fenêtres vite fermées pendent les restes des guirlandes et des lampions, des guenilles qui furent les drapeaux. Et derrière les vitres de ces fenêtres, partout, en haut, en bas, j’aperçois des visages blafards — des bouches ouvertes comme hébétées par l’inattendu qui termina la fête lamentable, des yeux fixés sur la statue…

La statue ; le simulacre qui regarde ces figures-là ; qui les regarde, le front haut, fier, dans une pose de défi ; dans une pose de défi que je comprends, tout d’un coup.

Et je les contemple, plein d’une amertume désespérée, — face à face, séparés par le verre que fait trembler la foudre, le peuple-souverain, Blague de chair, et la statue, Mensonge de bronze…



Londres, 1900-1901.