Fasquelle (p. 27-44).
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II


Les premiers jours que je passe à Versailles ne sont pas gais ; les visites se succèdent, visites de condoléance au cours desquelles je suis forcé de faire mon apparition, vêtu de noir, et avec des remerciements plein la bouche pour les personnes compatissantes qui viennent de s’apitoyer sur mon infortune. Des messieurs et des dames, aux faces indifférentes, viennent assurer mon grand-père et ma grand’mère de la part qu’ils prennent à leur douleur ; me déclarent qu’ils me plaignent beaucoup ; que mon sort est bien cruel ; que rien ne remplace une mère, etc. Je sens très bien que leur sympathie est toute superficielle ; elle m’énerve ; et j’aspire au moment où tous les amis et connaissances de mes grands-parents auront défilé dans la maison, emportant chaque jour avec leurs figures de circonstance un peu de la douleur vraie que j’ai ressentie, et que m’arrache chacune de leurs consolations banales, de leurs phrases de convention.

Ce jour vient. Mais c’est la fin de l’hiver qui ne vient pas. Il est terriblement froid, et l’on ne me permet que rarement de sortir de la maison, de courir dans le jardin. Ce jardin est grand, avec beaucoup d’arbres, qui détachent leurs squelettes sur la blancheur de la neige ; et je me rappelle comme il y faisait bon, sous ces arbres, pendant les chaleurs de l’été dernier. C’est à cette époque que mon grand-père avait acheté cette grande villa, une des plus jolies de l’avenue de Villeneuve-l’Étang ; il espérait que ma mère et moi nous viendrions y vivre ; mais mon père se déclara contraint à habiter Paris et ma mère ne put se résoudre à le laisser seul. Auparavant, mes grands-parents habitaient une maison plus petite, rue de Clagny, à côté de la propriété qui appartient au maréchal Bazaine. Cette maison est maintenant à louer.

Ma grand’mère regrette beaucoup sa petite maison. C’est une vieille femme de soixante-quinze ans environ, qui semble regretter beaucoup de choses, qui semble toujours regretter quelque chose. Elle n’est pas toute petite, ainsi que beaucoup de dames âgées, mais les années l’ont un peu courbée ; et elle est mince, les mains sèches et la face pâle, pâlie encore par d’épais bandeaux de cheveux blancs. Elle a de grands yeux noirs qui ne sont pas vieux du tout, très profonds et pensifs ; des yeux qui ont vu beaucoup de choses, de grandes et de petites choses, joyeuses et tristes, plutôt tristes, et qui maintenant semblent regarder comme à travers un voile de fatigue, dans les gestes des gens et l’affirmation des faits, une sorte de réflexion d’actes et d’êtres abolis depuis longtemps, et vivants tout de même. Je crois que toutes les choses qu’elle a vues ont laissé une petite marque dans ses yeux et que c’est pour cela qu’ils parlent tant. Ce sont surtout ses yeux qui parlent ; car elle est généralement silencieuse, et j’ai cru pendant longtemps qu’elle ne m’aimait pas beaucoup.

Mais, maintenant, je sais qu’elle m’aime. Depuis quelques jours elle m’a parlé sérieusement, comme à un homme. Elle m’a parlé de ma mère, m’a raconté ma mère quand elle était petite, quand elle était jeune fille. Oh ! c’est si gentil de penser de ma mère comme une petite fille ! Ma grand’mère m’a dit que je devais ne jamais perdre la mémoire de ma mère, me la rappeler surtout quand je serais grand, lorsque j’aurais l’âge de me marier ; et ne pas oublier qu’il ne faut point épouser une femme si l’on n’est pas absolument sûr de la rendre heureuse.

C’est bon. Je me souviendrai. Mais pour le moment, l’image de ma mère, telle que je l’ai connue, et telle que je la voyais, il y a quelques semaines à peine, s’efface malgré moi de mon esprit ; c’est comme une enfant que je la vois, pas beaucoup plus grande que moi, en robe courte et avec ses cheveux dénoués ; et j’ai rêvé plus d’une fois de grandes parties que nous faisions ensemble ; elle m’est apparue, dans mon sommeil, comme une amie qui partageait mes jeux, comme une sœur ; il y a beaucoup de choses que je sens confusément, que je ne m’explique pas à moi-même, et que je dirais à une sœur ; et que peut-être, alors, je comprendrais.

Il y a tout plein de choses que je voudrais savoir et que je n’ose pas demander aux grandes personnes parce que, sans doute, elles se moqueraient de moi. Ces choses-là sont peut-être expliquées dans les livres. C’est dommage que je n’aie pas le droit de lire les livres. Je me suis bien hasardé, l’autre jour, à entr’ouvrir deux ou trois des gros volumes qui s’alignent sur les rayons des bibliothèques, dans le cabinet de mon grand-père ; mais mon grand-père m’a surpris pendant l’opération. Il m’a assuré qu’il n’y avait rien là qui pût m’intéresser ; je ne suis pas encore assez grand. (C’est toujours la même chose). D’ailleurs, il a peu de livres français ; presque tous ses livres sont allemands. Mon grand-père lui-même est Allemand. Un grand vieillard, très droit, très sec, avec des yeux d’un bleu très pâle, pleins de bonté, comme d’une bonté un peu fatiguée, mais qui n’a pas dû être sans énergie, autrefois ; la fatigue, l’amertume aussi, ont mis leurs marques aux coins des paupières et aux commissures des lèvres ; le front est large et haut, le nez droit et mince, et une longue cicatrice, qui a laissé sa marque profonde sur la joue droite, raye la face pâle et calme, soigneusement rasée. La blessure qui n’apparaît plus que comme un sillon, tantôt blanc, tantôt bleuâtre, fut produite par le furieux coup de sabre d’un Russe, en 1812.



Mon grand’père, Ludwig von Falke, naquit à Karlsruhe, en 1790. En 1808, il entra comme sous-lieutenant au régiment des Grenadiers-gardes-du-corps de Bade. En 1812, ce régiment fit partie d’une brigade de troupes badoises, commandée par le général Markgraf Wilhelm von Baden, et qui contribua à la formation du neuvième corps de la Grande Armée, placée sous les ordres du maréchal Victor. Au cours de la campagne, mon grand’père se prit d’une grande amitié pour un officier de dragons français, à peu près du même âge que lui, et qui se nommait Henri Delanoix. Les deux jeunes gens se rendirent de mutuels services pendant la désastreuse retraite. Après avoir échappé à bien des périls, ils furent blessés l’un et l’autre, le 12 décembre, à Kowno ; Henri Delanoix à l’épaule gauche, et mon grand-père à la tête. Ce fut grâce aux efforts surhumains de mon grand-père que l’officier français put franchir la frontière ; mais il restait peu d’espoir de sauver sa vie lorsque, avec l’arrière-garde de la Grande Armée, il arriva à Königsberg. Son père, fournisseur des troupes, se trouvait dans cette ville ; il avait avec lui ses deux autres enfants, une fille, Marthe, âgée de dix-sept ans, et un fils, Ernest, qui n’en avait que douze. M. Delanoix tenta l’impossible pour arracher à la mort son fils aîné. Mais tout fut inutile et le pauvre garçon expira dans les premiers jours de 1813. Je ne dirai pas combien mon grand’père fut affligé de la mort de son camarade, ni comment il conçut un attachement de plus en plus vif pour Mlle Marthe Delanoix, dont les bons soins contribuèrent puissamment à sa rapide guérison ; ni comment, dégoûté de la guerre par les horribles scènes dont il avait été témoin, il prit le parti de quitter l’armée et épousa peu de temps après la sœur de son ami défunt. Mes grands-parents, après avoir longtemps vécu à Karlsruhe, vinrent habiter la France ; ils eurent deux enfants : un fils, Karl, né en 1825, qui est officier dans l’armée prussienne et que j’ai vu rarement ; et une fille, Cécile-Augusta, née en 1830, qui épousa mon père, et qui mourut récemment.



Mon père, le voici justement qui arrive. Je le vois descendre d’une voiture qui s’arrête devant la grille, tandis que Jean-Baptiste, qui était assis à côté du cocher, en lapin, suit à distance respectueuse avec un gros paquet sous le bras. Je sais ce que contient le paquet : des cadeaux. C’est demain Noël ; et en nous réveillant, c’est au coin de la cheminée que nous allons voir ce que nous allons voir. En attendant, je suis rudement content de voir mon père ; ça manquait d’uniformes dans la maison. Rien comme les uniformes pour égayer l’existence. Mon père, certes, n’est pas joyeux outre mesure ; il est en deuil, et il n’oublie pas qu’il a un crêpe à sa manche ; mais il est amusant tout de même et parvient de temps en temps à faire sourire mes grands-parents.

— Sacrédié ! grand’maman, qu’est-ce que vous lui donnez donc à manger, à ce galopin-là ? Il a encore grandi de deux pouces depuis la semaine dernière ! Il faut le mettre à la demi-portion, vous savez ; autrement, on le flanquerait dans les grenadiers, et je ne l’aurais pas sous mes ordres !… Arrive ici, toi, garnement, que je te regarde. Demi-tour !… par principes, nom d’un petit bonhomme ! Demi-tour ! À la bonne heure ! Ça ne te va pas, le noir, mon garçon… Allons, qu’est-ce que je dis !… Enfin ! Des couleurs il ne faut pas disputer. Dites donc, grand-papa, j’ai rencontré le petit Noël, en route. Veux-tu te sauver, toi ? Est-ce que ça te regarde, ce que disent les grandes personnes ? Va donc demander des nouvelles du petit Noël à Jean-Baptiste.

J’y vais. Ah ! quel bon garçon, ce Jean-Baptiste ! Et comme nous nous amusons bien ensemble ! Nous avons fait un grand bonhomme de neige dans le jardin, et mon père dit qu’il ressemble tout à fait à un Autrichien qu’il a tué ; seulement, l’Autrichien avait une longue moustache.

— Attendez-un peu, mon commandant, dit Jean-Baptiste, on va lui en mettre une aussi, de moustache, au bonhomme. On va en faire un homme à poil.

Mon père reste plusieurs jours à la maison ; ou plutôt, il va et vient entre Paris et Versailles ; et Jean-Baptiste l’accompagne généralement. Mais voilà que les fêtes de Noël et du Jour de l’an sont passées, et les voilà partis ; voilà le dégel venu ; voilà le bonhomme de neige qui est pris d’une faiblesse et s’affaisse ignominieusement sur sa base ; voilà l’année 1870 commencée, an de grâce, comme d’habitude ; et me voilà avec un gros rhume de cerveau. Donc les sorties me sont interdites et je reste en tête à tête avec les jouets dont on vient de me faire présent, et les livres qui les accompagnent. Livres verts comme des lézards, jaunes comme des omelettes, rouges comme des homards et bleus comme le chapeau à Lycopode, brillants et chargés d’or comme les uniformes de mon père sortant des mains de Jean-Baptiste. Ils sont pleins d’images et débordent de beaux sentiments ; des Robinsons Suisses, très Suisses, des aventures de Robert-Robert et des Histoires d’Enfants Célèbres. Mais les deux plus intéressants, à mon humble avis, m’ont été apportés hier par l’aumônier du régiment de mon père, qui est venu me faire une visite. L’un des livres dont il m’a fait présent est une histoire de Henri IV qui fait voir clairement combien il fut heureux pour la France que ce grand roi abjurât les erreurs de sa jeunesse ; l’autre est intitulé : Michel le Réfractaire et raconte les aventures d’un honnête jeune homme qui, appelé au service en 1814, se cacha dans un souterrain pendant que les étrangers envahissaient la France et n’en sortit qu’après l’abdication de l’Empereur, pour acclamer Sa Majesté Louis XVIII enfin remise en possession du trône de ses aïeux. Le livre, édité par Mame, qui exalte en termes dithyrambiques la sagesse et la piété du jeune réfractaire, produit sur moi une impression bizarre. Je ne sais vraiment que penser de la conduite du réfractaire, et je me décide à aller demander, à ce sujet, l’opinion de mon grand’père.

Il est précisément en train de jouer aux échecs avec un vieil officier anglais qui est notre voisin, M. Freeman, lorsque j’entre dans le salon. J’expose l’objet de ma visite. M. Freeman ne me laisse pas achever, m’arrache des mains le livre que j’ai apporté, et en parcourt quelques feuilles à la hâte. Alors, il jette violemment le livre sur la table et s’écrie :

— Vraiment ! C’est une indignité ! Voilà un livre qui prêche ouvertement la trahison, la désertion, le mépris de la France et la haine de la liberté, qui calomnie lâchement l’empereur Napoléon ! Et c’est un prêtre, un aumônier de régiment, qui apporte ce livre au fils d’un officier ! Il mérite d’être fusillé. Voilà mon avis !… Falke, dit-il à mon grand-père, gardez ce livre et ne laissez pas cet enfant le lire davantage. Je parlerai de la chose à son père. Quant à moi, veuillez m’excuser pour aujourd’hui. Je suis tellement indigné que j’ai besoin de prendre l’air.

Il sort, rouge comme la veste d’un horse-guard, mâchant des jurons anglais ; et je reste seul avec mon grand-père, un peu contrarié de voir sa partie d’échecs interrompue.

— M. Freeman est le meilleur des hommes, dit-il au bout d’un instant, mais il est un peu vif. Il est plus Français que la France et plus bonapartiste que Napoléon. La France et Napoléon sont ses deux idoles. Ces Anglais sont vraiment bien curieux. Du reste, il avait complètement raison. Ce livre est un très mauvais livre, et il ne faut pas que tu le lises.

C’est aussi l’avis de M. Curmont, un autre voisin qui vient d’entrer et qui propose à mon grand-père de remplacer sa partie d’échecs par une partie de piquet. M. Curmont, que je vois pour la première fois, me semble peu sympathique ; sa démarche est hésitante, sinueuse ; ses épaules ont l’air inquiètes et ses derrières mal assurés ; il semble redouter une attaque de flanc, et exécute, avant de prendre place sur la chaise que vient de quitter M. Freeman, un mouvement tournant des plus compliqués. Ses grosses lèvres remuent d’une façon singulière quand il parle ; mais c’est pour la frime, car je vois très bien que c’est avec son nez qu’il s’exprime ; il prononce les voyelles avec la narine gauche et les consonnes avec la narine droite.

Ses yeux humides, des yeux qui semblent avoir fait naufrage, paraissent curieux de ce qui se passe derrière les oreilles en colimaçon ; et le front, qu’envahissent des cheveux vainement refoulés en arrière, retombe sur ces yeux-là comme la visière d’un casque. Je ne parle pas du menton ; on n’en voit point ; une longue barbe, une de ces horribles barbes que j’ai su depuis être des barbes à principes, semble avoir pour mission de dissimuler la hideur de la mâchoire.

Si je n’ai pas, jusqu’ici, vu M. Curmont, j’ai entendu parler de lui plusieurs fois. C’est un républicain, un républicain austère, qui n’a pas d’autre désir que celui de se sacrifier au bien-être de son pays. Il a un fils, pourtant, qui, bien que républicain comme son père, a des ambitions ; mais ses ambitions sont légitimes, car c’est un jeune homme du plus grand avenir. Il a fait son droit, ce qui est beau, et vit à Paris avec d’autres personnages qui ont aussi fait leur droit et qui feront bien autre chose avant peu. Il y en a un, dans la bande, qui s’appelle Léon et dont M. Curmont fait le plus grand éloge. Il est fier, d’ailleurs, de recevoir ces messieurs chez lui, de temps à autre ; ils lui sont amenés par son fils. Ce fils, ayant d’aussi belles relations, dépense beaucoup d’argent. M. Curmont n’est pas bien riche, et ne pourrait pas fournir cet argent. Heureusement, Mme Curmont est une musicienne hors ligne ; en donnant des leçons du matin au soir et en jouant dans les concerts, autant que possible, du soir jusqu’au matin, elle parvient à subvenir aux besoins de son fils. Je voudrais bien voir, pour mon compte, ce jeune homme à grand avenir ; je voudrais bien voir, aussi, ses amis ; d’autant plus que mon père, dernièrement, en a parlé devant moi en termes peu flatteurs.

— Des vauriens, a-t-il dit. Des piliers d’estaminets, des avocats sans cause, des poches à bave. Si l’Empereur faisait fusiller ces gaillards-là, ce serait un grand bien pour lui et pour la France. C’est grâce à cette sale clique que nous n’avons pas d’armée de seconde ligne. Malgré tout, on pourrait encore se tirer d’affaires, si ces gredins n’étaient pas là pour empoisonner le public.

M. Freeman, à qui s’adressait mon père, a trouvé que les moyens préconisés par lui étaient plutôt excessifs. Il pense que toutes les opinions doivent être libres, au moins jusqu’à un certain point. Mais ce qu’il n’admet pas, c’est qu’on vilipende la France et la mémoire du Grand Empereur. Et il a parlé à mon père du livre que m’avait apporté l’aumônier. Mon père a haussé les épaules.

— Oui, oui, vous avez raison. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes entre deux feux. La calotte d’un côté, le spectre rouge de l’autre. Les pékins sont las de gagner de l’argent ; l’empire les a gavés ; et maintenant, ils ont une indigestion. Qu’est-ce que vous voulez faire à ça ? Quant à la propagande des oiseaux noirs, quant aux bouquins qu’ils distribuent, ça ne produit pas plus d’effet qu’un cautère sur une jambe de bois. L’influence du livre, c’est de la blague. Il n’y a qu’une chose qui ait une influence : c’est ça.

Et, du plat de la main, il a frappé son épée.

— Vous n’avez peut-être pas tort, a dit M. Freeman ; cependant l’esprit public devrait être mis à l’abri…

— Il n’y a pas d’esprit public en France, a répondu mon père. La Dette publique nous suffit.

M. Curmont, lui, croit à l’existence de l’esprit public. Il croit à l’Opinion, à l’Histoire, aux Principes et au jugement de la postérité ! Il a des convictions profondes… Il a surtout une petite fille qui s’appelle Adèle et qui est la plus charmante petite fille que j’aie jamais vue. À vrai dire, elle n’est pas toute petite ; elle est même plus grande que moi. Elle a douze ans, et je n’en ai que huit. Mais elle est si mignonne, si délicate et si fraîche ! Avec ses grands yeux bruns, les longues boucles mordorées de ses cheveux soyeux, et sa petite bouche rose à la moue pensive, elle donne l’idée d’une de ces poupées, qu’on expose dans les magasins luxueux, à l’époque des étrennes. Elle est presque aussi rose qu’une poupée ; pas triste, mais pas bruyante ; très raisonnable et très instruite aussi. Elle joue du piano presque aussi bien que sa mère. Je l’ai entendue jouer et j’ai été honteux de ne rien savoir, ni musique, ni autre chose ; j’ai regretté qu’on ne m’eût rien fait apprendre. La musique aussi m’a ému profondément, a remué en moi beaucoup de choses qui doivent être très embrouillées. Je songeais que ma mère, si elle vivait encore, aimerait Adèle plus qu’elle ne m’aimait ; je me suis demandé, aussi, si ma mère m’aimait réellement, et si j’avais jamais eu pour elle une affection profonde ; ou bien, plutôt, si je n’avais jamais pu parvenir à aimer ou à me faire aimer. J’ai pensé qu’Adèle, qui est si savante, pourrait m’expliquer beaucoup de choses que je ne comprends pas ; et je me suis décidé à lui exposer, ainsi que j’avais rêvé si longtemps de le faire à une sœur, tout ce que je ressens.

Elle m’écoute avec attention, un doigt sur les lèvres et la tête un peu penchée. Quand j’ai fini, elle me regarde longtemps, silencieuse, avec des yeux pleins de surprise.

— Je ne sais pas, dit-elle à la fin. Oh ! je t’assure que je ne sais pas. Je n’ai jamais pensé à tout ce que tu me dis. J’aime mon père, j’aime ma mère, j’aime mon frère, j’aime tout le monde. Je crois bien que tout le monde m’aime aussi. Personne ne me le dit jamais, mais c’est parce qu’on n’a pas le temps. Papa lit son journal et parle politique toute la journée ; maman travaille continuellement, et Albert ne vient de Paris que de temps en temps, et ne reste que quelques heures, juste le temps de prendre l’argent qu’on a mis de côté pour lui. Tu vois qu’ils sont tous très occupés. Mais je suis sûre qu’ils m’aiment beaucoup. Pourquoi ne m’aimeraient-ils pas ? Toi, tu m’aimes bien… Je ne comprends pas beaucoup ce que tu m’as dit. Je ne sais pas…

Ce sera toute l’histoire sentimentale de ma vie, cela. Aux questions que je ne poserai plus jamais, mais qu’elles comprendront, les femmes que je rencontrerai répondront toutes, par le silence : Je ne sais pas.

— Pour la musique, continue Adèle, je ne comprends pas qu’elle t’émeuve autant. Moi, ça ne me fait rien. Mais si tu savais comme c’est fatigant, surtout au commencement ! Toujours les doigts sur les touches… Je n’ai jamais eu le temps de m’amuser beaucoup. Mais nous jouerons à toutes sortes de choses ensemble, n’est-ce pas ? lorsqu’il fera beau temps, lorsque le printemps sera venu.



Le printemps est venu. Les feuilles commencent à crever l’enveloppe des bourgeons, et si les fleurs ne se montrent pas encore en pleine terre, il y en a déjà de jolies dans la serre, au bout du jardin. Mon père en a fait faire plusieurs fois des bouquets, qu’il a envoyés à la maréchale Bazaine.

J’ai vu souvent la maréchale passer en voiture ; c’est une bien belle femme. M. Curmont raconte d’horribles histoires sur son compte, affirme que le maréchal a fait au Mexique massacrer toute la famille de sa femme. Mais je ne crois pas un mot de tout cela. Comment un maréchal de France pourrait-il être coupable de tels actes ?

Pourtant, dernièrement j’ai assisté à une scène curieuse. Comme je passais dans la rue de Clagny, j’ai vu un rassemblement devant la propriété du maréchal. La grille était ouverte et, dans le jardin, devant la maison, se tenait un monsieur bien vêtu, au teint basané et à la moustache noire, qui criait à tue-tête :

— Voleur ! Canaille ! Traître ! Assassin !

Et il tendait son poing crispé vers quelqu’un qui devait se trouver dans la maison, derrière les volets d’une fenêtre. Le garde de Clagny, qu’on avait été chercher, est accouru, son sabre au côté. Il a mis la main sur l’épaule du monsieur, qui s’est décidé à le suivre après une dernière bordée d’injures et s’est dirigé, accompagné par le garde, vers la station du chemin de fer. On disait dans la foule que c’était un parent de la maréchale qui était venu lui emprunter de l’argent, et qui, ne pouvant avoir cet argent, se vengeait par des grossièretés.

M. Curmont dit que ces grossièretés sont des vérités absolues. Mais mon père assure que ce sont d’odieuses calomnies. Il me défend, d’ailleurs, de répéter à qui que ce soit ce que j’ai vu et entendu. Mon père vient très souvent à Versailles, à présent. Fréquemment des officiers de ses amis l’accompagnent. Mes grands-parents tiennent, pour ainsi dire, table ouverte. Mon grand-père est présenté à ces messieurs comme un Vieux de la Vieille, ce qui lui attire tous les respects.

— Voilà un homme, messieurs, dit mon père, qui fut l’un des compagnons du Grand Empereur. Il était à la Bérésina, messieurs !

— La Bérésina ! disent en chœur les officiers. Terrible affaire ! Le froid ! La glace ! Effroyable désastre ! Le plus épouvantable épisode de la grande retraite…

Mon grand-père, chaque fois, ébauche un geste de contradiction et essaye de dire quelque chose. Mais, comme il parle très lentement, on lui coupe toujours la parole aux premiers mots ; et il n’insiste pas. Du reste, il paraît s’affaiblir depuis quelque temps ; il se casse, ses mains tremblent beaucoup, et il semble prendre pour toutes choses une indifférence de plus en plus grande.

Je soupçonne mon père d’avoir profité de cet état pour engager le vieux, comme il l’appelle, à louer, pour un prix très bas, sa maison de la rue de Clagny au général de Rahoul. Ma grand’mère a paru très peu satisfaite de la transaction ; mais mon père compte beaucoup sur le général de Rahoul, qui est devenu son ami intime et son commensal ordinaire. Je n’aime pas le général de Rahoul, et ma grand’mère le hait.

— Vous voudrez bien m’excuser, a-t-elle dit à mon père qui s’est mis à sourire d’un sourire forcé, lorsque vous jugerez à propos d’inviter ce monsieur.

Ma grand’mère n’est pas au courant des affaires militaires, et des conditions dans lesquelles s’opère l’avancement. Mais mon père sait à quoi s’en tenir ; il n’a pas pour rien quatre galons sur la manche. Il n’ignore pas que le général de Rahoul, en sa qualité d’ami intime du maréchal Bazaine, peut lui être fort utile ; et il le traite en conséquence.

Le général est donc venu s’installer dans la maison de la rue de Clagny. Jusqu’ici, je l’avais cru veuf ou célibataire. Mais il est marié. Il a épousé, lorsqu’il était lieutenant, et pour son argent, une femme dont on dit qu’elle n’est pas méchante mais d’une désespérante vulgarité. Cette femme est séquestrée par son mari ; quoiqu’elle se porte fort bien et qu’elle pèse au moins cent kilos, elle doit se prétendre continuellement malade, ne voir et ne recevoir personne. En somme, elle a disparu du monde. Son mari, qui la zèbre de coups de cravache, l’appelle son Panari. Je tiens ces détails et bien d’autres de Jean-Baptiste. Mme de Rahoul ne doit jamais se montrer en public et prend l’air à la dérobée, une fois la nuit tombée, comme un pensionnaire de lazaret. Quelquefois, quand il fait noir, je m’échappe et je cours jusqu’à la rue de Clagny. À travers les grilles du jardin j’aperçois quelque chose de sombre qui va et vient dans les allées, comme une grosse boule noire qui roule silencieusement. C’est le Panari qui se promène.

Jean-Baptiste a toujours une bonne histoire à me raconter. Mais ce matin il m’a apporté une bien mauvaise nouvelle. Mon grand-père a été pris d’une faiblesse hier soir, vers onze heures, et le médecin, qui est déjà venu trois fois, a dit qu’il ne fallait plus conserver aucun espoir. On m’habille à la hâte et l’on me conduit dans la chambre de mon aïeul, où se trouvent déjà ma grand’mère et mon père. Le vieillard est étendu dans son lit, immobile, les yeux clos.

— Il a perdu toute connaissance, murmure mon père.

Je m’agenouille devant le lit, ému d’une émotion toute physique que je ne puis analyser, car il me semble que j’ai la tête vide. Et tout d’un coup, comme on me fait sortir de la chambre, le souvenir du colonel Gabarrot s’empare de moi ; il me hante, ne me quitte point, ni vers le soir, lorsqu’on annonce la mort de mon grand-père, ni le lendemain, pendant qu’on procède aux préparatifs des funérailles ; ni même le surlendemain matin, tandis que les employés des pompes funèbres viennent tendre de noir la porte de la maison.



Mon grand-père est mort le 7 mai, et c’est aujourd’hui, le 9, à midi, qu’on l’enterre. Hier, le 8 mai, a eu lieu le Plébiscite ; mais ce matin, naturellement, on n’en connaît pas encore le résultat. Mon père est venu un moment dans ma chambre pour jeter un coup d’œil sur les journaux ; mais il est interrompu dans sa lecture par l’arrivée des membres de la famille qu’il se hâte d’aller recevoir. Ils sont venus de loin, pour la plupart.

D’abord, M. Xavier Delanoix, un neveu de mes grands-parents, le fils d’Ernest Delanoix, frère cadet de ma grand’mère. C’est un homme de quarante ans, légèrement bedonnant, d’une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris qui inspirent confiance, et des petits yeux vrillonnants. Il est entrepositaire dans le nord de la France, non loin de la frontière belge, et présente l’aspect d’un homme qui fait de bonnes affaires. J’ai eu l’occasion de le voir déjà deux ou trois fois, à Paris. Mais il a amené avec lui sa fille, une jeune personne de dix-huit ans que je ne connais pas encore. C’est une jolie blonde, avec de grands yeux bleus et des dents pareilles à des perles ; dans ses vêtements de deuil, je ne sais pourquoi, elle me donne l’idée de Marie Stuart quittant la France. J’entends qu’elle s’appelle Estelle.

Puis, c’est mon oncle Karl qui arrive, le major Karl von Falke, de l’artillerie prussienne. Je crois que mon grand-père, lorsqu’il avait quarante-cinq ans, c’est-à-dire l’âge actuel de mon oncle, devait présenter la même apparence. Un homme droit, sec, dont les yeux ont un regard direct et franc, et dont la voix claire donne aux phrases françaises une précision particulière. J’ai peu vu mon oncle jusqu’ici, mais je me sens une grande affection pour lui. Je regrette seulement qu’il ait revêtu des habits civils ; j’aurais bien voulu le voir dans son uniforme. J’ai tellement envie de voir des officiers prussiens ! Ça viendra peut-être, si je suis sage.

Un peu avant onze heures, arrive un monsieur que personne ne semble connaître. Il se présente comme un parent, et décline à mon père ses noms et prénoms : Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse.

Il donne des explications : il est le fils d’une sœur cadette de mon grand-père, qui naquit vers 1800 et qui se maria, se trouvant en de mauvais termes avec sa famille, avec M. Gustave Raubvogel, honorablement connu. Il est, lui, Séraphus-Gottlieb Raubvogel, l’unique fruit de ce mariage. Et, bien que sa mère eût cessé, durant toute sa vie, d’entretenir aucun rapport avec sa famille, il a pris sur lui de renouer des relations avec ses parents. Il s’est enquis de leur adresse, sachant seulement qu’ils habitaient Versailles ; et comme réponse, a reçu de l’agence à laquelle il s’était adressé un télégramme lui annonçant le déplorable décès de son oncle.

— Je regrette bien vivement, dit-il, qu’un événement aussi malheureux soit la cause de notre première rencontre. C’est une si grande joie pour moi, de lier enfin des nœuds de parenté réelle avec une famille dont le sort m’a tenu injustement éloigné, et à la tête de laquelle je suis heureux de voir maintenant un des plus distingués officiers de notre glorieuse armée !

M. Raubvogel s’incline légèrement en prononçant ces derniers mots, et mon père, visiblement flatté, lui tend la main.

Pourtant, quelques instants après, comme je me trouve dans la chambre de ma grand’mère, avant le départ du convoi, mon père entre rapidement, s’approche d’elle et lui demande à voix basse :

— Avez-vous connaissance d’un certain Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse ?

— Non, dit ma grand’mère, pas du tout.

— Il est en bas, dit mon père ; il est venu pour l’enterrement. Il se dit votre neveu, le fils d’une sœur de votre mari.

— Ah ! oui, dit ma grand’mère, je me rappelle. Mon mari avait une sœur qui quitta brusquement la famille, à Karlsruhe, peu de temps après notre mariage. Elle partit avec un acteur qui, je crois, l’épousa.

— Vous n’avez jamais eu d’autres renseignements sur elle ?

— Jamais. Ludwig n’a jamais pu retrouver ses traces.

— Et vous ne savez pas si cet acteur qui l’épousa se nommait Raubvogel ?

— Non. C’est-à-dire… peut-être… Je ne me souviens pas.

Mon père redescend au rez-de-chaussée et je le suis. Je considère attentivement Raubvogel qui, dans un coin du salon, cause avec Delanoix. C’est un homme de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne, aux épaules larges, aux yeux vifs et souriants, au nez recourbé en bec d’oiseau, à la bouche ironique et à la chevelure châtain clair. Cette couleur est aussi celle de la barbe. J’admire cette barbe. Elle n’est pas longue ; elle n’est pas épaisse ; elle n’est même pas belle, si l’on veut. Mais elle est quelque peu diabolique, avec sa petite pointe effilée qui se recourbe en crochet, et elle donne à toute la physionomie un caractère si original ! Quelle peut bien être la profession de M. Raubvogel ?

C’est précisément la question qu’adresse mon père, à demi-voix, au général de Rahoul qui vient d’arriver.

— Écoutez, répond le général, voici ce que je vais faire : je vais charger le service secret du ministère de la guerre de prendre des renseignements sur le personnage. Vous les aurez par retour du courrier et vous saurez à quoi vous en tenir. Je dois dire que sa figure ne me déplaît pas.

À moi non plus. Il est certainement le premier civil qui ait eu mon admiration pleine et entière. Jusqu’ici, je n’ai jamais eu pour les pékins une large place dans mon cœur. Mais je dois dire que Raubvogel, s’il ne porte pas l’uniforme, est digne de le porter. J’établis un parallèle entre lui et les nombreux officiers présents dans le salon ; il ne perd pas à la comparaison. Et pourtant il y a là trois généraux, le colonel du régiment de mon père et un officier d’ordonnance du maréchal Bazaine…

— Messieurs de la famille…

Mon père me prend par la main ; je dois marcher derrière le cercueil, entre mon oncle Karl et lui. Avant de sortir du salon, je jette un dernier coup d’œil d’admiration sur la barbe de Raubvogel.