Fasquelle (p. 357-365).
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XVIII


Le tambour bat, le clairon sonne. Qui reste en arrière ? Personne. C’est un peuple qui se défend. En avant !

C’est un peuple qui se défend. Un peuple riche, heureux, plein d’honneur et de patriotisme, épris de traditions grandioses, qui se sent tout à coup menacé dans la tranquille possession de ses biens et dans la sérénité de ses digestions par la malignité de l’Ennemi. Sus à l’Ennemi ! Sus à l’Ennemi !… Deux compagnies, l’une appartenant à mon bataillon, l’autre à un bataillon du 245e de ligne qui tient aussi garnison à Navesnes, reçoivent l’ordre de partir sur-le-champ.

Nous partons. Tenue de campagne, avec tous les accessoires, vivres pour plusieurs jours, cartouches au complet, la menace au coin de la bouche et la bravade au coin de l’œil. Le commandant Bacardier est à la tête de ma compagnie, le commandant Sappue est à la tête de la compagnie du 245e.

Les autorités civiles sont à la station pour assister à notre départ. Le nouveau sous-préfet, M. Issacar — titulaire de la sous-préfecture de Navesnes depuis quelque temps — a une conférence avec les deux commandants pendant que l’embarquement des hommes s’opère tant bien que mal, plutôt mal que bien. Puis, tout étant prêt, il passe lentement devant les wagons, et je remarque sur sa face une expression de gravité qui me surprend un peu. Au passage, M. Issacar échange quelques paroles avec moi ; on dirait qu’il cherche à faire vibrer l’autorité dans sa voix. Pourquoi se donne-t-il ces airs importants ? Je n’aime pas les gens qui se prennent si fort au sérieux.

Mais le train s’ébranle, et d’autres préoccupations s’emparent de moi. Je ne pense plus qu’à l’Ennemi.



L’Ennemi. Une face émaciée, blafarde, lasse, tellement fatiguée ; une face aux joues creuses, à la bouche tordue par un douloureux rictus, aux yeux éteints, comme noyés ; une face que la misère a serré dans son étau, très fort, et sur laquelle la faim a frappé à petits coups, très longtemps. Et cette face sur des corps d’hommes que ronge l’alcool, que mine le travail bestial ; sur des corps de femmes dont la misérable anatomie se dissimule sous des haillons ; sur des corps d’enfants qu’alourdit et courbe vers la terre hostile le pressentiment de la vie. La chiourme productive. Voilà l’ennemi que doit tenir en échec la chiourme soldatesque.

C’est pour assurer l’ordre que nous avons été envoyés de Navesnes à Courmies. Il paraît que les serfs de l’usine ont menacé de chômer demain vendredi, 1er mai, fête du travail. Les patrons se sont immédiatement solidarisés et se sont engagés à renvoyer tous les ouvriers qui ne se présenteraient pas à l’atelier le 1er mai. Là-dessus, une certaine agitation s’est produite. Le maire, effrayé, a écrit au sous-préfet pour demander des troupes ; et le sous-préfet, au lieu d’intervenir auprès des industriels, a envoyé des soldats. Notre arrivée a été accueillie par quelques démonstrations hostiles, mais sans grande importance ; les gens du pays, nous le savons, sont d’un caractère contrariant, au moins à la surface. Les patrons étant opportunistes (ainsi que beaucoup d’honnêtes gens) les ouvriers, par esprit d’opposition, ont été successivement bonapartistes et boulangistes. On prétend qu’ils commencent à mordre au socialisme. Il y a, dit-on, quelques commis-voyageurs du marxisme qui pérorent ce soir dans la ville. Ils prêchent le calme, pour commencer. Ils disent que les marxistes « restent dans la tradition historique ; et qu’ils cherchent à faire arriver au pouvoir la classe ouvrière, afin qu’elle puisse alors légiférer selon ses intérêts, comme le fit la bourgeoisie en 1789 ». Pour finir ils prêchent la modération. Delanoix doit être jaloux.

Il est justement ici, Delanoix. Il est arrivé ce matin et cherche, en sa qualité de père conscrit, à rétablir la bonne harmonie entre patron et ouvrier. Que faut-il pour cela ? Un peu de complaisance de part et d’autre. Que les salariés fassent toutes les concessions, et que les chefs d’établissements les acceptent. Malheureusement, les salariés ne veulent plus écouter M. Delanoix. Ils préfèrent écouter les socialistes, qui leur disent exactement la même chose, mais d’une façon un peu plus neuve. Delanoix fait la grimace, paraît songer profondément. Deux ou trois phrases qu’il m’a dites ce soir m’ont livré le secret de ses méditations. Il pense à se faire socialiste. Qu’a-t-il à risquer ? Il a été assez habile pour devenir un bourgeois ; il sera assez habile pour le demeurer, sous tous les régimes. Si jamais la classe ouvrière arrive au pouvoir pour légiférer dans ses intérêts, ce sera la bourgeoisie nouveau système (c’est-à-dire ancien système). Et Delanoix consentira aisément à porter un knout au lieu d’un parapluie.

Ah ! ce n’est pas une chose commode, pour les forçats du travail, de choisir entre les panacées qu’on leur propose. Tout est confusion dans leur esprit, si vieux et si puéril. À voir de quelle façon dérisoire ils étalent leurs souffrances, on comprend qu’ils ne puissent réussir à leur trouver un remède simple ; on comprend qu’ils se laissent berner sans trêve par la sottise rapace des charlatans. Et comment voulez-vous qu’ils expriment leurs misères morales, même qu’ils s’en rendent compte ? Ils sont hors d’état de dire au médecin de quoi ils souffrent, quand ils sont malades. Tant d’êtres qui ont cessé d’exister comme individus et qui sont devenus des choses ; des choses qu’on jette au rancart, à la voirie, dès que leur capacité de production disparaît ou s’affaiblit. Tant d’êtres pour lesquels la perte d’un membre, d’un bras, d’une jambe, d’un doigt, signifie la débine noire, la stagnation, la mort… Et ce sont ces pauvres êtres qu’on nous ordonne de rejeter dans leurs bagnes, à la pointe des baïonnettes — nous ! nous qu’ils payent ! — Quelle farce ! quelle lâcheté ! C’est battre un infirme avec ses béquilles…

Ce matin, 1er mai, les ouvriers se sont rendus aux ateliers. Mais ils n’ont pas tardé à en sortir, décidés à chômer. Ils se sont répandus par les rues, formant des groupes, discutant. Nous recevons l’ordre de faire des patrouilles et de disperser les rassemblements. Il y a quelques escarmouches ; et aussi quelques arrestations. Les prisonniers sont enfermés à la mairie. L’agitation semble croître. Des patrouilles sont attaquées par la population, surtout par les femmes, et tirent à blanc pour intimider la foule.

Vers la fin de l’après-midi, le sous-préfet, M. Issacar, arrivé de Navesnes quelques heures plus tôt, vient nous faire une communication importante. Il est accompagné du maire et de Delanoix et il nous annonce que nous allons être attaqués par ceux qu’il appelle les émeutiers. La population, dit-il, veut tenter de délivrer les prisonniers.

Nous recevons l’ordre d’occuper la place de l’Église, un espace d’une centaine de mètres de long sur cinquante de large ; quatre rues aboutissent à cette place, sur laquelle s’élèvent la mairie, l’église et le presbytère. La compagnie du 245e, sous les ordres du commandant Sappue, se range devant la mairie ; ma compagnie se déploie sur la droite. De grands cris éclatent au loin : « C’est huit heures, huit heures, huit heures ! C’est huit heures qu’il nous faut !… Vive la grève ! Vive la grève ! » Les fonctionnaires civils, le maire, le procureur de la République, M. Delanoix, se dirigent vers la mairie. M. Issacar adresse quelques mots au commissaire de police qui vient se porter sur notre gauche ; puis, il s’avance rapidement vers le commandant Sappue et lui parle à voix basse, avec des gestes énergiques. Le commandant donne l’ordre de charger les fusils. M. Issacar rejoint les fonctionnaires groupés devant la mairie ; ils pénètrent tous dans l’édifice dont la porte se referme sur eux juste comme s’élève une énorme clameur, très proche.

— Vive la grève ! Vive la grève !

Le commandant Sappue s’écrie :

— Croisez… elle !



Tout d’un coup, la place est envahie. L’Ennemi s’avance vers la mairie, s’avance à grands pas. L’Ennemi… des hommes désarmés, des femmes, des enfants ; des femmes et des enfants surtout. Au premier rang, une jeune fille qui tient un mai en fleurs, un jeune homme qui porte un drapeau tricolore. L’Ennemi s’avance, n’est plus qu’à une vingtaine de mètres de la mairie. Le commandant Bacardier, à cheval derrière nous, crie quelque chose qu’on entend à peine : « Retirez-vous, retirez-vous ou… » Je jette les yeux sur le commissaire de police dont c’est le devoir de s’interposer. Il ne bouge pas.

Soudain, la première ligne du 245e fait double pas en avant, puis double pas en arrière. Et la voix du commandant Sappue, aussitôt, siffle :

— Joue !… Feu !

Point de fumée. Une détonation sèche, hypocrite, implacable.

Des cris désespérés s’élèvent. Des femmes, des enfants, viennent de tomber, frappés par les balles ; la jeune fille qui tenait le mai en fleurs est étendue à terre, la tête fracassée, la cervelle répandue ; le jeune homme qui portait le drapeau a été tué d’une balle dans la bouche, et gît, couvert de sang… La foule s’enfuit, hurlant d’horreur. Des hommes du 245e épaulent encore, tirent. Un enfant que sa mère tient par la main est tué ; une jeune fille qui entre dans un café est tuée. Un jeune homme, au bout de la place, relève un blessé. Un soldat le couche en joue et il tombe.

Il y a une quarantaine de corps étendus sur la place, défigurés par d’horribles blessures faites à bout portant ; corps de femmes, corps d’enfants. Deux cadavres d’hommes seulement ; l’un celui d’un vieillard… Des filets de sang commencent à couler sur la terre noirâtre, forment des flaques rouges qui s’étendent, s’étendent…



Dès que le feu eut cessé, et tandis que les quatorze morts et les vingt-deux blessés gisaient sur la place, quelque chose s’est passé que je regretterais d’oublier.

La porte du presbytère s’est ouverte, trois prêtres en sont sortis et se sont approchés des victimes, comme des messagers de bienveillance et de consolation.

La porte du presbytère s’est ouverte, trois prêtres en sont sortis et se sont approchés des victimes, comme des chacals qui viennent flairer des cadavres.

D’autres chacals arrivent d’heure en heure ; des noirs, des blancs, des rouges et des tricolores. Tous les vampires du reportage ; des agitateurs boulangistes, derniers fidèles d’une cause perdue, qui voudraient bien créer des difficultés au gouvernement ; le préfet, menteur abject, qui a déclaré que les émeutiers portaient des revolvers ; des gens de justice ; un député socialiste, qui fut bourreau versaillais pendant la Commune, et qui vient d’acheter la chemise sanglante d’une des victimes qu’il se propose d’exhiber à la tribune. Tout ça parle, parle, parle, pendant que des troupes arrivent à chaque instant ; infanterie, cavalerie, défilant la tête basse sous les insultes de la population qui reproche à l’armée sa couardise et sa férocité.

Le télégraphe parle aussi. D’abord, il nous apprend qu’on va envoyer de Lille des ambulances où les blessés seront fort bien soignés (et où l’on pourra étudier à loisir l’effet produit sur eux par les balles Lebel). Ces ambulances n’arriveront guère avant seize ou dix-huit jours. On ne va pas encore très vite, dans les hôpitaux militaires ; pourtant, depuis 1870, on a fait des progrès. Puis, le télégraphe nous apporte le compte rendu de la séance du 5 mai, à la Chambre. L’enquête a été repoussée et la Chambre a voté un ordre du jour où elle déclare qu’elle « unit dans sa patriotique préoccupation et dans ses ardentes sympathies les travailleurs de France et l’armée nationale, et qu’elle est résolue à faire aboutir pacifiquement les réformes sociales ». Elle ne dit pas dans combien de temps ; mais ça ne fait rien.

M. Delanoix parle aussi. Il m’a affirmé qu’il y a eu dans sa vie peu d’heures aussi douloureuses que celles qui se sont écoulées depuis la fusillade. L’effroyable catastrophe ne se serait pas produite, dit-il, si au lieu d’infanterie on eût envoyé de la cavalerie ; vingt dragons font plus de besogne que cinq cents lignards ; à quoi bon faire fusiller les gens, quand on peut les faire écraser sous les pieds des chevaux ?

M. Issacar parle aussi. Pas publiquement ; mais hier, m’ayant rencontré à la mairie, il m’a dit quelque chose que je veux répéter.

— Oui, a-t-il avoué, je suis seul responsable, ou plutôt premièrement responsable, de ce qui s’est passé. J’ai cru qu’un massacre, perpétré de sang-froid et sans aucune provocation, créerait dans le peuple une indignation profonde qui se traduirait par un soulèvement. Vous voyez le résultat. Le peuple ne veut pas se soulever ; il reste insensible à la pire misère, aux pires outrages. Cependant, il faudra qu’il se soulève. Puisque la tragédie — la tragédie dont il fournit les cadavres — ne l’émeut point, nous essayerons du mélodrame ; du bon vieux mélo, avec le forçat innocent, sa famille en pleurs, et le traître escorté des complices nécessaires ; du bon vieux mélo qui fera voir aux masses quelles basses crapules le gouvernent. Peut-être le peuple, trop abruti pour s’émouvoir de ses souffrances personnelles, se laissera-t-il exaspérer par des forfaits qui ne le concernent qu’indirectement. Pareille chose s’est vue, peut se voir encore… Oui, je sais ce que vous pensez ; malgré tout, ce que j’ai fait est horrible. Soit. Seulement, il y a des lâchetés que peu d’hommes ont le courage de commettre….. Je vais quitter l’administration, mais je resterai en relations avec les gens au pouvoir. Je veux les aider à commettre leurs crimes et leurs sottises jusqu’au bout. Il faut lasser le destin. En haut et en bas, il n’y a que des vaincus en France, de sales vaincus. Sans doute ne secoueront-ils leur abjection que lorsqu’ils seront mis, subitement, en face d’une nouvelle débâcle. Ce sera ma dernière carte — et je la jouerai bien, vous verrez.

La physionomie de M. Issacar, dépouillée de son masque habituel de scepticisme, exprimait une résolution farouche. Le juif moderne avait disparu ; et l’Hébreu, frémissant du sombre enthousiasme des vieux âges, se dressait devant moi. J’ai quitté M. Issacar sans lui répondre.

Mais je pense à ce qu’il m’a dit, aujourd’hui, tandis qu’ont lieu les obsèques des victimes. Ces autorités civiles qui n’osent point se montrer, ces troupes alignées le long des rues, massées sur toutes les places ; ces ouvriers cravatés de rouge et ces ouvrières au chignon fleuri d’écarlate ; ces musiciens avec leurs trombones funèbres, ces sociétés avec leurs bannières encrêpées et leurs drapeaux tricolores, ces prêtres qui insultent les cadavres de leurs dérisoires prières et de leur eau bénite putréfiée, ces charlatans du socialisme qui vont égrener au bord des fosses leurs théories misérables — des vaincus tout ça… des vaincus…



En rentrant à Navesnes, nous avons rencontré un troupeau de moutons qu’un berger et un chien poussaient vers l’abattoir. Les moutons étaient des moutons ; le berger était infirme ; le chien avait la gale.