Fasquelle (p. 278-296).
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XV


L’année 1888 a commencé sous d’heureux auspices. Le premier janvier, M. Xavier Delanoix a été créé chevalier de la Légion d’honneur. (Services exceptionnels.) Voilà une distinction qui n’a pas été volée. Je ne veux pas dire par là que Delanoix serait encore capable de voler quelque chose. Il y a déjà longtemps qu’il ne vole plus. À vrai dire, je crois qu’il y aurait quelque injustice à lui faire un crime des peccadilles qu’il a pu commettre autrefois. Il est parvenu, après avoir beaucoup louvoyé, à débarquer dans l’île escarpée et sans bords ; et c’est là l’important. L’entreprise n’est point aisée, quoi qu’on en dise ; l’honneur civil se différencie, en ses origines sinon en sa nature, de l’honneur militaire ; ce n’est pas une prérogative ; c’est, généralement, un résultat ; on n’en est point investi en recevant une paire d’épaulettes ; le plus souvent il faut l’acquérir. Il faut s’efforcer de l’atteindre, même par des procédés qu’on réprouve et qui ne sont qu’à demi blâmables dès qu’on ne les considère que comme transitoires ; dès qu’on demeure convaincu que l’honnêteté, sitôt qu’elle devient possible, constitue, comme disent les Anglais, la meilleure des politiques. Delanoix, donc, est consacré homme de probité et d’honneur ; il est une preuve vivante de cette grande vérité : qu’on n’est pas béni par les anges avant d’avoir lutté contre eux.

Au point de vue commercial, les bons offices de Delanoix envers le pays sont bien connus et fort nombreux ; ils vont par bande, et même par contrebande. Mais les services exceptionnels qui lui ont valu la croix d’honneur sont d’un caractère plutôt politique. En fait, c’est lui qui a provoqué l’élection de Sadi Carnot à la présidence de la République. Grand ami et admirateur de Jules Ferry — qu’il n’avait renié que pendant deux ans à peine — il a su faire en cette circonstance le sacrifice de ses préférences et de ses sympathies. Il a convaincu la grande majorité des parlementaires républicains de la nécessité d’abandonner leur chef. Il leur a parlé, avec une émotion communicative, du Devoir, de la France, peut-être aussi de leurs intérêts ; il leur a fait comprendre qu’il fallait à tout prix écarter les dangers d’une perturbation. Il les a conjurés d’abandonner leur ami et de voter pour l’être neutre et décoloré dans la nullité duquel il pressentait la meilleure sauvegarde du parlementarisme. Tout en agissant ainsi par pur patriotisme, Delanoix a tenu à donner à l’homme politique qu’il désertait de nouveau un témoignage de son estime et de sa vénération personnelles ; il avait fait modifier la coupe de sa barbe avant de se rendre au Congrès et avait adopté les favoris si longtemps chers à Jules Ferry. On voit que Delanoix ne manque pas de délicatesse, en dépit de ses fermes convictions républicaines.

Les convictions républicaines redeviennent à la mode. Bien des gens qui les reniaient hier les affirment aujourd’hui ; ils ont cessé de voir briller l’étoile de l’homme à la barbe blonde. Pour le commun des mortels, Boulanger n’est pas mort, loin de là ; mais pour les gens perspicaces, il est virtuellement enterré ; par conséquent, il ne vaut pas un chien vivant. Croyez-vous que mon père en soit là ? Mon Dieu, oui, il en est là.

— Oui, j’en suis là ! Quand on est chef de parti, on agit autrement. On ne laisse pas ses partisans en panne sous prétexte de légalité. La légalité ! En voilà une balançoire pour enfants de chœur ! Et maintenant, les tripoteurs du Palais-Bourbon peuvent dormir tranquilles avec leur homme en bois à l’Élysée et un civil au ministère de la guerre !

Mon père parle très haut, dans la salle à manger de son appartement où nous déjeunons ensemble au commencement d’avril, un jour ou deux après l’intallation de M. de Trisonaye rue Saint-Dominique.

— Un pékin au ministère de la guerre ! Il y a de quoi faire rougir cette sauce blanche. Et on l’a mis là sous prétexte qu’il faut réformer notre organisation militaire. Réformer ! Mais c’est aussi impossible que de donner un croc-en-jambe à un cul-de-jatte. Tout ficherait le camp aussitôt qu’on poserait la patte dessus. Et puis, il faudrait une patte solide. Tu l’as vu, toi, le ministre ? Tiens, tu vois cette asperge-là ? C’est ça, comme envergure. Il donne l’impression d’une souris blanche ; pas blanchie sous le harnais. Par exemple, voilà un poulet qui n’y a pas blanchi non plus, sous le harnais… Ce qu’il est noir ! On dirait Carnot. Parole d’honneur, il est en bois. Si j’avais dix ans de moins, et lui aussi, j’essayerais de le découper en m’asseyant dessus. Dis donc, Cornac, pourquoi vas-tu chercher tes poulets au musée de Cluny ? Est-ce que tu les achètes au stère ou à la corde ?

— Mon général, répond l’ordonnance, c’est pas moi qui achète la volaille.

— Je vois. C’est Lycopode. Alors, il n’y a rien à faire. Cette pauvre Lycopode, elle est dévouée comme un terre-neuve, mais pour la cuisine, c’est un chameau. De plus, elle a la longévité de l’éléphant. Cornac ! Sais-tu combien de temps vivent les éléphants ?

— Non, mon général.

— Alors, pourquoi t’appelles-tu Cornac ?

— J’sais pas, mon général. Mes parents s’appelaient comme ça.

— Voilà les résultats de l’institution familiale ! Les parents de Cornac s’appellent Cornac, et ils procréent un Cornac. Les parents de Larbette le bossu s’appelaient Larbette, et ils produisent en même temps trois Larbette, un Gambetta et un Trisonaye ; sans compter les autres. Le petit bossu, le notaire de Preil — tu te souviens, quand tu étais enfant ? « Et jamais on n’avait vu — un petit bossu — aussi résolu… ». Il en a couvé, du monde, sous sa bosse ! Et du drôle de monde, qui n’a pas pu entrer en danse complètement jusqu’ici, mais qui va se mettre à secouer ses puces, je ne te dis que ça ! Avec l’homme en bois pour donner le branle, du haut de son intégrité, et Trisonaye pour battre la mesure avec nos sabres… Veux-tu que je te dise, mon garçon ? Nous avons travaillé pour eux en poussant au cul du char à Barbapoux. À propos, en voilà un qui va boire un bouillon !…

— Tu crois ?

— Un peu. Il y a longtemps que je te l’ai dit : il sera perdu par les femmes. Qu’est-ce que ça veut dire, tout ce qu’il a fait ? Sa démission, ses élections, toutes ces farces ? Et son hôtel, et tout le tralala ? C’est un panier percé. S’il avait eu le sens commun, il se serait installé à Paris, dans un coin ; tiens, dans l’ancien appartement du général Lamarque ; il était justement à louer. Il se serait montré de temps en temps, vêtu d’une vieille redingote, raide de dignité ; et avec sa femme à son bras… Dame ! Quand on veut arriver… Au lieu de ça… Il finira comme le duc de Schaudegen, par un suicide, vrai ou simulé. Authentique, probablement. Ou bien, un de ces quatre matins, il va se trotter avec des jupons dans ses bagages.

— Il reviendra — Quand le tambour battra — Quand le clairon sonnera…

— Veux tu te taire ! il ne reviendra même pas quand sonnera le clairon de l’huissier le sommant d’avoir à comparaître devant la Haute Cour qu’on va convoquer avant peu. Il est fini, le Henri IV démocratique. Et quant à son bon peuple, tu vois comme il le lâche, tu vas voir comme il va le lâcher ; aussi facilement que les parlementaires ont plaqué Ferry, au mois de décembre. Ça n’a pas de moelle, tout ça. Ça fait semblant de s’emballer, mais ça ne va pas loin. Non, pas de nerf ! On peut les faire grincer des dents, mais pour les faire crier au charron, y a pas mèche. Le rôle de l’armée est terminé avant le lever du rideau. L’opposition au régime établi ne pourra s’appuyer, désormais, que sur la prêtraille. Le pape va faire sonner aux évêques, un de ces jours, afin de les mener à l’assaut de la République sous le drapeau tricolore. « À gauche alignement ! commandera Sa Sainteté. Et attention au commandement. Je ne veux entendre qu’une crosse ! »

— Vraiment, père, tu vois les choses bien en noir.

— Et même en violet. Si tu crois que tout cela me réjouit le cœur !… Les filous du parlement vont se mettre à se venger de tous ceux qui ont trempé dans la Boulange. Si je deviens jamais général de division… Pourtant, tout le monde sait que si j’ai suivi un instant Boulanger, c’était parce que je pensais servir la France. J’étais toujours décidé à l’abandonner dès qu’il ne jouerait pas franc jeu ; il est bien vrai qu’en attendant… Qu’est-ce que tu veux ? Il y a des animaux dont on tire du lait avant d’en faire du bouillon. Enfin, j’ai toujours désiré le bien de mon pays. Un militaire doit servir la France avant de servir le gouvernement. Tout le monde est d’accord là-dessus. Malgré tout, je ne suis pas tranquille ; surtout depuis que ce Trisonaye est au pouvoir… Et quelque chose me dit qu’il en a pour un bout de temps…

— Est-ce qu’il n’avait pas le portefeuille de la guerre, en 1870, à la Délégation de Tours ?

— Ah ! s’écrie mon père avec fureur, ne me rappelle pas ça ; il y a de quoi me rendre fou ! Je ne sais que faire. J’ai été voir Delanoix, hier, et lui ai demandé de s’interposer en ma faveur, le cas échéant. Il n’a pas refusé, mais a promis de telle façon que j’ai bien vu qu’il n’y a pas à compter sur sa promesse. Il joue à l’honnête homme, il pose à l’incorruptible ! Ah ! la crapule ! Quand je pense à tout ce qu’il me doit ! N’est-ce pas moi qui ai marié sa fille ? Hein ? N’est-ce pas moi ? Tu te rappelles, j’espère… Raubvogel, lui, a toujours été reconnaissant ; sa femme aussi. Voilà des bons parents. Mais ce Delanoix ! Ah ! le cochon !… Attends un peu ; qu’il m’arrive quelque chose et tu vas voir ! Je vends toutes les mèches ! Je casse du sucre sur tout le monde ! Et j’en sais ! Et j’en sais !…

Cornac, qui apporte une carte sur un plateau, interrompt mon père. Jeter les yeux sur la carte, pousser un cri, se lever, se précipiter vers la glace afin de remettre en ordre sa toilette, voilà ce que mon père sait faire en moins de temps que je ne pourrais le dire. C’est étonnant comme il est agile, vif, malgré son embonpoint et son âge. On lui donnerait à peine cinquante ans ; et je me prends à l’envier, presque ; à jalouser son exubérance, son insouciance, l’inconsciente et rapide naïveté de son langage et de ses mouvements, tout, jusqu’à sa vie mouvementée et amusante, que je compare tristement à la monotonie de la mienne. Il a compris l’existence, lui…

— Tu m’excuses, n’est-ce pas ? me demande-t-il en quittant la salle à manger. Si tu es pressé, ne m’attends pas ; j’en ai peut-être pour quelque temps.

Il sort. Il a oublié la carte sur la table ; je l’attire à moi. « Baronne de Haulka. » Je crois connaître ce nom ; mais où diable… ? Ah ! je me souviens ; c’est le nom d’une dame avec laquelle mon père s’était lié lorsqu’il était attaché à l’ambassade de Berlin. S’il revenait ici cinq minutes, je lui demanderais des détails. Je lui demanderais aussi de m’avancer quelques louis dont j’ai justement besoin. Mais il ne revient pas. Je vais sortir lorsque j’aperçois dans une coupe, sur une console, deux billets de cent francs pliés en quatre. Juste mon affaire. Je mets les billets dans ma poche et je cherche un crayon, de façon à laisser un mot explicatif. Je ne trouve pas de crayon. Ça ne fait rien. Demain, je mettrai mon père au courant de mon larcin.



Pendant quatre ou cinq jours, je suis tellement occupé qu’il m’est absolument impossible d’aller rendre visite à mon père. Cet après-midi, cependant, comme je puis disposer d’une heure ou deux, je me décide à aller le voir au ministère. Je le trouve dans son bureau, se promenant de long en large, le cigare aux lèvres. Il vient à moi, la main tendue, un large sourire éclairant la face.

— Eh ! bien, mon petit, je suis hors de difficultés. Tu vois qu’il y a une providence pour les… enfin, pour ceux qui en sont dignes. Et tu vas voir combien ce que je t’ai dit dernièrement, au sujet des femmes, est vrai. Boulanger, qui ne les connaissait pas, est perdu par elles ; moi qui les connais, je me sauve par elles. Sais-tu qui est venu me voir, l’autre fois, à la fin de notre déjeuner ? C’est la baronne de Haulka, une femme que j’ai connue à Berlin, et qui a les relations les plus hautes et les plus étendues. Sa situation sociale est telle que son influence est énorme dans plusieurs pays, même en France. Je t’avoue que j’ai été légèrement surpris lorsqu’elle m’a proposé de s’occuper de mon affaire ; elle me disait bien être dans les meilleurs termes avec Trisonaye ; mais je ne m’attendais guère au succès de ses démarches. J’avais tort. Elle a tout arrangé au mieux. Hier, j’en ai eu la preuve ; le ministre m’a fait appeler et nous avons causé pendant une grande demi-heure. C’est un homme charmant, absolument charmant ; je crois fermement qu’il accomplira de grandes réformes. Au fond, après les histoires de ces temps derniers, la présence d’un civil au ministère était indispensable. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Bref, il est entendu que je vais être relevé de mes fonctions ici, et qu’on va me donner le commandement d’une brigade quelque part. L’air de la campagne me fera du bien ; je n’aurai pas à essuyer les regards courroucés d’anciens coreligionnaires politiques, et ce ne sera qu’une affaire de huit ou dix mois. Après quoi, je reviendrai à Paris, sans doute avec les trois étoiles. Je ne pouvais pas rêver mieux. Et tout cela, tu le vois, grâce à la baronne de Haulka ; c’est-à-dire, par conséquent, à ma profonde connaissance des femmes. Malgré tout, je lui dois une reconnaissance éternelle. Éternelle !… Qu’est-ce que tu dis de ça, mon vieux lapin ? demande-t-il en me tapant sur le ventre.

J’ai écouté avec émerveillement, et je présente mes félicitations. Mon père fredonne les Pioupious d’Auvergne, et reprend au bout d’un instant :

— C’est une chance ! Si je n’étais pas veuf, on pourrait comprendre, mais vraiment… Ah ! à propos, il faut que je te dise : tu sais, Cornac, le fameux Cornac, l’abruti de Cornac ? Il m’a volé… Il m’a pris deux billets de cent francs qui…

J’interromps mon père ; je lui apprends ce qui s’est passé, je lui dis que je suis seul coupable.

— Ma foi ! s’écrie-t-il, c’est bien embêtant ! J’ai fait arrêter Cornac ; il est en prison, en prévention de conseil de guerre. Que faire ?

— C’est bien simple ! Il faut expliquer ce qui s’est passé, retirer ta plainte, et ne pas laisser condamner un innocent.

— Jamais de la vie ! Je serais propre !

— Si tu ne le fais pas, je le ferai sûrement.

— Eh ! bien, essaye ! hurle mon père. Si tu fais une chose pareille, je te renie ! Je te maudis ! Je fais plus : je te déshérite !

— Tu n’as pas le sou.

— Tu crois ça ?… Attends un peu, mon garçon, et tu vas voir ! Tu vas voir si je n’ai pas le sou. D’ici un an, tu m’en diras des nouvelles !… Ah ! réellement, continue-t-il en s’asseyant et en prenant sa tête dans ses mains, l’ingratitude des enfants est épouvantable ! Après tout ce que j’ai fait pour toi, mes sacrifices, mes conseils, les exemples que je t’ai donnés !… Ah ! nos vieux et chers sentiments familiaux, où sont-ils ? Où sont-ils ?…

— Mais, père, je ne comprends vraiment pas en quoi…

— Tu ne comprends pas ! Mais, malheureux, si je vais déclarer que j’ai commis une erreur, que j’ai fait incarcérer un innocent, j’attire l’attention sur mon nom. L’infâme presse boulangiste, toujours altérée de scandale, s’empare du fait ; je suis discuté, bafoué, insulté ; on me représente comme un misérable ou comme un imbécile, et je suis perdu. Que peut le ministre lui-même contre l’opinion publique déchaînée ? Rien. Je serais fichu, foutu, archifoutu. Et, après m’être tiré du mauvais pas dans lequel je m’étais engagé, j’irais me fourrer dans un pareil guêpier ? Tu n’y penses pas !

— Cependant, il est tout à fait impossible…

— Je ne veux rien savoir !… Je ne désire pas plus que toi laisser condamner un innocent, mais pourtant il faut que je tienne compte de ma situation spéciale. Voici donc ce que je ferai : au moment où Cornac passera devant le conseil de guerre, j’irai trouver le président et lui demanderai, sous des prétextes et comme un service personnel, d’acquitter le prévenu. L’acquittement sera certainement prononcé. Ne me demande rien de plus.

Je n’insiste pas. Je ne fais pas, alors, plus de réflexions philosophiques que je n’en veux faire ici. À quoi bon ?

Vous vous demanderez peut-être, il est vrai, si je cesse complètement de penser à Cornac, et si je ne lui porte aucun intérêt. Je ne porte pas d’intérêt. Je porte une épaulette. Néanmoins, si vous voulez savoir ce qui s’est passé, je vais vous le dire.

Grâce à l’intervention de mon père, Cornac été acquitté par le conseil de guerre et versé dans un escadron du train. Il a eu d’abord à subir la punition infligée à tous les hommes qui passent devant le conseil de guerre, qu’ils soient condamnés ou non : soixante jours de prison. Ensuite, son peu d’habileté à des manœuvres qu’il ne connaissait pas, ayant toujours été ordonnance, l’a fait punir fréquemment ; chacune de ses punitions a été terriblement augmentée en suivant la voie hiérarchique ; quatre jours, huit jours, quinze jours, un mois, deux mois de prison. Ce qui, ajouté aux deux premiers mois, a donné un total de cent-vingt jours d’incarcération. Juste ce qu’il faut pour entreprendre un voyage à Biribi. (Voir Biribi, Armée d’Afrique.) Cornac a donc été envoyé à Biribi. Dès son arrivée à Gafsa, il a été accusé d’avoir insulté un supérieur, et condamné, pour ce fait, à dix ans de travaux publics.

On pourrait faire là-dessus beaucoup de commentaires. Je préfère m’abstenir.



Mon père a quitté la capitale pour aller prendre le commandement d’une brigade d’infanterie, à L… La ville de L… a, paraît-il, fait le meilleur accueil au héros de Nourhas. Quant à moi, je ne m’amuse que modérément à Paris. Si le général de Porchemart ne me pressait pas de n’en rien faire, je demanderais certainement à être réintégré dans un régiment.

M. de Trisonaye paraît s’affermir de jour en jour au ministère. Le petit bossu de Preil doit se frotter les mains. Les Parlementaires, bien que harcelés encore par la meute boulangiste, affichent la certitude d’un triomphe prochain et définitif ; on parle de mesures de rigueur qu’ils sont prêts à employer contre leurs adversaires, de poursuites, d’arrestations, etc. On épure à tour de bras. Le ban et l’arrière-ban de l’opportunisme, la queue de la queue gambettiste, occupent, enfin, les situations enviées. Les deux Larbette que leur frère, autrefois, appelait les deux vauriens, ont trouvé leur voie, l’un dans la diplomatie, l’autre dans les prisons et non dans la prison. M. Albert Curmont est préfet, préfet à poigne ; M. Curmont père, trésorier-payeur. D’autres se casent tous les jours, tant bien que mal, aux frais des contribuables. Ils arrivent en file indienne, nombreux et avides, pareils aux animaux sortant de l’arche de Noé.

Le peuple semble oublier rapidement ses égarements militaires, ses faux appétits de gloire ; il devient de plus en plus placide. De grands efforts sont faits pour le convaincre de la nécessité de la paix, de la stabilité de cette paix, pour lui donner une calme confiance en lui-même. On parle de découvertes merveilleuses qui assurent à la France une énorme supériorité sur les autres nations. On affirme que les effets de notre artillerie seront douze ou quinze fois plus meurtriers que par le passé ; on exalte la mélinite ; on s’étend sur les terrifiants résultats de poudres nouvelles, d’obus mystérieux dont la puissance pénétrante est incroyable (bien qu’ils détonnent au premier choc, comme j’ai pu m’en convaincre). On annonce la fabrication d’explosifs plus formidables encore. Persuadée de l’immense valeur des engins à son service, la nation doit nécessairement renoncer à ses dispositions plus ou moins belliqueuses, et s’abandonner sans réserves à la bienfaisante tutelle du Pouvoir civil.

C’est le triomphe des pékins. Des voyous, ainsi que dit mon père dans une lettre qu’il vient de m’adresser et où, à l’occasion de l’avènement de l’Empereur Guillaume II, le 15 juin 1888, il m’assure que les sentiments intimes du nouveau monarque allemand sont aussi pacifiques que ceux de nos gouvernants. Mon père semble très au courant de la politique étrangère. Je soupçonne la baronne de Haulka de lui faire de fréquentes visites. Peut-être même s’est-elle installée à L. Je ne suis sûr de rien. Mon père m’apprend qu’il espère revenir à Paris avant peu. Les sentiments patriotiques de la ville de L. sont, dit-il, des plus douteux ; pourtant, elle possède une Société de tir à l’arbalète rayée qui vient de le nommer président d’honneur. « Voilà enfin une présidence, écrit-il ; qui sait ? peut-être un acheminement à la présidence du Conseil. » Mon père serait-il devenu ambitieux ?



Pour moi, je dois avouer que l’ambition me fait peur. D’abord, elle menace mon indifférence générale et ma paresse d’esprit ; elle effraye mon scepticisme, ce compagnon complaisant dont le sourire toujours prêt décourage les provocations de l’effort. Ensuite, j’ai pu me rendre compte récemment des terribles exigences de l’ambition et de la difficulté que des imbéciles mêmes, que ne gêne aucune idée, éprouvent à les satisfaire ; de plus, il m’est donné de constater tous les jours quels épouvantables ravages elle peut exercer dans une âme bien trempée lorsque les moyens de l’assouvir ont disparu sans espoir.

Le général de Porchemart se meurt. Ce qui le tue, ce sont les déceptions qu’il a éprouvées, l’impossibilité où il se voit de jouer jamais le rôle pour lequel il avait jalousement réservé l’expression pleine et réelle de son être. Et ce rôle, il n’a pas pu le jouer parce que, en dépit de sa grande habileté, il a laissé pressentir l’intelligence et l’énergie qui étaient en lui. Ces qualités viriles du général de Porchemart que j’étais certes loin de soupçonner, bien que j’eusse vécu dans son intimité depuis de longs mois, se sont révélées à moi tout d’un coup. J’ai vu que cet homme qui avait toujours vécu, par choix, dans une demi-obscurité, qui avait toujours été un isolé et un taciturne, intriguant seulement par à-coups, avait une âme ardente et forte ; j’ai vu aussi que des circonstances sordides avaient empêché cette âme de briser l’enveloppe de médiocrité qu’elle s’était faite et de jaillir, flamme de réalité dévoratrice de mensonges, comme un signal d’action.

Le général de Porchemart avait puissamment, bien qu’indirectement, contribué à la chute de Boulanger. Il espérait le remplacer au ministère. S’il eût pu y réussir, il aurait mis à exécution, de suite, un plan qu’il avait longuement mûri et dont voici les principales lignes : En finir immédiatement avec Boulanger par la simple publication de documents écrasants concernant le brave général de la duchesse ; exposer les insuffisances de notre système militaire ; établir un projet de réorganisation complète sur la base la plus démocratique ; présenter ce projet au Parlement, même contre l’avis des autres membres du cabinet ou du Président ; l’obliger à prendre parti pour ou contre cette transformation de l’armée incohérente actuelle en une armée vraiment nationale ; et, en cas d’opposition du Parlement, provoquer immédiatement, par des moyens sûrs, une guerre avec l’Allemagne.

— La constitution d’une armée nationale, m’a dit l’autre jour le général, constitution qui n’a pas été et ne sera jamais effectuée par des votes d’Assemblées, se serait alors opérée sous le feu. Nous aurions été vainqueurs ou vaincus, je ne sais pas ; mais la défaite, même irrémédiable, eût été préférable à notre existence actuelle. Il vaut mieux être mort que d’exister par tolérance.

Les forces du général de Porchemart diminuent rapidement ; il sait qu’il n’a plus que quelques jours à vivre et a tenu à les passer dans l’isolement le plus complet ; à part sa femme qui lui fait de rares visites, qu’il abrège, je suis la seule personne qu’il admette auprès de lui. J’ai classé certains de ses papiers, qu’il veut léguer à un ami ; j’en ai détruit beaucoup d’autres. Il a laissé tomber devant moi ce masque d’indifférence froide et silencieuse qu’il a porté si longtemps, et sous la placide conventionnalité duquel les Parlementaires, pourtant, ont su deviner la terrifiante physionomie de l’Individu.

— Les Parlementaires sont les maîtres ; et je prévois que leur règne durera, en dépit de tout. L’épée de la France, ce sera l’épée de parade qui bat le flanc du Pipeau. L’École Polytechnique — cette École qui a fait plus de mal au pays que les guerres les plus désastreuses — va fournir par grosses à la nation les gouvernants dont elle est digne. Le Bœuf sortait de Polytechnique, Trisonaye en sort aussi. Carnot aussi. Attendez un peu, et ils vont en sortir tous, pour s’occuper de vos intérêts matériels et moraux ; de vos finances ; pour défoncer vos routes et combler vos canaux ; pour fabriquer votre ignoble tabac et vos allumettes infâmes ; pour bâtir des constructions qui s’effondrent, des ponts qui croulent, des cuirassés qui coulent ; pour vendre vos chemins de fer aux grandes compagnies ; pour vous lancer dans les expéditions coloniales les plus misérables ; pour vous faire admirer leur splendide flair d’ingénieurs, de financiers et d’artilleurs ; pour vous faire cracher au bassinet, et pour se faire graisser la patte à tous les carrefours. Voyez-vous, 1870 + Carnot + Trisonaye + leurs successeurs probables = X. Et, soyez-en convaincu, X = le démembrement. C’est une affaire de temps, simplement.

Les propos du général sont d’une effroyable amertume. Je ne veux pas répéter ses sarcasmes et ses invectives contre des gens qui, à un titre ou à un autre, ont influencé ou influencent les destinées de leur pays et qui figureront dans l’histoire de France. Je dirai seulement qu’il les traite, avec preuves à l’appui, de malfaiteurs et de filous. Quant à nos institutions, civiles et militaires, il en fait des éloges pompeux ; affirmant qu’elles ne peuvent convenir qu’à un peuple de braves, assurant que c’est très beau d’avoir partout substitué la discussion à l’action et d’avoir rendu définitif le triomphe de l’anonymat. Il lui arrive de rompre de longs silences pour dire des choses comme celles-ci :

« Je suis petit-fils de chouan et j’aurais travaillé à l’avènement du peuple. Je lui aurais donné la guerre, la seule chose qui lui soit nécessaire. Je comprends que les temps de l’aristocratie sont finis, par sa faute, et je hais la bourgeoisie ; c’est une ordure. Pour que la nation se démocratise en réalité, il faut que l’armée se démocratise d’abord, qu’elle devienne l’Armée nationale. Et elle ne se démocratisera que par elle-même, à la gueule des canons ennemis. »

« Liberté, égalité, fraternité, compréhension mutuelle, sympathie universelle — toutes ces grandes idées qui pénètrent de plus en plus dans les esprits et imprègnent la raison humaine, ne mourront point dans les carnages d’une nouvelle grande guerre ; mais, au contraire, dépouilleront sous le feu leur forme idéale, utopique, et apparaîtront comme des nécessités simples et pratiques, comme d’indispensables vérités. »

« La guerre tue très peu de gens intelligents, même parmi les professionnels. C’est la paix, la cruelle paix d’aujourd’hui, qui saigne à blanc les êtres supérieurs. Je ne crois pas que le conflit de 1870 ait coûté à l’Allemagne un seul grand homme. Quant à nous, nous n’avons guère perdu que Henri Regnault. Une perte ? Le cheval du général Prim suffit à l’étonnement des vétérinaires. »

« Napoléon considérait la guerre comme un jeu. Et pourquoi la considérer autrement ? Nous sommes trop sérieux lorsque nous parlons de la guerre. On dirait que nous ignorons l’existence des abattoirs. Un beau paysage a sans doute causé plus de souffrances, en tortures de plantes, en agonies d’insectes, qu’une bataille en douleurs humaines. Fatuité ridicule, de toujours plaindre l’homme et rien que lui. »

« Nos chères provinces ne nous ont jamais coûté aussi cher que depuis que nous ne les avons plus. Ce sont de chères provinces. Il faudrait tout de même essayer de les reprendre, par raison d’économie. La chair à canon devrait bien comprendre ça, et descendre de son étal. »

« Le malheur de l’humanité vient de ce qu’elle a préféré, en somme, la balance au sabre, la supposant moins meurtrière. Tant que la balance existe, on ne peut juger un homme que par la façon dont il sait donner et recevoir un coup de sabre. C’est assez bête. Pourquoi tolère-t-on la balance ? »

Il me semble, je ne puis m’expliquer pourquoi, que le général a une confidence à me faire, qu’il est souvent sur le point de me révéler quelque secret important. Il commence des phrases, hésite, s’arrête ; c’est comme s’il reculait devant le moment où il devra parler. Après tout, il n’y a là sans doute qu’un effet de l’extrême faiblesse du mourant et je me suis déjà reproché plus d’une fois de donner prise à l’extravagance des pressentiments. Mais ces pressentiments, hier, ont été pleinement justifiés. Le général m’a fait signe de m’approcher de son lit.

— Écoutez-moi bien, m’a-t-il dit. J’ai de l’affection pour vous et je veux vous en donner la preuve avant de mourir. Vous savez, bien que j’aie toujours de mon mieux caché la chose et la personne, que j’ai une liaison avec une dame. Cette liaison, la première que j’aie jamais eue, a commencé peu de temps avant votre nomination comme officier d’ordonnance. Je dois vous dire aujourd’hui que la dame…

Le général a été interrompu par une quinte de toux vraiment terrible ; et, tout en m’empressant, je devinais facilement la commission dont il allait me charger. Un dernier souvenir à porter, des consolations à prodiguer, etc., etc. Je me voyais déjà moi-même, en mon rôle d’ange consolateur, auprès de la jeune femme probablement très jolie et si longtemps invisible ; je m’écoutais parler, d’une voix insinuante… Le moribond, à ce moment, a pu continuer.

— La dame qui était devenue ma maîtresse avait été tout d’abord la vôtre. Ne vous récriez pas… Ne m’interrompez pas ; j’ai très peu de forces… Elle s’appelle Mlle Adèle Curmont. Ai-je besoin, maintenant, de vous dire pourquoi j’ai demandé qu’on vous attachât à moi ? Vous comprenez à l’instigation de qui j’ai agi. On m’avait tout dit. On vous avait gardé une rancune affreuse. On voulait que je me servisse de ma position pour vous compromettre irrémédiablement, pour vous obliger à quitter l’armée, pour vous arracher votre épaulette. On m’a fait promettre de vous attirer dans un piège. J’ai promis, me réservant de tenir ma parole au cas où vous seriez un sot ; car je pense que les imbéciles doivent être sacrifiés, partout et toujours. Comme je vous ai trouvé intelligent, j’ai gagné du temps, sous des prétextes… Et puis, voyez-vous, il faut autant que possible éviter de se constituer l’agent de représailles féminines. Si la femme croyait à sa vengeance, la désirait sincèrement, elle se vengerait elle-même. Si elle n’agit pas, c’est qu’elle aime celui qu’elle prétend vouloir frapper ; et, par conséquent, haïrait l’instrument de sa vengeance. Je ne tenais pas à m’attirer l’aversion de la femme dont je parle… C’est une créature supérieure, n’en doutez pas. Ce qu’elle fera, je l’ignore. Beaucoup ou rien du tout. Voyez ce que vous avez à faire ; réfléchissez. Elle pourrait probablement vous aider, dans l’armée ou ailleurs ; la vie n’est facile nulle part. Servez-vous de ce que je viens de vous dire, si vous voulez. L’adresse est là, sur cette lettre que vous voudrez bien mettre à la poste dès que j’aurai quitté cette vallée de larmes…

Le mourant a eu la force de ricaner ; et, quelques minutes après, il a repris :

— Si je n’ai pas parlé avant aujourd’hui, c’est que j’aurais voulu la revoir. J’aurais voulu. Mais je n’ai pas voulu, tout de même ; par mépris d’une condescendance envers moi. J’ai bien fait. Autant m’en aller avec le souvenir, un souvenir très doux. Elle ne m’aimait guère ; pas du tout ; mais je l’aimais. C’était la première fois que j’aimais. Avant, je n’avais aimé que mon ambition. Une viande creuse, l’ambition. Si. J’avais aimé mon pays. C’est vieux jeu. Il est vrai que j’aurais tout osé ; je l’aurais jeté à la bataille, si j’avais pu. Pouvoir ! Quelle dérision, la toute-puissance des circonstances ! On dirait la force, muette et terrible, de la cohue des cerveaux vides. Soyez moins bête que moi ; tâchez de vivre. Carpe diem. Je parle latin ; mauvais signe… Je… je…

Une syncope a interrompu le général. Il est mort peu après.

Pendant les quelques jours qui ont suivi, jusqu’aux funérailles, j’ai tenté de mettre devant mes yeux un tableau exact de ma position actuelle et de mon avenir probable ; j’ai essayé de me représenter les avantages et les désavantages d’une réconciliation avec Adèle. J’ai vu que j’étais seul, ou presque seul, car mon père est trop naturellement égoïste pour que je puisse beaucoup compter sur son appui ; et j’ai vu aussi de quel poids pèsent les influences extérieures dans la vie d’un officier. Je suis arrivé à me convaincre qu’il était nécessaire, en tous cas, d’avoir une explication franche avec Adèle ; qu’il me fallait cesser de l’avoir pour ennemie, dussé-je pour cela consentir à en faire une alliée. Je me suis tracé tout un plan de conduite, assez habile je crois, suffisamment machiavélique, et dont j’étais certainement fort satisfait. Mais, une fois revenu du cimetière — et bien qu’un enterrement puisse, moins encore qu’un autre spectacle, me convaincre de la vanité des choses de ce monde — ma résolution m’a quitté. J’ai refusé de discuter davantage avec moi-même ; je me suis décidé à ne faire aucune démarche, aucune tentative, aucun effort. Par paresse d’esprit et surtout dégoût d’action physique, peut-être aussi par curiosité narquoise, je me suis abandonné au sort…

Trois semaines après la mort du général de Porchemart qui, sans m’en avoir prévenu, m’a légué une certaine somme, je suis affecté au régiment d’infanterie qui tient garnison à Malenvers. Je remplace un lieutenant qui a été disgracié pour avoir divulgué certaines malversations du colonel ; le colonel a été blâmé, avec tous les égards dus à son rang, et l’officier a été expédié en Corse.

Malenvers est une petite ville assez curieuse dont il faudra que je vous donne la description, si j’y pense, dans le chapitre suivant.