Fasquelle (p. 254-267).
◄  Chap. XII
Chap. XIV  ►


XIII


En descendant, après la revue du 14 juillet, cette avenue des Champs-Élysées où bivouaquèrent si souvent les vainqueurs, j’ai demandé au général de Porchemart s’il croyait qu’une guerre prochaine fût probable.

— Une guerre ! s’est-il écrié avec un étonnement tellement complet qu’un moment je l’ai cru simulé. Une guerre ? Mais ça ne dépend pas de nous. Ça dépend des Allemands.

Ça ne dépend pas des Français, assurément. Ils aspirent toujours à la revanche, bien entendu ; mais ils ont le cœur trop tendre pour désirer un conflit. Vouloir la guerre — la guerre qui mettrait fin à une situation équivoque et terrible — cela s’appelle vouloir lancer le pays dans des aventures. Toute la question est donc ici : sous quel maître les Français continueront-ils à jouir des bienfaits de la paix ? Sous la patte crochue du Pouvoir civil, ou sous le sabre de bois du Pouvoir militaire ? Le général de Porchemart paraît croire de plus en plus au succès définitif du ministre ; je m’en aperçois aux éloges pas trop grincheux qu’il fait de son administration. Mon père semble aussi persuadé du triomphe prochain de Boulanger ; je le devine à la jalousie qu’il laisse éclater fréquemment.

— Les Français sont singuliers ! Qu’a-t-il jamais fait, ce Boulanger, qui explique sa popularité ? Où était-il, pendant la guerre ? À quoi sert d’avoir risqué sa peau comme je l’ai fait, moi, à Nourhas ? L’ingratitude est notre vice national.

La mauvaise humeur de mon père provient sans doute du fait que les admirateurs du ministre commencent à lui témoigner leur sympathie d’une façon tangible. Les Espagnols ont un proverbe qui affirme que l’honneur et l’argent ne vont pas dans le même sac. Boulanger prouve tous les jours la fausseté de ce proverbe ; il accumule les honneurs et l’argent. Peut-être, après tout, que les Espagnols ne parlent pas de l’honneur militaire, qui est un honneur spécial.

Si l’honneur militaire est un honneur spécial, on peut dire, je pense, que le militaire actuel est un militaire spécial. L’esprit du soldat n’est plus ce qu’il a été. Il m’arrive parfois de comparer mentalement les militaires du commencement du siècle aux militaires que nous sommes ; et de comparer, aussi, le militaire du second Empire au militaire de la troisième République. J’évoque mes souvenirs du colonel Gabarrot, j’établis un parallèle entre le commandant Maubart, des voltigeurs, et le général Maubart, des bureaux de la guerre. Et il me semble que le soldat à idées étroites souvent, mais profondes, que poussait au combat une ambition énorme et puérile éperonnée d’enthousiasmes, a fait place à un autre soldat qui n’aimait guère l’aventure que pour les aventures, qui se battait plutôt pour les récompenses décernées par la gloire que pour les intimes satisfactions qu’elle procure. Et je vois disparaître ce soldat, à son tour, devant l’être qui porte aujourd’hui l’épaulette — être obligé d’éliminer de son horizon les idées d’enthousiasme, d’aventure et de gloire, être exerçant une profession classifiée, stable, à salaires gradués, routinière, presque sans aléas — être que j’appellerai le Militaire qui ne se bat pas. Je crois voir, encore, que moins le soldat se bat, plus il s’éloigne du peuple, de la Nation ; et qu’il ne reste en contact avec ses concitoyens que comme le garde-chiourme reste en contact avec les forçats.

Le Militaire qui ne se bat pas a pour mission particulière la conservation de la paix. Il est là pour maintenir les peuples dans l’apathie. Au lieu de grouper les hommes pour l’action, il les parque pour l’inaction. Les mains fortes qui servaient les démences élues — ah ! je me souviens des mains des dragons du colonel Gabarrot, dont les sabres coupaient les mains des Russes ! — les mains fortes qui servaient les démences élues et qui n’ont point su forger l’arme de liberté ont été enchaînées par le Calcul et la Ruse, sous l’œil froid du Militaire qui ne se bat pas. Oui, je le vois, le soldat pacifique est le complément nécessaire du voleur légal ; le militaire qui conserve la paix au lieu de la mettre en péril est indispensable au coquin qui fabrique les lois au lieu de les transgresser.

— Français ! s’écrient les Anti-Boulangistes, ne vous laissez pas entraîner dans des aventures. Prenez garde à la guerre ! Rappelez-vous que la paix est le premier des biens. Avec nous, pas de guerre ! Pas de Sedan !

Et maintenant, s’il vous plaît, que dit l’homme empanaché, à la belle barbe teinte en blond ? Il dit :

— Français ! je vous épargnerai la guerre. Pas d’aventures ! Quand on vous dit que j’ai des goûts belliqueux, on vous trompe. Tout ce que je rêve pour vous, c’est une République honnête. Honnête. Par conséquent, pacifique. Vive la paix ! Avec moi, rien à craindre. Pas de guerre !

Là-dessus, la France fait semblant de réfléchir et se tâte le pouls. Si l’on essayait de l’empanaché ? Pourquoi pas, puisqu’on est libre ; et que la liberté, c’est la possibilité de changer de maître ? Après tout, l’empanaché, c’est simplement un civil avec un panache. Pas plus de danger avec l’un qu’avec l’autre ; et c’est moins triste à regarder, moins banal et moins marmiteux. Allons-y !

Mais tout le monde n’y va pas. Les prébendés, les nantis, se rebiffent ; leurs amis et connaissances en font autant ; il y a aussi des gens à principes. Du côté militaire même, une grande opposition au boulangisme se produit. Mon père n’a pas encore tourné casaque, mais le général de Porchemart a repris courage. Il s’est remué énormément, a excité des jalousies et des défiances. Vous connaissez le résultat de la contre-attaque. Boulanger est obligé de quitter le ministère. La date exacte ? Je ne sais plus. Je n’ai pas l’intention de feuilleter de vieux almanachs. Ce doit être au mois d’octobre 1886. Deux souvenirs m’aident à donner cette date approximative. Le premier a trait à un événement qui précède la chute de Boulanger. Je veux parler de l’énorme manifestation à la statue de Strasbourg et à la statue de Jeanne d’Arc, mascarade tricolore où se firent remarquer, au premier rang, le cousin Raubvogel et sa femme vêtue en Alsacienne.

Le second souvenir se rapporte à un fait qui se produisit peu de temps après le départ du ministre populaire, et juste au moment où la classe 1886 allait rejoindre les drapeaux. Nous sortions du Bois, à cheval, mon père et moi, lorsqu’une bande de conscrits déboucha, en hurlant, d’une certaine rue. L’immense drapeau qui les précédait effraya le cheval de mon père ; il eut toutes les peines du monde à maîtriser sa monture qui se cabrait et cherchait à se dérober. À la fin, furieux, il s’écria :

— Bande de cochons ! Leur sacrée ordure de drapeau ! Ah ! les salauds ! Qu’ils tombent jamais sous ma coupe, et tu verras si leurs jours de salle de police font des petits !



La France est triste, depuis que Boulanger ne préside plus à ses destinées guerrières. On dirait qu’elle a perdu son joujou. Mais elle a ses étrennes, et même un peu avant l’époque ; le 11 décembre 1886, Boulanger reprend le portefeuille de la guerre. Et moi aussi j’ai mes étrennes ; le 1er janvier 1887, je suis nommé lieutenant. J’ai donc deux galons sur ma manche. Ça me fait une belle manche.

Cette dernière phrase pourrait vous faire croire que je ne prends pas ma profession fort au sérieux, et vous auriez à moitié tort. Je suis, si vous voulez, comme un homme convaincu en matière de doctrine, mais auquel manque la ferveur spirituelle. Il me faudrait des raisons bien puissantes pour quitter l’armée ; mais si une occasion tentante se présentait, je laisserais là l’épaulette. À vrai dire, j’ai cherché cette occasion, pour différents motifs ; mon argent qui file rapidement, l’insipidité de mon existence, d’autres raisons. Vous comprenez qu’il s’agit de tentatives matrimoniales. J’ai fait insérer dans les journaux une des 50.000 annonces militaires que vous pouvez y lire chaque année. « Officier (Saint-Cyr), vingt-cinq ans, bien sous tous rapp., gr. espér., sans sots préjug., épous. jeune fille ou veuve (divorcées non accpt.) Fort. aisée. Tr. sérieux. Ecr. M. E. C. 89. » Les résultats n’ont pas été encourageants ; je n’en dirai pas davantage. Des intermédiaires obligeants, entre autres un général en retraite et deux veuves de colonels, se sont occupés de m’aider à convoler en justes noces. Ils m’ont présenté successivement plusieurs jeunes personnes, élevées aux Oiseaux, qui avaient de beaux cheveux et aimaient beaucoup leurs mères ; mais, comme dit l’autre, j’ai reculé. Tout cela ne prouve point que je ne ferai pas un jour un beau mariage ; mais, pour le moment, je me contente de jouer au petit ménage, avec celle-ci ou avec celle-là ; on en pince pour la culotte, à Paris ; ça dure ce que ça dure ; et après la rupture, on jase, on prétend que les caresses de Mars coûtent cher à Vénus. Mais tout cela n’entame pas le prestige de l’épaulette.

En dépit de l’opinion courante, j’ose affirmer que la fréquentation des femmes, des femmes élégantes, est indispensable à l’officier d’avenir. Cette fréquentation seule peut le mettre à l’abri de bien des tentations et de bien des périls.

— Je cesse de croire au succès final de Boulanger, m’a dit l’autre jour mon père ; il se laisse entortiller par toutes les grues. Les femmes le perdront. Rappelle-toi ce que je te dis, mon garçon : les femmes le perdront. Et sais-tu pourquoi ? Parce que cet homme, toute sa vie, a ignoré les femmes. Jusqu’à ces temps derniers, il n’avait jamais connu que les pantalons de madapolam de son épouse. Dès qu’il a vu une chemise de soie, il a été fichu. Un militaire doit connaître les dessous luxueux ; c’est de première importance. Moi, avec mon tempérament, si j’ai pu faire mon chemin, c’est parce que, dès le début, je n’ai rien ignoré de ces choses-là. Ta mère, pour ne citer qu’un cas, ta mère avait un trousseau magnifique.

Mon père sera peut-être bon prophète ; et il est possible, en effet, que les femmes causent la ruine du général Boulanger. Mais, pour le moment, sa popularité ne fait qu’augmenter. La lutte politique engagée, timide, malhonnête, peureuse et bruyante, est certainement ridicule. Malgré tout, c’est un jeu. Ça intéresse, ça prend, ça captive comme un jeu. Le cousin Raubvogel, avec lequel je suis dans les meilleurs termes, est un des plus fervents disciples du Sauveur ; il prêche la bonne parole boulangiste avec une conviction qui émeut. Avant-hier, il a offert en l’honneur du général un grand dîner auquel nous avons assisté, mon père et moi. Une foule énorme, subitement rassemblée par le plus grand des hasards, a envahi la rue pour acclamer le général à sa sortie de la maison. La manifestation, bien qu’inopinée, a été grandiose et a fortement ému le gouvernement. Et hier, le cher cousin, pensant que le prêtre doit vivre de l’autel, a lancé sa nouvelle affaire des Tapiocas militaires, dont le succès est prodigieux. Raubvogel, donc, nage dans l’opulence.

Mais pas dans la joie. Il y a une ombre au tableau de sa félicité. Delanoix, ce beau-père que Raubvogel a contribué, plus que tout autre, à asseoir sur une chaise curule, Delanoix fait preuve de la plus noire ingratitude. Il est républicain, républicain austère et convaincu, et jette l’anathème au Boulangisme, deux fois par semaine, du haut de la tribune du Sénat. « Renierons-nous, s’écrie-t-il, nos pères, ces géants ? La France va-t-elle se prostituer à un nouveau César ? » Voilà des choses qui désolent Raubvogel, et lui font verser des larmes, dans le silence du cabinet. Du moins, il me l’a dit ; je l’ai cru, et je l’ai répété au général de Porchemart, qui s’en est tenu les côtes pendant dix minutes. Le général est peut-être au courant de choses que j’ignore. Ce que je n’ignore pas, par exemple, c’est que Delanoix a dénoncé violemment, dans son dernier discours, la continuelle présence, au ministère de la guerre, de personnages louches et d’individus équivoques.

Il est certain que, là-dessus, Delanoix n’exagère point. Les types les plus étranges, mâles et femelles, pullulent au ministère. On en trouve dans tous les bureaux, sous toutes les tables, derrière tous les fauteuils ; ça sent le juif, le jésuite et la putain ; c’est une pétaudière. Mais ce sont là des détails que le public ne sait pas, ne veut pas savoir. Tout ce qu’il voit, c’est le port de la barbe autorisé dans l’armée, les réfectoires, les guérites tricolores…

Et, chose curieuse, ce sont précisément ces mesquines réformes qui indisposent contre Boulanger beaucoup des grands chefs militaires. L’armée, bien entendu, n’est nationale que de nom ; c’est un vieux squelette dans un linceul neuf. Et le haut commandement redoute que le squelette, rappelé à la vie, apparaisse hors de son suaire, avec une chair jeune sur sa vieille ossature ; et la moindre évocation, pensent-ils, pourrait produire le miracle. C’est pourquoi il ne faut pas toucher à la tradition, à la routine ; les innovations sont superficielles aujourd’hui ; mais demain il est possible qu’elles deviennent sérieuses ; peut-être voudra-t-on affaiblir la discipline ! Et les grands chefs sentant en péril leurs privilèges, même les plus inutiles et les plus nominaux, flairant une ère nouvelle pour l’armée, se groupent afin de résister. On ne se figure pas avec quelle rage, un homme, une caste, se cramponne à ses immunités, à ses prérogatives. Les employés du fisc ne sont point encore consolés qu’on ait enlevé aux commis des gabelles le droit de pendre les faux-sauniers.

Les grands chefs, donc, déclarent en sourdine que la Défense nationale est compromise. Et les Boulangistes, avec le peuple presque tout entier derrière eux, hurlent que la France ne craint personne, et que son armée est prête.



Et un fait vient soudain souffleter, de sa brutale et silencieuse éloquence, tous ces vantards et tous ces menteurs.

Vous n’avez pas oublié cette piteuse histoire. Vous vous rappelez comment ces deux grandes nations qui depuis seize ans s’observaient par-dessus leur frontière — l’une fière de ses triomphes passés et confiante dans sa force, l’autre équivoquant sur son désastre et en proie à des convulsions rageuses — furent presque jetées dans l’arène, un beau matin, par le plus trivial des incidents, par une querelle de mouchards, par des démêlés d’argousins… L’affaire Schnœbelé…

En France, d’abord, ce fut de la stupeur. La guerre ! La guerre ? était-ce possible ?… Puis, ce fut la détermination prise, visiblement prise et à la presque unanimité, d’éviter la lutte coûte que coûte. L’affreuse peur sous laquelle avaient vécu pendant seize années les classes possédantes, qui flairent la révolution dans la guerre, apparut. On murmurait, en claquant des dents, que le conflit était impossible, serait insensé. Pendant des jours, on vécut ainsi qu’en un cauchemar. Au ministère, on ne rencontrait que visages effarés, que figures consternées. Mon père — combien d’autres avec lui ? — avouait tout bas que rien n’était prêt ; les milliards avaient été gaspillés, jetés aux mains avides de tripoteurs ; c’était 1870 qui allait recommencer… La presse, par ordre, recommandait aux citoyens de rester calmes. Calmes ! Ils étaient glacés par l’effroi, pétrifiés. Et pourtant, une fièvre intense s’était emparée d’eux, les consumait intérieurement, en silence ; fièvre qu’alimentait sans doute, plus encore que le pressentiment des périls du lendemain, le mortifiant souvenir des bravades de la veille. La transformation soudaine apportée dans un être par l’épouvante est énorme ; le sang des bêtes poursuivies, des cerfs traqués, des taureaux pourchassés dans le cirque, est empoisonné, littéralement empoisonné par la peur.

Et tout d’un coup, ce fut la délivrance. L’affaire, osait-on dire, était arrangée. Les patriotes des Ligues se remirent à narguer, moites encore de leurs transes.



Le danger étant passé, on explique à grand renfort de détails (bien français et surtout bien parisiens) quelles mesures on avait prises afin de le conjurer. Les militaires qui ont failli aller se battre exposent avec candeur comment ils se seraient battus. Le public écoute, bouche bée, saoul d’admiration. On assure que le général Boulanger avait envoyé à la frontière de l’Est quarante bataillons d’infanterie. Quarante bataillons ne suffisent point. On affirme qu’il en avait envoyé quatre-vingts. Puis, une centaine.

— C’est vraiment incroyable ! me dit mon père. La crédulité de ces gogos est insondable. Quatre-vingts bataillons ! La vérité, c’est que nous avons pu à grand’peine en expédier douze ou quinze. La compagnie de l’Est n’aurait pu en transporter davantage. Tout le monde devrait savoir qu’elle est hors d’état de rendre aucun service. En temps de guerre, à mon avis, elle serait obligée de bloquer ses locomotives sur la ligne de Lyon dès le début des opérations.

La panique causée par la menace d’un conflit a servi les parlementaires. Bien des gens qui leur étaient hostiles inclinent à penser qu’ils présentent, contre les entreprises du hasard, une protection supérieure à celle que peut offrir le héros populaire. Les législateurs commencent donc à attaquer vigoureusement l’homme providentiel ; et, dans les derniers jours de mai, l’homme providentiel abandonne son portefeuille.

Certaines irrégularités dans l’emploi des fonds à lui confiés avaient été reprochées au ministre. Les preuves de ces irrégularités ayant été fournies secrètement aux parlementaires par le général de Porchemart, ledit général de Porchemart s’attendait à se voir offrir, en récompense, la place laissée vacante par Boulanger. Il a été cruellement déçu. C’est le général Ferron qui s’installe rue Saint-Dominique.

Le général de Porchemart, bien entendu, ne m’avait pas mis au courant de ses projets et de ses espoirs ; mais je n’avais pas eu de mal à les deviner. Comme il se croyait sûr du succès, il ne prenait plus guère la peine de dissimuler. J’éprouvais même quelque chagrin à penser que cet homme, que je ne pouvais m’empêcher de juger supérieur, n’avait assigné d’autre but à son ambition qu’un rond-de-cuir ministériel. Mais l’autre matin, pendant une promenade, il m’a dit certaines choses qui m’ont fait penser que j’avais été trop prompt à tirer des conclusions. Je n’ai pas très bien compris, il est vrai, et je n’ai point osé questionner ; mais j’ai senti que le plan, quel qu’il soit, que cet homme avait tracé et que les circonstances lui interdisent de mettre à exécution, était terrible et grand.

— Au ministère de la guerre, m’a dit le général, il ne faut qu’une mazette. Un homme, là, ferait trop peur. Les Français, représentants et représentés, n’ont qu’une crainte : la guerre. C’est une crainte irraisonnée, physique, et voilà pourquoi elle est insurmontable. Vous l’avez vu dernièrement, lors de l’incident Schnœbelé. Que la guerre éclate réellement, vous verrez autre chose encore. À moins, bien entendu, que ce ne soit la France qui déclare la guerre, à moins qu’elle ne soit poussée au combat par un homme qui méprise les vaincus et qui rêve pour son pays autre chose que l’enlisement dans un marécage d’imbécillité. L’apathie actuelle, je vous le dis, n’a d’autre cause que la peur. L’oubli de la défaite est peut-être dans les esprits, mais le souvenir est là, grimaçant, dans le cœur… ou dans le foie. Écoutez, je vais vous dire une histoire ; vous la comprendrez. Un fermier belge m’a raconté ceci : Le lendemain de la bataille de Sedan, il trouva dans l’un de ses prés, à une dizaine de lieues de la frontière, un cheval qui avait appartenu à l’armée française. L’animal était exténué, semblait affolé. Comment il était venu là, avec sa selle tournée sous le ventre, à travers un pays coupé en tous sens de ruisseaux, de canaux et de fossés, ne pouvait guère s’expliquer. Le fermier garda le cheval, jeune et forte bête qui, bien traitée, ne tarda pas à s’attacher à son nouveau maître. C’était un animal patient, docile et sagace, qui semblait fait pour les tâches pacifiques qui étaient devenues les siennes et qui ne paraissait pas avoir gardé le moindre souvenir des événements terrifiants auxquels il avait assisté. Un jour, six années plus tard à peu près, il avait été attelé à une voiture qui devait conduire le fermier et ses enfants à une ducasse des environs. Comme la voiture allait pénétrer dans le village, des jeunes gens firent partir deux ou trois bombes et des pétards. Le cheval, soudain, s’arrêta ; une sueur froide couvrit son corps et il se mit à trembler d’une façon terrible. Rien ne put le décider à avancer. Le fermier dut le reconduire à l’écurie. Une fièvre violente s’empara du pauvre animal ; en dépit de tous les soins, il mourut dans la nuit…

J’ai la curiosité de demander à mon père ce qu’aurait fait le général de Porchemart, à son avis, si le portefeuille de la guerre lui avait été confié.

— Rien de mieux que les autres, répond-il. Il aurait satisfait quelques-uns et mécontenté le plus grand nombre ; il aurait été, ainsi que ses prédécesseurs, l’humble serviteur de ses bureaux… Du reste, Porchemart n’a que ce qu’il mérite. Voilà ce que c’est que d’être égoïste et de vouloir être trop malin. Les documents qu’il a fournis contre Boulanger étaient trop précis, témoignaient d’un esprit trop clairvoyant, trop fouineur ; les gens du Palais-Bourbon n’aiment pas à avoir à leur service un individu trop perspicace ; cet individu, justement parce qu’il les a servis, pourrait les desservir. Crois-tu, par exemple, que Camille Dreikralle tienne à voir Porchemart au ministère ? Si Porchemart avait été un peu moins retors et plus pratique, il m’aurait confié les papiers que j’aurais communiqués à Reinach, tout en représentant Porchemart comme le seul successeur possible de Boulanger. J’aurais monté un beau bateau aux parlementaires. Porchemart aurait été ministre. Et, comme don de joyeux avènement, il m’aurait fait cadeau de ma troisième étoile, qui met si longtemps à descendre de la nue que je commence à croire, ma parole d’honneur, que je n’ai jamais été à Nourhas !…

Je dois dire que la popularité du général Boulanger n’a point été affaiblie par son départ du ministère. L’enthousiasme qu’il excite est énorme ; soit que la nation espère beaucoup de lui, soit qu’elle sache pertinemment qu’il n’y a rien à en attendre ; soit qu’elle le considère comme l’un de ces hommes d’action dont l’heure doit nécessairement sonner, soit qu’elle le regarde comme un de ces impuissants dont la jactance seule est terrible et qui sont de vivantes garanties d’inaction.

L’impopularité du général Ferron, par contre, va croissant. Et aujourd’hui, 14 juillet, au lieu des délirantes acclamations qui avaient, l’année dernière, accueilli son prédécesseur, ce sont des imprécations et des hurlements qui retentissent sur le passage du ministre de la guerre. À Longchamps, tout le long de la route, à l’aller et au retour, l’injure pleut sur les membres du cabinet, parmi lesquels figure un ridicule mulâtre. Le spectateur de l’an passé est là, chauvinisme et saucisson compris, applaudissant le défilé prestigieux ; sa sœur qui aime les pompiers acclame ces fiers troupiers ; sa belle-mère bat des mains quand défilent les Saints-Cyriens ; il est gai, content, triomphant, le cœur à l’aise. Mais, sitôt la revue terminée, il roule les yeux et tord sa gueule pour l’invective.

— À bas Ferron ! Vive Boulanger ! À bas les traîtres !…

Il écume, il grince, il siffle. On lui a enlevé son fétiche. Il ne sera heureux que lorsqu’on le lui rendra. Celui-là ou un autre. N’importe quel pantin dont il pourra faire une idole, qu’il pourra encenser ; n’importe quel raté, n’importe quel vaincu, n’importe quel fuyard…