L’Énigme de Charleroi
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 721-761).
L’ÉNIGME DE CHARLEROI

I. — LA MANŒUVRE DE BELGIQUE
LES COMBATS DE LA SAMBRE
16 AOUT-25 AOUT 1914


I. — CE QUE L’ON SUT DE LA « BATAILLE DE CHARLEROI »

Les premières semaines de la guerre avaient paru favorables. La double invasion de l’Alsace méridionale par Mulhouse, les premiers incidens de l’offensive française en Lorraine, les succès des Russes en Prusse orientale, les victoires serbes, tout donnait confiance. Jusqu’au 20 août, on était resté dans l’ignorance au sujet de l’emplacement des armées et des desseins des deux adversaires ; mais on savait que la mobilisation et la concentration françaises s’étaient accomplies à merveille et que nos troupes occupaient, sur la frontière, les places assignées par les plans de l’état-major.

Le communiqué du 19 avait confirmé la nouvelle que l’armée française, prenant l’offensive, avait atteint Delme et Morhange, en territoire annexé.

De Belgique, depuis la prise de Liège, les nouvelles étaient rares. L’affaire de Dinant, le 15, heureuse pour nos armes, n’avait pas eu de suite ; rien ne s’était dessiné jusqu’au 18.

Soudain, le 19 et le 20, on apprend, coup sur coup, la marche en avant des armées allemandes, le passage de puissantes colonnes de toutes armes sur les routes du territoire belge, une invasion formidable s’étendant comme une nappe sur le pays. La résolution prise par le gouvernement belge de ramener son armée à l’abri du camp retranché d’Anvers éclata comme un aveu d’impuissance et le plus impressionnant des présages.

Le 21, on eut la nouvelle de l’échec de nos armées de l’Est en Lorraine. Le communiqué du 21, à minuit, reconnaissait que « nos troupes avaient été ramenées en arrière... » il ajoutait : « L’importance des forces engagées ne nous eût permis de nous maintenir en Lorraine qu’au prix d’une imprudence inutile. »

Eh quoi ! Il y avait donc une puissante offensive allemande sur la frontière lorraine, outre celle qui se produisait par la Belgique ! L’anxiété redoubla. La Belgique était-elle abandonnée ?

Le 22 août, l’opinion était saisie de l’intention du gouvernement français de venir en aide militairement à la Belgique :


La France est résolue à faire tout pour libérer le territoire de son alliée. Elle considère que son devoir n’aura été entièrement accompli que lorsqu’il ne restera plus un soldat allemand en Belgique.


Sous la rhétorique du texte officiel, on entrevoit une espèce de programme militaire :


Il n’a pas été possible, en raison des nécessités stratégiques, de participer plus tôt avec l’armée belge à la défense du pays ; mais les engagemens que nous avons pris n’en sont que plus solennels ; notre coopération n’en sera que plus étroite ; elle se poursuivra avec une extrême énergie. La situation en Belgique reste sensiblement la même ; le mouvement des forces allemandes continue vers l’Ouest, précédé par des forces de cavalerie éclairant dans les directions de Gand d’une part, de la frontière française d’autre part. L’armée belge est prête dans le camp retranché d’Anvers.

La retraite de l’armée belge sous le canon d’Anvers est une opération prévue qui ne porte aucune atteinte à sa valeur ni à son incontestable puissance. Lorsque le moment en sera venu, l’armée belge se trouvera aux côtés de l’armée française, à laquelle les circonstances l’ont étroitement et fraternellement unie.


Ces lignes répondent au mouvement de l’opinion qui ne pouvait se faire à l’idée que la Belgique ne serait pas défendue. L’occupation de Bruxelles par les Allemands avait été une surprise pour le public français qui en était resté à la belle résistance de Liège : l’arrivée des premières populations belges en fuite l’émut ; il s’inquiéta quand il apprit que l’armée belge s’était repliée sous le canon d’Anvers. A la question que l’on se posait universellement de savoir ce que devenaient les armées alliées, le « communiqué » répond. Et, en même temps, il indique les faits nouveaux, bien différens de ce que le public attend : non seulement la Belgique est envahie, mais la région de Gand et la frontière française sont insultées par la cavalerie ennemie. Où sont donc nos troupes ? Que fait notre propre armée ?

Dès le 22, le bruit s’était répandu dans Paris, — et Paris-Midi le confirmait, — qu’une formidable bataille était engagée entre Mons et Charleroi. Bientôt la rumeur circule « que nos armées n’ont pu enrayer la marche des armées allemandes et que notre aile gauche, c’est-à-dire l’armée anglaise, est débordée et enveloppée [1]. »

Le 23, on apprend par de vagues rumeurs que les journées du 21 et du 22 n’ont pas été bonnes sur la Sambre. Le communiqué du 23 août parait et s’applique à préparer les esprits :


En Belgique. — A Namur, les Allemands font un grand effort contre les forts qui résistent énergiquement. Les forts de Liège tiennent toujours. L’armée belge est tout entière concentrée dans le camp retranché d’Anvers. Mais c’est sur ta vaste ligne allant de Mons à la frontière luxembourgeoise que se joue la grosse partie.

Nos troupes ont pris partout l’offensive. Leur action se poursuit régulièrement en liaison avec l’armée anglaise. Nous trouvons en face de nous, dans ce mouvement offensif, la presque totalité de l’armée allemande, formations actives et formations de réserve. Le terrain des opérations, surtout à notre droite (il s’agit des Ardennes), est boisé et difficile. Il est à présumer que la bataille durera plusieurs jours. L’énorme extension du front et l’importance des effectifs engagés empêchent de suivre pas à pas le mouvement de chacune de nos armées. Il convient, en effet, pour apprécier cette situation, d’attendre un résultat qui serve de conclusion à la première phase du combat... etc. etc.


Ce n’est pas la « victoire en coup de vent » dont on avait conçu si imprudemment l’espoir aux heures de l’enthousiasme...

Le 24, les événemens militaires sont déjà accomplis. Les communiqués du 24 et du 25 contiennent tout ce que le Public connut officiellement de la « bataille de Charleroi. » Il faut les citer in extenso :

D’abord, le communiqué du 24, au matin, qui donne comme une sorte d’exposé des opérations.


La grande bataille entre le gros des forces françaises et anglaises et le gros des forces allemandes continue. Pendant que cette action se poursuit, dans laquelle nous avons l’importante mission de retenir la presque totalité des armées ennemies, nos alliés de l’Est (les Russes) obtiennent de gros succès dont les conséquences doivent être considérables...

15 heures. — Nos armées, placées face à leurs objectifs, se sont ébranlées avant-hier, prenant résolument l’offensive. Entre la Moselle et Mons, la bataille générale est maintenant engagée, et la parole n’est plus qu’aux combattans eux-mêmes. (Suit un rappel des batailles de Lorraine et des Ardennes.) Une troisième armée, de la région de Chimay, s’est portée à l’attaque de la droite allemande entre Sambre et Meuse. Elle est appuyée par l’armée anglaise, partie de la région de Mons.

Le mouvement des Allemands qui avaient cherché à déborder noire aile gauche a été suivi pas à pas, et leur droite se trouve donc attaquée maintenant par notre armée d’aile gauche, en liaison avec l’armée anglaise. De ce côté, la bataille se continue vivement depuis plus d’une journée. Sur tout le reste du front, elle est aussi engagée avec le plus grand acharnement et déjà les pertes sont sérieuses de part et d’autre. A notre extrême gauche, un groupement a été constitué dans le Nord pour parer à tout événement de ce côté.


Il y a bien, dans ces derniers mots, l’idée d’une conception stratégique qui, jusqu’à un certain point, s’oppose à celle de l’ennemi. Mais elle n’est indiquée qu’en passant et à peu près indiscernable pour ceux qui ne sont pas initiés.

Le coup de massue est donné par le communiqué du 24 août, 23 heures :


La situation en Belgique. — A l’Ouest de la Meuse, l’armée anglaise, qui se trouvait à notre gauche, a été attaquée par les Allemands. Admirable sous le feu, elle a résisté à l’ennemi avec son impassibilité ordinaire. L’armée française, qui opérait dans cette région, s’est portée à l’attaque. Deux corps d’armée, dont les troupes d’Afrique, qui se trouvaient en première ligne, entraînés par leur élan ont été reçus par un feu très meurtrier ; ils n’ont pas cédé, mais, contre-attaqués par la Garde prussienne, ils ont dû ensuite se replier. Ils ne l’ont fait qu’après avoir infligé à leur adversaire des pertes énormes. Le corps d’élite de la Garde a été très éprouvé.


Sur un ton plus solennel, le communiqué ajoute :


Du fait des ordres donnés, la lutte va changer d’aspect pendant plusieurs jours ; l’armée française restera pour un temps sur la défensive ; au moment venu, choisi par le commandement en chef, elle reprendra une vigoureuse offensive. Nos pertes sont importantes ; il serait prématuré de les chiffrer ; il ne le serait pas moins de chiffrer celles de l’armée allemande qui a souffert au point de devoir s’arrêter dans ses mouvemens de contre-attaque pour s’établir sur de nouvelles positions.


Et immédiatement, un Aperçu d’ensemble :


D’une manière générale, nous avons conservé la pleine liberté d’utiliser notre réseau ferré, et toutes les mers nous sont ouvertes pour nous approvisionner. Nos opérations ont permis à la Russie d’entrer en action et de pénétrer jusqu’au cœur de la Prusse Orientale.

On doit évidemment regretter que le plan offensif, par suite de difficultés impossibles à prévoir, n’ait pas atteint son but : cela eût abrégé la guerre : mais notre situation défensive demeure entière, en présence d’un ennemi déjà affaibli… Certaines parties du territoire national souffriront malheureusement des événemens dont elles seront le théâtre ; épreuve inévitable, mais provisoire. C’est ainsi que des élémens de cavalerie allemande, appartenant à une division indépendante opérant à l’extrême droite, ont pénétré dans la région de Roubaix-Tourcoing, qui n’est défendue que par des élémens territoriaux.

Le courage de notre vaillante population saura supporter cette épreuve avec une foi inébranlable dans le succès final, qui n’est pas douteux. En disant au pays la vérité tout entière, le gouvernement et les autorités militaires lui donnent la plus forte preuve de leur absolue confiance dans la victoire qui ne dépend que de notre persévérance et de notre ténacité.


Et le communiqué continue sur le même ton, le 25 août, 15 heures :


Dans le Nord. — Des partis de cavalerie qui s’étaient montrés avant-hier dans la région de Lille, Roubaix, Tourcoing, ont apparu hier dans la région de Douai. Cette cavalerie ne peut s’avancer davantage qu’en s’exposant à tomber dans les lignes anglaises renforcées hier par des troupes françaises.

Situation générale. — Malgré les énormes fatigues imposées par trois jours consécutifs de combats, et malgré les pertes subies, le moral des troupes est excellent et elles ne demandent qu’à combattre. Dans la journée d’avant-hier, le fait saillant a été la rencontre formidable des tirailleurs algériens et sénégalais avec la troupe réputée, la Garde prussienne. Sur cette troupe solide, nos soldats africains se sont jetés avec une inexprimable furie : la Garde a été éprouvée dans un combat qui dégénérait en corps à corps. L’oncle de l’Empereur (?), le général prince Adalbert, a été tué ; son corps a été transporté à Charleroi. Notre armée, calme et résolue, continuera aujourd’hui son magnifique effort ; elle sait le prix de cet effort ; elle combat pour la civilisation ; la France tout entière la suit des yeux, elle aussi calme et forte, et sachant que tous ses fils supportent seuls, pour le moment, avec l’héroïque armée belge qui, hier, a repris Malines, et la vigoureuse armée anglaise, le poids d’un combat sans précédent par l’acharnement réciproque et par la durée...


Voilà tout ce que l’on apprend au public. De beaux faits d’armes, des combats héroïques, une retraite vigoureuse, des troupes harassées dont le moral est excellent, la Belgique évacuée, le territoire national envahi.

Le sens réel des événemens n’apparait pas. Sous les formules péniblement emphatiques on devine une vérité cruelle. L’obscurité redouble l’angoisse. On sent planer un malheur, terrible et inavoué.

Peu à peu l’idée se répand d’une bataille mystérieuse où des choses imprévues et extraordinaires se sont produites. On l’étend, par la pensée, sur tout le front occidental, depuis Tournai jusqu’à Metz. Des masses énormes ont été engagées : une retraite inexplicable et inexpliquée s’en est suivie. De cette bataille terrible le public ne saisit ni les précisions tactiques ni le sens stratégique. Il se trouve, ainsi, anxieux et désorienté, au moment où la u manœuvre morale » allemande, pénétrant par les neutres, va produire sur lui ses redoutables effets.


En Allemagne. — Dans le camp allemand, après un moment d’hésitation, ce n’est qu’un cri : « Victoire ! »

Le premier communiqué visant les opérations à l’Ouest de la Meuse est du 23 :

A l’Ouest de la Meuse, les troupes allemandes s’avancent vers Maubeuge ; une brigade de cavalerie s’étant portée vers leur front a été battue (il s’agit, sans doute, du combat d’Anderlues).


L’objectif donné, à savoir Maubeuge, vise déjà, une prochaine invasion du territoire français.

Le communiqué du 2,j août annonce la prise de Namur et de cinq forts ; la chute de quatre autres paraît imminente. Le 27, c’est le chant de triomphe :


Les années allemandes victorieuses en France. — L’armée allemande de l’Ouest a pénétré victorieusement, neuf jours après sa concentration, sur le territoire français de Cambrai jusqu’aux Vosges méridionales. L’ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. Vu l’étendue énorme du champ de bataille, dans une région boisée et en partie montagneuse, il n’est pas possible de donner des chiffres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et étendards pris. L’armée du général von Kluck a culbuté l’armée anglaise près de Maubeuge. Elle a repris l’attaque aujourd’hui, au Sud-Ouest de Maubeuge, par un mouvement tournant. Les armées des généraux von Bülow et von Hausen ont battu complètement environ huit corps d’armée français et belges, entre la Sambre, Namur et la Meuse (en réalité, deux corps d’armée, au plus quatre, ceux de l’armée Lanrezac, 1er, 10e, 3e et 18e ; il n’y a aucun corps belge ; aucun autre corps n’a été engagé et n’a même figuré sur le front.) Ces combats ont duré plusieurs jours. Nos armées poursuivent l’ennemi à l’Ouest de Maubeuge (on prétend imposer l’idée que les armées alliées sont tournées, et ce trait suffit pour révéler les desseins du grand état-major). Namur est tombé en notre possession après deux jours de bombardement.

L’attaque se dirige maintenant contre Maubeuge.


La nouvelle d’une magnifique victoire, presque sans coup férir, dans l’Ouest, complétant et achevant les succès des Ardennes et de l’Est, se répand dans le monde allemand, chez les alliés de l’Allemagne, chez les neutres.

Elle tombe comme une pluie bienfaisante sur les régimens progressant sous la chaleur accablante, dans l’épuisement des combats : le 23 août, l’officier Kietzmann écrit sur son carnet de route :


« (Au sud de Ninove) : On nous apprend la nouvelle d’une grande victoire de nos armes, près de Metz. »

« Le 24 : Bientôt, on nous apprend que la cavalerie anglaise est anéantie et que six divisions anglaises ont été exterminées à leur débarquement du train. »

« Puis, le 25 : Nous prenons connaissance d’un télégramme de l’Empereur qui exprime sa joie sur les marches fabuleuses accomplies par le IIe corps. Les trois derniers jours, nous avons fait environ 130 kilomètres. L’adversaire s’éloigne toujours en arrière ; nous ne le rejoignons pas. On dit qu’une grande victoire vient encore d’être remportée devant nous. On parle de 20 000 prisonniers, de 150 canons pris à l’ennemi. »


Sous la date du vendredi 28, le carnet de route d’un officier d’artillerie qui appartient à l’armée von Kluck, témoigne de l’allégresse générale dans le camp allemand. Alors, s’élèvent ces chants de victoire que l’on entendait du camp français :


« Vers le soir, nous eûmes connaissance des victoires de la IIe armée Bülow : quels sentimens nous prenaient l’âme quand, à la clarté de la lune et des feux de bivouac, toutes les musiques militaires entonnaient l’hymne de reconnaissance répété par plusieurs milliers de voix ! C’était une joie, une allégresse générale, et quand, le lendemain, on se remit en marche, nous croyions presque que nous pourrions fêter Sedan devant Paris... »


On faisait contresigner, en quelque sorte, ces bulletins de la nouvelle « grande armée » par le vieil empereur François- Joseph, adressant à l’empereur Guillaume ce télégramme de félicitations :


« Victoire sur victoire ! Dieu est avec vous et sera aussi avec nous ! Je t’envoie mes plus chaleureuses félicitations, cher ami, à ton cher fils, le kronprinz, le jeune héros, ainsi qu’au kronprinz Rupprecht de Bavière et à l’incomparable vaillante armée allemande. Les mots me manquent pour exprimer ce que mon armée ressent avec moi dans ces jours historiques. Je serre cordialement ta main puissante

« FRANÇOIS-JOSEPH. »


Ainsi, par toutes les voies, se répand et s’impose l’idée de l’importance décisive des combats de la Sambre et de la supériorité absolue des armes allemandes. La presse allemande exulte. Par ses récits enflammés, elle répand, jusqu’aux derniers rangs du peuple et de l’armée, la certitude d’une victoire prompte et l’ivresse d’une gloire que Dieu lui-même offre comme un hommage et une récompense au peuple élu. Pour les responsables de la guerre, l’ivresse tourne au délire.

Ils n’admettront plus, et le soldat vainqueur pas davantage, la pensée qu’un revirement quelconque dans le cours des événemens puisse se produire.


« Chaque jour, c’est une nouvelle victoire : Liège, Namur, Dinant, Morhange, Charleroi. Après chaque dépêche officielle, le bourgeois allemand repérait les noms sur sa carte et accrochait un drapeau à sa fenêtre. Dans les campagnes, on sonnait les cloches pour convoquer les paysans à la lecture du bulletin. A Berlin, un dimanche soir, les agens de police du district du centre se chargèrent de communiquer au public une glorieuse dépêche survenue après la lecture des journaux. Dans une automobile militaire, un officier remonta l’avenue des Tilleuls en criant la nouvelle à la foule. Les sergens de ville de garde, auprès des stations de tramways, l’annoncèrent dans toutes les voitures qui remontaient pesamment chargées vers les faubourgs populeux. En peu de temps, tout Berlin la connut et, malgré l’heure tardive, illumina et pavoisa.

« Ce furent des journées folles. Les Allemands les plus présomptueux n’avaient jamais osé penser que leur patrie était aussi puissante [2]... »


Donc, toute l’Allemagne répète : « Gloire au peuple allemand, gloire aux armées allemandes qui sont le peuple en armes et en marche ! Quand elles tombent sur le monde, elles le frappent d’épouvante et il n’a qu’à ramper à leurs pieds... »

Cette conviction de la supériorité fatidique des armes allemandes est telle qu’elle se glisse jusque chez l’adversaire, et le professeur E.-H. Baïer, chargé de l’apologétique de la guerre dans son Volkerkrieg, emprunte au Times ce tableau des phalanges allemandes se jetant, irrésistibles, au combat :


« Les commandans allemands portaient leurs troupes en avant, comme si elles avaient une inépuisable provision de bravoure. Les soldats vont au combat en sections profondes fortement ramassées, en rangs serrés ; ils ne se préoccupent pas de chercher des abris ; ils marchent droit devant eux à l’assaut, dès que l’artillerie a ouvert le feu. Que les ennemis soient à découvert ou dans une région vallonnée ou boisée, peu importe. Ils n’ont qu’un mot d’ordre : En avant, toujours en avant ! L’artillerie ennemie fauche des lignes entières ; souvent, il ne reste plus que des cadres. Bientôt, les brèches sont comblées, le corps est reconstitué et il avance sur des tas de cadavres. La semaine dernière (bataille de Mons), leur puissance numérique était telle qu’on ne pouvait pas plus les arrêter que les flots de la mer. »


Chez les neutres. — Si l’impression est telle chez l’ennemi, que sera-t-elle chez les neutres ?

Les meilleurs sont ébranlés : ils cherchent les raisons de ces succès incontestables, analysent, comparent la qualité des armées, le mérite des chefs. Ainsi ils sèment, sans le vouloir, un doute de plus dans l’esprit des peuples alliés, au moment où ceux-ci auraient besoin de tout leur sang-froid, de toute leur confiance.


Les observations principales que l’on peut déjà tirer de la bataille, écrit un Italien, le sage Angelo Gatti, sont les suivantes :

1° Les Allemands ont, au point de vue stratégique, atteint leur but. Ils ont pénétré entre les trois alliés, les ont en partie battus, en partie séparés, de sorte que, au jour de la bataille, ils se sont trouvés en ordre compact, alors que les adversaires étaient divisés. Toutefois, les différentes armées allemandes ne sont peut-être pas encore suffisamment fortes pour accomplir la tâche qui leur incombe, puisque, malgré une excellente impulsion, elles n’ont nullement réussi à écraser l’ennemi et ont même failli être arrêtées par lui. (C’est la seule restriction que sa sympathie se permette.)

2° Les Belges, les Anglais et les Français n’ont pas pu, après vingt-cinq jours de guerre, réunir les différens commandemens en un commandement unique et coordonner entre eux les mouvemens. Chacun a combattu vaillamment, mais pour son propre compte ; les Belges d’abord et seuls ; les Anglais, à l’endroit où ils s’étaient portés après le débarquement ; les Français, en des endroits imprévus imposés par la nécessité du moment.

3° Les Français n’ont pas cru, jusqu’à il y a très peu de jours, à la gravité de la menace allemande en Belgique... Il est difficile de penser que l’action, plutôt décousue et limitée, confiée aux armées françaises, samedi et dimanche, ait été le fruit d’une étude longue et réfléchie.

4° La valeur déployée par les troupes alliées dans faction tactique a, d’une façon ou d’une autre, diminué les défauts de la conception stratégique.

Nous allons voir qu’un jugement tout différent et, jusqu’à un certain point, inverse, eût dû se dégager d’une appréciation renseignée sur les combats de la Sambre. Mais l’impression générale est telle que ce serait une sorte de paradoxe de discuter et d’analyser les circonstances et les modalités du succès. L’Allemagne s’est fait, de ce jour, une certitude de la victoire finale qui a rayonné d’elle sur le monde.

De cette conviction elle vivra, en quelque sorte, pendant des mois et des années. Tant les débuts importent et tant la victoire matérielle a ses prolongemens infinis et efficaces dans la manœuvre morale !


Il est permis cependant, à la lumière des faits, d’évoquer maintenant le verdict prononcé trop hâtivement. En exposant la « Bataille de Charleroi » non telle qu’on l’imagina de part et d’autre, mais telle quelle fut, on peut essayer de la ramener à ses proportions exactes et la considérer dans ses rapports avec l’ensemble de la guerre de manœuvres et avec la Bataille des Frontières.


II. — LA VERITE SUR LA « BATAILLE LE CHARLEROI. »

PLAN DES ALLEMANDS. — LE GRAND MOUVEMENT TOURNANT.

Les EFFECTIFS ALLEMANDS

Les combats de la Sambre résultent du choc de deux conceptions militaires se portant à la rencontre l’une de l’autre.

Disons, d’abord, la conception allemande.

L’invasion de la Belgique fait partie du plan général établi par le grand état-major allemand conformément aux doctrines de von Schlieffen. Suivant ces doctrines, exposées notamment dans l’article Cannœ et dans la brochure Krieg der Gegenwart, le haut commandement allemand, décidé à « en finir vite » avec la France afin de se retourner contre la Russie, aurait conçu le dessein d’anéantir, d’un seul coup, l’armée française, non par un unique mouvement tournant de l’aile droite, — comme on l’a cru d’après les exposés plus ou moins sincères de Bern hardi, — mais par l’enveloppement des deux ailes, c’est-à-dire par la manœuvre de la « tenaille » aboutissant à l’étreinte et l’écrasement.

Rappelons le texte de l’historien Heinecke, dans son article « Le Rythme de la Guerre mondiale, » paru en 1916 :


« Nous avons commencé la guerre comme une guerre d’écrasement, au sens militaire du mot. Préparés par les expériences des guerres de Napoléon et de Moltke et par les enseignemens de Clausewitz, nous avons tout fondé sur un brusque rassemblement de nos forces ; elles devaient fondre toutes ensemble sur l’adversaire, se précipiter en avant dans un brusque mouvement concentrique, aller chercher et anéantir, en rase campagne, le gros des forces ennemies. Le premier but était d’écraser tout de suite la France et de la contraindre à traiter. Si cela réussissait, nous pouvions nous retourner immédiatement et, avec les meilleures chances de succès, poursuivre le même plan militaire contre la Russie. »


Stegemann, critique militaire du Bund, auteur à demi officieux d’une histoire de la guerre qui paraît en Allemagne, fait à peu près le même exposé du plan général allemand :


« Prenant pour exemple la bataille de Cannes, le maréchal de Schlieffen a brillamment étudié et fixé le type d’une bataille de destruction procédant par double enveloppement. En réalité, dans l’histoire, la plupart des batailles furent décidées par un enveloppement ou un mouvement tournant ; à vrai dire, la manœuvre enveloppante est beaucoup plus périlleuse dans l’offensive que dans la défensive. Il semble que l’armée assaillie, prise dans une manœuvre enveloppante, n’ait plus qu’un moyen de salut : c’est de se retirer précipitamment avant que l’enveloppement ne soit accompli ; si elle n’est enveloppée que d’un côté, les deux tiers de cette armée peuvent être sauvés... Il n’y a de « bataille de Cannes » que dans les conditions suivantes : l’assaillant subit la loi de la plupart des offensives, « il marche à tâtons dans l’inconnu, » comme dit Clausewitz ; mais, à un moment donné, il se voit engagé en un combat de front où son centre présente encore une force suffisante, et il n’attaque la manœuvre par les deux ailes que quand l’ennemi attaque de toutes ses forces sur le centre. »


Le critique militaire à qui nous empruntons ce texte a bien senti (après coup) le risque d’une telle conception qui, transportant dans la stratégie les méthodes de la tactique, met l’assaillant dans une situation inférieure, non seulement parce qu’il « marche à tâtons dans l’inconnu, » mais aussi parce qu’en raison de l’ampleur de la manœuvre, l’armée assaillie « peut se retirer précipitamment avant que l’enveloppement ne soit accompli. » C’est ce qui se produira dans la manœuvre de la Marne et il est utile de le rappeler dès maintenant.

Malgré la force de ces objections, — qui, encore une fois, se sont produites après coup, — l’autorité des idées de Schlieffen s’imposa incontestablement au commandement allemand. Les faits sont là : puisque les Allemands ont attaqué à la fois en Lorraine et en Belgique, il faut bien admettre que le mouvement se faisait simultanément par les deux ailes, le centre (armée du Kronprinz et du duc de Würtemberg), étant tenu en réserve pour assener le coup décisif.


Le mouvement tournant par la Belgique est donc fonction de ce grand dessein militaire : l’aile droite de l’armée allemande représente une des branches de la tenaille, de même que les armées du prince de Bavière et de von Heeringen représentent l’autre branche dans l’Est ; elles vont simultanément au-devant l’une de l’autre, avec cette différence toutefois que l’armée de l’Ouest devant déboucher dans le voisinage de Paris et ayant pour mission de couper l’armée française, d’abord de la mer, puis.de la capitale, on l’organise avec un soin spécial, on la comble en quelque sorte de tous les réconforts matériels et moraux, on prend toutes les précautions stratégiques et tactiques pour assurer, autant qu’il est humainement possible, le succès de son importante mission.

Comment les Allemands conçoivent-ils ce mouvement d’enveloppement par l’aile droite ?

Ici encore, nous avons des documens formels. Une brochure qui semble avoir été écrite sous l’inspiration de l’ancien généralissime von Moltke, intitulée La Bataille de la Marne, expose, en ces termes, le caractère et l’objet du mouvement tournant dont l’aile droite était chargée :


Le gouvernement allemand avait prévu qu’il n’avait pas à se fier à la Belgique et, en effet, les pièces trouvées à Bruxelles après l’occupation allemande [3] ont prouvé combien les cercles militaires allemands ont eu raison de demander pour les troupes allemandes le passage libre en Belgique, afin que les Belges ne paissent tomber sur le dos des armées allemandes quand celles-ci seraient entièrement occupées en France.

Le grand état-major allemand avait résolu de jeter tout d’abord la plus grande partie des troupes disponibles vers l’Ouest et de confier à quelques corps d’armée seulement la garde des frontières orientales... Entre Thionville et Aix-la-Chapelle, on comptait faire passer la masse principale des troupes disponibles et attaquer la France par la Belgique et le Luxembourg, tout en s’efforçant d’étendre toujours davantage l’aile droite vers la mer.

Par cette conversion géniale de la droite, on espérait, au moyen d’une grande courbe passant par Bruxelles-Valenciennes-Compiègne-Meaux, à l’est de Paris, pouvoir rejeter l’armée française au delà de la Meuse, de l’Aisne, de la Marne, peut-être même au delà de la Seine, pour déborder au sud de Fontainebleau et envelopper ainsi la ligne française. D’autres parties de l’armée, particulièrement des corps de réserve et de landwehr, devaient alors pousser en avant de Dunkerque et Calais jusqu’à la côte pour empêcher de nouveaux débarquemens anglais...


Voici maintenant l’exposé de Stegemann :


Le plan de campagne allemand s’appuyait sur cette considération que c’était une mesure de conservation personnelle pour l’Allemagne d’atteindre le territoire français aussi rapidement et aussi sûrement que possible, de l’envahir définitivement par un point faible et d’imposer ainsi sa loi à l’adversaire. Comme une entreprise conduite entre Meuse et Moselle eût été très incertaine et qu’elle eût produit, en même temps, une sursaturation de troupes, serrées les unes contre les autres, dans cet étroit espace, l’offensive par la Belgique devint la pensée maîtresse de toute la manœuvre. Sur cette donnée, la marche en avant déterminait un mouvement énorme depuis l’aile droite, qui, en cas de succès, devait aboutir à un débordement et à un écrasement de l’adversaire par étreinte.

... L’offensive stratégique des Allemands s’était mise en branle d’un seul coup. Pour ce mouvement d’encerclement, les forces de l’extrême-gauche devaient, pour le moment, rester fixées sur la ligne générale, tandis que celles de l’aile droite accomplissaient des marches énormes formant le mouvement tournant vers l’Ouest, avec Metz pour pivot.


Un autre historien, Kircheisen, détermine, avec beaucoup de netteté, le premier objectif de la manœuvre par l’aile droite :

C’était, sans nul doute, l’intention de von Kluck de couper French du côté de la côte et de rejeter ses troupes sur Maubeuge...


Tel est le caractère du mouvement tournant en tant qu’il fait partie du plan général allemand : envelopper les armées alliées par la côte, occuper la côte elle-même jusqu’à Dunkerque et Calais pour empêcher les débarquemens anglais, rabattre l’aile gauche des armées alliées sur Maubeuge et la bousculer par une poursuite vigoureuse jusqu’à l’étreinte et l’écrasement entre les deux pinces de la tenaille sur l’Aisne, la Marne ou la Seine.

Nous avons exposé les conditions dans lesquelles ce plan s’est développé à l’Est et au Centre ; nous allons suivre son exécution à l’Ouest : la Bataille de la Trouée de Charmes, la Bataille des Ardennes, les combats de la Sambre (improprement nommés Bataille de Charleroi) sont les trois scènes d’un acte, constituant lui-même la première partie de la Bataille des Frontières.


L’armée provisoire de la Meuse (von Emmich), composée surtout de troupes de couverture, s’était emparée des ponts de Liège le 7 août.

Or, les armées allemandes, chargées d’opérer sur le front occidental, ne se mettent en mouvement pour la manœuvre en Belgique que le 19. Dans l’intervalle, un seul incident notable : la tentative sur Dinant, le 15. Elle est repoussée, et c’est tout-

Le dessein des Allemands reste obscur jusqu’au jour où ils se décident à s’avancer au delà de la ligne de la Gette, à forcer les ponts d’Huy et d’Ombret-Rosa sur la Meuse pour se porter sur la rive gauche, et à saillir de la forêt des Ardennes en masses énormes qui, toutes, se mettent en marche d’Est en Ouest, C’est un formidable débordement qui, à travers la Belgique, menace la France.

Cette marche commence le 19. Le 20, Bruxelles est occupé ; le 21, les Allemands débouchent avec leurs-corps de gauche sur la Sambre et, ce même jour, les rencontres des gros se produisent. En un mot, les Allemands se précipitent tout d’un coup à la rencontre des armées ennemies. Contraste frappant entre une si longue immobilité et une hâte si soudaine !

Sur la longueur du délai d’attente, le haut commandement allemand a cru devoir s’expliquer par un communiqué daté du 18 août et intitulé : « Le cas de Liège. »


Communiqué allemand du 18 août. — LE CAS DE LIÈGE. Le quartier général dit que le secret de Liège peut maintenant être dévoilé. Les Allemands avaient reçu, avant la déclaration de guerre, l’assurance que des officiers français, et peut-être aussi des troupes, avaient été envoyés à Liège avec la mission d’instruire les troupes belges sur le service des forts. Avant l’ouverture des hostilités nous n’avions rien à dire de cela. (Vous voyez le raffinement de mensonge et d’hypocrisie ; mais il est nécessaire pour en arriver aux explications qui suivent.) Dès le début de la guerre, cela constituait une violation de la neutralité de la France vis-à-vis de la Belgique. Les Allemands devaient agir rapidement. (Donc « le cas de Liège » n’est nullement prémédité ; c’est tout à fait à l’improviste et pour parer à un danger, d’ailleurs inventé à plaisir, que l’Allemagne croit devoir se jeter sur cette place, Liège étant remplie de Français.) Des régimens non mobilisés furent jetés à la frontière et mis en marche sur Liège. Six faibles brigades avec un peu de cavalerie et d’artillerie prirent la ville. Deux autres régimens, qui venaient de terminer leur mobilisation, purent aussi être envoyés. (N’insistons pas sur ces révélations et ces explications aussi fausses qu’embarrassées.) Nos adversaires annoncèrent que, devant Liège, se trouvaient 120 000 Allemands ne pouvant continuer leur marche en avant, en raison des difficultés du ravitaillement. Ils se trompaient ; car cette pause eut d’autres raisons. C’est seulement alors que commence la marche en avant des Allemands. Nos adversaires auront la preuve que nous ne l’avons entreprise que bien soignés et bien équipés. L’Empereur a tenu sa parole de ne pas sacrifier inutilement une goutte du sang allemand (Cela pour répondre à l’émotion causée en Allemagne par les pertes devant Liège, 42 000 hommes.) L’ennemi ignorait nos puissans moyens d’attaque ; c’est pour cela qu’il se croyait en sûreté dans les forts... La forteresse de Liège ne servira plus les plans primitifs de nos adversaires, mais sera un point d’appui pour l’armée allemande.


Nous ne sommes pas obligés de prendre pour argent comptant ces explications alambiquées. Le haut commandement voudrait faire croire (surtout au public allemand) qu’il s’est jeté en hâte sur Liège et qu’il s’est emparé de la ville, au prix d’une cruelle effusion de sang, pour y capturer une garnison française. Fait extraordinaire : une fois la ville prise, cette garnison s’est évanouie. Non, la prise de Liège a un autre sens : cette place est la clef de toute la campagne. On s’empare des ponts tout de suite, et par surprise, pour pouvoir déboucher en Belgique. Mais, tout d’un coup, stop : le grand mouvement s’est arrêté !

Pourquoi ? Le communiqué allemand fait allusion aux nécessités de la concentration ; puis il indique que les faits parleront d’eux-mêmes. Les nécessités de la concentration ne motivent pas un tel retard : les Allemands se sont vantés de la rapidité foudroyante avec laquelle elle s’était achevée, grâce à leur réseau de chemins de fer aux approches de l’a Belgique et dans l’Eifel. Quant aux faits ultérieurs, ils n’ont rien révélé du tout : on en est donc réduit aux conjectures.

Il faut admettre que le haut commandement, en violant la neutralité belge, entendait commencer la manœuvre probablement par un piège, mais certainement par une surprise. Les deux explications d’ailleurs ne sont pas inconciliables.

Jusqu’au 18, les armées allemandes qui se sont massées sur le territoire belge sont, en quelque sorte, à l’affût, dans l’ordre suivant : l’armée du Kronprinz (Luxembourg et Luxembourg belge), armée du duc de Wurtemberg (Luxembourg belge), armée von Hausen (région de Laroche), armée von Bülow (Sud de la Meuse, Andenne, Huy), armée von Kluck (derrière la Gette.)

Il est probable que, par cette disposition en demi cercle, le grand état-major allemand se préparait à profiter, comme il a été dit déjà [4], d’une faute de ses adversaires. N’ignorant pas que le gouvernement belge avait fait appel au gouvernement français et qu’il avait demandé d’urgence l’envoi d’une armée en Belgique, les Allemands avaient, sans doute, conçu le projet de laisser cette armée s’avancer jusque sur la plaine de Bruxelles-Waterloo, pour l’écraser entre les cinq armées tombant simultanément sur elle.

Le raid de cavalerie du général Sordet qui pénétra en Belgique jusqu’aux portes de Liège, dut accréditer, dans l’esprit de l’état-major allemand, l’opinion que l’armée française sui- vait et que le commandement français, cédant à l’entraînement d’une impétueuse générosité, jetait, en quelque sorte, une armée de délivrance dans la gueule du loup. Mais, en fait, malgré des instances réitérés et des sollicitations émouvantes, le haut com- mandement français ne céda ni aux appels, ni aux conseils.

Son plan était tout autre et il s’y tint fermement.
CARTE GÉNÉRALE POUR LA. « BATAILLE DE CHARLEROI »

A partir du 18, les Allemands apprennent par des actes publics et les communiqués officiels que le gouvernement belge a pris le parti de ramener son armée dans le camp retranché d’Anvers ; dès lors, l’attente est inutile et aussitôt le Kaiser ordonne le déclenchement du grand mouvement tournant.

Le piège n’a pas joué : reste la surprise.

Le souci angoissant du commandement français, durant les premières semaines de la guerre fut celui-ci : par où déboucherait la principale offensive allemande ?

Lui-même avait son plan ; il attaquait par l’Alsace et la Lorraine et manœuvrait pour pénétrer en Allemagne, sa droite au Rhin. Mais l’exécution d’un tel projet ne pouvait pas ne pas être influencée par le parti que prendraient les Allemands. Nous verrons tout à l’heure par quelle suite de remaniemens et de mises au point le haut commandement français dut parer aux initiatives ennemies : on comprend de quel intérêt il était pour les chefs allemands de ne dévoiler leurs desseins que le plus tard possible. Deux lutteurs, avant de s’étreindre, multiplient les feintes.

Tant que les armées allemandes étaient immobiles dans le Luxembourg et le Luxembourg belge, installées qu’elles étaient au carrefour des routes conduisant soit en Belgique, soit en France, on pouvait leur attribuer divers projets : soit une contre-attaque de flanc contre notre propre offensive en Lorraine annexée, soit une attaque frontale sur Verdun, soit une offensive de grand style par la vallée de l’Alzette débouchant en France par Rocroi et Mézières, coupant nos armées de l’Est de Reims et de Paris. Les forces opérant en Belgique eussent tout simplement, dans ce dernier cas, fait fonction de flanc-garde ou tout au plus, eussent coopéré à la manœuvre en prenant le chemin de Paris par l’Oise, comme les alliés l’avaient fait en 1814.

En présence de ces diverses éventualités, le haut commandement français, tout en engageant son aile droite dans l’offensive lorraine, se tenait ramassé sur son centre, prêta se porter partout où les Allemands apparaîtraient.

Pour les raisons que nous avons dites, les Allemands attendirent jusqu’au 18, au soir. C’est le 18, que l’empereur Guillaume quitte Berlin pour venir donner lui-même l’ordre déclenchant la manœuvre qui doit lui assurer le monde : il lance sa proclamation aux Berlinois. Ce n’est plus seulement l’Empereur, c’est le chef de guerre qui parle à ses armées et à son peuple : « Le cours des opérations de guerre a transféré le Grand Quartier Général hors de Berlin. Je me fie fermement à l’aide de Dieu, à la bravoure de l’armée et de la marine, et à l’inébranlable unité du peuple allemand dans ces heures de danger. La victoire ne désertera pas notre cause. »

Voici donc la conception allemande en voie de réalisation. Le chancelier Bethmann-Hollweg l’a dit et répété : « L’offensive par la Belgique, c’est, pour nous, une question de vie ou de mort. » Les états-majors ont médité leur coup : attendre, surprendre, tromper, frapper. Ils ont massé dans l’ombre les énormes effectifs armés et entraînés qu’une volonté sans précédent emporte dans le vertige du grand mouvement tournant.


Quels étaient ces effectifs ?

L’art des Allemands fut de développer, dès l’abord, sur la Belgique, un réseau de troupes de couverture, cavalerie, artillerie, infanterie extrêmement mobile, et ayant pour mission de voiler les emplacemens des gros, tout en donnant, par leur tactique, l’impression d’une démonstration et, si j’ose dire, d’un bluff plutôt que d’une action à fond et décisive. « Couvrir et découvrir, » terroriser le pays et tromper l’adversaire, tel était l’objet de cette première invasion militaire confiée aux corps de cavalerie Bichthofen et von Marwitz. La mission fut accomplie avec une remarquable énergie et un grand savoir-faire technique : elle contribua à créer la « surprise » sur laquelle comptait le grand état-major.

Derrière ce rideau mouvant, les gros se mirent en branle à partir du 19. Que l’on tire, sur la carte, une ligne Nord-Sud passant par Diest, Tirlemont, Hannut, Andenne, Ciney, Rochefort, en un mot une ligne se développant en arrière de la Gette et de la Meuse : c’est à l’Est de cette ligne que les gros allemands sont arrêtés, tandis que les troupes de couverture sont lancées sur le territoire belge.

Le 19, l’alignement est rompu et les gros se mettent en branle d’un formidable et unique mouvement d’Est en Ouest.

Trois armées y prennent part : au Sud, en liaison avec l’armée du duc de Wurtemberg qui reste dans les Ardennes, la 3e armée (armée von Hausen) se porte du Luxembourg (environs de Laroche et de Marche), dans la direction de la Meuse qu’elle abordera d’Yvoir à Fumay. Elle se compose du XIXe corps (von Laffert), du XIIe corps (von Elsa), du XIIe corps de réserve (von Kirchbach). Jusqu’au 18, elle était couverte par la cavalerie de la Garde qu’elle céda, à partir de cette date, à l’armée von Bülow. Elle compte 120 000 hommes.

Plus au Nord, la 2e armée (armée von Bülow) se compose, de gauche à droite, du VIIe corps de réserve (von Zwehl), de la Garde (von Plattenberg), du Xe corps (von Emmich), du Xe corps de réserve (19e division de réserve et 2e division de la Garde) (von Hülsen), du VIIe corps (von Einem), et d’un corps de cavalerie composé de la 5e division de cavalerie et de la division de cavalerie de la Garde (von Richthofen). Cette armée est la véritable armée d’opérations en Belgique proprement dite. Elle comprend un total de 210 000 hommes.

L’armée von Bülow a pour mission de tourner autour de la place de Namur, de masquer ou de prendre cette place et, en longeant la Sambre où elle appuie sa gauche, de traverser la Belgique en direction générale de Mons et Valenciennes, pour déboucher ainsi sur le territoire français.

Plus au Nord encore, débouche la 1re armée (armée von Kluck) : elle comprend les IXe corps (von Quast), IIIe corps (von Lochow), IVe corps (von Arnim), IVe corps de réserve (7e et 22e divisions de réserve) (Schwerin), IIe corps (von Linsingen) et, en couverture, un corps de cavalerie (2e, 4e, 9e divisions de cavalerie) (von Marwitz), soit une masse de 215 000 hommes.

Ces trois armées, qui s’étalent soudain sur la Belgique et qui, dans deux jours, prendront part, toutes les trois, aux combats de la Sambre, donnent, comme effectifs, les chiffres suivans :

¬¬¬

3e armée 120 000 hommes
2e armée 210 000 —
1re armée 215 000 —
545 000 hommes

Trois corps, il est vrai, sont maintenus en arrière ; ce sont les XIXe et IIe corps actifs et le IVe corps de réserve, soit environ 120 000 hommes. Mais ils sont là ; et leur présence suffit pour soutenir la retraite ou exploiter le succès. 545 000 hommes à la disposition des chefs, 425 000 hommes en ligne, telle est la masse combattante dont dispose le commandement.

Chaque corps d’armée allemand compte 144 pièces d’artillerie dont un quart en obusiers légers ; le reste est en batteries montées avec un bataillon d’artillerie à pied ; cependant, les corps de réserve n’ont, chacun, que 72 pièces, soit moitié de l’artillerie du corps actif.

La 1re armée allemande (von Kluck) est la pointe extrême du dispositif de ce côté ; elle marche à une certaine distance de la mer, droit sur Audenarde-Courtrai, son extrême droite devant accomplir le mouvement tournant jusqu’à Dunkerque et Calais, de façon à balayer tout le Nord, au moins jusqu’à la Somme, avant de se rabattre sur Paris.

Von Kluck est parti de la Gette, le 19, pour sa grande randonnée. Précédés, comme nous l’avons dit, par la cavalerie von Marwitz, ses gros progressent, la droite en avant, avec une rapidité extrême et couvrent, au sud de la Demer, une large bande de terrain qui s’aligne en son milieu par Tirlemont, Louvain, Bruxelles, Sotteghem, Audenarde, Courtrai. Son corps de flèche est le IIe corps commandé par un des généraux allemands les plus réputés, von Linsingen. C’est lui qui tient l’aile marchante. Il n’est pas question de se porter, pour le moment, sur Charleroi et Mons ; l’objectif est plus au nord et droit à l’ouest. Si les armées von Bülow et von Kluck longent la Sambre, la Sambre n’est pas leur but ; elles vont au delà et ne doivent marquer leur mouvement de conversion au sud que quand elles auront atteint l’Escaut, de manière à se rabattre par Lille, Arras, Amiens, sur la Seine, peut-être même à l’ouest de Paris qui se trouverait ainsi coupé de Calais, de Dunkerque, de Rouen et du Havre. On attaquera l’ennemi si on le rencontre. Mais le but principal est de l’envelopper complètement et, pour cela, d’atteindre la mer.

Rappelons toute l’importance du mouvement tournant dans la doctrine allemande et surtout dans le système de Schlieffen : un adversaire tourné est un adversaire battu, parce qu’il est attaqué de deux côtés à la fois et que la convergence des feux l’assomme au moment même où il craint pour ses communications. Le mouvement tournant est donc la condition indispensable de la victoire. Il ne s’agit pas d’un mouvement d’aile plus ou moins adroitement exécuté et caressant, pour ainsi dire. l’armée ennemie : il s’agit du round brutal dans les côtes qui lui fait perdre à la fois l’équilibre et le souffle ; l’armée battue ne doit plus respirer après ce coup.

La doctrine de Schlieffen multiplie la puissance des mouvemens d’aile en les assenant de deux côtés à la fois et en les faisant converger l’un vers l’autre. Une raison de plus pour que la manœuvre soit achevée, complète, sans repentir et sans bavure. L’enveloppement de l’armée ennemie est la condition de l’ « étreinte » et de l’ « écrasement. » Les armées allemandes de droite sont parties pour accomplir cette besogne audacieuse et brutale.

Et c’est pourquoi on a donné à ces armées à la fois le poids et la souplesse par la masse des effectifs et leur incomparable organisation : tout ce qu’une savante préparation et une longue sélection peuvent obtenir comme entraînement et comme choix, elles l’ont : le meilleur personnel, le meilleur matériel, les soldats, les chefs. Ce sont ces troupes incomparables dont l’apparition en Belgique causa, à la fois, l’éblouissement et la stupeur : ordre, discipline, éclat, splendeur. Cuivres astiqués, buffleteries fraîches, uniformes neufs, troupes de couverture s’abattant sur le pays comme des nuées de sauterelles ; gros se mouvant en rangs serrés avec le maximum d’accélération ; automobiles, bicyclettes, canons, obusiers, mitrailleuses, cuisines roulantes, hommes et machines, foules militaires roulant leurs flots pressés toujours, toujours. Musiques, trompettes et fifres, sonnant et sifflant, voix rauque du commandement, pas de parade martelant le pavé des villes : peuple casqué, tribus en armes dressées se précipitant à la mort, machine prodigieuse comme le monde n’en avait jamais vu et n’en reverra jamais !


III. — PLAN, EFFECTIFS ET POSITIONS DE L’ARMÉE FRANÇAISE

Le premier dispositif français avait tourné la plus grande partie de nos forces vers la frontière de l’Est. Nous avons dit que le projet du haut commandement français était d’attaquer par l’Alsace et la Lorraine en s’appuyant à droite sur le Rhin pour porter, le plus tôt possible, la guerre en Allemagne. Décidé à respecter la neutralité belge, il n’avait pas d’autre débouché. Mais il avait aussi pour intention positive, dès le début, d’appuyer ce mouvement d’aile droite par une attaque frontale qui, dans la région du Luxembourg, prendrait à partie les armées allemandes occupant la Belgique.

Dans quelle mesure le commandement français s’attendait-il à la violation de la neutralité belge et quelles précautions avait-il prises en vue d’une telle éventualité ? Il est impossible de reprendre ici tout le débat. Mais, ce qui parait exact, c’est que le commandement français, tout en ayant la conviction que le territoire belge serait violé, n’allait pas jusqu’à penser que le haut commandement allemand prendrait le parti de déboucher sur la rive gauche de la Meuse et d’envahir la Belgique entière.

Les conséquences d’une pareille détermination étaient si graves pour l’Allemagne que notre état-major avait peine à admettre que ses généraux assumeraient, de propos délibéré, une telle responsabilité. On avait, en effet, les raisons les plus sérieuses de penser que si la neutralité belge n’était pas atteinte au Nord de la Meuse, le gouvernement belge et le gouvernement britannique réfléchiraient avant de se lancer immédiatement dans la guerre. Comment croire que l’Allemagne, pour un avantage stratégique douteux, romprait brutalement avec ces puissances et déchaînerait, par leur hostilité actuelle, la vindicte prochaine de l’univers ? En vérité, on ne pouvait fonder tout un système militaire sur une éventualité aussi incertaine et sur l’aléa d’une décision aussi absurde ; l’intérêt de l’Allemagne n’éclairait-il pas ses intentions et desseins ?

Le choix que fit l’Allemagne — avertie comme elle l’était des conséquences — ne peut s’expliquer que par la détermination arrêtée, dès lors, dans la pensée du gouvernement allemand, de considérer l’Angleterre comme son principal ennemi et de viser à l’anéantissement de cette puissance tandis qu’elle était encore désarmée. Cette raison peut seule expliquer le projet de marche des armées allemandes à travers la Belgique du Nord, droit sur l’Ouest et la mer, avec Dunkerque et Calais pour objectif immédiat.

Le commandement français, qui se plaçait surtout à un point de vue national et qui raisonnait d’après les données ordinaires du bon sens, se croyait donc suffisamment protégé en disposant ses troupes depuis Rocroi et même Vervins jusqu’aux Vosges, puisque la plus grande partie de nos corps d’armée se trouvaient ainsi placés face à la Belgique et au Luxembourg.

Il avait, d’ailleurs, d’autres devoirs : c’était de veiller à la défense du territoire français sur toute l’étendue de la frontière. Pouvait-il négliger la région de l’Est ? Était-il en droit d’affaiblir, outre mesure, les armées qui protégeaient Nancy et Verdun ?

Le plan général allemand embrassait, comme les faits le prouvèrent, non seulement une attaque par la vallée de l’Escaut, mais aussi une offensive sur la Trouée de Charmes. Donc, il fallait être prêt partout. Tant pour l’offensive en Alsace et en Lorraine annexée que pour la défensive en Lorraine française, notre « force de l’Est » ne devait, à aucun prix, être sacrifiée.

Tout en montant sa propre manœuvre, le commandement français n’en surveille pas moins celle de l’ennemi. Il recueille les moindres indices qui peuvent lui révéler les projets du commandement allemand à l’Ouest. Celui-ci les cache avec un soin jaloux jusqu’au 19.

Le corps de cavalerie Sordet, qui a battu toute la Belgique, n’a apporté aucune donnée précise : on croit plutôt au bluff. Les armées allemandes sont toujours immobiles, voilées par le rideau mouvant et impénétrable de leur nombreuse cavalerie.

Cependant, un fait précis apporte, le 15, quelque lumière. Les troupes de couverture de l’armée von Hausen tentent de forcer la Meuse à Dinant : ce coup de sonde donne à penser que les armées allemandes n’ont pas pour objectif seulement la vallée française de la Meuse et qu’elles chercheront à déboucher plus au Nord, peut-être dans la direction de Maubeuge.

Immédiatement les précautions sont prises. Elles consistent, — pour parer à une éventualité encore incertaine, mais qui se précise, — à constituer, dans cette région, une puissante armée capable de faire tête à la manœuvre allemande si elle se manifeste dans cette direction. Une fois les mesures prises pour l’offensive à l’Est, l’attention du haut commandement français se porte presque uniquement vers le problème de l’Ouest.

Jusqu’à la date du 15, l’armée Lanrezac gardait le débouché des Ardennes, avec mission éventuelle de foncer sur les armées cachées dans cette région.

C’est le 15 que cette armée reçoit l’ordre de s’élever sur le territoire belge dans la direction de Namur ; c’est également le 15 que le 18e corps, rattaché jusque là aux armées de l’Est

et en réserve vers Tout, reçoit l’ordre de s’embarquer pour se
BATAILLE DE LA SAMBRE
porter sur la Sambre ; c’est du 13 au 16 que les divisions d’Algérie, antérieurement dirigées vers l’Est, sont acheminées vers

la région de Chimay où elles débarquent ; c’est le 16 que le général d’Amade reçoit l’ordre de quitter le commandement de la région de Lyon pour se rendre à Arras et y constituer une armée nouvelle.

Dès lors, aussi, l’armée britannique, débarquée en Thiérache, combine son mouvement avec celui des armées françaises et se prépare à rejoindre la Sambre ; le groupe des divisions de réserve, commandées par le général Valabrègue, qui a organisé, pour la défensive, la région de Vervins, va se porter dans cette même direction.

Ainsi se trouve prévu et créé un front compact, s’étendant de Dunkerque à Dinant.

Mais l’on ne sait rien encore de certain sur les projets du commandement allemand : celui-ci couve son piège et sa surprise. Dans le doute qui subsiste, le commandement français se tient prêt en vue de deux hypothèses.

De deux choses l’une : ou les armées allemandes déboucheront sur la Meuse moyenne ou plus au Sud encore, et, alors, les armées françaises du Centre, secondant l’offensive déjà déclenchée dans l’Est, les attaqueront par les Ardennes et, en même temps, les armées de l’Ouest (armée Lanrezac, armée britannique, etc.) entreprendront de tourner l’ennemi par Namur, Charleroi, Mons ; ou bien les Allemands déboucheront au Nord de la Meuse sur Bruxelles et les places du Nord de la France : alors l’armée Lanrezac, l’armée britannique, etc. arrivées sur la Sambre, tenteront de les prendre de flanc pendant leur marche, tandis que nos armées du Centre (3e et 4e armées) fonceront droit au Nord pour les couper de Metz et du territoire allemand. En un mot, notre bataille étant une fois accrochée vers l’Est, toutes les forces disponibles se jetteront sur les armées allemandes pour les prendre de flanc dans l’Ouest, en plein mouvement tournant.

La preuve que cette volonté est celle du haut commandement français ressort à la fois des documens et des faits [5] : sa préoccupation principale, celle qui se manifeste par des ordres réitérés, est de garder ses armées bien ramassées et unies autour de la Meuse, de ne pas les laisser s’aventurer ni trop au Nord, ni trop à l’Ouest, de les maintenir à l’état de bloc offensif qu’on jettera sur la masse allemande en mouvement pour essayer de la briser.

Attaquer le Rhin et surveiller la Meuse : ainsi, dans la mesure du possible on protège la Belgique et le Nord, mais, pour rien au monde, on n’obéirait à la manœuvre allemande qui voudrait nous forcer à dégarnir la région de l’Est ; pour rien au monde on n’abandonnerait la liaison de toutes nos armées soit de l’Est, soit de l’Ouest avec leur principal point d’appui au centre, Verdun.


Le 20 août, le front des armées alliées se présente en Belgique occidentale dans les conditions suivantes :

A droite, la place de Namur, avec ses neuf forts, protège la région d’entre Meuse et Sambre. La 4e division belge (général Michel) est affectée à la défense de cette place ; elle a reçu, en plus, la 8e brigade qui, primitivement, occupait Huy.

Le 22, cette garnison sera encore renforcée par la 8e brigade française (général Mangin). On pensait que Namur, ainsi défendu, pouvait tenir aussi longtemps que Liège : la place était, pour ainsi dire, le pivot de la bataille à droite et appuyait l’offensive française qui avait, d’ailleurs, pour mission de la dégager.

Vient ensuite la 5e armée (général Lanrezac), qui va porter son quartier général à Chimay le 21 à 10 heures ; les corps de cette armée sont échelonnés au Sud de la Sambre dans l’ordre suivant, de droite à gauche :

1° Le 1er corps (général Franchet d’Espérey) quartier général Anthée, auquel est rattachée la 8 » brigade (général Mangin). Il garde les passages de la Meuse au Nord de Revin. Il attend la 51e division de réserve (général Bouttegourd) qui doit le relever de la garde des ponts du fleuve. Alors, il se porters plus au Nord, dans l’angle de la Sambre et de la Meuse, pour déboucher à l’abri des forts ouest de Namur.

2° A gauche, le 10e corps (général Defforges) quartier général Florennes, ses avant-gardes à Fosse, avec ordre de s’opposer au débouché des colonnes ennemies, au Sud de la Sambre ; est adjointe à ce corps la 37e division d’Afrique (général Comby) occupant, plus au Sud, la zone Florennes-Philippeville,

3° Toujours à gauche, le 3e corps (général Sauret) ; quartier général à Walcourt ; il occupe le front Villers-Poterie-Loverval d’où il domine Charleroi sur la rive Sud. Ce corps reçoit comme renfort la 38e division d’Afrique (général Muteau) qui occupe la région Somzée, Gourdinne, Berzée.

4° Plus à gauche, le 18e corps (général de Mas-Latrie) ; venu de Toul, il opère son débarquement dans la région d’Avesnes, prêt à se porter sur la Sambre. Son quartier général est à Solre-le-Château le 20, à Beaumont le 21. Il est en liaison avec le 3e corps par Ham-sur-Heure.

5° Le corps de cavalerie (général Sordet) était, le 20 au soir, en train de se replier vers l’Ouest ; épuisé à la suite de la rude randonnée qu’il avait fournie dans toute la Belgique, il avait été très éprouvé, le 19, à Perwez dans des engagemens au Nord de la Sambre ; il occupait sur le canal de Charleroi à Bruxelles, la région de Gosselies, Fontaine-l’Évêque, avec la mission de protéger les débarquemens de l’armée anglaise.

5° A l’Ouest, le terrain était encore vide de troupes, à cette date du 20 août. Mais le 4e groupe de divisions de réserve (53e et 69e) commandé par le général Valabrègue, après avoir organisé défensivement la région de Vervins, reçoit l’ordre de se porter vers le Nord dans la direction de Maubeuge, pour combler ce vide. La place de Maubeuge, avec sa puissante garnison et ses forts, dont plusieurs modernes, joue, à gauche, le rôle de point d’appui, comme Namur le joue à droite. Le groupe des divisions de réserve arrivera, le 22 au soir, pour se loger, à gauche du 18e eorps, dans la zone Avesnes-Ferrière-la-Petite-Solre-le-Château.

6° On comptait que l’armée britannique viendrait prendre sa place sur le terrain, le 20. Mais elle n’arriva que le 22. Le 20, elle est encore très en arrière dans la région du Nouvion-Wassigny-Le-Cateau. Si elle eût été en place le 20, l’armée alliée se fût trouvée constituée au moment même où les Allemands entraient à Bruxelles. Le rôle réservé à l’armée britannique était d’exécuter un mouvement tournant d’aile gauche en se portant au Nord de la Sambre vers Mons, direction de Soignies-Nivelles ; on pensait qu’elle y serait avant von Kluck. Malheureusement, ainsi que le reconnaît l’Exposé de six mois de guerre, elle n’arrive pas le 20 comme y comptait le commandement français. Le maréchal French écrit dans son rapport officiel : « La concentration était pratiquement achevée le 21 août (jour où les Allemands attaquent, sur la Sambre) ; je pus dès le 22, prendre mes dispositions pour envoyer les troupes sur les positions que je trouvais les plus favorables. » En fait, il ne fut en ligne que le 23.

Le 22 août, le 1er corps anglais aura son quartier général à Maubeuge et cherchera sa liaison avec le 18e corps français par Peissant-Thuin. Le 2e corps (général Smith Dorrien) s’échelonne de Maubeuge à l’Escaut. C’est dans cette direction que les deux mouvemens tournans, celui de l’armée allemande et celui de l’armée alliée, marchaient en quelque sorte à la rencontre l’un de l’autre et devaient se heurter.

7° Heureusement, l’armée britannique ne forme pas à elle seule l’extrême aile gauche de l’armée alliée. Une armée de formation toute récente, l’armée d’Amade, est en train de débarquer à Arras, avec mission de constituer d’urgence un barrage de Maubeuge à la mer. C’est l’exécution d’une volonté du général Joffre remontant à la date du 15 : on sent toute l’importance de cette création. A la manœuvre d’enveloppement, le commandement français oppose une manœuvre de contre-enveloppement tout à fait imprévue pour l’ennemi. L’armée d’Amade crée, rien que par sa présence, un obstacle à la mission qu’a reçue l’armée von Kluck. Il est vrai que la nouvelle armée ne comporte que des troupes territoriales insuffisamment armées et encadrées. Mais les 3 et bientôt 4 divisions qui la composent, chacune à 4 régimens d’infanterie à 3 bataillons, n’en présentent pas moins un effectif imposant de près de 60 000 hommes. En outre, elle s’appuie sur la place de Lille dont le général Herment organise la défense et qui comptera bientôt une garnison de près de 18 000 hommes avec 340 bouches à feu. L’armée d’Amade recevra, en outre, à bref délai, l’appoint de deux autres divisions : la 61e et la 62e divisions de réserve, soit 36 000 hommes.

Récapitulons l’ensemble de ces effectifs, qui composent l’armée des Alliés sur le front occidental à la veille des combats de la Sambre.

D’abord, les forces françaises de la cinquième armée (général Lanrezac).

51e division de réserve (Bouttegourd), 8e brigade (Mangin), 1er corps (Franchet d’Espérey), — 10e corps (Defforges), avec la 37e division d’Afrique (Comby) ; — 3e corps (Sauret), avec la 38e division d’Afrique (Muteau) ; — 18e corps (de Mas-Latrie), deux divisions de réserve (Valabrègue), — le corps de cavalerie (Sordet) à 3 divisions, 1re, 3e et 5e : soit une armée d’au moins 280 000 hommes, 800 canons, plus de 100 000 chevaux et 20 000 voitures.

Outre les 280 000 hommes du général Lanrezac, il faut tenir compte des 25 000 hommes du général Michel à Namur, et des 35 000 hommes du général Fournier à Maubeuge.

A ces forces, il faut ajouter :

L’ARMÉE BRITANNIQUE (maréchal French), comptant : le 1er corps (général Haig), le 2° corps (général Smith Dorrien), la division de cavalerie (général Allenby) ; et. à partir du 24, les 15 000 hommes de la 4e division (général Snow), formant un total de 85 000 hommes.

L’ARMÉE D’AMADE, avec ses 4 divisions territoriales, et la garnison de Lille, soit un total de 75 000 hommes et, à partir du 25, les 36 000 hommes des 61e et 62e divisions de réserve, le tout donnant un total de 111 000 hommes.

Les armées alliées opposent donc, du 22 au 25, aux 545 000 hommes des armées allemandes, un chiffre global de 536 000 hommes.

Il est vrai que l’armée française n’est pas toute en place le 22, et que les divisions territoriales sont dans des conditions d’armement et d’encadrement assez médiocres. Mais les corps allemands ne sont pas tous sur le front, ainsi que nous l’avons établi ci-dessus, et les trois forteresses de Namur, Maubeuge et Lille donnent de la consistance au front français et paraissent pouvoir offrir à l’armée alliée de solides points d’appui, soit pour l’offensive, soit pour la défensive.

Le général Joffre est donc en droit de penser que, si le premier devoir d’un chef est d’opposer des troupes au moins égales en nombre à celles de l’adversaire, ses précautions sont prises, et que, malgré le retard de l’armée britannique, les forces allemandes trouveraient, sur la Sambre, des forces alliées suffisantes pour garder la maîtrise des opérations.

Et telle est sa pensée et sa volonté ; en effet, si le mouvement très aventureux des armées allemandes se poursuit d’Est en Ouest, son intention est de les attaquer au moment même où la 3e et la 4e armées procèdent à l’offensive des Ardennes, de façon à les prendre de flanc, à les rejeter dans le Nord, et à les séparer, vers Namur, de l’armée de von Hausen et des deux autres armées opérant dans le Luxembourg. A la manœuvre allemande, il oppose une manœuvre inspirée par sa volonté constante de briser l’armée allemande de l’Ouest allongée outre mesure, en l’arrêtant à gauche et en l’attaquant sur un point faible de son immense développement.


Ainsi, à la date du 20 août au soir, deux grandes armées, de forces égales, — dépassant chacune 500 000 hommes, — s’avancent l’une vers l’autre, sur le territoire belge, avec une même volonté d’offensive.

Nous avons dit l’impulsion prodigieuse donnée à l’armée allemande et sa direction droit à l’Ouest ; mais nous n’avons pas assez dit l’effort imposé aux troupes de ces armées et les marches surhumaines qui leur sont ordonnées.

Les étapes de l’infanterie sont, chaque jour, de 35 à 50 kilomètres. Partis tard, il faut que les gros arrivent au but d’un bond. Tous les moyens mécaniques, voies ferrées, automobiles, bicyclettes, sont employés et multipliés à l’infini. Ces premières journées de la campagne, sous les ardeurs de la canicule, offrent le spectacle d’une course terrible, haletante, dont le soldat allemand accomplit le tour de force, voulu par ses chefs mais qu’il payera plus tard.

L’armée des alliés se présente dans des conditions différentes. Formée un peu tardivement, elle aussi a subi de dures fatigues ; mais surtout elle souffre du défaut de coordination dans le haut commandement. Chacune des armées, française, anglaise, belge, a ses chefs propres ; ils ont peu de rapports entre eux et ces rapports sont mal définis. Les plans ne sont ni délibérés, ni coordonnés. Il est permis de dire aujourd’hui que le commandement belge, en prenant le parti de retirer son armée dans le camp retranché d’Anvers, obéit à une conception politique et militaire qui n’était déjà plus conforme aux nécessités du moment. De même, l’armée britannique n’apparut dans la région que le 23, tandis que la bataille était engagée depuis deux jours et déjà compromise entre Namur et Charleroi. Le rôle d’aile tournante que l’armée anglaise devait remplir fut ainsi manqué à l’heure décisive.

L’armée Lanrezac était puissante ; elle était rendue sur le terrain. Cependant, certaines divisions de réserve, envoyées en renfort, n’étaient pas en place, notamment la 51e division de réserve, dont le retard tint le 1er corps immobilisé à la défense des ponts de la Meuse.

En général, une sorte de lourdeur dans les mouvemens présente un contraste frappant avec l’étonnante vélocité des armées allemandes. Du 19 au 21, trois jours sont perdus d’un côté et combien avantageusement employés de l’autre ! C’est pendant ces journées que les chefs allemands voient se réaliser leur grand dessein.

En marche le 19, s’élançant le 20, débouchant le 21, les armées allemandes prenaient, à l’heure même de la bataille, l’avantage principal, l’initiative.

Cette initiative ils l’ont gagnée par la résolution initiale de violer la neutralité belge, par le plan prémédité, et si longtemps dissimulé, qui les porte sur la rive gauche de la Meuse ; ils l’obtiennent surtout par la rapidité extraordinaire de leur action.

Du 19 au 21, les résultats sont les suivans : la Belgique couverte de la « galopade des uhlans » jusqu’à Tournai ; Namur entourée, assiégée ; l’armée von Bülow, après avoir bousculé notre cavalerie, se mouvant d’un seul bloc, sa gauche à la Sambre dans la direction de Mons ; l’armée von Kluck, projetée plus loin encore, abordant par sa gauche la région de Nivelle, que l’armée anglaise cherche à atteindre, la croyant libre d’ennemis ; dans le Luxembourg, von Hausen se mettant en marche pour venir surprendre, entre Fumay et Dinant, les communications de la 5e armée.

En un mot, les armées allemandes ont envahi la Belgique et arrivent les premières sur le terrain quand les armées alliées sont encore en train de se masser. Ainsi, l’initiative du commandement allemand pèse sur la manœuvre des armées alliées.

Observons toutefois que les dispositions stratégiques prises par le général Joffre n’ont pas encore rendu tout leur effet. Sa force principale, abritée derrière la Sambre, appuyée sur les places de Namur et de Maubeuge, menace les armées allemandes qui défilent devant elle et une force moindre, mais non négligeable, fait barrage pour s’opposer à leur mouvement tournant et empêcher leur débouché vers la mer. Si le commandement allemand est prêt à attaquer, le commandement français est prêt à attaquer aussi et il garde la volonté et les moyens de reprendre, à son tour, l’initiative.

Ainsi, s’engagent, le 21 août, les combats de la Sambre, c’est-à-dire l’ensemble des événemens militaires connus sous le nom de « Bataille de Charleroi. »


IV. LES COMBATS DE LA SAMBRE. — LA MANŒUVRE EN RETRAITE

Le 21 août, les deux armées se trouvent à proximité l’une de l’autre, mais non pas exactement affrontées. L’armée allemande glisse entre la Sambre et la mer, la droite en avant avec une direction générale obliquée vers l’Ouest et le Sud-Ouest, direction de Valenciennes. L’armée française garde la Sambre, se préparant à déboucher au Nord de la rivière, mais avec une inclinaison légèrement obliquée au Nord-Est, direction de Namur.

La Sambre sépare les deux armées.

Cette séparation que fait la Sambre n’a pas, en réalité, une portée stratégique considérable. Quoique l’histoire militaire compte, dans cette région, des lieux illustres (Mons, Jemmapes, Fleurus), les proportions et les ressources de la guerre moderne n’y trouvent ni des facilités ni des obstacles pouvant aider ou arrêter sérieusement des opérations de grande envergure. Surtout la nature des lieux s’est si profondément modifiée en raison du développement de l’industrie du charbonnage et des industries annexes que rien ne ressemble moins à un champ de bataille propice aux évolutions de puissantes armées.

Trois régions très différentes se partagent le bassin de la Sambre, si l’on remonte son cours, à partir de Namur, en se dirigeant vers l’Ouest jusqu’à Valenciennes et la vallée de l’Escaut. Ce sont : la région industrielle dont Charleroi est la capitale ; le Borinage, ou région minière, groupée autour de Mons ; au delà, vers l’Ouest, la région agricole ou des grandes fermes. La Sambre est une rivière d’une très modeste largeur, même à Charleroi, qui, prenant sa source parmi les pâturages de la Thiérache, vient, par une courbe dont Maubeuge est le point culminant, se jeter dans la Meuse à Namur. Née dans les verdures et les bois, elle coule au fond d’une étroite vallée longée, de part et d’autre, par des collines pittoresques et gracieusement meublées ; mais, à partir de son entrée dans le Borinage, son canal fait un dur couloir où les eaux noires coulent comme une traînée de lave entre deux murs de charbon : la mine salit tout, même les eaux vives. Le reflet de l’usine est une tristesse de plus dans un paysage jadis agreste que le travail et l’industrie humaine ont si profondément transformé.

M. Du mont-Wilden adonné, de la région de Charleroi, quelque temps avant la guerre, une description qu’on croirait faite exprès pour expliquer le drame militaire qui allait s’y dérouler :


Quand, du haut du plateau, qui, au Nord, domine la Sambre et qui a conservé le caractère agreste que toute cette partie du Hainaut avait avant l’envahissement de l’industrie, on découvre tout à coup le pays de Charleroi, on ne voit d’abord qu’une immense agglomération ; on se croirait aux abords d’une ville gigantesque, d’une ville presque aussi grande que Londres. Des multitudes de fabriques envoient dans le ciel, par leurs hautes cheminées, des nuages fuligineux ; les maisons succèdent aux maisons, les rues aux rues, et c’est à peine si, çà et là, le parc d’un directeur d’usine, un champ ou un bois oublié piquent une note verdoyante dans cet horizon noirâtre. Ce pays de Charleroi n’est, en effet, qu’une agglomération de faubourgs ouvriers. Jumet, Gilly, Lodelinsart, Courcelles, Montignies, Couillet, Roux, Marchiennes-au-Pont, Marcinelle, Gosselies, Fontaine-l’Évêque qui n’étaient, il y a cinquante ans, que de modestes villages sont aujourd’hui peuplés comme des villes. Ils étendent au loin leurs maisons basses se touchant l’une l’autre à tel point que l’étranger qui parcourt le pays se figurerait aisément, après l’avoir traversé tout entier, qu’il n’a pas quitté le faubourg de Charleroi.


Ce sont donc de longs faubourgs industriels se développant sur les bords de la Sambre et du canal, du côté qui regarde Namur et, à gauche, le long de la route qui gagne Mons. Sauf quelques coupures verdoyantes, la région est barrée, en quelque sorte, par la succession fastidieuse des corons et des maisons ouvrières, tassés aux pieds des usines et dont l’horizon est encombré par la forme géométrique des « terrils. »

Au-dessus de cet océan de maisons, d’ateliers et d’usines, toujours couvert d’une atmosphère de fumée, s’élèvent, de part et d’autre, en pentes assez rapides, les deux lignes de collines parallèles à la rivière. Elles sont ravinées par le cours de petits ruisseaux descendant vers la Sambre et déterminant, ainsi, des redans dont les avancées forment les défenses naturelles de la vallée.

Les pentes et les crêtes se surveillent de part et d’autre et forment des observatoires d’où les artilleries peuvent se canonner entre elles, mais sans atteindre les fonds que par des tirs courts et plongeans.

Dans ces fonds, la Sambre et le canal forment à peine des obstacles : quelques mètres à franchir sous la protection des maisons qui, parfois, trempent leurs pieds dans les eaux ; au bout de chaque rue transversale un peu importante, un pont ; le cours d’eau franchi, des quais étroits et le réseau des rues et des ruelles qui dévalent des collines ou y grimpent en se contournant et s’achèvent par des sentes bordées de maigres jardins de banlieues, de guinguettes, de cabarets et de villas. Des murs, des palissades, des haies, des clôtures en fils de fer, tout signale le morcellement, l’émiettement de la petite propriété ouvrière. Pour l’assaut, ce sont de parfaits défilemens.

C’est dans cet étroit couloir sans accès et sans vues, sans plaine et sans horizon, que se heurtent les deux puissantes armées lancées l’une pour envahir la France et l’autre pour lui barrer la route. Assurément, si les commandemens avaient voulu cette bataille, ce n’est pas ce terrain qu’ils eussent choisi.

On trouvera dans notre Histoire de la Guerre de 1914 un exposé détaillé des combats de la Sambre ; il suffit de mentionner ici les faits militaires principaux affirmant les caractères de ces combats avec leurs conséquences tactiques et stratégiques.

L’avantage que le commandement allemand avait pris par l’initiative stratégique résultant du plan général d’opérations par la Belgique et la rive gauche de la Meuse se traduit ainsi qu’il suit :

Dans l’espèce de mouvement en éventail que les armées allemandes commencent en tournant autour de Namur comme pivot, elles arrivent les premières dans la plaine de Nivelle et elles entreprennent aussitôt la marche vers l’Ouest, qui s’appuie à gauche sur la Sambre et à droite sur la Demer. Mais la cavalerie et les avions apprennent au grand état-major allemand que d’importantes forces françaises sont massées au Sud de la Sambre. Des contacts ont été pris entre les deux cavaleries, le 19, à Perwez. Sur la rivière les ponts sont occupés.

Dans cette situation des deux armées, la place de Namur prend une importance considérable. Peut-être le projet originaire du commandement allemand était-il simplement de la masquer. Mais, dans la nuit du 20 au 21, la résolution est prise de balayer la Sambre, et le canon tonne sur Namur, le 21 août, à dix heures. On peut dire que la bataille vient chercher la rivière : en effet, le même jour, et presque à la même heure, un effectif de 1 500 cavaliers allemands apparaît, d’abord, sur les collines qui dominent la rivière sur la rive gauche, à Saint-Martin ; puis c’est l’artillerie qui prend position à Saint-Martin-sur-Velaine (cote 183) ; puis ce sont des masses de l’infanterie descendant vers la rivière par Gembloux- Fleurus. Bientôt, les avant-gardes françaises qui surveillent la rive droite sont avisées que Tongrinne et Fleurus sont encombrées de troupes ennemies : les gens du pays disent 100 000 hommes. C’est donc une armée qui se hâte dans la direction de Charleroi. Les batteries allemandes s’approchent et s’installent au Bois du Curé, sur un redan qui domine la Sambre : la canonnade tonne de ces hauteurs vers midi. La bataille est commencée.

Que faisait-on, au même moment, dans le camp français ?

Pour la journée du 21, le général Lanrezac a donné des instructions offensives-défensives, par conséquent un peu obscures : les corps d’armée se disposeront à attaquer entre Namur et Nivelle, mais ils n’attaqueront pas. Le 1er corps (Franchet d’Espérey) restera sur la Meuse à attendre la relève de la 51e division ; le 10e corps (Defforges) se tiendra sur les hauteurs au Sud de la Sambre (Fosse-Vitrival), et gardera aussi les ponts ; le 3e corps (Sauret) s’opposera au débouché de l’ennemi sur Châtelet [6].

Le 18e corps (Mas-Latrie), les divisions de réserve, l’armée britannique sont encore en arrière, loin de l’ennemi, et font une ligne oblique Sud-Ouest de Charleroi au Nouvion.

Les corps de l’armée alliée forment ainsi, au moment où la lutte va s’engager, une sorte de pyramide dont la pointe est le 3e corps appuyé par le 10e corps.

Soit pour l’offensive, soit pour la défensive, ce dispositif est très dangereux. D’ailleurs, la pensée du général Lanrezac est de n’attaquer que le lendemain. Il prend ses mesures en conséquence : il compte qu’il aura le temps de porter son 1er corps en avant dès que la division de relève sera arrivée, et que ce corps mènera l’attaque dans l’encoignure de la Sambre et de la Meuse, sous le feu de la place de Namur.

Mais le commandant de la 5e armée n’est plus maître des événemens. Pendant qu’il élabore ses instructions, les Allemands ont attaqué, le 21, à douze heures quarante-cinq, et ils ont attaqué précisément les deux corps de flèche, en les prenant de flanc par le côté que couvre insuffisamment le 10e corps, échelonné depuis les hauteurs du sud de la Sambre jusqu’au pont d’Auvelais.

Les Allemands se sont insinués peu à peu dans les faubourgs de la rive gauche ; ils ont gagné de jardins en jardins, de maisons en maisons, de ruelles en ruelles, jusqu’au moment où ils ont été arrêtés par le canal qui borde la Sambre. Ayant ainsi filtré, ils se trouvent en présence des avant-postes du 10e corps qui gardent les ponts de Tamines et d’Auvelais. Luigi Barzini, qui se trouvait sur les lieux, a parfaitement décrit ces préliminaires de la bataille auxquels il assista, sans qu’il ait pu, sur le moment, en prévoir les suites :


Entre les maisons et la place de la Gare passe un canal navigable dérivé de la Sambre qui traverse la ville plus au Nord ; sur le canal, deux ponts tournans qui donnent accès à la ville étaient barrés par des chaînes. Au bord du canal, des soldats construisaient en hâte une barricade faite de pierres prises à un chantier. La ville avait l’air de s’intéresser intensément à ces préparatifs. Aux fenêtres apparaissent des visages curieux, et le long des trottoirs encombrés de tables de café, des passans s’attardaient à regarder. Rien de plus étrange que le contraste entre la tranquillité de la ville et ces fébriles apprêts de bataille. Le silence se prolongeait. Il y avait des momens d’alarme ; les sous-officiers prenaient leurs revolvers en criant des ordres ; c’était alors une fuite précipitée des passans ; puis, l’on revenait à une attende plus calme. Les trottoirs se vidaient et se repeuplaient tour à tour. Voilà ce qui se passait : des patrouilles de uhlans venant de Gosselies entraient à Charleroi, et, au passage des ponts, étaient arrêtés par les avant-postes français. La bataille de Charleroi a commencé par cette chasse à l’affût. A la gare se trouvait la dernière embuscade.


L’après-midi du 21 est marqué par trois séries d’événemens militaires : bombardement de Namur, combats du 10e corps à Auvelais-Arsimont, combats du 3e corps de Châtelet à Charleroi.

Le 10e corps perd le pont d’Auvelais et, après des contre-attaques magnifiques mais vaines, notamment à Arsimont, il est refoulé par la Garde prussienne sur Aisemont-Cortil-Mazet, c’est-à-dire sur les hauteurs au Sud de la Sambre ; le 3e corps est coupé du 10e corps à sa droite par les troupes ennemies se glissant par le pont d’Auvelais. Ainsi, on perd successivement les ponts de Pont-de-Loup, Tamines, Roselies. Châtelet est occupé par l’ennemi qui s’y barricade.

Les contre-attaques du 3e corps sur Aiseau-Roselies ne sont pas plus heureuses que celles du 10e corps ; dans la nuit du 21, l’ennemi (Xe corps) est maître de la Sambre. Un combat à Anderlues, contre notre corps de cavalerie épuisé, rejette celui-ci au delà de la rivière et menace d’envelopper le 3e corps. Les choses sont gravement compromises pour le général Lanrezac, au moment même où il donnait les ordres pour attaquer le lendemain 22 : tels sont les avantages de l’initiative !

Et cette journée du 21 n’est qu’une épreuve préliminaire. La journée du 22 fut la bataille proprement dite. Bien entendu, le projet du général Lanrezac de déboucher, ce jour-là, au Nord de la Sambre, n’a plus lieu, en raison des événemens ; les ordres qu’il a communiqués aux corps, le 21 au soir, sont périmés. L’ennemi a pris l’initiative et il la garde.

Le 22 est, en somme, une sorte de répétition de la journée du 21. Le 1er corps reste toujours immobile ; les deux corps de flèche, le 10e corps et le 3e corps, portent encore tout le poids de la lutte à laquelle Je 18e corps cependant commence à participer ; nos forces sont jetées à la bataille, comme l’on dit, bûche à bûche. Le reste des forces alliées jusqu’à la gauche n’est pas encore en ligne.

Le matin, le 10e corps attaque avec fureur ; préparation d’artillerie insuffisante ; charges téméraires ; le corps est ramené à partir de 11 heures du matin ; contre-attaque nouvelle des troupes algériennes. Même tactique, même échec. La Garde prussienne subit des pertes énormes ; l’ennemi est contenu ; mais la retraite s’impose et s’accomplit sur une ligne oblique de la Sambre à Mettet.

La journée est toute semblable, mais plus mauvaise encore, au 3e corps. Contre-attaque sur Aiseau-Roselies ; les Allemands (Xe corps de réserve) débouchant de Charleroi, se développent en masses serrées sur l’Ouest et menacent de cerner le 3e corps. Echec de la 6e division. Contre-attaque de la 38e division (troupes algériennes). Corps à corps terribles. A trois heures, le 3e corps est en pleine retraite. Cependant l’ennemi a été très éprouvé ; ici encore, il hésite. Nos batteries contiennent sa poursuite.

A gauche, le 18e corps est entré en ligne un peu tard dans la journée et n’a pu qu’empêcher, par sa présence et ses lointaines canonnades, le mouvement du VIIe corps qui menaçait d’envelopper le 3e corps à l’Ouest.

Telle est la « bataille de Charleroi » proprement dite. Quatre corps allemands, VIIe actif, Xe de réserve, Xe actif et la Garde ont attaqué deux et, au plus, trois corps français. « La 5e armée est sortie ébranlée de la bataille du 22, mais elle n’est pas dissociée ; si elle a reçu de rudes coups, elle en a porté à l’ennemi d’aussi rudes. » Le moral du soldat reste excellent ; il ne se considère pas comme battu. C’est à reprendre. Et le commandement français se dispose à le faire.

La journée du 23 août voit la ruine de cette dernière espérance. Tant est fort l’avantage de l’initiative et tant il est vrai qu’on ne guérit pas un grand mal par des palliatifs, en pleine crise ; mieux vaut trancher et chercher un novus ordo.

Le front français a étayé et consolidé successivement les corps en flèche en les calant par les corps voisins. Or, voici que tout l’édifice chancelle : Namur, qui soutenait notre droite, succombe ; le 1er corps qui, enfin libéré par l’arrivée de la 51e division, se prépare à prendre de flanc l’armée allemande débouchant de la Sambre sur les hauteurs, est soudainement obligé de se retourner pour faire face aux premiers élémens (XIIe corps) de l’armée von Hausen qui ont passé la Meuse à Hastière ; le 10e corps tient tête, il est vrai, devant les attaques assez molles de la Garde, et se replie seulement en fin de journée, prêt à contre-attaquer le lendemain ; mais l’effondrement se produit au 3e corps et surtout à la 6e division. Le découragement, la désorganisation, l’embarras des convois refluant, le trouble des choses et des âmes s’exagèrent dans la nuit. La retraite sur Walcourt-Silenrieux est un des épisodes tragiques de cette campagne.

A l’Ouest, le 18e corps est fortement éprouvé dans un engagement qui dure toute la journée. Le groupe des divisions de réserve est venu occuper la position Thirimont-Cousolre.

Il est vrai que l’armée britannique survient juste à temps pour menacer le flanc de l’armée von Kluck. Celle-ci, arrêtée dans son mouvement, se rabat, division par division, sur l’armée de French. Si on les détruisait l’une après l’autre, ce serait le salut ; mais French, se sentant isolé par l’échec de la 5e armée, se met en retraite après trois heures de contact avec l’ennemi. Le bref combat de Mons, suivi de ce prompt recul, met le comble à la crise,... mais commence peut-être aussi la guérison. La résolution prise par French de ne pas insister confirme une résolution semblable chez Lanrezac. Celui-ci ordonne la retraite générale de la 5e armée, le 23 à 9 heures du soir.

Les armées alliées se « décrochent, » mais face à l’ennemi. Et comme cette rupture du combat s’accomplit non par panique, déroute ni même défaite, mais par une volonté du commandement, comme il n’y a pas poursuite de l’ennemi, la retraite prend tout de même le caractère et offre les avantages d’une décision. Les choses vont prendre une face nouvelle. L’initiative change de camp.

Le 25 août au soir, les armées alliées sont ramenées sur le territoire français ; la 5e armée occupe la ligne Maroilles-Avesnes-Fourmies-Regniowez. L’armée britannique occupe la ligne Cambrai-Le Cateau-Landrecies.

Elles sont battues : telle est la conséquence, pour ainsi dire fatale, de l’initiative stratégique et tactique prise par l’armée allemande du 19 au 21 août. Mais elles ne sont pas rompues : telle est la récompense des initiatives stratégiques combinées par le commandement français et sur lesquelles nous allons revenir. Un retard de deux jours a causé la surprise et la perte de deux journées ; mais la sagesse des dispositions demeure et c’est elle qui va sauver ce qui peut être sauvé.

Que les Allemands célèbrent la victoire de « Sambre et Meuse, » comme ils l’appellent : ce n’en est pas moins pour eux une victoire incomplète et qui renferme le germe d’une prochaine défaite. C’est ce qu’il était impossible de discerner dans le trouble des premières émotions, mais c’est ce qu’il est possible de déterminer, maintenant.


G. HANOTAUX.

  1. Ant. Délécraz, Paris pendant la mobilisation, p. 324.
  2. *** L’esprit public en Allemagne. Les Victoires d’août, dans le Correspondant du 25 février 1915, p. 566.
  3. On connaît la fable que la propagande allemande a tenté d’accréditer au sujet des pièces établissant un soi-disant accord militaire entre l’Angleterre et la Belgique. C’est une de ces mirifiques inventions comme la « garnison française à Liège, » les « avions de Nuremberg » qui ne tiennent pas debout mais qui ont servi à tromper et à entraîner l’opinion allemande. Voir, à ce sujet, Histoire de la guerre de 1914, II, 173.
  4. V. de Souza, La défaite allemande.
  5. Voir l’ensemble des preuves et les dispositions détaillées des corps allemands et français dans l’Histoire de la Guerre de 1914, t. V, p. 263 et sq.
  6. Ces instructions sont les suivantes pour le 3e corps : « Se tenir prêt à l’offensive ; être en mesure de s’opposer éventuellement à un débouché de forces ennemies au Sud de la Sambre ; se préparer à appuyer et à flanquer le 10e corps à sa droite et le 18e corps à sa gauche ; veiller et arrêter les incursions de la cavalerie ennemie sur les ponts de la Sambre. »