L’Énéide, Chant I (Traduction de Jean Regnault de Segrais)

Virgile
Traduction de l'Enéide de Virgile
Traduction par Jean Regnault de Segrais.
Lyon : Chez A. Degoin (1p. 92-121).


    Dans la fleur de mes ans, à l’ombrage des Hêtres,
Je faisais résonner mes Airs doux et champêtres ;
Depuis abandonnant les Monts et les Forêts,
J’enseignai l’art fécond de la blonde Cérès :
Au Laboureur avare œuvre utile et plaisante ;
Mais j’entonne aujourd’hui la Trompette éclatante.

    Je chante les combats, et passe aux champs de Mars
En faveur du Troyen, qui par mille hasards,
Généreux fugitif, aborda l’Ausonie,
Et vainqueur éleva les murs de Lavinie.
Longtemps il éprouva le céleste courroux,
Longtemps dans les transports d’un souvenir jaloux,
Junon le poursuivit, et sur mer, et sur terre,

Et lui fit ressentir tous les maux de la guerre ;
Avant qu’il pût fonder sa Ville aux champs Latins,
Et de ses Dieux errants y fixer les Destins,
Par qui la gloire d’Albe est encore vivante,
Le Tibre redoutable, et Rome triomphante.
    Muse, raconte-moi quel crime, ou quel malheur
De la Reine des Cieux irrita la douleur,
Mit en butte aux fureurs d’une haine implacable
Un Monarque pieux, un héros équitable ;
Ces aveugles courroux, ces transports furieux
Peuvent-ils, jusqu’au Ciel, troubler l’âme des Dieux ?
    Vers les sables brûlants de l’Africain rivage,
Furent les murs hautains de l’antique Carthage,
Colonie autrefois des riches Tyriens,
Ville ardente à la guerre, et florissante en biens.
Junon lui confiait, et son char, et ses armes ;
L’agréable Samos pour elle eut moins de charmes ;
Et son plus doux espoir, si le sort l’eût permis,
Fut de voir tout le monde à Carthage soumis.
Mais apprenant qu’un jour elle serait la proie
Du peuple qui naîtrait des ruines de Troie,
Que l’honneur de la guerre et le pouvoir sans fin
Etait déjà promis à l’Empire Latin,
Tel était des Parques l’arrêt irrévocable !
Elle sent dans son cœur un dépit indomptable,
Et ne peut oublier combien en mille assauts
Sa faveur pour les Grecs lui coûta de travaux.
Le rapt de Ganymède irrite son courage ;
Sa beauté méprisée, impardonnable outrage,
De l’amoureux Pâris le fatal jugement,
Contre tous les Troyens l’anime incessamment ;
Et livre à sa colère en vengeances fertile
Ces restes malheureux de la fureur d’Achille,
Repoussés en tous lieux par le sort conjuré

Des rivages fleuris du Tibre désiré.
Depuis longtemps errait la flotte vagabonde,
Le rebut de la Terre, et le jouet de l’Onde ;
Et sur la vaste horreur des gouffres écumeux,
Ils ne semblaient chercher qu’un naufrage fameux ;
Tant était l’entreprise, et pénible, et hautaine
De fonder la grandeur de la Race Romaine.
    Non loin de la Sicile, et par un temps serein,
Leurs Nefs fendaient les flots de leur tranchant airain,
Et la voile étendue, et le vent favorable
Remplissaient tous les cœurs d’un espoir agréable :
Junon qui conservait un dépit plein d’aigreur,
Sentit, à cet objet, rallumer sa fureur :
    « Ont-ils vaincu, dit-elle, et ma haine impuissante
Verra-t-elle aborder leur flotte triomphante ?
Je ne puis l’écarter du rivage Latin,
Et partout je me trouve esclave du destin.
Qui ne sait que Pallas, pour mettre Ajax en poudre,
Sur la flotte des Grecs a pu lancer la foudre,
A pu la dissiper, l’abîmer sous les eaux ?
Pour le crime d’un seul, perdre mille vaisseaux ?
Tout percé, tout brûlant, sa colère implacable
Dans un noir tourbillon enlève le coupable,
Et le précipitant par d’inhumains efforts,
Aux pointes d’un rocher elle brisa son corps.
Et moi, Reine des Dieux du Ciel et de la Terre,
Moi, la femme et la sœur du Maître du Tonnerre,
Je combats contre un Peuple en tous lieux étranger,
Et depuis tant d’Hivers je ne puis m’en venger.
Qui me reconnaîtra désormais pour Déesse,
Et qui craindra Junon après tant de faiblesse ? »
    Roulant ces soins divers dans son coeur irrité,
Son char passe les airs d’un vol précipité,
Et vient aux creux rochers des Eoliques plages,
Le nébuleux séjour

des vents et des orages.
Là, le Dieu qui régit ces sujets mutinés
Les dompte, les enferme, et les tient enchaînés.
Ils grondent sous ces monts, ils se livrent la guerre ;
Pour se faire un passage, ils ébranlent la Terre ;
Ils tremblent toutefois à l’aspect de ce Roi,
Qui réprime leur fougue, et leur donne la Loi.
Sans cet ordre éternel de l’Arbitre du Monde,
Leur rage confondrait le Ciel, la Terre et l’Onde ;
Cruels Tyrans de l’air et du moite élément,
Ils n’aiment que le trouble et le dérèglement ;
Mais ils ont pour prison ces Grottes ténébreuses ;
Resserrés sous ces Monts et dans ces roches creuses,
Le puissant Jupiter leur donne un Souverain,
Qui leur lâche, à son ordre, ou leur retient le frein.
Ce Souverain Monarque est le superbe Eole ;
C’est à lui que Junon adresse sa parole :
    « Toi qui reçus des vents le Sceptre impérieux
Par le Roi des Mortels et le Père des Dieux,
Les Troyens fugitifs, ces objets de ma haine,
Avec leurs Dieux vaincus fendent la mer Tyrrhène,
Bravent insolemment tous mes divins efforts,
Et transportent Pergame aux Italiques bords.
Abandonne à tes vents les campagnes amères ;
Poursuis, disperse, abîme, et Nochers et galères ;
Ainsi je te promets le sort le plus heureux
Dont se puisse flatter un espoir amoureux :
De mes Nymphes l’honneur, l’aimable Deiopée
D’un trait doux de ses yeux a ton âme frappée ;
Tu l’aimes, elle est belle, et j’en puis disposer ;
Pense, pour me servir, que tu dois tout oser. »
    Eole lui répond : « Commandez, grande Reine,
C’est à moi d’obéir, et j’obéis sans peine ;
Je règne sur les vents, je dompte leur courroux ;

Mais tout ce grand pouvoir ne me vient que de vous :
Par vous, j’ai toujours eu Jupiter favorable ;
Par vous, il me seoir à sa céleste table. »
    Il dit, et d’un grand coup il renverse le mont ;
Echo dans les vallons, à ce grand coup répond.
Des prompts Enfants de l’air la mutine cohorte
Du moindre jour ouvert, s’ouvre une large porte ;
Ils sortent tous en foule, et ce gros bataillon
Elève dans sa course un épais tourbillon.
La Terre en est émue, ils passent sur les ondes ;
La mer en voit ouvrir ses entrailles profondes ;
Eure le redoutable, Aquilon le neigeux,
Et l’humide Africain, plus que tous orageux,
Changent l’azur poli des liquides campagnes
En rochers écumeux, en bruyantes montagnes.
Des cordages, des cris, soudain siffle le bruit ;
Sous un nuage épais, le Ciel, le jour s’enfuit ;
La nuit vient, l’éclair brille, et le tonnerre gronde :
Tout présente la mort aux yeux de tout le monde.
Enée en est surpris, il lève au Ciel les yeux,
Et déplore, en ces mots, son sort injurieux :
    « O trois ou quatre fois mort bienheureuse et belle,
La mort de ces Troyens qui d’une ardeur fidèle
Combattant près des murs de leur triste Cité,
Aux yeux de leurs parents perdirent la clarté !
Pourquoi fils de Tydée, aux combats indomptable,
N’ai-je fini par toi mon destin lamentable ?
Que par les traits d’Achille avec le grand Hector,
Qu’ainsi que Sarpédon, ou mille autres encor,
N’ai-je achevé ma course aux beaux champs de Phrygie,
Du sang même des Dieux, par tant de fois rougie ;
Où le fier Simoïs roule encore les os,
Les casques, les pavois de tant de grands Héros. »
    A ces mots l’Aquilon s’entonne dans les voiles ;

Pousse avecque fureur les flots jusqu’aux étoiles ;
La rame rompt aux mains du Nocher rebuté,
La nef tourne la proue, et prête le côté,
Et le Pilote cède à la vague aboyante
Qu’il voit, comme un grand mont, sur sa tête pendante.
Elevés sur ces monts, les uns touchent aux Cieux,
Les autres abîmés par un choc furieux,
Entre les flots béants aperçoivent la terre :
Jusqu’au sable profond les Vents livrent la guerre.
Borée attaquant seul trois des plus grands Vaisseaux
Les pousse sur un Roc caché dessous les eaux ;
Trois autres sur un banc, par l’Eure impitoyable,
Demeurent enfoncés sous des monceaux de sable.
    Oronte, Chef hardi des adroits Lyciens,
Du plus haut de sa poupe encourageait les siens ;
D’un front audacieux il brave la tempête ;
Le flot qui s’en émut, s’élève sur sa tête,
Crève, et tombe sur lui, montre un abîme ouvert ;
La nef tourne trois fois, disparaît, et se perd.
    Peu du gouffre profond reviennent à la nage,
Sur les flots sont épars les débris du naufrage :
Le puissant Galion du valeureux Abas,
Celui qui porte Achate intrépide aux combats,
La Nef d’Ilionée, et la Nef qui commande
Aléthès le plus vieux de la Troyenne bande,
De l’orage battus, deçà, delà jetés,
Et tourmentés du choc, s’ouvrent de tous côtés.
    Neptune cependant, au bruit que font les Ondes,
S’éveille et se courrouce en ses Grottes profondes ;
Sent son vaste Palais ému de toutes parts,
Paraît, et sur les flots attache ses regards.
De l’invincible Enée il voit toute la Flotte
Abandonnée aux Vents par le triste Pilote ;
Il voit l’Orage affreux, et par tant de fureur
Il reconnaît

la haine et l’esprit de sa Sœur.
« Approche, Eure, dit-il, et toi, mutin Zéphire ;
Et par ce fier propos leur exprime son ire.
Qui vous rend si hardis, Sujets séditieux ?
Etes-vous Souverains de la Terre et des Cieux,
Pour venir sans mon ordre exciter un orage,
Et jusques sur mon Trône exercer votre rage ?
Insolents… (mais il faut mes Ondes aplanir)
Absous pour cette fois, tremblez pour l’avenir :
Fuyez vers votre Maître, et lui faites entendre
Qu’à l’Empire des Mers il cesse de prétendre,
Que par le choix du sort le Trident n’est qu’à moi ;
C’est parmi vos Rochers qu’il peut faire le Roi.
Là peut tenir sa Cour le Dieu qui vous gouverne,
Et sur ses Vents enclos régner dans sa Caverne. »
    A peine il a parlé qu’il rend le calme aux Flots,
Le jour à l’Univers, l’espoir aux Matelots.
Avecque les Tritons, les Nymphes secourables
Dégagent les Vaisseaux des Rochers et des Sables ;
Mêmes où le danger est le plus évident,
Neptune les secourt d’un coup de son Trident ;
Et volant sur son Char par les humides plaines,
A ses Chevaux marins abandonne les rênes.
Tel devient d’un grand Peuple un soudain mouvement.
Ce Monstre forcené dans son emportement
De grès, et de tisons forme un épais nuage ;
Croit tout juste, ose tout, de tout arme sa rage,
Mais si quelque homme grave à l’air impérieux
S’offre, et mêle sa voix aux cris séditieux,
On s’arrête, on l’écoute, et sa bouche éloquente
Adoucit la fureur de la Foule insolente.
    De la mer irritée ainsi cessa le bruit ;
Devant Neptune ainsi la Tempête s’enfuit.
Les Troyens vont cherchant les plus proches Rivages,

Et se trouvent portés vers les Libyques plages.
Au lieu le plus désert de ce sauvage Bord,
Sous sa pointe avancée, une Ile fait un Port,
Cache un Golfe paisible, où l’inconstant Nérée
N’a jamais troublé l’Onde en tout temps azurée.
Deux Montagnes autour s’élèvent jusqu’aux Cieux,
Et font taire des Flots les abois furieux ;
Une haute Forêt de ses feuillages sombres,
Couronne leur sommet, et porte au loin ses Ombres ;
La Nature au dessous forme un Antre plaisant,
Où d’une eau claire et vive est le cristal luisant,
Qui sur un gravier d’or excite un doux murmure,
Alentour d’un long banc de mousse et de verdure,
Où laissant quelquefois leur humide séjour,
Les Nymphes et Thétis viennent faire leur Cour.
    Jamais l’ancre en ce Bord n’enfonça dans les sables ;
Jamais Nef n’eut besoin d’y déployer ses câbles.
Avecque sept Vaisseaux de sa Flotte restés,
Le grand Enée aborde en ces lieux écartés.
Aussitôt les Nochers s’élancent sur la Plage,
Les soldats fatigués s’étendent sous l’Ombrage,
Goûtent l’air de la Terre, et dans le doux repos,
L’aise d’être échappés à la fureur des Flots.
    Les uns d’un dur caillou font voler la flammèche,
Vive la font tomber sur une feuille sèche,
Lui donnant nourriture, et toujours l’augmentant,
Allument sur la rive un brasier éclatant.
D’autres des blés mouillés réparent le dommage,
Les tirent des vaisseaux, les sèchent au rivage,
Sous le pesant rocher pulvérisent le grain,
Rendent les fours ardents, et préparent le pain.
    Leur grand Roi cependant au plus haut de la dune,
Attache ses regards sur le champ de Neptune,
Etend au loin sa vue, et cherche sur les eaux

Son peuple dispersé dans ses autres vaisseaux.
La nef du fort Capys, la galère d’Anthée,
Ou celle de Cayque à la poupe argentée.
Sur la face des mers, rien ne s’offre à ses yeux :
Il voit trois Cerfs errants dans ces sauvages lieux ;
Une harde nombreuse apparaît à leur suite,
Les reconnaît pour Chefs, marche sous leur conduite ;
Avec eux va paissant par les sombres vallons,
Ou bondit après eux sur la croupe des monts.
Enée à cet objet se retourne, et se hâte,
Prend l’arc et le carquois de son fidèle Achate,
Fait tomber les trois Cerfs sous l’effort de ses traits,
Poursuit le reste épars dans le bocage épais ;
Et contre ces grands corps à la superbe tête,
Ne cesse de ses dards la soudaine tempête,
Que sept ne tombent morts, que par un sort fatal
Il n’en rende le nombre à ses vaisseaux égal.
Il rejoint les Troyens campés sur le rivage,
Leur étale sa proie, entre tous la partage
Avec le vin fumeux, qu’en se quittant au port,
Aceste ce bon Roi fit porter dans son bord.
Il les anime tous, les plaint, et les console ;
Puis d’un ton élevé, prend ainsi la parole :
    « Fidèles Compagnons de mon triste destin,
De tant et tant de maux nous trouverons la fin.
Par tant de régions, sur tant de mers diverses,
Nous avons enduré de plus rudes traverses :
Nous avons affronté Scylle aux chiens dévorants.
Nous avons entendu ses rochers murmurants,
Des Cyclopes cruels vu les affreux visages,
Et navigué leur mer si féconde en orages.
Bannissez la terreur, Troyens, rassurez-vous ;
Ce souvenir amer un jour nous sera doux.
Aux beaux champs, où seront nos misères bornées,
Renaîtront d’Ilion

les douces destinées.
Amis, réservons-nous pour un si grand espoir,
La promesse des Dieux nous permet de l’avoir. »
    Ayant fini ces mots, il veut que l’allégresse
De son auguste front écarte la tristesse ;
Qu’un doux souris aux siens promette un sort meilleur ;
Mais son cœur au-dedans est pressé de douleur.
    Avide de la proie est la Troupe affamée,
Ils dépouillent les Cerfs sous la verte ramée ;
Des broches par morceaux, les percent tout tremblants ;
Plongent les rouges chairs dans les airains bouillants ;
Entretiennent autour la flamme pétillante,
Puis dévorent leur chasse encor toute sanglante ;
Se remplissent de vin, et sur l’herbe étendus
Déplorent à l’envi leurs Compagnons perdus ;
Ou tenant leur salut hors de toute apparence,
Ou conservant pour eux une faible espérance.
Leur grand Chef entre tous, d’Oronte plaint la mort,
Plaint Amyque, et Gyas, incertain de leur sort ;
Une vive douleur l’agite te le tourmente
Pour le vaillant Lycus, pour le brave Cloante.
Tels étaient leurs pensers ; quand du plus haut des Cieux,
Jupiter jette l’œil sur ces terrestres lieux ;
Parcourt les nations, les mers et les rivages,
Puis fixe ses regards sur les Libyques plages.
Comme il roule en son cœur cet important souci,
Vénus, les yeux en pleurs, l’aborde et parle ainsi :
    « Arbitre souverain du Ciel et de la Terre,
Dieu, le plus grand des Dieux, et maître du tonnerre,
Quels forfaits ont commis Enée et ses Troyens
Que dans le doux espoir des bords Ausoniens,
Après tant de périls sur la terre et sur l’onde,
Ils se trouvent encor bannis de tout le monde ?

Pour essuyer mes pleurs, cent fois tu m’as promis
Que Rome se verrait tous les peuples soumis ;
Qu’à ses Chefs valeureux issus du sang de Troie,
Le Destin donnerait tout l’Univers en proie,
Immuable en tes Lois, qui te change aujourd’hui ?
Jadis ce doux penser consolait mon ennui,
Quand je vis tomber Troie, et crus dans sa ruine
D’un Règne plus puissant voir l’illustre origine ;
Même sort cependant la poursuit en tous lieux,
Quand finiront ces maux, grand Monarque des Dieux ?
Anténor qui des Grecs échappa la furie,
Parvint aux derniers bords de la mer d’Illyrie,
Vit des Liburniens le Royaume écarté,
La source du Timave, et son cours argenté ;
Où la mer s’avançant par neuf boucles fameuses,
Pousse avec tant de bruit ses ondes écumeuses.
Il y fonde Padoue, en paix y tient sa Cour,
Et voit son peuple heureux dans ce plaisant séjour.
Nous que tu reconnais pour ta race immortelle,
Nous, qu’admet dans les Cieux ton amour paternelle,
Par l’ire de Junon, vagabonds sur les eaux,
Voyons loin d’Italie emporter nos vaisseaux :
D’une vertu si rare, est-ce la récompense,
Et des sceptres promis l’infaillible assurance ? »
    Le Père tout-puissant des Hommes et des Dieux
Sourit à la Déesse, et se montre à ses yeux
Avec ce front serein qui chasse les nuages,
Qui de son Trône auguste écarte les orages ;
Il lui donne un baiser, et lui répond ainsi :
    « Déesse de Cythère, apaise ton souci ;
Le sort ne peut changer : dans l’illustre Ausonie
Ton fils élèvera les murs de Lavinie ;
Bientôt tu le verras de ces augustes lieux
Revêtu de splendeur, s’élever dans les Cieux.

Là (car pour soulager une amitié si tendre,
Je veux bien du destin les grands secrets t’apprendre)
Il sera le vainqueur de cent peuples vainqueurs ;
De cette gent farouche adoucira les mœurs
Avant que trois moissons jaunissent les campagnes,
Avant que trois Hivers blanchissent les montagnes.
Ascagne son espoir, et son sang généreux,
Qui d’Iule aujourd’hui porte le nom heureux,
Laissera Lavinie encore en sa naissance,
Et sur Albe la Longue étendra sa puissance,
Pendant que trente fois le bel astre du jour,
Par son oblique route accomplira son tour.
Le sang du grand Hector au gré des destinées,
Dans Albe ayant régné par trois fois cent années,
La Vestale féconde engendrera de Mars
Les gémeaux premiers Chefs d’un peuple aux champs épars.
Nourrisson d’une louve, et fils de la Vestale,
Romule fondera la ville Martiale,
Nommera de son nom ce peuple belliqueux,
Et ce peuple partout rendra son nom fameux.
Sa grandeur par les mers ne sera point bornée ;
Les ans ne verront point sa gloire terminée.
Celle à qui ces Romains ont causé tant d’ennui,
Qui ciel, et terre, et mer bouleverse aujourd’hui,
Junon changeant sa haine en malheurs si féconde
Les verra sans regret maîtres de tout le monde.
Tel fut, tel est mon ordre ; et le beau jour luira
Que la superbe Argos à son tour gémira.
César, sang des Troyens, plus renommé qu’Hercule,
Ce Jules descendu de ton aimable Jule,
Ce grand César naîtra, dont le nom glorieux
Doit remplir l’Univers, et voler jusqu’aux cieux ;
Vainqueur de l’Orient, et partout indomptable,

Un jour tu le verras à ma divine table
Boire le doux nectar avec les Immortels,
Et comme eux, des humains recevoir des autels.
Alors la sainte Foi gouvernera la terre,
Clora de cent verrous les portes de la guerre ;
Et la Fureur impie enchaînée au-dedans,
En vain rongeant ses fers de ses cruelles dents,
Et par ses cris affreux rappelant le carnage,
Au fond d’un noir cachot écumera de rage. »
    A ces mots, du plus haut de l’Olympe étoilé,
Il dépêche ici bas son Messager ailé
De crainte que Didon, du destin incertaine,
N’éloigne les Troyens de la Terre Africaine.
Mercure prend son vol, son vol prompt et léger ;
Il fend les airs, et vient en ce bord étranger,
S’acquitte de son ordre, et bientôt dans Carthage
Adoucit par son art l’âme la plus sauvage ;
Et la Reine sur tous prend pour ces malheureux
Les nobles sentiments d’un esprit généreux.
    Mais le pieux Enée en cette solitude
Roule dans son esprit sa triste inquiétude :
A peine il aperçoit les premiers traits du jour
Qu’il veut savoir quel est ce barbare séjour,
Voir s’il est habité ; car au long de la plage,
Tout ce qu’il découvre est inculte et sauvage.
Prenant donc en sa main deux dards au large fer,
Il laisse ses vaisseaux au bord de cette mer,
A l’abri des vieux Pins de la sombre montagne ;
Entre dans la forêt, Achate l’accompagne,
Quand vénus déguisant ses célestes appas,
Au milieu de ces bois s’offre devant ses pas.
Telle une jeune Vierge est dans Lacédémone,
Telle est aux champs de Thrace une belle Amazone,
Qui pressant du talon un coursier écumeux,
Passe en légèreté l’Hèbre

au cours si fameux,
Sur les lys de son sein on voit ses tresses blondes
Au gré des doux Zéphyrs flotter en grosses ondes ;
Chasseresse, elle avait le brodequin chaussé,
Le carquois sur le dos, et le bras retroussé.
« N’avez-vous point, dit-elle, autour de ces montagnes
Rencontré par hasard une de mes Compagnes,
Courant l’arc en main, et pressant de la voix
Un Sanglier qui fuit au travers de ces bois ? »
Ainsi parle au Héros la Reine de Cythère ;
Ainsi répond Enée à sa divine mère :
Nous ignorons quel est l’objet d’un soin si doux,
Mais qu’il doit être beau, s’il l’est autant que vous !
Objet, que je ne sais comment nommer encore,
Et qui déjà pourtant dans mon âme j’adore ;
Car sans doute à vous voir avecque tant d’appas,
Les mortelles beautés ne vous égalent pas.
Nymphe donc, ou Déesse, ou la chaste Diane,
Ne vous offensez point des regards d’un profane,
Et daignez par pitié de tant d’adversités
Nous apprendre en quel lieu le sort nous a jetés.
Réduits par la tempête en l’état où nous sommes,
Nous errons sans connaître, et les lieux, et les hommes.
Je veux à l’avenir au pied de vos autels,
Vous rendre les devoirs qu’on rend aux Immortels. »
    La Déesse répond : « De cet honneur insigne,
Généreux étranger, je me confesse indigne.
Mon habit te surprend ; mais c’est ainsi qu’à Tyr
Les filles de mon âge aiment à se vêtir.
Ici sont les confins du Punique rivage ;
Didon fuyant son frère y règne dans Carthage ;
Et contre un peuple ardent au dur métier de Mars,
Relève d’Agénor les antiques remparts.

Trop longue et trop mêlée est son histoire entière ;
Je t’en veux seulement éclaircir la matière.
    Sichée, après le Roi, le plus puissant de tous,
Brave mille rivaux, et devint son époux ;
L’amour qu’il lui porta fut tendre, fut extrême,
Et presque enfant encore, elle l’aima de même.
Pygmalion son frère, indigne de son sang,
Du Roi mort occupa, mais soutint mal le rang.
Impie, avare, et lâche, ô fureur sans exemple !
Il poignarde en secret Sichée, et dans le temple ;
Plus traître encore, il montre une fausse douleur,
Il vient pleurer son crime avec sa triste sœur ;
Et pendant qu’il ravit leurs richesses immenses,
L’abuse et l’entretient de vaines espérances.
Mais dans l’obscure nuit, l’ombre de son époux
S’apparaît, lui montrant son sein percé de coups,
Les autels teints de sang, son corps sans sépulture,
Et lui démêle au long sa tragique aventure.
Il l’anime au départ par de pressants discours ;
A l’utile conseil ajoute un prompt secours,
Sous terre il lui découvre un trésor innombrable.
Sans bruit Didon s’apprête à la fuite honorable ;
Ce qui hait le Tyran avec elle est d’accord.
On conspire, on surprend les Navires au port ;
On y transporte l’or de l’avare Monarque ;
Le vent est favorable : on se sauve, on s’embarque.
Une femme conduit ce dessein glorieux ;
Et libre et triomphante, elle aborde en ces lieux
Où l’on voit jusqu’au Ciel s’élever son ouvrage,
Les orgueilleuses tours de la noble Carthage.
Mais toi, quel est ton sort, ta race et ton dessein ? »
    Arrachant un soupir du profond de son sein,
En ces mots, le Troyen répond à sa prière :
    « Le jour me manquerait plutôt que la matière,

Nymphe, s’il vous fallait conter tous nos travaux,
Et le cours ennuyeux de tant et tant de maux.
Si de Troie en ces lieux on a su la ruine,
 Troie était ma patrie, et ma haute origine ;
Par les vents, par les mers si longtemps agités,
La tempête en ces bords enfin nous a jetés.
Dans ma flotte, avec moi, j’emporte de Pergame
Les Dieux que j’ai sauvés du fer et de la flamme ;
Je suis le Prince Enée, illustre en piété,
Illustre par mon bras aux combats redouté :
Race de Jupiter, et guidé par ma Mère,
L’immortelle beauté qu’on adore en Cythère,
Je cherche aux bords fameux du grand fleuve Latin
La gloire réservée à mon noble destin.
Sur vingt nefs commença ma course vagabonde,
Je n’en sauve que sept de la fureur de l’onde,
Et d’Europe, et d’Asie éloigné par les mers,
Hors d’espoir de secours j’erre dans ces déserts. »
    Alors l’interrompant par sa douce parole,
La divine Cypris le flatte et le console :
« Crois-moi, qui que tu sois ; ton abord en ces lieux
M’apprend que tu n’es pas désagréable aux Dieux ;
Marche d’un pas hardi vers la ville prochaine ;
Avance sans rien craindre au palais de la Reine ;
Je t’annonce des tiens l’infaillible retour ;
Tes nefs seront au port avant la fin du jour,
Si mon père savant dans les choses futures
Ne m’apprit pas en vain le secret des Augures.
Vois douze cygnes blancs que du plus haut de l’air
Naguère poursuivait l’oiseau de Jupiter ;
Vois comme après le choc, en grand cercle ils s’étendent,
Planent en s’égayant, s’élèvent, puis descendent ;
Et des ailes battant, d’un mouvement léger

Chantent l’aise qu’ils ont d’être hors du danger.
Ainsi de tes Troyens la bouillante jeunesse
Pousse sur tes vaisseaux de hauts cris d’allégresse,
Soit qu’ils baissent la voile, ou jettent l’ancre au bord,
Soit que le vent en poupe ils entrent dans le port.
Marche, suis cette route » A ces mots, la Déesse
De ses rares beautés étale la richesse :
De ses cheveux épars s’exhalent dans ces lieux
Les exquises odeurs que respirent les Dieux ;
Sa robe se déploie, et la fait mieux paraître ;
Sa démarche divine enfin la fait connaître ;
Son fils la voit qui fuit avec tous ses Amours,
Et la poursuit dans l’air avecque ce discours :
    « O mère trop charmante, et plus cruelle encore,
Pourquoi te déguiser à ton fils qui t’adore ?
Que ne m’est-il permis de te voir quelquefois,
Et d’ouïr les vrais sons de ta céleste voix ? »
    Alors avec Achate, il marche vers Carthage ;
Mais Vénus, en marchant les couvre d’un nuage,
D’un air qu’elle épaissit par un secret pouvoir,
Afin que voyant tout, nul ne les puisse voir ;
Et s’envole soudain la mère des délices,
Rappelée à Paphos par mille sacrifices,
Dans ce Temple où toujours quelque Amant irrité
Accuse dans ses vœux quelque jeune beauté.
    Guidé par le sentier, le Troyen s’achemine ;
Et bientôt sur sa route, il trouve une colline
Qui commande la Ville, et découvre à ses yeux
Du Temple et du Palais le faîte audacieux.
Il voit les hautes remparts s’élever dans les nues,
Il arrive à la porte, entend le bruit des rues,
Il contemple attentif ces magnifiques toits,
De malheureux Pêcheurs cabanes autrefois.
    Ardent à son labeur, le Tyrien s’empresse ;

Les uns tracent les murs, haussent la forteresse,
Les autres, sur les lois affermissant l’Etat,
Des plus sages Vieillards composent un Sénat ;
D’autres creusent le port ; chacun choisit sa place,
Et par le soc tranchant s’en fait marquer l’espace ;
En tous lieux retentit pour l’ouvrage nouveau,
Ou la mordante scie, ou le pesant marteau.
Là se fonde un théâtre, ici roule avec peine
La superbe colonne, ornement de la scène.
    Des abeilles on pense admirer le travail
Quand des fleurs du Printemps pillant le riche émail,
Les unes font la cire, aux ruches la suspendent ;
Les autres au-dedans le doux nectar étendent ;
Celle-ci vole aux champs ; une autre à son retour
La décharge du faix, et s’en charge à son tour ;
Leur peuple est trop nombreux, on sonne la trompette ;
L’essaim aventurier cherche une autre retraite ;
Quelquefois tout décampe ; et leurs fiers bataillons
Présentent le combat aux paresseux frelons :
Jamais d’oisiveté dans leur petit empire.
    « Heureux quiconque ainsi ses ouvrages admire »
S’écrie Enée alors, contemplant ces palais ;
Il marche cependant dans le nuage épais,
Il avance, il approche, et lui-même s’étonne
Que mêlé dans la foule, il n’est vu de personne.
    Au centre de la ville était un bois plaisant :
Ces peuples Tyriens dans la terre creusant,
Soudain que sur ces bords les jeta la tempête,
D’un cheval belliqueux y trouvèrent la tête
Pour présage assuré d’un peuple courageux,
Comme l’avait promis un Oracle fameux.
A Junon dans ce bois Didon fondait un temple ;
Avec étonnement le Troyen le contemple :
Par vingt degrés de bronze aux portes il parvient ;

Les portes font gronder l’airain qui les soutient.
Là sa douleur se calme, et là son cœur commence
A se laisser flatter d’une douce espérance ;
Car pendant qu’en ce temple il promène ses yeux
Sur la riche matière, ou sur l’art curieux,
Il voit peintes par ordre autour de ses murailles,
Du fameux Ilion les sanglantes batailles.
Des Atrides il voit le couple belliqueux,
Achille encor plus brave et terrible qu’eux ;
Il voit le vieux Priam, et saisi de tristesse,
A son fidèle Achate, en ces mots il s’adresse :
    « Quel climat aujourd’hui n’est plein de nos travaux ?
Jusqu’en ces bords lointains on a pleuré nos maux ;
On y prise l’honneur, espérons, et peut-être
Le bruit de tant d’exploits nous y fera connaître. »
Sur ces divers tableaux, sources de ses douleurs,
Il arrête ses yeux humides de ses pleurs.
Dans le premier qui s’offre il voit les Grecs en fuite ;
La jeunesse Troyenne est âpre à leur poursuite ;
Dans cet autre, à son tour le Phrygien s’enfuit,
Jusqu’aux portes de Troie Achille le poursuit.
    Non loin campe Rhésus, le jeune Roi de Thrace,
Qui de secourir Troie avait conçu l’audace ;
On voit dans ce tableau son sort infortuné ;
On y voit Diomède au massacre acharné,
Et les fameux coursiers enlevés de leur tente
Avant qu’ils eussent bu l’eau fatale du Xanthe.
    Là transpercé d’un dard, Troïle désarmé
Fuit devant son vainqueur de colère enflammé ;
Renversé de son char, enfant trop imbécile
Pour oser faire tête au redoutable Achille,
On le voit emporté de ses chevaux fougueux
Par terre, et dans son sang traînent ses blonds cheveux.
D’une main toutefois il serre encore les rênes :

Le dard marque après lui sa fuite sur les plaines.
    Là semble faire ouïr au temple de Pallas
Ses vœux entrecoupés de funestes hélas
Des Dames d’Ilion la troupe effarouchée :
Pallas voit leur misère et n’en est point touchée.
Achille autour des murs trois fois traînant Hector,
De son corps, le cruel trafique au prix de l’or ;
Enée, à cet objet, sent redoubler ses larmes
Quand d’un ami si cher il reconnaît les armes,
Et voit le vieux Priam tendre sa faible main
Au funeste présent du vainqueur inhumain.
    Lui-même il s’aperçoit mêlé dans ces batailles ;
Il voit du noir Memnon les tristes funérailles,
Il voit Penthésilée au courage bouillant :
Fille, elle ose attaquer des Grecs le plus vaillant !
Sa targe par le haut en croissant est coupée ;
D’une ceinture d’or pend sa brillante épée.
    Tandis que ce héros rempli d’étonnement,
Sur ces divers objets s’attache fixement,
Des plus rares beautés et des Reines l’exemple,
Avec toute sa Cour Didon vient dans ce temple.
    Telle qu’aux bords d’un fleuve, au plus profond d’un bois,
Le dos encor chargé de son riche carquois,
Diane efface au bal l’élite des Dryades,
Et surpasse l’éclat des blondes Oréades :
Rien n’égale son air, son port, et sa beauté ;
Latone sent son cœur d’aise tout transporté.
    Telle, et plus fière encor la Reine de Carthage
Voyait fleurir son règne, et croître son ouvrage.
Sur un trône élevé sous un superbe dais
Où sa garde alentour serre ses rangs épais,
Au milieu de ce temple, elle prend sa séance
Pour donner à son peuple une libre audience.
Elle imposait des lois, réglait

tout justement,
Prompte à la récompense et lente au châtiment ;
Divisait le travail, égalait l’avantage,
Ou par le sort en faisait le partage :
Quand Enée aperçoit la fleur de ses Troyens
Dans le nombreux concours des peuples Tyriens ;
Il reconnaît Anthée, et Sergeste, et Cloanthe,
Ses chefs naguère épars par l’horrible tempête.
    Achate à cet objet rappelle ses esprits,
Et de crainte et de joie également surpris,
Impatient de voir quelle est leur aventure,
Il brûle de sortir de la nuée obscure ;
Car il voit après eux redoubler la rumeur,
Il entend jusqu’au ciel retentir la clameur.
Mais il est retenu par le prudent Enée
Qui veut prêter l’oreille au sage Ilionée :
Ce vieux Chef se prosterne et parle au nom de tous ;
D’un ton grave il s’exprime, et d’un air noble et doux :
    « Reine qui tiens soumis à ton sceptre équitable,
Dans ta ville naissante, un peuple formidable,
De malheureux Troyens par les vents agités
Implorent à tes pieds tes divines bontés :
Accorde une retraite à nos troupes errantes,
Et sauve nos vaisseaux des flammes dévorantes.
Portons-nous dans les yeux l’audace, ou la fureur ?
Pouvons-nous, fugitifs, inspirer la terreur ?
Contraints d’abandonner notre chère patrie,
Nous cherchions par les mers l’ancienne Hespérie,
Italie est le nom qu’elle tient aujourd’hui
D’un Héros autrefois sa gloire et son appui.
Quand pour signe assuré d’une horrible tempête,
L’orageux Orion des flots lève la tête :

Soudain l’onde s’émeut, et nos pâles nochers
Sont jetés sur les bancs, poussés sur les rochers.
D’une flotte nombreuse après ce grand orage,
Quelques vaisseaux à peine abordent ce rivage
Que ton peuple, ennemi de l’hospitalité,
Nous refuse l’asile et le port souhaité.
Rebutés de la mer, il nous défend la terre ;
Nous demandons la paix, il nous livre la guerre.
Si l’on méprise ici le pouvoir des humains,
Pour punir les forfaits les grands Dieux ont des mains.
Au nom de notre Roi, le généreux Enée,
(Si toutefois des vents la rage forcenée
Dans les ondes n’a point son sort précipité)
Au nom de ce Monarque illustre en piété,
Fameux par sa valeur, fameux par sa justice,
Reine, plains nos malheurs et deviens-nous propice.
Aceste, digne sang des Monarques Troyens,
Règne encore avec gloire aux bords Siciliens.
Permets-nous d’équiper notre flotte brisée ;
Souffre que rejoignant sa force divisée,
Guidés par notre Roi sous de meilleurs auspices,
Nous arrivions enfin aux rivages Latins ;
Ou si nous conservons une espérance vaine
D’être encor commandés par ce grand Capitaine,
Que du moins implorant Aceste ce bon Roi,
Nous puissions nous ranger sous sa loi. »
    C’est ainsi que parla le sage Ilionée.
Il s’élève un bruit sourd et sa troupe étonnée
Frémit en attendant l’effet de ses propos ;
Didon baisse la vue, et répond en ces mots :
    «Calmez ces vains soucis, et bannissez la crainte ;
A ces dures rigueurs, Troyens, je suis contrainte :

De mon règne naissant la faible autorité
Fait veiller cette garde avec sévérité.
Qui ne sait d’Ilion la triste destinée,
Qui ne sait les vertus du valeureux Enée ?
Ici luit comme ailleurs le clair flambeau du jour,
Et nous n’habitons point un barbare séjour.
Soit que tous vos projets se bornent en Sicile,
Soit que vous aspiriez au rivage fertile
Renommé par Saturne et son règne doré,
Mon secours est tout prêt, et vous êtes assurés
Que si las de tenter ces fortunes diverses
Vous voulez dans ces lieux finir tant de traverses,
Sortez de vos vaisseaux, magnanimes Troyens,
Partagez mes faveurs avec mes Tyriens ;
Et plût au juste Ciel que votre vaillant Prince,
Poussé du même vent, abordât ma Province.
Je veux pour le chercher qu’on coure tous les ports,
Les rochers, les forêts de ces Libyques bords. »
    Le valeureux Achate et son illustre Maître,
Animés par ces mots, sont tentés de paraître ;
Achate le premier l’en sollicite ainsi :
    « Vaillant fils de Vénus, qui nous retarde ici ?
La Fortune nous rit, nous flatte, et nous seconde :
Nos amis sont sauvés de la fureur de l’onde,
Tous nos vaisseaux au port, hors la nef qu’à nos yeux
Abîma sous les flots l’Aquilon furieux :
Tout répond aux discours de ta divine Mère. »
    A peine il a parlé que devenant plus claire,
La nue en l’air s’écoule, et fait paraître au jour
Le Troyen, digne fils de la mère d’Amour.
Il paraît tel qu’un Dieu : la charmante Déesse
Lui prête l’immortelle et céleste jeunesse,

L’or de ses blonds cheveux, un teint vif et vermeil,
Et le feu de ses yeux plus clair que le soleil.
Ainsi de l’Artisan la main souple et savante
Ajoute un nouveau lustre à l’ivoire luisante ;
Ainsi reluit le marbre, ou l’argent façonné,
Quand d’un or éclatant il est environné.
    Son aspect imprévu rend sa troupe étonnée.
« Troyens, s’écria-t-il, reconnaissez Enée,
Votre Prince vainqueur de la rage des flots. »
    Se tournant vers la Reine, il poursuit en ces mots :
« Reine, qui par pitié de nos longues misères,
Accordes un asile à nos Dieux tutélaires,
Et ne dédaignes point ces restes malheureux
De la fureur des Grecs et des vents orageux ;
Bannis de toutes parts, pouvons-nous être dignes
De ces rares bienfaits, de ces faveurs insignes ?
Les Dieux (s’ils sont touchés de la sainte équité,
D’un cœur pur et sincère et de la piété)
Les Dieux reconnaîtront cette bonté divine.
Heureux l’illustre auteur de ta noble origine !
Tant qu’au vaste Océan les fleuves couleront,
Tant qu’aux voûtes des Cieux les astres brilleront,
En quelque région que mon destin m’appelle,
J’y rendrai ta louange, et ta gloire immortelle. »
    Ayant fini ces mots, d’un air noble et hautain
Au sage Ilionée il présente la main,
Il embrasse Sergeste, et Gyas, et Cloanthe,
Et les plus signalés de leur troupe vaillante.
Ces guerriers à leur Roi s’offrent avec respect.
Didon paraît surprise à ce premier aspect :
L’aventure l’étonne, elle en revient à peine ;
En ces termes enfin s’exprime cette Reine :
    «

Invincible Troyen, illustre sang des Dieux,
Quel étrange destin te poursuit en ces lieux ?
C’est donc toi qu’enfanta la Reine de Cythère,
Abandonnant le ciel pour Anchise ton père
Lorsque le Simoïs vit leurs tendres amours ?
De moi je me souviens qu’implorant le secours
Du triomphant Bélus, d’où vient mon origine,
Teucer vint à Sidon, banni de Salamine :
Bélus ravageait Chypre, et lui donnait la loi ;
Au seul nom de Bélus, l’île tremblait d’effroi ;
Dès ce temps m’est connu le fameux nom d’Enée,
Et de vos grands Héros l’illustre destinée.
Teucer, quoique ennemi, l’élevait jusqu’aux cieux,
Et se vantait d’avoir vos grands Rois pour aïeux.
Vivez donc, ô Troyens, vivez en assurance :
Comme vous des destins je connais l’inconstance ;
Mes malheurs m’ont appris qu’un esprit généreux
Sait se montrer sensible au sort des malheureux. »
    Elle ordonne, à ces mots, qu’on offre la victime,
Conduit à son palais son hôte magnanime ;
Cependant pour les siens elle envoie aux vaisseaux
Cent bœufs et cent brebis, et leurs tendres agneaux,
Et du divin Bacchus le présent et la joie.
Partout dans sa splendeur le luxe se déploie :
Ce ne sont au palais que festins, que concerts,
Qu’habits riches d’étoffe et d’ouvrages divers ;
Les vases précieux éclatent sur les tables,
Et d’un savant burin les traits inimitables
Y font lire sur l’or les antiques aïeux,
Et de la nation les exploits glorieux.
    Enée envoie Achate à son aimable Ascagne
(Car l’amour paternel en tous lieux l’accompagne)
Pour l’instruire de tout, pour lui faire savoir
L’impatient désir qu’a

Didon de le voir.
Il commande surtout qu’aussitôt il envoie
Les plus riches présents sauvés des feux de Troie,
La couronne, le sceptre, et le royal atour
Dont brillait Ilione au grand et triste jour
Que l’asservit Hymen aux lois d’un Prince avare ;
Le voile magnifique, et la riche simarre,
De la charmante Hélène ornement précieux,
Quand de tous les Troyens elle éblouit les yeux,
Ce jour pour eux fatal qu’elle entra dans Pergame,
Y traînant après elle, et le fer, et la flamme.
    Achate vers la flotte avançait à grands pas.
Vénus qui n’a pas moins de ruses que d’appas,
Méditait cependant un étrange artifice.
Sachant de Cupidon l’adresse et la malice,
Elle crut qu’aisément l’Enfant maître des Dieux
Pourrait prendre d’Ascagne et la taille et les yeux,
Imiter sa parole, et son air, et sa grâce,
Porter sans être vu les présents en sa place,
Et pénétrer Didon d’un violent amour.
Car mille soins divers la troublent nuit et jour :
Elle connaît Junon, et redoute sa haine,
Le Tyrien menteur, et la Cour incertaine.
Donc au Tyran des cœurs elle s’adresse ainsi :
    « Mon fils, ma seule force, et mon plus cher souci,
Dont les traits plus puissants que les traits du tonnerre
Sont redoutés du Roi du ciel et de la terre ;
Ta Mère, mon Enfant, t’implore en ses malheurs ;
Tu sais combien Junon m’a fait verser de pleurs.
De rivage en rivage elle poursuit ton frère ;
Toi-même je t’ai vu pleurer de ma misère.
Il reçoit à Carthage un traitement plus doux ;
Mais l’altière Junon le voit d’un œil jaloux,

Et je crains que bientôt son implacable rage
Ne change ce doux calme en un cruel orage.
Par ruses prévenons ce fatal changement :
Dans le cœur de Didon tu peux en un moment
Allumer pour ton frère une flamme insensée,
Un amour sans remède, et voici ma pensée :
Ascagne en ses vaisseaux fait l’élite des dons
Sauvés des feux de Troie, et des gouffres profonds ;
Il va trouver Didon par l’ordre de son père.
Je le veux transporter au sommet de Cythère,
Ou dans l’heureuse Chypre entre les verts pavots
Le tenir assoupi d’un paisible repos.
Sois pendant une nuit à cet enfant semblable,
Et quand parmi le luxe et les jeux de la table,
Didon en ses transports te prenant en ses bras
Te donnera pour lui cent baisers pleins d’appas,
Fais couler dans son cœur le poison agréable
Et l’invisible feu qui te rend redoutable. »
    Amour descend du ciel, et cachant aux regards
Son arc et son flambeau, ses ailes et ses dards,
Il prend du jeune Ascagne, et l’air, et le visage ;
Tandis qu’aux monts de Chypre en un plaisant bocage
De myrtes amoureux et d’odorants jasmins,
Vénus porte l’enfant si chéri des Destins.
Sa tête doucement est sur elle penchée,
Des pavots du sommeil sa paupière est touchée.
    Déjà chargé des dons, le trompeur Cupidon
Marchait avec Achate au palais de Didon ;
Il vient, et sous le dais d’un ouvrage admirable,
La Reine prend sa place au milieu de la table ;
Auprès d’elle est Enée, et sur les plus beaux lits,
Par ordre ses Troyens sont sur la pourpre assis.
On apporte le pain dans les riches corbeilles,

Dans cent flacons divers vient la liqueur des treilles ;
Cent vierges ont le soin des mets délicieux,
Et de nourrir le feu des domestiques Dieux ;
Autant servent la table, autant de jeunes pages
Portent aux conviés les différents breuvages.
Sur des lits peints, assise au-dessous des Troyens,
Brille au festin royal la fleur des Tyriens ;
Tous admirent Enée, et sa magnificence,
L’esprit du feint Ascagne, et son aimable enfance,
L’éclatante simarre, et le voile sans prix.
Mais surtout de Didon les beaux yeux sont surpris :
Dévouée au malheur de son destin funeste,
Ses regards dans son cœur coulent l’ardente peste.
    Après avoir montré par mille embrassements
Des tendresses d’un fils tous les faux sentiments,
Amour passe vers elle, et dans ses bras s’enlace ;
Elle le prend, le baise, et doucement l’embrasse,
Malheureuse qu’elle est de ne connaître pas
Combien est dangereux ce Dieu rempli d’appas.
Sans se faire sentir, préparant sa victoire,
Il efface Sichée, et sa triste mémoire ;
Et par Vénus instruit, tâche de rallumer
Ce cœur devenu tiède au doux plaisir d’aimer.
Sur la fin du repas, on s’anime à la table ;
On vide les flacons du nectar agréable ;
La joie épand le bruit, et par diverses fois
Le palais retentit d’un cri de mille voix.
Cent lampes du lambris animent la peinture,
Et l’artiste travail de la lente sculpture ;
Des flambeaux redoublés la brillante clarté
Dissipe de la nuit l’épaisse obscurité.
La grande Reine alors, selon l’antique usage,
Prend la coupe, et l’emplit de l’excellent breuvage,
La coupe de Bélus, où maint saphir reluit ;
Puis prononce

ces mots qui suspendent le bruit :
    « Sois présent, Roi des Dieux et des hommes le père,
Jupiter (car c’est toi qu’en tous lieux on révère
Pour auteur des saints droits de l’hospitalité),
Daigne rendre ce jour heureux par ta bonté
Aux illustres bannis de Sidon et de Troie,
Et jusqu’à nos neveux en conserve la joie.
Sois propice, Junon, notre suprême appui ;
Et toi, divin Bacchus, fatal au triste ennui :
Célébrez Tyriens un jour si remarquable. »
    Alors de la liqueur elle arrose la table,
Fait l’essai de la coupe, et de la même main
La porte Bitias, qui l’épuise soudain :
Il se plonge dans l’or ; et du même vin pleine
A son exemple autour la coupe se promène
Pendant que retentit la harpe d’Iopas,
Ce disciple fameux de l’admirable Atlas.
    Il chante ce qui fait la pluie et le tonnerre,
D’hommes et d’animaux ce qui peuple la terre ;
La Lune au teint changeant, et ses déclinaisons,
La course du Soleil par les douze maisons,
L’Arcture, et le lever des humides Hyades,
L’écharpe d’Orion, et l’Ourse, et les Pléiades ;
Pourquoi des nuits d’été si rapide est le cours ;
Pourquoi pendant l’hiver les soleils sont si courts.
A son chant applaudit la Troyenne jeunesse,
Le Tyrien en pousse un haut cri d’allégresse.
    La Reine cependant boit le mortel poison
Qui se prend par les yeux, et trouble la raison ;
Passe en discours la nuit, en diverses demandes,
Sur les troupes des Grecs, sur les Troyennes bandes,
Sur Priam, sur Hector, sur ces nobles travaux,
Sur le fier Diomède, et ses vites chevaux ;

Se fait dépeindre Achille, et se fait dire encore
Quel fut ce vaillant fils tant pleuré par l’Aurore.
« Ou plutôt, lui dit-elle, invincible Héros,
Dès la source première entame ton propos ;
Raconte moi des Grecs l’insigne perfidie,
De la fin d’Ilion l’affreuse tragédie,
Ta course vagabonde, et tant de maux divers ;
Car depuis que les vents t’agitent par les mers
Et qu’on te voit errer en des terres lointaines,
Pour la septième fois l’été dore nos plaines. »