L’Éminence grise - Le père Joseph




L’ÉMINENCE GRISE





LE PÈRE JOSEPH, D’APRÈS UN LIVRE NOUVEAU[1]






Le Père Joseph est plutôt célèbre que connu. Sa figure, bien que souvent retracée par l’histoire, l’art et le roman, garde un caractère énigmatique et mystérieux. On sait bien que ce capucin a été le grand confident du cardinal de Richelieu et qu’il a joui, sous le tout-puissant ministre, d’un crédit sans égal ; on le voit bien, tel qu’il est peint dans le tableau fameux de Gérome, enveloppé de son froc et salué chapeau bas par les plus fiers courtisans ; mais par quelle nature de services, par quel genre de supériorité a-t-il conquis et gardé cette haute faveur ? Tout d’abord il faut écarter la légende qui fait de lui l’exécuteur des vengeances et des sévérités de Richelieu. D’autres ont joué ce rôle : Châteauneuf, Séguier, Laubardemont, Laffemas. Sans doute les capucins ont été les ennemis d’Urbain Grandier et ont poussé à sa condamnation ; mais aucun document contemporain ne montre le Père Joseph personnellement mêlé au drame judiciaire de Loudun. Encore moins a-t-il pu concourir à la condamnation de Cinq-Mars : il était mort depuis plus de trois ans lorsque le grand-écuyer se jeta dans la conspiration qui devait lui coûter la vie.

Dans le petit groupe des collaborateurs intimes de Richelieu, le Père Joseph occupe une place nettement déterminée : il est l’homme de confiance du cardinal pour les affaires étrangères, quelque chose comme Hugues de Lionne auprès de Mazarin, avec un degré supérieur d’intimité, que peut seule expliquer l’étude de sa vie et de ses longues relations avec Richelieu. Cette étude nous manquait. Un ancien élève de l’Ecole des chartes, M. G. Fagniez, après douze ans de recherches, vient de nous la donner.

Notre époque, éprise d’exactitude, a renouvelé l’histoire. La vérité générale du récit ne lui suffit plus ; elle veut la précision rigoureuse du détail. Elle la demande à l’examen et à la comparaison des documens originaux. L’Ecole des chartes a tracé la voie et pris la tête du mouvement, où tout le monde l’a suivie. On ne peut plus aujourd’hui aborder l’étude d’un sujet historique sans emprunter aux chartistes leur sévère méthode d’investigation.

M. Fagniez est parti de l’idée naturelle et juste que les capucins avaient dû conserver des documens sur un des membres les plus illustres de leur ordre. Il a cherché d’abord de ce côté. Puis il s’est adressé aux calvairiennes, congrégation féminine fondée au XVIIe siècle sous l’influence du Père Joseph, et à M. Arthur de Rougé, un des héritiers de la famille à laquelle appartenait le capucin. Enfin il a fouillé toutes les archives, tous les dépôts publics ou privés de l’Europe, tous ceux du moins dont la porte est ouverte ou seulement entre-bâillée.

Il existe, au couvent des capucins de la rue de la Santé, une biographie manuscrite du Père Joseph, écrite par un prêtre nommé Lepré-Balain, à la demande des calvairiennes, sur des renseignemens de première main fournis par l’entourage du capucin et sur des notes autobiographiques laissées par lui. Malheureusement l’ouvrage de Lepré-Balain, rédigé dans une pensée d’édification, ne s’occupe que de la vie privée du capucin et de son action religieuse. M. Fagniez n’aurait donc apporté qu’une lumière incomplète sur ce que nous recherchons dans la carrière du Père Joseph, c’est-à-dire sur sa collaboration avec Richelieu, s’il n’avait découvert ou plutôt identifié un autre document d’un intérêt bien supérieur.

Tous ceux qui ont fréquenté le département des manuscrits à la Bibliothèque nationale, en vue d’étudier le XVIIe siècle, ont tenu dans les mains un ouvragé incomplet intitulé : Supplément à l’Histoire et l’ont examiné avec curiosité. Ils se sont demandé quel pouvait être le personnage assez initié aux négociations les plus secrètes du règne de Louis XIII pour les avoir exposées avec une telle précision et une telle exactitude dès le milieu du XVIIe siècle, époque à laquelle remonte, d’après des signes indubitables, la rédaction du mystérieux document. Léopold Ranke, le grand érudit allemand, a voulu avoir le mot de cette énigme. Il a étudié le manuscrit, et il a dit : Ce sont les Mémoires du Père Joseph. D’autres hypothèses ont été proposées. Inutile désormais de les discuter. Ranke seul avait approché de la vérité, que M. Fagniez a fini par découvrir. Le manuscrit de la Bibliothèque nationale n’est qu’une copie partielle d’un document qui, après bien des pérégrinations, est aujourd’hui au British Muséum. Il est de la même écriture que la biographie dont nous parlions tout à l’heure ; il est, comme cette biographie, l’œuvre de Lepré-Balain ; il a été rédigé avec le même concours de renseignemens et de documens fournis par les personnes qui avaient vécu dans l’intimité du capucin. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, les Mémoires du Père Joseph, dans le sens où nous employons aujourd’hui ce mot ; mais ce sont des Mémoires sur le Père Joseph, écrits d’après ses papiers, contenant des analyses et des extraits de documens tirés de son cabinet politique, et par suite ayant à peu près le même caractère et la même valeur que s’ils étaient l’œuvre personnelle du capucin.


I

Le Père Joseph, avant de porter le nom qu’il prit en se vouant à la vie monastique, et que l’histoire lui a conservé, s’appelait François Le Clerc du Tremblay. Il était né dans une de ces grandes familles de bourgeoisie parisienne, propriétaires de terres nobles, appuyées de hautes protections et pourvues d’emplois importans. Son père, Jean Le Clerc, seigneur du Tremblay, occupait au Parlement de Paris l’office de président aux enquêtes ou aux requêtes : c’est un point sur lequel l’érudition si précise de M. Fagniez n’a pas pu faire la lumière, faute de documens suffisamment nombreux et concordans. Sa mère, Marie Motier de La Fayette, appartenait à une ancienne, noble et pauvre maison d’Auvergne. Il avait dix ans lorsqu’il perdit son père et se trouva sous la tutelle maternelle. Mme du Tremblay lutta énergiquement contre la vocation religieuse de son fils, soit parce qu’élevée dans la religion protestante, elle avait gardé de son éducation une médiocre sympathie pour les ordres monastiques, soit parce que, François étant l’aîné de ses trois enfans, elle le considérait comme tenu de faire son chemin dans le monde pour devenir le protecteur de la famille dont il était le chef naturel. Contrairement à toutes les prévisions, la voie dans laquelle il s’engagea devait le conduire à un si haut degré d’influence qu’il put faire bénéficier de son patronage non seulement son frère Charles Le Clerc et son beau-frère Saint-Etienne, mais toute une tribu de parens, d’alliés ou d’amis.

Les curieux d’anecdotes demandent volontiers, lorsqu’il s’agit d’une vocation religieuse, si elle n’a pas été provoquée ou au contraire combattue par quelque incident romanesque. Qu’ils soient satisfaits, le futur capucin a eu son petit roman. On le sait par lui-même ; car il s’est confessé, non pas à la façon de Rousseau, mais chrétiennement et humblement, d’une faiblesse qui, à l’âge où il l’a ressentie, n’a pas dû avoir beaucoup de gravité. Le charme qui l’attira, de douze à quatorze ans, vers une personne sur laquelle il a évité discrètement de donner des indications qui puissent la faire reconnaître, ébranla d’abord une vocation encore plus précoce que cet amour innocent, et finit par la fortifier en faisant voir de près au jeune François les séductions auxquelles il risquait d’être exposé. Toutefois, par déférence pour sa mère, il consentit à passer quelques années dans le monde. Après avoir fait, avec plusieurs amis de son âge, un voyage en Italie, considéré alors comme le complément de l’éducation destinée à former ce qu’on appelait un honnête homme, il parut à la Cour et fut présenté à Henri IV sous le titre de baron de Maffliers, tiré d’une terre qui lui venait, par sa mère, des La Fayette. Il servit comme volontaire, on 151)7, au siège d’Amiens, et s’y conduisit bravement : le courage personnel est une des vertus qui ne lui ont jamais fait défaut. Dans le cours de la même année, il put prendre quelque teinture de la diplomatie en accompagnant Hurault de Maisse en Angleterre, dans cette ambassade que Prévost-Paradol a racontée et qui avait pour but d’expliquer par avance la paix de Vervins.

Lorsqu’il revêtit, à vingt-deux ans, le froc des enfans de Saint-François d’Assise, il avait donc, malgré sa jeunesse, une certaine expérience de la vie. Avec cela une instruction étendue, la connaissance approfondie des langues anciennes, la pratique de l’italien et de l’espagnol, qui devaient lui être si utiles dans les négociations auxquelles il fut mêlé. Après quelques années passées dans l’obscurité du cloître et consacrées à des études théologiques, il paraît en public comme prédicateur. Son premier sermon, prononcé à Paris, en l’église de Sainte-Geneviève, produit une grande impression. Puis il parcourt la province, prêchant partout, obtenant des conversions, provoquant des vocations religieuses, entre autres celles du Père Ange de Mortagne, qu’il gagne à l’ordre des capucins, et dont il fera plus tard son compagnon et son secrétaire. Il se livre à la direction spirituelle, et rencontre des âmes d’élite, comme Antoinette d’Orléans-Longueville, veuve d’Albert de Gondi, marquis de Belle-Isle, en religion sœur Sainte-Scholastique. Il entreprend avec cette sainte femme la réforme de l’ordre de Fontevrault, déchu alors de ses anciennes vertus. Puis, rencontrant des difficultés dans son entreprise, il ne renonce pas à un projet pour lequel il s’est passionné ; mais il le transforme et poursuit désormais la création d’une communauté indépendante, celle du Calvaire, dont Antoinette d’Orléans est la première abbesse et dont notre capucin restera toute sa vie le directeur spirituel.

Il n’entre pas dans notre plan d’étudier toutes les fondations pieuses, toutes les entreprises de propagande religieuse auxquelles le Père Joseph a concouru, et qui ont partagé avec la politique l’emploi de son infatigable activité. Si nous avons signalé, spécialement la création de l’ordre des Calvairiennes, c’est d’abord parce qu’elle fut son œuvre de prédilection, ensuite parce qu’elle amena sa première rencontre avec Richelieu. Le futur ministre de Louis XIII était plus jeune que le Père Joseph ; mais il avait été appelé dès l’âge de vingt-quatre ans au siège épiscopal de Luçon, devenu vacant par la mort d’un oncle paternel. Le jeune prélat, déjà influent, eut l’occasion de rendre quelques services au capucin, et de lui faciliter son projet de fondation, que d’autres évêques combattaient, et que même la cour de Rome, au début, accueillait froidement. Ces relations, d’abord très passagères, devaient se renouveler et se resserrer, quelques années plus tard, dans des circonstances qui méritent qu’on s’y arrête un instant.

De grands changemens s’étaient accomplis en France depuis qu’Henri IV était tombé sous le couteau de Ravaillac. Marie de Médicis avait mis une sorte de passion à se jeter dans une politique complètement opposée à celle de son mari. Au dehors, la France, abandonnant la défense des petits États contre l’ambition de la maison d’Autriche, abandonnant le souci de sa propre indépendance, se laissait traîner à la remorque de ce qu’on appelait le Conseil d’Espagne. Au dedans, les économies, soigneusement ménagées par Henri IV en prévision d’une guerre, étaient dilapidées ; les princes et les grands, exploitant le mécontentement populaire au profit de leur ambition et de leurs intérêts, avaient pris les armes contre l’autorité royale, représentée par un enfant, une femme faible et bornée, un favori méprisé. Le traité de Sainte-Menehould ne fit que suspendre la guerre civile, qui éclata de nouveau après un entr’acte d’un an rempli par les États généraux de 1614.

M. Hanotaux a exposé à merveille, ici même, les délibérations de ces États-Généraux, les derniers qui se soient réunis avant la révolution de 1789. Une des questions qui passionnèrent le plus les trois ordres fut celle de l’indépendance du pouvoir civil, personnifié dans la royauté, en face de l’autorité religieuse, représentée par le saint-siège. Bien qu’on ne fût plus au moyen âge, la question était loin d’avoir un caractère purement théorique. On sortait des guerres religieuses du XVIe siècle ; on ne pouvait oublier que l’héritier légitime du trône, pour s’assurer la paisible possession du pouvoir, n’avait pas jugé inutile, même après sa conversion au catholicisme, de négocier avec le saint-siège pour se faire relever de l’excommunication dont il était frappé. Les députés du Tiers en grande majorité tenaient pour l’indépendance du pouvoir civil, et voulaient faire proclamer ce principe, qui est devenu celui de la société contemporaine, et qui dès cette époque était en faveur auprès de la classe moyenne, à la Sorbonne et au Parlement. Aussi avaient-ils inscrit dans l’article 1er de leurs cahiers la déclaration suivante : « Il n’y a puissance en terre, ni spirituelle, ni temporelle, qui ait aucun droit sur le royaume. » Ils voulaient que ce principe fût enseigné et prêché dans toute la France, et que nul ne pût le contester. On aurait dû croire que le gouvernement serait charmé de l’ardeur apportée par le Tiers à défendre le pouvoir royal ; mais Marie de Médicis, autant par dévotion mal entendue que par attachement à l’alliance espagnole, était favorable aux prétentions pontificales, habilement soutenues par le nonce Ubaldini. La plus grande partie du clergé penchait naturellement du même côté. Le Tiers-état chercha un appui dans la noblesse et particulièrement dans les chefs de cet ordre qui venaient de se soulever contre le gouvernement de la reine mère et de Concini. Le prince de Condé et les autres grands personnages qui l’entouraient tergiversèrent pendant toute la durée des États-Généraux. C’est plus tard seulement qu’ils prirent nettement parti pour la doctrine du Tiers, afin de masquer les motifs intéressés d’une seconde prise d’armes. Puis ils s’accommodèrent de nouveau avec le gouvernement de Marie de Médicis, moyennant des faveurs, des places, des pensions. C’est ce qu’on a nommé la pacification de Loudun.

L’évêque de Luçon, aux États-Généraux, avait combattu la proposition du Tiers-état. Cette attitude peut surprendre de la part d’un homme qui plus tard défendit avec tant d’énergie les prérogatives du pouvoir royal et ne craignit pas, pour les soutenir, d’entrer en lutte avec la papauté. On croira peut-être obligeamment qu’il n’avait pas encore une opinion arrêtée sur ce point ; ou bien l’on peut penser avec plus de vraisemblance que, désireux d’être désigné comme orateur par le clergé, il aimait mieux laisser dans l’ombre la partie de ses idées qui aurait pu lui enlever la confiance de son ordre. Il atteignit en effet le but qu’il se proposait ; il fut désigné par le clergé pour prononcer en son nom le discours de clôture, comme le prévôt des marchands, Miron, fut désigné par le Tiers-état. Cette circonstance le mit en lumière et prépara les voies à son ambition.

Le Père Joseph, pendant la prise d’armes qui suivit la dissolution des États-Généraux, prit parti dans le même sens, avec autant de chaleur, et selon toute apparence avec plus de sincérité, car il n’était pas alors l’homme compliqué que Richelieu appellera familièrement tenebroso cavernoso. Dans cette première période de sa vie, au contraire, il est tout d’une pièce : c’est un pur ultramontain, un partisan décidé de l’alliance espagnole, un défenseur convaincu de la politique suivie par la reine mère et ses conseillers. Il se mit en campagne pour amener un rapprochement entre les princes et la Cour. Il s’efforça surtout de faire abandonner à Condé et à ses partisans la théorie du Tiers-état. Diverses circonstances favorisaient son projet. Il était depuis trois ans provincial de son ordre pour la Touraine. Profitant d’une tournée qu’il avait à faire pour visiter les couvens de cette province, il arriva à Saint-Maixent, où résidait Condé. Son frère, Charles du Tremblay, occupait auprès de ce prince l’emploi de gentilhomme de la chambre. Il vit donc facilement Condé, mais il le trouva fort mal disposé. Il rencontra moins de résistance chez les ducs de Mayenne et de Longueville, sur lesquels il agit tout à la fois par lui-même et par des intermédiaires bien choisis. Il revint ensuite à la charge auprès de Condé. Il ne négligea rien pour le gagner ; il profita même d’une maladie qui mit sa vie en danger. Il lui fit craindre de compromettre son salut éternel s’il continuait à lutter contre la doctrine de Rome et du clergé. D’autres argumens, d’une nature plus terrestre, étaient en même temps mis en œuvre auprès de Condé, fort attaché, comme on sait, à ses intérêts. Le prince céda enfin dans les premiers mois de 1616, et la paix fut conclue.

Au milieu de ces événemens, les rapports entre l’évêque de Luçon et le capucin devinrent plus fréquens, sans prendre encore le caractère d’intimité qu’ils eurent plus tard. Le Père Joseph, qui sentait croître sa confiance dans le jeune prélat, lui fit part d’un projet qui avait séduit son imagination et qui tentait sa piété. Parmi les princes confédérés, qui venaient de faire leur paix avec Marie de Médicis, se trouvait un personnage curieux, qui à l’époque des croisades aurait probablement brillé parmi les compagnons de Godefroy de Bouillon, mais qui, au XVIIe siècle, eu un temps de politique froide et calculatrice, ne joua jamais qu’un rôle effacé. Charles de Gonzague, duc de Nevers, avait un beau nom, de vastes domaines, le goût des aventures et une bravoure de paladin. Catholique exalté, ses sentimens religieux et ses traditions de famille l’attiraient vers l’Espagne, il ne se doutait pas que quelques années plus tard, la succession du duché de Mantoue lui vaudrait l’hostilité de cette puissance et l’obligerait à prendre place dans un camp politique opposé à celui où ses ancêtres avaient figuré. Descendant des Paléologues par sa mère, il fut poussé, par des Grecs désireux de recouvrer leur indépendance, à se poser en prétendant à l’Empire d’Orient. Il s’éprit de cette idée, et le Père Joseph s’en éprit au moins autant que lui. Des intelligences furent nouées avec les mécontens de la Morée, de l’Albanie, de toutes les provinces où la résistance à la domination musulmane fermentait sourdement. Un plan de campagne fut élaboré. Le projet reçut même un peu plus tard un commencement d’exécution par des levées d’hommes et par l’organisation, sous le nom de milice chrétienne, d’une petite année à la solde du duc de Nevers.

Charles de Gonzague, malgré tout ce qu’il avait d’aventureux dans le caractère et de chimérique dans l’esprit, ne se faisait pas l’illusion de croire qu’une pareille entreprise pût réussir en dehors des souverains de la chrétienté ; mais le Père Joseph, son conseiller, ne désespérait pas d’obtenir leur concours. A la veille de se mettre en route, comme un Pierre l’Ermite, pour prêcher une nouvelle croisade d’abord à Rome, ensuite à Madrid, il s’ouvrit en confidence à Richelieu du grand dessein auquel il s’intéressait, et ménagea une entrevue entre le prélat et le duc de Nevers. Il serait curieux de savoir ce qui put se dire entre les trois personnages. L’évêque de Luçon, occupé de projets d’un autre genre, devait s’intéresser médiocrement à la reconstitution de l’Empire d’Orient ; mais désireux avant tout d’arriver au pouvoir et soucieux de ménager tous ceux qui pouvaient servir son ambition, il est probable qu’il évita de décourager ses deux interlocuteurs. Le Père Joseph partit pour Rome ; mais auparavant il avait célébré partout les mérites de Richelieu. Il l’avait indiqué à l’entourage de la reine mère et à Marie de Médicis elle-même comme l’homme dont elle avait le plus d’intérêt à se servir. Il joua donc sa partie dans le concert d’éloges que Richelieu s’était préparé habilement et qui le fit appeler dans les conseils du roi, cette même année, comme secrétaire d’Etat chargé de la guerre et des affaires étrangères.

Quand le Père Joseph revint de Rome l’année suivante, il ne trouva plus son ami au pouvoir. Une révolution de palais avait tout bouleversé. Concini avait été tué, sa femme après lui. Au favori de la reine mère avait succédé le favori du roi. Luynes était tout-puissant ; il le fut jusqu’à sa mort. Marie de Médicis était exilée, toutes ses créatures écartées des affaires. Les années qui suivirent furent difficiles pour l’évêque de Luçon et pour le capucin. Richelieu, englobé dans la disgrâce de Marie de Médicis, se voyait plus loin du pouvoir qu’avant d’y avoir touché. Le Père Joseph poursuivait toujours son projet de croisade ; mais quand il se rendit à Madrid en 1618 pour assurer à sa pieuse entreprise le concours de Sa Majesté Catholique, il fut très étonné de trouver Philippe III et ses ministres beaucoup moins préoccupés du sort des chrétiens d’Orient que de la succession de l’empereur Mathias, alors sur le point de s’ouvrir. Il s’agissait d’assurer cette succession à l’archiduc Ferdinand, dont les sentimens politiques et religieux inspiraient toute confiance au chef de la branche espagnole de la maison d’Autriche. Bientôt il fut question d’un projet qui intéressait encore plus directement le gouvernement de Madrid. L’électeur palatin étant entré en lutte contre Ferdinand et lui disputant la couronne de Bohème, la cour d’Espagne trouva l’occasion favorable pour lui enlever ses possessions sur le Rhin. En fait de croisade, elle n’en voyait pas de plus urgente que celle qui lui permettrait d’établir des communications sûres et faciles entre les Pays-Bas catholiques et la Franche-Comté.

C’était la guerre de Trente ans qui commençait. L’intimité déjà était moins grande entre la France et l’Espagne. Luynes avait parfois des velléités de revenir à la politique nationale suivie par Henri IV ; mais, outre qu’il était peu capable de suite dans les idées, son ministère, qui dura jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant cinq ans, fut troublé par deux prises d’armes de Marie de Médicis et par une levée de boucliers des protestans. La France continua donc à marcher dans le sillon de la politique espagnole sans y apporter le même entrain qu’autrefois. Les graves événemens qui se préparaient auraient exigé une main plus ferme que celle du favori de Louis XIII. Les yeux se tournèrent de nouveau vers l’évêque de Luçon, qui faisait tout d’ailleurs pour rendre possible sa rentrée au pouvoir. Jamais peut-être il ne se montra plus habile qu’à cette époque de sa vie. Il eut l’art, dans une situation difficile, de donner des espérances à tout le monde. Ses relations avec la reine mère inspiraient confiance au parti dévot, qui ne faisait qu’un avec le parti espagnol. Pendant ce temps de purs politiques, voire des incrédules, comme Fancan, mieux instruits de ses desseins, voyaient en lui l’homme destiné à reprendre la tradition nationale, l’œuvre d’Henri IV et la lutte contre la maison d’Autriche. Resté l’un des conseillers de Marie de Médicis, il combattit toujours les résolutions violentes que d’autres lui suggéraient. Par là il lui rendait service et en même temps il se faisait un mérite de sa modération aux yeux du roi et du favori. Enfin en 1620 il parvint à négocier et à conclure ; entre la reine mère et son fils un traité dans lequel, tout eu servant les intérêts de Marie de Médicis, il n’oublia pas les siens.

Il avait une nièce, célèbre plus tard par la tendresse qu’il lui témoignait et qui a été malignement interprétée dans les pamphlets contemporains. Marie-Madeleine de Vignerod du Pont-Courlay fut fiancée à un neveu du connétable de Luynes, Antoine du Roure, marquis de Combalet. Le négociateur de ce mariage fut le Père Joseph. Dans une lettre retrouvée par M. Fagniez aux archives du Calvaire, le capucin, parlant de lui-même, comme il fait souvent, à la troisième personne, écrit à la prieure de Lencloître : « Un certain mariage entre les proches de leurs intimes (les intimes du roi et de la reine) que le vigilant avait concerté, à quoi tout l’enfer s’est opposé, a été effectué. » Le vigilant, c’est le Père Joseph lui-même ; il se désignait quelquefois par l’expression d’inutile proche ou par le nom d’Ezéchiély, que Richelieu lui avait amicalement donné. L’enfer, ce sont naturellement les ennemis de l’évêque de Luçon et du capucin. Ils ne se rendirent pas sans peine. Le mariage, convenu dès le mois d’août 1020, ne fut célébré que le 26 novembre de la même année.

Par cette alliance de famille, Richelieu se rapprochait du connétable. Il espérait conquérir sa faveur. Il s’était fait promettre qu’on le présenterait pour un chapeau de cardinal. Luynes n’exécuta pas très fidèlement cet article du traité. Une partie très serrée se jouait entre Richelieu et lui, le premier voulant devenir le collaborateur du ministre avec l’arrière-pensée sans doute de lui succéder un jour, le second se défiant d’un homme dont on lui signalait de tous côtés la supériorité et dans lequel il pressentait un rival. Que serait-il arrivé si le connétable avait vécu ? L’évêque de Luçon avait déjà un parti puissant à la cour, surtout parmi les hommes d’église : le Père Joseph en tête, l’archevêque de Sens, frère du cardinal du Perron, et même le Père jésuite Arnoux, confesseur du roi. Luynes, toujours en éveil, fit disgracier le jésuite. Ce fut son dernier coup d’autorité. Il fut tué au siège de Montauban. La scène fut occupée pendant quelque temps par des hommes de second ordre, les deux Brulart, La Vieuville, Schomberg. Marie de Médicis profita de cet intermède pour reprendre son crédit auprès de son fils. Elle obtint pour l’évêque de Luçon le chapeau de cardinal. Cette ; distinction, que Richelieu avait tant convoitée, semblait le désigner pour rentrer dans les conseils du roi. Il y fut en effet appelé en 1024 et il en devint presque immédiatement le chef. Il s’empressa d’annoncer la grande nouvelle au Père Joseph, alors en province, par une lettre confiée à son frère Charles du Tremblay : « Comme vous êtes, lui écrivait-il, après Dieu, le principal agent dont il s’est servi pour me conduire et m’élever à ce haut degré, je n’ai pas voulu différer davantage de vous en donner avis. » Il le priait donc « de hâter son voyage à cause qu’il avait d’importantes affaires dedans et dehors du royaume sur lesquelles il y avait à prendre résolution et qui pressaient, qu’avant de les résoudre il lui voulait communiquer. »


II

A partir de ce moment, les relations entre le Père Joseph et Richelieu prennent un caractère nouveau. Jusqu’alors le capucin s’est trouvé avec le prélat sur le pied de légalité. En certaines circonstances il a paru même lui servir de protecteur. Tout est changé désormais. Richelieu est devenu chef des conseils du roi. Il peut donner libre cours à son esprit dominateur. Il veut que tout cède devant lui. Non pas qu’il affecte de la brusquerie ou de la hauteur dans les manières ou de la hauteur dans les relations. Au contraire, il est plein d’égards pour les personnes, jusqu’au jour où il reconnaît que, ne pouvant les attacher à sa politique, il a tout à craindre de leur hostilité avouée ou de leurs secrètes menées ; alors il se décide à frapper et il frappe sans pitié. Du Père Joseph il n’eut jamais à se venger, parce qu’il n’eut jamais à craindre. Entre eux la confiance était réciproque et absolue. Du côté du capucin, elle était fortifiée par une sincère admiration pour le génie de Richelieu ; du côté de celui-ci, par un goût très vif pour l’esprit fertile et plein de ressources du Père Joseph. Il va faire de lui le principal instrument de sa politique extérieure.

L’affaire de la Valteline fut la première dans laquelle le capucin eut l’occasion de montrer, au service du ministre, ses talens de négociateur. Son dévouement au cardinal allait se trouver en conflit avec ses sentimens de déférence pour le saint-siège et ses scrupules religieux ; en effet, il s’agissait d’entrer en lutte, non pas seulement contre la politique de l’Espagne, mais contre celle du pape Urbain VIII. Le Père Joseph n’hésita pas et se jeta délibérément dans une voie nouvelle pour lui. La curie romaine allait avoir affaire à un rude jouteur. Le nonce Spada, qui ne le connaissait pas encore, le jugea du premier coup avec une finesse tout italienne : « Ce capucin, écrivait-il, le 25 janvier 1625, au cardinal Barberini, neveu du Pape, peut être un homme de bien, c’est certainement un négociateur habile ; mais sa façon de négocier est pleine de réticences et de faux-fuyans. Il ne fait qu’un avec Richelieu ; mais si, dans cette union intime, l’amitié est égale des deux côtés, l’influence ne l’est pas, le religieux subissant l’influence du cardinal plus qu’il ne le soumet à la sienne. »

Comment l’affaire de la Valteline a-t-elle pu devenir une question européenne ? Comment l’Espagne et la France, la papauté, l’Allemagne et la République de Venise ont-elles été amenées à se passionner pour une vallée d’une lieue de large sur vingt-cinq lieues de long, pauvre pays destiné à perdre son éphémère célébrité ? Pour le comprendre, il faut se rappeler la singulière configuration que présentaient au commencement du XVIIe siècle les États de la maison d’Autriche. La branche espagnole de cette maison avait de magnifiques possessions, mais séparées les unes des autres : les Pays-Bas catholiques, la Franche-Comté, le royaume de Naples, le Milanais. Comment les défendre en cas d’agression ? Le royaume de Naples et les Pays-Bas étaient accessibles par mer ; mais la Franche-Comté, mais le Milanais surtout, étaient entourés d’ennemis. Pour secourir cette dernière province il fallait obtenir de la République de Venise une autorisation de passage ; or la Sérénissime République voulait bien s’allier à la France, voire au Grand-Turc ; elle répugnait à l’alliance espagnole : les intérêts étaient trop opposés. L’occupation de la Valteline affranchissait l’Espagne de la nécessité de s’entendre avec les Vénitiens ; elle lui donnait une route qui reliait le Milanais aux possessions de la branche allemande de la maison d’Autriche. Par ce couloir on pouvait faire passer dans la Haute Italie les bandes de Wallenstein. L’intérêt pour la cour de Madrid était évident, tellement évident qu’après s’être saisie de la Valteline par un coup de main, elle n’osa pas y laisser ses troupes de peur de provoquer un orage. Elle remit le précieux dépôt entre les mains d’Urbain VIII, certaine que le pape lui laisserait toujours le libre passage et persuadée qu’aucune puissance catholique n’oserait se mettre en état de guerre contre le saint-siège.

Richelieu, arrivé au pouvoir, n’était plus l’orateur du clergé qui, aux États généraux de 1614, avait soutenu la suprématie des papes sur les souverains. C’était maintenant le ministre du roi de France, décidé à ne rien abandonner des droits de son maître et des intérêts de son pays. Déjà, pendant son premier ministère, alors qu’il n’était pas encore le chef du conseil, il inscrivait cette déclaration, remarquable sous la plume d’un prêtre, dans des instructions adressées à Schomberg : « C’est une pure calomnie de dire que nous soyons tellement romains ou espagnols… les diverses créances ne nous rendent pas de divers Estats ; divisez en foy, nous demeurerons unis en un prince au service duquel nul catholique n’est si aveuglé d’estimer, en matière d’estat, un Espagnol meilleur qu’un Français huguenot… Autres sont les intérêts d’estat qui lient les princes et autres les intérêts du salut de nos âmes qui, nous obligeant pour nous-mêmes à vivre et mourir en l’Église en laquelle nous sommes nés, ne nous astreignent, au respect d’autruy, qu’à les y désirer, mais non pas à les y amener par la force et les contraindre. » Il sut faire accepter ces idées à un roi dévot et scrupuleux, à un moine d’une ardente piété. Il envoya le marquis de Cœuvres, sous le nom d’ambassadeur extraordinaire, auprès des Suisses et des Grisons, en réalité pour préparer une expédition dont ce personnage devait être le chef. Pendant ce temps, le Père Joseph amusait la nonciature et la curie romaine par des négociations. Quand les préparatifs militaires furent terminés, Cœuvres se démasqua, et en trois mois la Valteline fut entre ses mains. À la suite de ce coup de théâtre, un capucin, italien celui-là et au service de la cour de Rome, le Père Ignace, écrivait à l’empereur Ferdinand II : « On dit que, quand le cardinal de Richelieu veut faire quelque bon tour, pour ne pas dire quelque fourberie, il se sert toujours de personnes pieuses. » L’allusion vise, non pas seulement le Père Joseph, mais aussi Bérulle, qui avait été mêlé à la négociation. Seulement l’oratorien avait dû être trompé par Richelieu, tandis que le capucin était parfaitement au courant du caractère et du but de la mission dont il était chargé.

Nous ne ferons pas le récit des longues négociations qui suivirent l’occupation de la Valteline par les Français. Il faut le lire dans le livre de M. Fagniez, qui dévide avec une merveilleuse dextérité l’écheveau embrouillé de ces intrigues diplomatiques se croisant et s’enchevêtrant pour être enfin tranchées par la guerre ; car l’épisode de la Valteline ne fut qu’un des incidens qui précédèrent et préparèrent la grande lutte de la France contre les deux branches de la maison d’Autriche. Pendant dix ans, de 1625 à 1635, se déliant des forces de notre pays, ne sentant pas d’ailleurs son pouvoir suffisamment assuré, combattu auprès du roi par les grands, par les princes du sang, par cette même Marie de Médicis à laquelle il a dû son entrée dans le conseil, Richelieu n’ose pas tenter une entreprise dans laquelle, si la France ne réussit pas, elle risque de perdre son indépendance ou d’être démembrée. Il n’attaque l’adversaire que de côté, par des voies détournées ; il lui suscite des ennemis ; il pousse successivement contre la maison d’Autriche tous les princes d’Europe qu’il peut entraîner, catholiques ou protestans. Le Père Joseph, auquel il finit par confier à partir de 1632 toutes les affaires d’Allemagne, est son instrument le plus utile et le plus actif. Comment le capucin peut-il concilier ses idées d’autrefois avec ses actes d’aujourd’hui ? Le politique a-t-il étouffé chez lui l’homme d’église ? Non ; mais ils vivent tous deux côte à côte par un de ces compromis moins rares qu’on ne pense : l’homme d’église multipliant les œuvres pieuses, organisant des missions dans les pays les plus lointains, essayant d’implanter le catholicisme au Maroc, en Perse, en Abyssinie ; cherchant à convertir les protestans de France par la propagande, par la prédication, par les faveurs prodiguées à ceux qui se laissent gagner ; le politique soutenant les protestans d’outre-Rhin contre l’empereur, accueillant et faisant pensionner les réfugiés allemands qui, chassés de leur pays pour cause religieuse, viennent mettre au service du roi de France leur plume ou leur épée.

En 1625, nous n’en sommes pas là encore. La politique extérieure de Richelieu est sans doute arrêtée dans ses grandes lignes ; car, comme on l’a dit justement, jamais homme n’a eu plus que lui la volonté de tout ce qu’il a fait ; mais, n’étant pas encore en état d’exécuter ses projets, il ne se presse pas d’en livrer le secret, même à ses plus intimes confidens. Ce serait précipiter la rupture avec ses alliés de la veille, avec Marie de Médicis et son entourage, qui ont tant contribué à le faire arriver au pouvoir. Or il n’est pas encore assez fort pour braver leur hostilité. Déjà ceux qu’on appelle les dévots, les zélés, les espagnolisés, groupés autour de la reine mère et de Bérulle, ont réussi à lui enlever une partie des résultats de la campagne diplomatique et militaire si hardiment menée, dans l’affaire de la Valteline, contre le saint-siège et l’Espagne. Obéissant à leur inspiration et outrepassant les instructions du ministre, le représentant de la France à Madrid, Fargis, a signé avec Olivarès un traité que Richelieu n’ose pas désavouer, craignant, avec raison, de rencontrer derrière l’ambassadeur Marie de Médicis. Il se contente d’en atténuer les inconvéniens par quelques modifications consignées dans un nouveau traité à Monçon, on Aragon.

Consolider son pouvoir et celui du roi, qui dans sa pensée se confondent, voilà le but principal qu’il poursuit pour le moment. Une nouvelle et imprudente prise d’armes des protestans lui fournit l’occasion de supprimer les privilèges politiques qui leur avaient été concédés par l’Edit de Nantes : c’est un grand pas fait par la France vers l’unité de pouvoir et de législation. La prise de la Rochelle, de Privas, de toutes les places fortes du protestantisme, la soumission des chefs de la résistance, sans en excepter le plus illustre de tous, le duc de Rohan, mettent fin à l’organisation privilégiée qui, créée pour servir de garantie à la liberté religieuse des réformés, leur donnait la tentation et la facilité de former un État dans l’Etat. Richelieu ne voulait pas aller plus loin ; satisfait de la soumission politique des protestans, il ne prétendait pas, comme plus tard Louis XIV, leur imposer par la force l’abjuration de leur foi. Il espérait arriver au même but par d’autres chemins. On ne peut l’accuser d’avoir eu recours à la persécution religieuse, à laquelle il était d’ailleurs théoriquement opposé. Il n’employait, pour obtenir des conversions, que les moyens d’action détournés, mais puissans, dont un gouvernement dispose toujours, surtout un gouvernement victorieux. Dans les places prises d’assaut ou livrées par capitulation les prédicateurs entraient derrière les soldats. Le Père Joseph les dirigeait et les animait. Beaucoup d’entre eux faisaient partie de son ordre. Les moines mendians, les capucins surtout, catéchisaient la foule, pendant que Richelieu et ses agens négociaient avec les chefs et leur offraient des traités plus ou moins avantageux. Les résultats de cette propagande habilement et activement menée ne se firent pas attendre. L’ouest de la France, où la Réforme avait fait tant de progrès au XVIe siècle, revint presque tout entier au catholicisme. Le midi résista davantage. Les soucis de la guerre contre les protestans n’empêchaient pas Richelieu de surveiller d’un œil attentif tous les mouvemens de l’Espagne et de l’Empire. En Allemagne il entretient les dissentimens entre Maximilien de Bavière et l’empereur Ferdinand II, contre lequel il pousse en même temps le roi de Danemark, Christian IV. Il soutient, en Italie, contre le candidat de l’Espagne, les droits de l’héritier légitime du duché de Mantoue, le duc de Nevers, l’ami du Père Joseph. Tandis qu’on le croit uniquement occupé du siège de la Rochelle, il fait passer deux fois les Alpes à nos armées pour défendre notre protégé. Le Père Joseph est envoyé en Italie, pour y traiter cette affaire laborieuse et compliquée. Mais bientôt le terrain de la négociation va se déplacer. La succession de Mantoue ne peut pas se régler sans le concours de l’empereur. Ferdinand II, sous l’influence de l’Espagne, a pris parti contre le duc de Nevers. D’autres intérêts d’ailleurs nous appellent en Allemagne. Les affaires y ont marché de telle manière que la France va être bientôt obligée d’y intervenir directement. Nous arrivons à un de ces tournans de l’histoire où les intérêts se précisent, où les antagonismes se révèlent et où les événemens, après avoir hésité, prennent définitivement leur direction.

L’année 1630, en effet, va être décisive pour Richelieu. Au dedans la lutte est engagée à fond entre la reine mère et lui. Au dehors un nouvel adversaire vient d’entrer en ligne contre l’empereur d’Allemagne : Gustave-Adolphe a pris la place du roi de Danemark, définitivement épuisé. La France, qui avait déjà noué des relations avec le roi de Suède, envoya auprès de lui Charnacé, un protégé du Père Joseph, pour négocier un traité de subsides. Il était admis, à cette époque, qu’on pouvait fournir des secours en hommes et en argent aux ennemis d’une puissance avec laquelle on était officiellement en paix. C’est par ce procédé que la France, d’un côté, l’Espagne et l’Empire, de l’autre, se firent plusieurs fois la guerre sous le couvert de leurs alliés. Ferdinand II, en présence du nouveau danger qui le menaçait, cherchait à fortifier son pouvoir de deux manières : d’abord en apaisant les dissentimens qui existaient entre lui et la ligue catholique, dirigée par le duc de Bavière, Maximilien ; ensuite en faisant nommer son fils roi des Romains, ce qui le désignait d’avance comme son successeur à l’Empire. Pour atteindre ce double but il avait convoqué une diète à Ratisbonne. Richelieu fit représenter la France auprès de la diète par deux envoyés chargés accessoirement de traiter la question de la succession de Mantoue. Toutes les affaires d’Allemagne et d’Italie allaient donc se trouver en discussion à Ratisbonne. L’un des deux envoyés, Brulart, prieur de Léon, portait seul le titre d’ambassadeur. Le Père Joseph, qui lui était adjoint, n’était officiellement désigné que comme son assistant ; mais son crédit auprès du cardinal, sa réputation de finesse et même de duplicité, les succès diplomatiques qu’il avait déjà remportés, le faisaient regarder comme le véritable chef de la mission. Richelieu, tout en surveillant la double négociation qui se poursuivait avec la Suède et avec l’Empire, avait à se défendre contre les assauts répétés et furieux de la coterie dirigée par la reine mère, le maréchal de Marillac et son frère le garde des sceaux.

La mission du Père Joseph et du prieur de Léon se poursuivit pendant près d’un an parallèlement à celle de Charnacé ; mais le résultat des deux négociations fut bien différent. Tandis que le traité conclu à Bernwald avec le roi de Suède le 23 janvier 1631 fut accueilli avec joie et ratifié par Richelieu, le premier ministre critiqua violemment les arrangemens conclus à Ratisbonne par les plénipotentiaires français et les désavoua officiellement. Malgré toutes les recherches des historiens, un certain mystère plane encore sur les véritables motifs de la résolution prise dans cette circonstance par Richelieu. M. Fagniez, qui a serré le problème de plus près que ses devanciers, ne se flatte pas de l’avoir complètement résolu. Le champ reste ouvert aux hypothèses. Il est difficile de croire à une comédie concertée d’avance entre Richelieu et le Père Joseph et audacieusement soutenue par tous deux devant les contemporains et devant la postérité. Le capucin, malgré sa déférence pour le ministre, n’a jamais cessé de défendre, en termes modérés, mais parfaitement nets, la ligne de conduite qu’il avait suivie. D’un autre côté, l’irritation de Richelieu semble avoir été sincère, d’après le témoignage de l’ambassadeur vénitien Contarini, qui a vu le ministre dans le premier moment d’émotion causée chez lui par la nouvelle de la conclusion du traité. Cependant, comme M. Fagniez l’a démontré, pièces en mains, les conditions auxquelles les deux plénipotentiaires français avaient souscrit ne différaient que sur des points de détail de celles qui avaient été admises éventuellement par Richelieu. Enfin il n’est pas inutile de noter que, pendant les derniers jours de la négociation, le cardinal avait laissé les deux plénipotentiaires français presque livrés à eux-mêmes, leur écrivant rarement comme s’il eût voulu rejeter d’avance sur eux toute la responsabilité du dénouement de leur mission. Depuis le 19 septembre jusqu’au 13 octobre, jour de la signature du traité, ils ne reçurent qu’une seule dépêche insignifiante datée du 22 septembre, et qui leur arriva le 9 octobre. Le 17 seulement, c’est-à-dire quatre jours après avoir signé, ils recevaient une dépêche leur interdisant de faire certaines concessions auxquelles ils avaient déjà consenti. Cette interruption de la correspondance diplomatique de Richelieu, si peu conforme à ses habitudes, peut-elle s’expliquer soit par l’état de santé du roi, alors malade à Lyon où il se trouvait avec toute la cour, soit par les inquiétudes du ministre sur la solidité de son crédit, battu en brèche, pendant ce séjour à Lyon, par Marie de Médicis et ses amis ? Mais comment ces mêmes raisons n’ont-elles pas empêché le cardinal de correspondre régulièrement avec Charnacé en mission auprès de Gustave-Adolphe et de lui donner les instructions les plus précises pour le succès de sa négociation ?

Peut-être touchons-nous ici à l’explication de la conduite de Richelieu. Voyant l’alliance suédoise en bonne voie, convaincu d’autre part que la paix avec la maison d’Autriche ne serait qu’une trêve, qui sait s’il ne désirait pas l’échec de la négociation engagée avec Ferdinand II et s’il ne se serait pas montré opposé à tout autre traité avec l’empereur aussi bien qu’à celui qui fut conclu par les plénipotentiaires français ? En envoyant Brulart et le Père Joseph à Ratisbonne il devait avoir eu l’espoir que, d’une part, les électeurs se brouilleraient avec l’empereur et que, d’un autre côté, Ferdinand II, qui avait commencé la guerre contre le duc de Nevers, ne se prêterait pas à un arrangement acceptable de la succession de Mantoue. S’il avait fait ce double calcul, on comprend son irritation ; car les événemens avaient tourné contrairement à ses prévisions. Ferdinand, tout en imposant à Charles de Gonzague quelques conditions un peu dures, lui accordait la plus grande partie de la succession du dernier duc de Mantoue. Avec les électeurs catholiques il se montrait encore plus conciliant. Il leur concédait tout ce qu’ils avaient demandé. Il renonçait, pour le moment, à l’élection de son fils comme roi des Romains, renvoyait Wallenstein, licenciait ses troupes, ne gardait d’autres forces militaires que l’armée de la ligue catholique et la plaçait sous le commandement de Tilly, c’est-à-dire sous l’autorité de l’électeur de Bavière, Maximilien. La rupture entre la ligue catholique et l’empereur, entre la maison de Wittelsbach et la maison de Habsbourg était évitée ou tout au moins ajournée. De là peut-être l’irritation de Richelieu, qui avait fondé sur cette rupture de grandes espérances politiques et qui comptait devenir l’arbitre des affaires de l’Allemagne en maintenant l’équilibre entre la ligue catholique et la ligue protestante, entre Maximilien de Bavière et Gustave Adolphe. Dans cette hypothèse, Richelieu n’aurait pas joué la comédie en se montrant mécontent ; il aurait seulement cherché à donner le change sur l’origine de sa mauvaise humeur.

Quoiqu’il en soit, le cardinal, qui avait parlé d’infliger un châtiment exemplaire aux deux négociateurs, se contenta de les désavouer. Ils ne furent ni enfermés à la Bastille, ni exilés, ni même disgraciés. On dit bien qu’il épargna Brulart, uniquement par égard pour le Père Joseph et pour n’être pas obligé de faire partager à ce dernier la disgrâce qui aurait frappé l’autre plénipotentiaire. Mais pourquoi aurait-il ménagé le capucin, s’il avait cru avoir sérieusement à se plaindre de lui ? Il n’était pas dans ses habitudes de se montrer indulgent pour ceux qui l’avaient mal servi. Or, le Père Joseph, à son retour de Ratisbonne, trouve le cardinal plus confiant que jamais à son égard. Son crédit ne fait qu’augmenter depuis que son traité a été désavoué. Jusqu’alors il n’a été qu’un conseiller secret, dans une situation équivoque, négociateur sans titre régulier, sans pouvoirs nettement définis. Maintenant sa collaboration est avouée, son rôle est officiel. Il est chargé de diriger une partie des affaires extérieures. Et quelles affaires ? Précisément celles d’Allemagne. On agrandit son rôle sur le terrain où il est censé avoir échoué. Bientôt on va lui donner entrée dans le conseil et enfin, deux ans après, on demandera pour lui à la cour de Rome un chapeau de cardinal.

Après le désaveu du traité de Ratisbonne, la reine mère et son entourage, qui avaient compté sur la fin de la lutte avec la maison d’Autriche et qui se trouvaient déçus dans leurs espérances, firent, un suprême effort pour arracher à Louis XIII le renvoi du cardinal. La Journée des dupes, après avoir commencé pour eux comme un succès, se termina par une déroute. À partir de ce moment, Richelieu devait être encore attaqué, mais non pas sérieusement menacé. Il put faire tombe les têtes les plus hautes, celles du maréchal de Marillac, du duc de Montmorency. Gaston d’Orléans, après de folles tentatives de révolte, finissait toujours par sacrifier ses complices et par faire sa soumission. Marie de Médicis, découragée, abandonna la lutte et se réfugia chez les ennemis du roi et du royaume, à Bruxelles : dernière et irréparable erreur. En demandant un asile à l’Espagne, elle donnait raison à toutes les accusations dirigées contre elle par le premier ministre et se perdait à tout jamais auprès de son fils.

Nous voici arrivés en 1632. Le conseil, que Richelieu gouverne en maître, a pris sa forme définitive et ne subira plus que de rares modifications. Ceux qui le composent sont des créatures du cardinal. Au premier rang, Bouthillier père, le vieil ami de la famille de Richelieu ; Bouthillier fils, plus connu sous le nom de comte de Chavigny ; le chancelier Séguier ; Chateauneuf, qui a succédé comme garde des sceaux à Marillac, et qui a présidé la commission extraordinaire formée pour juger Montmorency ; le cardinal de La Valette, fils du duc d’Epernon, qui dans la Journée des dupes a joué un rôle décisif en conseillant à Richelieu de ne pas abandonner la partie et d’aller plaider directement sa cause auprès du roi ; le Père Joseph, Servien, Bullion. L’un d’entre eux trahit, c’est Châteauneuf. Il est aux pieds de Mme de Chevreuse : avec elle et pour elle il sert les intérêts d’Anne d’Autriche, qui depuis la fuite de la reine mère est devenue le centre des mécontens de la Cour. Richelieu sait ce qu’on peut craindre de Mme de Chevreuse ; il connaît son esprit d’intrigue, son courage, sa ténacité. Lui-même, dans un autre temps, a eu, dit-on, un goût assez vif pour cette femme séduisante et passionnée ; mais, s’il a subi son charme, il n’a pas subi sa domination, tandis qu’elle gouverne souverainement le faible et versatile garde des sceaux. Châteauneuf est exilé, les sceaux lui sont enlevés et confiés au chancelier Séguier. Servien, secrétaire d’Etat de la guerre, est écarté quelques années après. La cause de son renvoi est moins grave. On n’a pas à se plaindre de sa fidélité. Homme d’esprit, causeur agréable, il a le don de plaire au ministre qui le défend longtemps, mais il est combattu par le Père Joseph, par La Valette, par Chavigny. On lui reproche son manque de dévouement et d’activité, on lui impute la mauvaise organisation de nos armées au début de la guerre contre les deux branches de la maison d’Autriche en 1635. Richelieu cède enfin : en 1636, Servien est remplacé comme secrétaire de la guerre par Sublet de Noyers, protégé des jésuites et des capucins. Entre les mains de Richelieu et du Père Joseph, cet homme médiocre, mais laborieux, rendra des services : avec lui commencera l’organisation du ministère de la guerre, complétée plus tard par Le Tellier et par Louvois. Bouthillier père et Bullion sont surintendans des finances ex æquo. Chavigny est secrétaire d’État pour les affaires étrangères : il en a le titre plutôt qu’il n’en exerce les fonctions. Pour les affaires d’Allemagne notamment, il n’est que le prête-nom du Père Joseph. Le capucin ouvre le courrier, rédige les dépêches, prépare les instructions destinées aux agens de la France : le secrétaire d’État signe. Le fils de Claude Bouthillier ne se plaint pas de son rôle effacé ; il en a plus de temps pour se livrer à ses plaisirs. On conte cent histoires sur lui. C’est l’amusement de tous les ambassadeurs. Leicester écrit : « Chavigny est de retour, mais nous n’en sommes pas plus avancés… car il est aussy impossible de le trouver qu’une souris dans une grange ; il couche quelques fois en des maisons où on tient des bains et estuves, quelques fois en d’autres lieux, estant tellement voluptueux, que plusieurs s’estonnent comment le grand Apollon de cet Estat veut mettre de si grands et importans affaires en ses mains. » Le grave Grotius lui-même ne peut s’empêcher de mander à Oxenstiern : Butillerius filius nihil nisi cursitat. Le jeune secrétaire d’État est le seul à qui Richelieu pardonne tant de paresse et de dissipation. Les contemporains, ne pouvant s’expliquer cette mansuétude extraordinaire, ont imaginé qu’il devait être le fils naturel du premier ministre : commérage sans preuve et sans vraisemblance, comme beaucoup d’autres du même genre qui traînent dans les Mémoires du temps.

Le Père Joseph a donc la main, par Chavigny, sur les affaires étrangères, par Sublet de Noyers sur la guerre : dans un cas comme dans l’autre, de l’aveu et par la volonté de Richelieu. Peu à peu la confiance du cardinal l’associe à toutes les branches de l’administration ; il exerce pour le compte du premier ministre une sorte de surveillance générale sur les autres membres du conseil. Seul d’entre eux, il est en relation de tous les jours et presque de tous les instans avec Richelieu. Il a un appartement au Palais-Cardinal. Le ministre peut donc le voir à chaque moment au lieu de le faire venir ou d’aller le visiter, comme par le passé, au couvent des Capucins de la rue Saint-Honoré. Cette faveur a fait des jaloux. L’archevêque de Bordeaux, Sourdis, qui joue auprès de Richelieu le rôle d’un espèce d’intendant, dispute au capucin son appartement, et se le fait attribuer. Le Père Joseph n’y perdra rien, Richelieu, en compensation, lui donne un autre logement communiquant directement avec le sien. Là, installé avec quatre secrétaires, capucins comme lui, il peut mettre sans relâche au service du ministre sa rare puissance de travail et son infatigable dévouement. Un de ces quatre secrétaires était le Père Ange de Mortagne, compagnon et confesseur du Père Joseph. Il est donc dans tous ses secrets. C’est lui qui fournira plus tard la meilleure part des renseignemens et des documens utilisés dans les deux ouvrages de Lepré-Balain.

M. Fagniez a pu reconstituer une journée du cardinal de Richelieu et du Père Joseph. Le tableau est intéressant. On est toujours curieux d’assister en quelque sorte à la collaboration de deux hommes qui ont exercé une action si considérable sur les affaires de leur temps. Pour Richelieu, le travail commence avant le jour. Dès deux heures du matin, le souci des affaires et le triste état de sa santé le tiennent en éveil. Il appelle un secrétaire, il dicte, il annote des documens, il suppute les forces militaires que la France peut mettre en ligne, les dépenses que coûtera l’entretien de toutes ces armées sans compter celles des princes étrangers plus ou moins à la solde du roi. Vers cinq heures, il se recouche, mais il ne reposera pas longtemps. L’heure des audiences arrive. Trois personnes invariablement sont admises les premières chaque matin : le directeur des postes ; le gouverneur de la Bastille, Charles du Tremblay, frère du Père Joseph ; et enfin le lieutenant civil Laffemas. Avec eux le ministre s’occupe de ce qu’on appellerait aujourd’hui la sûreté générale. À cette époque on disait plus simplement et plus franchement « la police ». Le directeur des postes lui livre le secret des correspondances privées ; le gouverneur de la Bastille le renseigne sur les conversations des prisonniers avec le personnel chargé de les surveiller ; le troisième lui rend compte des procédures entamées et des condamnations prononcées. Dès qu’ils sont partis, la porte s’ouvre pour le Père Joseph : la politique générale, la politique étrangère surtout, va prendre et garder le premier rang dans les préoccupations du reste de la journée. Le cardinal, qui reste au lit, se fait communiquer les dépêches et les instructions que le capucin a dictées au Père Ange de Mortagne ou aux trois autres capucins. Il les approuve ou bien indique les modifications à y apporter. Le Père Joseph rentre dans son appartement. Là il reçoit les ministres étrangers, les agens sur le point de partir, les émissaires de tout genre, des missionnaires religieux. Là les hérétiques se croisent avec les moines, qui tiennent une grande place dans la diplomatie secrète du temps. Puis il revient auprès du ministre, les secrétaires d’Etat s’y sont rendus de leur côté : on traite et on expédie les affaires en commun. Le conseil dure jusqu’à onze heures. Le Père Joseph va dire sa messe et donne de nouvelles audiences. Apres son repas du milieu de la journée, il reçoit encore, il écrit, il dicte, il travaille sans relâche jusqu’au souper, qui n’est pour lui qu’une légère collation. Il revient encore passer une heure dans la soirée auprès du cardinal, on cause des questions politiques courantes, ou bien on argumente sur la théologie.

Dans cette vie toute consacrée au travail, pas la moindre distraction, au moins pour le capucin. Du côté de Richelieu, c’est autre chose. Il a d’abord la littérature : n’oublions pas que non seulement il protège les écrivains, mais qu’il se pique lui-même de bel esprit. Il a encore la comédie et le ballet : deux faiblesses que le Père Joseph lui reproche de temps en temps. Il se défend. Une fois, par manière de représailles, il dit : « Venez donc à la comédie ; le sujet aujourd’hui en est très sérieux. — Non, répond le capucin : je vais faire la comédie avec mon bréviaire. » Enfin la distraction préférée du premier ministre, pendant les dernières années de sa vie, c’est la conversation d’un petit cercle composé de trois hommes, moitié amis, moitié subalternes, l’académicien Boisrobert, le secrétaire du chiffre Rossignol et le médecin Cytois. Tous trois ont fait provision d’anecdotes ; ils lui racontent les événemens de la cour et de la ville. Il se complaît au milieu de cet entourage et se délecte de cette petite chronique quotidienne qui donne relâche à son esprit et le délasse des occupations de la journée.


III

Dans cette collaboration de Richelieu et du Père Joseph, quelle a été la part de chacun ? Des deux, quel est celui qui dirigeait ? Jusqu’à quel point s’est étendue l’influence du capucin ? Faut-il voir en lui l’inspirateur de la politique suivie par le cardinal ? Quelques contemporains l’ont cru. Ils se sont laissé tromper par les apparences. De faits exacts ils ont tiré des conclusions exagérées. En 1631, au lendemain des négociations de Ratisbonne, le résident impérial, Lustrier, signale la tendance du premier ministre à laisser le Père Joseph conduire la politique extérieure et diriger tout le travail des secrétaires d’Etat. Deux ans plus tard, il écrit que le roi est gouverné absolument par le cardinal et le cardinal par le capucin. D’autres agens diplomatiques, étonnés et dépités de ne pas voir assez facilement le ministre, ont cru à une sorte d’abdication de son pouvoir et de sa volonté au profit de son principal collaborateur. La vérité, la voici. Richelieu, valétudinaire de bonne heure, atteint d’une infirmité plus pénible que dangereuse, sur laquelle s’est exercée la verve gauloise de ses contemporains[2], trouvait commode, autant pour se réserver du temps que pour ménager sa santé, de laisser à un homme investi de toute sa confiance, non pas la direction de la politique générale, comme le croyaient les observateurs superficiels, mais le détail absorbant des audiences et des négociations.

On connaît la politique suivie par Richelieu depuis sa rentrée au ministère, en 1624, jusqu’à sa mort. Cette politique, qui pendant dix-huit ans ne s’est pas démentie un seul jour, a-t-elle pu être empruntée par lui au Père Joseph ? Les faits répondent d’une manière éclatante à cette question. Le Père Joseph avait fait de la politique pour son propre compte avant 1624. On n’ignore pas quelles étaient ses idées, quels projets il avait conçus, quel but il poursuivait. Grouper toutes les forces de la catholicité en formant une ligue entre la France, les deux branches de la maison d’Autriche, le saint-siège et la Pologne ; mettre cette ligue au service d’un vaste système visant tout à la fois à extirper l’hérésie des États européens et à reconquérir sur les Turcs Constantinople, la Grèce et les Lieux-Saints, tel était le rêve grandiose qu’avait fait le capucin et dont il espéra pendant plusieurs années la réalisation. L’accueil que ses projets rencontrèrent à la cour de Madrid était de nature à l’attrister, mais non pas à le décourager. Il était de ceux qui aiment la lutte : il l’a prouvé dans tout le cours de sa vie. Livré à lui-même, il aurait continué à marcher dans le même sens. Or la voie où il s’était engagé conduisait à un but absolument opposé à celui de Richelieu. Elle aboutissait à fortifier l’influence austro-espagnole au lieu de l’affaiblir. Nos adversaires le comprirent un peu trop tard pour eux. En 1625, au moment des premiers démêlés de la France avec la maison d’Autriche, un capucin italien, le Père Valeriano Magni, au service de l’Empire et créature de Wallenstein, apportait à notre diplomatie un projet de confédération européenne reproduisant, avec quelques modifications, celui du Père Joseph. La ligue aurait mis sur pied une armée de cent vingt mille hommes divisée en trois corps de quarante mille chacun et à laquelle auraient concouru dans des proportions égales la France, l’Allemagne et l’Italie. « Les chefs de ces trois corps étaient déjà désignés : c’était le grand-duc Léopold pour l’Italie, le duc de Bavière pour l’Empire, le duc de Lorraine pour la France, les Pays-Bas et les Provinces-Unies. » Il n’y avait pas à se méprendre sur la portée de ces propositions : c’était la mainmise de l’Autriche sur les forces militaires des trois pays. Le Père Joseph s’employa sans hésiter à faire échouer son projet transformé. Dès cette époque, il était dévoué corps et âme à l’œuvre de Richelieu.

Cette œuvre, dès le premier jour, s’est distinguée, par des traits caractéristiques, de celle que s’était proposée le capucin. La politique personnelle du Père Joseph s’inspirait d’idées de propagande religieuse qui dépassaient les frontières des États : c’était une politique cosmopolite. La politique du cardinal, au contraire, était une politique nationale avant tout. La confédération européenne, la croisade, la délivrance de l’Orient chrétien, n’étaient pourtant pas abandonnées complètement. Le ministre et le capucin continuaient à en parler ; mais avant tout il fallait conduire à sa fin l’œuvre commencée. Les projets du capucin étaient donc relégués à l’arrière-plan. Finalement ils restèrent à l’état de rêve. La lutte contre la maison d’Autriche a occupé en effet toute la vie de Richelieu et de son collaborateur ; ils n’ont même pas vécu assez pour en voir le dénouement. Le Père Joseph a donc été l’exécuteur très habile, très fidèle, très dévoué, d’une politique qu’il n’a ni choisie ni dirigée. L’inspirateur de la politique de Richelieu, on le connaît et l’on n’a pas besoin de le chercher : il s’appelle Richelieu.

Faut-il conclure de là que le Père Joseph n’ait eu aucune influence sur le cardinal ? Ce serait, pour éviter une erreur ou une exagération, tomber dans l’excès opposé. Richelieu laissait, dans les détails, une certaine liberté à ses collaborateurs, surtout au plus considérable d’entre eux, à celui qui lui inspirait le plus de confiance par son inébranlable dévouement et par l’importance des services qu’il lui avait rendus. Il ne craignait même pas la contradiction, quand il savait qu’elle n’était pas inspirée par un sentiment de jalousie ou d’hostilité. Aussi le capucin pouvait-il sans crainte présenter ses objections au cardinal. Celui-ci, sûr de la fidélité de son conseiller, écoutait, discutait, réfléchissait et finalement modifiait parfois ses projets.

En 1631, par exemple, au moment où Gustave-Adolphe, après la victoire de Leipzig, s’avançait vers le Rhin, le cardinal eut la pensée de profiter du trouble causé en Allemagne par l’invasion suédoise pour occuper les places d’Alsace et y mettre des garnisons. Le roi de Suède n’était pas opposé à cette idée. Au contraire, il trouvait naturel que la France voulût s’avancer jusqu’aux frontières de l’ancienne Gaule ; mais, pour favoriser cette entreprise, il demandait à être secondé, lui aussi, dans ses desseins. Il lui fallait une alliance déclarée, publique, et la rupture officielle du gouvernement français avec la maison d’Autriche. Le résultat aurait été un agrandissement considérable de la France, mais peut-être aussi la translation de la couronne impériale sur la tête de Gustave-Adolphe et par suite la prépondérance assurée en Allemagne aux protestans. Est-ce cette perspective qui inquiéta la piété du Père Joseph ? On peut le supposer. Son biographe, Lepré-Balain, ne le dit pas. Il se borne à raconter que le capucin, seul dans le conseil, fit une opposition décidée au projet mis en délibération. Richelieu paraissait incliner vers l’avis favorable de la majorité. Il se retira cependant sans avoir conclu. Il passa une nuit sans sommeil. Le lendemain, à six heures du matin, il fit venir le capucin dans sa chambre, pour lui annoncer qu’il se rangeait décidément à son opinion. Point de rupture ouverte avec la maison d’Autriche ; point d’alliance publique avec la Suède ; les princes catholiques d’Allemagne protégés dans la mesure du possible contre les conséquences de l’invasion suédoise ; une politique d’attente au lieu d’une politique d’action : tel fut le programme adopté pour le moment.

Deux ans plus tard, Gustave-Adolphe ayant été tué à la bataille de Lutzen, le danger de l’empire protestant était écarté. Le projet momentanément abandonné fut repris. Le Père Joseph ne lui avait donné aucune place dans les instructions rédigées par lui pour le marquis de Feuquières envoyé en ambassade auprès de l’assemblée protestante d’Heilbronn. Il penchait encore vers l’ajournement, mais Richelieu, lui, était décidé. Il modifia les instructions préparées par le capucin. Feuquières fut chargé de réclamer la remise, entre les mains du roi de France, de certaines places du Rhin, à titre de gages qui seraient gardés jusqu’à la conclusion de la paix. Ce fut le point de départ de la réunion de l’Alsace à la France, régularisée quinze ans plus tard par le traité de Munster.

Il n’y a pas à regretter le retard apporté, sur l’insistance du Père Joseph, au projet d’occupation de la ligne du Rhin. Au commencement de 1631, la Lorraine était encore entre les mains du duc Charles qui convoitait lui-même l’Alsace et qui aurait fait de grands efforts pour empêcher la France de s’y établir. Or, il était dans les habitudes de Richelieu de ne s’avancer que pas à pas vers son but. Hardi et quelquefois aventureux dans la conception de ses projets, il apportait une extrême prudence dans leur exécution. Le sentiment des difficultés qu’il était exposé à rencontrer du côté de la Lorraine fut sans doute plus puissant sur son esprit que les scrupules religieux du Père Joseph. Il ne voulut pas s’engager sur le Rhin en laissant derrière lui un ennemi dangereux ou tout au moins gênant. Deux ans plus tard l’obstacle n’existait plus : l’indépendance lorraine avait succombé.

L’influence de l’ère Joseph n’a pas toujours été aussi heureuse : dans une circonstance grave il a contribué à égarer le jugement de Richelieu. Les passages de la Valteline avaient été perdus pour la France à la suite du traité de Monçon. Il s’agissait de les reprendre. Nous manquions alors de généraux. Le maréchal de La Force, le compagnon d’armes du roi Henri IV, le bonhomme La Force, comme on l’appelait, était vieux et fatigué. Guébriant et Turenne en étaient encore à leurs débuts. Un seul Français paraissait en état de diriger une armée : c’était Henri de Rohan, l’ancien chef du parti protestant, celui qui, dans les dernières prises d’armes de ses coreligionnaires, avait tenu tête successivement au connétable de Luynes et à Richelieu. Vaincu après une belle résistance, Rohan s’était incliné devant la nécessité. Il avait fait sa soumission à l’autorité royale et l’avait faite loyalement, ne réservant que sa liberté religieuse et les droits de sa conscience. C’était un noble caractère et un cœur généreux. On pouvait se fier à lui. Appelé au commandement de l’armée de la Valteline, il conquit rapidement le pays. Malheureusement la confiance qu’on lui avait d’abord témoignée ne dura pas. Richelieu avait une nature soupçonneuse : il croyait aisément à la trahison. Le Père Joseph n’aimait pas le duc de Rohan ; il ne lui pardonnait pas d’avoir résisté à toutes les promesses et même à celle de l’épée de connétable pour rester fidèle à sa foi religieuse, lorsque d’autres chefs du parti protestant avaient mis leur conversion à un bien moindre prix. Ni lui ni le cardinal ne souhaitaient assurément l’insuccès de l’entreprise sur la Valteline ; mais leur méfiance se trouva d’accord avec l’avarice du surintendant Bullion pour mesurer parcimonieusement au malheureux général les secours en hommes et en argent dont il avait besoin. Le manque de ressources ayant amené un désastre qu’on devait prévoir et qu’on aurait pu empêcher, on s’en prit à lui. Il fut appelé en France, et des mesures furent prises pour l’arrêter à son retour. Rohan devina le projet ou en fut averti par sa femme et par les amis qu’il avait à la cour. Il se réfugia dans le camp de Bernard de Saxe-Weimar auquel l’unissaient la similitude des opinions religieuses et une vieille amitié. Weimar s’était mis depuis plusieurs années, avec son armée, à la solde de la France, mais il jouissait d’une demi-indépendance et ses soldats lui étaient entièrement dévoués. Près de lui Rohan était en sûreté. Il prit part comme volontaire à la campagne commencée Contre les villes forestières. En combattant au premier rang à la bataille de Rheinfeld, il fut criblé de blessures, auxquelles il succomba quelques jours après. La France avait perdu la Valteline et son meilleur général.

Chose curieuse, le Père Joseph n’avait pas autant de préventions contre d’autres protestans non moins décidés. Il fut le protecteur et presque l’ami de ce même Bernard de Saxe-Weimar auprès duquel nous venons de voir Henri de Rohan chercher un abri. Il est vrai que ce luthérien farouche avait auprès du capucin un avocat habile et puissant. Manassés de Pas, marquis de Feuquières, homme de guerre médiocre, mais diplomate de premier ordre, cousin germain du Père Joseph et l’un de ses plus intimes protégés, avait été chargé, comme nous l’avons vu, après la mort de Gustave-Adolphe, de négocier avec les confédérés protestans réunis à Heilbronn, puis à Francfort. Au cours de cette mission, il fit la connaissance de Bernard de Saxe-Weimar. Par la suite, il se lia plus intimement avec lui en prenant part à une expédition envoyée au secours de Mayence sous la conduite du cardinal de La Valette et du prince saxon. L’entreprise, après de brillans débuts, se termina par une retraite malheureuse, mais fit grand honneur aux qualités militaires de Bernard de Saxe-Weimar. Feuquières, qui servait comme maréchal de camp auprès du prince, ne le quittait pour ainsi dire pas. Le jour on se battait, le soir on négociait. Il s’agissait de préparer le traité qui devait mettre Bernard et son armée au service du roi de France. Les difficultés étaient grandes : Feuquières en triompha grâce au crédit du Père Joseph. Jusqu’à la fin, Feuquières resta l’intermédiaire officieux entre le gouvernement français et Bernard de Saxe-Weimar pour aplanir les contestations et les difficultés que soulevait l’exécution du traité. Grâce ; à lui et au capucin, Weimar obtint les moyens d’action qui furent refusés à Rohan, des hommes, de l’argent.

La confiance que Richelieu et le Père Joseph accordaient au prince saxon était d’ailleurs une confiance limitée, comme il convenait à deux admirateurs de Machiavel. Le cardinal ne cessait pas de faire espionner Bernard, tout en le comblant de politesses et de complimens. Il le suspecta jusqu’au dernier jour de ne pas servir la France avec une entière fidélité, bien qu’il eût repoussé plusieurs fois les offres séduisantes qui lui étaient faites par l’empereur d’Allemagne, et qu’il eût mis entre les mains du gouvernement français des documens ne laissant aucun doute à cet égard. Le Père Joseph, dans la circonstance, parait avoir été moins soupçonneux que son chef. Le jugement qu’il portait sur Bernard mérite d’être cité. Voici ce qu’il écrivait à Feuquières : « Vous connoissez cet Allemand et ses plaintes et difficultez… Je crois qu’il se plaindra toujours, et néanmoins fera ce dont nous avons de besoin. » Sur un point cependant Bernard résista. Le capucin avait imaginé un projet compliqué pour le marier à la fille unique du duc de Rohan, Marguerite, qu’on aurait d’abord convertie au catholicisme, et qui se serait chargée à son tour de convertir le prince saxon. La facilité avec laquelle l’héritière des Rohan, quelques années plus tard, épousa un catholique fait croire que ce projet n’aurait pas été inexécutable de son côté ; mais il rencontra des obstacles du côté du père et de la mère ; il en rencontra surtout du côté de Bernard. Le rude soldat, pourtant, n’était insensible ni à la beauté de la jeune fille ni aux avantages d’une alliance qui aurait associé les maisons de Saxe, de Béthune[3] et de Rohan. Pendant son premier voyage à la Cour, en 1636, il vit plusieurs fois Mme et Mlle de Rohan, et parut au théâtre dans leur loge ; on crut le mariage conclu, Grotius l’annonça dans une lettre à Oxenstiern. Tout alla bien jusqu’au moment où Bernard, qui n’était pas un naïf, flaira le piège qui lui était tendu. Alors il se déroba poliment. Il avait pu mettre de côté bien des scrupules, mais non pas ses scrupules religieux : c’était le cas de beaucoup d’hommes de ce temps-là. Il avait vendu à la France son épée : il ne voulut pas trafiquer de sa foi.

Le tableau des relations de Richelieu avec le Père Joseph ne serait pas complet si l’on ne disait quelques mots de leurs doctrines religieuses et de l’influence que chacun des deux a exercée sur l’autre dans cet ordre d’idées. Déjà, en parlant de la jeunesse du capucin, nous avons signalé ses tendances ultramontaines : elles furent tempérées plus tard par les nécessités de la politique et par l’ascendant que le premier ministre exerçait sur son collaborateur. Richelieu, qui a été accusé par Bossuet de faiblesse à l’égard du saint-siège, n’était à proprement parler ni gallican ni ultramontain ; il faisait la part très large à l’autorité du souverain pontife quand il ne s’agissait que de dogme ou de discipline, mais il devenait intraitable dès qu’un intérêt politique était en question. Ainsi, pour faire annuler le mariage de Gaston d’Orléans et de Marguerite de Lorraine, union parfaitement régulière au point de vue canonique, le premier ministre soutint et fit accepter par le clergé français cette doctrine que le contrat civil est la matière du sacrement de mariage, et que par conséquent « le contrat ayant, dans l’espèce, manqué d’une condition essentielle de validité, à savoir le consentement du roi, exigé par le droit public du royaume pour les princes du sang, il ne saurait y avoir eu de sacrement. » Cette théorie ressemble fort à celle sur laquelle se fonde le mariage civil tel qu’il est aujourd’hui organisé. Elle fut défendue non seulement par Richelieu, mais par le Père Joseph, infidèle, dans cette occasion, à ses propres tendances et à l’esprit de son ordre. Rien peut-être ne montre mieux la toute-puissance exercée par le cardinal sur l’esprit de son collaborateur.

Cette toute-puissance s’évanouit dès que la politique n’est plus en jeu. Dans les questions d’ordre purement religieux les rôles sont intervertis. Le capucin prend avec Richelieu l’attitude et le ton d’un directeur de conscience ; il lui reproche son manque de ferveur. Comprenons bien la portée de ce blâme. Richelieu n’était pas un prélat incrédule, voyant dans la religion un instrument de gouvernement et rien de plus. Théologien, controversiste, évêque, il a enseigné, prêché, défendu les doctrines catholiques, sans onction, mais avec force et précision. D’autre part il n’admettait pas certaines croyances, tranchons le mot, certaines superstitions qui avaient cours de son temps. Nous voyons là une preuve de sa sincérité. Un sceptique n’aurait pas pris la peine de faire la distinction et aurait tout accepté en bloc. Dans la pratique, ses préoccupations politiques, ses goûts littéraires, ses habitudes de grand seigneur, ont fait de lui un assez tiède chrétien, surtout depuis son arrivée au pouvoir. Ses ennemis ont décrié ses mœurs : ils n’ont pas le droit d’être crus sur parole. S’il y a eu quelques faiblesses dans sa vie privée, du moins il n’en a pas fait étalage et il a laissé la postérité en doute sur ce point délicat.

Vers la cinquantième année, un réveil de ferveur religieuse se fit chez lui. Les événemens y contribuèrent ; le Père Joseph y aida. La confiance de Richelieu dans l’avenir de sa politique venait d’être mise à une rude épreuve. C’était « l’année de Corbie ». Les coureurs de Jean de Werth étaient venus jusqu’aux portes de Paris. L’émotion populaire avait été grande au premier moment. Plus tard les affaires prirent une meilleure tournure ; mais le capucin n’en profita pas moins des inquiétudes qu’avait ressenties Richelieu, pour agir sur sa conscience et sur son esprit. Sous son influence le premier ministre suggéra au roi la pensée de mettre la France sous la protection de la Vierge. En même temps il réforma sa vie. Il ne réduisit pas le faste de sa maison, qu’il regardait comme une des nécessités et un des attributs du pouvoir ; il ne renonça pas à la comédie et au ballet, amusemens réprouvés par l’Eglise, mais acceptés à cette époque par les prélats de cour. En revanche, il se montra plus attaché aux pratiques religieuses, se confessant et communiant tous les huit jours. Il alla plus loin, il ne refusa plus de prendre au sérieux les révélations et les apparitions dont les calvairiennes se croyaient favorisées et dont le Père Joseph tenait note régulièrement. Il écrivait à cette époque à un de ses amis : « Ce n’est pas suffisant d’être honnête homme : en pareille matière, il faut se piquer de raffînemens. »

Le Père Joseph était arrivé à l’apogée de son influence et de son crédit ; Richelieu multipliait à son égard les marques de confiance. Il était hanté depuis longtemps par une préoccupation. Sa santé déclinait de jour en jour : il craignait de mourir avant d’avoir accompli la tâche qu’il s’était donnée. Il voulait que sa politique fût continuée après lui. Il choisit le Père Joseph pour son successeur. Mais comment faire accepter, en ce temps où la hiérarchie sociale était si puissante, l’autorité d’un simple moine, membre d’un ordre mendiant ? Richelieu avait placé si haut la dignité de cardinal, que le chapeau rouge semblait l’attribut naturel du pouvoir. Dès 1633 il fit engager des négociations à Rome pour obtenir la promotion de son ami au cardinalat.

Les pourparlers se poursuivirent pendant cinq ans ; ils duraient encore lorsque le Père Joseph mourut. L’opposition de la Cour de Rome aurait peut-être fini par céder. Cependant il est permis d’en douter lorsqu’on voit le concert d’hostilités que soulevait le nom du capucin. Il avait des ennemis même dans son ordre, dont il était cependant l’illustration. Mêlé à la politique et vivant à la Cour, il s’était fait dispenser de quelques-unes des règles de sa congrégation. Il avait un carrosse, une livrée, de la vaisselle d’argent. Il aurait peut-être passé sur ces petites irrégularités qui ne l’empêchaient pas de mener une vie pieuse et même édifiante ; mais les partisans de la maison d’Autriche, alors très puissans à la Cour de Rome, ne lui pardonnaient pas la part qu’il prenait à la direction de la politique française. Trompée par les apparences, l’opinion générale attribuait la continuation de la guerre au capucin plus qu’au cardinal. Dès 1630, à Ratisbonne, un gentilhomme de la maison de Tilly, nommé Perlo de Flémal, lui avait fait publiquement une scène violente à ce sujet : « Etes-vous le Père Joseph ? » lui demanda-t-il. Et sur sa réponse affirmative : « Vous êtes donc capucin, s’écria Flémal, c’est-à-dire obligé par votre caractère à faire régner la paix dans la chrétienté, et c’est vous qui allumez une guerre sanglante entre les souverains catholiques, entre l’Empereur, le roi d’Espagne et le roi de France. Allez, vous devriez rougir de honte ! » Les passions devinrent plus vives encore quelques années après, lorsque le capucin se fit le protecteur de Bernard de Saxe-Weimar, prépara de concert avec lui des plans de campagne et seconda de tout son pouvoir la grande entreprise du prince saxon contre Brisach, considéré alors comme le boulevard des possessions autrichiennes et même de l’Empire allemand.

En octobre 1638, Richelieu attendait à la fois la nomination du Père Joseph au cardinalat et la capitulation de Brisach, étroitement bloqué par Weimar depuis plusieurs mois : c’est à ce moment que le capucin, dont la constitution vigoureuse était depuis longtemps épuisée par les jeûnes et les macérations en même temps que par l’excès du travail, fut frappé d’une première attaque d’apoplexie. Dès cette époque on le considéra comme perdu. On n’insista plus pour sa nomination, de peur de perdre sur un moribond le droit de présentation du roi. Deux mois après, lorsqu’il fut atteint d’une nouvelle et mortelle attaque, Mazarin fut présenté à sa place et se trouva ainsi désigné comme l’avait été précédemment le capucin pour devenir le successeur de Richelieu.

Richelieu, désolé, vint chaque jour au chevet de son collaborateur. La tradition rapporte que, dans la dernière soirée qu’il passa auprès de lui, la veille de sa mort, le 17 décembre, il se penchait sur son lit, en lui criant pour le ranimer : « Père Joseph, Brisach est à nous ! » M. Fagniez, comme tous les érudits ne croit pas beaucoup aux mots historiques : il ne se résigne pourtant pas à sacrifier celui-ci, et nous le comprenons. La capitulation de Brisach fut signée précisément le 17 décembre ; elle ne pouvait donc pas être officiellement connue à Paris ce jour-là. Toutefois elle était tellement prévue, qu’on pouvait la regarder comme indubitable et l’annoncer sans crainte de se tromper. Dès le 8 décembre, la place étant réduite à l’extrémité, le gouverneur, le brave et malheureux Henri de Reinach, était entré en pourparlers avec les assiégeans. Le 10, Bernard de Weimar avait fait partir pour la cour un de ses hommes de confiance, Vicquefort, porteur de lettres qui faisaient prévoir la chute imminente de la capitale du Brisgau. Le Père Joseph, avant de mourir, a donc pu considérer comme certain un succès militaire auquel il avait tant contribué.

La prise de Brisach eut en Europe un grand retentissement. Aucun coup pareil n’avait été porté à la maison d’Autriche depuis la bataille de Lutzen. Les amis de Richelieu y virent la justification de la politique du cardinal et une compensation à la mort de son principal collaborateur. Les inimitiés qui avaient poursuivi le Père Joseph pendant sa vie ne s’apaisèrent pas, mais firent du moins silence, pour un moment, devant son cercueil. Ses funérailles et surtout le service célébré le 24 décembre aux Capucins de la rue Saint-Honoré, pour entendre son oraison funèbre attirèrent une foule immense et eurent le caractère d’un deuil public.

Les hommes dont l’activité s’est dépensée dans les luttes de la politique et dont l’influence a pesé sur les événemens de ce monde, appartiennent à la discussion et ne lui sont soustraits ni par la mort ni par le temps. Ce fut le sort de Richelieu et du Père Joseph. Leurs noms aujourd’hui encore alimentent des polémiques et soulèvent des passions. Catholique ou protestant, Français ou Allemand, l’historien, en racontant et en appréciant leur vie, a besoin de faire un effort pour rester impartial. Nous n’avons pas dissimulé ce que la morale peut leur reprocher ; mais il est juste de dire que leurs adversaires, les conseillers de Philippe IV et de Ferdinand II, n’étaient pas plus scrupuleux. La politique, qui est souvent sans entrailles, n’a peut-être jamais été plus impitoyable que pendant la guerre de Trente ans. L’Europe centrale, ravagée par les bandes de Tilly et de Mansfeld, de Wallenstein et de Weimar, ne respira qu’après la paix de Westphalie. Cet accord si péniblement obtenu donna aux nations civilisées un équilibre tolérable et à la France une frontière qu’elle a gardée jusqu’en 1871. Quand Richelieu arriva au pouvoir en 1624 et appela auprès de lui le Père Joseph, nous n’avions à l’Est que la ligne de la Meuse pour nous défendre contre une invasion. En 1642, lorsque le cardinal succomba quatre ans après son collaborateur, l’Alsace, moins Strasbourg et Benfeld, était occupée ; le Rhin était gardé pour le compte de la France par l’armée weimarienne, placée, depuis la mort de son chef, sous le commandement de l’héroïque Guébriant. Voilà l’œuvre de Richelieu et du Père Joseph. Elle a duré plus de deux cents ans. Nous qui l’avons vue s’écrouler, nous qui avons longtemps espéré, mais qui n’espérons plus vivre assez pour la voir se relever, nous pouvons en apprécier et les difficultés et la grandeur.


EDOUARD HERVE.

  1. Le Père Joseph et Richelieu, par Gustave Fagniez. — 2 vol. in-8o. Paris, Hachette, 1894.
  2. Hæmorrhoïci sanguinis fluxus
  3. La duchesse de Rohan était fille de Sully, qui avait la prétention, contestée d’ailleurs, de descendre de la maison de Béthune.