L’Émigration politique en Angleterre en 1848

L’ÉMIGRATION POLITIQUE


EN ANGLETERRE.




La petite colonie politique de Londres offrait, l’été dernier, un assemblage de noms assez bizarre. Chaque naufrage révolutionnaire avait jeté là de plus ou moins riches épaves : absolutisme, monarchie constitutionnelle, socialisme, toutes les écoles vaincues s’y trouvaient à la fois représentées. Trop préoccupé des débris du jour pour songer aux débris de la veille, le public français s’enquiert peu des exilés d’outre-Manche ; il y aurait cependant, je crois, quelque attrait de curiosité à les suivre à cette dernière étape qui les a si étrangement rapprochés, et d’où ils s’élanceront demain, les uns vers les hauteurs de l’histoire, les autres dans le grand chemin de l’oubli. Si le lecteur veut bien m’autoriser à lui servir de guide dans cette excursion mentale, je mettrai à son service les renseignemens qu’un séjour de trois mois à Londres m’a permis de recueillir. Ma tâche de narrateur est facile. La chaîne des idées et des traditions politiques a été si violemment rompue, tant d’intérêts nouveaux sont venus successivement balayer la trace des intérêts écroulés, que le passé d’hier semble vieux d’un siècle. On peut remuer sans scrupule des noms qui ne font plus vibrer, au sein des opinions déclassées, ni espérances ni craintes. La préoccupation publique a déjà fait pour eux l’œuvre impartiale du temps.

Claremont appelle naturellement l’attention en première ligne. La royale famille qui a récemment quitté cette résidence pour Richmond y vivait fort retiré. Sans se murer dans un cérémonial qui ne fut jamais de son goût, elle n’accueillait qu’avec réserve ceux de nos compatriotes dont le nom n’était pas connu aux Tuileries ; car elle avait à craindre, dans sa position, soit l’hommage importun d’une curiosité banale, soit les obsessions intéressées des faiseurs de projets. La maison de Claremont était sur le pied le plus modeste : cinq ou six domestiques à peine ; Louis-Philippe n’avait même pas voulu garder la calèche de louage qu’il avait arrêtée à son arrivée en Angleterre. La famille allait chaque dimanche entendre la messe dans la plus déserte des chapelles catholiques, et c’est en fiacre qu’elle s’y rendait. Les repas où régnait la plus stricte économie, étaient pris en commun. Comme à la table des petits bourgeois de Londres, on n’y buvait que de la bière ; le vin était un luxe scrupuleusement réservé pour le dessert. Même simplicité en tout. Les princesses étaient vêtues d’étoffes communes : elles ne portaient ni soie, ni dentelles, ni bijoux. Une susceptibilité honorable, le désir de n’être pas à charge à l’hospitalité anglaise, qui eût voulu d’ailleurs se montrer large pour les illustres vaincus, expliquent cette royale pauvreté, ou il n’y avait, quoi qu’on l’ait dit, rien d’affecté. Loin de là : la famille exilée mettait certain orgueil à s’abstenir de plaintes ou la malveillance aurait pu être tentée de voir un appel peu digne à la commisération de la république, dont elle n’entendait solliciter que la justice. La publication faite par un journal d’une lettre ou le prince de Joinville révélait à un de ses compagnons d’armes l’espèce de pénurie qui régnait à Claremont indisposa très vivement Louis-Philippe, Marie-Amélie et le duc de Nemours.

À part de rares excursions, soit à l’intérieur, soit au bord de la mer, la vie des exilés était on ne peut moins accidentée. La pêche était à Claremont l’unique distraction des princes, qui y consacraient des journées entières. Quand elle n’était pas souffrante, ce qui est devenu son état habituel, Marie-Amélie se joignait souvent à eux. Le père partageait les tristes loisirs que la révolution lui a faits entre la lecture des journaux français, anglais et allemands et les ennuis d’une inaction morose. Le coup qui l’a si rudement atteint dans ses légitimes espérances l’a plus cruellement frappé encore dans ses habitudes, en lui enlevant l’emploi de cette prodigieuse activité de détail qui faisait de lui le plus affairé des propriétaires et le plus paperassier des rois. Aussi est-il très abattu et très vieilli. Charles X banni se taisait sur les événemens ; Louis-Philippe aime au contraire à les discuter, et il les discute souvent avec une remarquable liberté d’esprit. Par une tendance naturelle au cœur humain et qui se justifie du reste ici par plus d’un côté, il voit, bien entendu, dans chacun des mécomptes, des désordres, des malheurs que la révolution a fait surgir, l’apologie de sa politique. « Eh bien ! n’avais-je pas raison de refuser la réforme ? » Tel est son commentaire favori. En effet puisqu’il a trop attendu pour céder librement, mieux eût valu pour lui résister jusqu’au bout.

Louis-Philippe est très porté à penser que le principe monarchique a fait chez nous son temps. Il ne croit personne de force à recommencer une partie qu’il a perdue. Louis-Philippe accueille volontiers d’un air impatient, au besoin même railleur, l’expression de toute opinion contraire, et, l’esprit de contradiction aidant, le vieux roi se surprend parfois à de piquantes réminiscences de 1792. La France, avec son fanatisme d’égalité, avait, selon lui, mille, raisons de vouloir la république tout en redoutant, pour mille autres bonnes raisons, les républicains. Le tort de la France en février a été de croire que ceux-ci étaient déjà annihilés, et que la monarchie de 1830, derrière laquelle elle s’était retranchée contre les prétentions des traînards de 93, n’était plus désormais un rempart nécessaire. Les masses étaient, du reste, assez disciplinées cette fois pour que le nouveau régime pût se constituer d’une façon régulière il ne lui a manqué pour cela, à son début, qu’une direction intelligente et honnête. Louis-Philippe se serait fait fort d’imprimer cette direction. « Si 1830 eût pu tarder jusqu’au 24 février disait-il, la république eût fait de moi son président. » La meilleure preuve, selon Louis-Philippe, que la monarchie était bien peu enracinée dans les esprits, c’est qu’elle est tombée cette fois sans être sortie de la légalité, et, qui plus est, pour être restée jusqu’au bout dans la légalité. Le roi relève avec une certaine insistance ce dernier point. C’est là qu’est visiblement, à ses yeux, la réhabilitation de sa défaite et comme la porte d’honneur par laquelle il entend sortir de l’histoire.

Tout en tenant compte des tendances républicaines du pays, Louis Philippe croit cependant qu’elles ne se seraient pas manifestées par une révolution, sans la direction imprévue que donna au mouvement de février le coup de pistolet du boulevard des Capucines. Aussi ne prononce-t-il le nom de l’auteur bien connu de ce guet-apens qu’en y joignant une épithète dont la vulgarité même fait l’énergie. D’après le vieux roi, l’heure et le lieu de cette provocation, calculés de façon à faire tomber sous le feu des soldats des enfans et des femmes, cette charrette arrivée à point pour recueillir les morts, cette mise en scène de cadavres promenés aux flambeaux, tout dénotait ici la préméditation d’une horrible comédie dont chaque effet avait été soigneusement préparé. Louis-Philippe est persuadé que, si cette catastrophe n’était venu déconcerter et paralyser la garde nationale, a république, bien qu’accomplie dans les idées, eût pu indéfiniment tarder à se produire dans les institutions. Le régime de 1830 assouvissait assez largement, selon lui, notre soif de liberté et d’égalité pour que la chose nous fit long-temps passer sur le mot. Est-ce là une illusion ? Puisqu’il n’y a plus à revenir sur le passé nous voudrions le croire ; mais il faut bien le reconnaître que, jusqu’à présent, le mot n’a pas beaucoup ajouté à la chose. En fait de liberté politique, nous n’avons guère conquis que la réhabilitation de l’état de siége ; en fait d’égalité, le procédé a été profondément modifié, je l’avoue, mais nous n’en sommes allés, que je sache, ni mieux ni même beaucoup plus vite. Quelque prodigieuse rapidité qu’ait mise le gouvernement de février à appauvrir ceux qui possèdent le gouvernement de juillet n’en mettait guère moins à enrichir ceux qui ne possédaient pas. De 1830 à 1847, ne l’oublions pas, le revenu public, malgré la suppression ou la réduction de plusieurs branches de l’impôt, s’est accru de près de 40 pour 100, accroissement qui n’a aucun rapport visible avec celui de la population, et qui implique dès-lors un progrès correspondant dans la consommation, c’est-à-dire dans le bien-être des contribuables, et dans la production, c’est-à-dire dans leur avoir. Or, il n’est pas difficile de comprendre que cet immense progrès porte principalement sur les classes inférieures. Pour ce qui est de la consommation d’abord, il est évident que les classes riches ou aisées ont un maximum de besoins qu’elles ne dépassent, que peu ou point en devenant plus riches ou plus aisées, et qu’elles achètent, par exemple, dans l’une et l’autre situation, à peu près la même quantité de vin, de café, de drap, de toile. L’énorme développement qui s’est manifesté, de 1830 à 1847, dans la consommation, se limite donc presque entièrement à la classe ouvrière. Durant cette période, la classe ouvrière a ainsi marché plus vite dans la voie du bien-être que les classes riches ou aisées, qui restaient à peu près stationnaires. En ce qui concerne, d’autre part, la production, ce thermomètre des revenus particuliers, les classes riches ou aisées ont fait un mouvement de progression assez sensible ; mais ici encore les classes inférieures ont proportionnellement l’avantage. La production, à très peu d’exceptions près, laisse en effet moins de profits au capitaliste, qui en est le moteur, qu’à l’ouvrier, qui en est l’agent. Supposons qu’un capitaliste prête à un cultivateur 100 francs, et que celui-ci les consacre à ensemencer un champ de lin ; cette valeur primitive de 100 francs s’augmentera dans l’année, par suite de la transformation du lin sur pied en toile, d’une autre valeur de 1,000 à 1,200 francs, répartie sous forme de salaires sur les quarante ou cinquante ouvriers qui suffisent à cette transformation. Tout compte fait, le capitaliste qui aura prêté ses 100 francs n’aura gagné à l’opération dont il s’agit qu’un intérêt de 3 a 4 francs, tandis que chacun des ouvriers y aura gagné, en moyenne, un salaire de 24 à 25 fr. Je pourrais multiplier à l’infini les exemples. Si la production donne plus de bénéfices à l’ouvrier qu’au capitaliste, il en sera évidemment de même pour les progrès de la production. Sous le rapport du revenu comme sous celui du bien-être, en aisance capitalisée comme en aisance dépensée, les classes inférieures ont donc fait sous le dernier régime, plus de conquêtes que les classes supérieures. La conclusion saute aux yeux. Quelque avance qu’ait le riche sur le pauvre, la distance qui les sépare ne sera-t-elle pas tôt ou tard franchie du moment que le second marche à plus grands pas que le premier ? Un régime qui produisait de pareils résultats ne nous menait-il pas tout droit à l’égalité ?

La statistique des cotes foncières, qui n’indique pas, le nombre des propriétaires, mais qui reflète assez fidèlement les fluctuations de la propriété, nous fournit un corollaire curieux de cette loi trop inaperçue du progrès matériel. De 1835 à 1842, c’est-à-dire dans une période de sept ans, le nombre des côtes foncières s’est accru, d’après une proportion qui varie selon l’importance de ces cotes, de 5 pour 100 à 22 pour 400. La propriété tend naturellement à se diviser à mesure que s’accroît la population ; mais la population n’augmente, pendant chaque période septennale, que de 3 pour 100 environ. Cette énorme différence ne peut donc s’expliquer que par une invasion rapide du prolétariat dans les catégories qui possèdent le sol et l’immeuble. Si ce mouvement s’était par hasard soutenu, le XXe siècle n’aurait laissé en France que des propriétaires et pas un prolétaire. Dieu ne veut pas sans doute de ce progrès excessif, et les guerres, les famines, les républiques, arrivent plus à point qu’on ne croit pour ramener l’humanité ambitieuse aux nécessités providentielles de l’inégalité. En effet, les classes ouvrières, qui progressent plus que les classes riches aux époques prospères, reculent aussi plus vite dans les temps de crise. Quand l’activité matérielle chôme, le capitaliste cesse uniquement de s’enrichir ou entame tout au plus son capital ; mais l’ouvrier intelligent et laborieux, qui se voyait à la veille de devenir propriétaire, dépense son épargne et s’endette. L’orage passé, la distance qui es sépare se trouve considérablement agrandie ; car le premier, qui a dans ses mains un capital libre, quoique réduit, recommence immédiatement à grossir sa fortune, tandis que le second est condamné à un temps d’arrêt souvent très long par la nécessité de travailler pour payer ses dettes avant de recommencer son épargne.

Louis-Philippe, si partial qu’il soit dans la question, a donc quelque droit de prétendre que son gouvernement ouvrait une large issue aux idées d’égalité. Ce gouvernement, si souvent accusé de vouloir édifier l’aristocratie de l’argent sur les ruines de l’aristocratie nobiliaire, démocratisait en réalité la richesse et opérait dans les choses, sans violence, sans froisser un seul intérêt, en les favorisant au contraire tous, une révolution aussi profonde que celle que 89 avait opérée dans les lois. Et ce n’est pas seulement en fait que le régime de 1830 désintéressait les radicaux de bonne foi : leurs théories les plus osées, les plus extravagantes, passaient chaque jour, grace à lui, dans l’application, en prenant dans ses mains un caractère pratique, honnête et bienfaisant. Tout en respectant et en encourageant même l’initiative individuelle, il réalisait très largement le principe fondamental du socialisme, l’intervention de l’état[1]. L’état, sous le gouvernement de juillet, ne s’arrogeait pas le droit de dépouiller le capitaliste au profit du pauvre ; mais il donnait à celui-ci le capital par l’institution des caisses d’épargne, cette admirable capitalisation du travail parcellaire. Il n’exigeait pas un milliard des riches pour le distribuer aux ouvriers ; mais il jetait à ceux-ci, sous forme de travaux publics, deux milliards qui faisaient sortir d’autres milliards de la caisse des compagnies ; des départemens et des communes. Il ne proclamait pas le droit au travail et à l’assistance ; mais il donnait le travail, ce qui vaut encore mieux, et il allait donner l’assistance par la fondation d’une caisse de retraite pour les ouvriers, lorsque la révolution est venue dénaturer et plus tard paralyser cette vaste et pacifique application du socialisme. La monarchie de 1830, en un mot, accouplant des principes et des résultats que les hommes de février ont eu le talent de rendre incompatibles a réalisé, pendant dix-sept ans, l’organisation du travail sans despotisme, l’égalité sans spoliation, la fraternité sans coups de fusil. Quel progrès nous refusait-elle donc ? Un seul, et c’est par là qu’elle a péri : la réforme électorale. Mais le besoin de droits politiques était-il aussi impérieux chez les masses qu’on a bien voulu le prétendre ? Dans ce cas, ce semble, elles auraient dû se montrer reconnaissantes et empressées pour la révolution, et cependant elles ont débuté par la réaction, pour continuer, je le crains bien, par l’indifférence. La réforme électorale ne s’accomplissait-elle pas d’ailleurs chaque jour de fait sous l’ancien système ? L’augmentation que je signalais plus haut dans le nombre des cotes pour une période de sept ans a été de 10 à 22 pour 100 pour les cotes supérieures à 50 francs, c’est-à-dire pour les catégories qui correspondaient aux divers degrés de l’électorat. Sous l’influence de ce progrès, qui s’étendait à toutes les autres branches de la propriété, la liste seule des électeurs parlementaires s’est grossie, en quinze ans, de soixante-dix-sept mille nouveaux noms, chiffre supérieur de cinq mille à l’augmentation produite par la réforme de 1831, qui avait réduit le cens électoral d’un tiers. Était-ce un régime bien restrictif, celui qui, sans agrandissement artificiel, par le fait seul de son élasticité, ouvrait un si large accès au développement de la vie politique ? La grande, l’unique faute de la monarchie de juillet, c’est de s’être laissé enlever, par des résistances gratuites, tout le mérite d’un progrès qui s’accomplissait en réalité par elle. Utile ou non, la réforme électorale avait le dangereux privilège de servir de drapeau commun à toutes les oppositions. N’y avait-il pas là un conseil significatif à l’adresse du gouvernement de juillet ? Il devait d’autant moins hésiter à s’emparer de l’arme qu’on tournait ici contre lui-même, qu’il le pouvait sans danger. L’expérience lui avait appris que l’accession graduelle des catégories déshéritées dans les rangs électoraux grossissait la majorité conservatrice, bien loin de l’affaiblir. Plus il avait pénétré avant dans les masses, ou l’attendaient, au dire des partis, de sourdes rancunes, plus il s’était fortifié. Dira-t-on, pour la millième fois, que cette majorité était factice, qu’elle était le produit de la corruption ? Si cette accusation avait jamais été sincère dans la bouche de ceux qui la formulaient, il faudrait rougir pour tant d’inepte aveuglément. Le nombre des électeurs parlementaires, qui n’étaient eux-mêmes qu’une minime fraction du corps électoral, s’élevait à deux cent quarante mille, dont les deux tiers au moins, soit cent soixante mille, votaient pour la politique conservatrice. Or, quel était pour chaque législature le nombre des créations d’emplois, des avancemens au choix, des préférences facultatives dans le tracé des voies de communication, des faveurs de toute nature qui pouvaient plus ou moins dépendre du gouvernement ? Portez-les, si vous voulez, à dix mille, chiffre qui dépasse toutes les bornes du possible. Pour gagner dix mille électeurs, le gouvernement aurait donc été obligé d’en éconduire de s’en aliéner chaque fois plus de cent mille ; la majorité conservatrice aurait donc dû aller décroissant bien loin de s’accroître, à moins de supposer que plus de cent mille consciences vendues et non payées aient bénévolement consenti à faire, durant quinze années, crédit à la corruption administrative… Passons. Dira-t-on, comme on l’a fait encore pour expliquer le progrès de la majorité conservatrice, que les électeurs indépendans, saisis de lassitude et de dégoût, s’abstenaient de plus en plus, laissant ainsi, chaque fois, un plus vaste champ aux électeurs corrompus ? Ici, comme ailleurs, les chiffres répondent. La proportion des votans aux inscrits, qui n’était, en 1831, que de 75 pour 100, s’était graduellement élevée, d’après une progression continue et qui ne s’est arrêtée qu’une seule fois, en 1842, par suite de la coïncidence du vote avec les travaux de la moisson, à 83 pour 100, proportion de 1846. L’accroissement de la majorité conservatrice correspondait donc à l’empressement des partis et non point à leur lassitude. Sous quelque aspect qu’on envisage, en somme, les résultats électoraux des dix-sept dernières années, le gouvernement de juillet avait plus de motifs pour accepter la réforme que pour la redouter.

LOuis Philippe justifie ses résistances à une réforme qui eût ouvert la porte à l’abaissement indéfini du cens par l’attitude des légitimistes. Selon lui, les légitimistes ne s’étaient jamais avoués vaincus. S’ils n’étaient pas dangereux comme parti, ils l’étaient comme élément de coalition, comme pouvant, à un moment donné, apporter aux républicains déjà maîtres de la classe ouvrière, l’appoint de la classe agricole, qu’ils trompaient par leur affectation de libéralisme, et qu’ils rassuraient, contre les dangers de cette alliance, par la nature de leurs intérêts, éminemment conservateurs de la propriété. Voilà pourquoi l’ancien roi avait cru devoir long-temps encore restreindre l’action électorale à la classe moyenne, dont la majorité répudiait également les légitimistes et les républicains. Il reproche à cette classe de n’avoir pas eu l’intelligence de son rôle. « Je n’ai pas pu réussir, dit-il, à faire de la bourgeoisie un parti politique. »

Louis-Philippe est tristement préoccupé, de l’avenir de ses fils. Une fois sur ce chapitre, il oppose avec une certaine amertume leurs services militaires et leur irresponsabilité politique au décret qui fait peser sur eux une sorte de mort civile. Des démarches furent faites, peu après juin, auprès du chef du pouvoir exécutif, pour obtenir la remise des biens des princes : « Il n’est pas mauvais, aurait-on répondu, que les princes soient pauvres comme tout le monde ; il est même utile qu’ils le soient davantage. » Ces paroles, rapportées à Louis-Philippe, provoquèrent de sa part de nombreuses récriminations ou le reproche d’ingratitude n’était pas le moins fréquent. De tous les généraux d’Afrique que les événemens de juin ont mis en évidence, le chef du pouvoir exécutif était, selon Louis-Philippe, le moins préparé au rôle suprême. Il ne lui accordait que des qualités militaires de second ordre et peu d’aptitude politique. MM. Bedeau et Changarnier, celui-ci surtout, qu’il croit doué d’une grande connaissance des affaires, lui paraissaient beaucoup plus capables de maîtriser la situation.

Quant aux hommes du gouvernement provisoire, Louis-Philippe les trouvait, pour la plupart, au-dessous de tout commentaire. Il ne faisait même pas grace à M. de Lamartine. Les éloquentes pauvretés de l’illustre poète n’étaient pas, en effet, de nature à le relever beaucoup dans l’esprit du vieux roi, dont le positivisme classique formulait, il y a plusieurs années, cette pittoresque opinion : « Je savais déjà que M. de Lamartine faisait d’assez médiocres vers, mais je ne le croyais pas si faible en politique ! » Les excentricités oratoires de M. Caussidière, les souvenirs d’estaminet de M. Flocon et les « bulletins de la cour » de M. Marrast ont eu plus d’une fois le privilège de dérider Louis-Philippe. La partie, féminine du gouvernement provisoire était elle-même très en faveur à Claremont, et cette exclamation d’une grande dame de 1848, saluant pour la première fois d’un regard émerveillé les coussins d’une voiture royale : « C’est nous à présent qui sont les princesses ! » a vaincu jusqu’à la mélancolique gravité de Marie-Amélie.

Louis-Philippe supporte difficilement la contradiction ; mais, sous ce rapport, la déférence de ses interlocuteurs est fort à l’aise, car, si le sujet lui plaît, il fait volontiers à lui seul tous les frais de la conversation. Il pense alors tout haut plutôt qu’il ne cause. Toujours facile et nette, sa parole a pris certain tour d’abondance sénile. L’âge, le brusque changement apporté dans les habitudes du vieux roi, l’éclat de foudre si soudain qui a réveillé sa sécurité trompée jusqu’à la dernière heure, ont légèrement détendu, sans toutefois les affaiblir, les vigoureux ressorts de cette intelligence si universelle et si pratique.

L’attitude de la comtesse de Neuilly est la résignation, une résignation ou se laisse entrevoir je ne sais quoi de doux et de hautain à la fois, comme un double reflet d’humilité religieuse et de fierté blessée. À Claremont comme aux Tuileries, la politique semblait être l’une des moindres préoccupations de Marie-Amélie, qui ne voulut être reine que par la bienfaisance. On devinait pourtant, à quelques éclairs mal contenus de cette pensée austère, que, si Marie-Amélie avait gouverné la France, la royauté ne serait pas partie sans tirer l’épée. La publication des correspondances que le respect des uns, la curiosité des autres, ont sauvées du sac des Tuileries, jettera peut-être un jour d’intéressantes lueurs sur ce côté peu aperçu du caractère de la reine. Il nous a été permis de parcourir plusieurs lettres qu’elle écrivait au prince de Joinville, alors en campagne, et où, par parenthèse, elle grondait le jeune marin sur sa paresse en l’engageant à prendre exemple sur les habitudes studieuses du duc d’Aumale. Au milieu des sublimes puérilités de l’amour maternel surgissaient çà et là de brèves appréciations qu’on eût dit échappées à un génie viril, des pensées d’une concision et d’une vigueur étranges, que matérialisait en quelque sorte, pour le regard et pour l’oreille, le trait carré et hardi de cette main sexagénaire, l’énergie sobre de l’expression.

De tous les membres de la famille d’Orléans, le duc de Nemours est le plus calme. L’espèce d’isolement politique où il vivait sur les marches même du trône, la conscience de l’injuste partialité qui l’effaçait, dans l’esprit des masses, au profit de ses frères, l’avaient en quelque sorte préparé aux tristesses de l’exil. Sa résignation a peut-être une source plus intime encore. Si je ne craignais d’exagérer une nuance très délicate, très peu saisissable du caractère de l’ancien régent présomptif, je dirais presque qu’il était le légitimiste de la famille. Le duc de Nemours, c’est un fait accepté par des hommes qui l’ont connu, eût au fond mieux aimé avoir pour père un lieutenant-général du royaume qu’un roi des Français, et il pressentait avec une sorte de conviction superstitieuse la ruine d’un intérêt fondé sur le sol mouvant du droit révolutionnaire. De là peut-être l’espèce de froideur qu’on lui reprochait et cette indifférence plutôt désintéressée que dédaigneuse qu’il mettait à ne pas solliciter la popularité. Cette arrière-pensée qui poursuivait le duc de Nemours n’a jamais altéré, du reste, son dévouement de prince et de fils. Louis-Philippe a toujours eu en lui une confiance sans bornes. Le vieux roi avait-il entrevu cette nuance dont je viens de parler, et n’y faisait-il pas une bienveillante allusion lorsqu’il disait récemment à un membre de l’ancienne majorité : « Nemours était de tous mes fils, sans excepter mon pauvre d’Orléans, le plus capable de mener les affaires ; mais il aurait dû naître archiduc ! » En sa qualité d’aîné, M le duc de Nemours avait pris les rênes de la petite colonie de Claremont.

Le prince de Joinville et le duc d’Aumale, que l’opinion traitait en favoris, ont beaucoup plus à regretter. Ils avaient cependant accepté sans trop d’émotion, et comme une nécessité révolutionnaire fort explicable, le décret de proscription lancé contre eux par le gouvernement provisoire. En revanche, la sanction pure et simple donnée à ce décret par l’assemblée nationale les a profondément attristés. Ils avaient compté, sinon pour leur rappel prochain, du moins pour un adoucissement à la mesure qui les atteignait, sur l’immense réaction qui s’était manifestée dans les collèges électoraux contre la politique exclusive et violente des républicains de la veille. Cette première impression, dont le duc d’Aumale a peu à peu triomphé, a dégénéré chez le prince de Joinville en une sorte de nostalgie irritable, qui s’explique autant par le caractère du jeune amiral que par son état maladif. Le duc d’Aumale sait vivre en lui-même ; mais le prince de Joinville a besoin de vie extérieure. Le premier serait, dans toutes les positions, l’homme de l’étude et de l’intimité ; le second est homme des brillantes aventures et cette soif d’éclat, de dévouemens bruyans et glorieux qui, dans l’action, peut faire les héros, fait, hélas ! aussi, dans l’inaction, les cœurs découragés. Le prince de Joinville essaie d’échapper à cette situation morale par mille projets qui ne servent qu’à la trahir. Il a tour à tour songé à demander du service dans la marine des États-Unis, fonder une exploitation agricole en Amérique, à affermer une pêcherie en Écosse. Il y a quelque temps, les ducs de Nemours et d’Aumale paraissaient disposés à s’associer à ce dernier projet.

MM. Guizot, Duchâtel et Dumon, les trois principaux ministres du 29 octobre, qui ont fixé leur résidence de l’autre côté du détroit, faisaient, cet été, trois ou quatre visites par mois à Claremont. M. Guizot, quand il est à Londres, habite dans les solitudes semi-villageoises du faubourg de Brompton, une modeste maisonnette ou il consacre à l’étude tout le temps qu’il peut dérober à des relations fort étendues. Il ajoute en ce moment à l’histoire des révolutions d’Angleterre deux volumes, exclusivement consacrés à l’époque républicaine, à Cromwell, et qui nous promettent de piquantes digressions sur les événemens du jour Deux autres volumes compléteront plus tard l’œuvre de M. Guizot. Il ne se borne pas à étudier incidemment la révolution de février : un travail de lui sur la démocratie en France est déjà sous presse. L’ancien président du conseil supporte les ennuis de l’exil avec une sérénité fort explicable : l’Angleterre est, en effet, pour lui, une sorte de patrie littéraire et religieuse ; il voudrait l’oublier que les témoignages de déférence dont l’entourent les notabilités politiques et universitaires de ce pays, si exclusif dans son engouement national, si ombrageux pour toute supériorité étrangère, le lui rappelleraient chaque jour. Le légitime orgueil qui a fait, pendant sept ans, la force et presque le génie de M. Guizot est d’ailleurs assez vaste pour l’abriter contre les chagrins d’une défaite. On lui attribue ce mot : « Nous nous sommes retirés, et le lendemain il y avait une révolution ! » C’est là tout l’homme, et c’est aussi sa pensée politique. Louis-Philippe voit presque toute la révolution dans le coup de pistolet de l’hôtel des Capucines. Pour M. Guizot, la révolution était faite du moment ou la couronne avait capitulé devant l’émeute ; car, Dès ce moment, l’émeute était en quelque sorte légalisée, le pays devait abandonner qui l’abandonnait. M. Guizot est d’ailleurs convaincu que la révolution n’avait aucune raison d’être fondamentale ; la preuve, c’est qu’elle s’est montrée dépourvue de toute initiative, de toute idée en propre dans le bien comme dans le mal, — parodiant, quand elle a voulu détruire, les passions désormais vides de 93, reprenant timidement et gauchement en sous-oeuvre, quand elle a voulu constituer quelque chose, la politique intérieure et extérieure du gouvernement tombé. C’est surtout dans notre politique extérieure que M. Guizot trouvait l’imitation malheureuse et inintelligente. — La révolution a dû se résigner à admettre, avec le gouvernement de juillet, que la paix était, à tout prendre, la meilleure condition de sécurité au dedans et d’influence au dehors, disait en substance l’ancien ministre ; mais elle a «  complètement gâté » ce système en voulant l’approprier aux passions d’où elle était sortie. La France de juillet propageait la liberté par les gouvernemens, » et elle y réussissait chaque jour en Espagne, en Allemagne, en Italie. La France de février a voulu, au contraire, fonder la liberté par les peuples, et qu’est-il arrive ? Les gouvernemens, nous voyant agir sans eux et contre eux sur leurs propres sujets, se sont tacitement coalisés contre nous. Les peuples, peu rassurés sur les visées extérieures d’une révolution qui ressuscitait à l’intérieur les tendances de l’ancienne, n’ont répondu qu’à la moitié de notre appel, acceptant nos idées de désordre sans accepter notre alliance, et les nationalités que nous patronions, la Pologne et l’Italie, portent déjà le poids de cette double hostilité. L’action de la France, qui apportait naguère partout l’ordre et la liberté, ne se manifeste ainsi aujourd’hui que sous un aspect malfaisant. Il n’y a plus désormais, grace à nous, en Europe que « des gouvernemens affaiblis, des peuples en anarchie, des nationalités opprimées. » Ce tableau est chargé ? Chaque jour, depuis février, n’a-t-il pas mis à nu une plaie nouvelle de notre situation extérieure sous les lambeaux de pourpre dont M. de Lamartine l’avait enveloppée ? « La France, s’écriait pompeusement le brillant poète en proclamant pour la seconde fois l’abrogation des traités de 1845, la France a désarmé son ambition, mais elle n’a pas désarmé ses idées ! » Et la France, encore sous le charme, n’a vu que le cri d’une pensée généreuse dans ce qui n’était que le triste aveu d’une politique d’expédiens. N’applaudissions-nous pas, hélas ! à une double faute ? Il est, je le sais, plus facile de blâmer aujourd’hui qu’il ne l’était de gouverner il y a neuf mois. La France était au pouvoir d’un parti violent qui rêvait l’incendie de l’Europe. Il s’agissait tout à la fois pour M. de Lamartine, d’une part, de gagner la confiance de ce parti pour mieux le contenir : de là les encouragemens officiels donnés à la propagande révolutionnaire ; d’autre part, de pallier, aux yeux des puissances, cette provocation en nous liant les mains pour la guerre : de là l’abandon spontané de toute idée de conquête. Mais ce qui justifie l’homme ne justifie pas le résultat. Les nécessités d’où est sorti ce compromis ont disparu ; les nécessités qu’il a créées restent, et il y aurait imprudence à les méconnaître, aujourd’hui surtout qu’une nouvelle ère politique s’ouvre. Qu’avons-nous gagné d’abord à désarmer notre ambition ? Rien, je le crains, si ce n’est le désarmement de notre influence. Les traités de 1815 nous donnaient, après 1830, par la chute du pouvoir qui les avait acceptés, une sorte de créance territoriale sur nos voisins : nous l’avons gratuitement déchirée. Rois et peuples tenaient les yeux fixés, ceux-ci avec un sentiment de reconnaissance ou d’espoir, ceux-là avec un sentiment de ménagement et de crainte, sur l’épée nue que nous consentions à ne pas abaisser sur l’Europe et nous l’avons remise sans condition au fourreau. Les premiers nous savaient gré de ne pas exercer notre ambition précisément parce qu’elle était armée, et ils payaient notre désintéressement en concessions tant intérieures qu’extérieures ; les seconds, selon qu’ils avaient à résister à l’absolutisme du dedans ou à l’oppression du dehors, s’appuyaient sans scrupule sur notre propagande, qui ne froissait plus désormais leur orgueil national, ou se retranchaient derrière nos droits, que nous pouvions revendiquer au premier coup de canon de la sainte-alliance l’Europe, en un mot, ne pouvait faire un pas sans sentir le lien matériel et moral qui rattachait ses destinées à la pensée de la France, et ce lien, nous l’avons de gaieté de cœur rompu. Est-ce tout ? En laissant l’Europe remanier et se partager à sa guise la carte politique de 1815, avons-nous du moins stipulé le maintien des garanties que nous offrait l’ancien classement des nationalités ? Bien au contraire. L’Allemagne dont le fractionnement était pour nous une sûreté, menaçait et menace encore de peser sur notre flanc oriental de tout le poids de ses quarante-cinq millions d’hommes, et nous avons encouragé l’unité allemande. À quel titre, d’ailleurs, aurions-nous protesté ? Nous ne reconnaissions plus les traités de 1815. À quel titre aurions-nous réclamé une compensation au déplacement de l’ancien équilibre ? Nous avions « désarmé notre ambition, » et on s’en serait souvenu, au besoin, pour nous. Restent nos idées. Elles ont fait, je l’avoue, bruyamment leur chemin à travers l’Europe ; mais qu’avons-nous gagné jusqu’ici à semer la révolution ? Une responsabilité sans profit et sans honneur, sinon sans péril. Avons-nous, par hasard, fortifié notre propagande en la dégageant de toute arrière-pensée de conquête ou d’intervention armée ? J’en doute. Odieuse aux rois, parce qu’elle était gratuite, suspecte à leurs sujets, parce qu’ils ne pouvaient croire au désintéressement dans la violence, ridicule ou perfide aux yeux des nationalités opprimées, parce qu’elle était stérile, elle nous a fait d’irréconciliables ennemis, et pas un ami. Puisque nous renoncions, après février, à traiter amiablement avec les monarchies, il fallait être logique. Il fallait, de deux choses l’une, ou nous abstenir complètement, ce qui eût assuré la paix dans le présent sans nous engager dans l’avenir, ou bien joindre la propagande le fait ; désarmer nos idées en même temps que nous désarmions notre ambition, ou bien donner, à l’idée armée l’appui de l’ambition armée. Le gouvernement provisoire était trop peu libre pour adopter le premier parti, trop faible pour recourir au second, je l’admets encore une fois ; mais on voudra bien l’admettre en retour : une politique qui se noyait ainsi entre deux branches, et qui, par un enchaînement fatal de contresens, se trouvait à la fois conduite à faire à l’étranger des concessions et à nous brouiller avec lui, à nous interdire la guerre tout en nous enlevant la sécurité de la paix, à nous désarmer en nous entourant de haines, cette politique était une déchéance. La révolution de février se défiait, non sans motif, des rois ; elle pouvait avoir intérêt à paralyser leur mauvais vouloir présumé en les occupant chez eux : soit ; mais n’était-ce pas une raison de plus pour garder tous nos avantages ? Les rois auraient songé peut-être à transiger avec nous, s’ils avaient cru voir, dans notre appel aux idées révolutionnaires, l’auxiliaire d’exigences territoriales : du moment, au contraire, ou nous déclarions ne rien demander pour nous, nous n’étions plus, à leurs yeux, que des fauteurs systématiques de rébellion, rêvant le désordre pour le désordre. Nos gouvernans provisoires ne s’y seraient pas mieux pris, s’ils avaient entendu susciter un duel à mort entre les monarchies européennes et la république de février. Sur les peuples, l’effet de cette attitude mixte, où semblaient respirer à la fois la provocation et l’impuissance, la bravade et la peur, a été plus désastreux encore pour notre sûreté et notre ascendant. Voyez la Belgique, notre alliée la plus immédiate : nous avons d’une main, abdiqué tout droit sur elle pendant que, de l’autre, nous fomentions l’insurrection sur ses frontières ; elle nous craint sans nous estimer. Voyez l’Allemagne : la révolution que nous lui avons lancée s’est traduite aussitôt par l’idée d’unité, et l’unité pour elle, c’est l’armement sur le Rhin, le statu quo à Posen, la conquête en Italie. Voyez enfin la Pologne et l’Italie : vaincues, elles nous reprocheront l’encouragement que nous leur avons donné ; victorieuses, elles ne nous sauront aucun gré d’un succès qui ne nous aura pas coûté une cartouche[2]. Ces idées que nous avons déchaînées sur l’Europe sans y imprimer le sceau de notre loyauté ou de notre puissance, la Belgique nous les rendra en défiance, l’Italie et la Pologne en mépris, la Russie et l’Allemagne peut-être en boulets. Jamais, en un mot, de plus tristes contradictions ne se seront trouvées accouplées. Nous pesons sur l’Europe entière et nous n’avons jamais été plus isolés. Nous avons la paix à tout prix, mais avec les charges et les dangers de la guerre. Notre situation, en somme, c’est 1792 sans conquêtes, mais non sans coalition. Cette idée de coalition prochaine était naguère très répandue de l’autre côté du détroit, et M. Guizot n’était pas le dernier à la partager. Une chose nous rassure : c’est que l’Europe est maintenant plus malade que nous. Les masses, si désordonnées ailleurs, ont d’instinct repoussé chez nous les passions qu’on leur soufflait d’en haut ; nos partis modérés se reconstituent d’eux-mêmes ; notre politique extérieure, en retombant dans les mains des anciennes majorités, perd de plus en plus ce double cachet d’impuissance et de colère qu’une minorité lui avait imprimé. Pendant que l’Europe parodie 93, nous tendons sensiblement à recommencer 1830 et à représenter comme autrefois, en face de l’absolutisme et de la démagogie, l’ordre sans violence au dedans, la paix sans faiblesse au dehors. Quand je vois de pareilles tendances se dégager spontanément et comme par inspiration de l’anarchie de février, Il me semble que Dieu veut justifier encore le vieil adage gaulois et se montrer une fois de plus bon Français.

M. Guizot était lui-même assez rassuré sur notre situation intérieure proprement dite. D’après lui, la société française, ballottée, pendant quatre mois à tous les vents, a retrouvé en juin son lest. Les insurgés de juin, en prenant pour point de mire la propriété et la famille, lui ont clairement indiqué où était son principe conservateur. Notre forme actuelle de gouvernement, avec sa chambre unique, se prête-t-elle suffisamment à la consolidation de ce principe ? M. Guizot ne le croit pas ; il voudrait cependant une dualité plus réelle que celle qui se réduirait, comme le proposait la minorité de la commission, à juxta-poser à la chambre populaire une sorte de conseil des anciens dérivant du même principe que celle-ci. Les deux chambres, pour ne pas s’absorber l’une l’autre, devraient, selon lui, émaner de sources différentes qui seraient, par exemple, pour l’une l’élection, pour l’autre l’hérédité, ou représenter tout au moins des intérêts entièrement distincts. L’ancien président du conseil rend justice aux tendances gouvernementales du suffrage universel ; mais il ne l’accepterait que revu et corrigé. Pour que le suffrage universel soit éclairé, « il faut lui donner le temps, » et l’élection à deux degrés serait, d’après lui, le meilleur moyen d’amortir ce qu’il y a de trop primesautier, de trop irréfléchi dans les mouvemens de l’opinion populaire. M. Guizot a sur tout l’ensemble du nouveau régime des vues très détaillées qu’il déroulera un jour à la tribune, car il est décidé « à ne rentrer en France que si on l’y rappelle, » c’est-à-dire par la porte de l’élection. C’est, du reste, à la convocation de la seconde assemblée qu’il ajourne lui-même sa rentrée dans la politique. Aussi a-t-il refusé déjà plusieurs candidatures, et l’expression de ces refus n’avait rien de flatteur pour certains hommes d’état de février. Combattre la politique extérieure du gouvernement eut été de sa part, il l’avouait, une inconséquence, car cette politique était au fond la sienne, quoique amoindrie et gâtée ; » mais, en la soutenant, il aurait dû aller s’asseoir à côté d’hommes dont l’incapacité le révolte, et il préférait attendre. — S’ils ne sont pas exempts d’ironie, les jugemens que porte M. Guizot sur les hommes et les choses de février ne sont d’ailleurs jamais empreints de malveillance systématique. La révolution n’a pas d’appréciateur plus impartial, sinon plus infaillible. Est-ce affectation chez lui ? Je préférerais y voir la tendance instinctive d’un esprit généralisateur qui sait froidement déduire la théorie du fait, quel que soit le fait.

MM. Duchâtel et Dumon n’avaient pas la philosophie pratique de M. Guizot. Dans les premiers mois de leur séjour à Londres, l’un et l’autre supportaient l’exil avec une impatience égalé, tout en appréciant la situation à des points de vue différens. M. Dumon, en voyant chaque jour la république s’éloigner des théories anarchiques de février, paraissait disposé à penser que la réaction dans les idées pourrait bien amener la régularité dans les choses. M. Duchâtel, tout en tenant compte des tendances organisatrices des esprits, voyait dans le nouveau régime, tant qu’il ne serait pas fortement modifié, des germes permanens de désorganisation. Il ne lui donnait pas trois mois pour percer à jour les combinaisons les plus fortes. Le gouvernement par les masses, l’agitation organisée, effraient la rectitude administrative de M. Duchâtel, qui trouvait même exagérée l’action donnée aux partis par le régime de juillet. Un système où le pouvoir devait constamment se tenir l’arme au bras, et où les intérêts les plus fondamentaux de la politique dépendaient à chaque instant, dans la rue, d’un caprice des gardes nationales, et, dans les chambres, des calculs d’une opposition dont tous les efforts ne tendaient qu’à créer des embarras au ministère, ce système était déjà, d’après M. Duchâtel, dans des conditions anormales, et c’était là un sujet fréquent de dissidence entre l’ancien ministre de l’intérieur et son collègue des affaires étrangères. M. Guizot avait une foi profonde dans la discussion ; M. Duchâtel n’y voyait qu’une nécessité fâcheuse. Le premier eût volontiers gouverné à la tribune ; le second, bien qu’il n’eût pas personnellement à se plaindre de la tribune, s’irritait tout haut de cette tendance et la taxait de légèreté. M. Duchâtel croyait cependant ; vers la fin de la monarchie, que les opinions constitutionnelles étaient assez disciplinées pour supporter l’épreuve d’un changement de règne. L’impopularité croissante qui, dans tous les degrés du système électoral, semblait frapper les partis extrêmes, lui inspirait à cet égard une confiance aveugle. De là ses répugnances pour une réforme qui eût pu déranger l’équilibre de la situation et placer le gouvernement, au moment même du danger, en face de l’inconnu. M. Duchâtel admet d’ailleurs tout le premier que le système électoral de 1830 avait le défaut de créer « une liste permanente de solliciteurs ; » mais l’adjonction des capacités n’eût fait, selon lui, qu’agrandir le mal. M. Duchâtel eût préféré une réformé à la fois plus large et plus restrictive : plus d’autorité en haut par l’affaiblissement de l’initiative parlementaire, plus de liberté et moins de froissement en bas par le relâchement de la centralisation. M. Duchâtel s’est en effet épris de la décentralisation anglaise, et regrette vivement qu’elle ne soit pas entièrement praticable en France. En Angleterre, tous les travaux d’utilité publique se font sans le concours de l’état, par des compagnies qui se remboursent au moyen de péages, ce qui serait doublement impossible en France dans la situation actuelle des fortunes et des mœurs. L’état est donc obligé chez nous de tout faire, et il aggrave sa responsabilité en ne faisant rien avec mesure. Parce que les gouvernemens antérieurs à 1830 avaient complètement négligé les voies de communication, le gouvernement de juillet s’est laissé entraîner à les créer toutes à la fois, et qu’est-il arrivé ? Les centimes départementaux et communaux ont atteint presque partout le niveau du principal des contributions. La masse des contribuables, qui règle ses sympathies et ses antipathies politiques sur la quittance du percepteur, s’est prise au gouvernement d’un surcroît d’impôts qui provenait uniquement de l’impuissance des départemens, des communes et des particuliers, et dont elle n’appréciait pas immédiatement les compensations matérielles ; la presse opposante a encouragé cette déviation de l’esprit public, et, finalement, le gouvernement de 1830 a été puni du bien qu’il avait fait et du mal qu’il n’avait pas fait. M. Duchâtel attribue en partie à ces inévitables conséquences d’une centralisation excessive, l’immense facilité avec laquelle s’est propagé dans les départemens le mouvement de février.

Parmi les naufragés politiques de 1848, le prince de Metternich est celui qui faisait à Londres la plus grande figure. Son hôtel d’Eaton-Square a pas cessé d’être, cet été, le pèlerinage à la mode pour tout ce que le kigh life britannique renferme de plus blasonné et de plus exclusif. Le prince ne donnait pas de fêtes. « Je n’ai que ma maison de voyage, disait-il négligemment, et sa maison de voyage consiste, par parenthèse, en une véritable armée de valets. L’exil ressemble effectivement pour lui bien plus à un voyage qu’à une déchéance. On l’oublie un peu trop chez nous : en Angleterre, comme à Vienne, M. de Metternich reste l’homme d’état le plus influent et le plus consulté de la politique monarchique. Du fond de sa retraite, il dirige la cour d’Autriche, qui ne fait rien sans son aveu, conseille le czar, avec qui il entretient une correspondance suivie, pousse les tories par le duc de Wellington, et exerce même une assez grande influence sur les whigs par lord Palmerston, qui le voit fréquemment, sans toutefois afficher des rapports trop directs avec lui. M. de Metternich prend son rang en conséquence. Il ne rend pas les visites qu’on lui fait et ne se départ de ce rigorisme essentiellement germanique qu’à l’égard du duc de Wellington, son ami. La pairie anglaise ploie d’assez bonne grace son orgueil devant ces façons princières ; la curiosité y aide d’ailleurs un peu. Chacun voudrait surprendre un mot, un aveu au sphinx de la diplomatie, absolutiste, d’autant plus que le sphinx s’est fait quelque peu jaseur en vieillissant. M. de Metternich pose déjà volontiers pour la biographie ou l’histoire. Tout en gardant un immense rôle dans la politique active, il la juge presque avec le désintéressement d’un acteur retiré, et ne dédaigne même pas de livrer aux profanes le secret de la rampe. On lui demandait un jour comment il avait réussi à tenir constamment en échec les hommes d’état les plus habiles : — En disant toujours la vérité, » répondit-il. Le mot, s’il n’est pas flatteur pour la diplomatie, l’est peut-être un peu trop pour le vieux diplomate. Il n’y a, du reste, ici qu’une simple réserve à faire, M. de Metternich avait presque toujours le soin de dire la vérité ; seulement il ne disait jamais toute la vérité, se ménageant ainsi à la fois les honneurs de la sincérité et les profits de la diplomatie. Ce système de restrictions mentales est celui dont il usait le plus volontiers à l’égard des chargés d’affaires de certains petits gouvernemens allemands dont il redoutait dans les grandes complications européennes, l’humeur brouillonne, et qu’il ne voulait pas cependant s’aliéner en paraissant traiter en dehors d’eux.

Ce qui a servi le plus le prince de Metternich dans la carrière diplomatique, c’est la mémoire vraiment merveilleuse dont il est doué. Les propos les plus insignifians de l’homme qu’il veut pénétrer se gravent dans son esprit, s’y coordonnent, s’y complètent l’un l’autre, et jettent plus tard des lueurs inattendues sur les propos plus graves dont il a intérêt à bien apprécier la portée. Le prince a dans son cabinet d’énormes liasses de manuscrits couverts de cette écriture ferme, arrondie et espacée, qu’il a gardée jusque dans la vieillesse, et qui ne sont que la reproduction textuelle des nombreuses conversations dont il a pris note depuis quarante ans. Quelle mine inépuisable pour la biographie ! Le plus volumineux de ces manuscrits est le récit d’une conférence de sept heures que le prince de Metternich eut à Paris avec Napoléon. Le prince raconte avec une satisfaction mal déguisée un des incidens de cette entrevue. La conversation, d’abord calme des deux parts avait bientôt tourné, du côté de l’empereur, au ton d’une irritation croissante, et que l’impassibilité respectueuse, mais obstinée, du diplomate finit par exaspérer. Dans un accès de vivacité, Napoléon lance violemment à terre on chapeau, qui va s’arrêter aux pieds de M. de Metternich : Celui-ci y jette froidement les yeux et ne se baisse pas pour le ramasser. Il est évident, pour qui l’écoute, que le politique allemand est moins fier d’avoir fait plier la puissance napoléonienne que d’avoir refusé de plier lui-même devant la vanité d’un empereur.

On a souvent comparé M. de Talleyrand et M. de Metternich : ils se ressemblent par le bon mot, par certain tour d’esprit doucement moqueur de toute théorie prétentieuse et de tout sentiment ampoulé, à cette différence près que c’est surtout la saillie qui éclate dans les bons mots du premier et le bon sens dans ceux du second. Il n’y a, du reste, que « peu ou point de rapports d’idées entre M. de Talleyrand et M. de Metternich. M. de Talleyrand était sceptique, et M. de Metternich est convaincu ; où le premier ne voyait que les hommes et les choses, le second voit surtout les principes. Le diplomate français s’attelait volontiers au fait, quel qu’il fût, sauf à relayer ailleurs quand le fait était usé ; le diplomate autrichien savait, au besoin, s’écarter pour laisser passer le fait, sûr qu’il était de retrouver tôt ou tard sa place. Les différences de milieu sont pour beaucoup dans cette différence de tactique. M. de Talleyrand a traversé trois régimes, dont chacun avait ses nécessités distinctes, tandis que M. de Metternich, protégé par l’immobilité proverbiale de l’Autriche contre tout déplacement intérieur, a pu représenter, quarante ans de suite, le même intérêt en face des vicissitudes politiques du continent. L’un dépendait de l’occasion, l’autre avait pour auxiliaire le temps. L’immense et brusque secousse qui a jeté M. de Metternich dans l’exil n’a pas altéré d’ailleurs son patient optimisme. « Quand le principe est faux, dit-il, l’application est forcément absurde et impuissante ; » t comme il n’y a de vrai, selon lui, que le principe d’autorité, il dénie toute viabilité au mouvement révolutionnaire. Quand on lui objecte la loi du progrès, il sourit d’un air parfaitement incrédule. « Le progrès politique, dit-il, suit un cercle, plus il marche, plus il se rapproche du point de départ. » D’après M. de Metternich, par exemple, la république de février est destinée à reproduire, au milieu de l’universel rapetissement des hommes et des choses, le cycle de l’ancienne ; 48 n’est pour lui qu’un 1793 regardé par le gros bout de la lorgnette, et, comme il croit apercevoir un 1814 dans le lointain, il voyait venir volontiers le Bonaparte d’une révolution qui a déjà usé dans Lamartine son Mirabeau, dans Ledru-Rollin son Danton, dans Marrat son Péthion, et dans Proudhon son Babeuf. Le mouvement qui bouleverse la France et l’Europe n’est, selon le diplomate autrichien, qu’une oscillation inévitable et finale de la société, qui, un moment tenue en arrêt par le système constitutionnel, continue jusqu’au bout l’expérience révolutionnaire pour revenir de là, et définitivement cette fois, au dogme de l’autorité. Il arrive ici à M. de Metternich de deviner à son insu un pressentiment de De Maistre, dont il partage d’ailleurs complètement la théorie providentielle. De Maistre, dans des lettres encore inédites qu’il écrivait sous la restauration, revient fréquemment sur cette idée, que la première révolution n’avait châtié que les classes élevées, et qu’un nouveau bouleversement se chargerait tôt ou tard d’étendre le châtiment et la désillusion au peuple, pour qui tout avait été profit dans les bouleversemens antérieurs. Ne croirait-on pas lire dans cette étrange et sombre prophétie ? M. de Metternich pense que l’expiation s’adresse cette fois aux rois aussi bien qu’aux peuples. Ceux-ci y perdront l’esprit de révolte, ceux-là l’esprit de faiblesse, car ils auront chèrement appris ce qu’il leur en coûte de transiger sur leurs droits. La papauté elle-même, disait-il bien avant qu’on pût prévoir l’ingratitude de la révolution de Rome, la papauté qui, un moment, a courbé la tête devant les avances hypocrites et moqueuses de l’esprit libéral, sortira forte et épurée, « peut-être par le martyre, » de cette épreuve suprême, et un jour viendra, écrit M. de Metternich, où, sur les ruines éparses de la révolution européenne, la théocratie donnera de nouveau la main à la légitimité. Reste à savoir si la liberté ne s’avisera pas de mettre opposition au mariage.

L’absolutisme n’est pas seulement une foi pour M. de Metternich, c’est aussi, à ses yeux, le système de gouvernement le plus pratique, celui qui se prête le plus facilement aux variations de la société, avantage que n’ont pas, dit-il, les régimes à constitutions écrites, à formules préconçues. Un code à priori reflète forcément, selon lui, soit les réminiscences d’un autre temps ou d’un autre pays, soit les théories passagères du moment, et, comme chaque nation a ses tendances propres, que le temps modifie, transforme ou déplace de jour en jour, ce code est fatalement destiné à se trouver tôt ou tard en désaccord avec les besoins du pays. Au lieu d’imposer des règles à l’avenir, M. de Metternich trouve plus rationnel et plus simple à la fois qu’on demande ces règles à l’avenir même, à la déduction naturelle des idées et des faits sociaux. Or, quel régime pourrait s’y prêter mieux que le despotisme, qu’aucun engagement ne lie, et qui peut, sans responsabilité comme sans entraves, changer chaque jour la loi ? Ce raisonnement n’a qu’un défaut : c’est de présupposer que le monarque absolu ou son premier ministre auront toujours, et à point nommé, ce qui est l’essentiel, l’intelligence parfaite de la situation.

Cette religion de l’absolutisme que professe ouvertement M. de Metternich ne va pas d’ailleurs, chez lui, jusqu’à l’intolérance, jusqu’à l’excommunication des sectes politiques dissidentes. Pourvu que le principe d’autorité soit sauf, il admet, dans certaine mesure, le système représentatif. « N’est-il pas naturel, dit-il dans son langage imagé, que le malade parle pour dire ou il souffre ? » Seulement M. de Metternich aime les malades dociles. Des chambres ou des états à voix purement consultative constituent, à ses yeux la meilleure des représentations. M. de Metternich n’avait, on le conçoit, qu’une foi médiocre dans notre régime parlementaire de 1830, auquel manquait le triple contre poids de la légitimité, d’une aristocratie puissante et d’une religion de l’état. Nul cependant ne rendait plus volontiers que lui justice à l’attitude gouvernementale de la France et de son chef. Un écrivain nous a récemment montré ici même[3] le prince de Metternich suivant, avec une bienveillante attention, la marche d’une expérience dont l’avortement ne l’a point, à la vérité, étonné, mais dont le succès ne lui aurait pas trop déplu. Après l’auteur de cette curieuse et fidèle étude, je n’ai pas à défendre M. de Metternich contre le préjugé qui lui reproche une horreur puérile de la France, cette fournaise à révolutions. Aujourd’hui même, et c’est beaucoup dire, le vieux chancelier autrichien ne nous voit pas si en noir que cela. Selon lui, nous sommes au fond bien moins révolutionnaires que littéraires. Qu’un homme émette un paradoxe éloquent ou simplement bizarre, vite nous adoptons le paradoxe et l’homme : c’est le fanatisme de la lettre moulée qui nous a perdus. Paris a fait la révolution de février parce qu’il a plu à M. de Lamartine d’écrire son roman des Girondins, et l’insurrection de juin, parce que M. Louis Blanc s’est avisé de publier une médiocre brochure sur l’Organisation du Travail, « un de ces essais, dit le vieux diplomate, comme nous en avions tous fait un avant d’avoir appris à penser. » Supprimons la cause, supprimons la liberté de la presse, et, d’après M. de Metternich, l’effet disparaîtra.

M. de Metternich a la prétention de saisir plus d’une autre nuance de notre esprit national. On disait, après juin, devant lui, que la guerre était imminente de notre côté : « Moins que jamais, dit-il ; la France est gouvernée par des généraux. » Et, en effet, ne visons-nous pas tous un peu au mérite de la spécialité qui ne nous appartient pas ? Le pouvoir rend nos avocats trop belliqueux pour qu’en retour il ne rende pas nos généraux un peu pacifiques. M. de Metternich, disons-le, ne se bornait pas à ces appréciations pittoresques. Si le gouvernement français craignait d’après lui, la guerre, c’est parce que la guerre eût livré Paris à la république rouge en le dégarnissant de soldats. M. de Metternich ne croit pas, du reste que les commotions qui déplacent aujourd’hui les nationalités européennes puissent se terminer sans conflit général, conflit où la France sera, bon gré malgré, enveloppée, et d’où elle ne sortira que par la restauration ou le partage… monarchique ou moscovite ! C’est le mot de Napoléon retourné ; ce n’est encore heureusement qu’un mot.

M. de Metternich ne croit à l’unité politique absolue ni pour l’Italie, ni pour l’Allemagne. D’après lui, la centralisation est incompatible avec les mœurs, les habitudes séculaires des populations italiennes. Leur patriotisme est limité dans les bornes de la cité, ou tout au plus de la province. Les rivalités qui divisent les villes de la péninsule peuvent momentanément se taire devant un sentiment commun de haine contre l’étranger, mais renaîtraient plus violentes que jamais le jour où il s’agirait de régulariser et de consolider cette unité factice née de l’état de guerre, car chaque ville ; chaque état, revendiqueraient la suprématie. M. de Metternich voit dans les intérêts matériels un obstacle non moins grave à l’unité italienne. La similitude presque absolue des produits n’admet que peu ou point d’échanges entre les différentes parties de la péninsule. L’activité commerciale de l’Italie est toute à l’extérieur, c’est-à-dire dans les ports de mer, et, de ce côté, l’unité susciterait, d’après M. de Metternich, des antagonismes formidables. Plusieurs ports italiens ne doivent leur commerce qu’au fractionnement territorial qui assigne à chacun d’eux un centre de production et de consommation distinct. Le jour où en l’Italie ne formerait qu’un seul état, Gènes, Ancône et Naples écraseraient bien vite Livourne, Venise et Civita-Vecchia. La seule sorte d’unité à laquelle l’Italie puisse, selon lui viser, consisterait en une république fédérative qui laisserait à chaque état son individualité, et qui, dans aucun cas, ne saurait soustraire la Péninsule au protectorat étranger. C’est là qu’est toujours le point essentiel pour M. de Metternich. Par sa configuration géographique, qui lui donne d’immenses frontières et nulle profondeur, la péninsule, dit-il, est trop vulnérable pour prétendre, en cas de guerre européenne, à la neutralité ; l’Autriche a donc le droit de s’assurer d’une barrière que des puissance tierces pourraient tôt ou tard tourner contre elle. Cette barrière, cette frontière naturelle, c’est la ligne de l’Adige avec ses deux points d’appui, Vérone et Legnago ; mais la ligne de l’Adige elle-même serait insuffisante, si elle n’était protégée par la ligne du Mincio, qui a pour base naturelle Peschiera et Mantoue, et dont Venise est le prolongement non moins naturel. Donc, avec Vérone et Legnago, l’Autriche ne peut se dispenser d’occuper Venise, Peschiera et Mantoue. L’Autriche et M. de Metternich consentent à arrêter là leurs déductions stratégiques ; mais c’est par pure complaisance, on l’avouera. À ce compte, rien n’empêcherait la France de revendiquer le versant espagnol des Pyrénées, comme le complément naturel de sa frontière méridionale, sauf à demander aussitôt après la ligne de l’Ebre pour appuyer ses nouvelles possessions.

Pour l’Allemagne comme pour l’Italie, M. de Metternich ne voit pas d’unité possible en dehors d’une simple confédération d’états, soit monarchique, soit républicaine. La création du pouvoir central de Francfort, dont les idéologues d’outre-Rhin ont fait la pierre angulaire du futur empire allemand, a toujours soulevé, chez le vieux diplomate, une incrédulité railleuse. De deux choses l’une, selon M. de Metternich : ou le pouvoir central respectera la prérogative des trente-huit souverainetés de l’ancienne confédération germanique, et alors il cessera d’être central et souverain pour devenir une superfétation ridicule, un trente-neuvième pouvoir dans la confédération ; ou bien il essaiera de confisquer et d’absorber ces souverainetés, et alors cette tentative d’unité n’aura abouti qu’à la guerre civile. Les prétentions du Vor-Parlement à la souveraineté absolue ont déjà suscité un conflit grave entre cette assemblée et le gouvernement hanovrien Le gouvernement prussien s’est prononcé non moins formellement contre ces prétentions en déclarant que, s’il adhérait à l’élection de l’archiduc Jean, sans avoir été préalablement consulté, c’était en considération de l’urgence et sous la condition qu’on ne se prévaudrait pas dans la suite de ce précédent tout exceptionnel. Les peuples ne seraient pas de meilleure composition que les gouvernemens. Les nombreuses capitales de l’ancienne confédération se résigneraient difficilement à descendre au rang de simples chefs-lieux de province ; Munich, Berlin, Vienne, n’accepteront jamais la suprématie de Francfort. Si cette lutte reste encore à l’état de symptôme si le pouvoir central fonctionne sans trop de difficulté, cela tient au caractère exceptionnel des circonstances. L’Allemagne, après février, croyait à la guerre : princes et peuples ont fait trêve d’un tacite accord à leurs susceptibilités pour se grouper autour de ce vague symbole et guetter, l’arme au bras, l’instant où la révolution française essaierait de franchir le Rhin ou le Pô. Il ne faut pas se dissimuler que cette idée de résistance et d’expansion extérieures est la seule qui jusqu’ici ait surgi bien distincte de l’unitarisme allemand, et M. de Metternich n’épargne pas à ce sujet les railleries à nos républicains de la veille. Que de déceptions, en effet, depuis février ! À peine au pouvoir, nos radicaux embouchaient la trompette héroïque pour sonner le jugement dernier des rois. Le cri d’unité qui venait de s’élever de toutes les parties de l’Allemagne n’était, disaient-ils, que l’écho sympathique des proclamations de l’Hôtel-de-Ville. Les ossemens épars du vieux cadavre germanique se rapprochaient et s’animaient au souffle de la France pour se régénérer dans l’incarnation définitive de la vie républicaine. À peine assemblé, le parlement de Francfort allait imprimer la dernière secousse aux trônes germaniques, substituer à l’alliance des rois l’alliance des peuples, et concourir, sous le « rayonnement pacifique » de M. de Lamartine, à l’affranchissement de la Pologne et de l’Italie. Il s’est réuni, ce parlement : qu’a-t-il fait pour l’idée démocratique ? qu’a-t-il fait pour les nationalités opprimées ? qu’a-t-il fait pour l’alliance française ? Rien pour elles, tout contre elles. À son début, le parlement de Francfort s’est placé sous l’égide monarchique. Il a repoussé la combinaison républicaine d’un directoire fédéral pour centraliser ses pouvoirs entre les mains d’un prince, et ce prince était un archiduc d’Autriche, le substitut même de l’empereur, c’est-à-dire le représentant officiel de la politique qui symbolise en Allemagne la haine de la France révolutionnaire, l’asservissement de la Pologne et de l’Italie. En Bohême, à Posen, il a applaudi aux sanglans succès de l’élément germanique sur l’élément slave. En Italie, il a offert éventuellement à l’Autriche l’appui armé de la confédération, revendiqué pour l’Allemagne le versant italien des Alpes et Venise, et mis implicitement pour condition à tout désistement sur ce point la rentrée de la Hollande, de la Suisse allemande, de l’Alsace, de la Lorraine, dans la « grande unité germanique[4]. » En tout et partout enfin, la révolution allemande s’est constituée le procureur fondé de l’ancienne diplomatie absolutiste, et la France peut déjà voir, aux lueurs obscurcies du « rayonnement pacifique, » la confédération mettre sur pied neuf cent mille soldats. Cette hostilité de l’unitarisme allemand vis-à-vis de la France n’est-elle qu’accidentelle ? Faut-il n’y voir qu’un souvenir irréfléchi des défiances léguées par notre première révolution, défiances si ridiculement autorisées par cette étrange politique qui, à l’issue de février et tout en proclamant le respect des nationalités, expédiait des professeurs de barricades à Berlin et à Londres, des bandes armées en Belgique et en Savoie ? Nous voudrions le croire. Malheureusement, les tendances anti-françaises des Allemands ont toujours coïncidé chez eux avec l’idée d’unité nationale, même dans les manifestations les plus pacifiques de cette idée, et comme si elles en étaient partie intégrante. Oublie-t-on la tactique dont usait, à l’apogée même de la dernière période de paix, le Zollverein pour s’annexer la Belgique ? Oublie-t-on cette propagande teuto-flamande naguère si active, ces efforts quotidiens de la Prusse pour ameuter les réminiscences germaniques du peuple belge contre l’alliance française ?

M. de Metternich n’est pas le dernier à se féliciter de cette attitude des Allemands, qui réalise, dit-on, sans responsabilité aucune pour lui, une de ses récentes conceptions politiques. Il paraît constant qu’en apprenant la révolution de février, dont il ne pouvait pas prévoir les retours pacifiques, M. de Metternich s’était à peu près décidé à faire la part du feu aux dépens de l’Allemagne rhénane, que ses velléités révolutionnaires recommandaient peu aux sympathies du vieux diplomate. L’Autriche nous eût laissé reprendre sans intervenir notre frontière du Rhin, à la condition pour nous de ne pas pousser trop loin nos exigences dans la question d’Italie. Le gouvernement autrichien serait ainsi parvenu à assurer ses possessions italiennes, à tenir en échec le libéralisme germanique, placé dès-lors entre deux feux, et à se faire des rancunes nationales de l’Allemagne un rempart contre la contagion du radicalisme français. Ce rempart s’est élevé de lui-même, et le concours donné par le reste des Allemands à l’Autriche est, pour ses possessions italiennes, une garantie bien autrement sûre que les éventualités douteuses d’un nouveau traité de Campo-Formio. L’Autriche n’a obtenu, il est vrai, ce concours qu’en entrant dans l’orbite révolutionnaire de l’Allemagne, ce qui ne laisse pas de déranger les calculs de M. de Metternich ; mais il n’a jamais cru à la durée de la révolution viennoise. « Vienne, dit-il, ne saurait avoir la prétention d’être un centre national comme Londres et Paris. L’empire d’Autriche n’étant qu’une agrégation de nationalités hétérogènes, qui n’ont pour lien commun que la personne de l’empereur, la capitale est partout où il plaira à l’empereur de résider, et les bons bourgeois de Vienne voudront racheter tôt ou tard, par leur soumission, les avantages qu’ils ont perdus par l’éloignement de la cour. » Le jeu a bien ses dangers pour la cour ; mais la faveur qui s’attache à tout changement de règne aidera à la réconciliation. Le nouvel empereur d’Autriche aurait d’ailleurs, au besoin, un puissant auxiliaire dans la popularité libérale de l’archiduc Jean, qui, trop loyal pour recommencer Philippe-Egalité, peut servir long-temps de trait d’union entre la révolution et le trône. Telle est sans doute aussi l’opinion de M. de Metternich. Personne n’a vu avec plus de satisfaction que lui le vote qui a placé son ennemi intime à la tête de la révolution allemande. « C’est un enfant inoffensif ! » disait-il en apprenant l’élection de l’archiduc, et l’enfant sexagénaire passe à Londres pour accepter assez volontiers les inspirations qui lui viennent de Brighton, nouvelle résidence de M. de Metternich.

L’absolutisme a, chez nos voisins d’outre-Manche, deux autres représentans : le duc de Brunswick et le comte de Montemolin. Le premier fatigue chaque année de ses excentricités et de ses confidences tous les échos judiciaires de Londres, ce qui me dispense d’en parler. Le rôle du second est celui que, d’après le philosophe ancien, devrait envier toute honnête femme : on ne parle pas de lui. Les salons de la haute aristocratie s’ouvrent avec empressement, mais sans déférence d’aucune espèce, devant le jeune prétendant espagnol. Tories et whigs trouvent dans l’Espagne constitutionnelle de quoi défrayer leurs sympathies politiques respectives et leurs visées communes d’influence, ce qui donne, à leurs yeux, au comte de Montemolin un tort immense, l’inutilité. Il n’a tenu cependant qu’à l’héritier de don Carlos de sortir de cet isolement, et de devenir un gage de réconciliation entre la cour d’Espagne et le ministère whig. Le fait que je vais citer était connu de tout le monde politique de Londres, excepté peut-être les diplomates de M. de Lamartine. C’était vers le mois de juin. La révolution de février venait d’anéantir à Madrid les espérances fondées sur les mariages espagnols. Le duc de Montpensier, en cessant de représenter l’alliance franco-espagnole, personnifiait toujours la rupture des cabinets de Londres et de Madrid ; il n’était plus désormais, aux yeux du général Narvaez, qu’un embarras sans compensation. Isolé, menacé même du côté de la France, dont les barbésiens, les blanquistes et les voraces dirigeaient encore plus ou moins la politique extérieure ; non moins isolé et menacé du côté de l’Angleterre, qu’il avait sur le cœur le renvoi récent de M. Bulwer, le gouvernement espagnol crut prudent, pour ne pas être pris entre deux feux, de reconquérir les bonnes graces de celle-ci en lui sacrifiant le prince français. Pour cela, il suffisait de transmettre les droits présomptifs du duc de Montpensier à un autre prince, et le comte de Montemolin, qui pouvait apporter un appoint assez important au parti conservateur espagnol, était naturellement désigné au choix du cabinet de Madrid. Les deux généraux carlistes Batanero et Polo et M. Fernando de la Hoz, rédacteur du journal Carliste de Madrid, la Esperanza, se rendirent auprès du comte de Montemolin pour lui offrir, de la part du général Narvaez, de le reconnaître pour héritier de la couronne, s’il consentait à reconnaître à son tour la reine Isabelle. Lord Palmerston, Anglais avant d’être whig, se prêtait à l’arrangement. L’Eperanza et l’Heraldo échangeaient déjà des avances significatives ; la feuille carliste prêchait la réconciliation de toutes les opinions modérées, et la feuille ministérielle insinuait de son côté que le comte de Montemolin comprenait tout le premier les nécessités libérales de l’époque[5]. Tout, au dedans comme au dehors, poussait au succès de cette combinaison, qui échoua devant le refus formel du comte de Montemolin. Dégagés par ce refus de leur responsabilité vis-à-vis du général Narvaez, les trois envoyés notifièrent aussitôt au jeune prétendant que 8,000 hommes étaient enrôlés et prêts à entrer en campagne pour son compte. J’ignore si l’offre fut acceptée ; mais c’est de l’abandon de ces tentatives d’arrangement que date la réapparition des bandes carlistes. Vers la même époque, le comte de Montemolin essaya, mais sans succès, d’emprunter une somme assez considérable à un joaillier de la cité, en offrant, pour gage ses diamans. On n’accorde pas au comte de Montemolin une grande portée d’esprit ; mais sa position n’est-elle pas pour beaucoup dans ces tendances de l’opinion à son égard ? Le rôle de prétendant est fait pour écraser même une intelligence au-dessus du médiocre. S’il n’y a chez lui rien d’entraînant, le jeune prince laisse du moins à ceux qui le connaissent une impression bienveillante le souvenir d’un caractère doux qui flotte entre l’indifférence et la réserve, mais qui n’exclut pas, comme on l’a vu, certaine ténacité, cette force des esprits timides.

Il est un nom qui naguère avait sa place dans cette liste de proscrits : la main du suffrage universel vient de l’en rayer. Quels souvenirs trouverais-je d’ailleurs à recueillir ici ? Pour nos voisins comme pour nous, ce nom n’a eu aucune signification politique sérieuse jusqu’au jour ou près de six millions d’électeurs sont venus le jeter à l’Europe comme une énigme, à la France comme un gage d’ordre et d’unité. Le prince Louis ne vivait pas cependant en Angleterre entièrement inaperçu : la bourgeoisie de Londres honorait volontiers en lui le neveu d’un homme que la candide impartialité des riverains de la Tamise admire presque à l’égal du duc de Wellington ; l’aristocratie l’acceptait, de son côté, comme un gentleman de bon goût et très convenablement stylé aux mœurs anglaises (british manners), point capital dans le pays. On comprend difficilement, par exemple, de l’autre côté du détroit, que le bâton de constable que vous savez ait pu fournir matière à épigramme : un duc et pair allant, comme chez nous, monter sa garde, un fusil de munition à l’épaule, voilà ce qui offusquerait singulièrement en revanche le décorum britannique. Le prince Louis avait une autre recommandation auprès de la société anglaise : une générosité toute napoléonienne qui l’a ruiné. Il a payé deux ou trois fois, et sans compter, les dettes de son parti. Son parti s’est étrangement accru depuis lors, et je ne crois pas qu’aucune opinion quels que soient sa date et son drapeau, ait à s’en plaindre. Le suffrage universel, qui est allé chercher dans l’exil le plus isolé des princes proscrits, peut nous ménager, et sans sortir de la légalité, bien d’autres surprises. Le prince Louis est, du reste, le seul homme que son élévation subite n’ait pas étonné. Il n’a pas douté un seul instant de ce retour de fortune, et sa foi presque superstitieuse dans l’avenir pallie ce qu’il y a d’excentrique au premier abord dans les deux tentatives de Strasbourg et de Boulogne. Ce fatalisme confiant le rendait assez peu docile à tout conseil qui ne répondait pas entièrement à sa pensée. Il n’a jamais accepté un plan qu’après l’avoir modifié pour le faire sien, et c’est à ces goûts d’initiative personnelle que ses amis croient devoir attribuer en partie ses deux échecs d’autrefois. Huit ans de captivité ont amorti la fougue un peu juvénile du prince Louis ; mais son humeur indépendante et primesautière a survécu. « J’appelle à moi tous les avis, disait-il dernièrement ; mais je fais ce que je dois et même ce que je veux. » L’oncle ne désavouerait pas le neveu pour ce mot-là.

Si les extrêmes se touchent quelque part c’est à coup sûr dans mon sujet. D’un nom dont on a fait l’expression d’une pensée d’ordre, passons à d’autres noms devenus synonymes d’anarchie.

L’émigration socialiste de juin n’a jeté en Angleterre que deux de ses notabilités MM. Caussidière et Louis Blanc. M. Caussidière a vécu à Londres on ne peut plus ignoré jusqu’au moment où il a redonné signe de vie par la publication de ses mémoires. Je doute même que cet appel à l’attention publique qui l’oubliait l’ait beaucoup servi. La pittoresque vulgarité de l’ex-préfet de police n’a rien gagné à se parer des manchettes du style, et quel style ! Les orties et les ronces de cette éloquence de club en faisaient tout le piquant ; la main perfidement amie qui les a élaguées n’a réussi qu’à mettre à nu la fade pauvreté de ce lent verbiage. Pourquoi M. Caussidière n’est-il pas resté dans la pénombre où l’avait placé l’engouement semi-craintif, semi-railleur, des électeurs d’avril et de juin ? Nous l’aimions presque ainsi : il y avait dans le sentiment de l’opinion à son égard quelque chose de cette curiosité irritable qui nous fait jouer avec un loup apprivoisé. Et voyez la maladresse ! non content de se transformer à nos yeux, M. Caussidière ne veut pas même nous laisser l’illusion de son passé. Nous étions disposés à croire, par exemple, que le 25 février M. Caussidière, avec sa taille de cinq pieds huit pouces, son grand sabre, sa brune crinière poudreuse et hérissée et ses façons d’Hercule en colère, était quelque peu épouvantable ; mais, du moment où M. Caussidière nous le dit, nous rions tout les premiers de notre peur. Évidemment, la pose qui nous effrayait avait été étudiée en face d’un miroir de poche, derrière la barricade du coin. Ce prestige de mélodrame évanoui, que reste-t-il ? Un modeste bourgeois qui vise à faire de la prose. Le prévôt Marcel disparaît dans la houppelande aurore de ce bon M. Jourdain.

L’exil aura mieux servi M. Louis Blanc que M. Caussidière. Le microscopique Annibal a eu, au-delà du détroit, un jour de succès fou : c’est lorsque, tout frais débarqué du railway de Douvres, il supplia, par une lettre insérée au Times, les cockneys de Londres de lui épargner leurs ovations. La sombre Angleterre dépensa ce jour-là en l’honneur de l’homme au tabouret toute la gaieté qu’elle économisait depuis le roi Harold. Le Saxon pur sang admettrait peut-être à la dernière extrémité qu’un mendiant irlandais est un homme, et que dix Français sont de force à battre un Anglais ; mais il ne se résignera jamais à comprendre que des échappés du Luxembourg méritent autre chose qu’un cabanon de choix à Bedlam. Communiste, lui ! qui fait du moi son culte, de l’argent sa respectabilité, de l’isolement son ambition suprême ! lui qui, au sein même des villes, ne croit pas sa personnalité à l’abri, s’il ne la retranche derrière les fossés et les grilles d’une maisonnette juste assez grande pour lui seul ! lui enfin qui pousse le fanatisme du chez soi jusque dans ses tavernes, ou des stalles de bois défendent scrupuleusement le consommateur contre le rayon visuel du consommateur son voisin ! M. Louis Blanc n’avait même pas le mérite de se présenter en Angleterre avec le passeport de l’excentricité. Le socialisme, que nos républicains rouges croyaient avoir renouvelé des Grecs, n’est en effet qu’une banalité anglaise, une banalité vieille de trente ans, et qui a déjà eu son faubourg Saint-Antoine à Birmingham, son Luxembourg et son 15 mai à Londres, son juin à Peterloo. Bien avant que M. Proudhon eût défini la propriété à sa manière, c’était un lieu commun chartiste que d’attaquer « la légitimité de la dette publique, le monopole de la force mécanique, du sol et des moyens de transport. » Bien avant le serment de M. Louis Blanc, un orateur chartiste avait appelé sur la bourgeoisie anglaise le châtiment de Sodome et de Gomorrhe.[6], » tandis qu’un autre, M. Bronterre O’Brien, engageait les ouvriers à « se venger nationalement sur la vie et sur les propriétés des hommes des classes supérieures et moyennes. » M. Louis Blanc n’était donc pas seulement antipathique ici, il était usé. La menue monnaie de l’émigration socialiste de juin paraissait plus dépaysée encore. Nos jeunes aventuriers des barricades désespéraient visiblement, au bout d’une semaine, d’un peuple pour qui le bâton du constable est encore une croyance. Ils s’en consolent en scandalisant le candide policeman qui les surveille par la suspecte abondance de leurs barbes, excroissance éminemment contraire à la respectabilité.

Passons sur ces étranges fantaisistes. Et au fond, pourquoi leur en vouloir ? N’ont-ils pas rempli, au sein de l’effroyable chaos que février avait fait, une sorte de mission régulatrice et providentielle ? À cette société découragée ou blasée, qui s’attelait les yeux fermés, le cœur inerte, aux plus folles expériences, ils ont apporté l’initiative soudaine de la peur. Le mobile aurait pu être plus élevé, j’en conviens ; mais le résultat est bon en somme. N’est-ce pas cette réaction de la peur qui a fait surgir du fractionnement universel une majorité ? La nouvelle organisation des partis n’a rien de bien rassurant au premier aspect : de la guerre des opinions, qui, depuis 1830, semblait seule destinée à se partager le pays, nous sommes brusquement retombés dans la guerre des classes. Eh bien ! faut-il s’en effrayer ? Ces classes qui frémissent encore des sanglantes émotions de la rue sont peut-être plus près de s’entendre qu’elles ne le croient. Les deux armées ont beau rester en présence, le malentendu qui les poussait naguère au combat est bien près de disparaître. Parcourez les groupes d’ouvriers qui stationnent sur nos places, et, à travers les sombres éclairs de haine qui semblent jaillir sous leurs pas des pavés encore mal assis, vous surprendrez un grand fonds de modération. Quatre mois de socialisme, neuf mois d’isolement, ont singulièrement mûri l’esprit des masses. La classe ouvrière commence à comprendre, et toute curiosité un peu bienveillante peut déjà lui en arracher l’aveu, que le droit au travail ne donne pas le travail, et que l’égalité sans la liberté a pour niveau forcé la misère. Que deviennent ici les chimères du Luxembourg ? Quand le peuple en est de lui-même arrivé là, il est bien près de redemander à l’accord intelligent des intérêts ce qu’il avait imprudemment cherché dans leur antagonisme. Pour rapprocher les deux classes, pour dégager des rêves violens du socialisme le fait réparateur de la solidarité, que manque-t-il désormais ? Un médiateur.

M. Louis Blanc et ses adeptes auront en somme réussi à guérir la société malade, comme ils en avaient la prétention ; mais ils l’auront guérie homœopathiquement. Le socialisme a mieux servi en cent vingt jours, par ses violences, la cause de l’ordre que n’aurait pu le faire en un siècle l’ascendant modérateur des autres écoles vaincues. Le sol est maintenant déblayé, pour celles-ci, de l’immense malentendu qui avait entravé leurs pas et déterminé leur chute ; l’avenir leur appartient cette fois tout entier, et les hommes qui les représentent aujourd’hui dans l’émigration en ont eu tout les premiers conscience. La déception n’a pas un seul instant engendré chez eux le doute. Devant les étranges contresens de l’idée libérale comme devant la déification de l’anarchie, aucun d’eux n’a senti faiblir sa foi politique, — foi dans le principe de liberté chez Louis-Philippe et M. Guizot, — foi dans le principe d’autorité chez M. de Metternich. L’histoire pourra dire d’eux comme de la première émigration, — mais ce ne sera plus un blâme, — qu’ils n’ont rien oublié et rien appris. C’est la société qui, en leur absence, aura beaucoup appris et oublié En restant stationnaires, leurs idées sont redevenues actuelles ; l’esprit public n’aura marché un instant sans eux que pour revenir, par un brusque détour, à côté d’eux. Autorité, liberté, n’est-ce pas là, en effet, le double cri qui s’échappe déjà de toutes les poitrines ? Quelles seront les conditions définitives de l’accord de ces deux tendances ? L’avenir seul le sait ; mais cet accord est inévitable, tout y tend. L’excès aura produit aujourd’hui comme toujours sa réaction naturelle Chez nous et ailleurs, le parti révolutionnaire a tant fait à la fois contre l’idée de liberté et l’idée d’autorité, que ces deux dogmes, trop long-temps réputés incompatibles, sont désormais inséparables dans le vœu européen La situation est à l’école politique qui saura mieux les grouper. L’insuccès des deux dernières expériences constitutionnelles ne saurait être un argument contre cette fusion de principes. La branche aînée et la branche cadette sont tombées, non pas pour les avoir accouplés, mais bien parce que l’une leur avait fait des parts trop inégales, et parce que l’autre avait cru ne pouvoir les concilier qu’en les amoindrissant. À l’heure du danger, Charles X n’a pu s’appuyer que sur l’autorité seule. Le gouvernement de juillet, moins heureux encore, n’a trouvé son point d’appui ni dans l’autorité ni dans la liberté, car, sous l’empire des préjugés contradictoires qui l’avaient entouré à sa naissance, il s’était trouvé conduit à les affaiblir toutes deux. Ces préjugés se sont heureusemnt évanouis. Nul pouvoir honnête ne saurait désormais se défier de la liberté ; elle a fait ses preuves par le suffrage universel, qui, à travers les fautes et les contradictions d’un premier essai, a montré des instincts essentiellement modérateurs. Nul parti honnête n’oserait non plus récuser l’autorité, car l’ascendant du droit, et l’expérience parle encore ici, est, en résumé, plus tolérable que la capricieuse tyrannie de la foule. Les deux principes sont réconciliés dans les opinions, ils ne peuvent tarder à l’être dans les faits. Sous quelle forme ? Peu importe. Dans le passé comme dans le présent, dans la forme républicaine comme dans la forme monarchique, les systèmes politiques les plus résistans sont ceux qui ont simultanément accepté ces deux forces : voilà l’essentiel. Si la république romaine dans l’antiquité, la monarchie anglaise de nos jours, ont si vigoureusement tenu tête, l’une à la loi agraire, l’autre au chartisme, c’est que leur constitution avait tout à la fois pour base la liberté, pour sommet l’autorité.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. M. L. de Lavergne a déjà très finement indiqué, dans la Revue du 15 juin 1848 (le Libéralisme socialiste), l’œuvre socialiste du gouvernement de juillet.
  2. L’expérience est déjà faite en Italie. L’Italia farà da se ! s’écriaient Piémontais, Florentins et Romains après leurs premiers succès. Le vent a tourné du côté de l’Autriche, et aujourd’hui les journaux italiens nous reprochent l’impuissance de Charles-Albert.
  3. De la Politique extérieure de la France depuis 1830, par M. d’Haussonville (1er novembre 1848).
  4. Rapport du comité international du parlement de Francfort, séance du 1er août 1848. Dans la même séance, le comité international, présentant son rapport sur les affaires d’Italie, concluait qu’aucune agression contre des territoires appartenant à la confédération germanique ne devait être tolérée, et qu’il faudrait venir au secours de l’Autriche aussitôt que cette puissance en aurait besoin. L’assemblée abandonnait, séance tenante, à l’archiduc Jean le soin de prendre une décision à cet égard.
  5. Heraldo du 17 mai.
  6. À Manchester, dans l’un des meetings qui précédèrent le mois sacré.