L’Émigré/Texte entier
AVERTISSEMENT
On ne doit pas perdre de vue
que les lettres qui composent ce
recueil ont été écrites en 1793.
La plupart des tableaux et des
sentimens qu’elles renferment
sont relatifs à cette époque affreuse
et unique dans l’histoire. La
sombre horreur qui régnait dans
les esprits, semblait ne permettre
alors aucune conjecture favorable.
Un système de modération
a succédé au plus barbare
régime, et pour la seconde fois,
Rome a vu un général, maître de
l’Italie, se contenter d’un tribut,
lorsqu’il pouvait livrer sa capitale
au pillage. Le sang eût coulé dans Rome en 1793, le
sanctuaire eût été profané et
les monumens les plus précieux
détruits. Royaliste ou Républicain,
tout ami de l’humanité doit
applaudir à un changement de
système qui épargne la vie des
hommes, et les victimes errantes
de la Révolution doivent peut-être
en attendre l’adoucissement de leur sort.
L’ÉMIGRÉ.
PRÉFACE.
L’ouvrage qu’on présente au
public est-il un roman,
est-il une histoire ? Cette
question est facile à résoudre.
On ne peut appeler
roman, un ouvrage qui renferme
des récits exacts de faits
avérés. Mais, dira-t-on, le
nom du marquis de St. Alban
est inconnu, il n’est sur aucune
des tables fatales de proscription ; je n’en sais rien ;
mais les événemens qu’il raconte
sont vrais, et l’on a sans
doute eu des raisons pour ne
pas mettre à la tête de ce recueil
de lettres, les véritables
noms des personnages. S’il
paraissait une description du
tremblement de terre de la
Calabre, par un homme qui
s’en dirait témoin oculaire, et
qu’il rassemblât le tableau de
toutes les circonstances de cet
horrible bouleversement, et la
fidelle peinture des terreurs,
des angoisses, des souffrances des malheureux habitans de
cette contrée, dirait-on que
c’est un roman, parce que l’auteur
n’en serait pas connu ? Il
en est de même de l’Émigré,
tous les malheurs qu’il raconte
sont arrivés. A-t-il été reçu
avec le plus touchant intérêt
par une famille illustre d’Allemagne ?
Un grand nombre d’Émigrés
a été favorablement accueilli
dans plusieurs pays, par
des gens humains et généreux.
A-t-il été amoureux ? Il me
semble que rien ne choque
moins la vraisemblance, et j’aimerais autant qu’on mît en
question si un homme a eu
la fièvre. Un poëte tragique
à qui l’on demandait au commencement
des scènes sanglantes
de la Révolution, s’il s’occupait
de quelque ouvrage, répondit :
la tragédie à présent
court les rues. Tout est vraisemblable,
et tout est romanesque
dans la révolution de la
France ; les hommes précipités
du faîte de la grandeur et de
la richesse, dispersés sur le
globe entier, présentent l’image
de gens naufragés qui se sauvent à la nage dans des îles
désertes, là, chacun oubliant
son ancien état est forcé de
revenir à l’état de nature ; il
cherche en soi-même des ressources,
et développe une industrie
et une activité qui lui
étaient souvent inconnues à
lui-même. Les rencontres les
plus extraordinaires, les plus
étonnantes circonstances, les
plus déplorables situations deviennent
des événemens communs,
et surpassent ce que les
auteurs de roman peuvent imaginer.
Un joueur, homme d’un grand sang froid, se contentait
de dire à l’aspect des
coups les plus piquans ; cela est dans les dés : on peut dire
de même au récit des plus singulières
ou tragiques avantures,
cela est dans une révolution.
Je n’en dirai pas d’avantage
sur cet ouvrage ; s’il
intéresse, je n’aurai pas eu
tort de le publier, s’il produit
un effet contraire, j’emploierais
en vain tous les raisonnemens
pour m’en justifier.
L’ÉMIGRÉ.
LETTRE PREMIÈRE.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Enfin vous voilà, ma chère Émilie,
débarrassée des Français. Que je vous
ai plaint pendant que vous étiez sous
leur domination, et combien j’ai craint
pendant le siège pour ma tendre amie,
pour tout ce qui l’intéresse ! Que
de fois je me suis réveillée la nuit en sursaut, les yeux remplis de larmes !
Enfin je respire, Émilie est hors de
tout danger, et se porte bien ; elle est
à présent au milieu des fêtes, et le
bruit du canon est remplacé par le
son des instrumens. On dit que le
roi de Prusse a été reçu comme un
dieu descendu du ciel pour le bonheur
des humains. C’est votre libérateur,
et je défie aucun de ses sujets
d’avoir autant que moi d’attachement
pour sa personne. J’ai pensé dire d’amour,
car on emploie ce terme pour
les rois comme pour Dieu ; mais le
roi de Prusse, d’après ce qu’on en
dit, serait homme à prendre une femme
au mot. Je ne pourrai pas d’ici
à quelques jours aller embrasser mon
Émilie, mon oncle doit revenir ce
soir, et son retour est déterminé par
une circonstance singulière, dont je
vous ferai part demain. Adieu mon aimable Émilie. Le frère de Jenny,
qui part pour Mayence, ne me donne
pas un quart d’heure de plus, pour
vous faire un récit intéressant, et me
livrer à tous les transports de ma
joie. Je vous embrasse mille fois du
plus profond de mon cœur que vous
remplissez entièrement.
LETTRE II.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je vous ai promis de vous raconter
une aventure extraordinaire, qui a
fait revenir hier au soir mon oncle,
avec un grand empressement, la voici
dans la plus grande exactitude. Vous rappelez-vous, mon Émilie, d’avoir lû dans des romans de chevalerie, la rencontre imprévue d’une jeune princesse et d’un chevalier. La Dame se promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d’armes, de chevaux se fait entendre ; ses écuyers s’avancent pour en savoir la cause, et ils trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué ; ils se sont enfuis à l’arrivée des écuyers de la princesse, et le Chevalier est tombé au pied d’un arbre, percé de plusieurs coups. On s’empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état exige. Voilà précisément mon histoire. Mon oncle est arrivé avant-hier pour dîner. Vous voyez d’ici la réception, les empressemens pour lui, et les caresses qu’il prodigue avec dignité et tendresse à sa Victorine ; ajoutez qu’on lui apporte un paquet ; on est attentif, il l’ouvre, et de là sortent, une étoffe des Indes, charmante, pour faire une robe à votre amie, et une autre, d’une couleur un peu rembrunie, pour la plus aimable et la plus indulgente des mères. Remercimens, effusion de reconnaissance ; le dîner, ensuite conversation sur les affaires de la France. La nièce chante l’air favori de son oncle, et s’accompagne sur le piano-forté. De-là mon oncle dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on marche sur la pointe du pied ; il se reveille au bout d’une heure, et l’on profite du beau temps pour aller se promener dans ce joli bois où nous avons lu Verther. Vous voyez tout cela n’est-ce pas, mon Émilie ; mais attendez, voici du nouveau. À peine étions-nous descendus de voiture
pour nous promener à pied, que
nous appercevons un jeune homme
en uniforme rouge brodé d’or, qui
étoit évanoui au pied d’un arbre ; un
domestique, aidé d’un paysan s’empressait
autour de lui, et une espèce
de charretier arriva, son chapeau
plein d’eau pour la lui jeter sur le visage ;
une petite charrete attelée d’un
cheval et remplie de paille, formait
le reste du tableau. Ma mère, tout
émue d’un tel spectacle, tira aussitôt
son flacon de sel d’Angleterre,
et mon oncle le lui fit respirer. Le
jeune homme reprit ses sens, et
nous regardant avec des yeux étonnés :
où suis-je, dit-il, est-ce un
rêve ? Il pouvait à peine parler, mais
des regards touchans nous peignaient
sa reconnaissance de nos soins, et une
sorte de plaisir à nous voir. Le valet nous dit que son maître servait depuis
quelque temps à l’armée Prussienne,
et que la veille, ayant été la
nuit en détachement avec une trentaine
de hussards, il était tombé dans
une embuscade de deux-cents Patriotes.
Ce nombre n’a pas effrayé mon
maître, il s’est défendu avec un courage
de lion ; mais douze ou quinze
de sa troupe ayant été tués, ou blessés
dangereusement, ce qui restait a
été fait prisonnier. Il nous ajouta que
son maître, qui était cruellement blessé,
avait eu le bonheur de s’échapper
ainsi que lui, et qu’après avoir marché
en toute diligence sur une des
rives du Rhin, ils étaient parvenus à
une barque de pêcheurs où ils s’étaient
reposés quelques momens et que la
douleur que ressentait son maître
était si forte qu’il était obligé, pendant
la route, de se tirer les cheveux pour ne pas s’évanouir. Les pécheurs
leur ayant dit que plusieurs détachemens
de Patriotes s’étaient fait voir
depuis deux jours dans les environs,
et que la blessure de son maître ne
lui permettant pas de se tenir à
cheval, il n’y avait d’autre moyen
pour les éviter que de traverser
le Rhin dans leur barque, qu’ils
avaient suivi ce conseil, et qu’ils étaient
arrivés à la pointe du jour dans un
petit village ; mais la blessure de mon
maître, ajouta le valet, exigeant un
prompt secours, qu’il ne pouvait trouver
dans ce lieu, il a fallu le faire conduire
à un gros village qu’on nous a
indiqué ; en arrivant dans ce bois, il
a été forcé par la douleur que lui
causaient les cahots de la voiture, de
descendre pour se reposer un instant,
et il s’est trouvé mal. Mon oncle
écoutait ce récit avec intérêt, ainsi que nous ; il fit plusieurs questions à ce valet, et celle-ci entre autres : votre maître est sans doute un bon serviteur du Roi ? Ah monsieur, repondit-il, c’est un fier Aristocrate, qui a manqué plus de dix fois d’être à la lanterne. Nous nous empressions autour du blessé qui avait peine à reprendre ses sens. Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce qui était à faire, lorsque le valet de chambre dit : c’est à l’épaule que monsieur le Marquis est blessé, et il souffre cruellement. À ces mots le visage de mon oncle s’épanouit : votre maître est un homme de qualité à ce que je vois, quel est son grade ? Le valet de chambre lui apprend qu’il était major en second, que son père avait commandé un régiment, et que son grand père était mort au moment d’être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-il, et c’était un des plus grands seigneurs du pays.
Vingt-six villages dépendaient de la
terre de son nom ; mais il n’y a plus
de seigneurs à présent. Il avait deux
châteaux superbes, des meubles, de
l’argenterie, ah ! fallait voir ! tout cela
a été brûlé, et cette enragée de nation
a tout pris. L’intérêt de mon oncle
croissait de moment en moment au
récit de ces circonstances. Ma mère
et moi nous nous empressions auprès
du pauvre blessé pour le secourir.
Son épaule gauche est fracassée, il
souffrait infiniment, faisait des efforts
pour vaincre sa douleur, et nous témoigner
sa sensibilité à nos soins. Ma
mère lui demanda où il comptait aller.
À Francfort, dit-il, si je puis ; mais
cela était impossible dans l’état où il
se trouvait. On le lui représenta, et
alors il dit, je vois un village à quelque
distance d’ici, je vais tâcher de m’y rendre. Mon oncle regarda ma
mère, qui l’entendit, et elle offrit au
blessé un asile dans sa maison. Il se
défendit quelque temps d’accepter ses
offres, dans la crainte de l’importuner ;
mais mon oncle termina les débats
en disant : faut-il faire de telles
façons entre gens de qualité, monsieur
le Marquis, ne m’auriez-vous pas
accordé l’hospitalité dans un de vos
châteaux, si je m’étais trouvé dans
votre situation ? Le Marquis lui répondit
avec vivacité : qu’il aurait été
empressé de le recevoir, et de lui rendre
tous les services possibles. Il se
défendit encore, mais ma mère lui
fit tant d’instances, qu’il accepta. On
le fit entrer dans la voiture, et nous
revînmes au château. Le blessé occupe
votre ancien appartement au
bout du corridor, à droite. Il est là
plus éloigné du bruit et auprès de la bonne Magdelaine, dont vous connaissez
les talens pour soigner les malades.
En voilà bien long ; vous allez
me dire : lorsqu’on commence un
roman on doit faire le portrait du héros,
et je vais me conformer à cette
invariable coutume. Il s’appelle le
marquis de St. Alban. Il est grand,
bien fait, à ce que je crois, car souvent
j’ai trouvé bonne grâce à des
gens qu’on me disait n’être pas bien
faits ; il paraît avoir vingt-cinq à
vingt-six ans ; ses cheveux sont
blonds, ses yeux et ses sourcils noirs ;
sa phisionomie annonce de la vivacité
et de la douceur ; il porte un habit
rouge brodé en or, avec des revers et
paremens noirs également brodés,
c’est l’uniforme des Gens-d’armes.
Adieu, ma chère amie, donnez-moi
de vos nouvelles.
LETTRE III.
à
la Cesse de Loewenstein.
Je ne puis vous exprimer, ma chère
amie, le plaisir que m’a fait éprouver
votre lettre, il n’y a que votre présence
qui eût pu le surpasser ; mais
elle m’en donne l’espérance, et mon
cœur se livre tout entier d’avance à
toutes les effusions de la plus tendre
amitié. Si ma mère n’était pas malade,
je serais déjà auprès de vous.
Que de choses j’ai à vous dire après
une aussi longue séparation ! Je ne
doute pas que vous n’ayez été, pendant
tout le siège, plus inquiète, plus agitée que votre Émilie ; ceux qui
sont exposés aux plus grands dangers
se familiarisent avec eux. L’espérance
semble faire choix de toutes les chances
favorables pour les mettre sans-cesse
sous les yeux, et ses tableaux
trompeurs procurent une sorte de sécurité.
Quand on entend les premiers
coups de canon, on frissonne ; mais
quand on en a entendu cent, et qu’on
se trouve sain et sauf, ainsi que tout
ce qui nous environne, on se fait à
ce bruit et l’on se persuade que les
coups qui suivent ne feront pas plus
de mal. Il n’en est pas de même de
ceux qui dans l’éloignement tremblent
pour leurs amis ; ils n’ont rien
de sensible pour se rassurer ; leur esprit
erre dans une mer de craintes
vagues, et chaque instant renouvelle
leurs terreurs. Je crois être dans le vrai
en vous faisant, suivant ma méthode, cette analyse de nos sentimens ; mais
aussi, je me plais à me peindre des
plus vives couleurs l’attachement de
Victorine pour son Émilie, à l’exagérer
s’il était possible. Toute ma famille
partage l’empressement que j’ai
de vous revoir, et j’ai embrassé de
bien bon cœur ma petite sœur Caroline
qui s’est écriée, au départ des Français,
nous pourrons donc revoir l’aimable
Comtesse ! De tous les malheurs
du pays, votre absence est celui qu’elle
ressentait le plus : jugez de ce que
devait éprouver sa sœur ainée ! Je
m’intéresse à votre héros blessé, et je
le trouve bien heureux de vous avoir
rencontrés. On dit qu’on renvoie les
Français de plusieurs villes d’Allemagne ;
ces pauvres Émigrés sont bien à
plaindre, et mon père a bien raison
de dire qu’on est bien peu généreux
à leur égard, et que leur fidélité et leur courage devraient leur attirer, ne
fût-ce que par politique, les bienfaits,
ou du moins la protection des
souverains. Nous avons assez parlé
depuis six mois de nouvelles ; nos lettres
étaient des gazettes, dans les
tristes circonstances où nous étions :
je ne veux plus parler que de nous :
il semble que mon cœur ait été fermé
tout ce temps. Combien j’ai de choses
à vous dire ! Vous les devinez,
vous les sentez, ma chère amie, parce
que votre cœur est si pénétrant ! On
n’a jamais dit, je crois, un cœur pénétrant ;
mais l’esprit qui conçoit rapidement
et le cœur qui sent, devine
avec une grande promptitude ne peuvent-ils
pas mériter la même épithète ;
n’est-ce pas une véritable pénétration,
que cette vivacité de votre ame
qui vous lait concevoir tout ce qui se
passe dans la mienne, vous met, en quelque sorte, à ma place, et vous
fait saisir les plus légères nuances du
sentiment qui m’affecte. Vous allez
m’appeler métaphysicienne ; mais tant
que je suis claire, je ne regarde pas
ce reproche comme une injure. D’après
ce que je viens de dire de votre
cœur pénétrant, j’ai tort quand je vous
dis que j’ai beaucoup de choses à vous
apprendre : vous les savez toutes. Les
terreurs qui assiègent mon ame quand
il est absent, quand il est au milieu
des dangers, vous les éprouvez. J’ai
vu un jour à Francfort chez un célèbre
escamoteur, qui faisait beaucoup
de tours curieux, deux pendules qui
n’étaient point montées ; il en transportait
une au fond d’une grande cour,
et toutes les deux sonnaient en même
temps, à un signal, une égale quantité
de coups : c’est l’image de nos deux
cœurs ; le destin est l’escamoteur qui ordonne à l’une de nous de sentir, et
l’autre cède à l’instant aux mêmes
impressions. Si je l’ai bien compris,
c’est à peu près là aussi l’harmonie
préétablie de notre célébré Leibnitz.
Je crois que le Marquis, que vous avez ramassé, doit se trouver, dans son désastre, bien heureux d’être ainsi soigné, dans un bon château, par de belles et illustres princesses. Ce début m’intéresse ; dites-moi ses avantures, que son écuyer vous aura sans doute racontées en partie. Je suis bien aise qu’il ait de la naissance, cela lui vaudra l’intérêt de votre cher oncle, et les pauvres Émigrés ont besoin de tout le monde. Il y a quelque temps que nous lisions qu’un roi d’Espagne ayant perdu ses cheveux, il fut question de lui faire une perruque, et que le conseil, composé de Grands, s’assembla pour délibérer sur ce sujet ; il fut décidé unanimement dans cette auguste assemblée qu’il fallait faire grande attention à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité. Nous nous regardâmes tous en riant, et il n’y eut pas un de nous qui ne songeât en cet instant à votre bon oncle. Pardonnez-moi cette plaisanterie, ma chère Victorine, je rends d’ailleurs toute justice à ses excellentes qualités. Adieu, adieu, écrivez-moi et faites mieux, venez. Je vous embrasse mille fois.
LETTRE IV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis bien contrariée, ma chère
amie, en voyant retarder l’heureux
moment où je pourrai vous embrasser,
et je suis forcée de paraître gaie, car
mon oncle accoutumé à être obéi dans
sa maison, craint de ses vassaux, veut
étendre son empire sur les esprits et
les visages ; il faut rire, avoir l’air
content quand on est auprès de lui.
Ma mère, que son tendre intérêt pour
moi rend attentive à tous ses mouvemens,
me fait souvent signe de relever la conversation languissante, de l’amuser,
de chanter. Ce serait une
gêne insupportable, si la bonté qui le
caractérise et la générosité de son
ame n’inspiraient le désir de lui plaire,
et de contribuer au bonheur d’un
homme qui passe sa vie à faire des
heureux. Il est fort occupé de notre
héros blessé ; mais il faut que je l’appelle
par son nom puisque nous le
savons. Mon oncle lui a fait des questions
sur sa naissance, son grade et
ses parens, qui nous ont mis à portée
d’être instruits de tout ce qui le concerne.
Il a eu soin aussi de faire parler
son valet de chambre, qui a confirmé
tout ce que son maître avait
dit ; il parle avec un enthousiasme
touchant de sa bonté, de sa générosité.
C’est une très-bonne marque d’être
aimé et estimé de ses domestiques ;
car enfin ils nous voient de plus près que les autres, et dans ce temps où
les Français croient que tous les hommes
sont égaux, ce n’est pas peu pour
un valet de cette nation de parler de
son maître avec respect : il faut qu’il
y soit en quelque sorte forcé par ses
grandes qualités. Le marquis de St.
Alban souffre toujours beaucoup ; il
garde sa chambre et nous allons tous
les soirs passer deux heures avec lui
pour le distraire. Mon oncle se plaît
à l’entendre ; il dit qu’il n’a jamais
vu un Français si modeste, et je ne
puis m’empêcher d’être de son avis,
sans connaître autant que lui les Français,
parce qu’il ne me paraît pas possible
d’avoir des manières plus simples,
de parler de soi avec plus de
réserve, et des autres avec plus d’indulgence.
Il y a deux jours que souffrant
moins, il fit l’effort de venir
prendre du thé dans le sallon ; il y avait beaucoup d’Étrangers qui étaient
venus dîner chez ma mère, et tous en
furent infiniment satisfaits. La baronne
de Blenem, dont vous connaissez
le discernement, dit à ma mère
en s’en allant, votre Émigré me paraît
fort aimable ; c’est un homme qui
ne paraît jamais avoir envie de faire
un effet, et qui a le don de fixer l’attention
de tous ceux qui se trouvent
avec lui. Mon oncle qui l’entendit,
lui dit, bravo, madame la Baronne,
et cela me rappelle ce que dit un ancien,
(je voudrais que ce fût mon ami
Plutarque), en parlant je crois de
Caton, plus il cherchait à se dérober
à sa gloire, et plus elle s’attachait à
lui. Adieu, ma chère Émilie, je crains
bien que mon voyage ne soit encore
retardé.
LETTRE V.
à
la Cesse de Loewenstein.
Et moi aussi je crains bien que vous
ne soyez pas libre de venir ici aussitôt
que je le désire. Comment quitter
votre mère, tant que le marquis de
St. Alban sera chez vous ? Je crois
d’ailleurs que votre oncle qui n’a rien
à faire chez lui, et qui prend plaisir à
la société du Marquis, ne vous quittera
pas de sitôt. Je vous regrette
bien ma chère Victorine, et dans ces
bois où nous aimions à nous égarer,
et sur les bords du Rhin, où quelquefois
nous restions des heures entières à jouir en silence d’une vue superbe.
Je ne sais pourquoi dans les momens
où l’on est le plus frappé des beautés
de la nature, la mélancolie s’empare
de nous. Les plaisirs bruyans de la
ville nous jettent hors de nous-mêmes,
et le mot divertir est d’une
grande justesse, à laquelle on ne fait
pas attention. Ce genre de plaisir,
effectivement, nous éloigne de nous-mêmes,
et c’est ce que signifie divertir.
Les plaisirs qui tiennent de plus près
à la nature nous y ramènent, concentrent
nos sentimens et nos pensées,
et l’ame alors a plus d’action que l’esprit ;
on a bien moins de saillies que
de sentimens, on n’est point gai, mais
on est satisfait ; on est souvent plus
près de pleurer que de rire ; mais qui
a jamais été aussi heureux en riant de
tout son cœur qu’en répandant des
larmes arrachées par le sentiment ! Dans quelle douce rêverie nous étions
souvent plongées toutes deux, en entendant
le bruit de la chûte du Rhin,
près de Rudesheim ! nos ames recueillies
semblaient se correspondre sans
l’entremise des sens ; nous nous embrassions
quelquefois avec transport,
au sortir de cette rêverie, comme l’on
fait après une conversation où l’on
s’est donné des témoignages de tendresse.
Au reste, ma chère amie, je
vous regrette par tout : quand je lis,
pour vous communiquer mes réflexions,
et m’éclairer de votre jugement ;
quand je suis dans le monde,
pour vous rendre compte de ce qui
me frappe, et observer en commun
les ridicules, et la pantomime des
prétentions. Votre Émigré d’après ce
que vous m’en dites, me paraît fort
intéressant, et vous m’inspirez la curiosité
de le voir. Il n’y a point de nouvelles de l’armée. Je tremble à
chaque gazette qui arrive ; je me dis
quelquefois : pourquoi donc aller à
l’armée quand on a de la fortune,
quand on peut être un bon mari, un
bon père, élever ses enfans, soigner
son bien ; ne peut-on donc être heureux
chez soi que lorsqu’on a quelque
chose à raconter, un titre sur son adresse,
et un morceau de ruban à sa boutonnière ?
Je sais qu’il est des femmes
qui ont besoin de ces choses pour estimer
leur mari. J’ai quelquefois considéré
notre fermière, quand son mari
fait de loin, en rentrant chez lui, entendre
une voix bruyante ; quand il
raconte qu’il a gagné quelques parties
de boule, ou, ce qui est encore mieux,
qu’il a eu une querelle, qu’il a menacé
ou battu quelqu’un ; alors elle
se rengorge, et d’un air tout à la fois
orgueilleux et soumis s’empresse autour de lui, regarde avec complaisance ses
enfans qu’elle pense devoir être fiers,
d’un tel père. N’en serait-il pas de
même des femmes d’un état plus relevé,
qui ont besoin, pour considérer
leur mari, qu’il fasse un peu de bruit
dans le monde ? Ah ! mon ami, ce
n’est pas de vos grades que je m’enorgueillirai
jamais ; ce ne seront point
vos récits de guerre qui exciteront
mon attention et animeront mon intérêt ;
la vanité n’entrera jamais dans
mes jouissances ; cette ame à la fois
douce et forte, ce discernement prompt
et juste, cette indulgence qui ne naît
point du besoin qu’on a de celle des
autres, voilà vos dignités ; les divers
mouvemens de votre cœur sensible,
voilà l’histoire qui m’intéressera bien
plus que celle des sièges et des batailles.
Encore si au regret de l’absence
ne se joignait pas la crainte de mille dangers. Ah ! laissons ce triste sujet !
il faut détourner les yeux des choses
qu’il est impossible de fixer sans frémir.
Ma mère s’occupe toujours de
mille soins relatifs à mon mariage,
mais il me semble que le moment n’en
arrivera jamais. Un tel changement
d’état, un tel bonheur contemplé dans
une prochaine perspective ne paraît
pas possible. Quand on met à la loterie
on est rempli d’abord de l’espoir de
gagner ; mais à mesure que le moment
du tirage approche, la crainte succède
à l’espérance. J’éprouve depuis plusieurs
jours une mélancolie que je ne
puis vaincre ; mille craintes m’environnent ;
plus je suis près du bonheur,
plus je redoute les obstacles. Ah !
les obstacles, c’est peu dire !…
Adieu, ma chère amie.
LETTRE VI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Votre lettre, mon Émilie, m’afflige,
et je regrette bien de n’être pas auprès
de vous pour bannir votre mélancolie ;
elle tient plus à votre corps
qu’à votre ame. J’aurais pu dire votre
physique mais vous savez combien je
suis ennuyée d’entendre des gens, qui
croient avoir de l’esprit parce qu’ils
disent le physique et le moral ; et à ce
mot de physique, il me semble que
je deviens anatomiste. Je me tiens
donc tout bonnement à l’ame et au corps comme mes pères. Vous avez
encore plus besoin d’exercice et de
dissipation que de consolation. Je connais
cet état où notre ame n’est ouverte
qu’à la crainte, et la santé est le principe
de cette disposition. Rien n’a
changé pour vous, et chaque jour est
un pas que vous faites vers le bonheur.
Quand il fut question de mon
mariage, j’étais comme vous incrédule,
et la crainte n’entrait pour rien
dans cette disposition de mon esprit.
En considérant monsieur de Loewenstein,
je ne pouvais concevoir qu’il
allait acquérir sur moi un empire, en
quelque sorte absolu ; que ce ne ferait
plus de mon père, de ma mère, dont
la domination est si douce, que je dépendrais ;
que tout cela serait l’affaire
d’une minute, qu’il n’y aurait qu’un
mot à prononcer, et que ce mot ferait
le destin de ma vie. Je n’avais ni goût ni répugnance, il me semblait que
j’allais changer de père : voilà ce que
je voyais dans mon mariage, et je
croyais toujours qu’il surviendrait
quelque circonstance qui ferait rompre
les engagemens pris, tant il me
semblait étrange de changer de nom
et de situation. L’âge de monsieur de
Loewenstein n’était point un sujet
d’éloignement pour moi, mais d’embarras :
je craignais de me familiariser
avec lui. Une seule fois je fis une
comparaison désavantageuse de lui, et
en voici l’occasion : le jeune baron de
Glekem était venu dîner chez ma
mère ; on fit des parties après le dîner ;
je restai avec lui et nous jouâmes
au volant ; ensuite, à la promenade,
il me défia à la course, en me donnant
une grande avance : la journée
se passa à folâtrer ensemble de mille
manières, et le soir ma mère me fit danser une allemande, et valser avec
lui ; je me sentis émue. Monsieur de
Loewenstein arriva pendant le souper,
et je lui trouvai des rides que
je n’avais pas encore apperçues. Pendant
plusieurs jours je songeai, non
pas précisément au jeune baron, mais
à son âge rapproché du mien, mais à
cette conformité de goûts, de plaisirs
qui se trouvent entre gens du même
âge ; mon cœur ne fut pas effleuré,
mais mon esprit faisait des parallèles
désavantageux à monsieur de Loewenstein.
Si la surface de mon cœur
eût été entamée, vous en auriez été
instruite du moins au moment où je
m’en serais rendu compte ; mais vous
l’eussiez, je crois, plutôt su que moi.
Monsieur de Loewenstein arrive ces jours-ci de Vienne avec mon père, et reviendra bien mécontent ; il est menacé de perdre un procès d’où dépend une partie de sa fortune. J’en suis plus fâchée pour lui que pour moi, et tant que j’aurai des chevaux pour me traîner à Mayence, la fortune n’aura aucune prise sur mon ame. J’oublie de vous donner le bulletin du marquis de St. Alban : le chirurgien qui l’a pansé est un ignorant, et il en a envoyé chercher un à Francfort. Son séjour sera prolongé d’après les accidens qui sont survenus. Il prend sur lui pour causer avec nous ; mais on voit quelquefois qu’il fait effort pour vaincre sa douleur. Si l’on cessait d’aller chez lui il serait encore à ce qu’il dit plus à plaindre qu’il ne l’est de se contraindre un peu. Nous lui sommes devenus si nécessaires qu’il regarde sans cesse à sa montre dès quatre heures, et il nous reproche d’une manière touchante de l’abandonner si nous arrivons un quart d’heure plus tard. Hier nous avons parlé romans ; il préfère ceux des Anglais ; j’en ai été surprise ; car il me semble que les Français ont beaucoup de réputation pour ce genre d’ouvrages. J’ai lû avec vous la princesse de Clêves et Zaide, et ces deux ouvrages nous ont fort intéressées par l’élévation et la délicatesse des sentimens. Le marquis de St. Alban à qui j’en ai parlé m’a répondu que les romans devaient être comme les comédies, la représentation des mœurs d’une nation. Nos auteurs de romans, si l’on en excepte deux ou trois, dit-il, ne mettent en scène que des comtes et des marquis, comme si il n’y avait que des gens de qualité dans le monde, et les mœurs des gens de cet ordre, ils ne les connaissent point ; leurs peintures sont outrées, et les avantures qu’ils décrivent sans vraisemblance. Il n’en est pas, dit-il, de même des Anglais ; ils cherchent la moralité de l’homme dans toutes les classes de la société ; rien n’est ignoble ou noble à leurs yeux ; les caractères sont variés et soutenus ; chacun parle le langage de la passion qui l’anime, ou de son état. Je me souviens que dans un roman de Fiedling on élève des doutes devant un aubergiste sur l’état d’une femme qui est dans sa maison, et l’aubergiste répond : c’est certainement une femme de condition, car elle n’a demandé qu’un verre d’eau en entrant chez moi. N’est-ce pas, dit le Marquis, un trait caractéristique ? Si la connaissance de la nature, ajouta-t-il, est ce qui exige les plus grands efforts de l’esprit ; les deux plus grands génies sont Newton, et Richardson : l’un a deviné les lois des corps célestes, l’autre a pénétré dans les plus profonds abymes du cœur humain ; mais ce n’est point par une froide analyse comme les moralistes, c’est par la peinture la plus vraie, et la plus animée des sentimens et des caractères. L’amour, la haine, l’envie, l’amour propre n’ont aucun replis que n’ait développé Richardson. Le roman de Clarisse renferme vingt caractères dont aucun ne se dément, dont chacun contribue à l’harmonie du plus magnifique tableau. Enfin, que vous dirai-je ? Il prétend que c’est le plus beau livre de morale, l’ouvrage le plus attachant, et le plus profond. Comme je lui témoignai quelque surprise de son enthousiasme : Ah ! dit-il, que diriez-vous d’un homme qui aurait vu un portrait qu’il aurait cru représenter le beau idéal, et qui ensuite rencontrerait la figure qu’il aurait cru n’exister que dans l’imagination ? N’admirerait-il pas d’autant plus le peintre qui, en rassemblant ce que chaque trait en particulier peut avoir de beauté, aurait composé un ensemble parfait, et ne serait point cependant sorti des bornes de la nature ? Eh bien ! Clarisse, je crois qu’elle existe, j’en suis sûr ! Il me sembla qu’il me regardait en disant ces mots ; mais peut-être me suis-je trompée. Il s’empressa ensuite de justifier Richardson d’avoir fait quitter, à une fille aussi vertueuse que Clarisse, la maison paternelle, pour suivre Lovelace ; c’est en cela, dit-il que Richardson montre son génie. La fatalité était la base des tragédies des anciens, c’était le moyen d’intéresser vivement en faveur de leurs personnages ; ils étaient vertueux, ils détestaient le vice, mais l’ascendant invincible du destin les précipitait dans le crime. Médée en est une preuve, lorsqu’elle dit : Le destin de Médée est d’être criminelle, mais son cœur était fait pour aimer la vertu. Richardson a suivi en quelque sorte l’exemple des anciens tragiques ; Clarisse est un modèle de sagesse et de vertu ; c’est sa famille qui l’engage à écrire à Lovelace, pour éviter un grand malheur qui menaçait un fils chéri ; elle avait un secret penchant pour ce Lovelace, comblé de tous les dons de la nature, et du moment qu’elle lui a écrit, qu’elle est entrée en relation avec lui, toutes les démarches semblent précipitées par une main invisible, elle ne peut plus s’arrêter, quelques efforts qu’elle fasse, et résister à un homme qui trouve le moyen de l’entourer de tous les filets de l’artifice et de la séduction. Voilà en quelque sorte la fatalité des anciens, et le plus grand exemple à donner à la jeunesse, puisque de la plus légère imprudence résulte le malheur de la vie. Mais Julie, lui dis-je ? Julie a succombé, dit le Marquis, je ne veux pas lui en faire un crime ; mais Clarisse aussi sensible qu’il soit donné d’être, et aimant à l’excès, Clarisse, qui a eu à combattre son amour comme Julie, et de plus que Julie, les artifices auxquels il semble miraculeux d’échapper a su conserver toute la pureté de l’innocence. La Julie de Rousseau a des beautés ; mais sans Clarisse elle n’aurait pas existé ; c’est une imparfaite imitation de cet ouvrage sublime. Rousseau a besoin d’étayer son roman de détails étrangers ; la description de Paris, des dissertations sur la musique et sur des objets de morale remplissent une partie de l’ouvrage ; Richardson, fort de son sujet trouve dans la fécondité de son génie de quoi soutenir l’attention et toucher le cœur sans traiter aucune question étrangère à ses personnages ; par tout dans Julie on voit l’auteur, il écrit les lettres et les réponses, et amène un duel pour avoir occasion de disserter sur les duels. J’ai pris le titre de Clarisse ; s’il est chez votre libraire, à Mayence, envoyez-le moi je vous prie, si non j’espère le trouver à Francfort. Mais que dites-vous de l’application que le Marquis m’a faite du caractère de Clarisse ? je regarderais cela d’un autre comme une galanterie Française ; mais de lui, je crois qu’il le pense. Je crois que le besoin qu’il a de nous, exalte sa reconnaissance, et qu’il nous voit sous l’aspect le plus favorable ; enfin, dans la solitude, on s’attache à ce qui nous environne, et le défaut de comparaison tourne à l’avantage de ceux que l’on voit. J’ai été si frappée de tout ce que le Marquis a dit sur Clarisse, qu’en rentrant dans ma chambre, je me suis efforcée de m’en rappeler jusqu’à la plus petite circonstance, et suivant ma coutume, lorsque j’entends des choses intéressantes, je l’ai écrit aussitôt. Je ne me flatte pas d’avoir conservé ses expressions, et ce que je vous rapporte ne peut avoir la chaleur que le son de sa voix et ses gestes prêtaient à son discours. Il m’a transporté pour Clarisse, et je n’aurai point de repos que je n’aye ce précieux livre ; car enfin le Marquis qui est jeune, susceptible de passions vives, peut avoir exagéré ; mais il faut que l’ouvrage soit intéressant et renferme de grandes beautés. Voilà une bien longue lettre et j’aurais encore beaucoup de choses à vous dire ; mais l’heure de la poste met un terme à mon bavardage.
LETTRE VII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Lorsque j’ai écrit hier une si longue
lettre à mon Émilie, je ne croyais pas
l’embrasser sitôt ; mais le soir, il a pris
tout d’un coup à mon oncle un accès
de tendresse pour vous : je parlais de
votre santé ; il m’en demanda, avec
beaucoup d’intérêt, des détails, parut
craindre pour votre personne, et après
un éloge fait avec brusquerie et sincérité : mais pourquoi, ma nièce,
ne pas aller la voir ? — Quand vous
êtes ici !… — Oh ! cela est bon
quand je fais un petit voyage de deux
jours ; mais il ne faut pas se gêner
lorsque je reste ici quelque temps, et
ce brave homme qui est malade m’intéresse,
je ne puis le quitter ; il ne
faut pas tarder plus long-temps à
aller voir votre aimable Émilie ; nous
avons tremblé pour elle pendant le
siège, et si je ne vous en ai pas parlé
souvent, c’est que je craignais de faire
connaître mes inquiétudes ; ne tardez
pas davantage ; demain, ma nièce,
c’est moi qui vous en prie ; dites-lui
combien nous l’aimons tous, et combien
nous aurons de plaisir à la revoir :
À de si douces paroles, j’ai embrassé
mon oncle bien tendrement ; je l’ai
assuré que je reviendrais après-demain
au soir pour faire le thé, et que j’aurais soin de rassembler toutes les
nouvelles. Le frere de Jenny qui
part à l’instant pour Mayence vous
rendra cette lettre. Adieu, ma chère
Émilie, le plaisir m’empêchera de
dormir cette nuit, il est bien juste
qu’il domine à son tour ; le chagrin
et la crainte n’ont régné que trop
long-temps.
LETTRE VIII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Un moment après votre départ, ma
chère amie, j’ai reçu des nouvelles
de l’armée ; n’attendez pas que j’entre
dans aucun détail, le Baron est
loin du danger, il s’en désespère, et
je m’en applaudis ; il est à l’armée,
voilà ce qu’il faut pour ce qu’on appelle
l’honneur ; je m’y borne, et ne
porte pas mes regards jusqu’à la
gloire. Les ouvriers de l’évangile
qui arrivent à la dernière heure sont
payés comme les premiers ; on a des grades avec le temps, qu’on ait été
plus ou moins exposé, cela est indifférent.
Il se porte bien ; mais des
quartiers d’hiver, il n’en faut point
attendre ; voilà ce qui nous désole tous
deux. La certitude que d’ici à quelque
temps les coups de fusils et les canons
des Patriotes n’atteindront point mon
ami, remplit mon ame de joie. Ma
mélancolie a été dissipée par ces heureuses
nouvelles. Cela contredit un
peu l’opinion où vous étiez que c’était
mon physique qui souffrait ; mais
comme je suis plus portée à vous
donner raison qu’à moi, je crois que
tout cela peut s’accorder. La première
disposition venait de mon physique ;
mais une commotion morale
pouvait la changer, et c’est ce qui est
arrivé. On a vu des paralitiques marcher
à l’approche du feu d’une incendie
qui gagnait leur habitation.
J’ai beaucoup entendu parler du roman de Clarisse, je serai bien curieuse de le lire et de voir si le Marquis n’est pas un peu exagéré dans ses éloges. Je suis persuadée que c’est vous qu’il a eu en vue, ma chère amie, quand il a dit que Clarisse existait. Je ne connais pas cette héroïne de Richardson ; mais si elle est dans la nature, elle n’est pas au-dessus de vous ; quand votre modestie vous défendrait de le croire, il vous doit paraître simple qu’un jeune homme, qu’un coup du sort transporte subitement d’une scène de sang et d’horreur dans une société douce, intéressante, sensible à ses malheurs, soit exalté par la reconnaissance ; et si au milieu de cette société se trouve une jeune personne dont la figure est charmante, dont la voix pénètre jusqu’au cœur, dont les regards, les gestes, les paroles forment la plus parfaite harmonie, il doit la comparer à ce que son imagination lui offre de plus parfait ; il doit la regarder comme un ange envoyé du ciel pour le secourir.
Je suis plus affectée que vous de la diminution de fortune de votre mari ; non que je croie que la fortune soit nécessaire pour être heureux ; mais le passage d’une aisance considérable à une situation étroite et gênée, dispose souvent à l’aigreur, et nécessite une attention soutenue sur les plus petits détails domestiques. Un mari attribue quelquefois au défaut d’économie de sa femme l’insuffisance de ses moyens ; enfin il me semble que dans un ménage où le contentement ne vient pas uniquement de l’étroite union des ames, l’abondance éloigne une foule de sujets d’humeur et relâche les nœuds trop étroits de la dépendance d’une femme ; la médiocrité de la fortune, au contraire, les ressère, multiplie les rapports journaliers entre deux époux, et il est presque nécessaire, si vous y prenez garde, que l’un des deux devienne absolument le maître pour éviter les discussions et les querelles. Dans les dépenses d’une maison, il faut faire la part à la vanité, et elle est en raison de ce qu’on est moins heureux par le sentiment. On n’a peut-être jamais mis l’économie au nombre des avantages que procure la sensibilité, rien n’est cependant plus vrai ; plus on est capable d’aimer, plus le cœur est rempli d’un sentiment profond, et plus il est facile de se suffire à soi-même ; ce sont les cœurs vides qui ont besoin de distractions étrangères ; ce sont ceux que la vanité remplit, et le cercle de leurs besoins est un horizon sans bornes. Monsieur de G. et moi n’avons jamais songé à la fortune. Quel moyen pourrait-elle nous procurer pour trouver le temps aussi court, que celui d’être ensemble ?… Que nous fait qu’on loue nos meubles, nos vins, nos chevaux, quand tout occupés de nous, à peine nous y faisons attention. Cet état de médiocrité où nous serons nous rapprochera sans cesse ; nous n’aurons qu’un carosse ! que sert d’en avoir quatre à ceux qui veulent être dans le même ? Adieu, ma chère Victorine.
LETTRE IX.
au
Pdt de Longueil.
J’ai reçu au camp Prussien, devant
Mayence, votre lettre datée de ***,
et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes
que j’éprouvais. Vous existez,
vous avez sauvé quelques débris de
votre fortune, c’est le comble du bonheur
dans ces temps de calamités.
La plupart de ceux qui ont été assez
heureux pour dérober leur vie à la
fureur des monstres qui gouvernent
la France ne trouvent que la misère
dans les pays étrangers. J’ai parcouru
plusieurs pays et rencontré des Émigrés dans plusieurs endroits. Là, je les
ai vu accueillir d’abord avec mépris
et défiance, ensuite j’ai vu la plus
barbare cupidité mettre à profit leur
ignorance de la langue et l’urgence
de leurs besoins ; souvent on les forçait
en entrant dans une ville de faire
connaître leurs ressources, et quelques
uns après avoir ainsi exposé leur misère
à tous les yeux, étaient reconduits
aux portes de la ville, comme
de malheureux mendians, pour n’y
plus rentrer. Il me semble depuis
quelques mois être sur un champ de
bataille, où l’on ne porte que des regards
inquiets dans la crainte de trouver
parmi les morts quelques uns de
ses amis. La lecture de chaque gazette
offre une affreuse liste que je n’ose
parcourir qu’en tremblant. La vie
la plus retirée, la conduite la plus
circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire.
Hélas ! ces biens qui
faisaient naguères l’orgueil et les délices
des riches sont aujourd’hui, en
quelque sorte, autant d’accusateurs
qui s’élèvent contre eux ; il en est
de même du mérite, des dignités et de
l’esprit ; jugez d’après cela, Monsieur,
si j’ai dû trembler pour vous ! Quelle
affreuse époque pour l’humanité que
celle où les avantages qui distinguent
les hommes, sont devenus des principes
de ruine, et marquent du sceau
de la réprobation ceux qui les possèdent.
Je me plaisais autrefois à croire
des vertus et de la sensibilité au général
des hommes, et à regarder le
crime et la cruauté comme d’affreuses
exceptions ; mais une révolution est
une fatale lumière qui découvre l’hideuse
nudité de la majeure partie des
hommes. J’attends avec impatience le récit que vous m’avez promis
des événemens de votre émigration,
et je vais vous obéir en vous faisant
part de mes dernières aventures. J’ai
fait la campagne de 1792, et lorsque
l’armée française a été dispersée, je
me suis rendu dans le camp Prussien
pour y servir en qualité d’aide de
camp de mon parent le comte de Fours,
lieutenant général au service de Prusse.
Je n’entrerai pas dans le détail des
opérations militaires, et je me bornerai
à vous dire que trois jours avant
la reddition de Mayence, ayant été
blessé assez considérablement, je fus
obligé de passer le Rhin pour ne pas
être fait prisonnier. On essaya de me
transporter à un gros bourg à peu de
distance pour m’y faire panser ; la douleur
que me causait ma plaie me fit
évanouir au pied d’un arbre ; et là,
en reprenant connaissance, je me suis trouvé au milieu d’une famille Allemande
composée d’un commandeur de
l’ordre Teutonique, de sa belle-sœur
et d’une nièce, et de plusieurs valets.
Les uns et les autres étaient
également empressés de me secourir,
et je n’ai pu me défendre des instances
qui m’ont été faites pour accepter
un asile dans le château de la belle-sœur
du Commandeur. Tout ce que
l’humanité peut prodiguer de secours,
je l’éprouve, et la sensibilité la plus
touchante vient encore y donner un
nouveau prix. Je regrette quelquefois
de me trouver si bien soigné, si heureux
lorsque je songe à mes infortunés
compatriotes, à de vieux et braves
militaires expirans de misère ; ils
méritent mieux que moi les faveurs
du sort, et ils ont moins de force pour
supporter ce que l’adversité a de plus
cruel. Vous aimez des détails quand il s’agit de choses qui vous intéressent,
ainsi je ne vous laisserai ignorer aucune
des circonstances qui peuvent
vous donner une juste idée des personnes
qui m’ont si généreusement
accueilli. Leur maison, qui est dans
une situation charmante, est en ce
moment habitée par un vieux commandeur
de l’ordre Teutonique qui est
venu passer quelques jours chez sa
belle-sœur. C’est un homme qui retrace
les seigneurs châtelains du
quinzième siècle : la noblesse est à ses
yeux le premier des mérites ; la chasse,
le premier des plaisirs, et le
respect pour les dames, le premier
des devoirs. Des manières franches
jusqu’à la brusquerie, une certaine
écorce de rudesse sous laquelle on
découvre promptement un excellent
cœur, un bon sens naturel sans culture,
une gaieté qu’il entretient et réveille deux fois par jour par deux
longs repas, où le vin du Rhin n’est
pas épargné, voilà jusqu’à ce moment
le principal personnage de la maison.
Diverses circonstances lui ont procuré
une fortune bien plus considérable
que celle de son frère ; il en use noblement ;
mais abuse peut-être un peu
de l’ascendant de la richesse envers
la famille de ce frère, que ses bienfaits,
et la perspective de son héritage
tiennent dans une grande dépendance.
La belle-sœur, qui est la maîtresse
de la maison, est une femme de
quarante ans ; elle a été belle, et
avec un peu d’art et de soin pourrait
encore prétendre aux hommages ; mais
elle a une fille qui concentre toutes ses
affections, et c’est pour elle seule qu’elle
a des prétentions. L’esprit de la mère
est plus juste que brillant, son caractère
paraît froid ; toutes ses manières ont une certaine réserve qui présente
l’image de l’indifférence ; mais dès
qu’il est question de quelque chose
qui tient à la générosité du cœur, à
la sensibilité de l’ame, on la voit s’animer,
et s’il s’agit de sa fille, le
son de sa voix change, ses regards,
ses gestes, tout prend chez elle le caractère
du sentiment. Il faut à présent
vous parler de la fille. Figurez-vous
une femme de vingt ans, dont
les traits ne semblent manquer d’une
extrême régularité que pour avoir
quelque chose de plus frappant. De
légères marques de petite vérole paraissent
aussi jetées çà et là pour donner
plus de piquant et de variété au
plus beau teint qu’on puisse voir. Je
sais combien les descriptions de la
beauté d’une femme sont insipides ;
j’abrège donc, et je finis en vous disant
que sa physionomde rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et que
son esprit sans jamais surprendre ne
laisse rien à désirer ; ce qu’elle dit
attache, et satisfait d’abord l’ame encore
plus que l’esprit ; mais en réfléchissant
un moment, on trouve que
l’esprit ne peut aller plus loin. Son
mari est en ce moment à Vienne pour
un grand procès, dont la famille redoute
l’issue ; elle est menacée de perdre
la moitié de sa fortune. Voilà
les personnes qui ont bien voulu
me recevoir, et vous voyez que je
dois me trouver fort heureux ; mais
je me reproche d’abuser de leurs bontés
par la longueur de mon séjour.
Elles s’opposent à tout projet de départ,
jusqu’à ce que je sois entièrement
guéri, et il n’est pas vraisemblable
que ce soit avant six semaines
ou deux mois. L’oncle vient tous
les matins passer une heure avec moi, il a la complaisance de m’apporter
tous les papiers publics et de me communiquer
les nouvelles qu’il apprend
par les correspondances particulières.
Vers les cinq heures il revient avec
sa sœur et sa nièce, et toute la compagnie
reste avec moi deux ou trois
heures. La conversation ne languit
point : le Commandeur raconte assez
gaiement ; la mère de temps en temps
dit quelques mots pleins de sens, et
la fille plus animée parle d’une manière
qui intéresse et séduit, et elle
écoute avec la plus intelligente attention.
Elle me parle beaucoup d’une
amie qui habite Mayence et vient
souvent la voir ; on ne peut avoir plus
de tendresse pour un amant qu’elle
n’en a pour cette jeune personne.
L’amitié profite de toutes les facultés
aimantes d’une femme bien propre à
inspirer et à éprouver même un sentiment plus vif. Elle ont, toutes
deux, fait un voyage en Italie, et
elles y ont connu une Françoise fort intéressante,
qui s’appelle, la Vicomtesse
de Vassy. J’ignorois qu’il y eût en
France une femme de ce nom ; il faut
que le chevalier de Vassi se soit marié
et ait pris le titre de Vicomte. Les
deux amies ont beaucoup d’affection
pour la Vicomtesse dont elles parlent
avec un singulier intérêt ; elle a habité
quelque temps Mayence, et l’amie
de la Comtesse, Mademoiselle Émilie,
l’y attend avec une vive impatience.
Cette jeune personne paraît avoir beaucoup
d’esprit, et il est particulièrement
disposé à l’observation. C’est pour elle
un besoin que de remonter aux causes,
que d’analyser les sentimens, et
il ne paraît pas que son ame en ait
moins de chaleur. Voila le jugement
que m’ont mis à même de porter plusieurs lettres que la Comtesse a
bien voulu me communiquer ; cette
correspondance est très-soutenue,
très-animée, et forme la plus agréable
occupation de la Comtesse. Elle
sait fort bien l’Italien, est fort instruite
dans la littérature Allemande
dont elle fait beaucoup de cas, et
sait le Français au point de ne jamais
laisser entrevoir par l’accent ou le mauvais
choix des mots, qu’elle soit étrangère.
Rousseau est l’auteur qu’elle
estime le plus ; elle prend aussi beaucoup
de plaisir à lire les tragédies de
Voltaire. Parmi nos moralistes, Montaigne
est celui dont elle fait le plus
de cas, et elle déteste la Rochefoucault.
Elle m’a fait une réponse à
son sujet qui m’a laissé sans réplique.
Je pourrais, dit-elle, être de votre
avis, s’il n’avait fait que décrire ce
qu’il a découvert dans les replis du cœur humain ; mais lorsqu’il rapporte
des turpitudes que nul n’a pu lui
avouer, et d’un genre à ne pouvoir
être distinctement apperçues, je suis
fondée à dire que c’est dans son propre
cœur seulement qu’il a pu les découvrir.
Telle est cette maxime : il y a dans l’adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas.
Quelqu’un lui a-t-il fait cette affreuse
confidence ? Non certainement. A-t-il
pu démêler avec certitude un tel sentiment ?
Cela n’est pas possible. Elle m’a
encore cité quelques maximes de ce
genre, et j’ai été obligé d’abandonner
la Rochefoucault. Adieu, mon
cher Président, mon père, mon tendre
ami. Admiration, respect, reconnaissance,
voilà les sentimens que je vous ai
consacrés depuis long-temps. Donnez-moi
de vos nouvelles, et conservez-moi
des bontés dont je sens tout le prix.
LETTRE X.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai lu il y a quelques jours au Marquis
l’article de votre lettre, où vous
me dites que son écuyer nous aura
surement raconté ses avantures, et
ma mère en prit occasion de lui dire,
mademoiselle Émilie a raison, et vous
auriez dû nous en faire vous-même
le récit, parce que vous vous exprimez
un peu mieux que votre écuyer.
Ma vie, nous a-t-il répondu, a été
celle des gens de mon âge, et de
mon état, ainsi j’ai bien peu d’avantures à raconter ; mais, lui ai-je dit, on a
toujours à parler de ses sentimens.
Ah ! voilà comme sont les femmes,
a dit mon oncle, elles voudraient savoir
vos amours ; c’est l’amour qui les
intéresse, et je suis persuadé que ce
qui leur plaît davantage dans l’histoire
Romaine, c’est Marc Antoine abandonnant
l’empire de l’univers pour
suivre Cléopatre : aussi dans les
tragédies et les comédies, n’est-il
question que d’amour ; pour moi monsieur
le Marquis, si vous avez la complaisance
de nous faire l’histoire abrégée
de votre vie, ce qui m’intéressera
dans vos récits, ce sera votre jugement
sur les personnes qui ont influé
sur la Révolution, et qui vraisemblablement
ont été connues de
vous ; c’est la manière dont vous ont
frappé les événemens. Le Marquis
après s’être encore défendu avec une modestie qui n’avait rien d’affecté a
réfléchi quelques momens et nous a
dit : le récit de mes sentimens et de
mes opinions ne peut être digne d’exciter
votre curiosité que par la vérité,
et à cet égard je ne tromperai pas
votre attente ; enfin, si ce que j’ai à
vous dire peut faire passer une soirée
agréable à une société à qui j’ai tant
d’obligation, je dois, rassuré par son
indulgence, m’empresser de lui obéir.
J’avais environ vingt ans au commencement
de la Révolution, ainsi je n’ai
pu figurer parmi les acteurs de cette
terrible tragédie ; mais j’ai vu de près
les personnages les plus importans,
et j’ai été témoin de quelques événemens.
J’ai entendu des hommes éclairés
et instruits converser sur les plus
grands intérêts, discuter en liberté
des questions dont auparavant on n’osait
sonder la profondeur. J’ajouterai que les révolutions avancent et murissent
les esprits en hâtant l’essor
des facultés. Ce que j’ai à vous dire
ne sera donc pas tout-à-fait sans intérêt ;
mais comme il faut que je me
rappelle plusieurs choses qui ne seraient
pas dans le moment, présentes
à ma mémoire, je préfère de dicter
le récit qu’on attend de moi. Le Commandeur
a applaudi à cette idée, et
deux jours après le Marquis nous a
lu l’écrit que je vous envoie, qui nous
a fait grand plaisir à entendre. Comme
je lui témoignais mon regret de
ce que vous n’étiez pas présente à
cette lecture, il m’a offert de me le
confier pour vous l’envoyer, à condition
qu’il n’en serait point tiré de copie.
Je sais, a-t-il dit, que vos plus
grands plaisirs sont imparfaits, s’ils
ne sont partagés avec mademoiselle
Émilie, ainsi je me reprocherais de ne pas vous donner cette légère satisfaction.
J’ai admiré sa bonne foi en
parlant de son tiède attachement pour
une femme qui est morte victime des
premières barbaries de la Révolution.
Vous n’avez pas encore aimé, lui ai-je
dit ? L’explosion de l’amour, m’a-t-il
répondu, n’en sera peut-être que
plus violente, pour avoir été plus
long-temps retardée… Il semblerait
d’après cela que le cœur doit
éprouver tôt ou tard, en raison de sa
sensibilité, une passion plus ou moins
vive. Qu’en dites vous ma chère Émilie ?
Croyez-vous que telle soit la loi
du destin et que pour me servir d’un
proverbe trivial, on ne recule que pour mieux sauter ? Toutes les personnes
qui n’ont point encore connu l’amour
devraient trembler, et quelle serait la
triste perspective de celles qui ne peuvent
s’y livrer sans crime ! Ah ! j’aime à croire que la rareté des objets aimables,
que l’occupation, doivent maintenir
le cœur dans un calme heureux,
et que les sentimens que nous inspire
la nature pour nos proches, et la
douce chaleur de l’amitié peuvent
suffire à la tendresse du cœur le plus
aimant. Le Marquis prétend s’être
fait l’idée d’une femme digne d’être
aimée, telle qu’il est bien difficile
d’en rencontrer une semblable ; mais
il est sensible et son cœur fera illusion
à son esprit, et appelera le secours
de l’imagination pour orner des plus
rares qualités, l’objet qui fera quelqu’impression
sur lui ; que je le plaindrais
s’il avait aimé tendrement la
femme qu’il a perdue d’une manière
si tragique. Adieu, ma tendre amie,
renvoyez-moi au plutôt l’écrit que je
vous confie.
HISTOIRE
du Marquis de St. Alban.
Je suis d’une famille qui a eu depuis
long-temps d’assez grandes illustrations,
et qui jouissait avant la Révolution
d’une fortune considérable.
Mon père, marié de très-bonne heure,
entra au service par obéissance pour
le sien qui avait servi avec distinction,
et est mort au moment d’être élevé
au premier grade des honneurs militaires ;
à sa mort mon père s’empressa
de donner sa démission de son régiment,
pour vivre indépendant ; il
s’affranchit bientôt après de la gêne
des devoirs de la société, se livra à un goût raisonné pour le plaisir, avec
un petit nombre d’amis ou de complaisans,
qui formaient une petite
secte de philosophes Épicuriens, dont
mon père était le chef. Le goût des
plaisirs, le mépris des hommes, et
l’amour de l’humanité et de tous les
êtres sensibles formaient la base de
leur système ; mon père méprisait les
hommes en théorie par delà ce qu’on
peut imaginer, et cédait à chaque
instant à un sentiment de bienveillance
et d’indulgence, qui embrassait
les plus petits insectes. Il aima ma
mère quelques années avec une vive
tendresse, ensuite il eut constamment
pour elle les égards les plus flatteurs,
et les meilleurs procédés. Le caractère
trop indulgent de mon père le
rendoit incapable de diriger mon éducation,
il ne pouvait ni voir pleurer
un enfant ni le contrarier ; une sévérité de quelques momens était au-dessus
de ses forces. Il prit le parti de confier
le soin de mon éducation au président
de Longueil, son parent et son
ami depuis l’enfance. Le Président,
sans partager les opinions de mon
père le chérissoit à cause des agrémens
de son esprit, et par l’estime
qu’il avait pour son caractère et son
cœur. Mon père suivait des principes
de philosophie, qui l’écartaient de la
société et des affaires ; le Président,
avec un grand fond de lumières et de
philosophie, suivait la carrière des affaires,
et avec d’autant plus de succès,
que la nature, en lui donnant un
esprit plein de sagacité joint à un
jugement sûr, semble l’avoir fait homme
d’état. Mon père après avoir réglé
ses affaires domestiques en remit
le soin à ma mère, se conserva une
pension considérable, et prit le parti de voyager. Le Président, de ce moment
me tint lieu de père. Ce fut
lui qui fit choix de mon précepteur,
et qui traça le plan de conduite qu’il
devait suivre. Il lui indiqua le genre
et la marche de mes études, et fixa
le degré de sévérité ou d’indulgence
dont il devait user. C’est à lui que
je dois mon instruction et en quelque
sorte mes sentimens, puisque c’est lui
qui a eu l’art de les développer. Semblable
à un habile cultivateur, il a
donné de l’air aux bonnes plantes et
les a fait arroser, tandis qu’il a arraché
et étouffé une partie des mauvais
germes. À l’âge de quinze ans, j’entrai
dans un régiment de cavalerie ;
mais je ne fus envoyé à la garnison
que dix-huit mois après ; ce temps
fut employé à me perfectionner dans
les mathématiques, à étudier les fortifications
et l’artillerie. Le Président disait que les sciences exactes ont un
charme infini pour les jeunes gens
capables d’application, que le penchant
que l’homme a pour la vérité,
se trouve satisfait par l’enchaînement
de vérités progressives qui mènent à
de grands et incontestables résultats ;
c’est dans la jeunesse, ajoutait-il, que
l’esprit a toute l’appréhension nécessaire
pour saisir les choses abstraites,
et que leur connaissance se grave plus
profondément dans la mémoire. Il
savait que, pour la plupart des officiers
généraux en France, les fortifications
et l’artillerie étaient une science mystérieuse,
et qu’ils étaient obligés de
s’en rapporter aux gens de ce métier,
sans pouvoir apprécier leur mérite.
Le comte de Maillebois, me disait-il,
est le seul qui ait approfondi de
bonne heure ces objets importans,
et c’est à cette étude qu’il a dû en partie la réputation dont il a joui. Il
me disait aussi : les hommes sont modifiés
par l’état qu’ils embrassent, au
point, en quelque sorte, d’être entre
eux comme des êtres distincts. Il faut
qu’un souverain, qu’un ministre connaissent
la moralité des hommes des
diverses classes de la société, et un
militaire appelé au commandement
doit connaître à fond l’homme soldat.
La science militaire est composée de
deux choses, de morale et de géométrie ;
par l’une on apprend l’art de
plier l’homme à une exacte discipline,
d’exalter son ame et de lui inspirer un
noble orgueil de son état ; par l’autre
on combine les moyens les plus prompts
d’opérer avec précision différens mouvemens.
Il peut paraître surprenant
que de telles leçons m’ayent été données
par un magistrat ; mais Machiavel,
secrétaire de Florence, a bien plus fait ; il a le premier, dans les
temps modernes, développé les principes
de l’art de la guerre, et publié,
n’ayant jamais porté les armes, une
tactique qui fut adoptée par tous les
souverains de l’Europe. C’est ainsi que
l’homme d’un esprit supérieur, généralise
les idées et saisit les principes
premiers, applicables aux diverses
sciences. Je me souviens qu’un jour
étant avec lui et quelques personnes
dans une grande bibliothèque, on parla
de livres de politique ; le Président
s’avança vers une armoire, y prit un
volume et nous dit : voici un excellent
ouvrage sur la politique, et en
même temps il nous en lut les premières
phrases qui contenaient ces
mots : l’art est long, la vie courte, le jugement difficile, l’expérience trompeuse, l’occasion rapide. Le livre était
écrit en Latin où les expressions ont plus de force. Chacun admira ce début,
et l’on demanda si c’était Aristote,
ou Tacite ; on parla des modernes
et l’on cita Bacon et Grotius ;
ce n’est aucun de ces politiques
ou philosophes, dit le Président, c’est
un médecin, Hypocrate, qui commence
ainsi ses aphorismes ; cela vous
fait voir que toutes les sciences se touchent,
et que les principes généraux
sont les mêmes. Un ancien militaire
attaché à ma famille prit soin, au régiment,
de diriger ma conduite et de
me faire suivre mes premières études
lorsque les exercices m’en laissaient
le temps. Quoique jeune et sans expérience,
j’apperçus dès-lors que les
troupes étaient fatiguées des divers
changemens introduits chaque année
dans la discipline et la tenue. Les
officiers obligés sans cesse et d’apprendre
et d’oublier, se pliaient avec peine sous le joug des nouvelles ordonnances,
qu’ils prévoyaient ne devoir pas
plus subsister que les autres. Chaque
garnison, chaque régiment offraient des
différences dans le régime suivant la sévérité,
la négligence, ou l’inquiète
ardeur des chefs. Je fus présenté à la
cour à dix-neuf ans, et quand je songe
à cette pompe qui environnait le
Roi, à cette foule empressée qui circulait
dans ses appartemens, à l’accent
de respect avec lequel se prononçait
le nom de Roi ; à l’impression
qu’il faisait sur les esprits, et aux affreux
événemens des temps postérieurs ;
je ne puis croire que ce soit
le même peuple ; je ne puis concevoir
comment dans un si court espace, des
souvenirs gravés par la main des
temps, pendant douze siècles, ont
été effacés ; mais peut-être trouvera-t-on
le principe d’un si étonnant changement dans le caractère ardent et
passioné de la nation ; peut-être un philosophe
dira-t-il, qu’un peuple qui dans
son extrême enthousiasme adorait ses
rois, qui baisait le cheval écumant du
courrier qui apportait la nouvelle de la
convalescence de Louis quinze ; qui
n’avait rien fait pour lui ; que ce peuple
précipité dans une voie contraire,
par l’emportement, devait être outré
dans sa fureur comme il l’avait été dans
son attachement passioné. La mode n’était
pas dans ce temps d’être fort assidu
à la cour, la magnificence en était en
quelque sorte bannie, et des jeunes gens
qui dépensaient des femmes immenses
à Paris pour leurs plaisirs, paraissaient
à Versailles en habit noir. Le Roi, avec
raison, en témoigna son mécontentement.
Ces petites circonstances servent
à faire voir le changement survenu dans
les opinions, et combien peu la cour en imposait aux esprits. Un homme éclairé
frappé du spectacle que lui présentait
la confusion des rangs, et la suppression
de la pompe extérieure attachée à
certains états, disait, quelques années
avant la Révolution : « je crois
voir la monarchie décroître à mesure
que les vestes raccourcissent et se
changent en gilets. » Je me souviens
d’un passage de Jean Jacques Rousseau,
qui me vint plusieurs fois à
l’esprit dans ce temps, lorsque je me
trouvais à Versailles. « Des marques
de dignité, un trône, un sceptre,
une robe de pourpre, une couronne,
un bandeau, étaient pour les
hommes des choses sacrées, et rendaient
vénérable l’homme qu’ils en
voyaient orné. Sans soldats, sans
menaces, sitôt qu’il parlait il était
obéi ; maintenant qu’on affecte d’abolir
ces figues, qu’arrive-t-il de ce mépris ? Que la majesté royale
s’efface de tous les cœurs, que les
rois ne sont plus obéis qu’à force de
troupes. Les rois n’ont plus la
peine de porter leur diadème, ni les
grands les marques de leurs dignités ;
mais il faut avoir cent mille
bras pour faire exécuter leurs ordres.
Quoique cela leur semble plus
beau, peut-être, il est aisé de voir
qu’à la longue cet échange ne tournera
pas à leur profit. » Il y avait
à Paris cinq ou six maisons où circulait
tout ce qui composait la haute
société, et l’opinion publique n’était
que leur écho. Là, on voyait rassemblés
les ministres passés, présens,
et futurs ; là, étaient distribuées les
places à l’Académie, et préparées les
intrigues qui devaient élever un homme
au ministère et en faire descendre
un autre. Là, le M. de **** qui depuis le ministère de monsieur de
Choiseul, ne pouvait renoncer à
la jouissance d’un grand crédit, était
une des personnes qui avait le plus
d’empire dans le monde. Sa maison
rassemblait tout ce qu’il y avait de
plus distingué dans les diverses classes
de la société. Monsieur Necker
était l’objet du culte de la maîtresse
de la maison, qui chérissait en lui
les moyens de conserver un grand
ascendant dans le monde, et une influence
dans les affaires. C’est là que
toutes les trames ont été ourdies pour
le rappel et le soutien de monsieur Necker,
et pour accréditer ses opinions ;
c’est là que le résultat du conseil,
principe de la subversion totale de la
monarchie, a été conçu, communiqué,
applaudi ; c’est là que l’absence de
Necker de la séance du 23 Juin a
été proclamée comme un acte héroïque, qu’ont été forgés les instrumens qui
ont brisé le trône. Les jeunes gens
recevaient dans cette maison les principes
d’opposition à l’autorité, qu’ils
répandaient dans d’autres sociétés, et
qui devinrent la règle de leur conduite.
Ce qui paraîtra surprenant,
c’est que la Maréchale était la personne
la plus infatuée de l’avantage d’une
haute naissance, et des distinctions
attachées à son rang. Elle n’était
populaire que pour dominer, et croyait
qu’on serait toujours maître de ce Tiers
qu’elle caressait pour en faire le corps
d’armée de Necker, par qui elle prétendait
régner. Je ne puis résister à
vous raconter un trait qui vous fera
connaître la vanité de la Maréchale,
et qui dans le moment me frappa de
la manière la plus comique. J’avais
dîné chez elle avec plusieurs personnes
dévouées au parti de Necker, et ardentes à soutenir le doublement du Tiers, et l’opinion par tête ; au moment
où cette question était agitée
avec le plus de chaleur, la Maréchale
ouvrit sa boîte pour prendre du tabac,
et le lourd avocat Target s’avança et
prit familièrement une prise de tabac
dans la boîte ouverte de la Maréchale.
Je ne pourrais vous peindre l’étonnement
et l’indignation qu’une telle audace
excita chez elle. On vit qu’elle
était bien loin de penser que les droits de l’homme pussent s’étendre jusqu’à
prendre du tabac dans la boîte d’une
grande dame, et quelqu’un lui dit
avec malice : c’est un effet naturel de l’égalité. Je me suis laissé aller à ces
détails parce qu’ils servent à faire
voir que l’oppression du peuple n’a
point été le principe des attentats auxquels
il s’est livré ; que le désir de
dominer et non le patriotisme a dirigé les premières entreprises contre l’autorité,
et que l’ascendant de quelques
sociétés a exalté les esprits. La femme
dont je vous parle a été fatale à
la France, et je ne pouvais en vous
rendant compte de ce que j’ai vu, la
passer sous silence. Répandu comme
je l’étais il me fut facile de voir les
ressorts qu’on faisait jouer pour le rappel
de Necker, et enflammer le
peuple en sa faveur. Une circonstance
légère en apparence, frappa le président
de Longueil, au moment du
rappel de Necker avant les États-généraux ;
le hasard nous fit trouver
ensemble sur son passage, et nous
rendit témoin de la joie universelle
qu’inspirait ce charlatan politique ;
quand il fut à la salle des Cent-suisses,
en se rendant chez le Roi, ces
colosses s’animèrent et se mirent à battre
des mains, le Président s’approcha de moi avec un air pensif etconsterné :
le royaume de France est perdu, me dit-il,
et le trône est à bas ; je le regardai
avec surprise, cherchant ce qui pouvait
occasionner un si triste présage, et quand
nous fûmes dans les cours du Château :
vous avez été étonné, me dit-il, du
propos que je vous ai tenu ; mais vous
allez juger s’il est fondé, et mes motifs
doivent particulièrement frapper un
militaire. Les Suisses de la garde du
Roi ont applaudi avec transport monsieur
Necker sur son passage, tandis
que des soldats sous les armes sont des
hommes qui doivent être impassibles
comme les armes qu’ils portent : appartient-il
à des gardes de participer à une
émotion populaire ? Si les gardes du
monarque partagent les affections et
les mouvemens du peuple, qui le contiendra !
Ce ne sont plus dès-lors des
soldats, mais des hommes qui jugent, sentent et se conduisent d’après leur
opinion et leur sentiment, et non d’après
leur devoir. Serait-il facile de faire arrêter
monsieur Necker par des gardes
enivrés de sa personne ? La conduite
des Cent-fuisses peut faire juger des dispositions
des autres troupes. À son arrivée
ce ministre s’empressa d’avancer le
moment de l’assemblée des États-généraux
dans l’espérance chimérique de
fortifier et de consolider sa puissance de
l’appui de la nation. Un esprit de vertige
s’empara alors des esprits ; le rang
le plus éminent, les dignités, les emplois
les plus importans n’étaient rien
aux yeux des plus grands seigneurs,
comparés à la place de député aux États-généraux ;
des jeunes gens qui n’avaient
aucun moyen de s’y distinguer
mettaient leur amour propre à être
élus, et tel qui avait fait une chanson se
croyait comptable à sa patrie de son génie pour la régénérer. Les femmes,
les mères, les maîtresses intriguaient
pour faire élire leur fils, leur mari, leur
amant ; enfin l’enthousiasme d’un nouvel
ordre de choses régnait sur les esprits,
et les courtisans les plus corrompus
s’empressaient, par l’effet de la mode,
d’être représentans d’une nation
qu’ils avaient opprimée gaiement pour
servir leur intérêt ou leur vanité. Necker
dans l’espoir de produire un plus
grand effet sur un vaste théâtre, et
dominé par la soif des applaudissemens,
insista auprès du Roi, malgré
tout le conseil, pour que les États fussent
assemblés à Paris ou à Versailles.
Le Président de Longueil en sentit le danger et écrivit à la Reine pour le lui faire connaître ; je me souviens encore des expressions de sa lettre. « Si l’on assemble, lui disait-il, les États à Paris ou à Versailles c’est porter des brandons de feu sur des matières combustibles. Le peuple Français est aimable, léger, facile ; mais emporté, mais barbare dans ses emportemens, témoin la guerre des Armagnacs etc. » Le fatal génie de Necker l’emporta, et la Reine dit depuis à un ministre : « le Président de Longueil m’a donné d’excellens avis, mais je n’avais pas le crédit de les faire suivre. » Le charme de la nouveauté, le besoin d’intérêt, et de mouvement déterminèrent la plus grande partie ; le désir de s’élever, en manifestant ses talens sur un grand théâtre animaient quelques personnes, et plusieurs, parmi le Tiers, songeaient à sortir de leur obscurité, à se procurer des protecteurs et à obtenir des grâces. Je ne rapporte que ce que j’ai vu, et il me serait possible d’en donner des preuves. Surpris de la vivacité des démarches de quelques membres du Tiers pour se faire élire, je leur représentai que leur âge et leur santé leur rendraient pénibles les fonctions et le travail de la députation. Ils me répondirent que leurs intérêts et celui de leur famille déterminaient leur empressement ; enfin quelques uns me firent l’aveu qu’ils espéraient obtenir des lettres de noblesse, et d’autres, des bénéfices pour leurs enfans ou des places lucratives. Dans le temps où l’on s’occupait d’établir des Assemblées provinciales, ou d’accorder aux pays qui avaient eu des États, le rétablissement de ces Assemblées ; j’ai vu un homme, qui cherchait à se faire valoir par son zèle pour le peuple, intriguer sourdement pour avoir la présidence permanente de l’Assemblée de sa province. Tel était le patriotisme qui régnait dans les esprits avant l’assemblée des États, et ensuite les zélés partisans du peuple n’ont suivi que leur ressentiment contre la cour. Un cordon bleu refusé, la préférence accordée à un rival pour un gouvernement, ou une place à la cour ont été les principes qui ont inspiré à des grands et à des nobles, des sentimens contraires à la monarchie. Le duc d’Orléans, devenu justement l’horreur du genre humain ! cet homme sans principes et sans résolution, qui n’a jamais eu l’étoffe d’un ambitieux, et qui est parvenu successivement au comble de la scélératesse parce que le crime de chaque jour ne surpassait que d’un degré celui de la veille ; le Duc disait alors, et je crois qu’il le pensait. « Les États feront tout ce qu’ils voudront, peu m’importe, pourvu qu’il me soit permis d’aller ou de venir en Angleterre, ou ailleurs, et qu’on ne puisse ni m’enfermer ni m’exiler… » Enfoncé dans la fange de la débauche, il n’élevait pas alors ses vues par delà une liberté indéfinie, favorable à ses vicieuses inclinations. Je me souviens que dans le commencement de la Révolution, frappé de l’inconséquence du Duc, le Président me dit un mot d’un grand sens. Il est commun, dit-il, de voir des gens qui veulent la fin sans aimer les moyens ; mais le duc d’Orléans veut les moyens sans la fin. Il ne tint en effet qu’à lui d’être au 14 Juillet, lieutenant-général de l’État, et il ne s’agissoit pour cela que de se montrer aux yeux d’un peuple aveuglé et corrompu par lui, dont il étoit en ce moment l’idole. Je l’ai beaucoup connu dans un temps où toute la jeunesse de la Cour avait avec lui des liaisons plus ou moins étroites. Il avait de l’esprit, mais par étincelles, l’amour du plaisir éteignoit dans lui toute affection morale, et un seul sentiment, celui de la vengeance, pouvoit donner quelqu’action à son ame, et a été le principe de sa conduite. Cette connoissance de son caractère m’a fait apprendre depuis sans surprise, que lorsqu’on vint l’avertir que madame la princesse de Lamballe, entre les mains d’un peuple factieux, était en grand danger, et qu’il pouvait la sauver, « il faut la laisser, dit-il, suivre sa destinée. » Quelque temps après ses valets de chambre vinrent lui dire tout effrayés qu’on promenait la tête de cette Princesse, « eh bien ! dit-il, c’est une tête comme une autre. » Ces détails m’ont un peu écarté des objets qui me concernent ; mais mon histoire peu fertile en événemens ne peut être intéressante que par l’exposé sincère des sentimens qui m’ont affecté, à l’aspect des scènes tragiques et mémorables dont j’ai été témoin ; que par la peinture de quelques détails qui servent à donner une juste idée des temps, des hommes et de leurs motifs. Je reviens à ce qui me regarde. Les sages conseils du Président me préservèrent de la contagieuse épidémie qui s’était répandue dans toutes les classes ; j’assistai aux assemblées d’élection qui se firent à Paris ; mais n’ayant pas l’âge requis et n’ayant formé aucune brigue, j’étais bien certain de n’être point élu. Enfin arriva ce jour tant désiré de l’ouverture des États. Jamais la majesté royale ne parut dans un plus grand éclat. Les divers ordres du royaume revêtus des habits de leur état, la pompe de la religion, la Reine réunissant la dignité, la beauté dans sa personne, et dans sa parure le goût et la magnificence ; le Roi revêtu des ornemens de la royauté, tout concourait à présenter le plus imposant des spectacles. Je revins à Paris, et je ne m’étendrai pas sur ce qui se passa dans les premières assemblées des États. Une sourde fermentation agitait à Paris les esprits. Les capitalistes occupés de faire assurer la dette par la Nation, favorisaient toutes les entreprises de l’Assemblée, et le peuple s’habituait à la regarder comme la protectrice de ses droits et des propriétés, et les agens de l’autorité royale comme ses ennemis. Je fus témoin au Palais royal des premiers symptômes de la cruauté atroce à laquelle s’est livré ce peuple regardé comme si léger, si aimable. Le peuple dans tous les pays jouit avec avidité de la vue des exécutions, et peut-être, de l’empressement à être spectateur des supplices, il y a peu de distance pour en devenir l’instrument. Un homme fut traité dans la rue, d’espion de la police, à tort ou à raison, par un autre qui avait à se plaindre de lui, ou lui en voulait. Le peuple s’attroupa et se mit à le poursuivre de rue en rue, de place en place ; la plaisanterie se mêlait à la fureur, ce qui est un caractère distinctif du peuple Français, et le malheureux poursuivi à coups de pierres vint se réfugier au Palais royal. Il n’y fut pas en sureté, et saisi par les plus acharnés, il fut plongé à plusieurs reprises dans le grand bassin. On délibéra ensuite sur ce qu’il fallait lui faire, et il fut proposé de lui couper les oreilles ; alors je vis une femme au-dessus du peuple, et mise avec assez d’élégance tirer froidement de sa poche une paire de ciseaux et les offrir. Je m’éloignai avec horreur de cette affreuse scène ; et j’appris que le malheureux si barbarement poursuivi avait expiré dans sa course, avant de pouvoir trouver un asile. Voilà le premier acte de cruauté, suivi peu de temps après des meurtres de Foulon et de Berthier. À la honte éternelle de ce peuple, la postérité apprendra en frissonnant d’horreur les barbaries exercées sur leurs cadavres. Il se disputa long-temps leurs membres déchirés et sanglans, et le cœur du malheureux Berthier, étant devenu le partage d’une troupe effrénée, elle s’assembla autour du même bassin et se mit à danser en chantant à la lueur des torches qu’elle portait. Cette détestable troupe, ivre d’une aveugle rage, et se passant de main en main ce cœur, hurlait dans sa joie atroce ce refrain d’un Vaudeville :
Ah ! il n’est point de Fêtes
Quand le cœur n’en est pas.
Je restai à Paris, où le Roi se rendit après l’affreuse nuit du cinq Octobre ; je fus témoin de son entrée dans cette capitale, et pour vous donner une idée du caractère d’une nation que le luxe et les plaisirs rendaient presque insensible à tout ce qui ne frappait pas au moment sur ses jouissances, je vais vous raconter l’effet que produisit cette déplorable marche d’un monarque outragé et captif, sur ce qu’on appelait la bonne compagnie. Son cortège étonnant par sa composition, affreux par sa contenance féroce et ses cris, mit trois heures à passer dans la rue Royale où j’étais ; des troupes à pied ou à cheval, des canons conduits par des femmes ; des charettes, où sur des sacs de farine étaient couchées d’autres femmes ivres de vin et de fureur, criant, chantant, et agitant des branches de verdure, ensuite le Roi et sa famille escortés de la Fayette et du comte Destaing l’épée à la main à la portière, et environnés d’une foule d’hommes à cheval, voilà ce qui se présenta successivement à mes yeux pendant l’espace de trois heures. Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l’élite de la société, mon cœur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentimens ; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j’y trouvai, ou qui arrivèrent successivement. « Avez-vous vu passer le Roi, disait l’un ? — Non j’ai été à la comédie. — Molé a-t-il joué ? — Pour moi j’ai été obligé de rester aux Thuilleries, il n’y a pas eu moyen d’en sortir avant neuf heures. — Vous avez donc vu passer le Roi. — Je n’ai pas bien distingué, il faisait nuit. » Un autre : « Il faut qu’il ait mis plus de six heures pour venir de Versailles. » D’autres racontoient froidement quelques circonstances. Ensuite. — « Jouez-vous au Wisch ? — Je jouerai après souper, on va servir. » Quelques chuchotages, un air de tristesse passager. On entendit du canon. « Le Roi sort de l’hôtel de ville ; ils doivent être bien las. » On soupe ; propos interrompus. On joue au Trente et Quarante, et tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte on dit quelques mots : « Comme c’est affreux ! » et quelques uns causent à voix basse brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. De tels gens vous paroissent bien insensibles ; eh bien ! il n’en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du Roi.
Le Président prévit alors l’entière et inévitable subversion de la monarchie ; je me rappelle à ce sujet un passage de Montaigne, qu’il me cita à l’appui de son opinion. La majesté royale s’avale plus difficilement du sommet au milieu, qu’elle ne se précipite du milieu à fonds. Deux jours après l’arrivée du Roi, je fus à portée de voir avec quel succès on a travaillé à inspirer au peuple une aveugle aversion pour la Reine ; chaque jour la curiosité l’attirait en foule sur la terrasse des Thuilleries qui est au-dessous des appartemens occupés par la famille Royale. Je passai au milieu d’un nombre infini d’hommes et de femmes qui étaient devant les fenêtres de ces appartemens. Comme ils contemplaient avec un curieux empressement le Roi et la Reine qui se montraient de temps en temps aux fenêtres, j’entendis plusieurs femmes se dire : « Voyons donc cette Reine avec toute sa méchanceté. » J’allais quelquefois aux Thuilleries faire ma cour ; la contenance de la Reine était digne d’admiration. Captive réellement au milieu des bourgeois préposés pour garder son palais, elle paroissait supérieure aux événemens, et profondément affectée, elle montrait un visage calme, et savait allier la dignité souveraine, avec les ménagemens dictés par la politique envers une foule de bourgeois enorgueillis d’être admis dans le palais des rois ; la plupart surveillant indécemment ses actions, épiaient jusqu’à ses regards et à ses gestes, pour y lire sa pensée et démêler le degré d’affection qu’elle avait pour ceux qui l’approchaient. Le trône avoit été à demi renversé, la majesté royale avilie ; la puissance souveraine avait cédé à la violence populaire, et, le croirait-on ? rien ne semblait avoir changé dans Paris, où régnait le même luxe, le goût du plaisir, celui du jeu et le même empressement pour les spectacles. L’Assemblée ne paroissait être qu’un sujet de conversation plus varié et plus animé. Les Aristocrates et les Démocrates se trouvaient dans les mêmes maisons. Les plaisanteries se mêlaient au récit des plus importantes discussions ; on ne songeait plus le lendemain à la scène souvent tragique de la veille. Telle est la mobilité du caractère d’une nation, qui oublie promptement le mal passé, et toute entière au plaisir présent, détourne ses yeux d’un avenir effrayant. Au milieu de cette dissipation générale, il y avoit des clubs, des conciliabules où l’on s’occupait sérieusement des affaires, et dans lesquels l’ambition et la cupidité, ardentes à profiter des malheurs publics, combinaient en secret leur marche et préparaient des attaques fatales à l’autorité de jour en jour affaiblie. Des femmes séduisantes par leur beauté ; deux ou trois qui étaient des saltimbanques d’esprit, faisaient servir la politique à leurs plaisirs et leurs plaisirs à la politique ; leurs faveurs étaient souvent l’amorce plus ou moins attrayante qu’elles offraient aux jeunes prosélytes de la démocratie. La présomption que l’homme est porté à avoir de ses talens et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu’ils joueraient un rôle éclatant ; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l’homme à nud, faisait évanouir promptement cette illusion, qu’il était aisé de se faire à l’homme de cour, à celui du grand monde qui se flattait d’obtenir dans l’Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l’art des à propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d’hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. Le Comte de *** est un exemple frappant de médiocrité démasquée, de présomption déjouée, d’infidélité punie. Les succès qu’il avoit eus dans la société avaient enflé son ambition, il crut avoir dans la Révolution une occasion de s’élever promptement, et se flattant d’être l’oracle de l’Assemblée, il quitta une cour où quelques agrémens dans l’esprit et des connoissances en littérature lui avaient obtenu un accueil flatteur. Il s’empressa, de venir à Paris armé de sa tragédie de Coriolan, d’une douzaine de fables et de cinq à six chansons. Madame de Stael alla au devant du futur premier ministre, Jeanne Gray à la main, et tous deux s’électrisèrent en faveur de la démocratie ; mais bientôt le mérite du Comte fut apprécié à sa valeur, et il fut trop heureux d’obtenir d’être ministre à ****. Traité avec le plus grand mépris dans cette cour ; et privé de l’espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule ressource ; mais il porta sur lui une main mal assurée ; le courage manqua à ce nouveau Caton, pour achever… l’amour de la vie prévalut, un chirurgien fut appelé, et le Comte prouva qu’il ne savoit ni vivre ni mourir.
Le Roi dès les premiers temps de son séjour à Paris, fut livré sans défense à tous les artifices ; Necker était le maître du conseil, et le comte de Montmorin, élevé avec le Roi, comblé de ses bienfaits n’était que le servile instrument du ministre des finances ; l’ambition et la cupidité dominaient les habiles scélérats qui influaient sur l’Assemblée, et la liste civile objet de leur convoitise aiguisait leur esprit ; une foule d’intrigans attirés par la même amorce, s’empressait de multiplier de faux avis pour se rendre nécessaires, d’autres faisoient éclater un zèle fougueux pour se faire craindre et se donner un crédit sur la multitude qui forçât le Roi à acheter leur silence. Un trait, que je choisis entre cent, vous fera juger de la profonde scélératesse des moyens inventés par la cupidité. Vous avez entendu parler d’un marquis de Favras qui avait cherché à signaler son zèle pour le service du Roi ; ses démarches indiscrettes et mal combinées parurent fournir une occasion d’intimider ceux qui étaient animés du même esprit ; on supposa une conjuration, le malheureux Favras fut condamné, et jamais on n’oubliera qu’un de ses juges osa lui dire en l’exhortant à la résignation, qu’il fallait une victime au peuple. Un Magistrat qui n’était pas de ses juges, crut y voir une occasion pour lui, de faire promptement une grande fortune ; plein de son projet il se rend en robe à la prison et demande à voir le marquis de Favras ; le geôlier habitué au respect pour les magistrats ne fait point de difficulté, il est introduit et reste seul avec le prisonnier ; Favras troublé et ignorant les formes de la justice, croit voir en lui son juge, et se dispose à lui répondre avec respect, et à le persuader de son innocence. Le magistrat prend la parole, entre dans quelques détails sur son affaire, lui en fait voir la gravité et frappe son imagination du danger éminent auquel il est exposé : « il vous reste cependant, ajoute-t-il, un grand motif d’espoir, le Roi et la Reine ont été sans doute instruits de vos projets : » et il lui fait à cet égard questions sur questions, de la manière la plus insidieuse. Favras nie qu’il ait reçu des ordres du Roi, le Magistrat lui fait sentir que sa seule ressource est en ce moment de dire la vérité, que son affaire ne peut devenir graciable, que dans le cas où il sera prouvé qu’il n’a fait qu’agir conformément aux intentions du Roi et de la Reine ; que tous ceux qui leur sont attachés prendront alors son parti, et agiront efficacement pour le dérober au supplice. Favras troublé par l’aspect de la mort, sans rien articuler de précis, convient qu’il a parlé à des gens qui approchent le Roi, et qu’il lui a fait offrir ses services ; il se rappelle des circonstances vagues, qui peuvent donner lieu à croire que le Roi était instruit de ses desseins, enfin il en dit assez pour faire entrevoir au Magistrat une heureuse issue à son projet ; celui-ci, tire aussitôt une feuille de papier timbré, en lui disant : « votre grâce n’est plus douteuse, il ne s’agit que de mettre par écrit ce que vous venez de me dire, d’implorer la bonté du Roi, et de lui rappeler que vous n’avez rien tenté que pour le servir et d’après les conseils de gens qui l’approchent. » Il dicte à Favras une déclaration telle qu’il la désire, et le malheureux prisonnier, qui se voit entre la vie et la mort, ne chicane pas sur les termes. Le Magistrat le quitte en l’exhortant à la sécurité, et ne perd pas un instant à mettre à profit sa déclaration ; il fait savoir au Roi par une personne affidée qu’il a entre les mains une pièce juridique, qui le compromet, et encore plus la Reine ; il insiste particulièrement sur l’observation que le Roi seul est inviolable, et ne met pas en doute que la Reine sera mise en jugement ; le Roi ne voit que le danger apparent et ne réfléchit pas plus que son ministre sur l’illégalité de la déclaration ; une somme immense est comptée au Magistrat, et il remet au Ministre cette pièce qui prouve l’abus qu’il a fait de son ministère, et dont il ne pouvait faire usage sans risquer lui-même de périr sur un échafaud. Favras attend toujours l’effet de sa déclaration, et n’est point effrayé de sa condamnation ; soutenu par l’espoir de sa grâce il retarde l’heure de son supplice jusqu’à la nuit, et n’est désabusé que pressé par le fatal cordon.
Je ne vous parlerai pas en détail des divers systèmes qui régnoient, l’intérêt personnel en était le principe essentiel ; l’établissement de deux chambres était un de ceux qui avait le plus de partisans, et il était simple que la perspective de la place de sénateur de la nation Française excita vivement l’ambition de plusieurs. Quel beau rêve n’était-ce pas pour un juge de village, de se voir élever en France à une dignité pareille à celle des Pairs d’Angleterre ? Chacun des principaux acteurs étendoit, ou limitait ses projets, et formait à son gré une constitution ; mais tous ébranloient à l’envi les fondemens de la Monarchie. C’est d’après cette diversité de systèmes que depuis l’entière subversion du gouvernement, et la sanglante anarchie qui l’a remplacé, les premiers auteurs des troubles prétendent devoir être considérés comme des hommes distingués par la modération de leurs idées et la pureté de leurs principes. Il leur suffit en ce moment, pour avoir cette prétention, que leurs systèmes, que leurs actions, leurs discours ayent été surpassés par d’autres en violence : ainsi N. N. se regardent comme des hommes modérés, parce qu’ils n’ont pas participé au cinq Octobre ; mais l’un oublie qu’il a un des premiers prêché une doctrine incendiaire dans une grande province, un autre qu’il a le premier tenté de dégrader le Monarque en proposant qu’il ne fût pas participant à la formation de la constitution. Les L**** et leur parti se vantent d’avoir soutenu le Roi constitutionel, et d’avoir empêché qu’à son retour de Varennes, il ne fût mis en jugement.
Dumourier se vante de n’avoir pas voulu servir sous Robespierre. Ainsi cherchant à faire oublier leurs attentats contre le gouvernement, et le Monarque, chacun des différens partis s’attache à une époque à laquelle il a été primé par un autre parti, dont il n’a pas adopté les maximes, et se range ainsi dans la classe des opprimés. Il s’ensuivrait qu’en dernière analyse il n’y aurait de coupables que ceux qui ont voté précisément la mort du Monarque.
Je viens de vous rendre un compte fidelle de mes premières années, et de vous faire part de l’impression que m’ont fait éprouver les commencemens de la Révolution. Je vais en continuant un récit auquel l’amitié seule peut trouver quelque intérêt, vous parler d’un événement qui affecte mon cœur d’un douloureux souvenir, et qui vous fera connaître à quelles barbaries se porta en peu de temps un peuple, dont on vantait la douceur et l’humanité.
Une jeune veuve, après la mort de son mari, s’était retirée quelque temps dans un couvent ; elle vint habiter une terre voisine de la mienne. Je fis connoissance avec elle. Madame de Granville, c’était son nom, n’était point une de ces personnes célébres par la beauté, ou des prétentions à l’esprit, elle avait vécu loin du monde, avec un vieux mari, et avait exercé son esprit pour s’occuper, sans avoir ni l’occasion ni le désir d’en faire parade. Peu connue dans la société, elle n’y paroissait que depuis la fin de son deuil. On en parlait comme d’une femme qui n’était ni sans agrémens ni sans esprit ; mais la mode, cet arbitre suprême des Français, n’avait point consacré son mérite, et il y avait peu de presse pour aller chez elle. Mes parens, qui désiraient vivement de me voir marié, crurent que je ne pouvais trouver un parti plus avantageux et m’engagèrent à lui rendre des soins. Ses bonnes qualités, sa franchise, sa simplicité jointes à une figure agréable m’inspiraient de l’intérêt et l’envie de lui plaire ; je pris ces dispositions pour de l’amour, et je lui en parlai le langage ; mais j’ai senti depuis, en y réfléchissant, combien ce léger sentiment était différent de l’amour, de cette impression qui saisit le cœur, l’esprit, les sens comme une soudaine ivresse, et ne laisse, dès les premiers momens, rien à faire à la raison. Telle est l’idée que je me fais de l’amour, et la vie aurait peu de charmes pour moi sans l’espoir de la réaliser. Je me faisais illusion auprès de madame de Granville, et le président de Longueil ne s’y trompait pas. Vous prenez, me disait-il, l’exaltation de votre tête pour la chaleur de votre cœur. Madame de Granville était sans art comme sans prétention, elle parut sensible à mes empressemens, et me l’avoua avec ingénuité. Riche et maîtresse d’elle-même, il lui paraissait simple de recevoir mes hommages ; le besoin d’aimer me faisait saisir l’image de l’amour. J’étais dans cette situation lorsque la Révolution commença. Madame de Granville qui avait embrassé avec vivacité le parti Aristocratique, avait été passer quelque temps pour affaires dans sa terre, elle y était tombé malade, et comme je me trouvai dans son voisinage, j’allai la voir ; je la trouvai remplie d’effroi, d’après les récits qu’elle entendait faire chaque jour des excès auxquels le peuple se livrait contre les nobles. On en avait massacré plusieurs et on avait brûlé un grand nombre de châteaux. Madame de Granville sensible et généreuse, s’étoit fait jusque-là chérir de ses vassaux, et je ne pouvais croire qu’on cessât de respecter une femme qu’on avait vue tant de fois avec attendrissement, se rendre à pied dans les plus misérables chaumières, y porter des secours, et ce qui est encore plus touchant, des soins et des consolations. Les bienfaits marquent la supériorité et la compassion ; mais les soins ont quelque chose d’amical et qui tient en quelque sorte de l’égalité. Je n’ai pas une grande expérience, mais il me semble que la reconnaissance n’existe véritablement que lorsque l’amour propre fait cause commune avec elle.
Les espérances que j’avais conçues étaient bien peu fondées ; il n’est pas de vertu que respecte le fanatisme et sur-tout quand sa fureur est attisée par des mains habiles et scélérates. Enfin, l’intérêt ne connaît aucun ménagement, et l’espoir du pillage était le patriotisme de la multitude. Les terreurs de madame de Granville n’étaient que trop justes, elle savait que ses gens étaient pour la plupart partisans de la démocratie, et il lui était évident qu’elle serait trahie par eux, au moment où ils pourraient le faire impunément. Je restai auprès d’elle pour la rassurer et la secourir, s’il en était besoin ; mais hélas ! quoique déterminé à la défendre au péril de ma vie, je fus réduit à n’être que le spectateur désespéré de son malheur. J’abrège un récit affreux, qui ne pourrait exciter que l’horreur ; je me bornerai à dire qu’elle fut inhumainement traînée dans un cachot, après avoir vu brûler son château ; qu’elle y expira dans des convulsions affreuses excitées par la terreur. Je fus arrêté, conduit par un peuple furieux à ma terre où la même scène se renouvela ; mon château fut pillé ensuite brûlé, mais le courage et l’intelligence d’un de mes gens me procurèrent la liberté et j’en profitai pour aller rejoindre mon régiment. L’image de madame de Granville expirante au milieu d’une multitude furieuse était sans cesse présente à mon esprit, ses cris douloureux retentissaient dans mes oreilles, et ce terrible souvenir pénètre encore en ce moment mon ame, d’un sentiment qui la déchire. Mon séjour à mon régiment ne fut pas long, on avait exigé des troupes un serment qui me répugnait et qui dénaturait entièrement le genre des engagemens consacrés par dix siècles. Plusieurs officiers étaient favorables à la Révolution, et une grande partie des soldats de l’infanterie était disposée à abandonner le parti du Roi. Il n’en était pas de même de la cavalerie, dont la composition est différente. Les cavaliers moins vagabonds, plus occupés et la plupart fils de fermiers, laboureurs, plus connus de leurs officiers, plus éprouvés, étaient restés attachés à leur ancien ferment. Je revins à Paris consterné des dispositions où j’avais vu une partie des troupes, et l’ame flétrie de la cruelle fin de madame de Granville. Mon père après avoir parcouru l’Europe venait d’y arriver, et il fut témoin de la mort de ma mère, auprès de laquelle il s’était rendu pour lui donner ses soins ; le hasard avait fait rencontrer à ma mère la troupe de cannibales qui promenait les têtes sanglantes de Berthier et Foulon, avec lesquels elle avait eu quelques liaisons ; à cet effroyable aspect elle tomba évanouie dans sa voiture, on la ramena chez elle, et sa santé déjà languissante ne résista pas à l’atteinte que lui porta ce hideux spectacle ; elle se réveillait en sursaut, poursuivie en rêve par l’aspect des visages affreux et déformés de ces malheureuses victimes des fureurs populaires. Mon destin était d’être ainsi frappé par la Révolution dans les endroits les plus sensibles. La mort de ma mère, des affaires, et un intérêt de curiosité à l’aspect des grands mouvemens qui agitaient la capitale retinrent quelque temps mon père à Paris ; mais les troubles croissant sans cesse, et le séjour en devenant dangereux, il prit le parti de se retirer dans une terre éloignée où il comptait vivre en sureté, en attendant le rétablissement de l’ordre ; il me recommanda de suivre les conseils du Président et partit. Le Président de Longueil après m’avoir prodigué tous les soins de l’amitié, m’aida de ses conseils pour me guider dans la situation embarrassante où se trouvaient tous ceux qui comme moi étaient demeurés invariablement attachés à la Monarchie. Le militaire, me dit-il, est désorganisé, et son état ne vous permet pas d’être utile au Roi. Chaque personne que vous voyez excite en vous un douloureux souvenir, et rouvre la plaie de votre cœur, si vous portez les yeux sur les intérêts publics, la nécessité de vous éloigner n’est pas moins pressante. Offrez à la Reine vos services pour n’avoir rien à vous reprocher. Tentez, comme vous en avez l’idée, d’assurer au Roi la province de ****, où vous avez de grands biens, dans laquelle votre nom est respecté, et si vos efforts sont inutiles, partez et attendez en terre étrangère des temps plus favorables. Les Puissances, sans doute, finiront par connaître leurs véritables intérêts ; elles ont joui avec satisfaction, et cela était dans l’ordre, du spectacle de nos troubles ; qui devaient affaiblir nos forces ; mais elles commencent à sentir que le mal dont nous sommes travaillés est épidémique, et qu’il est de leur intérêt d’en empêcher les progrès pour n’en pas éprouver elles-mêmes les atteintes. La Reine reçut avec bonté mes offres de services, et me fit dire que dans l’occasion elle profiterait de mon zèle. Je me rendis dans la province de ***, et bientôt je m’apperçus que la démocratie avait gangrené tous les esprits. Mes tentatives furent infructueuses, et ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir été averti à temps, des ordres donnés par le commandant de la milice nationale, pour m’arrêter. Échappé à ce danger, je voyageai en Angleterre et en Italie. Si je faisais un roman, je ne manquerais pas d’être amoureux d’une belle princesse en Italie ; je lui prêterais tout l’emportement de la plus ardente passion, et à son mari celui de la plus violente jalousie. Il me ferait assassiner un soir en sortant de l’appartement de sa femme, et je n’échapperais que par le plus grand hasard, à cet attentat. Je pourrais, si je voulais montrer de l’esprit à peu de frais, peindre le contraste que présentent des capucins qui occupent la demeure des Caton, des Brutus ; enfin me passionner froidement sur la peinture et la musique, parler d’un faire large ou mesquin etc. etc. La vérité est que la facilité de satisfaire ses goûts s’oppose en Italie aux grandes passions, et qu’un observateur attentif trouve dans les habitans de Rome des traits frappans du caractère des Romains. Ils étaient superstitieux, les modernes n’ont pas dégénéré à cet égard ; ils aimaient les cérémonies religieuses ; les spectacles de tout genre, les cérémonies font fréquentes et pompeuses à Rome, le peuple y court avec empressement, et le prix du pain et l’abondance du bled concentre son attention. Les Romains étaient éloquens et les habitans de Rome s’expriment avec chaleur et énergie, leurs discours abondent en images ; leur accent, leurs gestes sont expressifs, variés et ajoutent à la véhémence et à la grâce de leurs expressions. Les Romains étaient braves et familiarisés avec l’effusion du sang, le peuple à Rome est toujours armé d’un couteau, et venge ses querelles par des combats où il montre un grand courage. Ces combats, et les assassinats qui ne sont pas aussi nobles, sont à tel point fréquens, que le nombre des hommes tués ou blessés s’élève à Rome, année commune, à douze ou treize cents, enfin les transtévèrins offrent dans les traits de leur visage la plus frappante ressemblance avec ceux des anciens Romains, et se rappelant avec orgueil leurs ancêtres, ils se plaisent à se nommer entre eux Brutus, Ciceron etc. Je pourrais aussi, en parlant de l’Angleterre, rapporter la description des jardins célébres, m’extasier sur la verdure Britannique et copier, en parlant du Gouvernement, Lolme qui à copié Blacksthone. Je bornerai le récit de mes voyages à un court résultat, que je me rappellerai toute ma vie avec un regret amer. Le goût des arts appelle en Italie ; l’admiration pour Frédéric et Catherine attirait dans le Nord, et l’on accourait avec empressement en France pour les habitans du pays. On y venait pour vivre avec des Français ; parmi eux seulement s’était perfectionné l’art de la société et celui de converser. Parmi les Français seuls on voyait régner généralement le savoir sans pédanterie, la noblesse des manières sans morgue, la gaieté sans bruyans éclats. Les Allemands tiennent table pour faire bonne chère, et les Français pour réunir des personnes qui se conviennent ; chez les Français seuls on voyait l’orgueil du rang faire place au goût de la société, et les plaisirs de l’esprit rapprocher tous les états, sans les confondre. Il est des hommes aimables dans tous les pays ; en France, c’était la nation qui était aimable, pleine de goût, et d’élégance dans ses manières, comme autrefois les Athéniens. La génération actuelle doit renoncer et peut-être ceux qui lui succéderont à une aussi agréable manière de vivre. Le caractère Français est dénaturé et l’esprit de faction, dont la jeunesse est imbue, prépare une génération entière aux troubles, aux plus sanglantes scènes. Et qui peut conjecturer le genre de mœurs qui peut naître d’un ordre de choses, qui ne se trouve pas dans les annales du monde. L’imprimerie n’a existé dans aucun des pays célébrés dans l’histoire ancienne, et ce puissant et prompt moyen d’enflammer les esprits doit produire de nouvelles combinaisons de gouvernemens. Les journalistes exercent dans ce siècle une autorité qui s’étend sur les quatre parties du monde ; mais j’abandonne ces réflexions qui présentent un trop vaste horizon, pour finir le récit qu’on a désiré. Au retour de mon voyage je joignis l’armée des Princes, et j’appris pendant la campagne qu’un oncle et un de mes cousins, que j’aimais tendrement, avaient été massacrés à l’affreuse époque de ce mois de septembre, dont il serait à désirer, pour l’honneur de l’humanité, qu’on pût perdre à jamais la mémoire. Peut-être que mon émigration a été la cause de la mort de mes parens, cette idée me poursuit souvent et aggrave les chagrins qui m’accablent. Quand l’armée des Princes a été dispersée, j’ai songé aux moyens d’employer utilement mon faible courage, et je me suis adressé à un de mes parens qui est lieutenant-général au service de Prusse ; il a bien voulu me prendre pour son aide-de-camp, en attendant que je puisse servir dans une armée Française. Mon père a trouvé le moyen de me faire passer des fonds qui m’ont suffi jusqu’à ce moment, et peuvent m’aider à gagner des temps plus heureux. Voilà mes aventures jusqu’à ce jour, jusqu’au moment où j’ai été accueilli avec tant de générosité, soigné avec tant d’intérêt, où j’ai éprouvé enfin des bontés dont le souvenir vivra éternellement dans mon cœur.
LETTRE XI.
au
Mis de St. Alban.
C’est avec un extrême plaisir, mon
cher et jeune ami, que j’apprends que
vous êtes, pour le moment, dans une
situation moins malheureuse que celle
de la plus grande partie des Émigrés.
Vous avez raison de dire que
chacun dans ces temps affreux a son roman à raconter ; j’ai eu aussi
ma part de leurs diverses fortunes,
mais je ne puis pour le moment
vous en faire le récit, étant
pressé par le temps, je me bornerai
donc à vous parler de ma position
actuelle. Je mène ici une vie tranquille
que je partage entre la lecture
et la promenade ; mais je n’habite pas
comme vous dans un château et près
d’une femme charmante, je suis logé
chez une Juive à qui une banqueroute
qu’on lui a faite, a donné une ineffaçable
jaunisse. On a découvert que
la choroïde des animaux qui paissent
est verte, et l’on est indécis de savoir
si cette couleur vient de l’habitude
de voir du verd, ou de leur nourriture,
ou si la nature les a ainsi conformés.
Mon Israélite ne voit plus les choses
que sous la couleur des ducats, et elle-même
en a le coloris. Au reste c’est au premier aspect une personne bonne
et honnête, et en qui rien ne décèle
la bassesse et l’apre avidité de sa
nation. Ses manières sont polies,
son extérieur décent, mais dès qu’il
s’agit d’argent, ses yeux s’enflamment,
ses mains s’ouvrent pour recevoir, ou
deviennent crochues pour retenir ; il
n’y a pas un muscle de son visage qui
ne soit en action. Vous vous rappelez
Ulisse, qui, voulant s’assurer si
Achille n’était point caché sous le
déguisement d’une fille, fit étaler devant
lui des parures de femmes et
des armes. Achille se trahit, laissa
les parures et sauta sur les armes.
Ma Juive est de même pour les ducats.
Sa voix devient douce et tendre
en prononçant le mot ducat, si
elle en parle sans qu’il soit question
d’un intérêt pressant, et elle a l’accent de
la passion, si on lui en conteste un seul. On croit entendre alors la
femme qui réclamait devant Salomon
son fils qu’on lui disputait. L’or est
le dieu de l’univers, il donne l’intelligence
aux plus bornés. Le Jokai
de douze ans, transporté à mille lieues
de son pays connaît la monnoie avant
de savoir un mot de la langue, il possède
en huit jours le nom des plus
petites pièces et est familiarisé avec
toutes les fractions. Pour n’être pas
en reste avec vous, j’ai cru devoir à
votre exemple vous faire la peinture
de mon hôtesse ; votre tableau est du
Correge et le mien est d’un peintre
Flamand ; mais je crois qu’il n’est pas
celui qui a le moins de vérité. Je
vous adresserai incessament le récit
de mon émigration et de mes aventures,
qui je crois seront les dernières ;
il n’en est pas de même de vous,
votre valeur, votre état, votre zèle, votre jeunesse vous conduiront encore
à de nouveaux hasards. La vie offre
à votre âge un immense horison à parcourir,
de la gloire à acquérir, des
passions à éprouver et à vaincre, des
injustices à souffrir et une foule de
sentimens doux ou déchirans : C’est
là ce qui s’appelle vivre, c’est-à-dire
exister vivement. Pour moi, il me
reste encore à durer, mais j’ai cessé
de vivre. Je vous embrasse mon cher
et jeune ami de tout mon cœur.
J’ai encore écrit comme vous le désirez au vicomte de ***. Il m’a répondu qu’il saisirait la première occasion de vous faire employer à l’armée de Condé. C’est mon ami depuis long-temps et il s’empressera de faire faire au Prince une si bonne acquisition.
LETTRE XII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Dites je vous prie au Marquis, ma
chère Victorine, que je suis très-sensible
à l’attention qu’il a eue de me
faire partager le plaisir que vous a
fait le récit de ses aventures. Que
de malheurs il a éprouvés ! de combien
de scènes d’horreur il a été spectateur !
On dit que cette terrible
Révolution doit parcourir l’Europe.
Puissé-je mourir avant de voir dans
mon pays exercer autant de barbaries ! J’ai été frappée du ton de vérité qui
règne dans le récit qu’il fait des événemens,
et la peinture de quelques
personnages. J’ai admiré la bonne
foi avec laquelle il parle de son attachement
à une dame qui a péri si tragiquement.
Il est bien clair, comme il
en convient, qu’il n’était point amoureux,
mais il tâchoit de le persuader
à la femme qu’il avait l’air d’aimer.
Je suis toujours prête à me mettre
en colère contre les hommes, contre
les Français sur-tout, lorsqu’il est
question d’amour, ou de ce qui en a
l’apparence. Il semble qu’ils regardent
les femmes comme des hochets
dont ils s’amusent. Un jeune
homme devait-il donc en France,
sous peine d’être ridicule, feindre d’aimer,
employer la séduction pour
triompher d’une femme, qui souvent
aurait sans lui vécu paisiblement dans sa famille. Le Marquis paraît
honnête, sensible, vrai, et vous voyez
cependant que sans, éprouver le sentiment
de l’amour, il s’est efforcé de
parler son langage, et il a sans doute
fait des sermens qu’il était bien résolu
de ne pas tenir. Si cette femme
là, comme je le crois, a aimé de bonne
foi, quelle amertume aurait empoisonné
sa vie lorsqu’elle aurait vu
qu’elle avait été trompée ! Je souhaite
pour le punir qu’il soit quelque
jour bien véritablement amoureux ;
qu’il le soit d’une femme honnête et
vertueuse, afin qu’il éprouve tous les
tourmens d’un amour sans espoir.
Mais ne serais-je pas comme Idoménée
qui jure aux dieux d’immoler
le premier étranger qui s’offrira à sa
vue, et c’est son fils qu’il sacrifie
sans le savoir. Mes souhaits pourraient
troubler le repos de la personne qui m’est la plus chère, vous m’entendez
ma chère Comtesse… Je
serai toute ma vie bien plus occupée
de vous que de moi. Adieu, je vous
renvoie votre écrit.
LETTRE XIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai remis au Marquis son manuscrit,
et comme il m’a pressée de lui dire
l’effet qu’il avait produit sur vous, je
lui ai répondu qu’il vous avait fort
intéressée, ensuite, par l’habitude de
la franchise, j’ai ajouté ; mais,… et aussitôt je me suis arrêtée ; sa curiosité
a été extrême sur ce mais, et
il m’a fait les plus vives instances d’achever ;
je lui ai dit que j’étais une
étourdie, et que cela n’avait aucune
importance, il a insisté et m’a paru si
inquiet que dans la crainte qu’il ne
soupçonnât quelque chose de trop désavantageux,
je lui ai répondu qu’il
ne m’en coûterait rien de lui dire la
vérité, si je ne craignais de rappeler
à son esprit de tristes souvenirs. Je
ne conçois pas d’où lui est venue une
telle obstination et il faut qu’il mette
bien du prix à votre suffrage, autant
que s’il vous connoissait. Enfin
vous me gronderez peut-être, mais
je lui ai avoué que vous lui reprochiez
d’avoir induit en erreur cette
malheureuse femme, en lui parlant
le langage de la passion, et j’ai ajouté :
elle vous aurait épousé comptant s’unir à un homme qui l’aimait et
qui le lui avait assuré ; désabusée
dans peu, quel eût été son malheur !
il eût égalé peut-être la durée de sa
vie. Il s’est défendu en disant, que
nous lui faisions un crime de sa franchise,
qu’il aurait pu nous dissimuler
ses véritables sentimens ; qu’au reste
il ne les a bien connus qu’après sa
mort, et en sondant avec attention
son cœur ; enfin il a mis une chaleur
extrême à se justifier. Mon oncle est
arrivé à la fin de la conversation et
vous jugez bien que les pauvres femmes
ont été traitées légèrement ; car
mon oncle, qui se pique d’un grand
dévouement pour elles, ne manque
jamais de s’égayer sur leur compte ;
il croit que cela est du bon air. Les
propos qu’il a tenus ont été débités
très-gaiement, et la plupart des
phrases accompagnées de certains mots que vous lui connoissez, et qui
font faire le signe de la croix à votre
maman. Ma nièce, m’a-t-il dit,
croyez, ou bien avouez-moi, car
vous savez toutes ce qui en est, avouez
que les femmes ne sont dupes
qu’autant qu’elles veulent bien l’être.
Il y a une cinquantaine de phrases,
qui ne signifient rien, et qu’on est
convenu de se dire mutuellement
pour que la femme cède avec honneur ;
ce sont comme les trois assauts
que les gouverneurs d’une place sont
obligés d’essuyer avant de se rendre,
tout cela doit être rangé dans le rang
des complimens ; est ce que je suis le
très-humble, très-obéissant serviteur
de ceux à qui j’écris ainsi ? Et
parce que l’on porte le deuil d’un
parent, que souvent l’on déteste, est-on
un homme faux si le cœur n’est
pas en deuil ? J’avais autrefois un petit secrétaire Français qui faisait
mes lettres d’amour, et qui me disait
toujours qu’il en savait écrire de brûlantes ;
tous mes amis me l’empruntaient,
et cependant le papier d’aucun
n’a jamais pris. Mais mon oncle, lui
ai-je dit, vous donnerez à monsieur
le Marquis mauvaise idée des bons
Germains, car vous parlez comme un
Lovelace. — Je n’ai jamais lû votre
Lovelace ; mais qu’entendez-vous par
bons ; je veux que monsieur le Marquis
sache que nous n’en sommes
pas plus bêtes, et j’ai connu un vieux
comte Frizzamberg qui avait été
l’intime du duc de Richelieu à
Vienne, et qui ne lui cédait en rien
pour ce qui est de la galanterie. Laissez
dire mademoiselle Émilie, monsieur
le Marquis ; à l’entendre il faudrait
que tous les maris fussent des
Céladons ; qu’ils soient braves à la guerre, sablent bien du champagne
et ayent de bons procédés pour leurs
femmes, voilà ce qu’il faut.
Après vous avoir rapporté son sentiment tout au long, je vous dirai que ma mère vous trouve ainsi que moi trop sévère ; Le Marquis se justifie très-bien en disant, qu’il a été lui-même dupe de ses sentimens, qu’il n’a bien connus qu’après la perte de cette infortunée victime. Il souffre moins depuis deux jours, et sa conversation nous intéresse beaucoup. Mon oncle est enthousiasmé de lui et ma mère l’écoute avec grand plaisir. Je suis impatiente qu’il connaisse mon Émilie que j’embrasse bien tendrement. Vous êtes folle je crois avec votre Idomenée, qui a pu vous donner cette idée ?
LETTRE XIV.
à
la Cesse de Loewenstein.
Remerciez le ciel, ma chère Victorine,
de ce qu’il y a un cheval bai à vendre
chez un fermier, à une lieue de Loewenstein ;
grâce à ce cheval bai,
vous verrez votre amie. Voici le
fait : mon oncle, le Doyen du chapitre
a besoin d’un cheval de cette couleur ;
c’est un grand connoisseur, il va le
voir demain et ira vous demander à
dîner. Sa nièce l’accompagne et sa
joie d’embrasser sa chère Victorine la
transporte. Je verrai donc enfin la fleur de la chevalerie Française, et je
vous en dirai bien franchement mon
avis. Adieu, ma chère amie, à demain ;
mon cœur bat déjà de plaisir ;
que sera-ce quand je vous serrerai
dans mes bras ?
LETTRE XV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Convenez que vous désirez savoir ce
que pense de vous le Marquis. N’allez
pas me dire : que me fait un
étranger qui me voit en passant et
par conséquent ne peut me juger. Vous avez fait des frais pour lui, et
ne m’accusez pas de présomption ;
l’amour propre y entrait sans doute
pour une grande partie ; mais l’amitié
faisait l’autre. Vous vous disiez :
il faut que je lui fasse voir que ma
Victorine a du discernement, et qu’elle
sait bien placer ses sentimens. Pour
moi j’étais intérieurement glorieuse
de vos succès, comme une tendre
mère qui voit sa fille fixer tous les
regards à un bal. Il vous trouve
très-aimable, et dit qu’il n’a jamais
vu que vous, mettre de la grâce dans
une dissertation ; qu’il n’est que mon
Émilie, dans qui la réflexion ne dessèche
pas le sentiment ; que vous approfondissez
en vous jouant, en ayant
l’air d’effleurer. Mais comment, direz-vous,
a-t-il pu voir tout cela en si
peu de temps ? C’est qu’il faut savoir
que je lui ai montré plusieurs de vos lettres, et votre présence a
fait le reste ; enfin, il dit que notre
société forme un tout parfait, et que
chacun de nous fait valoir l’autre
par de légères oppositions, qui font
ressortir nos diverses qualités. Êtes-vous
contente de ce jugement ? Pour
moi, j’ai eu un plaisir infini à vous
entendre apprécier par un homme
dont le goût naturel a été infiniment
exercé dans les sociétés les plus
distinguées ; qui a connu ce qu’il
y a de plus aimable dans un pays où
le plus grand mérite était d’être aimable.
Nous n’avons parlé que de
vous depuis trois jours, et je dois
épargner à votre modestie le récit
de tout ce qui a été dit. Que vous
dirai-je enfin, il a prétendu qu’il
vous connoissait si bien, qu’il serait
en état de faire votre portrait, nous
l’avons pris au mot, et n’ayant pu se dédire, voici l’ouvrage qu’il nous a
apporté ce matin, et qui ne manque
pas de vérité.
« Émilie se communique aisément, sa physionomie est expressive et animée, c’est ce qui m’enhardit à en faire le portrait. Ses yeux sont vifs et perçans ; il y règne plus d’ardeur que de sensibilité, ils annoncent un esprit observateur, et cependant sa manière de sentir et de s’exprimer a quelquefois l’air d’une inspiration soudaine. Elle est libre et familière sans indécence ; elle dit ouvertement ce qu’elle pense, même aux personnes intéressées, et peut-être est-ce plus par envie de montrer sa pénétration que par un effet de sa franchise. Au premier aspect elle inspire moins le désir de lui plaire que la crainte de lui déplaire. Elle donne l’envie de causer avec elle, et plus encore la curiosité de l’entendre : on croit d’abord feuilleter une brochure agréable, et l’on découvre bientôt que c’est un livre plein d’agrément et de solidité. »
Êtes-vous satisfaite de ce portrait, qui a tellement frappé ma mère, que ravie du talent de l’auteur, elle lui a demandé instamment de faire le mien. Les traits flatteurs qu’il renferme ne sont pas exacts, mais je crois que si les couleurs sont trop brillantes, elles ne sont pas sans quelque vérité. Il m’a prodigieusement embellie, voilà tout le tort du peintre.
« Son visage rassemble tous les trésors de la santé et de la jeunesse. Son teint n’est pas celui d’une habitante des villes, c’est le teint qu’on suppose aux bergères des romans. Son regard est plus touchant que vif, et son esprit se manifeste particulièrement à la manière dont elle écoute, au choix des personnes ou des choses qui fixent son attention. Le son de sa voix a quelque chose de sensible qui se dirige vers le cœur, et indique qu’il doit y avoir dans ses sentimens plus de profondeur que de vivacité. Elle a de la gaieté, est instruite, et personne peut-être ne peut juger exactement de l’étendue de son esprit ; c’est une espèce de mystère ; elle pense et sent pour un petit nombre, et il faut que son cœur donne le signal à son esprit pour se montrer. »
Ce dernier trait est celui qui me flatte le plus, et vous en devez reconnoître la vérité, car c’est avec mon Émilie que je montre le peu d’esprit que j’ai, et d’après cela, il est bien clair que c’est de la chaleur de mon ame qu’il tire toute sa force ; sans elle il serait comme le feu renfermé dans un caillou ; qui se douterait qu’il existe ?
Adieu, ma chère Émilie.
LETTRE XVI.
à
la Cesse de Loewenstein.
Je suis bien plus touchée, ma chère
Victorine, de tout ce que vous me dites
de sensible sur mon portrait que
de l’ouvrage même. Votre amitié
se peint dans l’occupation où vous
êtes de moi, et elle vous inspire un
aveuglement qui me flatte davantage
par son principe, que par l’aspect
séduisant sous lequel il m’invite à me
voir. J’ai quelquefois fait des portraits, et il m’a paru que lorsque le peintre
est agréablement prévenu, et qu’il
cherche néanmoins à peindre avec vérité,
il ne fait que renforcer certains
traits, et en diminuer d’autres ; et
avec du jugement et de l’impartialité
on pourrait, à l’aide de son ouvrage
flatteur, en faire un plus ressemblant
et bien moins favorable. Pour mieux
développer ma pensée je vais faire
mon portrait, au vrai, d’après celui
du Marquis. « Émilie au premier
abord se livre aisément, et il est aisé
par conséquent de la peindre ; ses yeux
sont vifs sans aucune expression de
sensibilité, ils semblent joindre la
réflexion à la vivacité, mais la plupart
de ses idées sont soudaines et
n’ont point de suite ; la familiarité de
ses manières n’a pour limite que l’indécence ;
elle ne s’embarrasse pas de
choquer les personnes, pourvu que ce qu’elle dit soit une preuve de sa pénétration ;
on est peu curieux de lui
plaire, mais on craint sa malignité,
on est sur ses gardes en causant avec
elle, et il paraît plus sûr de l’écouter ;
elle offre d’abord l’image de l’étourderie,
et cependant elle donne
par fois l’idée d’une personne qui a
réfléchi. »
Que dites-vous de ce portrait, ma chère Victorine, un excellent peintre les combinerait tous les deux et peut-être sortirait-il de là un portrait ressemblant. Adieu, ma chère amie, je m’en rapporte à celui que l’amitié a gravé dans votre cœur ; tant mieux, s’il est flatté, car ce sera l’illusion de l’amitié, tant mieux pour moi s’il ne l’est pas, car je vaudrai mieux que je ne crois. Dans tous les cas, j’ai quelque prix, soit par moi soit par l’amitié.
LETTRE XVII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il est naturel qu’on désire savoir l’effet
qu’on a produit sur les personnes
dont le suffrage est flatteur, et j’étais
bien assurée que le Marquis était curieux
de savoir ce que vous m’avez
dit de lui ; mais il craignait sans
doute qu’il y eût de la présomption
à penser qu’on s’en était occupé, et
croiriez-vous que cela a produit une
scène touchante. Mademoiselle Émilie
a dû me trouver bien heureux,
m’a-t-il dit en me voyant, moi pauvre impotent, moi malheureux Émigré,
proscrit de sa patrie, repoussé de la
plupart des pays, établi si agréablement
auprès de sa charmante amie,
et recevant d’elle des soins……
Sa voix s’est altérée, il a eu de la
peine à achever sa phrase, et j’ai vu
une larme sur sa joue. Vous allez
être surprise, Emilie ; l’attendrissement
m’a gagnée, et j’ai balbutié :
mon oncle et ma mère, monsieur le
Marquis, sont eux-mêmes… Mon
oncle qui était derrière moi a pris
la parole. « Ne voilà-t-il pas encore
des complimens. » Je me suis
remise de mon trouble et tâchant de
plaisanter pour n’y pas retomber, j’ai
dit : tout au contraire, c’est un compliment
que monsieur le Marquis cherche.
Il désire de savoir ce que pense
de lui ma chère Émilie. Mais
que dites-vous du trouble que j’ai éprouvé ?… Et n’admirez-vous
pas combien l’accent du sentiment fait
impression sur l’ame. L’expression
de la reconnaissance du Marquis a
agi sympathiquement sur moi, et m’a
singulièrement émue. Mon oncle a
repris la parole et s’adressant au Marquis.
Voilà comme sont les femmes,
a-t-il dit, elles croient que l’homme
le plus sensé met un prix infini
à leur suffrage, et ma nièce pense
que le Marquis souffrant cruellement
et inquiet à tant de titres, s’occupe
de ce que peut penser, et dire de lui
une jeune Demoiselle qu’il n’a fait
qu’entrevoir, et qu’il ne verra peut-être
de sa vie. Il est bien certain
qu’elles ont plus parlé de vous que
de moi ; mais enfin chacun a son temps,
et quand vous aurez fait vingt campagnes,
mon cher Marquis, écoutez
si vous voulez aux portes, et vous n’entendrez pas les belles dames parler
de vous, à moins que vous ne soyez
un mari jaloux. Elles sont toutes de
même, à commencer par mademoiselle
Émilie. Je ne sais si philosophe est
féminin, mais enfin il ne me vient
pas d’autre mot, je vous dirai donc
que c’est une grande philosophe, et
que cela n’empêche pas qu’elle n’ait
une belle passion tout au travers du
cœur, en tout bien tout honneur,
s’entend. C’est au reste une très-aimable
personne, quoiqu’elle s’embrouille
quelquefois dans la décomposition
des sentimens. Ma nièce semble
avoir le secret de l’entendre ;
mais je crois que moins elle la comprend,
et plus elle la trouve sublime.
Son amoureux est un brave jeune
homme d’une très-bonne maison qui
s’est alliée à la nôtre il y a plus de
quatre-cents ans, et je ne me trompe pas, car c’était du temps de l’Empereur
Henri V. Nous étions Guelfes,
et ils étaient Gibelins à toute
outrance. Le petit dieu d’Amour
n’en tint compte, et il en résulta une
alliance mémorable par ses effets,
parce qu’elle contribua à calmer les
esprits dans la Westphalie. Mademoiselle
Émilie sera, je crois, fort
heureuse avec lui. Vous pensez bien
que cette conversation me peinait singulièrement ;
mais vous savez aussi
qu’on arrêterait plutôt un torrent
que mon oncle, quand il est sur
certains chapitres. Bon soir, mon
Émilie.
P. S. Dites quelque chose d’honnête dans votre réponse pour notre héros blessé, que je puisse lui montrer ; car il paraît mettre un grand | prix à votre approbation, et parle de vous de manière à me satisfaire, ce qui n’est pas une petite tâche. Encore une fois, bon soir.
LETTRE XVIII.
au
Marquis de St. Alban.
Je vous ai promis, mon cher et jeune
ami, le détail des aventures de mon
émigration, et en voici le tableau tracé
avec la plus exacte vérité. Vous
vous rappelez que j’étais en Provence
pour le soutien de quelques droits à
une succession considérable. Je n’avais
pas tardé à voir le danger que
je courais dans un pays où la vivacité des esprits se joignait à la fermentation
générale, et je choisis Nice pour
y attendre en sureté le dénouement
de la scène tragique qui fixait l’attention
de l’Europe. Plusieurs personnes
distinguées de la Provence s’y
étaient ainsi que moi réfugiées ;
j’étais dans cette ville à portée de recevoir
promptement des nouvelles de
France, et la douceur charmante du
climat ainsi que la société de quelques
personnes du pays et de mes compatriotes
adoucissaient les regrets de
mon exil, enfin l’espérance soutenait
mon courage ; mais la journée du
10 Août et la captivité du Roi remplirent
mon esprit des plus noirs
pressentimens. Bientôt après une
armée Française s’avança près du
Var, jeta l’épouvante dans la ville
de Nice et dans tout le Piémont. Une
terreur panique s’empara des esprits, dès qu’on eut pénétré les dispositions
des Français ; chacun se hâta de prévenir
leur arrivée, et de sortir de la
ville. L’allarme fut si vive, la précipitation
si grande, que l’on ne se
donna pas le temps de rassembler le
peu d’effets précieux qu’on aurait pu
emporter ; je fus du nombre de ceux
qui prirent ce parti et je pensai que
le plus sûr était de se rendre à Turin,
où l’on avait lieu de croire que les
Émigrés seraient accueillis favorablement.
Dans peu d’heures le chemin
du Col de Tende fut couvert de monde,
de vieillards, d’enfans, de femmes
grosses, d’autres qui portaient
sur leurs bras leur enfant qu’elles
nourrissaient ; des magistrats, des évêques,
des moines dispersés sur cette
route fuyaient consternés. Un évêque
de quatre-vingts-trois ans, entre
autres, offrait le spectacle le plus touchant ; hors d’état de marcher, il
était porté par des prêtres qui se relayaient
tour à tour ; une femme d’un
nom distingué se trouva au milieu du
voyage pressée des douleurs de l’enfantement,
et accoucha sur le chemin,
dénuée de tout secours ; pour comble
de malheur, des soldats Piémontais
entendant la nuit un grand bruit sur
la route, et ne distinguant rien, se figurèrent
qu’un détachement de Patriotes
arrivait sur eux, ils tirèrent et blessèrent
plusieurs des personnes qui
marchaient en avant de notre misérable
troupe. La pluie survint et dura
huit jours. Les chemins furent
inondés, les rivières débordées, et
tous les fléaux semblaient se rassembler
contre des infortunés fugitifs ;
on craignait de se noyer à chaque pas ;
celui qui tombait et s’embourbait, invoquait
envain du secours. Le malheur extrême rend l’homme barbare en
concentrant tout son intérêt sur lui-même.
Quelques uns avaient des
charettes, d’autres des chevaux et
des mulets ; mais à peine arrivés à la
Scarena, les troupes Piémontaises
s’en emparèrent. On se flattait de
trouver à Tende une auberge pour y
prendre quelque repos ; elle était
occupée par ces troupes, et après
une aussi longue marche, et tant de
fatigues, il fallut passer la nuit en
plein air, inondés de la pluie,
les pieds dans l’eau ; les cris, les
pleurs des femmes et des enfans
ajoutaient à l’horreur de cette situation,
et l’espoir abandonnait tous les
cœurs. Nous passâmes le Col de Tende,
et des voitures venues de Turin
offrirent un instant l’espoir d’achever
plus heureusement notre route ; mais
la cupidité aveugle et barbare ne permit pas à un grand nombre de
profiter de ce secours ; on demanda
un prix exorbitant de ces voitures, et
il y en eut une qui fut payée cinquante
louis pour deux journées de marche.
La troupe infortunée arriva
enfin à Turin ; lieu si désiré et qui
nous semblait devoir être le terme de
nos malheurs ; mais en arrivant, nous
vîmes affiché au coin des rues, un
règlement qui défendait aux Français
de séjourner plus de huit jours
à Turin et dans les états du roi de
Sardaigne. Les hommes qui étaient
en état de servir prirent le parti de
se rendre à l’armée de Condé, au
moyen de quelques secours qu’ils se
procurèrent ; les femmes, les enfans,
les vieillards obtinrent ensuite la permission
de rester ; mais le séjour dans
la ville était trop cher pour des personnes
réduites à la plus affreuse misère. Il fallut se retirer dans les
villages voisins, et je m’associai à une
famille intéressante pour former un
petit établissement dans une cabane
de paysans où nous passâmes quatre
mois ensevelis en quelque sorte sous
les neiges. Plusieurs de mes compatriotes
ne pouvaient subsister que
de la bienfaisance des habitans, et ignorant
la langue du pays leur situation
seule invoquait la compassion. Les habitans,
hommes grossiers, mais humains,
étaient frappés de notre courage, de
celui des femmes sur-tout, ainsi que
de leur piété. Ils admiraient leur résignation
à un sort si malheureux, et
je partageais ce sentiment en voyant
des femmes, qui peu de mois auparavant
étaient au milieu de domestiques
empressés de les servir, aller acheter
des légumes, de la viande et faire
ensuite la fonction de cuisinière. Dans les premiers momens, on se livre à
la douleur ; mais la nécessité impérieuse
subjugue bientôt les esprits ;
lorsqu’on sent qu’il est impossible de
lutter contre elle, on rentre en soi-même
alors pour y chercher des ressources,
et le courage vient roidir
l’ame qui se familiarise peu à peu
avec un nouvel ordre de choses. Dix-huit
mois s’étaient écoulés pendant
que nous étions dans cette triste habitation,
il n’était pas à croire que
cette dernière ressource nous serait
enlevée ; mais les Français s’étant
emparés du mont St. Bernard menacèrent
Turin ; alors les Émigrés furent
obligés par ordre du gouvernement
de quitter le Piémont. Incertains
du lieu où il nous serait permis
de respirer, nous prîmes enfin la résolution
de nous rendre à Venise. Nous
louâmes une barque où s’entassèrent quatre-vingts personnes et nous suivîmes
le cours du Pô. Les combinaisons
de la pauvreté industrieuse diminuèrent
les frais que semblerait
devoir coûter un aussi long voyage.
Quinze francs par tête nous acquittèrent
de tout. Je ne puis, pour
l’honneur de l’humanité, passer sous
silence la réception des habitans de
tous les lieux où la barque s’arrêtait
le soir. Dès la première soirée nous
vîmes à Casal, le curé, les magistrats
et un grand nombre d’habitans qui s’étaient
rendus sur la rive pour nous
offrir leurs maisons et nous prodiguer
les marques les plus touchantes d’intérêt ;
ils nous partagèrent entre eux
pour nous doner des lits et un bon
souper, et dans un quart-d’heure
quatre-vingts personnes se trouvèrent
réparties chez les plus considérables
habitans qui regardaient comme un bonheur de nous recevoir, et celui
qui en avait un petit nombre enviait
à un autre l’avantage qu’il avait de
posséder une maison plus grande ; jamais
l’hospitalité ne fut exercée d’une
manière plus cordiale, plus noble et
plus touchante. C’est ainsi que nous
fûmes reçus à Cazal, Vérone, Plaisance,
Cazal-maggiore, Borgo-forte
etc. etc. Souvent même plusieurs
de ceux qui nous avaient ainsi reçus
prenaient le lendemain les devants,
au moment de notre départ, et se
rendant au lieu de la prochaine couchée,
y prévenaient les habitans de
notre arrivée, commandaient à souper
dans les auberges et nous retrouvions
en débarquant les personnes
qui nous avaient reçus la veille, et qui
avaient fait plusieurs lieues pour nous
procurer de nouveaux secours ; souvent
aussi on remplissait la barque de provisions de tout genre. Si jamais
les humains ont été ce qu’ils devraient
être, un peuple de frères,
c’est pendant notre route. Combien
le récit de nos malheurs les attendrissait !
Combien de fois nous avons
vu leurs yeux se remplir de larmes
en nous écoutant ! On voyait pendant
le repas, régner sur la famille qui
nous recevait, une joie pareille à celle
d’un jour de noces ou d’une fête occasionnée
par le plus heureux événement.
Chacun s’empressait de nous
offrir ce qu’il y avait de meilleur en
fruit, en vin, en gibier, et l’attention
était portée jusqu’à offrir aux
femmes des bouquets des plus belles
fleurs. Au milieu de ces marques
de sentiment et de générosité, mes
idées quelquefois se portaient sur
Paris, où le sang coulait à grands
flots, où le peuple furieux traînait dans les rues des corps déchirés, promenait
sur des piques des têtes dégoûtantes
de sang. Je me demandais
si c’étaient les mêmes êtres que ceux
qui nous recevaient avec tant de bienveillance,
qui nous montraient une si
vive et si touchante sensibilité. J’ajouterai
à ce tableau de l’humanité,
sous son plus bel aspect, un trait qui
le terminera dignement. Nous trouvâmes,
en sortant de la barque à Crémone,
un homme que nous avons appris
être un négociant, et qui nous
suivit à l’auberge. L’intérêt qu’il
prenait aux malheureux Émigrés,
était peint dans ses yeux et se manifestait
par ses gestes. Après nous
avoir offert en général ses services, il
resta quelque temps en silence avec
l’air d’un homme embarrassé, qui
balance à s’expliquer ; une dame de
notre compagnie descendit pour parler à l’aubergiste, et il la suivit. Elle
rentra quelque temps après, et nous
conta que ce monsieur, qui avait paru
s’intéresser si vivement à nous, l’avait
priée d’entrer un instant dans une petite
salle en bas, et que là, il avait
tiré deux rouleaux de cinquante louis
en la suppliant de les accepter et de
les partager avec ceux de ses compagnons
de voyage qui en avaient
le plus de besoin. Cette dame nous
ajouta qu’elle les avait refusés, que le
monsieur avait insisté à plusieurs reprises,
avait tâché même de lui mettre
dans sa main les deux rouleaux,
et qu’enfin, il était sorti aussi affligé
de ses refus qu’elle était touchée de
son offre généreuse. Nous admirâmes
ce noble procédé ; mais la dame
fut blâmée de n’en avoir pas profité
pour aider plusieurs prêtres qui étaient
sans ressources. Nous attendions un souper frugal que nous avions commandé,
et l’on s’impatientait de la
lenteur de l’hôte lorsqu’il entra avec
l’air d’un empressement respectueux,
une serviette sur l’épaule comme un
maître d’hôtel, et nous dit que le
souper était servi dans la pièce voisine.
Nous y passâmes, et nous trouvâmes
la pièce éclairée de bougies et
la table couverte d’une grande quantité
de plats et plusieurs bouteilles
de vin sur un buffet ; à côté étaient
de très-beaux fruits, des confitures,
des biscuits et deux ou trois sortes
de vins de liqueur ; l’hôte voyant notre
surprise, nous dit que tout avait
été ordonné et payé par un monsieur
de la ville qui était entré avec nous
à l’auberge. Il ne voulut pas nous
apprendre son nom et se borna à nous
dire que c’était un négociant fort riche,
et un des plus honnête homme qu’il y eût dans toute la Lombardie.
Le lendemain aucun des garçons de
l’auberge ne voulut recevoir la plus
petite gratification, et nous arrivâmes
à la barque suivis de plusieurs
personnes qui s’attendrissaient à la
vue des enfans, des prêtres, des
vieillards, et levaient les mains au
ciel en nous souhaitant toute sorte de
prospérités. Nous cherchâmes envain
parmi ces personnes, le généreux
inconnu. Il avait cru sans doute devoir
se dérober à notre reconnaissance ;
mais de nouveaux bienfaits de sa
part nous attendaient dans la barque,
elle était remplie de provisions de
tout genre.
Fatigué de lire les horreurs de la Révolution, mon jeune ami aura sans doute du plaisir en lisant les détails de faits qui honorent l’humanité, et de douces larmes succèderont aux pleurs amers qui ont inondé souvent ses yeux.
J’ai demeuré un mois à Venise où s’était retiré un de mes amis, j’y trouvai mon valet de chambre qui m’y attendait depuis huit mois, et qui avait sauvé de Nice ma vaisselle et une somme assez considérable. Il lui avait fallu autant de courage et d’adresse que de fidélité, pour me rendre le service qui me met à portée de vivre dans l’aisance. Le peuple Vénitien est bon et obligeant, et il n’est point de secours qu’il n’ait offert et donné aux Français qui en avaient besoin. Je me contenterai de vous citer un trait de l’hospitalière bonté de cette nation. Un des prêtres qui étaient venus avec nous, disait depuis quinze jours la messe dans une paroisse, et c’était son unique moyen de subsister ; un jour il fut suivi au sortir de l’église, par un homme enveloppé d’un manteau, et lorsqu’il fut près de la porte l’homme s’approcha de lui et lui demanda de vouloir bien lui dire une messe le lendemain à une chapelle qu’il désigna. Le prêtre lui promit de faire ce qu’il désirait, et l’homme au manteau s’approchant alors de plus près, voilà monsieur, dit-il, la rétribution que je vous prie d’accepter pour votre messe et au même instant il lui mit dans la main un papier qui enveloppait deux médailles d’or de quinze ducats. Le prêtre voulut se défendre de les recevoir ; mais l’homme au manteau le quitta aussitôt, et passant par une petite ruelle, disparut à ses yeux.
Je serais resté à Venise si l’air humide n’avait pas été contraire à ma santé. J’ai quelque temps été en suspens sur le lieu où je me fixerais ; enfin je me suis déterminé à venir à ***. On y est plus à portée qu’en Italie d’être instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien plus de ressources pour la lecture ; enfin le Gouvernement y laisse les Émigrés en paix.
LETTRE XIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le courrier ne part qu’après-demain,
et je ne puis attendre si longtemps
pour apprendre à ma chère
Émilie, que le hasard m’a fait voir
ce matin à Francfort, un officier qui
est dépêché de l’armée à Vienne,
qui m’a dit que le cher Baron jouissait
de la meilleure santé, et n’avait
pas été blessé comme quelques gazettes
l’ont annoncé ; mais un de ses
parens du même nom, et c’est ce qui
a donné lieu à l’erreur. Je n’ai pas lu ces gazettes ; mais comme elles
pourraient vous parvenir, je ne perds
pas un instant pour prévenir l’inquiétude
qu’elles auraient causée à mon
Émilie. Il faudrait en vérité que la
génération actuelle eût reçu des ames
plus fortes ou insensibles pour résister
aux troubles et aux spectacles terribles
de la malheureuse époque où
nous vivons. Je viens de lire les
confessions de Rousseau, qui a l’art
d’intéresser en racontant des faits minutieux,
et qu’un autre ne serait pas
tenté de relever ; et je songeais après
cette lecture aux circonstances présentes ;
je me disais : quelle énergique
peinture n’aurait pas faite un si grand
homme d’événemens qui demanderaient
toute la pénétration de son esprit observateur,
pour en démêler les causes,
et toute la vigueur et la clarté de son
style pour les bien expliquer ; mais en y réfléchissant plus attentivement,
j’ai pensé que son ame sensible aurait
été flétrie par des spectacles pleins
d’horreur, et affaissée sous le poids de
tant de maux. C’est dans le sein de
la paix qu’il est descendu dans son
cœur pour y chercher des sentimens
doux et touchans, pour en saisir si
habilement toutes les nuances ; il a
pu alors choisir des expressions convenables
et proportionées. Les mots
atroces, affreux, terribles, monstrueux,
mille et mille fois répétés,
employés à chaque instant deviennent
insignifians, et il faudrait d’autres expressions
pour exprimer un crescendo
de crimes et d’infortunes qui va à
l’infini. Le plus simple récit fait alors
plus d’effet, et je l’ai éprouvé ce matin.
Ma sensibilité a été singulièrement
affectée par un exposé simple et
naturel des malheurs des Émigrés. Un officier qui a su que le marquis
de St. Alban est ici, est venu le
voir ; nous avons parlé des Émigrés.
Plusieurs, nous a-t-il dit, sont réduits
à vivre, du métier de garçon
charpentier ou menuisier ; les plus
heureux sont ceux qui enseignent à
danser, qui montrent la géographie
ou le Français, ceux-là sont des
Milords ; ce fut son expression. Un
des meilleurs gentilshommes de ma
province, ajouta-t-il, vend dans une
petite ville du ratafiat, je l’ai vu en
tablier dans sa baraque, et ce qui vous
surprendra, il a l’air content. Le
Français commence par être abattu,
il reprend courage, et à la moindre
ressource il passe à la gaieté. Le Marquis
lui a demandé en baissant la voix
s’il pourrait lui être utile ; l’officier
a tout de suite dit, en prenant un ton
animé et sensible, comme pour rendre toute la compagnie témoin de la générosité
du Marquis, je vous remercie
infiniment, et il lui a serré fortement
la main, je suis très-reconnaissant
de vos offres ; mais j’ai eu le
bonheur de me tirer d’affaire ; j’enseigne
la musique et je puis dire, avec
un grand succès ; je gagne à ce métier
vingt ducats par mois ; mais ce n’est
pas tout, j’ai le plaisir de me trouver
avec de très-jolies demoiselles et de
les entendre chanter. Il ne m’en
coûte rien pour ma nourriture, parce
que je suis invité tous les jours chez
l’une ou l’autre de mes écolières, parmi
lesquelles il y en a de charmantes ;
nous faisons aussi des très-jolis
concerts, ainsi vous voyez que je ne
suis point à plaindre. Un instant
après il a dit, ayant eu l’air de réfléchir :
puisque monsieur le Marquis est
disposé à obliger ses compatriotes, je vais, s’il le permet, lui fournir une
occasion d’exercer sa générosité envers
un homme malheureux et très-respectable.
Quel est-il ? Si ce n’est
point un mistère, a dit le Marquis,
qui s’attendait à entendre nommer un
officier ou un gentilhomme. C’est mon
confesseur a répondu le jeune homme.
Nous nous sommes regardés en souriant.
Oui, a-t-il dit, mon confesseur.
Je vous avouerai qu’il y a longtemps
que je n’en fais pas d’usage ;
mais je n’en suis pas moins reconnaissant
des bons conseils qu’il m’a
donnés autrefois, et de l’intérêt qu’il
me témoignait lorsque ma mère me
faisait aller à confesse, et il fallait
bien y aller, car mon précepteur
m’accompagnait. C’est un vieux prêtre
infirme, et qui est menacé d’être
aveugle. Je l’ai trouvé ici et je tâche
de le secourir dans son malheureux état. Nous étions disposés à rire au
début de cette histoire, ensuite les larmes
aux yeux chacun a remis à l’officier,
une petite offrande, déterminée
par le plus touchant intérêt. L’officier
sautait de joie à mesure que
les ducats arrivaient dans ses mains ;
il les regardait avec un plaisir singulier,
et remerciait chacun de nous avec
la plus sensible expression de reconnaissance.
Ce pauvre homme avec
cela aura de quoi vivre six mois, disait-il.
Nous lui avons promis de
continuer à donner des secours à son
malheureux confesseur, et il est sorti
enchanté d’aller lui porter une aussi
bonne nouvelle.
Le Marquis va toujours de mieux en mieux ; heureusement que l’os n’était point entamé, et dans peu de jours il se servira de son bras. Nous voyons avec peine approcher le moment où il nous quittera. Il a l’air de se plaire parmi nous, et la reconnaissance qu’il nous témoigne surpasse de beaucoup nos soins. Je ne sais quelquefois si je dois m’applaudir d’avoir fait connaissance avec le Marquis, et si je n’éprouverai pas pour la société, ce qui arriva à votre père pour la bonne chère. Il fit à Vienne, chez l’ambassadeur de France, un très-bon dîner accommodé à la Française, et il fut quelque temps à trouver la cuisine Allemande détestable. Je n’avais pas idée de la conversation avant d’avoir connu le Marquis. J’ai entendu disserter ; mais converser agréablement sans s’appesantir sur les objets, mêler l’enjouement à la gravité, se proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l’intérêt aux sujets arides, approfondir les objets en ayant l’air de les effleurer, savoir passer d’un ton à un autre, voilà, ma chère Émilie, ce que je trouve dans la conversation du Marquis, et j’ai passé des heures délicieuses avec lui, sur-tout lorsque vous étiez en tiers : mon cœur et mon esprit alors n’avaient plus rien à désirer. Adieu, mon Émilie ; je vous embrasse bien tendrement.
LETTRE XX.
à
la Cesse de Loewenstein.
Combien votre amitié me touche, ma
chère Victorine, et combien m’a été
utile en ce moment votre officieuse
prévoyance ! Je venais de lire la gazette
qui met au nombre des blessés
mon cher Baron ; j’étais toute entière
à l’inquiétude la plus déchirante
lorsque votre lettre m’est arrivée.
Vous avez prévu la douleur qui m’accablait,
vous ne vous êtes occupée que
pour la guérir, je vous dois mon repos, et qu’un bienfait a de prix quand
il vient d’une main chère ! Mais, ma
tendre amie, rassurée en ce moment
sur le passé, que l’avenir est inquiétant !
Cette malheureuse guerre durera-t-elle
encore long-temps ? Les
transes continuelles qu’elle me fait
éprouver ne peuvent se décrire ; des
grades, des rubans peuvent-ils servir
de compensation à tant d’inquiétudes.
La paix, l’union, les douceurs d’une
tendre intimité ne sont-elles pas mille
fois au-dessus du vain plaisir de faire
parler de soi, d’entendre les autres
parler de ce qu’on aime ? Je ne suis
pas politique, peut-être les intérêts
de mon cœur font-ils illusion à mon
esprit, mais je suis bien tentée d’être
de l’avis d’un homme d’esprit, qui
soutenait chez ma mère, que les Puissances
n’auraient pas dû se mêler des
affaires des Français, qu’il aurait été plus sage de laisser se consumer leur
feu dans l’intérieur et ne pas, dirait-il,
en citant un ancien, l’attiser avec l’épée. On dit que c’était le sentiment
de l’impératrice de Russie ; si
cela est, je dois être bien fière. Ce
sentiment n’est peut-être pas celui
du marquis de St. Alban. Les Émigrés
veulent que les Puissances fassent
les plus grands efforts, déploient
toutes leurs ressources pour détruire
jusqu’au germe de la révolution Française,
dont la contagion suivant eux,
menace tous les pays ; peut-être
ont-ils raison ; peut-être aussi sont-ils
aveuglés par leur ressentiment
et l’intérêt, qui leur inspirent une
impatience bien excusable. Je pense
comme eux qu’il importe à l’humanité
d’éteindre l’incendie qui consume
la France, et peut s’étendre dans le
reste de l’Europe ; mais je diffère avec eux sur les moyens. La guerre est
le plus grand des fléaux, et la main
de tout souverain qui signe un manifeste
pour la commencer doit trembler.
Il faudrait dans un tel instant
mettre sous ses yeux le tableau d’un
champ de bataille, où le sang coule
de toutes parts ; des monceaux de cadavres,
des milliers de blessés, remplissant
l’air des cris de la douleur ;
il faudrait lui peindre les angoisses des
femmes, des mères, des sœurs d’une
partie de ses sujets, attendant l’arrivée
de chaque courrier avec une inquiétude
déchirante, osant à peine
parcourir les détails même des victoires,
et fixer leur regards sur des
lauriers teints du sang de leurs proches
et de leurs amis. Les plus brillans
succès sont-ils un dédomagement
de tant de désastres. Souvenez-vous,
ma chère Victorine, qu’en lisant le siècle de Louis XIV. nous lui
fîmes l’application de ces vers sublimes
de Corneille.
« À vaincre tant de fois mes forces s’affaiblissent
« L’état est florissant, mais les peuples gémissent,
« Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits
« Et la gloire du trône accable les sujets.
Adieu, je respire depuis votre lettre ; mais je ne puis songer de sang froid à la guerre. Je déteste tous les conquérans et je voudrais que l’univers ne fût habité que par ces bons Quakers, qui ont en horreur l’effusion du sang. J’embrasse mille fois ma charmante Victorine, j’espère la voir incessament et lui faire lire dans mes yeux, dans toute ma personne, le sentiment de reconnaissance qu’elle ajoute à une tendresse que je croyais au-dessus de tout ; mais le cœur le plus aimant a donc toujours quelque vide que découvrent de nouvelles et vives émotions ; le mien ne semblait pas pouvoir vous aimer davantage, et c’est cependant ce que je crois éprouver depuis votre lettre.
LETTRE XXI.
au
Président de Longueil.
J’ai lu, mon respectable ami, avec
le plus vif intérêt le récit de vos
aventures. Les Français dispersés
sur toute la terre présentent une variété
infinie de scènes touchantes,
trop souvent tragiques, et dont plusieurs
sont romanesques. Ils ont tout
éprouvé : humiliations, refus inhumains,
intérêt touchant, secours imprévus,
persécutions impolitiques,
compassion stérile. Mes généreux
hôtes m’ont trouvé les larmes aux yeux, hier, en entrant chez moi ;
votre lettre était sur la table, on a
craint que je n’eusse reçu de fâcheuses
nouvelles, et essayant en vain de
les rassurer j’ai pris le parti de leur
en faire la lecture. Tous les visages
étaient attentifs, et il n’y a pas
eu un trait intéressant de votre récit
qui n’ait produit la plus vive impression ;
des larmes d’attendrissement ont
coulées à plusieurs reprises, à la description
de la généreuse réception
des habitans des rives du Pô. Le
Commandeur pleurait en criant bravo ;
il trépignoit de joie, comme s’il eût
été sur le rivage à vous attendre ;
on le voyait prêt à courir pour vous
précéder le lendemain et vous retrouver.
La Comtesse, les yeux inondés
de pleurs au récit des procédés
de ce bon négociant de Cremone, était
d’une beauté ravissante. Je n’avais jamais eu le spectacle d’une belle
femme qui pleure d’attendrissement ;
quelle différence d’avec les larmes
de la douleur qui ne sortent qu’en
déformant le visage, qu’elles paraissent
silloner ; ici la beauté de chacun
de ses traits semblait, si je puis parler
ainsi, s’épanouir pour recevoir la
céleste rosée qui les inondait. Le brave
homme, disait le Commandeur, je
lui donnerais la moitié de mon château,
s’il était dans le besoin ; la mère
disait, l’excellent homme, heureusement
il s’en trouve encore de tels.
La Comtesse tendait les bras comme
pour y recevoir cet honnête Cremonois,
et je crois que s’il eût été là,
elle n’aurait pu s’empêcher de l’embrasser.
Après cette intéressante lecture, vous jugez qu’il a été fort question des Émigrés ; on a raconté quelques histoires dont plusieurs étaient d’un genre bien opposé à celle de votre voyage. Une carte géographique était sur ma table, et l’on a parcouru les divers pays où nos compatriotes sont accueillis ou tolérés ; il est venue à ce sujet une assez singulière idée à la Comtesse : il faut, a-t-elle dit, que cette carte serve d’indication du sort dont jouissent les Émigrés dans les différens états de l’Europe, ils seront peints de diverses couleurs ; et leur site sera analogue au traitement dont ils jouissent ; ainsi les pays où ils auraient été mal accueillis seront en couleur noire et des montagnes arides, des torrens dévastateurs désigneront l’âpreté du climat ; dans ceux où ils auront été bien reçus, on verra des prairies émaillés de fleurs et des verts bocages ; mais il faut une légende au bas de la carte pour donner des explications. On a fort applaudi à cette idée, et la Comtesse a été prendre ses crayons.
Elle s’est mise à dessiner, et pendant ce temps, essayant de faire les légendes, j’ai senti la difficulté de leur donner le style court et serré qu’exige le genre lapidaire. Il m’a donc fallu, n’ayant pas le temps d’être court, faire un récit historique.
Louis XIV a prodigué des secours à un roi qu’on avait précipité du trône ; la générosité de son ame et le noble orgueil de son rang ont déterminé ses bienfaits ; mais si la souveraine de Russie s’est empressée d’adoucir les malheurs d’une famille, auguste, Catherine, femme sensible et généreuse, a tendu une main bienfaisante à l’humanité souffrante ; son trésor a été la caisse des malheureux ; ils ont trouvé une nouvelle patrie dans ses états, et ont reçu d’elle des terres et des fonds pour les faire cultiver.
Les malheureux Français fuyant leurs maisons en feu, poursuivis par le fer des brigands et la hache des bourreaux, sont venus chercher un asile chez leurs anciens rivaux.
La politique, l’intérêt ont cédé aussitôt aux cris de l’humanité désolée ; les dons du Roi, ceux des Grands, des Anglais de toutes les classes, au moyen de nombreuses souscriptions ont produit des secours immenses pour une foule prodigieuse d’hommes, de femmes, de prêtres, d’enfans sans asile et sans subsistance ; enfin pour rendre ces bienfaits durables et en assurer l’équitable distribution, ils ont établi les plus sages précautions, avec cette méthode précise du génie calculateur qui les caractérise ; ils ont su distinguer, naissance, services, âge, enfin le malheur et les talens, la valeur, la vertu ont été pour tous les Français des lettres de naturalisation.
La Prusse est à remarquer pour les secours que le Roi a prodigués aux Émigrés Français ; plusieurs vivent de ses bienfaits, ou de ceux des princes de sa maison. Beaucoup de jeunes gens ont été placés dans ses troupes, et un grand nombre dans des maisons d’éducation, aux frais de sa Majesté[1].
La retraite modeste et simple d’un héros, Rhinsherg est aussi distinguée sur cette carte ; on y voit comme dans les champs Élyséens, quelques ombres heureuses échapées à la fureur d’un gouvernement barbare, s’entretenant sous des ombrages frais de leur malheureuse patrie, célébrant les vertus et les talens de leur auguste bienfaiteur ; ils sont auprès d’une pyramide, et j’y lis le nom de l’éloquent et généreux Malesherbes. C’est à toi qu’elle est consacrée, ministre du plus vertueux des rois, défenseur du meilleur des hommes.
Brunswick doit être désigné sur cette carte, comme un des pays où l’hospitalité envers les Français est le plus noblement exercée ; on croit souvent se trouver à la cour de France quand on voit l’illustre souverain de Brunswick entouré de généraux, de ministres, de magistrats et de prélats Français. Ses bienfaits préviennent les besoins, et à la noble simplicité de ses manières il semblerait que ce sont les dons de l’amitié.
Je n’aurais malheureusement pas à m’étendre beaucoup, mon respectable ami, sur cette idée de la Comtesse, que j’ai saisie avec empressement. Ce court tableau est tracé par la vérité, et joint à celui de votre voyage, il forme un agréable contraste avec tant de scènes d’horreur. Je vous écris cette lettre en quelque sorte en commun ; vous êtes connu dans le château de Loewenstein comme si vous y aviez long-temps habité, et la Comtesse et le Commandeur ont pour vous, non-seulement de l’estime, mais de l’amitié, et ce dernier sentiment, passez-moi cette vanité, est dû à celle dont vous m’honorez. Adieu, mon respectable ami, conservez-moi vos bontés.
LETTRE XXII.
au
Marquis de St. Alban.
Je ne vous parle point en ce moment
de la France, ni de l’armée, parce
que vous êtes plus à portée que moi
d’en être promptement instruit. Je
ne sais au reste quelles sont vos conjectures,
mais les miennes se perdent
dans le plus vaste et le plus noir horizon.
Je vous écrirai amplement à
ce sujet dans quelque temps ; pour
le moment, parlons de nous et de nos
amis. Le temps où nous vivons reffère les intérêts et les sentimens
dans le plus petit cercle, et l’ame
cicatrisée de tous côtés n’a plus
que quelques points de sensibilité.
N’êtes-vous pas affligé et étonné de
n’avoir point de nouvelles de la duchesse
de Montjustin. J’ai fait de
tous côtés des perquisitions sans pouvoir
rien apprendre à son sujet. Je
sais seulement qu’elle a été en Angleterre ;
mais on n’a pas pu me dire
si elle y est encore, et je suis porté
à croire qu’elle a changé de nom.
Ses affaires étaient très-dérangées
avant la Révolution, tout son bien
est en terres, et il est à craindre
qu’elle n’ait pas emporté des fonds
suffisans. Quelquefois je crains que
la détresse où elle a pu se trouver ne
l’ait forcée de rentrer en France, et
alors je frémis. Plusieurs Émigrés
ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur
vie cette funeste rentrée dans leur
patrie. Il y a quinze ans que je suis
attaché à la duchesse de Montjustin ;
vous connaissez ses rares qualités, sa
raison, son esprit, ses agrémens ; jugez
donc de mes regrets ; sa société
faisait le charme de ma vie, et si je
pouvais me rejoindre à elle et à mon
jeune ami ; si je les pouvais voir
dans une situation supportable, je
défierais la fortune ; et la Révolution
n’affecterait en moi que le sujet
fidelle, et que l’ami de l’humanité.
Lorsque les fonds que vous avez seront
épuisés, adressez-vous à moi,
mon cher Marquis ; ce ferait faire
outrage à l’amitié que de ne pas en
recevoir les dons, et cette fausse discrétion
ne ferait en vérité honneur
ni à votre esprit, ni à votre cœur.
Songez donc que je suis plus riche que je ne l’ai jamais été, quoique j’aye
perdu trente fois la valeur de ce qui
me reste ; on n’est riche, que de ce
dont on jouit. La plupart des choses
que j’ai perdues n’étaient pas des
jouissances pour moi : j’avais un
grand hôtel où j’habitais un très-petit
appartement ; beaucoup de chevaux,
et je n’en employais que quatre
ou cinq ; je donnais de grands
dîners, et ils m’ennuyaient ; les spectacles,
après une fréquentation de
vingt ans, étaient moins un plaisir
pour moi qu’un emploi du temps,
et les loges que j’y avais étaient
plutôt des moyens d’obliger que de
m’amuser. Si l’on ôtait de la jouissance
d’une grande fortune, ce qui
n’est qu’au profit de la vanité, il y
aurait bien peu de différence réelle
entre le sort de l’homme le plus opulent
et de celui qui jouit d’une honnête aisance. L’homme riche a
plus envie de briller que de jouir,
et vous savez que je ne cherchais
pas l’éclat dans ma dépense ; mais ce
qui m’affecte le plus cruellement,
c’est la séparation peut-être éternelle
de quelques amis ; ce sont les
dangers qu’ils courent, enfin c’est
ce déchirement qu’on éprouve quand
on est enlevé subitement à toutes ses
habitudes, à tout ce qui nous est
cher ; quand on se trouve transporté
au milieu d’hommes indifférens,
et dont on ignore jusqu’à la langue.
Toutes les pages du livre de ma vie
semblent effacées ; il faut recommencer
à me faire connaître, à me faire
estimer, si je veux entretenir quelque
commerce avec des gens aux
yeux desquels ma position me rend
d’abord suspect, parce qu’ils craignent
que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent : je n’intéresse
aucun de ceux que je vois ;
je puis vivre, souffrir, mourir, sans
exciter un sentiment, sans qu’il y
ait une larme de versée ; mon esprit
et mon cœur me sont inutiles et à
charge par leurs besoins. Je ne puis
ni converser sur les objets dont je
me suis occupé, ni m’attacher à personne,
et mes avances seraient regardées
comme des calculs intéressés.
Mon cœur est surchargé de son propre
poids, il voudrait se répandre et
il est arrêté par l’indifférence qu’on
lui oppose, douloureusement froissé
par la défiance ; ou, si je sors dans
les rues je m’apperçois souvent que
je suis pour le peuple un objet de
haine ou de mépris ; car, il ne faut
pas s’aveugler sur ses dispositions.
Il admire les succès des brigands appelés
Patriotes, et les mots décevans d’égalité, et de liberté chatouillent
son cœur et lui inspirent de l’éloignement
pour ce qu’on appelle les Aristocrates.
Il contemple avec plaisir
leur chute et croit s’élever de toute
la hauteur dont on les a précipités.
J’ai été assez heureux pour emporter
quelques fonds qui me mettent à portée
de vivre dans l’aisance, et cette
aisance est une immense richesse comparée
à la détresse de la plupart de
nos compatriotes. Celui de nous qui
peut avoir la plus grossiére subsistance
assurée, est un homme fortuné : on a
dit avec raison, que pour être content
de son état il fallait regarder en bas ;
aujourd’hui, qui le dirait ! c’est en
portant ses regards jusqu’à la plus
sublime élévation. Quel est l’homme
dont la vie et la liberté sont assurées,
qui ne doive pas se trouver heureux
en se rappelant l’infortuné Louis XVI ; tout homme, de quelque classe qu’il
soit, était en quelque sorte familiarisé
avec l’idée de la possibilité de périr
sur un échafaud, l’histoire en fournit
mille exemples, et l’innocence n’a
souvent pas suffi pour échapper à un
tel sort ; mais un roi !… qui peut
se faire une idée des affreuses pensées,
des sentimens d’étonnement et
d’horreur qui ont rempli son esprit et
son cœur quand il a passé, captif, au
milieu d’un peuple furieux qu’il avait
vu, pendant vingt ans, se précipiter
sur son passage pour le contempler
avec délices ; pour faire retentir l’air
des plus touchantes acclamations.
Qui peut dire si son cœur n’a pas été
ouvert à l’espoir, et combien il a été
cruellement trompé, lorsque pendant
cette longue route il n’a entendu aucune
voix s’élever en sa faveur,
aucun bruit avant-coureur d’un généreux effort ; enfin arrivé au
terme fatal, il s’est flatté sans doute,
que peut-être ce peuple ne résisterait
pas à la voix de son roi qui paraissait
en suppliant devant lui ; mais
la plus atroce barbarie fait retentir
l’air d’un bruit affreux qui couvre
ses faibles accens ; enfin le crime
comble l’intervalle immense qui est
entre le trône et l’échafaud, entre
le supplice et l’innocence. Cette affreuse
image me revient sans cesse
dans la pensée, et le jour et la nuit.
À tout ce qu’elle a de déchirant pour
le cœur, se joint un tel étonnement
pour l’esprit, que je suis quelquefois
tenté de croire que cette terrible catastrophe
n’est qu’un songe affreux.
Je reviens à vous, mon cher et jeune
ami, et j’exige de votre attachement
que vous me disiez au plutôt l’état
de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J’ai quelque
argent à votre service, pour le moment,
sans nuire à mes arrangemens,
sans rien diminuer de ma dépense.
Songez que je vous tiens lieu de
père et que j’en ai toute la tendresse.
Adieu, pour aujourd’hui.
LETTRE XXIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Écoutez, écoutez ma chère Émilie,
une scène du plus grand genre dont
vous êtes la cause sans le savoir.
Nous étions à prendre le thé dans le
sallon lorsqu’on m’a apporté un billet
de vous, écrit il y a deux jours,
pour m’annoncer cette marchande
qui fait si bien les fleurs artificielles,
et j’ai proposé à ma mère de la faire
entrer, en lui disant qu’on m’avait
assuré qu’elles égalaient presque en
fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée
une jeune fille avec deux grands
cartons. Les fleurs ont été étalées
sur une petite table auprès de ma
mère ; la Warberg n’a fait qu’un
saut jusqu’à nous pour voir les fleurs,
et je ne puis vous rendre ses exclamations ;
elle regardait de tous ses
yeux, avait envie de tout : combien
cela Mademoiselle ?… Et celle-ci,
et celle-là ? La marchande avait à
peine le temps de répondre à ses
mille et une questions. Dans ce moment
nous appercevons le Marquis,
qui se trouvant beaucoup mieux, avait
voulu nous causer une agréable surprise,
et qui traversait la cour, appuyé
sur son valet de chambre, pour
se rendre dans le sallon. Nous nous
levons aussitôt pour aller au devant
de lui et le féliciter. Une voiture
était rangée près de la porte du vestibule, et nous appercevons dans
le fond une femme d’une figure fort
agréable. On s’empresse de témoigner
au Marquis la joie de le trouver en si
bon état, et prêt à entrer, il porte
ses yeux du côté de la voiture, et
s’avance vers elle en disant : quoi c’est
vous madame la Duchesse ?… Et la
femme de répondre sans le moindre
embarras, c’est moi-même, mon cousin.
Tout le monde est surpris ; mon
oncle, sur-tout, semble pétrifié et
demeure un instant les yeux fixes et
la bouche ouverte. On demande au
Marquis, par quel hasard cette dame,
qu’il appelle madame la Duchesse,
attend dans la cour sans entrer. Il
s’approche d’elle, lui parle à demi-voix,
et revient nous dire, c’est une
de ces aventures de roman que produit
la Révolution ; madame la duchesse
de Montjustin vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend
une ouvrière qui est allée en porter
dans le sallon ; nous nous avançons
vers la Duchesse, et après bien des
instances nous l’engageons à entrer.
On garde ensuite un instant le silence,
et la Duchesse d’un air tranquille et
résigné, s’adressant à mon oncle qui
était dans l’attitude d’un homme qui
attend le dénouement d’une grande
aventure, lui dit : je ne suis pas la
seule, monsieur, que la Révolution
ait réduite à un sort pareil ou plus
fâcheux, et je me trouve heureuse
d’avoir un petit talent qui écarte de
moi la misère. Mon oncle lève les
bras au ciel en croisant ses mains, et
demande au Marquis si elle est de la
famille du maréchal de… la
femme de son petit-fils. Mon oncle
s’écrie, la petite-fille du maréchal
de… que j’ai vu commander les armées Françaises en 17… qui
auroit dit que sa petite-fille serait
réduite à vendre des fleurs ? La Révolution,
lui dit le Marquis, a fait
du monde un grand bal masqué, où
des princes paraissent sous des habits
de paysans, et des valets sont habillés
en empereurs ; ma cousine s’est
résignée avec courage à son sort. Il
y en a, reprit la Duchesse, de bien
plus à plaindre que moi ; ce sont les
vieilles femmes et celles qui n’ont
aucunes ressources dans leur industrie ;
je frémis en songeant qu’un peu
plutôt ou plus tard, elles n’auront
rien à attendre que de la compassion
charitable. Le Marquis lui demanda
des nouvelles de plusieurs personnes,
et comme il ne lui parla ni de mari, ni
d’enfans, je jugeai qu’elle était veuve
et n’avait pas d’enfans : je ne me suis
pas trompée. Madame de Warberg n’osait plus acheter, et ne jetait que
des regards furtifs sur ces belles
fleurs qu’elle avait tant admirées ;
comment dire à une Duchesse : cela
est trop cher ? Comment lui mettre
de l’argent dans la main ? La Duchesse
s’en apperçut et lui dit en
souriant : il ne faut pas, madame, si
mon nom ne me sert pas, qu’il me
nuise. Vous paraissiez disposée
acheter des fleurs ; le prix est sur
chacune, cela vous épargnera l’embarras
de marchander. Madame de Warberg
s’enhardit, choisit plusieurs
fleurs fort belles, regarda le prix,
tira sa bourse et mit en rougissant
l’argent dans le carton. Je suivis
son exemple ; mais sans en acheter
une grande quantité, comme c’était
mon premier mouvement ; je craignis
d’avoir l’air, par pure générosité,
d’augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son
courage, elle m’a dit une chose qui
m’a frappée. Quand on ôte, Madame,
du malheur, l’humiliation, il perd ce
qu’il a peut-être de plus douloureux,
et comment être humilié d’un malheur
général ? Qui ne serait pas honteux de
paraître en chemise dans la
rue ?… Mais, supposé que le feu
prenne à votre maison, aux maisons
voisines, on ne songera pas en fuyant le
danger, à la manière dont on est
vêtu. Mais, dit mon oncle, madame
la Duchesse aurait trouvé dans tous
les pays, des gens qui se seraient empressés
de la secourir, sans s’abbaisser…
Ah ! Monsieur, lui dit-elle,
ces services-là ne sont que
pour un temps, et quand les malheurs
durent, la générosité se lasse :
n’est-il pas plus satisfaisant de pouvoir
se suffire à soi-même, et de n’avoir d’obligations à personne ? Ma
foi, dit-il, Madame, vous avez raison,
et ce n’est pas là de l’orgueil, mais
une noble et estimable fierté ; il se
détourna en même temps pour cacher
ses larmes. J’allai à lui et prête moi-même
à pleurer, je lui pris la main
et ne pus que lui dire, mon bon
oncle !… La Duchesse reprit la parole,
et dit : on ne peut se refuser à
une vérité constante, c’est que si on
enlève à l’homme le plus riche tout
ce qu’il possède, il est forcé de revenir
à l’état de nature, et de travailler
pour subsister. J’ai lû qu’en
Turquie on fait, dans leur jeunesse,
apprendre un métier aux Sultans ;
c’est peut-être par le souvenir des
fréquentes révolutions qui précipitent
du trône les monarques de l’Asie
qu’on a cru devoir adopter cet
usage ; est-il aujourd’hui en Europe un homme, quelqu’élevé qu’il soit, qui
puisse assurer qu’il ne sera pas réduit
à faire usage de son industrie ?
Rousseau avait raison dans son superbe
ouvrage sur l’éducation, de
faire apprendre un métier à Émile.
On s’en est moqué, on a fait des
railleries d’un héros menuisier. Combien
de gens de qualité, de gens
riches seraient heureux aujourd’hui
d’avoir été élevés comme Émile ?
Quelle modération, ma chère amie !
quelle sagesse ! ce ne sont pas là des
mots, c’est le courage et la vertu
en action. J’ai voulu l’engager à
passer la journée avec nous ; mais
il n’y a pas eu moyen de l’y déterminer :
elle avait des affaires à Francfort
et devait s’y trouver de bonne
heure le lendemain ; mais elle nous
a promis de s’arranger pour venir la
semaine prochaine, et nous accorder deux jours ; de grâce venez-y, ma
chère amie ; je m’honorerai à ses
yeux de votre amitié, et puisqu’elle
vous connaît, elle me sera un titre
pour prétendre à la sienne. Sa douceur,
son courage, sa noble simplicité
ont enchanté toute la maison ; le
Marquis, après avoir loué la courageuse
résignation de sa cousine nous
dit : mesdames je vous conseille de
vous presser de faire provision de
fleurs ; car ma cousine me fera certainement
la grâce de partager ma
petite fortune. De tout mon cœur,
dit-elle ; mais prenez garde de vous
aveugler sur vos espérances et d’en
croire le succès trop prochain ; je serais
fâchée de vous faire dépenser
trop vite un argent qu’il serait prudent
de ménager pour l’avenir. Dès
ce moment le produit de mes fleurs
est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame
de Warberg. Ensuite elle ajouta :
je crois, mon cousin, que tout bien
considéré, je ne dois pas renoncer
entièrement à mes travaux ; il y a
tant de malheureux à soulager, ce
serait un vol que je leur ferais que
de ne pas exercer mon petit talent.
Qu’en pensent ces dames ? Nous fûmes
de son avis. J’en ferai, dit-elle,
un amusement au lieu d’un travail
forcé. Nous l’avons tous reconduite
à sa petite voiture ; mon oncle lui
donnait la main, et en la quittant la
regardait avec des yeux de tendresse
et d’admiration. Vous pensez bien
qu’il n’a pas été question d’autre chose
toute la soirée, et chacun de nous,
à sa manière, a fourni son contingent
à un chapitre sur les vicissitudes de
la fortune. Adieu, pour aujourd’hui.
LETTRE XXIV.
au
Président de Longueil.
Je m’empresse de vous apprendre,
mon cher Président, que votre amie
est retrouvée. Madame de Montjustin
vous écrit par le courrier une
lettre qui vous apprendra comment
je l’ai rencontrée, et ne vous laissera
rien ignorer de tout ce qui l’intéresse.
Les maîtres de la maison, instruits
de l’état de la marchande de fleurs,
l’ont accueillie avec la plus grande
considération. Le titre de Duchesse
n’a pas été auprès du bon Commandeur une faible recommandation ; mais il a
fallu bien peu de temps à madame de
Montjustin pour exciter ensuite
pour sa personne le plus vif intérêt,
et même de l’admiration. Madame la
comtesse de Loewenstein, à qui je
parle souvent de vous, est enchantée
de la connaissance de la Duchesse, et
partage votre joie. Je voudrais,
m’a-t-elle dit, être à sa place pour
éprouver tout ce que l’amitié doit
avoir de plus doux, dans un moment
ou l’on revoit une personne pour qui
on a tremblé tant de fois. Madame
de Loewenstein est avide de sentimens,
comme un ambitieux l’est
d’honneurs et de distinctions, un
avare d’argent ; jugez par là, mon
cher Président, du bonheur d’un homme
qui aurait excité dans son ame
un tendre sentiment. S’il suffit d’en
connaître l’étendue pour le mériter, personne n’en est plus digne que votre
ami. Chaque jour me fait découvrir
de nouvelles qualités dans cette
intéressante femme. Le charme de
sa société écarte loin de moi jusqu’à
l’idée du malheur. Je crois être dans
un séjour enchanté, et chaque jour
que j’ai à rester ici, est une partie
d’un trésor dont je regrette d’avance
la perte. Je vois avec peine avancer
ma guérison, quand je songe qu’elle
sera le terme de mon bonheur. Adieu,
mon cher Président, je finis à votre
exemple en disant. Vale et ama.
LETTRE XXV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
La marchande de fleurs est, ma
chère Émilie, l’intime amie de ce
Président, dont nous parle si souvent
le Marquis ; il me l’avait peint comme
un des sept sages de la Grèce ;
mais les sages sont donc aussi sensibles
à l’amour ; car je crois que le
Président a été plus que l’ami de la
Duchesse, et que leur liaison a pris
avec le temps la couleur de l’amitié ;
ne pourrait-on pas appliquer à un tel sentiment ce que dit le célébre
fabuliste des Français. C’est le soir d’un beau jour. Cette comparaison
ne serait pas moins juste que l’autre ;
car les belles soirées succèdent
à des chaleurs brûlantes. Il y
a long-temps que la Duchesse a
perdu son mari, ainsi je ne lui fais
pas de tort en supposant qu’elle ait
aimé un homme estimable. La Duchesse
a montré une grande satisfaction
en apprenant que le Président
avait échappé aux fureurs démocratiques,
et qu’il était dans une situation
supportable du côté de la fortune.
Le Parlement a été presque entièrement
immolé, et le Président, à
ce qu’elle m’a dit, était un homme
trop marquant par sa naissance, ses talens,
et enfin par son zèle, pour n’avoir
pas été une des premières victimes.
Je n’ai pu m’empêcher de dire à madame de Montjustin que je
voudrais être à sa place, pour jouir
d’un bonheur aussi vif. Elle m’a répondu
en m’embrassant, et a eu l’air
de s’attendrir sur moi. Je ne saurais
vous exprimer ce qui était dans ses
regards, peut-être lui en demanderai-je
quelque jour l’explication. Le
Marquis est heureux dans les personnes
de son ami et de sa cousine. Je crois
qu’il les regarde aussi avec la même
envie que moi ; car son ame est sensible
et je vous avouerai que je n’ai
trouvé que lui qui m’ait parlé sentiment
d’une manière attachante et
vraie. La plupart des hommes cherchent
à montrer de l’esprit lorsqu’ils
en parlent, ou bien s’expriment avec
une chaleur exagérée. On voit que
ce que dit le Marquis part de l’ame,
et on le croirait profondément sensible
au seul son de sa voix, à la manière dont il prononce le mot
d’aimer. Adieu, ma chère amie,
raisonnez sur tout cela à votre charmante
manière, votre Victorine vous
embrasse mille et mille fois.
LETTRE XXVI.
à
la Cesse de Loewenstein.
J’avais entendu dire que la personne
qui faisait les fleurs dont je vous ai
parlé, avait eu en France de la fortune,
et que la Révolution l’avait réduite
à faire usage de ce talent pour
vivre ; mais j’étais bien loin de la
soupçonner d’être une si grande dame.
Elle vient quelquefois à Mayence,
où elle a une amie, et elle y fait apporter
des fleurs par la jeune fille
que vous avez vue. Un jour j’allai
chez elle, et comme elle était sortie, l’hôtesse me mena à la chambre de
la Duchesse. Je la trouvai lisant un
volume de Voltaire, un autre était
sur la table, et contenait Zadig ou la
Destinée. Je lui dis qu’il y avait
beaucoup de philosophie dans ce petit
roman, et elle me répondit, il
faut bien croire à une destinée qui
se joue de tous les desseins des hommes,
élève ce qui est bas et abaisse
ce qui est élevé. Et elle cita à ce
sujet ces vers que je la priai de
m’écrire, et qu’elle me dit être de
Corneille.
« Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
« Que suivant que d’en haut son bras la précipite ;
« Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir.
Je lui dis : il faut convenir, Madame, qu’il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n’osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très-nobles : mais préjugé ! préjugé ! il y a deux jours que j’aurais dit décentes. J’ai beaucoup d’impatience de la revoir, et ce n’est pas pour lui faire mon compliment ; car la grandeur dans sa situation n’est qu’un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l’essor à mes sentimens d’intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu’elle viendra ici, je l’engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m’a témoigné beaucoup d’empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse.
LETTRE XXVII.
Mon bonheur a amené ici ma cousine.
Ce début vous surprend ; cette cousine,
vieille fille, bavarde, ennuyeuse
avec solennité, fatigante dans ses
empressemens, et se faisant valoir
pour les plus petites choses, disant
sans cesse. « Convenez que sans moi
vous auriez payé votre robe deux
ducats de plus ; si je ne m’étais
trouvée là vous tombiez dans le
fossé ; vous auriez encore la fièvre
si je ne vous eusse forcée à prendre
du quinquina. Ce bal où l’on désirait
tant d’aller, la bonne maman était malade, on se désolait ; mais
heureusement on a une cousine qui
arrive toujours à propos ; elle offre
de se charger de la conduite
d’Émilie, de la mener à ce bal,
de la ramener ; qu’est-ce qu’on y
voit, ah ! ah ! »… En voilà
assez, dit-je, ma cousine : Je sais
toutes les obligations que je vous
ai ; et je suis obligée de lui mettre
la main sur la bouche. À quoi sert
tout ce préambule, à vous dire que
ma cousine, a proposé de me mener
chez vous, et d’y rester ce qu’on
appelle un jour franc. Je partirai donc
après-demain, ma chère Victorine, et
nous passerons ensemble quarante-huit
heures. On dit que la durée
est une grande question en philosophie,
et je n’en suis pas surprise ;
du moins si c’est comme je l’entends ;
une opération qui dure six minutes est d’une longueur insupportable, et
six minutes sont un éclair pour celui
qui goûte un plaisir vif : ôtez
huit heures de sommeil, reste quarante,
formant deux-mille-quatre
cents minutes que nous passerons ensemble.
Quel philosophe m’en dira
la juste durée ! Ah ! qu’il se passe
de choses dans l’ame d’une personne
qui sent vivement ! c’est sans doute
à ce sujet, de la durée du temps,
ce qu’on rapporte de Mahomet,
à ce que je crois : il sort de son lit,
s’élève dans les airs, parcourt des
mondes infinis, et il rentre chez lui
que sa place dans son lit, n’était pas
encore refroidie, et qu’une caraffe,
qu’il avait laissé renversée, et répandant
l’eau qu’elle contenait, n’était
pas encore vide. C’est pour le coup
que vous allez dire avec raison,
quel déluge de métaphysique ! Mais pourquoi m’en vouloir, n’est-ce pas
mon cœur, ingrate, qui me rend métaphysicienne ?
N’est-ce pas le bonheur
de vous voir qui m’inspire tant
de beaux calculs ? L’avare qui compte
son argent, tantôt le voit en ducats,
tantôt en écus, et enfin en florins, en
kreutzer, pour en grossir la somme
à ses yeux. Adieu, ma chère Victorine,
et quel bonheur j’aurai dans
trente-six heures en disant, bon jour
chère Victorine !
LETTRE XXVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Ma santé se rétablit de jour en jour,
graces aux soins qui me sont prodigués,
et à un excellent chirurgien.
Je ne serai certainement point estropié,
voilà ce qu’il y a d’intéressant,
ma chère cousine. La paisible et
charmante habitation où m’a conduit
un génie bienfaisant, n’est plus aussi
solitaire que vous l’avez vue ; le père
et le mari de la Comtesse sont arrivés
de Vienne ; l’inquiétude règne dans la maison, le père craint de
rendre un domaine assez considérable
dont il jouissait depuis près de
trente ans, avec les fruits perçus
depuis ce temps. Les frais du procès
ajouteraient encore aux embarras,
parce qu’il faut les payer incessament ;
à la vérité on compte un
peu sur le bon Commandeur. Je
partage les alarmes de sa famille et
pénétré de reconnaissance, j’oublie
depuis deux jours mes malheurs.
Le père de la Comtesse est un
homme de soixante ans, il n’a point
servi et n’a presque jamais quitté
son château ; il connaît peu le monde,
et il a mauvaise opinion des hommes,
par l’effet d’une disposition misantropique,
sans philosophie, et par
de mauvais procédés qu’il a éprouvés,
et qui ont laissé de profondes
impressions dans son ame ; du reste il est attaché scrupuleusement à ses
devoirs, à sa religion jusqu’à la superstition ;
occupé de l’administration
de son bien, et entier dans ses volontés ;
il aime sa femme parce que
la religion et la morale le prescrivent ;
mais sa fille, ce n’est ni la morale
ni la religion, c’est cette irrésistible
attraction qui est dans le moindre de
ses mouvemens. Il me reste à vous
donner une idée du mari : il a une
de ces figures qu’on croit avoir vue par
tout, et qu’on n’a remarquée nulle
part ; il a servi quelques années ;
et sa famille désirant que son nom
se perpétuât l’a engagé à se marier
avec la charmante Victorine qui est
de la même maison. Il paraît sentir
son infériorité ; mais il croit que la
dignité de mari suffit pour faire disparaître
toutes les inégalités personnelles ;
il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances
pour exciter en lui de la jalousie :
tel est l’heureux mortel qui
possède Victorine ; mais que dis-je,
un tel bonheur n’est pas sans partage ;
il ne possède que la plus petite
partie de cette femme divine :
il ne sait la langue ni de son esprit
ni de son cœur. Elle verra donc
passer ses beaux jours sans avoir
embelli l’existence d’un mortel digne
d’elle, sans avoir donné l’essor aux
sentimens de son ame sublime et
aimante, sans avoir participé au charmant
concert de deux esprits et de
deux cœurs, se répondant et s’éclairant
mutuellement ! Les nouveaux
arrivés m’ont fait des politesses a
leur manière, le père, avec assez de
franchise, le mari avec une sorte de
contrainte. La conduite de la Comtesse
avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance,
j’oserais dire, à cet instinct
des plus délicates convenances : elle
ne cherche point à le faire valoir
en protectrice ; mais sait faire ensorte
qu’il ne paraisse jamais à son
désavantage ; elle ne cherche point à
faire à lui ou aux autres, illusion
sur ses sentimens, et se borne à des
manières qui caractérisent l’amitié
et l’estime, enfin elle ne montre rien
d’hypocrite ni d’exagéré, et rien qui
puisse donner l’idée du mépris. Le
temps va arriver où je serai obligé
de quitter cette aimable société. Je
ne puis rien comparer dans ma vie
au charme des jours que j’ai passés
ici. Il y a quelque temps qu’ayant
horriblement souffert, je m’endormis
profondément ; à mon réveil, mes
yeux se portèrent vers une glace
qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette
glace m’offrit une femme vêtue de
blanc ; ses cheveux épars et bouclés
tombaient sur un cou d’albâtre entouré
d’un rang de perles, une rose
était à quelque distance et s’élevait
et s’abaissait… deux bras arrondis
par l’amour étaient nuds jusqu’au
coude, et des mains d’une blancheur
éblouissante parfilaient des fils d’or.
Je restai quelques momens sans faire
connaître que j’étais éveillé, et je vis
cette figure céleste, jeter des regards
d’intérêt de mon côté ; ils ont pénétré,
ces regards, jusqu’au plus profond
de mon cœur ; je ne me croyais
plus sur la terre, et j’étais transporté
au milieu des anges. Sa mère était
près d’elle et contemplait avec délice
sa charmante fille, et un vieillard respectable
lisait et s’arrêtait quelquefois
pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m’exprima à
mon réveil, d’une manière touchante
ses craintes et le plus tendre intérêt.
Ce réveil, ce tableau, car c’en était
un, puisque je ne les voyais tous que
dans la glace, seront sans cesse présens
à mon esprit. Adieu, ma chère
cousine. Parlez-moi un peu de vos
amis de Francfort, en échange de
tous les détails que je vous envoie,
sur une société qui suspend par momens
le sentiment de mes malheurs.
Encore une fois je me reproche d’être
heureux, mais qui sait ce que me
garde l’avenir, et si je ne payerai
pas bien cher cet éclair de bonheur.
LETTRE XXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le procès répand toujours un nuage
de tristesse sur toute ma famille, et
je suis forcée aussi de prendre un air
inquiet pour ne pas désobliger mes
parens ; mais au fond je ne mets pas
assez de prix à la fortune pour être
forte affectée. Ce qui me touche
véritablement c’est l’embarras où se
trouverait mon père pour subvenir
aux frais du procès. Le marquis de
St. Alban qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité
le chagrin général, et ce qu’il y
a de bon, c’est que c’est moi qui fais
effort pour le consoler. Il avance
dans sa guérison, et partira dans huit
ou dix jours pour Francfort ; ce sera
pour moi, et je crois aussi pour ma
mère, une véritable privation, et
peut-être aurait-il mieux valu que
je ne l’eusse pas connu. Nos bons
Allemands me paraissent un peu plus
maussades depuis son séjour ici, et
nos agréables me sont encore plus
insupportables ; mon mari s’en est
sans doute apperçu, et sur ce que je
n’étais pas aussi enthousiasmée que
lui du prince de **** que nous
avons vu deux ou trois fois l’hiver
dernier, il m’a dit avec un peu d’aigreur,
il faut être Français pour
plaire à madame : voilà ses mots ;
mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d’aigre, et dans ses
regards une intention que je ne puis
vous rendre. Je crois que la présence
du Marquis lui est à charge :
les malheureux sont toujours importuns
à certaines personnes, à presque
tous les hommes ; le calcul de l’intérêt
est en entier contre eux ; l’intérêt
étend ses vues dans l’avenir, et
craint qu’on ne se fasse un titre d’un léger
bienfait pour en exiger de nouveaux.
Mon mari a toujours été porté
à l’économie ; il en sent en ce
moment encore plus la nécessité, et il
s’exagère la faible dépense que le séjour
du Marquis occasionne : voilà je
crois la source de son humeur contre
lui, et il n’a d’ailleurs jamais aimé
les Français. Elle n’aura plus de
fondement dans peu, car le Marquis
part pour Francfort, où il a quelques
misérables débris de sa fortune à rassembler. J’aurai besoin de quelque
temps après son départ, pour me remettre
au ton ordinaire des conversations,
et m’habituer à des sociétés,
sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis
nous parlons une autre langue.
Je remplacerai le Marquis par des livres,
et quand vous serez mariée,
ma chère amie, les occasions fréquentes
de nous voir ne me laisseront rien
à désirer. Adieu, mon unique, tendre
et adorable amie.
LETTRE XXX.
à la
Duchesse de Montjustin.
Je suis enfin entièrement guéri,
ma chère cousine, et je partirai dans
peu pour Francfort, pénétré d’une
immortelle reconnaissance pour l’intéressante
famille qui m’a donné un
asile. Vous me feriez grand plaisir
de vous informer d’un logement pour moi. J’aurais été bien heureux si
nous avions pu loger ensemble ; mais
le titre de cousin aurait-il suffi pour
vous rassurer contre les propos ? J’ai
quelques fonds à rassembler qui me
mettront au-dessus du besoin jusqu’à
des circonstances plus heureuses. La
société n’est plus si agréable au château
de Loewenstein, depuis l’arrivée
du père et du mari. Chacun
fait un peu trop sentir son empire ;
mais ils sont obligés de s’abaisser un
peu devant l’oncle, à qui ses richesses
donnent un ascendant marqué sur
toute la famille, excepté sur sa nièce ;
on voit qu’elle respecte en lui le frère
de son père, son âge, et ses vertus,
mais que ses richesses ne déterminent
point ses égards et ses soins ;
on voit que pauvre il serait également
considéré par elle. L’oncle, qui a
un discernement naturel, et plus étendu qu’on ne croit, distingue fort
bien et le genre des complaisances
qu’on a pour lui, et leur principe.
Il paraît savoir gré à sa nièce de la
juste mesure de ses empressemens, et
l’on croit voir qu’il compterait plus
sur son amitié que sur celle des autres,
malgré leurs exagérations. Le mari
est prévenu contre les Français, et j’attribue
à son éloignement pour eux
quelques mots aigres qui avaient l’air
de s’adresser indirectement à moi ; j’ai
été tenté dans deux ou trois circonstances
de croire qu’il avait quelque
jalousie contre moi. Sans être heureux on fait donc des jaloux ! … J’attends
de vos nouvelles, ma chère cousine, et
un dîner que nous allons faire à trois
lieues, ne me permet pas de m’entretenir
plus long-temps avec vous ;
agréez mon tendre attachement.
LETTRE XXXI.
au
Marquis de St. Alban.
Je m’informe de tous côtés, mon cher
cousin, d’un logement tel que vous
le désirez, et c’est pour moi un grand
chagrin que la maison que j’habite ne
soit pas plus vaste ; je me serais mise
au-dessus des propos, et en vérité
je ne crois pas qu’ils eussent été à
redouter. L’on vit où l’on peut,
dans un bouleversement comme celui
que nous éprouvons, d’ailleurs vous
connaissez ma maxime, c’est que
la vérité se fait toujours connaître
à la longue ; je ne pense donc
pas qu’on nous eût pris long-temps pour Annete et Lubin. On m’a parlé
d’une veuve qui a un appartement à
louer, assez propre, et qui pourrait
aussi se charger de vous nourrir et
de vous donner du caffé et du thé,
car ces deux articles en Allemagne
ne sont jamais oubliés. Je crois que
l’ordinaire de la veuve vous paraîtra
préférable à une table d’hôte, et je
tâcherai de faire prix pour le tout,
qui n’excédera pas, à ce qu’on dit,
six livres de France par jour. Je ne
sais si votre petite fortune vous met
en état de faire cette dépense. Avant
que l’idée de faire des fleurs me fût
venue, j’ai vécu avec trois livres,
moi et ma femme de chambre, dans
une petite ville d’Allemagne, où à
la vérité les vivres sont moins chers.
Comme vous devez bientôt arriver,
je n’arrêterai rien définitivement ; mais
je rassemblerai toutes les instructions propres à vous mettre à portée de
choisir promtement. Cela est important,
car les auberges sont fort chères
à Francfort ; c’est ici qu’est la fameuse
Maison rouge ; mais une telle habitation
n’est pas à proposer à un Émigré.
Je suis très-satisfaite de tout
ce que j’ai vu à Lœwenstein ; c’est
une famille très-estimable, et la mère
et la fille ne sont dans aucun pays
des femmes communes. Je crois, je
dirai je crains, mon cher cousin, que
le mérite de la fille n’ait fait que trop
d’impression sur vous. C’est une affreuse
situation que celle qui fait un
malheur de rencontrer une société
aimable ; on n’en sent que plus vivement
son mal, et l’agrément, le bien-être
dont on jouit, affaiblissent le
courage et semblent porter au désespoir.
Qui m’aurait dit il y a dix
ans, quand j’ai perdu le duc de Montjustin que j’aimais sincèrement ;
quand j’ai perdu, il y a trois
ans, ma petite Charlotte, qu’il viendrait
un temps où je regarderais leur
mort comme un bien pour eux, et
presque aussi pour moi ! Qui peut
m’assurer que le duc de Montjustin,
ardent, passionné dans ses goûts pour
les idées nouvelles, n’aurait pas été
Démocrate, on qu’il n’aurait pas été
une des victimes immolées dans les
affreuses journées qui surpassent celle
de la St. Barthélémy ; enfin impatient,
fier comme if l’était, comment aurait-il
pu se résigner à la pauvreté, et à
l’humiliation qui la suit ? Que ferais-je
de ma Charlotte, qui aurait
aujourd’hui quatorze ans ? Forcée
de la perdre de vue quelquefois pour
m’occuper de mon travail, et de mon
petit commerce, comment la garantir
des impressions qu’elle pourrait recevoir ? Et si les affaires de la
France ne s’arrangent point, quel
sort lui préparait l’avenir !…
son éducation lui avait inspiré des
sentimens conformes à sa naissance,
comment supposer que dans une personne
de cet âge, la raison aurait su
en affaiblir le souvenir sans l’éteindre,
et l’amener à une résignation exempte
de bassesse et d’abattement ? Voilà
ce que ma raison me dit quelquefois
pour tempérer la douleur de sa perte ;
mais mon cœur me présente bien
plus souvent un autre aspect, et je
vois Charlotte partageant mon travail,
me prodiguant les plus tendres
soins ; je vois dans elle une compagne
chérie, à qui j’ouvre mon cœur,
enfin l’objet d’une affection qui par
sa nature et sa vivacité suffit à l’ame
la plus sensible et la plus active.
Mais il serait venu un temps, et ce temps n’était pas loin, où le cœur
de ma Charlotte aurait éprouvé
des besoins, et la passion s’est toujours
indignée des barrières que la
naissance et la fortune ont établies
dans la société. Dans un moment
où l’égalité parmi les hommes est
réduite en système, il m’aurait été
bien difficile, je ne dis pas de diriger,
mais de circonscrire le choix de ma
Charlotte, et de la préserver de
la séduction de l’homme le plus vil
par son état, ou sa naissance : L’amour
sera toujours démocrate quand
il aura intérêt de l’être. Je n’ai jamais
été, mon cher cousin, enivrée
de l’éclat des titres et de la noblesse ;
mais je n’aurais pu voir ma fille se
dégrader par une alliance honteuse.
Je crois que cette morale serait applaudie
dans la maison que vous
habitez, et que le Commandeur redoublerait d’estime pour moi. Adieu,
mon cher cousin, dites mille choses
pour moi à vos bons et généreux
hôtes ; et à la Comtesse, que pour
les premières roses que je ferai, je
tâcherai de me rappeler les nuances
de son teint.
LETTRE XXXII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le Marquis est parti, ma chère Émilie,
et vous ne sauriez dire le vide
que fait son absence dans la maison ;
depuis deux jours nous n’avons parlé
que de lui, et mon père même, tout
prévenu qu’il est contre les Français,
n’a pu s’empêcher de convenir que
le Marquis avait de l’agrément et de
la solidité. Ma mère a pour lui un
intérêt maternel : j’ai toujours, dit-elle
quelquefois, désiré une fille de préférence, et je m’en trouve bien ;
ma Victorine, remplit mon cœur en
entier ; mais je sens qu’une mère
serait bien heureuse d’avoir ma Victorine
et le Marquis. Une autre fois
en parlant d’âge, elle me dit : il
suffit qu’un mari ait quatre ou cinq
ans de plus que sa femme, c’est la
différence qui est entre le Marquis et
vous ; et une autre fois encore en
parlant de taille, elle me dit, que le
Marquis et moi étions, chacun dans
notre genre, de la taille convenable ;
enfin il semble qu’elle soit entraînée,
quand elle me parle de lui, à nous
comparer, et qu’elle ait l’idée d’un
juste assortiment qu’elle regrette ;
mais rien n’a été plus frappant que
la manière dont elle regarda un jour
mon mari qui venait de parler d’une
façon peu délicate sur l’amitié. Elle
leva les yeux de dessus son ouvrage, le considéra et aussitôt les reporta sur
le Marquis, et ensuite sur moi ; que
de choses il y avait, ma chère Émilie,
dans ces regards successifs, de la surprise,
du mépris, une comparaison à
l’avantage du Marquis, des regrets,
une excuse en quelque sorte envers
moi : je vis tout cela, et n’en fis pas
semblant ; j’affectai même de n’avoir
pas fait attention à ce qui avait été
dit. J’espère que nous reverrons
quelquefois le Marquis ; la politesse
lui en fait un devoir ; mais je crois
qu’il ne sera pas pénible. Je vous
avoue qu’il me semble depuis son départ
que mon cœur et le peu d’esprit
que j’ai, sont des instrumens inutiles
que j’ai remis dans leur étui. Venez,
ma chère amie, et je recommencerai
un charmant concert. Adieu, j’embrasse
bien tendrement mon aimable
Émilie.
LETTRE XXXIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
J’arrive à Francfort, ma chère cousine,
et vous êtes absente depuis plusieurs
jours ; votre première ouvrière m’ayant
dit qu’elle avait occasion de vous faire
parvenir demain un paquet, j’en profite
pour vous écrire ; c’est toujours
un grand plaisir pour moi, et dans
ce moment j’ai besoin de vous ouvrir
mon cœur. Vous serez surprise que
dans un temps où le sang inonde ma
patrie et l’Europe, où les malheurs
publics épuisent toute la sensibilité, votre ami ait le cœur rempli de sentimens
qui ne devraient naître que
dans le calme et la prospérité ; mais
il faut faire une distinction : les impressions
passagères, auxquelles est si
facilement ouvert le cœur des gens
heureux, ont pour principe le goût du
plaisir, et ne présentent que l’idée
d’une préférence souvent inspirée par
le caprice ; de tels sentimens, j’en
conviens, ne peuvent trouver place
au milieu des plus affreuses circonstances ;
mais ceux que j’éprouve ne
sont pas de ce genre, ils m’offrent
au lieu de la perspective du plaisir,
celle de sacrifices répétés et de la
plus gênante contrainte. C’est peut-être
lorsque des malheurs multipliés
ont invité le cœur à l’émotion, qu’il
est le plus susceptible de ces sentimens ;
les malheureux ont le cœur
plus tendre parce qu’il est exercé à sentir vivement, et plus on est isolé
plus on est disposé à s’attacher fortement.
Je ne croyais pas, il y a trois
jours, qu’il me serait si difficile de
quitter le château de Lœwenstein ;
il me semblait que je n’avais à renoncer
qu’à une société douce et aimable,
dont l’habitude peu ancienne,
ne devait pas être douloureuse à
rompre ; mais en faisant les préparatifs
de mon départ, j’ai éprouvé une
sombre tristesse qui semblait m’ôter les
forces ; un trouble qui m’empêchait
de donner les ordres les plus simples.
Nous avons été nous promener mercredi,
veille de mon départ, et chacun
des objets que je voyais, me présentait
l’idée d’une prochaine privation ;
chaque allée, chaque arbre
étaient-ils donc la source d’un plaisir
auquel il faut que je renonce ? le
château de Lœwenstein est devenu ma patrie. Toute la famille m’a fait
les adieux les plus sensibles, et la
charmante Comtesse a seule été un
peu froide. Les adieux ont souvent
cela d’embarrassant, il faut se faire
effort pour montrer ce qu’on ne sent
pas, ou pour cacher ce qu’on sent.
Hélas ! elle n’avait rien à cacher ;
mais la présence d’un mari porté à
la jalousie, semble quelquefois l’embarrasser.
La crainte de rougir fait
rougir, et n’osant donner l’essor à
sa bienveillance, elle m’a paru mettre
un peu plus de réserve que les
autres dans l’expression de ses regrets ;
son embarras m’a donc privé
des témoignages d’une innocente affection.
La contrainte que j’avais
éprouvée à la promenade, et la lumière
qui tout d’un coup m’a fait lire
au fond de mon cœur, m’ont fait
prendre la résolution de partir le lendemain de grand matin, sans voir
personne. En me faisant cette violence,
je me comparais à un homme
condamné qui désire qu’on avance
l’heure de son supplice. J’ai prétexté
un rendez-vous donné à Francfort,
qui me forçait à y arriver de très bonne
heure, et je suis rentré chez
moi dans l’accablement du désespoir.
Le château de Lœwenstein était
comme je vous l’ai dit, devenu ma patrie,
et j’y avais trouvé une nombreuse
famille. Hélas ! je me voyais
de nouveau seul sur la terre. Six
heures sonnaient à peine que j’étais
monté en voiture, le lendemain matin ;
en quittant cette maison où j’ai
mené une vie si douce, j’ai avancé
la tête lorsque ma voiture sortait de
la cour, pour la considérer encore,
et diriez-vous que j’ai cru appercevoir
la Comtesse qui avait entr’ouvert un rideau d’une fenêtre sur la cour.
Je me suis aussitôt replongé dans la
fond de ma voiture avec un cri de
douleur, comme si j’avais vu le spectacle
le plus affreux ; mon fidelle
Bertrand, qui était à côté de moi,
a été effrayé de m’avoir entendu crier,
et de me voir mettre les deux mains
sur les yeux, comme un homme accablé
de chagrin ; il a cru que quelque
ressentiment de ma blessure en était
la cause, et je l’ai confirmé dans cette
idée en lui disant qu’un cahot de la
voiture avait fait faire un mouvement
à mon épaule, qui m’avait fait éprouver
une douleur extrême ; cela n’était
pas sans vraisemblance, et il semblait
porté à le croire ; mais on voyait
cependant que son bon sens naturel
n’était pas entièrement satisfait de
cette explication. Vous serez peut-être
alarmée, ma cousine, des tourmens que me prépare un amour
sans espoir ; mais j’y ai réfléchi, et
il me semble que l’amour ne rend
malheureux que lorsque habitué à
quelque aliment, il vient à en être
privé, que lorsque enflammé par quelques
faveurs, il se perd dans l’immensité
des désirs qu’elles lui ont fait
concevoir ; mais privé dès sa naissance
de tout espoir, mon amour
sera un culte pur, qui ne peut exciter
d’orages dans ma vie. Ces réflexions
m’ont occupé une partie de
la route ; à la moitié du chemin je
me suis arrêté dans une auberge pour
déjeuner et faire rafraîchir les chevaux ;
dans cette auberge était un
bon Germain de l’ancien temps ; la
candeur, la probité étaient peintes
sur sa figure, et l’on voyait à son
maintien qu’il avait servi. Comme
je l’entendis parler Français avec Bertrand. J’ai lié conversation avec
lui, et il m’a dit qu’il avait servi sous
le grand Frédéric. C’était un
homme, celui-là, m’a-t-il dit, et
il levait les yeux au ciel d’admiration.
Tel que vous me voyez, Monsieur,
il m’a parlé plus de dix fois,
et je ne l’oublierai jamais. Une nuit
qu’il faisait bien froid, j’étais à me
chausser, aussi près de lui que je suis
là de Monsieur. Je lui dis comme ça,
eh bien ! père Fritz, vous nous donnerez de bons quartiers d’hiver. Il
me frappa sur l’épaule, le grand
Frédéric, oui monsieur, il me frappa
sur l’épaule, et il me dit, il faut
encore frotter ces gens-là, et vous
serez content, mon ami, ainsi que
tous ces braves gens. Il n’aimait
pas l’odeur de la pipe, eh bien !
il n’en faisait pas semblant quand il
était au milieu de nous. Je demandai à ce brave vétéran ce qu’il faisait.
Il me raconta qu’il avait quitté le
service après la mort de Frédéric,
et qu’il était concierge et fermier
d’une petite terre qui était à trois
lieues des bords du Rhin. Je me
suis marié, dit-il, avec une femme
pour qui j’avais le cœur pris depuis
long-temps, et là nous vivons, dit-il,
tout doucement, j’ai bien de petits
agrémens, je prends tout le bois qu’il
me faut dans la forêt ; j’ai une bonne
basse-cour, mon potager me donne
des légumes en quantité, et comme
le maître du château ne vient jamais
dans sa terre, le père Schmitt est
regardé comme le seigneur ; il n’y a
que l’argent qui manque un peu pour
payer exactement le prix de la ferme ;
ce diable d’argent, il fait tout dans
ce monde, et c’est dommage qu’il soit
si rare ; depuis un an je n’en avais pas mal, parce que j’avais loué la
moitié du pavillon que j’occupe à un
Patriote Hollandais, qui avait quitté
son pays pour toutes ces querelles
qui sont là comme dans cette France ;
car personne n’est tranquille aujourd’hui.
Ce Hollandais était un bien
honnête homme, bien tranquille, ma
femme lui faisait sa petite cuisine, je
lui abandonnais une partie du jardin
qu’il cultivait pour son amusement,
et il était fort content du père Schmitt
qui, voyez-vous, ne demande qu’à
vivre, et voudrait que tout le monde
fût heureux. Notre Hollandais nous
donnait pour tout cela cinquante florins
par mois, en beaux ducats de
Hollande, et comme ils disent, cordonnés ;
cela mettait beaucoup d’aisance
dans notre ménage, et je regrette
bien ce bonhomme-là, qui
je crois, nous regrette aussi ; car il trouvait la situation de notre maison
et les environs superbes, il ne se
lassait pas de les admirer. Toute cette
conversation vous semblera peu intéressante,
mais attendez, ma chère
cousine : à mesure que ce bon Allemand
parlait, je songeais à son pavillon,
à son jardin, à l’embarras où
je me trouve pour me fixer quelque
part, en attendant un temps plus
heureux, à mon goût pour la campagne,
aux ennuyeuses assemblées
des villes, à la nécessité de jouer pour
ne pas être à charge dans les sociétés :
toutes ces considérations se sont présentées
à mon esprit, et je me suis dit :
l’habitation du père Schmitt me convient,
je cultiverai un petit jardin, je
me promènerai, je m’amuserai à peindre
toutes les belles situations des
environs, et j’irai, guidé par la reconnaissance,
une ou deux fois le mois au château de Lœwenstein, et
chez l’oncle de la Comtesse ; décidé
par ces raisons, j’ai dit : monsieur
Schmitt si vous voulez de moi, je
remplacerai votre Hollandais. Je cherche
une petite maison de campagne ;
tout ce que vous me dites de votre
habitation me plaît fort, et notre marché
sera bientôt fait. Je louerai pour
six mois la partie dont vous pouvez
disposer, et vous en compterai trois
mois d’avance. Il a béni la providence
qui m’avait ainsi fait trouver sur son
chemin, et nous sommes convenus
que dans trois jours j’irais voir sa
maison, et terminer avec lui, si elle me
convient. Adieu, ma chère cousine,
cette longue lettre vous est un sûr garant
de ma confiance en votre amitié.
LETTRE XXXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Voici, ma chère Émilie, la copie d’une
lettre de mon oncle au Marquis et sa
réponse que le Marquis m’a communiquée.
Vous verrez la noble façon
de penser de mon oncle, et vous apprendrez
que le Marquis est établi à
une lieue d’ici, et à un quart de lieue
du château de mon oncle. Ma mère
a paru très-aise de le voir fixé auprès
de nous ; mon oncle nous a félicitées
de ce voisinage dont il se promet bien, a-t-il dit, de profiter ; mon
père a paru assez indifférent à cette
nouvelle. Monsieur de Loewenstein
a dit : je ne croyais pas qu’il fût assez
riche pour louer une maison. Appelez-vous
cela une maison, a dit ma
mère ? — Enfin c’est une habitation,
et il y a bien des Émigrés qui ne seraient
pas en état de faire cette dépense.
Mon oncle a répété plusieurs
fois, assez riche, avec humeur, et a
dit ensuite : je ne sais pas, mon neveu,
pourquoi nous ferions l’inventaire des
misérables débris que le Marquis a
pu sauver de son naufrage : il a ce
qu’il a ; mais s’il a besoin de trois mille
ducats, d’un bel et bon appartement,
et d’un dîner qui en vaut bien un autre,
il n’a qu’à s’adresser au commandeur
de Loewenstein. Ma mère a applaudi
de l’œil et du geste sans dire
un mot, mon père a dit froidement, les malheureux doivent toujours
compter sur mon frère. Grand merci,
mon frère, a repris le Commandeur ;
mais ce terme de malheureux
me fait de la peine quand il s’agit
d’un homme comme le Marquis : il ne
l’est que trop, malheureux, je le sais
bien. Mon mari promenait ses regards
sur nous tous, et ses regards
disaient, quand on a des parens,
quand ils sont menacés de perdre un
procès !… Pour moi j’ai regardé
mon oncle aux premiers mots qu’il a
dits, d’un air d’admiration, et de sensibilité,
et ensuite mes yeux sont restés
fixés sur mon ouvrage. Que dites-vous
de cette scène, Émilie, n’admirez-vous
pas mon bon oncle, et ne
trouvez-vous pas qu’il y a beaucoup
de délicatesse à avoir relevé ce mot
de malheureux ? J’embrasse bien tendrement
mon Émilie.
LETTRE XXXV.
au
Marquis de St. Alban.
La lettre que j’ai l’honneur de vous
écrire est pour me plaindre de vous ;
il n’y a que deux mois que j’ai l’honneur
de vous connaître ; mais je croyais
que ce temps avait suffi pour vous
donner de moi l’opinion que je crois
mériter ; comme il m’a suffi pour
vous rendre toute Justice. Vous formez
le projet de vous établir à la
campagne, et vous savez que j’ai un château où vingt personnes peuvent
loger à l’aise, et vous n’imaginez pas
de me donner la préférence ; mais ce
n’est pas tout, et comme pour me
braver, vous vous logez à dix portées
de fusil de mon château. Qu’avez-vous
pensé de moi, monsieur le Marquis,
en me donnant un tel déplaisir ?
Que penseront de moi mes voisins ?
Ne seront-ils pas fondés à dire : le
Commandeur est ami d’un homme de
qualité, plein de mérite, il le laisse
s’établir à sa porte dans une chétive
maison, et n’a pas le cœur de lui
offrir un appartement chez lui ; est-ce
le procédé noble et franc d’un
homme de qualité, envers un homme
de sa sorte, que de ne pas s’adresser
à lui avec confiance, et deviez-vous
douter de mon empressement à vous
offrir tout ce que je possède ? Tâchez,
monsieur le Marquis de me rétablir dans l’opinion de mes amis et de mes
voisins, et vous de vous rétablir dans
mon cœur, où vous êtes bien mal. Le
seul moyen qui vous reste, c’est de
m’accorder le plus souvent possible le
plaisir de vous voir ; c’est de venir
passer une partie du temps avec moi,
de chasser sur ma terre comme sur la
vôtre, et de faire demander à mes
gens tout ce qui peut vous être utile,
ou agréable. J’ai l’honneur d’être
avec la plus haute considération.
LETTRE XXXVI.
au
Commandeur de Loewenstein.
Je suis pénétré de reconnaissance de la lettre noble et touchante que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je serais bien affligé si j’avais pu blesser les sentimens que vous voulez bien m’accorder ; mais je ne puis être fâché d’une circonstance qui m’a donné lieu de recevoir des témoignages aussi flatteurs de votre amitié. Je n’avais point formé le projet de m’établir à la campagne, et je comptais me fixer à Francfort. Le hasard en a décidé autrement, et la rencontre que j’ai faite en route d’un fermier du château de ***** qui m’a parlé d’un logement qu’il avait à louer, m’a déterminé. J’aime beaucoup la campagne, et l’occasion m’a tenté. Je ne savais pas que je serais aussi près de votre habitation, et si vous aviez été témoin de ma joie en l’apprenant, j’ose croire qu’elle aurait suffi pour calmer votre colère. Je profiterai d’un voisinage aussi agréable, le plus souvent qu’il me sera possible, monsieur le Commandeur, et vous ne vous appercevrez pas que je n’ai pas le bonheur d’être logé chez vous. J’userai aussi de toutes les permissions que vous me donnez, en homme bien convaincu de vos bontés. Agréez, monsieur le Commandeur, l’hommage d’un cœur reconnaissant, et l’assurance du respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être,
LETTRE XXXVII.
à
la Cesse de Loewenstein.
J’embrasserais de bon cœur votre
oncle pour la lettre qu’il a écrite au
Marquis, et pour la manière dont il
a parlé de lui. Il y a des fruits qui
ont de belles couleurs et qui renferment
des sucs empoisonnés ; ses châtaignes
sont hérissées d’épines et sous
cette enveloppe est un excellent fruit ;
il en est de même des hommes ; les
dehors les plus agréables, les manières
les plus polies ne servent qu’à cacher des vices, tandis que d’excellentes
qualités sont couvertes d’écorces
grossières. Mais votre oncle n’a
pas seulement un bon cœur, il a, souvenez-vous
que je l’ai toujours dit,
un discernement très-juste ; il arrive
avec son bon sens naturel à des résultats
auxquels des gens de beaucoup
d’esprit ne parviennent qu’après
bien des circuits, et tout ce qu’ils
ont par dessus lui, c’est de pouvoir
en mieux raisonner, c’est d’être en
état de pouvoir démontrer avec plus de
lumières ; ils ne vont pas plus loin,
mais leur marche est méthodique,
calculée, assurée. Votre oncle ne
ferait pas du Marquis un portrait qui
rassemblât toutes ses qualités et leurs
nuances ; n’assignerait pas ce qui tient
à son caractère, à son ame, à son
esprit ; mais il dirait en gros, qu’il a
de l’esprit, de la noblesse, et une ame sensible ; enfin il a senti tout
cela promptement, comme par instinct,
tandis qu’un homme d’esprit,
observateur, se rend compte de ce qui
le frappe et tire ses conséquences.
C’est pour le coup qu’il dirait bien
que je m’embrouille dans mes décompositions ;
mais il a tout à gagner en
vérité, soit à être décomposé, soit à
être pris dans son ensemble. Je vois
d’ici les yeux qu’a faits votre mari, et
j’entends les paroles qu’il n’a pas
dites. Adieu, ma Victorine.
LETTRE XXXVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
J’invoque vos bontés, ma chère cousine,
vous pouvez me rendre un grand
service, chasser de mon esprit la plus
cruelle inquiétude, et diriger ma
marche dans la plus embarrassante
des circonstances. Je vous ai fait la
confidence des sentimens passionnés
dont je m’efforçais de contenir la
brûlante explosion ; elle est faite cette
explosion, ma chère cousine, malgré
tout mon courage, et j’ose dire malgré
un empire surnaturel sur moi-même Pendant mon séjour à Lœwenstein,
j’avais trouvé le moyen de faire un
portrait de là Comtesse, très-ressemblant,
d’après un très-maussade tableau
que vous avez pu remarquer
dans le sallon ; ce portrait forme un
très-joli médaillon, et j’avais écrit
au bas ce vers si brillant, et qui exprime
si bien la situation d’un homme
qui se débat contre un sentiment
violent.
Mais ce n’est pas tout ; de l’autre côté du portrait, j’avais mis des cheveux de la Comtesse ; vous me demanderez qui me les a donnés ? personne. Il y a quelque temps, qu’étant entré le matin dans sa chambre avec sa mère, je la trouvai à sa toilette, on lui coupait les cheveux, et j’en apperçus un assez gros flocon, sur le parquet ; je laissai tomber mon mouchoir auprès, et en le ramassant je pris les cheveux ; à peine pus-je rester ensuite quelques minutes dans la chambre ; possesseur de ce trésor, je me hâtai d’en sortir pour baiser mille fois cette précieuse dépouille. Je reviens au portrait ; il était dans ma poche avant-hier, enfermé dans un petit porte-feuille, dont la clef s’étant perdue, j’avais été obligé de briser la serrure pour y prendre un papier ; le portrait est sorti du porte-feuille, et en tirant mon mouchoir est tombé de ma poche : en quelles mains est-il ? Voilà, ma chère cousine, ce qui m’inquiète vivement. Je n’ai point dormi de la nuit en songeant au trouble que je cause peut-être en ce moment au château de Lœwenstein ; peut-être fais-je à jamais le malheur d’une femme dont j’achetterais la félicité par le sacrifice de ma vie. Je ne puis avoir laissé tomber ce portrait que dans le château, ou dans la cour, en descendant ou montant en voiture ; dans tous les cas il est au pouvoir de quelqu’un de la maison, et si c’est le mari, si c’est le père qui l’ont trouvé, vous voyez tout ce qui peut en résulter de désagréable ou de fâcheux. Tâchez, ma chère cousine, de me tirer de l’affreuse inquiétude où je suis. Je n’ose retourner à Lœwenstein, je voudrais savoir toute l’étendue de mon malheur ; le mélange d’espoir et de crainte produit un état d’anxiété pire que la certitude du mal. Vous deviez aller dans peu voir la Comtesse ; hâtez de deux jours votre voyage. Si le portrait est tombé entre les mains du mari ; il aura parlé au père, à la mère, il aura fait des reproches à sa femme, et vous verrez de l’agitation et de la contrainte dans la famille ; si c’est la mère, elle gardera le secret ; si c’est le père il l’aura concentré entre sa femme et lui, la mère aura été chargée de gronder la fille, toute innocente qu’elle est. Vous verrez en entrant, à la sérénité des visages ou à leur altération, l’état des choses. Enfin en parlant de moi et de mon projet de venir passer deux ou trois jours à Lœwenstein ; portant en même temps un regard prompt et observateur sur la compagnie, vous démêlerez leurs sentimens. Je me conduirai en conséquence de vos apperçus, et je saurai à quoi m’en tenir. Vous ne pouvez pas vous faire une idée du chagrin que j’éprouve, il n’est plus temps de rien vous cacher ; j’aime, sans espoir, de toutes les forces de mon ame, et je m’étais imposé la loi rigoureuse de concentrer à jamais une passion aussi vive que pure, de ne rendre qu’en secret un culte désintéressé à l’objet de mon idolâtrie ; son bonheur est sacré pour moi, et je serais mort plutôt que de le troubler par un aveu embarrassant pour la plus vertueuse et la plus sensible des femmes. Mon étourderie découvre tout ce qui était enseveli au plus profond de mon cœur, et à qui ? à un homme peut-être assez injuste pour la rendre responsable de mes sentimens, qu’elle ignore ; pour l’accuser de les avoir encouragés ; et c’est ainsi que je paye l’hospitalité généreuse qu’elle m’a accordée, et que je reconnais les soins les plus touchans ! Partez donc, ma chère cousine, et puisse votre voyage rétablir un peu de calme dans mon ame, en me faisant connaître que le repos de la Comtesse n’a pas été troublé par ma malheureuse étourderie.
LETTRE XXXIX.
au
Marquis de St. Alban.
Vous êtes né fort heureux, mon
cher cousin, ou plutôt la providence
n’a pas voulu qu’une femme vertueuse
fût la victime d’un singulier concours
de circonstances qui pouvaient ternir
sa réputation. Je vous épargne des
réflexions que vous avez déjà faites,
et j’applaudis à toutes les sages résolutions
que vous ont sans doute dictées la reconnaissance et la probité.
Je viens au fait pour ne vous pas
tenir en suspens : aussitôt votre lettre
reçue, je me suis mise en route
pour Mayence, et je suis arrivée un
peu avant l’heure du dîner à Lœwenstein ;
on a été surpris de me voir ;
mais j’ai supposé une affaire qui avait
avancé un voyage que je devais faire.
La Comtesse, que j’ai trouvée faisant
sa toilette, a paru fort aise, et m’a
semblé redoubler pour moi d’intérêt
et d’amitié ; sa mère m’a reçue comme
à l’ordinaire, c’est-à-dire, très-bien ;
le mari m’a fait ses grands
complimens accoutumés, et ses révérences
jusqu’à terre, et la belle
phisionomie du Commandeur s’est
épanouie en me voyant. J’attendais
qu’on me parlât de vous ; c’est la
mère qui a commencé, en me demandant
de vos nouvelles. Votre nom prononcé, j’ai parcouru aussitôt
tous les visages, et aucun n’a rien
exprimé d’extraordinaire. La mère
a fait votre éloge de la manière la
plus naturelle ; le Commandeur l’a
appuyé par des exclamations, le
mari a dit qu’il espérait chasser avec
vous, et qu’il vous ferait voir qu’il
savait mieux tirer un coup de fusil
que jouer aux échecs. La Comtesse
a demandé si votre logement était
un peu commode : il n’est pas difficile
a-t-elle dit. Des militaires,
a repris le Commandeur, ne doivent
pas l’être ; mais cependant quand on
a l’habitude d’être magnifiquement
logé pendant la paix, il y a bien des
petites commodités, dont la privation
est sensible. Aucune réserve, aucune
froideur, aucune affectation, ou regards
furtifs sur quelques personnes
n’ont frappé mes yeux très-attentifs, tant qu’il a été question de vous ;
de là j’ai conclu que le portrait n’avait
point été trouvé par le mari, la
mère, ni le père, ni le Commandeur ;
mais la Comtesse, je n’en étais pas
si sûre, et une légère nuance d’embarras
m’a semblé offusquer passagèrement
cette ame si franche, si pure,
et habituée à se livrer à tous ses
mouvemens, qu’elle n’a jamais intérêt
de réprimer. La conversation
pendant le dîner, et après, s’est portée
sur divers objets, et voulant absolument
éclaircir le fait qui vous intéresse
ainsi que moi, mon cher cousin,
j’ai préparé bien adroitement mes
batteries, et enfin voici quel a été le
coup décisif. J’ai parlé des malheureux
Émigrés dont la plupart sont
sans ressources. J’en ai cité qui montraient
le Français, la géographie, et
de là je suis venue très-naturellement à parler de mon talent. J’ai tiré une
lettre de St. Pétersbourg par laquelle
on m’annonce une remise de cinq
cents roubles pour un envoi de fleurs,
ce qui m’a valu des félicitations sur
ma fortune et mes succès ; ensuite j’ai
ajouté : mon cousin ne serait pas plus
embarrassé que moi, s’il était réduit
à travailler pour subsister ; il a un talent
qui est un peu plus distingué que
celui que j’ai d’arranger des chiffons.
J’ai laissé la compagnie en suspens sur
votre talent, et à l’instant même, j’ai
regardé le plus adroitement qu’il m’a
été possible la Comtesse, et démêlé
qu’elle faisait des questions moins
pressantes que les autres pour savoir
votre talent. Le Commandeur a insisté
sur l’équitation ; un autre a parlé
de tourner ; j’ai eu l’air de me divertir
de leur curiosité afin de me
donner plus de temps pour juger, et toujours j’ai remarqué que la Comtesse
était la moins vive dans ses questions,
et la moins variée dans ses
conjectures : enfin j’ai dit : mon cousi
sait peindre parfaitement, et excelle
pour la ressemblance dans les
portraits. Vous pensez bien que mes
yeux se sont portés vers la Comtesse ;
mais avec tous les ménagemens
possibles, avec la plus grande legéreté…
Le portrait est entre ses
mains, et n’a été vu de personne
soyez en sûr, mon cousin, et remerciez
bien votre bon génie ou plutôt
le sien qui a corrigé la maligne influence
du vôtre. Échappé miraculeusement
d’un si grand danger, vous redoublerez
sans doute de circonspection ;
il ne serait pas généreux à moi
de choisir le moment où je vous rends
un grand service pour vous gronder
et vous faire des leçons. Rendez donc grâce à la fois et à la noblesse
de mes sentimens, et à mon active
amitié. Je connais trop votre cœur
pour ne pas être sûre, mon cher
cousin, que je vous ai réellement
rendu un service signalé : plus je
vous estime et plus je crois à l’excès
de votre inquiétude. Sorti de ce
mauvais pas, je ne jurerais pas que
vous ne vous félicitiez d’une étourderie
qui a fait connaître à la Comtesse
des sentimens dont vous n’auriez
jamais osé lui faire l’aveu ; mais
à présent, vous allez désirer de lui
en parler ; de grâce songez à votre
position et à la sienne. Vous aurez
besoin bientôt de toute votre prudence :
le Commandeur veut faire
peindre sa nièce, par vous ; il se
presse de lui donner cette satisfaction,
et vous jugez que la manière dont
on a reçu ses instances a multiplié les indices, et changé mes conjectures
en certitudes. Adieu, je vais
coucher à Mayence où je n’ai rien
à faire ; mais je n’ai cependant jamais
fait de voyage qui m’ait procuré
autant de satisfaction ; dormez
bien, mon cher cousin.
LETTRE XL.
à la
Duchesse de Montjustin.
Mille et mille grâces soient rendues
à mon adorable cousine ; à quoi comparer
ma joie ? à celle d’un homme
qui a engagé toute sa fortune sur un
coup de trente et quarante, qui a
trente-neuf pour lui et voit arriver
quarante. Me voilà soulagé d’un
grand fardeau ; mais quelle dextérité
vous avez développée, ma cousine ?
quelle habileté vous avez mise dans
les gradations de votre conversation ? il n’est point d’ambassadeur qui puisse
vous être comparé. Vous avez bien
raison de ne pas me gronder, d’abord
par générosité, ensuite parce que
vous ne me diriez rien qui ne se
soit présenté à mon imagination sous
la plus noire couleur. Vous aimez
la Comtesse ; mais je crois, et ce
n’est point hélas ! pour me vanter,
que je l’aime cent fois plus que
vous ; j’ai donc été cent fois plus
inquiet. Elle m’impute avec raison
l’embarras où elle s’est trouvée, et
réalise les dangers qu’elle a courus
pour m’en rendre coupable. Je ne
fais comment j’oserai reparaître à
ses yeux ; encore si je pouvais lui
demander pardon à genoux, mon
repentir lui donnerait lieu, je crois,
d’exercer cette sublime indulgence
qui la caractérise. Instruite de mes
sentimens, ne doit-elle pas me savoir gré de les avoir contenus,
jusqu’au moment ou elle les a, malgré
moi, découverts. Adieu, ma
chère cousine, il ne me paraissait
pas possible que je vous aimasse davantage,
et je crois cependant que
vous m’êtes plus chère encore depuis
quelques heures.
LETTRE XLI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis encore troublée, ma chère
amie, d’un événement dont les suites
auraient pu être bien fâcheuses
pour moi, et je ressemble à un
homme, qui, mesurant des yeux l’abyme
où il a pensé tomber, est plus
effrayé qu’au moment du danger. Ce
début vous paraîtra tragique ; mais
trouverez-vous que je sois exagérée,
lorsque je vous dirai que ma réputation
a pensé être compromise aux yeux de toute ma famille, sans que
j’eusse pu me justifier ; que mon mari
disposé, je crois, par tempérament
à la jalousie, a été au moment de
concevoir contre moi des soupçons
fondés ; enfin que sans le plus heureux
des hasards, le repos de ma
vie était peut-être troublé pour jamais.
Vous allez en juger. Le Marquis
est venu dîner ici aujourd’hui,
et nous a fait passer une journée fort
agréable ; ma mère elle-même m’a
dit quand il est parti, voyant qu’il
était fort tard, c’est vraiment un enchanteur
qui chasse l’ennui de tous
les lieux où il se trouve, et qui donne
des ailes au temps. Un moment
après son départ j’ai vu à terre un
petit papier plié, de la grandeur d’un
billet, je l’ai ramassé et l’ayant ouvert,
j’ai trouvé… quoi ?…
mon portrait à la mine de plomb ! et de l’autre côté des cheveux, je l’ai
mis promptement dans ma poche, et
je suis devenue toute tremblante, en
considérant monsieur de Loewenstein
qui en était plus près que moi, qui
aurait pu me le voir ramasser, et
m’aurait fait des questions sur ce
qu’il renfermait ; heureusement il lisait
la gazette, et ma mère, qui aurait
pu également me questionner, avait
les yeux attachés sur son ouvrage.
Je suis sortie à l’instant toute troublée,
la rougeur sur le front et les
joues brûlantes comme une coupable.
Dès que j’ai été dans mon appartement,
j’ai examiné ce portrait ;
il n’est pas possible de s’y tromper,
c’est le mien, copié d’après celui du
sallon ; mais singulièrement embelli ;
le même ajustement, la même coiffure ;
mais il faut tout vous dire,
ma chère amie, au bas est un vers célébre de Racine. Présente je la fuis, absente je la trouve. J’ai comparé
attentivement les cheveux qui étaient
derrière le portrait, avec les miens,
il est évident que ce sont les mêmes.
Ah ! quelle imprudence, monsieur le
Marquis, et quel trouble vous avez
pensé exciter ! Jugez donc, ma chère
Émilie, de ce qui serait arrivé si ce
portrait avait été ramassé par mon
mari ; jugez de mon embarras, qui
aurait tourné à ma honte, toute innocente
que je suis. Il doit être
dans des transes mortelles de son
côté ; mais je ne puis les calmer, je
ne puis lui parler du hasard qui a
mis ce portrait entre mes mains ; il
me le demanderait, et la restitution
serait un don ; enfin, que je le lui
rende ou non, s’il savait qu’il est
entre mes mains il s’enhardirait à me
parler des sentimens qui ont guidé son crayon. Sans le vers qui est au bas,
on pourrait mettre sur le compte de
la galanterie le désir qu’il a eu d’avoir
mon portrait ; mais ce vers,
monsieur le Marquis, est plus que
de la galanterie : qu’en dites-vous,
Émilie ? Malgré son imprudence, je
le plains, il doit être extrêmement
inquiet, et me voit peut-être par
sa faute, malheureuse pour le reste
de ma vie. Je vous avoue que j’avais
trouvé le Marquis fort empressé
pour moi, que ses regards me paraissaient
avoir une expression de tendresse ;
mais j’attribuais en grande
partie ses sentimens à la reconnaissance,
et à un besoin d’attachement
que le malheur semble rendre plus
pressant, et qui fait saisir le premier
objet qui se présente. Je répondais
à ces sentimens par une sincère affection,
et le regardais comme un frère ; je me félicitais d’une affection
mutuelle et innocente, qui promettait
à mon cœur des jouissances paisibles.
J’attends, ma chère Émilie, avec bien
de l’impatience votre réponse. Adieu,
ma chère amie.
LETTRE XLII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Ce que c’est que les hommes, ma
chère Victorine, il faut qu’ils influent,
bon gré malgré, sur notre bonheur.
Eh qui leur demande de la tendresse !
et s’ils en ont, si nos charmes les
subjuguent, qu’ils se taisent quand
nous ne faisons rien pour les exciter
à nous aimer ! En vérité, je suis en
colère contre le Marquis, du danger
qu’il vous a fait courir, et je trouve
qu’il aurait été impossible de persuader
à votre mari que ce n’est pas vous qui avez donné le portrait, et que le
vers qui l’accompagne n’est pas la
suite d’une déclaration ; enfin, comment
vous justifier des cheveux qui
se trouvent derrière le portrait ? comment
persuader à votre mari, à votre
famille que ce n’est pas une faveur de
l’amour ? Vous êtes bien bonne d’être
fâchée de son inquiétude, et ne l’êtes-vous
pas aussi de la privation que lui
fait éprouver son étourderie ? Vous
voilà donc avec un adorateur en titre.
J’ai bien pensé qu’il serait difficile à
un homme qui a du goût, de passer
deux mois dans votre société, dans
votre familiarité, et d’en sortir avec
le cœur libre. Il vaudrait bien mieux
pour son bonheur qu’il se bornât à la
reconnaissance, et à des sentimens
d’amitié qui feraient une source d’agréables
jouissances, tandis que l’amour
ne lui offre en perspective que des tourmens, du désespoir. Quel
destin que de ne connaître que les
peines de l’amour, et d’avoir à les
joindre à toutes les privations que
fait éprouver l’infortune ! Vous avez
guéri le corps de ce pauvre Marquis,
et vous avez blessé dangereusement
son cœur. Je ne plaisante en vérité
pas, ma chère Victorine, et ne pouvant
douter qu’il vous aime, je le
trouve fort à plaindre. Il est bien
facile pour peu qu’on ait quelqu’intérêt
à observer, d’appercevoir que ses
manières avec vous, que ses regards,
quelque soit sa circonspection, tiennent
plus à la passion qu’à ce qu’on
appelle la galanterie Française. Vous
conviendrez, si vous voulez être sincère,
que vous pensez comme moi, et
que ce n’est pas d’aujourd’hui ; il est
même vraisemblable que vous avez
plus de raison que moi de le croire. L’essentiel, est qu’il sache se contenir
devant vos parens, afin de ne pas
troubler la paix de votre ménage.
Je ne suis pas en peine de sa conduite
avec vous ; il vous respecte trop pour
vous rien dire qui vous embarrasse,
et il a tant d’intérêt à se conserver
dans une société qui est pour lui d’un
grand prix. Il faut donc que le malheureux
aime dans le silence, et souffre
sans se plaindre : c’est un triste
sort ; mais est-ce que dans certaines
circonstances, on n’est pas assez fort
pour combattre des impressions dont
on sent le danger, et l’amour n’est-il
pas comme la colère, dont on peut se
rendre maître, si l’on appaise ses premiers
mouvemens. Mais je n’ai pas
le sens commun, le Marquis retenu
chez vous par sa maladie, et soigné
par vous, ne pouvait se dérober au
danger ; et l’amour aura pris chez lui, dans les premiers temps, les traits
de l’amitié et de la reconnaissance ;
ces circonstances le rendent fort excusable,
et adoucissent la rigueur dont
je suis prête à m’armer pour l’intérêt
de ma Victorine ; au reste la rigueur
ne m’est point naturelle lorsqu’il
s’agit de sentiment, et je ne suis pas
si méchante que je voudrais le paraître.
Lorsque je lis un roman, celui
qui aime le plus vivement a toujours
raison à mes yeux. Adieu.
LETTRE XLIII.
au
Marquis de St. Alban.
Le billet que je reçois de vous, mon
cher Marquis, s’est croisé avec une
lettre que je vous ai écrite avant-hier,
et je me suis empressée aussitôt
que vos ordres me sont parvenus de
les exécuter. Voici donc un très-beau
bouquet pour la fête de la Comtesse,
composé de tout ce que j’ai
de mieux ; il y a du jasmin d’Espagne
double, entre autres, et des héliotropes
qui vous paraîtront, je crois, approcher
bien près de la nature, et j’ai eu soin d’y faire entrer de l’eau de
jasmin et de la vanille, de sorte que
l’odeur jointe à la forme et aux couleurs
des fleurs, rendra l’illusion
presque complette. J’espère que vous
me pardonnerez mon amour propre ;
il faut bien qu’il trouve un refuge, et
le mien s’est allé nicher dans mon
art de faire des fleurs. J’ai joint un
petit bouquet de grenades, que je vous
prie de donner en mon nom au Commandeur ;
un autre de pensées pour la
digne, et aimable mère de la Comtesse,
et une grosse rose avec un petit bouton
pour madame de Warberg ; je
crois que cela est assez ingénieux ;
enfin quelques fleurs aussi pour le
père et le mari. À propos de mari,
le hasard m’a mise à portée de savoir
quelque chose qui vous intéresse et
vous fera de la peine ; mais il est nécessaire
que vous en soyez instruit. J’ai dîné hier avec fort peu de monde
chez un banquier très-honnête et dont
j’ai reçu des services, auxquels ma
délicatesse a seule mis des bornes. On
s’est entretenu après dîner des affaires
de France, et des Émigrés, et
à ce sujet le frère du maître de la maison
a parlé de votre aventure, du
bonheur que vous aviez eu de rencontrer
le Commandeur et sa nièce,
et de tous les soins qu’ils vous ont
rendus. Il a fini par ajouter en riant :
un de mes amis qui m’a raconté cette
histoire, m’a dit : que le mari trouve
le Marquis très-reconnaissant. La
compagnie à ces mots s’est également
mise à rire, et quelqu’un a dit : le
comte de Loewenstein craint de
passer pour jaloux ; mais il est si attentif
à tout ce que dit et fait sa
femme, qu’il serait, je crois, difficile
d’échapper à ses observations. Personne ne sait mieux que moi, ai-je dit, cette
aventure de roman ; mais il y manque
le fond, qui est un beau sentiment ;
et c’est dommage, car le cadre est
parfait. Le Marquis est mon cousin,
et le hasard m’ayant conduite pour mon
petit commerce à Lœwenstein, chez
ses généreux hôtes, il m’a entretenue
de toutes leurs bontés, et il ne tarit
point dans les effusions de sa reconnaissance ;
mais elle porte autant, je
vous assure, sur la mère que sur la
fille, et tout autant sur le Commandeur.
Il aurait été surprenant qu’on
n’eût pas arrangé un roman sur cet
événement, il n’y en a pas qui y prête
davantage. Si monsieur le Comte est
porté à être jaloux, il peut aisément
prendre les expressions d’un homme
pénétré de reconnaissance et ses
empressemens, pour des témoignages
d’un sentiment plus tendre ; je conviendrai aussi, que s’il ne connaît
pas les manières galantes des Français,
il peut encore être induit en
erreur plus facilement. Mon cousin
est du très-petit nombre des gens de
son âge, qui retracent cette ancienne
galanterie, dont les vieilles femmes
regrettent la perte, et qui vient d’une
envie générale de plaire, jointe à une
grande politesse. Personne ne pourrait,
au reste, mieux que moi rassurer
monsieur de Loewenstein,
car je connais à mon cousin une
grande passion qui n’ajoute pas peu
au regret qu’il a d’être expatrié. J’ai
dit tout cela sans chaleur et avec une
sorte de négligence. Tout le monde
a été de mon avis sur le ton de galanterie
des Français, qui fait supposer
qu’ils sont occupés de femmes
qui ne les intéressent nullement. Je
vous ai fait amoureux pour dérouter encore davantage, et vous voyez que
je ne suis pas sans talent pour le rôle
de confidente. Ne faites pas cependant
trop de dépense en reconnaissance ;
la Comtesse est pour les trois
quarts et demi dans l’intérêt que j’ai
pris dans cette conversation, et dans les
craintes qui m’ont occupée. C’est une
des personnes pour qui je me suis
senti le plus de penchant, et il me
semble que je suis son amie depuis
plusieurs années ; j’ose me flatter
qu’elle partage mes sentimens, ainsi
que mademoiselle Émilie, par contre
coup. J’ai donc été effrayée pour
son repos, des discours qu’on tient
sur votre liaison, et qui peuvent revenir
à son mari, et sachant par vous-même
l’impression qu’elle vous a faite,
je tremble des indiscrétions que vous
pouvez commettre, soit par l’expression
de vos regards, soit par des manières trop empressées, enfin de
tout ce qui peut déceler la passion
aux yeux d’un homme attentif et
intéressé. J’ai été plus loin, et j’ai
craint la Comtesse elle-même ; car
sans vous faire de complimens, elle
peut bien vous préférer innocemment
à tout ce qu’elle a vu, sans être éprise
de vous, et cette préférence, qui ne
tiendra qu’à son goût et à son discernement,
peut avoir l’air de venir
de son cœur ; enfin, à quels dangers
n’est pas exposée une femme
qui passe des journées entières avec
un jeune homme poursuivi par l’infortune,
qui, en disposant un cœur
sensible à l’attendrissement, semble
frayer vers lui une route plus abrégée !
Je suis rentrée chez moi, mon
cher cousin, pour vous faire part, et
des discours qu’on tient et de mes
réflexions : je sais que vous êtes susceptible de passions violentes ; mais
je connais votre honnêteté : songez à
votre situation et à celle de la Comtesse,
si douce, si paisible, si éloignée
des orages des passions. Je sais que
des femmes plus aimables que moi
vous auraient fait un récit plaisant des
inquiétudes d’un vieux comte de Tun-der-then-trunck, qu’elles vous féliciteraient
du petit amusement que le
sort vous a destiné, en vous conduisant
auprès d’une jeune et belle dame
de château ; qu’elles vous inviteraient
à mériter qu’elle vous dise comme cette
dame Allemande, qui trouvait qu’un
prince la pressait trop vivement : pour dieu, votre altesse a la bonté d’être trop insolente. Je suis persuadée, mon
cousin, qu’au fond de votre cœur vous
applaudirez à ma pédanterie. Adieu.
LETTRE XLIV.
au
Marquis de St. Alban.
J’apprends, monsieur le Marquis,
par le plus grand hasard, que vous
êtes ici, et ne pouvant me rendre
chez vous dans le triste état où je
suis, j’ose vous prier de me faire
l’honneur de passer chez moi. Je n’ai
d’autre titre pour attendre cette grâce
de vous, que l’infortune ; mais, Monsieur,
elle ne me réduira jamais à
faire des demandes indiscrettes ; un intérêt plus puissant m’anime, et ce
sont vos bons offices, et non des secours
que j’invoque pour une malheureuse
orpheline digne d’un meilleur
sort : je dis orpheline, car il ne
s’en faut que de peu de jours qu’elle
soit privée de mon faible appui. Si
vous daignez lui accorder le vôtre, je
me croirai heureux en quittant cette
vie, et je bénirai le ciel de n’avoir
pas permis qu’elle soit tranchée par
le fer des bourreaux, et de m’avoir
préservé d’une résolution désespérée,
que la religion m’interdit. Je n’oublierai
jamais d’avoir vu quatre malheureux
Émigrés s’avancer vers la
Meuse, se tenant par la main, et s’y
précipiter après s’être dit un déplorable
adieu. Combien d’autres errent
dans divers lieux, poursuivis par
le besoin ? Combien sont forcés de
travailler de leurs mains ? Il est des hommes qui doivent désirer de vivre,
ce sont ceux qui peuvent encore espérer
de venger leur malheureux
maître ; pour moi, qui ne suis plus
qu’un inutile fardeau sur la terre, il
ne me reste plus qu’à mourir. J’ai
l’honneur d’être Monsieur etc.
P. S. La personne qui veut bien se charger de ma lettre vous indiquera ma triste demeure.
LETTRE XLV.
à la
Cesse de Loewenstein.
C’est après en avoir conféré avec
madame la duchesse de Montjustin,
que j’ose m’adresser à vous, et je ne
dirai pas pour vous importuner, puisqu’il
s’agit de secourir l’infortune et
de prêter un appui à l’innocence.
Daignez lire la lettre que je joins ici.
Elle m’a été remise il y a deux jours,
et j’ai volé aussitôt à l’endroit qu’on
m’indiquait. Comment pourrai-je
vous peindre l’affreux spectacle qui
s’est offert à mes yeux ? un vieux nègre couvert de haillons m’a fait traverser
une petite cour, où je crois que
le soleil n’a jamais dardé ses rayons ;
montant ensuite par un escalier dont
les marches à demi rompues laissaient
passer le jour à travers, je suis arrivé
à une espèce de grenier.
Là, j’ai vu, couché sur un grabat, un vieillard à cheveux blancs. Près de lui, sur le bras d’un mauvais fauteuil, était un cordon rouge devenu feuille morte auquel pendait une croix cassée ; une jeune fille dans le plus grand délabrement était accroupie près d’un réchaud, occupée à faire chauffer un peu de bouillon d’herbes, et le nègre, les mains jointes sur sa poitrine, se tenait dans un coin levant de temps en temps les yeux au ciel : je suis demeuré interdit un moment à l’aspect et des personnes et du lieu. « C’est sans doute monsieur le Marquis de **** à qui j’ai eu l’honneur d’écrire, qui veut bien venir me visiter ? — Oui, monsieur le Comte, j’accours à vos ordres, pour vous offrir tous les services qui peuvent dépendre de moi. — Je suis touché, Monsieur, de votre générosité ; mais je suis bien près du terme où l’on n’a plus de recours à avoir que dans la bonté divine. Daignez m’écouter : je vous ai écrit une lettre qui vous a exprimé faiblement, et mes sentimens et ma résignation, et je vais en peu de mots vous expliquer ce qui m’a conduit ici, et ce que j’attends avec confiance d’un homme d’honneur et d’un gentilhomme. Je suis lieutenant-général des armées du Roi, et j’ai soixante-seize ans ; lorsque j’ai appris au fond de ma province que la noblesse se rendait auprès des Princes, pour tâcher de rétablir le meilleur des rois sur son trône, j’ai consulté mon zèle bien plus que mes forces, et je suis accouru auprès des Princes avec le peu d’argent que j’ai pu rassembler au moment : j’ai eu l’honneur de commander la coalition de ma province. Lorsque l’armée a été dispersée, j’ai été obligé de vendre en détail mes chevaux, ma montre, mes boucles, et je suis venu ici pour y joindre ma malheureuse fille que je savais y être arrivée depuis quelque temps ; je l’ai trouvée expirante dans la plus affreuse misère, et n’ayant auprès d’elle pour la secourir que ce brave homme que vous voyez. À ces mots le nègre a fondu en larmes, et s’est comme traîné vers le Comte, dont il a baisé la main à genoux en répétant d’une voix entrecoupée de sanglots : bon maître, bon maître ; le vieillard était attendri ; mais on voyait qu’il ne pouvait plus pleurer. Il a repris en disant : ma malheureuse fille, en mourant m’a laissé chargé de cet enfant que vous voyez, qui en ce moment est à la fois, et toute ma ressource et l’objet de toutes mes sollicitudes pour l’avenir. J’ai reçu quelques secours d’un honnête bourgeois, seul confident de ma détresse ; ils suffiront pour soutenir ma faible existence qui ne peut durer long-temps ; mais après moi, qui prendra soin de ma malheureuse petite-fille ? Apprenant que vous étiez ici, Monsieur, j’ai pensé que la providence lui adressait un protecteur. — Vous ne vous êtes pas trompé, et je répondrai à votre confiance qui m’honore autant qu’elle me touche. — J’achève, Monsieur, j’ai pensé que lorsque le ciel aura disposé de moi, vous pourriez vous intéresser pour faire entrer mon enfant auprès de quelque personne honnête et charitable ; elle a reçu une excellente éducation, et quoiqu’elle n’ait que quatorze ans, elle a des talens et de l’instruction. Voilà, Monsieur, ce que j’ose espérer de votre générosité qui m’est connue, parce que nous avons eu des amis communs. Je l’ai assuré que ses vues seraient remplies dans cette triste circonstance, que je ne croyais pas aussi prochaine que lui. Il m’a interrompu en levant les yeux au ciel, et disant : j’ai vu tomber le trône et l’autel, j’ai vu le meilleur des rois périr sur un échafaud, et la plus intéressante des reines subir un fort non moins affreux, avec plus d’ignominie encore. Comment pourrais-je désirer de rester dans un monde souillé de tant d’horreurs ? J’avais à peine la force de parler, madame la Comtesse, et les larmes inondaient mon visage. Il m’a tendu sa main brûlante de l’ardeur de la fièvre, et m’a dit : je suis touché de vos sentimens. Vous pouvez, lui ai-je dit, Monsieur, m’en récompenser puisque vous daignez y mettre quelque prix. — Eh comment, Monsieur ? — En acceptant quelques faibles secours que la fortune me met à portée de vous offrir. Il s’en est toujours défendu, et à la fin, vaincu par mes instances, il m’a dit : je m’abandonne à vous, mais songez auparavant s’il n’est pas des infortunés plus intéressans à secourir ; je sens que je n’ai que quelques jours à vivre, et ceux qui peuvent fournir une longue carrière, être utiles à leur patrie, sont à préférer. — Il n’en est pas, Monsieur, de plus digne d’intérêt, daignez m’en laisser le juge. Je lui ai fait promettre de se laisser transporter dans une maison plus commode, et il y a consenti. Je me suis ensuite approché de la jeune demoiselle, que les sanglots suffoquaient pendant les discours de son père. Votre sort va changer, lui ai-je dit, Mademoiselle, tâchez de vous calmer, et livrez-vous encore à l’espoir. — Ah ! Monsieur, c’est pour mon papa que je pleure, vous en aurez donc soin, Monsieur ? ah je le crois, vous paraissez si bon. Cette jeune personne, au reste, est de la figure la plus noble et la plus intéressante. Pauvre, malheureuse !… dans son triste état cette beauté peut être un malheur de plus ! Je me suis empressé de les quitter afin de profiter du reste de la journée pour leur chercher un logement ; j’ai été assez heureux pour en trouver un convenable, dès le soir le bon vieillard et sa fille ont été décemment logés ; j’ai mis auprès de lui une garde, et envoyé chercher un médecin, qui m’a dit en sortant, que le malheureux père n’avait que peu de jours à vivre ; cette fâcheuse idée a empoisonné toute la satisfaction dont j’avais joui. Quel eût été mon bonheur si j’avais pu le rendre à la vie ! J’ai fait part à ma cousine de ces tristes détails, elle m’a donné, madame la Comtesse, le conseil de m’adresser à vous, pour vous demander vos bons offices pour la jeune demoiselle ; elle pense, ainsi que moi, que vous trouverez du plaisir à la protéger et à la secourir, et que parmi vos amies, et vos connaissances, il peut se rencontrer quelque personne qui veuille bien en prendre soin. Enfin le père m’a laissé même le maître de la faire entrer comme femme de chambre, en changeant de nom.
Je voudrais bien devoir à une plus heureuse circonstance, le bonheur de me rappeler à votre souvenir, et je vous supplie d’agréer avec bonté l’hommage du plus profond respect, de mon immortelle reconnaissance, et de la plus juste admiration.
LETTRE XLVI.
au
Marquis de St. Alban.
Quel siècle que celui où nous vivons,
monsieur le Marquis, et combien il
rassemble d’infortunés et de scélérats,
de crimes et d’actes héroïques. La
situation du malheureux général que
vous avez si généreusement secouru,
et celle de sa petite-fille, dévouée si
jeune à ce que l’adversité a de plus
cruel et de plus humiliant, m’ont
vivement touchée, et je vous remercie
d’avoir songé à moi pour contribuer
à adoucir leur sort. Mon oncle partage l’intérêt qu’inspire une aussi déplorable
situation ; mais il s’est récrié avec
une sorte d’indignation, sur l’idée de
mettre en service la fille d’un homme
de qualité. Le Commandeur de Lœwenstein,
a-t-il dit, rougirait de
dégrader une infortunée en voulant
la secourir. Il entre en colère au
mot de femme de chambre : elle sera,
si je le puis, dit-il, fille d’honneur
de quelque princesse ; et en attendant,
il aura soin de la placer convenablement
dans un couvent de Mayence.
Que diraient les Démocrates, a-t-il
ajouté, en voyant ces Aristocrates, si
fiers suivant eux, borner leur générosité
pour leurs semblables à l’offre
d’une infâme servitude. Je viens
d’écrire par ses ordres à une de mes
amies, de retenir une place pour une
pensionnaire dans un couvent où j’ai
habité pendant un voyage de ma mère en Westphalie. Mon oncle, monsieur
le Marquis, se charge de tous les
frais nécessaires pour l’installer, et
de pourvoir au payement de la pension
qui est peu considérable ; ainsi, au
moment où elle perdra son malheureux
aïeul, envoyez-moi cette pauvre
orpheline, et ayez la bonté pour
satisfaire mon oncle, de me faire remettre
en même temps tous les renseignemens,
titres, brevets qui peuvent
servir à constater sa naissance,
et son rang. Mon oncle vous prie de
permettre qu’il s’associe à vous pour
procurer au malade tous les secours
qu’exige son état. Je joins donc ici,
par ses ordres, trente ducats et vingt
autres que nous désirons, ma mère
et moi, être employés à habiller la
jeune personne. Madame la duchesse
de Montjustin voudra bien se charger
de ce soin ; mais pour le moment nous pensons qu’il faut se borner à
ce qui est exactement nécessaire,
parce qu’il paraît qu’elle est menacée
d’avoir bientôt besoin d’un habit de
deuil. Mon oncle vous prie d’excuser,
s’il ne vous envoie pas une plus
forte somme en ce moment ; mais
vous pouvez compter sur lui pour
pourvoir à tout ce qui sera nécessaire
à la jeune personne. Je sens que
vous devez, monsieur le Marquis,
éprouver un grand regret d’être
obligé de recourir aux autres pour
secourir des malheureux, et que ce
n’est pas ce que votre situation a
de moins sensible pour un cœur
comme le vôtre. J’espère que nous
aurons bientôt le plaisir de vous revoir,
et nous pourrons alors arranger
tout ce qui concerne votre petite
protégée à qui ses malheurs, et
l’intérêt que vous y prenez assurent tous les services qui peuvent dépendre
de nous. J’ai l’honneur
d’être etc.
P. S. Vous trouverez quatre ducats de plus, que j’ose vous prier de remettre à ce bon nègre pour s’habiller, et je suis persuadée que vous ne trouverez pas ce soin au-dessous de vous.
LETTRE XLVII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Vous avez cru, mon Émilie, qu’il
ne serait plus question de ce portrait
qui m’a causé tant d’effroi ; mais il
semble que quelque chose de fatal soit
attaché à cette peinture, elle m’a fait
connaître les sentimens du Marquis,
hélas ! ma chère amie, elle vient aussi
de lui faire connaître toute ma faiblesse.
En vérité, il y a une destinée
qui se joue de notre prudence, et
nous rend à son gré innocens ou coupables. Que puis je faire de mieux
que de faire fermer ma porte au Marquis,
lorsque je suis seule au château ?
et vous allez voir comment cela m’a
réussi. Toute la maison a été dîner
hier chez monsieur de Warberg, et
comme la société de sa femme m’ennuie,
j’ai pris le prétexte de ma santé
pour rester chez moi : on sait combien
j’ai de plaisir à me trouver seule
de temps en temps, ainsi mon projet
n’a point surpris. J’ai dîné, un livre
sur la table, comme vous savez que
je fais quelquefois ; il me tenait lieu
de convive, et valait certainement
mieux que les trois quarts et demi de
ceux avec qui j’ai l’honneur de dîner :
ce livre était les œuvres de Racine,
que j’ai commencé de relire il y a
quelques jours, et que je relis une
fois ou deux par an, comme quelques
autres bons livres, tels que Télemaque, La Bruyère etc. Après dîner je
me suis mise à travailler, et vers les
cinq heures j’ai été me promener,
avec mon livre et mon chien, après
avoir dit que s’il venait quelque visite
pour moi, on dit que je n’y étais
pas. Me voilà dans le jardin, assise
sur un banc qui est auprès d’une petite
porte qui donne sur le chemin ;
la tragédie de Phedre se trouve dans
le volume que j’ai emporté, et je lis
Phedre à l’endroit où Hypolite parle
de son amour, je me rappelle le vers
que le Marquis a mis au bas de mon
portrait, et je ne sais quelle idée me
prend de revoir le portrait et le vers ;
je le tire de ma poche et le place sur
une des pages du livre, en continuant
à lire assez haut quelques vers, et
je répétai plusieurs fois d’un ton plus
élevé ces deux vers-ci, qui me frappèrent
vivement alors :
« Vous aimez, on ne peut vaincre sa destinée,
« Par un charme fatal vous fûtes entraînée. »
J’étais attendrie de la situation d’Hypolite, de celle du Marquis, peut-être ; car je ne cherche à rien dissimuler, et quelques larmes avaient coulé de mes yeux. C’est dans cet instant qu’un petit bruit se fait entendre, et que mon chien aboie ; je lève les yeux, et le Marquis se trouve près de moi : je fais un cri, je me lève et mon livre et le portrait tombent ; le Marquis se précipite pour les ramasser, et voyant ce portrait, il se jette à mes genoux, et levant tour à tour les yeux au ciel et sur moi, tenant ce portrait entre ses mains, me demande bien éloquemment sans prononcer une parole, ce portrait que le destin semble lui restituer. L’émotion que j’éprouvais en lisant la tragédie, l’attitude du Marquis, ma surprise, l’inquiétude me laissent à peine la liberté de parler. Mes yeux se remplissent de larmes, et je ne puis que lui dire de se lever, et tendre la main pour ravoir mon portrait ; il se jette sur ma main, qu’il serre, qu’il baise avec transport, et comme hors de lui-même met dans sa poche le portrait. Je ne vous le pardonnerai jamais, Marquis, lui dis-je, avec une extrême vivacité, et c’est la dernière fois que vous me voyez. Je fais quelques efforts pour le quitter, il s’élance vers moi ; le voilà encore à genoux, et il me rend d’un air soumis ce portrait fatal ; alors je lui fais des remercimens de bien bon cœur de sa complaisance, et il s’efforce de se payer en me baisant mille fois les mains. Devenu un peu plus calme, il me raconte qu’on lui a dit au château que je n’y étais pas, et qu’il n’en a pas douté, qu’en s’en retournant, le timon de sa voiture s’est cassé à vingt pas de la petite porte du jardin, et que son postillon a été au village chercher un maréchal pour mettre un lien de fer au timon brisé. Pendant ce temps, a-t-il dit, je suis descendu pour me promener, et ayant vu sortir un jardinier par la petite porte, je lui ai demandé la permission d’entrer, et de me promener en attendant que ma voiture fût raccommodée ; à peine ai-je en fait cinquante pas que j’ai entendu une voix, que j’ai cru reconnaître, et j’ai écouté attentivement ; c’était la vôtre, et j’ai distinctement entendu que vous déclamiez des vers ; c’est alors que m’étant approché plus près pour voir si vous étiez seule, le bruit que j’ai fait vous a fait tourner les yeux de mon côté. Que dites-vous de tant d’accidens, ma chère Émilie, si naturels, si peu importans en eux-mêmes, et cependant si extraordinaires et si intéressans par leur influence sur moi. La conversation a été fort languissante, et ce n’était pas faute de matière : le Marquis embarrassé, craignait de parler et ne disait rien ; je tâchais, pour éviter de le paraître, de parler de choses indifférentes. Il m’a demandé ce que je lisais, et je lui ai dit que c’était Phedre de Racine : vous voyez, dit-il, dans cette pièce, que l’amour est impossible à vaincre, et le farouche Hypolite a eu beau se défendre il a été obligé de céder ; la raison peut vous réduire au silence ; mais elle ne diminue rien de l’ardeur de la passion qui semble, à force d’être concentrée, prendre encore de nouvelles forces. L’absence, a-t-il dit, n’est pas un moyen d’en triompher, et ceux qu’elle a guéris ont prouvé par là que leur cœur était légèrement affecté. On a dit avec vérité et fort ingénieusement que l’absence était comme le vent qui éteint les petits feux et redouble l’action des feux violens. Il me semble, lui ai-je dit, qu’il faut commencer au moins par croire qu’on a quelque, empire sur ses passions ; c’est un moyen de s’assurer de leur force, et de vaincre celles qui n’ont pas le dernier degré de violence ; mais si dès les premières impressions qu’on éprouve, on est persuadé de l’inutilité de la résistance ; on cédera aux plus légères atteintes. Je crois donc qu’il ne faut jamais désespérer du triomphe de la raison, et que pour le faciliter il est nécessaire d’éviter toutes les occasions qui peuvent leur donner de l’aliment. Je vous avouerai, mon Émilie, qu’en parlant ainsi je ressemblais à un poltron qui prêcherait le courage, ou à ceux qui chantent la nuit, pour faire croire qu’ils n’ont pas peur ; je tâchais par là, et de m’affermir moi-même et d’empêcher, par un ton sérieux et composé, que le Marquis ne se livrât à des effusions de sentimens ; mais tout à coup il s’est écrié avec vivacité : il est bien facile de raisonner ainsi dans le calme de l’indifférence ; je crois avoir autant d’empire sur moi qu’un autre, et pendant six semaines, Madame, je l’ai prouvé ici par mon silence et la plus respectueuse circonspection ; sans le portrait, vous auriez peut-être toujours ignoré l’impression que vous avez faite sur moi, et que rien ne pourra effacer. Je sais que je ne dois prétendre à aucun retour et qu’aucun espoir ne m’est permis, mais est-ce une témérité d’aspirer à la compassion ; je vous ai vue les larmes aux yeux, et vous aviez à la main le portrait qui vous rappelait mes sentimens. Que ne m’est-il permis de croire qu’il entrait un peu de chagrin de mes peines, dans ce qui faisait couler vos larmes ! Dites-moi, Madame, que vous me plaignez, dites-moi que lorsque vous étiez libre, vous n’auriez pas dédaigné l’hommage de mon cœur. Une telle assurance, lui ai-je dit, me paraît devoir ajouter à vos chagrins ; car on est plus malheureux encore en songeant qu’on eût pu être heureux : vous voulez que je vous plaigne, pouvez-vous douter, quelque soit le motif de vos peines, que je ne sois pas fâchée de vous en savoir tourmenté. Eh bien ! dit-il, pourquoi ne pas me rendre ce portrait, et que pouvez-vous me répondre à ce que je vais vous dire ? Le Commandeur exige que je fasse le portrait de sa chère nièce, et il me sera bien facile d’en faire un pour moi en même temps, de mettre au bas tous les vers qu’il me plaira ; quel intérêt avez-vous donc à ne pas me rendre celui qui m’a causé tant d’alarmes ? Vous avez eu des preuves de ma soumission, daignez m’en donner de votre indulgence. Il s’est jeté à mes genoux de nouveau, avec un transport qui m’a touchée, et ses instances, et sur-tout la considération de la facilité qu’il a d’avoir un autre portrait, m’ont déterminée, à lui rendre celui qu’il désirait si vivement, et qui dans le fait lui appartient. Il l’a baisé mille fois avec une inexprimable ardeur, et le serrant dans son porte-feuille : je perdrai la vie avant que de le laisser échapper une seconde fois. Il n’en a pas été plutôt en possession que les transports de sa joie m’ont fait sentir que j’avais fait une faute, et qu’il ne pouvait se trouver si heureux, que parce que cette restitution lui paraissait volontaire. Plus il était heureux, plus je sentais que j’avais eu tort ; mais il n’y avait plus moyen d’y revenir. L’on est venu l’avertir que sa voiture était raccommodée, et craignant le retour de mes parens, je l’ai pressé si vivement de me quitter, qu’il s’y est déterminé sans difficulté, et je crois par la crainte de s’entendre redemander le portrait. Il m’a encore baisé les mains en partant, et a répété d’un son de voix attendrie : présente je vous fuis, absente je vous trouve. Un moment après son départ je me suis rappelée la circonstance des cheveux qui ne m’était pas revenue à l’esprit, et qui m’aurait certainement empêchée de céder à ses plus vives instances ; mais il n’était plus temps. Adieu, Émilie, voilà ma journée ; je m’abandonne à vos réflexions, et à vos conseils.
LETTRE XLVIII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Ce qui est fait est fait, ma chère
Comtesse, vous savez que je n’aime
point à rabâcher, ainsi vous ne serez
point grondée ; je ne gronderais pas
même le Marquis, si j’étais en droit
de le faire ; car enfin il a commencé
par vous obéir, et l’argument qu’il
a employé était assez spécieux ; mais
je conçois sa joie, il croit avoir obtenu
de vous ce portrait, et il croit
bien aussi, être pour quelque chose
dans les larmes que vous avez répandues, en le contemplant, votre
livre à la main. Je ne vous dirai rien,
ma chère amie, sur votre situation ;
serait-ce des leçons que j’entreprendrais
de faire à une femme dont les
principes sont aussi sûrs, et qui est
pénétrée de respect pour ses devoirs ;
à une personne aussi éclairée, qui voit
d’un coup d’œil, plus de faces dans
un objet, que moi en le fixant long-temps ;
à vous, à qui l’instinct d’une
raison supérieure, fait connaître si
clairement, et juger si surement, exprimer
si nettement des choses qui
s’obscurcissent dans les longs circuits
de mes raisonnemens ? Je crois que
vous avez pour le Marquis un attachement
plus vif que ne l’exigerait
votre repos ; mais votre sagesse en
saura réprimer les élans, et votre
amie seule pénétrera au fond de cette
ame si pure, et y lira peut-être, des combats qui ne feront que redoubler
son estime. La nature vous a donné
un cœur sensible ; et l’amitié ne suffit
pas pour en consumer l’activité.
Il est des gens qui prétendent que
chaque être dans l’univers a son pareil
en sentimens, en rapports de
qualités et d’avantages de tout genre,
qu’il ne s’agit que de le rencontrer
pour faire un assortiment complet, et
la plus heureuse union ; je crois que
vous avez rencontré dans le Marquis,
cet être assorti à vous par la nature,
et vos cœurs ont volé l’un vers l’autre ;
mais la barrière insurmontable
des lois et du devoir les sépare, la
gloire du courage vous est réservée,
et le contentement qui naît de la vertu,
sera le prix d’un pénible combat.
À votre place je tâcherais de m’étourdir
sur ma situation, par la dissipation ;
je ferais de fréquens voyages, je m’appliquerais avec plus d’ardeur
au dessin, je ne lirais aucun roman,
aucune pièce de théâtre, et je ferais
mes efforts pour être toujours en
compagnie. Ce ne sont point, prenez-y
garde, des leçons que je vous
donne, mais des avis sur votre repos,
et ce qu’on appelle en médecine,
des remèdes de bonne femme. Les
plus habiles médecins lorsqu’ils sont
malades, en consultent d’autres bien
moins habiles, et cela sans avoir
perdu la tête, parce que dans sa
propre cause, nul n’est un juge bien
intègre ; la crainte et l’espérance
agissent trop fortement sur nous,
lorsque nous avons un grand intérêt,
pour laisser au jugement l’entier
exercice de ses lumières ; mais quand
le cœur est prévenu, qui peut distinguer
surement les inspirations
d’avec les pensées de l’esprit ? La Rochefoucault, que vous n’aimez
pas, a dit : l’esprit est souvent la dupe du cœur. C’est à vous prémunir
contre cet enchanteur, que mon amitié,
peut être bonne en cette circonstance,
et elle ne vous perdra
pas de vue un instant. Adieu, ma
chère Comtesse.
LETTRE XLIX.
à la
Duchesse de Montjustin.
Je me suis mis à dessiner, ma chère
cousine, depuis quelques jours, et
cela m’a fait venir l’idée que je pourrais
bien aussi mettre mes talens à
profit, comme mon aimable cousine. Je
peins assez bien, comme vous savez,
c’est une ressource contre l’ennui,
jusqu’au moment où c’en sera une
contre le besoin. J’irai à Francfort, pour
me procurer tout ce qui m’est nécessaire
pour exercer mon talent. Nous
nous ferons valoir tous deux, ma cousine ; je dirai, que j’ai une parente
qui fait des fleurs aussi belles que
celles que produit la nature, et vous
direz, que vous avez un cousin qui
fait des tableaux charmans, et excelle
à faire des portraits ressemblans. J’espère
que la Comtesse voudra bien essayer
mon talent, et que je ferai
d’elle un portrait qui fera disparaître
de son sallon, ce vilain barbouillage
qui la déshonore aux yeux de ceux
qui la connaissent. Je ne parlerai de
mon talent que lorsque j’aurai quelque
morceau à montrer. Il serait heureux,
ma chère cousine, de commencer par
vous. Le mérite de l’original ferait
valoir le peintre ; ainsi il ne tient
qu’à vous de me mettre en vogue, et
de me faire joliment gagner ma vie.
J’ai été, il y a huit jours, chez la Comtesse, que j’ai trouvée lisant Clarisse ; elle laisse tout pour cette lecture, et a déjà passé plusieurs nuits entières, sans pouvoir la quitter. Personne n’est plus digne de sentir le prix de cet ouvrage, que l’aimable Victorine. Rien n’échappe à son esprit, rien ne manque son effet sur son cœur. Elle m’a dit, qu’elle ne pouvait parler à présent de l’impression que lui fait Clarisse, que tous les personnages sont en scène sous ses yeux ; qu’elle tremble d’achever, et ne peut s’arrêter ; qu’elle a besoin, pour en parler, de voir dissiper le trouble que lui cause cette lecture. Il me semble, m’a-t-elle ajouté, que ma tête et mon cœur renferment un chaos d’idées et de sentimens qui se pressent et me tiennent en suspens. Il faut que je me remette de l’espèce d’éblouissement que j’éprouve. Dans peu de jours elle aura achevé de lire ses six volumes en entier, elle compte que vous lui ferez le plaisir de lui adresser votre sentiment, qu’elle vous a demandé. Ainsi vous voilà engagée dans une dissertation en règle, et j’espère que vous me permettrez d’en prendre lecture. Adieu, ma très-chère cousine.
LETTRE L.
à la
Cesse de Loewenstein.
Le comte de ***, madame la Comtesse,
est mort il y a quatre jours.
J’ai fait venir aussitôt chez moi, sa
pauvre petite Charlotte. On lui a
ce matin, apporté ses habits de deuil,
et vous la trouverez, je crois d’une
charmante figure. La pauvre enfant
ne cesse de pleurer, et de me serrer
dans ses bras. Je suis la seule dans
l’univers, dit-elle, qui prenne intérêt
à elle, et je crois voir une jeune colombe se réfugiant sous l’aile de sa
mère. Que la jeunesse, que l’innocence
ont de charmes ! et lorsque la
sensibilité vient les animer, qui pourrait
résister à leur empire ? Je lui ai
appris ce que le Commandeur faisait
pour elle. Et qui peut l’engager,
dit-elle, à prendre soin de Charlotte ?
Il connaissait donc mon grand-papa ?
Non, ma chère enfant, lui ai-je
dit ; mais c’est un homme noble et
généreux, qui se fait un devoir et
un plaisir de secourir les malheureux,
et sur-tout ceux que distinguent leurs
services, et leur attachement pour
leur prince. — Si cela est ainsi, mon
grand-papa avait bien des droits à ses
bontés ; car il a servi tant que les
Français ont été rassemblés, il n’y
avait pas de jour, qu’il ne pleurât en
songeant à la mort du Roi. Elle doit
partir incessamment, madame la Comtesse, accompagnée d’une femme
sûre qui la remettra entre vos mains.
Comme j’en suis là de ma lettre.
Charlotte, qui était sortie de ma
chambre, vient de rentrer avec un papier
à la main. C’est une lettre qu’elle
a écrite au Commandeur, et que je
joins ici sans être cachetée ; elle vous
préviendra, je crois, en faveur de
cette pauvre enfant ; l’idée vient d’elle
et il n’y a pas une phrase qui lui ait
été dictée. Adieu, madame la Comtesse,
daignez vous charger de remercier
de nouveau le noble et bienfaisant
Commandeur, et lui envoyer la
lettre de Charlotte.
LETTRE LI.
au
Commandeur de Loewenstein.
Madame la Duchesse vient de me
dire que votre excellence daignait
prendre soin de moi, et me placer
dans un couvent ; moi, pauvre orpheline,
qui n’aurais jamais cru pouvoir
prétendre à vos bontés ; mais
elle dit qu’il suffit d’être malheureux
pour vous intéresser, et dès-lors je
puis dire que j'ai bien des droits
à vos bienfaits, qui vivront à jamais
dans mon cœur. Madame la Duchesse
me fait partir après-demain, pour me rendre auprès de madame la Comtesse,
votre nièce, qu’on dit bien aimable.
Je me trouve trop heureuse, monseigneur,
mais cependant j’ai sur le
cœur un chagrin dont je vais prendre
la liberté de vous parler. Mon papa
avait un nègre qui l’a défendu tant
qu’il a pu ; il nous a arrachés aux
flammes que j’ai vu brûler tout notre
château, et aux brigands qui ont
massacré mon père, et je n’oserais
vous dire ce que les barbares ont
encore fait ; car je frémis d’horreur en
y songeant, et je vous ferais trop de
peine. Le brave Almanzor nous a
conduites, ma mère et moi, dans une
cave où il nous a gardées deux jours au
risque de se faire massacrer, et il
nous a accompagnées à Francfort. Il
me portait, monseigneur, quand j’étais
trop lasse ; car nous avons fait plus
de soixante-dix lieues à pied, mais ce n’est pas tout, nous avons été réduits
à la dernière misère, et diriez-vous
qu’Almanzor demandait l’aumone,
sans nous le dire, dès que la nuit venait,
et qu’il nous a fait vivre deux
jours des charités qu’il a reçues. Il
n’a quitté ma mère et mon grand-papa
qu’à leur mort ; puis-je être
heureuse, monseigneur, quand je saurai
Almanzor, qui n’est plus jeune,
dans la misère ? Il ne vous en coûtera
peut-être qu’un mot, pour placer quelque
part cet honnête homme. Pardonnez
ma hardiesse ; mais j’aimerais
mieux encore être indiscrette qu’ingrate.
J’ai l’honneur d’être avec un
profond respect,
Votre très-humble et très-
obéissante servante
Charlotte de ***
LETTRE LII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Il y a vingt personnes ici, ma chère
Duchesse, et je ne puis quitter que
pour un instant le sallon. Le Commandeur
a reçu la lettre de Charlotte,
il en a été enchanté et l’a
fait lire à tout ce qui est ici. L’idée m’est
venue de profiter de la grande compagnie
pour faire une quête en faveur
d’Almanzor, et vous recevrez trente
ducats avec cette lettre. Charlotte
va pleurer de joye, et pour la rendre
tout-à-fait heureuse, dites-lui que le baron de Sthaller, dont le concierge
vient de mourir, lui donne cette
place ; il sera logé, nourri, ce bon noir
qui a bien peu de pareils parmi les
blancs, et il aura de bons appointemens.
Adieu, ma chère Duchesse,
dites à Charlotte que le Commandeur
l’embrasse de tout son cœur, et
il me charge de lui dire, qu’elle ne
doit plus se croire orpheline.
LETTRE LIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Vous connaissez, madame la Duchesse,
l’enthousiasme du Marquis pour Clarisse.
Je suis occupée à lire cet intéressant
ouvrage, et mademoiselle de
Wergentheim le lit aussi dans ce
moment, pour son plaisir, et afin de
pouvoir nous en entretenir ensemble.
Vous ne m’avez pas paru entièrement
de l’avis du Marquis ; nous voudrions
bien, madame la Duchesse, savoir votre
sentiment, parce que nous pensons que
personne ne peut mieux apprécier un tel ouvrage. Vous avez une mesure
de sensibilité et de raison, qu’il
est bien rare de trouver réunies dans
la même personne ; le Marquis a beaucoup
d’esprit ; mais mon amie prétend
que pour peu que son cœur soit de
la partie, son esprit ne sert qu’à trouver
de spécieuses raisons pour appuyer
ses sentimens. Vous voyez, madame
la Duchesse, que c’est à vous qu’il appartient
d’éclairer le jugement de
deux jeunes personnes, qui voudraient
se former une idée juste d’un ouvrage
aussi célébre. On dira peut-être,
qu’il importe peu de se faire un résultat
exact du mérite d’un roman, et
qu’il faut se contenter de l’impression
qu’il cause, sans s’égarer en vains
raisonnemens, pour savoir si l’on a
raison d’avoir eu du plaisir et d’être
ému ; mais, madame la Duchesse, on
regarde Clarisse comme un ouvrage utile pour la jeunesse, et dès-lors, il
est intéressant de savoir, s’il ne peut
pas induire en erreur et égarer une
jeune personne, qui se croirait justifiée
par l’exemple de l’héroïne de ce roman.
Daignez donc vous prêter à
nos désirs ; le grand monde, où vous
avez vécu de si bonne heure, vous a
donné une expérience anticipée, et
vous ne la devez pas à l’age qui refroidit
le cœur, et dessèche même un
peu l’esprit, en le dépouillant des
fleurs brillantes de l’imagination. Mademoiselle
de Wergentheim disait
il y a quelques jours, en parlant de
cette prompte expérience que donne
l’habitation d’une ville comme Paris,
ou d’une grande cour, qu’elle était
pour une femme d’esprit par rapport à
celles d’une province ou des villes d’Allemagne,
ce que serait pour un militaire
une armée, où l’on est toujours en action, comparée à des garnisons
où l’on fait quelquefois des revues.
Mademoiselle de Wergentheim a
vécu dans des villes de guerre, ainsi
cette comparaison ne vous surprendra
pas, quoique d’une femme. J’aime à
citer souvent mon amie qui a beaucoup
d’ame et d’esprit ; mais je ne
citerai jamais rien d’elle plus volontiers,
qu’une application qu’elle vous
a faite d’un passage d’un auteur ancien,
qui dit en parlant d’une femme,
qu’il regarde comme une des premières
de son sexe. Elle fut honorée dans sa jeunesse, et aimée dans sa vieillesse. Elle prétend que lorsque
vous serez parvenue à un âge avancé,
ce passage pourrait servir d’inscription
à votre portrait. Nous avons un
grand plaisir à lire vos lettres ensemble,
et la discrétion seule nous empêche
de vous presser de les multiplier ; nous respectons d’ailleurs ces ignobles
travaux que vous savez ennoblir.
Il y a bien peu de temps que nous
avons le bonheur de vous connaître ;
mais de grands malheurs excitent un
grand intérêt qui dispose à aimer, et
il est des personnes vers lesquelles,
le cœur se sent entraîné par un invincible
attrait. Agréez, madame la
Duchesse, mon bien tendre attachement,
et l’assurance de la plus haute
considération.
LETTRE LIV.
à la
Cesse de Loewenstein.
Je n’ai rien à vous refuser, Madame,
et je vais vous faire part de mon sentiment
sur ce roman de Clarisse, dont
le Marquis vous a fait tant d’éloges.
Il ne m’appartient pas certainement,
de me faire juge d’un génie aussi
étonnant que Richardson ; mais je
vous dirai ingénuement ce que j’ai
éprouvé, et l’impression qui m’est restée
dans l’esprit. Je me souviens
que lorsque j’eus commencé la première
lecture de cet ouvrage, il y a quatre ou cinq ans, il ne me fut pas
possible de m’arrêter, et pressée d’arriver
au dénouement, je passai plusieurs
détails ; mon intérêt pour l’admirable
Clarisse croissait de page en
page, et j’étais enchantée de la variété
des caractères de tant de personnages,
dont chacun a une manière
particulière d’être affecté, et des expressions
qui lui sont propres ; enfin
l’assemblage des qualités des deux
acteurs principaux de ce drame sublime,
me paraissait ne rien laisser de
plus à imaginer à l’esprit humain : en
effet, quel plus ravissant spectacle, que
celui d’un combat engagé entre une
femme d’un esprit supérieur, et dont
l’inébranlable vertu n’est mêlée que
d’une légère teinte de faiblesse, nécessaire
pour la distinguer d’une substance
angélique, et un artificieux libertin,
comblé des plus heureux dons de la nature, et dont les vices sont mélangés
des plus estimables qualités, et
revêtus des plus brillantes couleurs !
tels sont les adversaires que l’auteur
s’est plu à mettre en opposition, et
jamais on n’a mieux proportionné l’attaque
et la défense ; mais ce n’était
que par momens que je réfléchissais
aux talens de l’auteur ; il disparaissait
presque toujours, et j’étais au
milieu des acteurs ; j’étais au château
d’Harlove, et dans le village où se
tenait Lovelace pour environner de
pièges l’innocence et la vertu ; je
voyais, j’entendais tous ses misérables
agens s’occuper du succès des
affreux complots, dont ils rapportaient
avec admiration la gloire à leur dangereux
chef. Je suis arrivée enfin,
Madame, le cœur oppressé, et fondant
en larmes, comme pour un malheur
réel, à la plus affreuse catastrophe. Ensuite j’ai véritablement assisté à
l’enterrement de l’infortunée Clarisse.
Le bruit du char funèbre s’est fait
entendre à moi, comme à ses parens,
et le son des cloches a pénétré au fond
de mon cœur. Voilà, Madame, ce
que j’ai éprouvé à ma première lecture,
que l’intérêt et la curiosité me
pressaient d’achever : je ressemblais à
un homme qui ayant fait quelques pas
en essayant de descendre une haute
montagne, est obligé de courir sans
s’arrêter, et je n’ai comme lui contemplé
qu’au bas de la montagne, l’espace
que j’avais parcouru. C’est alors
que réfléchissant, je me suis rendu
compte de quelques circonstances qui
m’avaient arrêtée un moment en lisant,
sans qu’il me fût cependant possible,
abandonnée entièrement au
sentiment, de raisonner et d’approfondir
ce qui me paraissait choquer un peu la vraisemblance. J’ai repris le
livre, et c’est alors que j’ai pu juger
cet admirable ouvrage que je relis
tous les ans. Clarisse est le plus beau
caractère qu’on ait jamais tracé, et il
est impossible de mettre plus d’art
que Richardson, dans l’assemblage
des circonstances qui font entrer une
personne si vertueuse, si mesurée
dans sa conduite, en correspondance
avec un jeune homme, dont on attaque
fortement la réputation. Ces circonstances
la forcent ensuite à quitter
avec lui la maison paternelle, et à se
confier à son seul appui ; et quel art
n’a-t-il pas fallu pour justifier une
telle démarche, aux yeux des personnes
les plus sévères ? Clarisse a pour
Lovelace un goût qu’on appelle conditionnel ;
mais qui est aux yeux du
lecteur un goût positif, et d’un autre
côté son séducteur est épris de la plus vive passion. Richesses, naissance,
figure, vertu, tout est réuni dans
Clarisse, et il ne peut trouver un
plus grand parti. Les parens de Lovelace
désirent cette union, et tout
conspire enfin en faveur de Clarisse.
Que fait cet homme si amoureux ? Il
imagine de tenter une épreuve, et de
retarder un bonheur qui est en son
pouvoir. J’en demande pardon à
Richardson ; mais je crois voir un
homme dévoré de la plus ardente
soif, qui s’amuse à considérer son
verre, qui le tourne et retourne de
divers côtés. Lovelace veut s’assurer,
dit-il, s’il est une femme qui puisse
lui résister, et sa passion qui doit l’emporter
sur tout, cède à de vains rafinemens
d’amour propre ; il se propose,
dit-il, de mettre la vertu à
l’épreuve ; si celle de Clarisse est solide,
elle n’a rien à redouter, et le mariage sera sa récompense, à moins
qu’il ne puisse parvenir à lui faire
aimer une vie plus libre ; quelques
lignes plus bas, il dit qu’il ne veut
pas laisser échapper cette incomparable
fille. Cette conduite est à mon
sens de la plus grande invraisemblance,
et il est impossible de croire,
qu’un homme amoureux qui n’aspire
qu’à la possession d’un objet aimé,
qu’un jeune homme aussi emporté
dans ses désirs, puisse être assez maître
de lui-même, pour suspendre à
son gré leur vivacité, et s’amuser à
éprouver une femme, dont la vertu
n’a jamais été suspecte, et qu’il regarde
comme supérieure à tout son
sexe. Une telle patience, une si frivole
occupation sont, je crois, incompatibles
avec l’ardeur d’une violente
passion ; ce n’est pas tout, il ne perd,
de son propre aveu, jamais l’idée de l’épouser, et que fait cet homme orgueilleux,
qui connaît si bien toutes
les convenances, qui se montre si délicat
sur la vertu, et sur la réputation
de la femme qui doit porter son
nom ? Il loge celle qu’il destine à cet
honneur, dans un lieu infâme ; c’est
là qu’il la met sous la garde d’une
femme perdue, et l’environne des
abominables satellites du vice ; il leur
fait part de ses projets, et veut devoir
à leurs détestables manœuvres, la
possession d’une jeune fille qu’il adore
et qu’il respecte comme l’ornement
de son sexe. Il sait qu’il en est aimé,
il peut l’épouser de l’aveu de ses parens,
et contre le gré de la famille
de Clarisse, ce qui le met à portée
de satisfaire à la fois et son amour
propre et sa vengeance, et il perd
un temps précieux dans la combinaison
et l’emploi de misérables artifices ; Il peut être enfin au comble de ses
vœux par sa possession volontaire, et
il préfère d’employer une potion assoupissante,
qui ne met entre ses bras
qu’un insensible marbre. Est-ce là
la conduite d’un homme passionné,
doué d’un esprit supérieur et de nobles
qualités qui couvrent de leur
éclat ses dérèglemens, et le font
échapper au mépris ? Clarisse, qui
joint à la plus inébranlable vertu,
une raison supérieure, doit savoir
qu’après le malheur qu’elle a eu d’être
contrainte, en quelque forte, de fuir
avec un homme, il ne lui reste d’autre
parti à prendre que de l’épouser au
plutôt, et de couvrir du voile du
mariage, une démarche téméraire aux
yeux du public, qui ne peut être
instruit des rigueurs exercées contre
elle, et voir par quelle gradation
d’événemens elle a été entraînée à fuir de la maison paternelle ; mais
Clarisse loin de saisir cette planche
unique pour échapper à un naufrage
assuré, se livre de son côté à de vaines
délicatesses qui l’empêchent de
profiter des offres sincères de Lovelace.
Son amie, envain, lui représente
que sa situation exige qu’elle
soit au plutôt l’épouse de son ravisseur,
de l’homme qu’elle aime, elle retarde
de jour en jour, sans raisons décisives,
et lui laisse le temps d’avoir recours
aux plus damnables artifices. À
chaque instant, à la seconde lecture,
je m’impatientais contre elle et contre
Lovelace, et je disais à l’une épousez-le
demain, à l’autre, épousez donc
Clarisse. Enfin je combattais avec
tout avantage, je crois, ses retards,
et ses irrésolutions, et je trouvais
mille moyens pour elle de s’échapper
de la demeure du vice, et de se réfugier dans quelque lieu à l’abri
des poursuites de Lovelace. Voilà,
Madame, ce que j’ai éprouvé à la
réflexion, et qui ne m’a pas empêchée
d’achever encore avec plaisir la seconde
lecture, parce que les beautés
de détail sont infinies. Le rôle de
Clarisse est sublime, et n’est pas hors
de la nature ; mais celui de Lovelace
me paraît outré. Ses déclamations
et ses emportemens fatiguent quelquefois,
et des railleries de mauvais
goût viennent se mêler mal à propos
à des sentimens de désespoir ou d’adoration.
Je vous paraîtrai bien hardie,
d’oser critiquer Richardson ;
mais enfin vous avez exigé mon sentiment,
et je vous le soumets, Madame,
pour vous prouver et ma déférence
à vos volontés, et ma confiance
en votre indulgente bonté. Je
finirai par ajouter que je ne crois pas qu’aucun ouvrage renferme une connaissance
aussi approfondie du cœur
humain, du jeu des passions, de leur
langage, de leurs attitudes, des caractères
aussi variés et aussi soutenus,
des descriptions plus profondes, et
d’aussi touchantes leçons de vertu.
Adieu, Madame, bien loin de m’accuser
de présomption, vous devez me
savoir quelque gré de mon obéissance.
LETTRE LV.
au
Président de Longueil.
Un de mes parens, mon cher Président,
le comte de Verville, est
arrivé hier chez moi dans le plus triste
état ; il s’est sauvé de Paris, après
avoir été quatre mois caché dans une
soupente, chez une blanchisseuse, et
de ce misérable refuge, il entendait
presque tous les jours hurler un
peuple furieux, à l’aspect des chars
funèbres qui conduiraient au supplice
les victimes de la Révolution. Il a
erré depuis, déguisé en maçon, en charretier ; parvenu en Alsace chez
son beau-frère, il leur a semblé un
revenant ; l’erreur d’un gazetier
avait répandu la nouvelle qu’il avait
péri sous le fer des bourreaux, et sa
sœur ainsi que son mari portaient son
deuil, au moment où il l’ont vu paraître.
L’état misérable où il était, a fait songer
à l’habiller promptement, et on l’a
vêtu d’un habit noir qui avait été fait
pour son propre deuil. Les aventures
chimériques que racontent les auteurs
de romans, ne peuvent surpasser
celles d’une multitude d’Émigrés.
Mon malheureux parent ne put rester
chez sa sœur, la garde nationale faisait
à chaque instant des visites chez
elle, et son séjour exposait la vie de
sa sœur ainsi que la sienne. Le hasard
l’a conduit à Francfort où je l’ai
rencontré ; il part pour Dusseldorf,
pour y joindre sa mère, et il s’est chargé de vous porter cette lettre, la
description qu’il m’a faite de Paris,
inspire de l’horreur pour les habitans
de cette infâme Capitale. Le sang
coule à grands flots, et les spectacles
sont remplis. L’insensible Parisien,
qui se rend à la comédie, voit son
char brillant heurter la charrette
qui conduit des malheureux à la guillotine,
et cette rencontre ne lui fait
pas plus d’effet que lorsque nous
étions arrêtés pour faire place à un
convoi. Le fanatisme du peuple est
à son plus haut période, et cependant
il voit tomber les têtes d’une multitude
de gens de sa classe ; chaque
jour, la liste des malheureux immolés
se distribue, est affichée et est remplie
de noms de marchands, d’artisans, de
cultivateurs, de domestiques, de cochers
de fiacre, et sur la même feuille
se trouvent aussi des nobles, des princes, des ducs, des magistrats. La Convention
nationale, monstre altéré de sang,
dévore indistinctement, et rien ne
peut lui échapper par son obscurité,
ni l’éblouir par son éclat. Les Parisiens
ne parlent que des Romains, dont
ils surpassent par leur barbarie, les horribles
proscriptions ; ils croient que
la démocratie est le plus beau des gouvernemens,
et qu’à l’exemple des Romains,
ils soumettront tous les peuples
par leurs armes ; ils aspirent à
plus encore, à les dominer par la pensée,
en propageant leur doctrine dans
tous les pays. Adieu, mon cher Président,
que pensez-vous d’un tel état,
peut-il être durable, et croyez-vous
que la Contre-révolution soit aussi
prompte que plusieurs l’imaginent ?…
agréez mon tendre attachement,
et mon respect.
LETTRE LVI.
au
Marquis de St. Alban.
J’ai vu votre parent, mon cher Marquis ;
il m’a raconté en détail ses malheurs,
et fait la peinture énergique
de l’état de Paris. Quel temps ! quelle
ville ! Paris, m’a-t-il dit, présente
un spectacle atroce, dégoûtant ; on y
voit des corps sanglans et tout auprès,
des troupes de libertins et de femmes
débauchées ; une barbare tranquillité
règne dans le peuple, et les plaisirs
ne sont pas un seul instant interrompus.
Les temples sont profanés, la noblesse, les richesses, les dignités
sont mises au rang des crimes, et les
domestiques épouvantés deviennent
les accusateurs de leurs maîtres. La
vertu n’est cependant pas tout-à-fait
disparue de ce siècle, et il offre de
grands exemples. Les mères suivent
leurs enfans fugitifs, les épouses leurs
maris. Les personnages les plus illustres
sont réduits à la plus affreuse
misère et la supportent avec fermeté.
Enfin les morts les plus glorieuses
que célébre l’antiquité, n’ont rien qui
surpasse celles de nos jours. Comment
trouvez-vous le récit du Comte
de Verville ? Aucun siècle, direz-vous,
ne rassemble autant de cruautés,
et une aussi féroce insensibilité. Eh
bien ! mon cher ami, il y a dix-huit
cents ans que Rome présentait un aussi
horrible tableau, et ce que vous venez
de lire est la fidelle, si ce n’est l’énergique traduction de ce que dit
Tacite.
Tempus ipsa, et jam pace sævum, discors seditionibus, atrox prœliis, bella civilia, plura externa, ac plerumque per mixta : fœdum in urbe atque atrox spectaculum, lacera corpora, et juxta scorta, inhumana securitas, et ne minimo quidem temporis voluptatis intermissæ, pollutæ ceremoniæ, nobilitas, opes, gestique honores pro crimine ; terrore corrupti in dominos servi ; non tamen adeo virtutum sæculum sterile, ut non et bona exempla prodiderit. Comitatæ profugos liberos, matres seculæ conjuges, supremæ Clarorum virorum necessitates, ipsa necessitas fortiter tolerata, et laudatis antiquorum mortibus pares exitus.
Tout se trouve dans ce passage de Tacite, les cruautés mêlées à la débauche, la profanation des églises, la misère où sont réduites des personnes du plus haut rang, et leur courage ; enfin des actes héroïques brillent aussi comme du temps de Tacite, dans cette ville souillée de tant de crimes ; votre parent m’a raconté une action de ce genre qui serait célébre dans l’histoire, et il ne manque à l’héroïne qu’un nom en us.
Le comité de la ruine publique cherchait depuis long-temps un homme de la classe des bourgeois, sans pouvoir le trouver ; irrité de l’inutilité de ses perquisitions, il prend le parti de faire arrêter sa femme ; on lui demande où est son mari, elle assure qu’elle l’ignore, on persiste à vouloir lui faire avouer qu’elle sait où il est, et elle répond toujours qu’elle n’en a aucune nouvelle, on la menace de la mort, et elle persiste à nier ; les espions du comité continuent leurs recherches, et le mari déguisé en femme trouve le moyen de la visiter ; il vient chaque jour la consoler et lui apporter tout ce qui peut lui rendre moins fâcheux le séjour d’une prison. Quelque temps se passe, et la prisonnière est amenée devant le tribunal révolutionnaire ; elle y subit un long interrogatoire qui a pour objet son mari, et n’avoue rien de ce qu’on désire si vivement ; des menaces on passe à l’exécution, elle est jugée et condamnée à mourir le lendemain matin ; son mari vient la voir quelques momens après qu’elle est rentrée en prison, elle le reçoit avec un visage calme, s’entretient avec lui comme elle avait fait les autres jours, ensuite feint d’avoir appris que sa mère, qui était à trois lieues de Paris, est malade, l’engage à l’aller voir le lendemain et à revenir lui en donner des nouvelles le soir ; le mari la quitte, ne revient qu’à l’heure convenue, et apprend que sa femme a péri sous la hache du comité. De tels exemples consolent quelques momens et reconcilient avec l’humanité.
Vous désirez, mon jeune ami, que je vous dise si le régime actuel peut durer, et si je crois à une prochaine Contre-révolution. Il est bien des personnes à qui je ne répondrais pas sur un pareil sujet. Le zèle fortifié par les désirs de l’intérêt personnel aveugle la plupart des hommes, et ce zèle transforme l’examen de i’esprit en incertitude de sentimens, et ne permet de manifester que les plus favorables conjectures. Combien j’ai vu de gens soupçonnés de démocratie, parce qu’ils faisaient le calcul des degrés possibles de la résistance des Français ; il y a peu de temps, qu’aux yeux d’un grand nombre, celui-là était Démocrate, qui ne croyoit pas que les Français s’enfuiraient à l’aspect d’une moustache Autrichienne ou Prussienne. Votre question exige quelques détails pour vous mettre à portée de juger par vous-même de mon opinion ; car il n’appartient à personne d’exiger une foi aveugle. Il faut que je pose les bases sur lesquelles j’appuie mon sentiment, et cela demande de la réflexion. Je remettrai donc à vous envoyer ma réponse dans quelques jours.
LETTRE LVII.
au
Marquis de St. Alban.
Il faudrait, mon cher Marquis, une
sagacité d’esprit supérieure à la
mienne, pour faire saisir les nuances les
plus imperceptibles de l’altération d’un
ordre de choses existant ; en assigner
les causes, en prévoir les effets ; mais
il est presque impossible de prévoir
la durée des effets d’un désordre extrême
et général, parce que l’irrégularité
des mouvemens égare la vue la
plus attentive, et qu’un pays présente
alors l’image d’un grand incendie, qui s’alimente sans cesse de nouvelles
matières combustibles. Comment
alors en fixer le terme et l’étendue ?
Cependant je vais tâcher, pour vous
satisfaire, de répondre aux questions
que vous m’avez faites sur la durée
du régime républicain, et sur l’espoir
fondé d’une Contre-révolution prochaine ;
mais avant d’entrer en matière,
je crois devoir jeter un coup
d’œil rapide sur les temps antérieurs
à l’époque actuelle, afin de faire voir
par quelles gradations de sentimens
et d’événemens a été établi le plus
monstrueux système. Dès qu’on eut
publié le catéchisme politique intitulé
les droits de l’homme, la multitude,
à qui l’on ne parlait que de
ses droits, a méconnu ses devoirs ; cet
étrange recueil d’idées métaphysiques,
sur un objet qui exige le développement
le plus clair, des idées les plus simples, a servi de tocsin à la Révolution[2],
on a dit au peuple qu’il étoit
souverain, et semblable à un puissant
monarque, il a eu des favoris et des
flatteurs, qui se sont empressés de se
détruire les uns les autres ; pour jouir
exclusivement de sa puissance, ils ont
exalté ses fougueuses passions et abusé
de sa force suprême. Néron disait :
je voudrais que les hommes rassemblés
n’eussent qu’une seule tête, pour
pouvoir la couper. La Révolution a
fait le contraire, elle a composé un
Néron d’une multitude immense d’hommes. Dans toutes les révolutions
que présente l’histoire, les peuples
ont passé de la haine d’un souverain
cruel et tyrannique, à la haine
de l’autorité pour la limiter ; dans la
révolution de la France, la marche a
été en sens contraire, le peuple satisfait
du monarque, auquel il ne pouvait
rien reprocher, a commencé par
attaquer le pouvoir souverain dont il
n’abusait pas ; dans les autres révolutions,
le souverain a fait ses efforts
pour conserver son autorité et irrité
les peuples par sa résistance, dans la
révolution Française, le monarque a
enhardi la multitude par sa condescendance
à ses désirs, et s’est fait en
quelque sorte son complice contre ses
propres intérêts. Les passions, c’est-à-dire,
la vengeance et la haine ont
été les principes des autres révolutions,
et leurs auteurs ont été ensuite amenés à former un système de gouvernement ;
on a commencé en France
par former un système qui a ouvert
un vaste champ aux plus violentes
passions. Le peuple Français, extrême
dans ses idées et séduit par ses orateurs,
a regardé le pouvoir du monarque
comme une usurpation de ses
droits, et a voulu être souverain.
Ses représentans ont projeté une
constitution dont ils ont tracé quelques
articles, et ce qu’aucun tyran n’a imaginé,
ces étranges législateurs ont
exigé du peuple, à deux reprises, de
jurer fidélité et obéissance à une constitution
qui n’était pas achevée, d’être
soumis à des lois qui n’étaient pas
même encore dans la pensée des législateurs.
Depuis la translation du
Roi à Paris, il n’y a pas eu de gouvernement,
et celui que l’assemblée
constituante avait incomplètement formé, semblait, attentivement considéré,
être un échafaudage d’états
fédératifs ; en effet, chacun des 83 départemens
avait une organisation
complète, sans être, pour se mouvoir,
déterminé nécessairement par une
impulsion supérieure. Chacun de ces
départemens pouvait donc s’isoler et
former des associations sans aucun lien
de dépendance. Le monarque était
réduit à un rôle passif, et tout le
royaume était au contraire dans une
perpétuelle action ; les municipalités
étaient composées de neuf cents mille
citoyens, et les assemblées primaires,
et les quatre-vingts-trois assemblées
de département, mettaient en mouvement
des millions de citoyens.
Ce qui distinguera à jamais la révolution
Française, et servira en même
temps à expliquer la rapidité de son
mouvement, et le degré d’effervescence et de fureur qui a embrasé électriquement
les esprits, c’est la formation
de l’assemblée des Jacobins. Il est
inoui qu’il y ait en même temps une
double assemblée, ayant ses orateurs,
ses secrétaires, prenant ses délibérations
au milieu d’une foule de spectateurs,
traitant enfin à l’avance de
toutes les questions de la législation et
de la politique extérieure, et des diverses
parties de l’administration. Le prétexte
de former l’esprit public fit inventer
cette association inouie, qui
eut bientôt dans tout le Royaume des
affiliations, et usurpa le sceptre de
l’opinion. Elle hâtait ou retardait la
marche des affaires, et donnait le signal
des vengeances. Ses délibérations
proscrivaient les hommes justes et
éclairés, ceux qui avaient une fortune
et un rang qui leur faisaient craindre
un renversement général, et purifiaient de tout crime les êtres abjects et flétris,
auxquels les témoignages d’un
zèle fanatique ouvraient la voie des richesses
et des honneurs. Un ensemble
effrayant de moyens, s’est trouvé
réuni dans la société des Jacobins, par
la précision de volonté qui est résultée
de la plus prompte communication de
leurs sentimens dans les provinces,
et par l’exécution rapide de leurs décisions :
cette assemblée était un puissant
levier, qui faisait tout mouvoir
au même instant dans le Royaume, à
mesure que la foiblesse de la résistance
et la mobilité impétueuse de l’esprit
Français, prêt à tout adopter, ont enhardi
la faction des Jacobins, et étendu
l’horizon de leur plan destructeur.
Ils ont conçu bientôt l’idée d’abattre
l’arbre de la Royauté, dont la constitution
n’avait que coupé plusieurs
racines. La Convention nationale substituée à l’assemblée Constituante,
et à celle appelée Législative, s’est occupée
sans relâche de ce plan, et du
projet d’un attentat sans exemple.
Marie Stuart était criminelle ;
mais son jugement était illégal. Celui
de Charles I, tout atroce qu’il
est, avait un prétexte dans l’extension
que ce monarque avait tenté de donner
à l’autorité royale, et les plus
fortes atteintes portées à la liberté et
à la propriété ; mais, il n’y avait pas
d’exemple de l’assassinat juridique d’un
monarque sans vices et sans passions.
La monarchie fut enterrée avec l’infortuné
Louis XVI, la République
proclamée, et bientôt après fut inventé
le gouvernement Révolutionnaire.
Le despotisme de la Convention
laissait subsister des formes de
procéder. La liberté, la propriété
individuelle étaient en apparence respectées par cette assemblée ; mais
sous le gouvernement Révolutionnaire,
l’arbitraire fut établi en loi, l’injustice
fut consacrée ; jusque datum sceleri.
Alors le soupçon fut établi en
preuve, et la modération inscrite au
rang des plus grands crimes. Enfin
l’avidité et la haine firent disparaître
tout sentiment d’humanité. On essaye
tous les jours de combler l’abyme que
creuse la plus effrénée prodigalité, par
la dépouille de nouvelles victimes,
et la terreur étant devenue le seul
moyen de gouverner, l’homme subjugué
par ce sentiment, ferme son cœur
à toute affection, qui lui ferait partager
les dangers d’un autre, à la
compassion même, dont les plus légers
symptômes paraîtraient une improbation
de la tyrannie ; circonscrit
dans le sein de la conversation, il
ne fait que garder le plus profond silence, ou multiplier les témoignages
d’un zèle hypocrite pour tromper l’œil
vigilant des tyrans. La prétendue
République est soumise à un tribunal
despotique appelé comité de salut public, et ce tribunal, asservi à un
féroce despote dont il suit aveuglément l’impulsion.
Tout gouvernement est fondé sur la justice, comme toute religion sur une bonne morale, et dès qu’on s’éloigne de cet immuable principe pour y substituer celui de la crainte, on erre sur une mer sans rivage, la terreur a besoin d’être sans cesse entretenue, et la cruauté qui n’est, pour ceux qui gouvernent, qu’un moyen de satisfaire leurs passions, devient un principe politique, et le seul ressort du gouvernement. Dès-lors on ne fait plus où s’arrêter ; le nombre des victimes doit s’accroître de jour en jour, et si l’on supposait la durée d’un pareil régime, la Convention finirait par régner sur un désert. L’obscur et vil tyran de la France, semblable à ces animaux qui sortent de leur antre pour désoler un pays, doit succomber, soit sous les coups d’une main vengeresse, comme Marat, soit par la hâche des bourreaux qu’il lasse ; mais il peut aussi s’élever sur des monceaux de cadavres à la Dictature, et sous le nom de Protecteur ou tout autre, tenir seul pendant quelque temps les rênes du gouvernement. Si cet infame tyran expire par un assassinat, ou est immolé par la haine de ses rivaux de pouvoir, le gouvernement appelé Révolutionnaire sera à l’instant remplacé par un régime modéré. Ceux qui opéreront cette révolution s’empresseront d’arrêter l’effusion du sang, et plusieurs dont les mains en seront encore teintes, seront les apôtres du modérantisme, après avoir été les conseillers et les agens du terrorisme. Si au contraire, le tyran parvenait à usurper le souverain pouvoir, il ne pourrait le conserver que par les mêmes moyens qu’il l’aurait acquis ; qui peut dire le temps que durerait ce monstrueux pouvoir ? Cromwel tout grand homme qu’il était, et bien moins barbare, Cromwel, qui sut couvrir d’éclat ses crimes, et faire respecter sa nation plus qu’elle ne l’avait jamais été, touchait, au moment où il est mort, au terme de sa puissance. Le scélérat qui croirait en France suivre ses traces, durerait bien moins dans le poste suprême où il se serait élevé ; mais combien deux ou trois ans sont un long espace de temps, quand l’effroi et la douleur en marquent tous les instans ! voilà le possible ; le vraisemblable est que le monstre, qui gouverne, ne pourra échapper au fer d’un assassin ou à la hache qui ne peut s’émousser dans ses mains. Sa mort serait le terme du régime révolutionnaire, mais ne sera pas peut-être celui de la démocratie ; peut-elle s’établir sur des bases durables ? C’est dans l’histoire des anciennes républiques, c’est dans l’examen des différences prodigieuses de mœurs, de temps et de lieux qu’on peut trouver la solution de cette question. La démocratie n’a jamais existé que chez des nations peu nombreuses, où le peuple pouvait s’assembler fréquemment, et une grande partie de ceux qui habitaient ces pays était composée d’esclaves ; il en résultait que la populace était moins nombreuse ; les usages et les mœurs rapprochaient toutes les classes des citoyens, et tenaient de la simplicité caractéristique des premiers peuples. On voit dans Théophraste, les citoyens d’Athènes aller eux-mêmes acheter de la viande, des fruits, des légumes, et les rapporter dans leurs maisons. Les rouages de la machine politique étaient peu nombreux en raison de la moindre quantité d’habitans. Le territoire était circonscrit ; les divers gouvernemens de la Grèce se prêtaient un mutuel secours pour se défendre de l’invasion ; mais enfin, ces démocraties ressemblaient-elles au barbare et chimérique gouvernement que les Français ont imaginé ? Non certes ; car il n’y avait pas d’égalité ; la noblesse et la naissance étaient considérées des citoyens comme un grand avantage, et Alcibiade, tantôt adoré et tantôt persécuté par une multitude aveugle, était fort au-dessus des autres citoyens ; brillant de tous les dons de la nature, il réunissait la double Aristocratie des richesses et de la naissance. Les orateurs démagogues, présentent au peuple l’exemple de la république Romaine, triomphante pendant trois siècles ; mais peu instruits des ressorts de ce gouvernement et des différences des temps et des mœurs, ils ne voient pas que c’est à la force de la puissance exécutrice qu’il devait ses succès ; que le consul substitué aux rois était un véritable monarque, et qu’à mesure que le tribunal, qui était le principe et l’appui de la démocratie, a pris de la consistance, Rome a été livrée à une guerre intestine ; mais si les Romains ont passé de la monarchie à une république, peut-on croire que ce changement de régime eût été possible dans les temps où Rome regorgeait de richesses, où le luxe avait corrompu tous les esprits, où les riches n’étaient occupés que de jouir, où le peuple, devenu la plus vile populace, ne demandait qu’à être nourri sans travail, et amusé par des spectacles ? C’est lorsque les Romains étaient pauvres que la république a été établie, et les hommes les plus vertueux en ont été les fondateurs. Les anciens Romains n’ont pas été pauvres parce qu’ils étaient vertueux, mais vertueux parce qu’ils étaient pauvres. Les Français diront sans doute qu’au sein du luxe et de la mollesse, le feu divin de la liberté a épuré leurs ames ; qu’au milieu des richesses, et dans une Capitale, qui égale Rome pour la corruption, ils développent le plus grand courage, et que la liberté a eu de nombreux martyrs. Quelle preuve résulte de ces élans aux yeux de l’observateur éclairé ? qu’ils sont vivement épris de la liberté. Ah ! croyons-en l’expérience et la raison, elles attestent que les vertus ne sont point isolées, et celui-là, ne peut aimer cette liberté qui a été la chimère des peuples anciens et peu avancés, qui s’abandonne à tous les excès, qui viole les propriétés, immole ses semblables, pour les dépouiller de leur or, et court le prodiguer en débauches. Laissant les harangues pompeuses d’orateurs revêtus de marques hypocrites, et ces motions dans lesquelles l’esprit et le talent de jour en jour plus exercés, parlent avec art le langage de la vertu, interrogez, dirai-je aux Français, les mœurs des apôtres de la liberté. Me citerez-vous Mirabeau, que ses vices avaient conduit de prison en prison, condamné à périr sur un échafaud, subsistant d’emprunts, errant de contrée en contrée pour se soustraire à ses créanciers et au glaive de la loi, faisant des libelles pour fournir à ses débauches ; Mirabeau interdit comme dissipateur, mis au rang des législateurs de la nation par la plus vile populace, enivré de noblesse et se confondant parmi le peuple, pressé par la soif de l’or et par la manie de la célébrité ? Citerez-vous le duc d’Orléans, réputé immoral dès sa jeunesse par les hommes les moins scrupuleux, également dégradé par ses débauches et par sa cupidité, et n’ayant du Régent son aïeul, que les vices. Scorta et feminas volvit animo, et hæc principatus premia putat.
Croit-on que la religion chrétienne eût pu s’établir, si ses fondateurs avaient eu les mœurs du pape Alexandre VI ?
Les Républicans méprisent le gouvernement Anglais, et le roi d’Angleterre leur paraît trop puissant, il y a des nobles, et le peuple n’a pas assez d’influence. Cependant le gouvernement Romain et celui des Anglais sont les seuls qui ayent dû leurs succès et leur grandeur à leur constitution ; les autres ont dû leur plus grande prospérité à ceux qui en ont tenu les rênes ; mais l’art d’attacher les hommes au régime qui les gouverne, et de le renforcer par leurs efforts, quoique souvent en sens contraire en apparence, n’a été le partage que de ces deux peuples. C’est ainsi que le pont de César[3] sur le Rhin était construit de manière que plus le fleuve était violent et impétueux, et plus le pont se renforçait et s’affermissait.
Je vous ai prouvé, je crois, que la démocratie ne pouvait former pour la France un gouvernement durable ; votre autre question consiste à savoir si la Contre-révolution doit être regardée comme prochaine ; elle était vraisemblable l’année passée, et elle était faite, si les armées étrangères étaient entrées en campagne trois mois plutôt, si elles avaient été aussi fortes en nombre qu’on l’avait annoncé, si les commandans des places, sur lesquels on comptait, n’avaient pas été déjoués par le retard de l’arrivée des troupes, et l’indiscrétion qu’on a eue de se vanter de leurs résolutions. Si les armées Françaises avaient enfin passé en partie dans le camp Prussien, comme on s’en était flatté. Tout cela a manqué, les Français se sont aguerris, l’entrée des troupes étrangères sur leur territoire a exaspéré les esprits, et le gouvernement a mis à profit ce ressentiment pour trouver des défenseurs. Il est une vérité rebattue, c’est que la Contre-révolution ne peut se faire qu’en France, et pour juger si elle est prochaine, il faut examiner la disposition des esprits. Parmi les habitans de Paris, faibles, légers, indolens la plus grande partie, les gens riches ou aisés désiraient intérieurement, l’année passée, le retour de la monarchie, pour assurer leur fortune ; mais ils craignaient la transition, et semblables à ces malades, qui ne peuvent supporter l’idée d’une opération douloureuse qui doit les sauver, ils se familiarisaient avec leurs maux. L’abondance passagère que produisaient les assignats, le luxe et les plaisirs les endormaient près du volcan dont l’explosion était prochaine. Aujourd’hui, stupides de terreur, ils attendent comme de vils animaux qu’on les conduise à la mort. C’est une chose remarquable dans la Révolution, que le courage passif et la résignation, tandis que rien n’est plus rare qu’un courage actif et entreprenant. Des gens riches, il faut passer aux classes inférieures dont les dispositions sont différentes ; on ne peut se dissimuler que les hommes qui les composent ont du être, en général, favorables au maintien du régime républicain ; ils sont flattés d’une égalité chimérique, ils s’enorgueillissent d’avoir part aux affaires publiques, et de voir choisir parmi eux les commandans des armées, les ministres et les représentans de la nation. Ils sont exposés à la vérité dans la lutte des diverses factions, à être victimes de celle qui domine, et le sang des Démocrates n’est point épargné ; mais l’atroce système de la terreur leur paraît un orage terrible et passager, et ils soupirent après sa fin pour jouir en paix des avantages d’un régime qui rétablit l’homme dans ses droits ; et il n’en serait pas de même si la royauté n’était devenue un être abstrait pour eux ; si dans quelque partie du royaume, il existait un roi qui fixât les regards. C’est un axiome en philosophie que l’objet meut la puissance, et la vérité de cet axiome se confirmerait, on parlerait de ce roi, on en citerait des traits de bienfaisance, de grandeur d’ame, et ces récits exciteraient l’enthousiasme ; chaque jour la crainte des barbaries démocratiques, la mobilité du caractère Français, le souvenir ranimé des anciens temps, ramèneraient aux pieds du roi des sujets repentans et soumis, et l’horizon de son royaume s’étendrait par la soumission successive de plusieurs provinces à l’autorité légitime. Il faut aux hommes des individus qu’ils puissent aimer ou haïr, et si l’on suppose Henri IV. hors du royaume, et sans moyens d’agir, les Guises usurpaient incontestablement sa couronne. Il est inutile de parler des dispositions de la Convention, elles sont faciles à juger d’après ses intérêts, et ils consistent à maintenir un ordre de choses qui seul peut couvrir ses excès, seul, les absoudre des plus grands attentats.
Ces détails vous prouveront, je crois de plus en plus, que c’est en France que peut s’opérer la Contre-révolution, et que le système atroce qui règne, doit favoriser le retour à l’ancien régime ; mais qu’il faut offrir au peuple une bannière sous laquelle il puisse se rallier. Les armées étrangères peuvent amener cette favorable circonstance ; mais ce n’est pas en se bornant à agir sur les frontières, c’est en se portant dans l’intérieur, dans la Capitale, s’il est possible ; c’est en formant dans la France un établissement ; en disant : c’est ici la véritable France. Là, se rendraient les princes, la noblesse et le clergé ; là, on appellerait tous les amis de l’ordre et de la justice. Qu’on juge par les efforts qu’il faut employer pour l’armée de la Vendée, composée de gens mal armés, de paysans, d’ouvriers n’ayant ni chefs accrédités, ni artillerie, des progrès que ferait une armée de gens valeureux, et si vivement intéressés au rétablissement de l’ordre.
Un tel plan est peut-être au moment d’être réalisé, et les plus favorables circonstances se joignent à ce que j’expose ; les Anglais sont maîtres de Toulon, Lyon est en insurrection. La prise de Toulon a porté la terreur dans les esprits, et si les Anglais peuvent s’y maintenir, et les armées de terre se renforcer ; si les Princes et les Émigrés se rendent à Toulon, et cela paraît possible au moyen de la flotte Anglaise, la Provence peuplée d’hommes passionnés et mobiles sera dans peu soumise. Les montagnes qui s’étendent d’Aix à Toulon offrent des camps inexpugnables, et bientôt de Toulon à Lyon il n’y aura qu’un seul souverain. Si cette réunion d’heureuses circonstances est sans effet, on se battra au dehors, on prendra des villes de part et d’autre, les succès se balanceront, les Français triompheront souvent à force de prodiguer des hommes, et par leur nombreuse artillerie ; alors quel espoir peut rester ? Celui d’une insurrection en faveur du jeune roi, qui peut être déterminée par l’or des Anglais. Une grande partie du peuple pourrait se porter au Temple, proclamer Louis XVII, et si à la tête de cette insurrection se trouvait un homme qui eût du génie et de la valeur, la contre-révolution serait opérée, et bientôt affermie par l’adhésion de quelques provinces et l’appui des armées étrangères. Si l’on ne profite pas de la surprise de Toulon, si l’on n’opère rien de décisif, ce sera de l’épuisement des Français, prodigues d’hommes et d’argent, du discrédit nécessaire de leurs assignats, et de la disette que doit occasionner l’interruption du commerce, qu’il faudra attendre un autre ordre de choses. Il n’est point de puissance humaine qui puisse soutenir un papier monnoie. L’Amérique sans luxe, et dont les habitans avaient des mœurs ; l’Amérique, animée d’un véritable patriotisme, et qui n’avait pas à faire des dépenses comparables à celles de la France, n’a pu empêcher la dépréciation absolue de son papier. La France a multiplié le sien et le multipliera à l’infini, parce que son caractère est d’abuser de tout. La terreur aujourd’hui soutient seule les assignats, au moment où cessera cet affreux système, où la loi tyrannique et destructive du maximum sera abolie, la décadence des assignats sera extrême, et le numéraire de la France étant enfoui, ayant disparu entièrement de son sein, il ne lui restera aucune ressource ; elle présentera alors un exemple unique dans l’histoire, celui d’un grand peuple qui aura consumé son propre pays, sacrifié la jeunesse qui devait renouveler les races actuelles, détérioré son sol, attaqué dans son principe tout genre de reproduction ; converti en monnoie tous les métaux, vu disparaître cette monnoie, et créé un signe artificiel pour la suppléer qui sera devenu sans valeur. Il me semble que dans un tel état, elle sera forcée à faire la paix ; mais rien n’est moins certain que l’époque. Le désespoir peut lui prêter de nouvelles forces, et ses efforts sont incalculables : privé de numéraire pour solder ses armées dans les pays étrangers, le gouvernement abandonnera à ses troupes, pour solde, le pillage des pays qu’ils envahiront ; alors une nouvelle et puissante impulsion animera leurs esprits, celle de la rapine ; les églises, les palais, les maisons des banquiers seront leur caisse militaire ; les boutiques des marchands, les greniers des propriétaires seront leurs magasins. L’enthousiasme qui ajoute à la valeur une prodigieuse activité, et l’espoir du pillage qui la porte à l’extrême, doivent l’emporter sur la valeur des troupes disciplinées. Ces hordes barbares peuvent donc avoir les plus brillans succès, et semblables à ces torrens, qui dans leur course rapide charient les métaux, entraîner également les richesses numéraires des nations. Bientôt, ils exciteront parmi les peuples une terreur panique, qui les fera voler au devant de leur joug ; et tandis que leurs succès les animeront de plus en plus, et que leurs effets s’augmenteront par leurs effets, ils décourageront leurs ennemis déconcertés par la témérité de leurs entreprises. Les Français sacrifieront les hommes avec profusion, et en auront long-temps de nouveaux, pour recruter leurs années ; parce que l’espoir du pillage et l’amour de la licence feront accourir de tout côté sous leurs étendards. Peut-être, dira-t-on, que la science militaire leur manquera ; mais cette science est-elle aussi profonde qu’on le croit ? De jeunes princes sans expérience ont eu les plus grands succès ; à quoi les attribuer si ce n’est à de rapides conceptions, qui n’ont pas besoin d’être étayées d’un long apprentissage, et à l’enthousiasme communicatif d’un jeune homme ardent et passionné pour la gloire, qui sait inspirer un grand dévouement pour sa personne. Tous les peuples dans tous les temps ont eu une science militaire, et une discipline quelconque ; mais il s’est aussi trouvé dans plusieurs époques, des peuples, qui, dédaignant cette discipline, forts de leur nombre et enivrés du fanatisme religieux ou de celui de la liberté, et animés de l’espoir de piller de riches contrées, ont triomphé du savoir et de la discipline. C’est ainsi, que les troupes de Mahomet ont soumis une grande partie de l’Asie. Mais si la lutte des Puissances qui ont des troupes aguerries, peut n’avoir pas de succès, lorsqu’elles font en opposition avec les Français, que sera-ce de l’Italie sans troupes, sans places, sans défense ; amollie par le luxe, et sans attachement pour son gouvernement ? Quel prodigieux butin, que de trésors offrent ces contrées, à l’avide rapacité des Français ! et quel délice pour l’impiété et la licence effrenée, que de pouvoir attaquer la religion dans ses foyers, humilier son chef au milieu de la métropole du monde chrétien, et jusques sur la chaire pontificale. Vous voyez que rien n’est si incertain que l’époque de la paix, et qu’il est bien difficile d’en prévoir les conditions. Les Puissances fatiguées de la guerre, épuisées d’hommes et d’argent, seront-elles forcées à faire une paix désavantageuse, ou en dicteront-elles les conditions ? C’est d’elles que semble dépendre l’espoir du rétablissement de la monarchie ; si la paix est désavantageuse pour les Puissances, elles n’auront pas le droit de rien exiger ; si elle est avantageuse, satisfaites d’obtenir des indemnités considérables, telles que la restitution ou la cession même de quelques provinces, voudront-elles embarrasser leurs affaires par la complication d’intérêts étrangers à leur cause ; mais si la France république fait une paix quelconque, est-il à présumer que ce régime puisse se consolider et s’affermir sur des bases durables ? l’histoire ancienne, la nature des choses et la topographie de la France, ne permettent pas de le croire, et il ne pourroit avoir quelque durée qu’au moyen du despotisme proconsulaire. Les républiques ressemblent à ces machines qui séduisent exécutées en petit, et ne peuvent l’être avec de grandes proportions. Il est possible que la France s’agite encore quelque temps après la paix dans son intérieur, et s’occupe d’affermir la République ; il est possible qu’elle dure quelque temps ; les monstres, que produit la nature ne peuvent vivre, mais ils ont quelque durée. À ces considérations, il faut ajouter celles qui naissent de la rentrée à la paix, d’une multitude d’hommes dépravés par la licence des camps, et habitués à braver tous les dangers ; ces hommes, incapables d’être ramenés à l’ordre, seront comme les anciens condottieri de l’Italie, aux ordres de celui qui pourra les solder, ou leur faire envisager la perspective d’un grand butin. Mais, parmi ces troupes même, la royauté aura une grande influence ; car quel ordre de choses pourra présenter aux chefs et aux soldats plus d’avantages et de gloire que le rétablissement d’uns monarchie ? Les efforts généreux des troupes animées d’une telle impulsion, affranchiraient de la crainte un peuple consterné, et long-temps égaré, et bientôt la royauté serait par tout proclamée ; l’amour de l’ordre, de la paix, la liberté réelle et la propriété sont essentiellement unis dans l’intérieur des cœurs avec la royauté. Mais il faut un événement qui permette l’explosion de ces sentimens, et cet événement tient à l’habileté et au courage d’un seul homme, peut-être à un hasard heureux, à un désespoir soudain qui se changera en audace. Voilà une bien longue lettre, j’ai parlé du passé et du présent, et n’ai fait qu’effleurer ce qui concerne l’avenir ; le plus vaste champ est ouvert aux conjectures ; mais c’est en conversation seulement que je pourrois m’y livrer avec vous. Adieu, mon cher et jeune ami, vale et ama.
LETTRE LVIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Si le Marquis m’aime autant que vous
le dites, il doit rendre grâces au destin,
qui semble être à ses ordres ; il
travaille sans cesse à le rapprocher
de moi, et à lui donner de nouveaux
rapports avec ma famille. Il est venu
dîner hier ici, avec le Commandeur,
qui a été le chercher pour l’amener
avec lui ; mon oncle nous a répété
plusieurs fois, qu’il avoit été obligé de
lui faire violence, pour le faire venir,
et le Marquis, qui craint de me déplaire et de m’embarrasser par de
trop fréquentes visites, avait l’air en
quelque forte affligé, et bien aise ;
les reproches que lui faisait mon oncle
étaient une justification, et ses yeux
semblaient me dire : ce n’est pas ma
faute. Les figures expriment quelquefois
ces sentimens contraires. On
m’a parlé d’un fameux tableau de
Rubens, qui représente une reine
de France, qui vient d’accoucher d’un
Dauphin ; on voit, dit-on, sur sa figure,
l’impression d’une douleur récente, et
la satisfaction d’avoir donné naissance
à un prince. Je crois que bien souvent
un observateur pénétrant aurait pu
voir sur mon visage, et le sentiment
du plaisir que j’éprouve à l’arrivée du
Marquis, et la raison qui m’ordonne
d’en modérer l’expression. On a joué,
on s’est promené après dîner, et le
Marquis étant sorti pour aller voir un cheval que mon père a acheté, je suis
rentrée avec ma mère et le Commandeur.
Vous connoissez ses plaisanteries
sur les femmes, et lui avez cent fois
entendu dire qu’elles sont folles ; il a
dit à ma mère qu’elle lui avait l’obligation
d’avoir des idées justes sur
beaucoup d’objets, et ma mère en est
convenue, et cela sans aucune flatterie ;
car mon oncle a véritablement
un sens très-juste, caché en quelque
sorte sous une épaisse enveloppe. La
plupart des femmes, a-t-il dit, et
sur-tout celles qui ont l’imagination
vive, auraient besoin qu’on arrangeât
leur tête. J’ai ri de ce mot, et j’ai
dit qu’il semblait qu’il parlât d’une
bibliothèque. Oui, arranger, mettre
les choses à leur place, et vous toute
la première. Eh bien ! mon oncle,
ai-je dit, je vous avoue que je suis
de votre avis quelquefois, et que j’ai songé que j’aurais besoin qu’on arrangeât
ma tête. Voulez-vous prendre
ce soin ? Le Marquis est entré à ces
mots ; ma mère lui a répété la conversation,
et m’a dit voulez-vous
que le Marquis vous rende ce service,
puisque vous convenez qu’il vous serait
nécessaire. Il a répondu, je ne
demande pas mieux ; si madame la
Comtesse me le permet, je lui dirai
mon sentiment sur la tête des femmes,
et elle fera choix de ce qui peut lui
convenir. J’ai dit assez froidement
qu’il me ferait bien de l’honneur, et
mon oncle a ajouté en parlant au
Marquis : écrivez-lui et vous me montrerez
la lettre. La voiture est avancée
et ils sont partis ; le Commandeur
me disant, il vous écrira, je veux
qu’il vous dise votre fait. Il n’a pas
manqué, comme bien vous pensez, à
obéir au Commandeur, et voici la lettre qu’il m’a envoyée. Mais que
dites-vous, ma chère Émilie, de la
bizarrerie de mon sort ; il semble
qu’un démon prenne à tâche de multiplier
mes rapports avec le Marquis ;
il se sert enfin de ma mère, de mon
oncle pour l’engager à me faire une
déclaration ; il ne tient qu’à moi du-moins
de la trouver dans la lettre du
Marquis : eh ! qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore. Cela
est clair, mais pour vous et pour moi
seulement. Je n’imagine pas qu’il attende
une réponse, ce serait trop
présumer de la bonhommie germanique.
Le Marquis a raison de mettre
au nombre des causes qui troublent
la tête des femmes, une inquiétude
vague, qui ne se dissipe que lorsque le
hasard leur fait découvrir l’objet vers
lequel la nature les dirige ; mais cette
inquiétude n’est que vague, comme il le dit, et le véritable trouble, selon
moi, commence lorsque cet objet est
trouvé, et que des obstacles difficiles
à vaincre, empêchent qu’on se réunisse
à lui ; et, quel doit être le désordre
d’une tête, pour me servir des expressions
du Marquis, lorsqu’il se
trouve entre une femme et cet objet
une barrière insurmontable ! Adieu,
ma chère amie ; vive cent et cent fois
l’amitié, elle ne trouble jamais l’ame,
c’est un jour pur et doux qui suffit
pour éclairer sans éblouir. Que je
plains les malheureuses, sur lesquelles
un violent sentiment exerce tout son
empire ! et combien je vois avec une
sorte de crainte, qu’il y a souvent
une fatalité pour les femmes, qui les
environne de pièges, et finit par les
y faire tomber si elles se confient trop
en elles-mêmes, si elles perdent de
vue les principes de la plus sévère raison ! Vous m’approuverez, je
crois, et ne me trouverez pas pédante,
quand je dirai, qu’en pareil cas,
il ne faut jamais composer avec le
devoir, et qu’il est plus facile de s’abstenir
que de se contenir.
LETTRE LIX.
à la
Cesse de Loewenstein.
Vous êtes, dites-vous Madame, occupée
d’arranger votre tête, et madame
votre mère croit que mes avis
pourront vous être utiles pour y parvenir ; mais je me souviens qu’un
grand philosophe devint fou à force
de méditer sur les causes de la folie ;
n’est-il pas à craindre pour moi, qu’en
méditant profondément sur ce qui
concerne une personne aussi intéressante,
ce ne soit ma tête qui se dérange.
L’envie d’obéir à madame votre
mère, et de contribuer à son amusement,
le plaisir que je trouve à m’occuper
de vous, me font braver ce
danger : et qui sait s’il me reste quelque
chose à craindre encore ! Je suis jeune,
mais j’ai beaucoup vu, beaucoup observé ;
j’ai réfléchi particulièrement
sur les femmes, et je crois qu’il me
serait possible de donner à beaucoup
d’entr’elles, des conseils salutaires ;
mais madame la Comtesse, avant d’indiquer
des remèdes, il faut connaître
la source du mal, et me voilà autorisé
à vous faire des questions, comme un médecin qui voit pour la première
fois un malade. Je vais commencer
par établir les principes généraux du
désordre de la tête des femmes, et ils
pourront vous servir à démêler la cause
de ce qui se passe en vous, et d’après
vos aveux je verrai la marche que je
dois suivre. Dans l’ordre général on
peut rapporter le désordre d’une tête,
à la vivacité de l’imagination, qui entraîne
successivement d’une idée à une
autre, et produit le changement et
l’inconséquence ; à la force de l’imagination,
qui fait vivre quelques personnes
dans un monde idéal, et remplit
la tête d’idées romanesques,
qu’elles cherchent envain à réaliser ;
enfin une tête peut être dérangée par
la profondeur et la vivacité des affections,
et la première des affections
est celle de l’amour. Il faut pour
qu’il porte le désordre dans la tête d’une femme, qu’il soit combattu par
de grands obstacles, ou par une opposition
forte de sentimens profondément
gravés dans l’ame, tels que ceux
du devoir ou de la religion. C’est
ainsi que la tête de cette malheureuse
Clémentine[4] était devenue un
champ de bataille, où combattaient les
deux plus grands sentimens qui puissent
affecter la nature, l’amour et la
religion, le bonheur de la vie et l’éternité.
Elle était tour à tour partagée
entre un Dieu qui lui avait donné la
vie, et un amant qui seul pouvait l’embellir.
L’amour trouble encore la tête
par la jalousie, et par mille rafinemens
qui viennent ou de l’amour propre,
ou d’une délicatesse outrée de
l’ame ; enfin la tête est dérangée par la domination des sens ; mais rien n’est
plus rare chez les femmes, et je n’en
ai point encore vu qui soient convenues
de leur empire, ce qui me
fait admirer ou la force de leur raison,
ou le bonheur attaché à leur constitution.
L’incertitude des idées contribue
encore au désordre, et quelquefois
on est troublé parce que notre ame
reste comme en suspens, faute d’avoir
démêlé ses véritables penchans ; on
éprouve dans cet état, de secrets besoins
de l’ame, et une inquiétude vague,
qui ne se dissipe que lorsque le
hasard nous fait découvrir l’objet vers
lequel la nature nous a dirigés. Voilà
Madame, à peu près tous les principes
de dérangement et de trouble,
qui peuvent agir sur la tête d’une
femme, et je crois pouvoir indiquer
des moyens d’y remédier, quand on
m’en fait l’aveu, ou quand j’ai le temps de les connaître par moi-même
à l’aspect des symptômes, dont l’expérience
et l’observation m’ont donné
la sûre indication. Je puis d’avance
être assuré que plusieurs de ces causes
vous sont étrangères ; par exemple
vous ne connaissez pas les tourmens
de la jalousie, faite pour l’inspirer sans
cesse à celui qui est assez heureux pour
avoir le droit de l’être. Ceux de l’envie
vous sont inconnus ; vous ne pouvez
être un instant inquiète en vous
regardant, en regardant les autres.
Je ne parlerai pas de la domination
des sens ; c’est une maladie trop rare,
et les femmes en général prennent la
curiosité pour l’ardeur. Si je parlais
à une autre femme, je ferais entrer la
vanité pour beaucoup dans mes questions ;
mais vous êtes trop supérieure
à ces frivoles prestiges, pour qu’elle
puisse être comptée au nombre des objets qui influent sur vous, et si vous
en étiez susceptible, en considérant
tout ce que la nature a fait pour vous,
en vous comparant aux autres, la vanité
ne serait pour vous qu’une source
de satisfaction. Vous voyez qu’il dépend
de vous à présent, que je continue
ma consultation, et si vous daignez
me dire les symptômes que vous
éprouvez, je m’empresserai d’apporter
au mal les remèdes convenables. J’ai
l’honneur d’être etc.
LETTRE LX.
à
la Cesse de Loewenstein.
Eh ! de quoi se mêle monsieur le
Marquis de vouloir arranger la tête
des autres ! qu’il songe à la sienne,
ma chère amie, qui n’est peut-être
pas trop en ordre ! Il est effectivement
bizarre que votre mère, que votre
oncle, s’empressent de favoriser une
intimité entre vous et un jeune homme
aimable ; qu’ils fassent naître l’occasion
d’entrer en correspondance
avec lui sur un sujet qui peut mener
si loin. Lorsqu’il s’agit d’arranger la tête d’une femme, n’a-t-on pas le
droit de parler de tout ? de son cœur,
de son esprit, de tout enfin. Si j’avais
à lui parler des causes qui dérangent
celle d’un homme, quelle
ample matière n’aurois-je pas ? La
vanité serait une des plus fécondes.
Si elle se bornait encore à faire parler
d’eux dans la gazette, on pourrait
la supporter ; mais il faut qu’elle les
porte à troubler le repos des femmes,
à les déshonorer, et c’est une gloire
pour eux, lorsque quelque malheureuse
expie dans un couvent, ou dans
quelque vieux château, le bonheur
d’avoir fixé quelques momens leur
attention. Que de petits Lovelaces
il y a dans le monde ! ma chère amie,
et auxquels il ne manque que son esprit,
ses talens et sa figure ; mais
dont le cœur ne vaut pas mieux. Je
serais un peu tentée de vous gronder, car enfin c’est vous qui ayez donné
lieu à cette belle lettre. De quoi
vous avisiez-vous de dire que vous
aviez besoin qu’on arrangeât votre
tête ; voilà le langage que pourrait
vous tenir une amie, qui ne saurait
pas comme moi apprécier ce que vous
valez ; mais moi, qui vais toujours
cherchant la cause de tout, et que
mon cœur rend si éclairée sur tout
ce qui vous concerne ; je dis que je
reconnais là cette franchise si noble,
si précieuse que je n’ai vue qu’en
vous, habituée à montrer votre ame
tout entière, à vous reposer sur l’innocence
de ses sentimens. Je me
rappelle d’avoir entendu dire à un
homme de beaucoup d’esprit, qui parlait
avec ma mère d’une jeune demoiselle
extrêmement simple et ingénue
qui les intéressait : la pudeur n’est
pas naturelle à l’homme, puisqu’elle ne vient que de la connoissance du mal.
Adam ne chercha à se couvrir que
lorsqu’il eut péché ; combien de jeunes
filles, peut-être, auraient besoin
de perdre leur innocence pour conserver
leur sagesse ! On ne savait pas
que j’étais à portée d’entendre ce discours ;
il me donna bien à penser dans
le temps, et m’est toujours resté dans
la tête. Vous allez, toute honteuse,
dire à votre métaphysicienne : mais j’ai
donc péché puisque, selon vous, j’aurais
quelque chose à cacher ? je vous
répondrai, que si tous les hommes vous
connaissaient comme votre Émilie, vous
n’auriez qu’à gagner en les faisant
pénétrer dans les plus petits replis de
votre ame ; ils y verraient l’impression
qu’a faite un jeune homme aimable,
sensible, vertueux, sur cette ame qui
éprouve le besoin si doux d’aimer ;
mais auprès de cette légère impression, ils liraient, gravés en caractères ineffaçables,
les principes de la plus austère
sagesse, et l’amour de l’ordre et
du devoir. La malignité ne verrait
peut-être qu’une partie de ce que
j’expose, et il est donc nécessaire de
cacher à son œil curieux ce que vous
éprouvez. C’est ce que votre franchise
ne vous a pas permis de faire ;
vous avez senti quelqu’embarras, et
vous en êtes naïvement convenue. Je
crois être sûre au reste, que le Marquis
n’a vu en cela qu’un propos jeté
au hasard, et qu’il ne se croit pas
assez heureux pour être la cause du
désordre de votre tête. Sa lettre
adroite et mesurée, est d’un homme
qui serait bien aise d’entrer en matière
et d’établir une correspondance
avec la personne dont il cherche à
connoître l’état ; la phrase que vous
avez remarquée, m’a fait le même effet qu’à vous, mais ne signifiera rien
pour les autres. J’ai bien songé à
votre situation, ma chère amie, et à
celle du Marquis, par intérêt pour
vous. Il vous aime, cela n’est pas
douteux ; mais il est honnête, et vous
connaît assez pour savoir qu’il n’a
aucune espérance à former, et l’amour,
je crois, ne peut vivre longtemps
sans espoir. La passion, après
l’avoir quelque-temps tourmenté, finira
donc par se changer en amitié ;
car enfin, qui est-ce qui s’est avifé
d’être malheureux, parce qu’il ne possédait
pas le château de Versailles ?
Pour vous, ma chère amie, vous avez
plus à vous défendre des autres que
de vous-même, en étant aimée d’un
homme que son respect tiendra toujours
dans un certain éloignement ;
vous avez plus à craindre l’interprétation
qu’on donnera à vos sentimens, que vos sentimens, dont vous serez
toujours maîtresse de modérer la vivacité,
ou du moins l’expression. Une
inaltérable vertu d’un côté, et de
l’autre un manque absolu d’espoir,
arrangent donc les choses de façon
que nous vivrons un jour sans trouble,
et sans crainte des autres et de nous,
dans une charmante et paisible société.
Adieu, ma chère amie ; voilà mes
vœux et mon espoir.
LETTRE LXI.
à Jenny,
femme de chambre de la Cesse.
Je suis bien dans l’embarras, ma chère
Jenny, et connoissant ton bon cœur,
il m’est bien avis que tu le partageras.
Tu seras chagrine, cela me fait de la
peine, et cependant ça me fait plaisir.
Mon pauvre maître, comme je te l’ai
confié, a essuyé une grosse banqueroute
qui a raflé tout son pauvre avoir,
et pour comble de malheur, monsieur
le Président est allé faire un voyage
d’un mois ou six semaines, il faut que ce soit pour quelque grande affaire
sans doute ; car il a écrit comme ça
à mon maître, qu’il ne pouvait lui dire
où il allait. Ce brave homme nous
aurait aidés, car il aime mon maître
comme ses yeux ; suffit qu’il n’y faut
pas songer de long-temps. Notre
hôte, le bon monsieur Schmitt,
n’aurait pas mieux demandé que de
continuer à lui donner un bon ordinaire,
comme il a fait jusqu’ici, et tout
plein de petites douceurs ; le pauvre
homme allait chercher à deux lieues
à la ronde une perdrix pour l’apporter,
et une fois il acheta un faisan
qu’il nous vendit un tiers de moins,
c’est un fait. Il faut quelque chose,
disait-il, qui ragoûte monsieur le Marquis ;
mais hélas ! le bon Schmitt
n’est pas le maître chez lui, et j’ai
entendu souvent grogner sa femme, des
attentions qu’il a pour nous, sur-tout depuis, comme on dit, que les eaux
sont basses. Mon maître a fait semblant,
je crois, depuis quelques jours
d’avoir besoin d’être au lait pour sa
santé, et moi j’ai dit comme ça à
madame Schmitt, que n’ayant plus
la desserte de mon maître, je me contenterais
de pommes de terre ; son
mari, qui était là, m’a dit : fi ! monsienr
Bertrand ; tant que le père Schmitt
vivra, et qu’il y aura un morceau de
lard dans son pot, vous en aurez votre
part ; mais voici ce qu’il y a de plus
pire, mon pauvre maître a la fièvre,
et le lait est comme un venin quand
on est dans cet état, il a fallu faire
du bon bouiilon, acheter des drogues
et faire venir un médecin, et tout
cela coûte. Mon maître n’a plus que
quelques louis qui seront bientôt finis,
et tous ses bijoux sont vendus : mais
ma chère Jenny, Bertrand a une belle et bonne montre d’or, et de qui
lui vient cette montre ? de la sœur
de son maître, lorsqu’elle s’est mariée.
Il ne sera pas dit qu’il garde un bijou
quand il peut racheter peut-être la
vie à son maître. Le pauvre Bertrand
y est attaché, j’en conviens ;
mais ce n’est pas pour lui, tu t’en
doutes, ma chère Jenny. Peut-être il
comptait qu’enfin viendrait ce jour
où il pourrait t’en faire cadeau : il
n’y faut plus songer, mais bien à mon
cher maître. Je te l’envoie cette montre,
pour que tu la vendes aussitôt à
quelqu’un de ces messieurs qui viennent
au château, ou que tu pries la
bonne amie de Madame, d’en faire
une loterie à Mayence ; en attendant,
envoie-moi une partie de ton petit
trésor, comme qui dirait une vingtaine
de ducats, dont tu te payeras
sur le prix de la montre, et je ferai croire à monsieur le Marquis que j’ai
étui d’or, qui avait un petit bouton
de diamant, que nous avons laissé en
France, et que je l’ai vendu. Motus
sur tout cela, ma chère Jenny. Il
faut croire que Dieu un jour aura pitié
des honnêtes gens, et que nous aurons
une bonne auberge dans quelque
belle ville de France. J’en suis si
persuadé que je songe quelquefois à
l’enseigne. Il y aura une barque sur
une mer bien agitée, et puis dessus à
la providence. Ah ! notre pauvre
barque, elle est bien loin du port.
Adieu, adieu, ma chère Jenny, je
t’embrasse de tout mon cœur, et suis à
jamais ton fidelle serviteur
LETTRE LXII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
S’il y a de malhonnêtes gens, s’il y a
de mauvais cœurs, il faut convenir aussi
ma chère Émilie, qu’il y a des ames
bien nobles, des cœurs bien généreux,
et souvent dans la plus obscure condition.
Vous avez été frappée un
jour de l’air de candeur du valet de
chambre du Marquis de St. Alban,
lisez cette lettre et vous verrez que
vous ne vous êtes pas trompée ; mais
il faut que je vous dise comment elle m’est tombée entre les mains, et j’en
viendrai ensuite à l’objet qui m’a fait
recourir à vous. Je suis entrée hier
matin dans la chambre de Jenny, qui
est un peu incommodée, et je l’ai
trouvée sur ion lit fondant en larmes ;
une lettre était près d’elle, et des
ducats épars sur une petite table près
du lit. Qu’avez-vous donc, lui ai-je
dit, Jenny ? Toute surprise et alarmée,
elle a voulu essuyer ses larmes,
et s’est empressée de prendre la
lettre pour la serrer dans son corset.
Mais qu’avez-vous ? — Madame,
ce n’est rien. — Vous me le direz ;
ce n’est point curiosité, c’est intérêt. —
Je ne le puis Madame. — Et les
ducats, qu’en voulez-vous faire ? —
Ah ! Madame, ils sont bien à moi. —
Je n’en doute pas, ma chère Jenny ;
mais je veux savoir ce que vous avez,
ou je n’aurai plus d’amitié pour vous. — Plus d’amitié pour Jenny !…
Elle a voulu se lever et se jeter à
mes genoux, je lui ai encore dit : ma
chère Jenny, parlez-moi avec franchise
— eh bien, je vois bien qu’il le
faut, puisque Madame parle de m’ôter
son amitié. Elle a tiré sa lettre, s’est
couvert un moment la tête avec son
tablier, et m’a dit comme ayant repris
courage : Madame se doute peut-être
que nous nous aimons, monsieur
Bertrand et moi ; mais cela ne
m’empêchera jamais d’être une honnête
fille. — Il n’y a pas de mal à
cela mon enfant, Bertrand est un
honnête homme ; à ces mots elle m’a
remis la lettre, que je vous envoie.
Les larmes me sont venues aux yeux
en la lisant, et j’ai eu bien de la peine
à les renfoncer. Vous verrez par
cette lettre le déplorable état du
Marquis, et voici, ma chère Émilie, le service qu’il faut que vous me rendiez.
J’ai une petite aigrette de diamans,
que je n’ai pas mise depuis mon
mariage, et qui à peine est connue de
ma famille ; je vous l’envoie pour que
vous la fassiez vendre secrètement, et
le plutôt possible ; mais ce n’est pas
tout, il faut trouver un moyen d’en
faire recevoir le prix par le Marquis,
et voici celui que j’ai imaginé : ce serait
de lui faire écrire d’une main inconnue
qu’un homme qui lui a fait un
grand tort, qu’il peut réparer entièrement,
sachant la triste situation où
il est, lui fait passer à titre de restitution
la somme de… en attendant
qu’il puisse s’acquitter tout-à-fait envers
lui. Le Marquis vient d’essuyer
une banqueroute d’un négociant de
Francfort, qui est en fuite ; il a dans
sa vie aussi été trompé, volé de diverses
manières ; il ne lui paraîtra donc pas surprenant qu’on lui fasse
une légère restitution sans vouloir se
nommer. Vous ne connaissez pas autant
le Marquis que moi, et je suis
persuadée que si une pareille confidence
vous avait été faite, vous n’auriez
pas balancé à faire usage de tous
vos moyens, pour venir à son secours.
Au lait pour toute nourriture !…
par misère !… malade, sans argent,
sans amis, dans un pays inconnu, dans
un misérable village ; ah ! mille fois
honnête Bertrand, soit bénie cette
providence, vous en êtes l’instrument,
et c’est elle qui a fait tomber votre
lettre entre mes mains. Je répondrai
à ses inspirations, et mon Émilie m’aidera
dans mon entreprise. J’ai donné
ma parole à Jenny de ne point parler
de la lettre de Bertrand, et je
lui ai fait promettre de ne point lui
dire que j’en eusse connaissance ; ensuite nous sommes convenues qu’elle
lui écrirait qu’elle m’avait fait voir la
montre, et que je m’étais chargée de
faire naître l’idée de l’acheter à un
de mes parens qui en donnera un
prix convenable. J’attends bien impatiemment
votre réponse, ma chère
amie.
P. S. Mon exprès restera à Mayence, si vous croyez pouvoir répondre dans vingt-quatre heures quelque chose de décisif.
LETTRE LXIII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Je vous remercie mille fois, ma chère
Victorine, de la commission que vous
m’avez donnée, je suis heureuse de
participer à une aussi généreuse action.
J’en suis fière comme cet homme qui
disait, entendant vanter un beau sermon,
eh bien, c’est moi qui l’ai sonné.
Il se serait passé beaucoup de temps
peut-être, avant de pouvoir vendre
votre aigrette, à un bon prix, ou si
je m’étais pressée de la vendre à des
juifs, ils ne m’auraient donné que la moitié de la valeur ; j’ai pris un autre
parti qui m’a réussi complètement.
Vous connaissez le grand-prévôt du
chapitre ; c’est un homme noble et obligeant,
et le bon vieillard se pique d’un
attachement particulier pour moi. Au
moment où j’ai reçu votre lettre, je sortais
pour aller dîner chez lui en grande
compagnie ; nous sommes arrivés des
premiers, et après les complimens
ordinaires, je lui ai demandé à entrer
dans sa bibliothèque pour y prendre
un livre, bien persuadée qu’il m’y
suivrait ; il y est effectivement venu,
et nous nous sommes trouvés seuls ;
alors, je lui ai dit : monsieur le prévôt,
j’ai un secret à vous confier et
un service à vous demander. Sa belle
et respectable phisionomie s’est épanouie
à ces mots ; mademoiselle Émilie,
a-t-il dit, peut compter sur ma
discrétion, et tout ce que j’ai, tout ce qui est en mon pouvoir est à ses ordres.
J’en étais d’avance assurée,
monsieur le prévôt, lui ai-je répondu,
et cependant je ne suis point présomptueuse.
Il m’a serré les mains
avec affection ; une pauvre Française
émigrée, lui ai-je dit, n’a plus que
ce bijou, elle est forcée de s’en défaire
et je voudrais que ce fût au
meilleur prix possible ; alors j’ai montré
l’aigrette, il l’a regardée une minute,
bien plus occupé de ce que j’avais
à ajouter. Je vous ai choisi, lui
ai-je dit, pour un prêteur sur gage ;
il a ri. La chose étant très-pressée,
je ne puis attendre une occasion favorable
de la vendre. Faites-moi la
grâce de me prêter deux-cents ducats,
et lorsque le bijou sera vendu
vous me donnerez le surplus, ou je
vous remettrai ce qu’il sera vendu de
moins ; mais comme il a coûté plus de trois cents ducats, je ne crois pas demander
trop pour le moment. Je pressai
quatre à quatre mes paroles, de
peur d’être interrompue. Il m’a dit :
je vois que nous n’avons pas le temps
d’en dire davantage, et je garde vos
diamans, parce que je suis plus à portée
que vous de les faire vendre. Si
vous voulez laisser après dîner votre
sac à ouvrage sur l’encoignure qui est
à gauche du poêle, je trouverai moyen
d’y mettre les deux cents ducats. À
peine achevait-il, qu’un valet de chambre
est entré pour lui dire que la princesse
de… était arrivée. Il m’a
quittée, tout radieux d’avoir eu occasion
de rendre service, et d’avoir une
affaire secrète à traiter. J’ai resté
quelques momens dans la bibliothèque,
et je suis rentrée dans le sallon avec
deux ou trois volumes. Le prévôt,
fidelle à sa parole, a tourné et retourné après le dîner auprès de l’encoignure,
et quand il a cru n’être pas aperçu,
il a glissé les deux cents ducats dans
mon sac. Vous pensez bien, ma chère,
que j’ai été alerte pour le reprendre,
et en sentant le poids des ducats, j’ai
éprouvé un plaisir singulier, un plaisir
d’enfant, dira-t-on, puisque j’étais
bien sûre qu’ils y étaient. Ah ! nos
sensations à tous les âges ont les
mêmes principes, et les mêmes résultats.
L’avare qui s’enferme pour
contempler ses richesses, qui se plaît
à les passer en revue, savait bien
avant d’ouvrir son coffre ce qu’il renferme ;
mais n’importe, leur vue le
satisfait, et lui présente toutes les
jouissances auxquelles il peut prétendre.
En pesant dans ma main ces
rouleaux, l’emploi me frappait plus
vivement l’imagination ; mon cœur
tressaillait, lorsque je songeais que dans ce petit volume étaient contenues
la subsistance, la santé, la vie peut-être
d’un homme digne de l’estime et
de l’intérêt de tous les êtres pensans
et sensibles. Si j’avais été seule, j’aurais,
je crois, défait les rouleaux, et
compté les ducats pour voir en détail
tout ce qu’ils produiront de bien. Vous
les recevrez ce soir ces bienheureux
rouleaux, et si vous passez une bonne
nuit, ou si elle est doucement agitée
du plaisir d’avoir rétabli le calme dans
une ame aussi noble que pure, songez
à la diligence de votre Émilie, qui se
trouve fortunée d’y avoir quelque
part.
LETTRE LXIV.
Dieu n’abandonne jamais les honnêtes
gens, ma chère Jenny, en
voici une nouvelle preuve. Hier,
comme j’étais à donner un bouillon
à monsieur le Marquis, est entré dans
la chambre le père Schmitt avec un
homme qui tenait une petite boîte et
une lettre. Voilà, a dit Schmitt, un
homme qui vient de Francfort avec
de bel et bon argent, à ce qu’il dit.
Cela fera autant de bien à la santé de ce
brave gentilhomme que toutes les drogues
des apothicaires. Mon maître ayant
lu son adresse sur la boîte, l’a ouverte et a trouvé dedans une lettre qu’il a
lue, et deux bons rouleaux de cent
ducats chacun. Il a demandé à l’homme
qui lui avait remis cette boîte, et on
lui a répondu que c’était le maître de
la poste de Francfort, qui avait reçu
l’argent par la poste de Suisse. Monsieur
Schmitt, aussi joyeux que si l’argent
avait été pour lui, a souhaité une
bonne nuit à monsieur le Marquis, et
ensuite a dit au courrier : allons, mon
garçon, vous avez besoin de boire un
coup ; venez goûter de notre bière
et par-dessus le marché vous aurez un
petit coup de rogome. Monfieur le
Marquis m’a dit, voyant que j’étais
tout en joie : cela vient fort à propos,
mon pauvre Bertrand ; mais j’ai
beau chercher, je ne vois que ce négociant
de Francfort qui m’a fait banqueroute ;
il aura eu un remords et
m’envoie cet argent. Et que sait-on, Monsieur, quand Dieu touche le cœur
des gens, ce n’est pas pour qu’ils restent
à moitié chemin, et je crois,
moi, que ce banquier est peut-être
plus honnête homme qu’on ne pense,
et qu’il nous rendra tout ce qu’il nous
a pris ; et voici, ma chère Jenny,
qu’il n’est plus question de vendre la
montre, où j’espère que tu regarderas
quelquefois l’heure qu’il est. Je vais
donc la bien conserver, bien entendu
que si, Dieu nous en préserve, monsieur
le Marquis se trouvait dans le même
cas, la montre, et tout ce que possède
Bertrand, serait à son service. Adieu
Jenny ; quand monsieur le Marquis
se portera mieux, il ira au château,
et Dieu sait si je le laisserai aller tout
seul. Je t’embrasse, et, suis toujours de
tout mon cœur ton fidelle Bertrand.
LETTRE LXV.
à la
Duchesse de Montjustin.
Il est très-vrai, ma chère cousine,
que le banquier qui vient de faire
banqueroute, était chargé de mes
fonds qui n’étaient pas considérables,
et je vous avouerai que je me suis
trouvé dans le plus grand embarras.
Moitié misère, moitié régime nécessaire
à ma santé, je m’étais mis au lait, en
attendant de recevoir quelques fonds
de France, ou que je puisse me procurer
quelque ressource par moi-même. J’ai été bientôt obligé de quitter le
lait parce que la fièvre m’a pris, et
j’étais réduit à une vingtaine de louis,
lorsqu’il m’est arrivé deux cents ducats
de je ne sais où. D’abord, j’avais
songé à vous ; mais la somme m’a paru
trop forte, non pour votre cœur,
mais pour vos facultés ; enfin, quelques
jours après, j’ai reçu de France par
une voie détournée, deux cents louis.
Me voilà donc, comme vous voyez, en
état d’attendre les événemens. Votre
lettre m’a sensiblement touché, ma
chère cousine, et c’est bien le denier
de la veuve que vous m’avez envoyé ;
mais heureusement je n’ai pas besoin
de ce secours, qui pénètre mon cœur
de reconnaissance. Je vous envoie
donc vos cinquante ducats, qui sont
peut-être la moitié et plus de ce que
possède ma généreuse cousine. La pauvreté
et le malheur ont donc leurs plaisirs ! l’émotion et la satisfaction
que j’ai éprouvées à la lecture de votre
lettre, à la réception de votre
bienfait, sont inconnues aux riches.
Quelle marque d’amitié aussi touchante
peuvent-ils recevoir ? Il est aussi pour
la pauvreté une foule de petits détails
et d’arrangemens, dont l’occupation
l’intéresse ; nous nous applaudissons,
Bertrand et moi, quand nous avons
trouvé quelque moyen économique,
qui tourne au profit d’une jouissance.
Il est extrêmement intelligent pour
ces sortes de détails ; ce n’est pas un
domestique petit maître ; mais c’est le
meilleur des serviteurs pour le cœur,
le zèle et la probité. Il se dit valet
de chambre, et il est tout, il est maître
d’hôtel, officier etc. etc., aussi
est-ce partout monsieur Bertrand,
et son langage, un peu grossier, ne nuit
point dans ce pays à sa considération. Eh bien ! ma chère cousine, quand
nous disions à un maître d’hôtel :
j’aurai demain dix, quinze personnes
à dîner, nous n’avions aucun plaisir
à songer à ce qu’on servirait, et la plupart
du temps, fort peu à manger.
Convenez qu’à présent lorsque vous
faites venir Lisbeth, et moi Bertrand,
et que nous disons : qu’est-ce
que j’aurai à dîner demain, et qu’est-ce
que coûte ceci, cela ? nous éprouvons
une sorte d’intérêt qui nous
était inconnu ; enfin il m’arrive souvent
de faire des dîners excellens
avec de la soupe aux choux, un morceau
de veau rôti, et des pommes
de terre. Qui sait les jouissances de
ce mendiant, qui profite d’un moment
de soleil pour se réchauffer ?…
de ce malade que tout le monde
plaint, et à qui un rêve procure peut-être
un état d’enchantement ! Qui sait la satisfacttion qu’éprouve cette
grosse servante, qui se montre un dimanche
à la promenade avec un bonnet
à fond d’or, et cet artisan qui a
des boucles d’argent larges comme
son pied ? Je finirai, ma chère cousine,
par un vieux proverbe, plein de sens
comme tous les proverbes : À brebis tondue Dieu ménage le vent. Adieu,
permettez que j’embrasse bien tendrement
ma bienfaictrice.
LETTRE LXVI.
Je crois, ma chère cousine, que votre
sévérité applaudira à la résolution que
j’avais prise, d’être quelque temps sans
aller à Lœwenstein, et au courage
que j’ai eu de l’exécuter ; j’ai passé
huit jours sans sortir de ma chambre
ou de mon petit bois, et j’ai employé
tout ce temps à lire ou à peindre.
Que je serais, hélas ! bien payé du
sacrifice que j’ai su m’imposer, si la
Comtesse m’en savait quelque gré, si
elle pouvait savoir combien il me coûte ;
mais mon cœur ne s’arrête pas à désirer une froide reconnaissance, et
je serais malheureux si je n’espérais
pas, qu’elle regrette un peu les momens
que nous avons si doucement
passés ensemble sans trouble et sans
crainte. Je suis prêt à m’abandonner
au désespoir, quand j’envisage l’avenir.
S’il faut pour que je puisse jouir de
la plus aimable société, que le temps
ait affaibli l’impression que m’a faite la
Comtesse, c’est-à-dire, qu’il faille
que je sois moins sensible au plaisir
de la voir, je ne vois pas quel sera
le terme de mes privations. On a
dit que l’amour ressemblait quelquefois
à la haine, et je l’éprouve en ce
moment où je suis obligé de fuir la
personne que j’aime le plus, comme
si je la haïssais…
J’en étais là de ma lettre, ma chère cousine, et de mes tristes complaintes, lorsque le Commandeur est entré chez moi avec le bruit d’un ouragan. Eh bien ! Marquis, m’a-t-il dit, êtes-vous brouillé avec nous, et comptez-vous encore long-temps priver la Comtesse du plaisir de vous voir ? savez-vous qu’il n’est pas bien de mettre les gens en train de nous aimer et de des planter là ? ma nièce, je m’en aperçois bien, depuis qu’elle vous connaît, trouve nos bons Allemands un peu pesans. Il faut aujourd’hui que je vous enlève, et que vous emportiez toutes vos couleurs et vos pinceaux. Je n’ai su que répondre à cette pressante invitation ; n’ayant aucun prétexte pour m’y refuser, et après m’être confondu en protestations, remercimens, il a fallu suivre le bruyant et bon Commandeur. Vous savez, m’a-t-il dit encore, que vous devez peindre ma nièce, et croiriez-vous qu’on exige aussi que vous exerciez vos talens sur ma vieille figure ; ainsi, Marquis, il faut nous donner au moins cinq à six jours. Nous voilà en route, ma chère cousine, et je mentirais, si je vous disais que je n’étais pas intérieurement fort aise d’avoir tous les honneurs de la vertu, et les plaisirs de la jouissance. Ma cousine, me disais-je, n’aura rien à me reprocher ; elle sentira qu’il m’était impossible de résister aux instances du Commandeur, et la Comtesse, satisfaite de mon courage et de ma prudence, me verra sans regret profiter du sort heureux que m’a procuré le hasard. Il ne m’a pas paru qu’elle ait été fâchée ni embarrassée de me voir, et sa mère, enchantée de l’espérance d’avoir un portrait de sa fille, a accueilli le peintre avec une extrême bonté. J’ai commencé dès le lendemain, c’est-à-dire, il y a deux jours un ouvrage qui exigerait le talent de Titien et du Corrège, pour n’être pas trop au-dessous de l’original. L’oncle voulait qu’elle fût en habit d’amazone, et si on l’avait cru, le tableau aurait tenu la moitié de l’appartement ; il aurait représenté, en outre de l’objet principal, des chevaux, des chiens et une forêt toute entière ; il a été décidé qu’elle serait assise près d’une table, et vêtue d’une robe blanche avec une ceinture bleue ; un petit chapeau, que vous lui connaissez, ne dérobera rien de ses traits ; ses beaux cheveux épars tomberont en grosses boucles sur un cou d’albâtre, et elle aura à la main un livre qu’elle ne lira pas, mais sur lequel elle aura l’air de réfléchir ; voilà, ma chère cousine, l’ordonnance de mon tableau. On lui tient compagnie pendant que je travaille, ainsi ne soyez pas trop en peine des indiscrétions du peintre amoureux de son modèle ; plaignez-le plutôt, car s’il éprouve un grand plaisir à contempler ainsi l’objet de son adoration, à pouvoir en détailler toutes les beautés, à lui faire prendre l’expression qu’il désire, la nécessité de contenir ses transports est un tourment insupportable et j’ai quitté deux fois l’ouvrage sous prétexte d’un mal de tête ; parce qu’un regard qu’elle a laissé tomber sur moi, m’a transporté hors de moi-même, il m’a semble y lire ces mots : « je sens quelle doit être votre contrainte ; et je n’en suis pas exempte moi-même »… Adieu, ma chère cousine.
LETTRE LXVII.
au
Marquis de St. Alban.
Il y a un démon qui se mêle de l’amour,
de vos amours sur-tout mon
cousin, et qui confond la prudence
humaine. Le courage que vous avez
eu d’être huit jours sans aller chez la
Comtesse, mérite des éloges, et le
Commandeur est venu bien à propos
pour votre cœur, mais bien mal à
propos pour la raison, vous enlever à
votre sage retraite. On est tenté de
tout abandonner, de se laisser aller au courant de ses passions, quand on
voit le hasard détruire en un moment
l’édifice péniblement élevé par la sagesse ;
mais n’importe, mon cousin, il
faut toujours combattre, sans quoi
chacun se laissant aller à toutes ses
faiblesses, toute vertu serait exilée de
la terre ; je me souviens qu’un maréchal
de Raiz, qui avait commis des
crimes affreux, répondit à ses juges :
j’étais né sous l’étoile qui fait faire ces choses-là. Croyez, mon cousin,
que vous êtes né sous l’étoile qui
donne le courage de triompher de ses
passions, et porte aux actions les plus
généreuses ; croyez que vous avez la
force d’arrêter les transports d’une
passion, qui pourrait causer des désagrémens
à celle qui en est l’objet.
Eh ! quel plaisir n’aurez-vous pas,
lorsque votre amour affaibli par le
temps, et changé en tendre amitié, vous permettra de goûter sans trouble
les charmes de la société de la Comtesse ;
qu’elle ne craindra point de se
livrer avec vous aux mouvemens
d’une tendre affection. Mandez-moi
tout ce qui se sera passé à vos séances,
et si l’on est content de votre ouvrage.
LETTRE LXVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Le portrait est fini, ma chère cousine,
et toute la famille en est enchantée ;
vous savez mon goût pour les inscriptions,
et j’en ai proposé une tirée
d’Esther, que la modeste Comtesse
s’est envain efforcée de rejeter
« Je ne trouve qu’en vous une certaine grâce
« Qui toujours me prévient et jamais ne me lasse. »
LETTRE LXXXVI.
au
Marquis de St. Alban.
Je ne suis point surpris, mon cher
Marquis, de l’article que vous avez
lû dans les papiers publics, concernant
ma bibliothèque, que la nation
a mise en vente ; et je vous dirai ce
qu’un homme de lettres a dit en pareil cas : je n’aurais guères profité de mes livres, si je ne savais pas les perdre. C’est pour vous que je la
regrette ; mon dessein était de vous
prier de l’accepter à l’époque de
votre mariage, lorsque vous auriez
habité votre hôtel ; mais au reste,
mon cher et jeune ami, si nous examinions
attentivement quels doivent
être les effets de la Révolution sur
les esprits, la perte que vous faites
vous paraîtra peu sensible. Le cours
des idées augmente ou diminue le
prix des choses, et dirige vers d’autres
objets l’intérêt et la curiosité.
Ma bibliothèque était composée en
grande partie de livres sur la jurisprudence
et sur l’histoire de France ;
un de mes oncles, qui était évêque,
m’avait laissé une collection complette
des procès-verbaux du Clergé, qui
était alors d’un grand prix ; un missel Mozarabe et une bible de Mayence,
qui lui avaient coûté deux cents
Louis ; enfin une multitude d’ascétiques,
de théologiens, de controversites,
de sermonnaires. Cette partie
de ma bibliothèque, à quelques
volumes près de sermons éloquens,
n’avait pas plus de prix à mes yeux,
que les dossiers de livres faits pour
remplir des espaces vides. On a fait
autrefois de la religion une science
arbitraire, qui est devenue l’objet
des méditations d’un nombre infini
d’hommes d’un génie ardent et subtil ;
mais les controverses sont passées
de mode, et les gens sages s’en tiennent
au seul livre qui ne vient pas
des hommes, à l’Évangile. C’est par
faste, ou par l’effet d’une vague curiosité,
bien éloignée du véritable désir
de connaître, qu’on rassemble un
grand nombre de livres de tout genre, et ce que dit Sénèque à ce sujet est
fort sensé : « Voulez-vous que l’étude
laisse dans votre esprit des
traces durables ? bornez-vous à
quelques auteurs pleins de génie,
et nourrissez-vous de leur substance.
Être par tout c’est n’être
nulle part. Une vie passée en
voyage procure beaucoup d’hôtes
et pas un ami. Il en est de même
de ces lecteurs précipités, qui sans
prédilection pour aucun écrivain,
parcourent à la hâte tous les livres. »
Goûter d’une foule de mets
annonce un estomac blasé. Les bibliothèques,
qui contiennent par delà
une certaine quantité de livres, peuvent
être comparées aux dictionnaires
qu’on ne lit pas, mais auxquels
on a quelquefois recours. Il
suffit pour les particuliers qu’il y ait
de grandes bibliothèques publiques, qu’ils puissent consulter dans l’occasion,
et qui seront toujours bien
plus complettes. J’ai parcouru les
catalogues de la bibliothèque Ambroisienne,
et de celle du Vatican, et
sur vingt mille volumes de ces immenses
collections, il n’y en a pas
cent qui offrent rien d’intéressant à
la curiosité d’un homme, dont l’esprit
a suivi la marche de son siècle. Que
lui fait la restitution d’un passage
dans une homélie de St. Chrysostome,
et combien est peu intéressante
aujourd’hui la fameuse histoire
du concile de Trente ? Je ne vois
rien de curieux dans cette assemblée,
si ce n’est que les Cardinaux y dansèrent.
Tous les ouvrages peuvent
être rangés dans quatre classes : dans
la première sont ceux de pure érudition,
et qui ne sont bons qu’à
être consultés. Les productions de la plupart des auteurs qui ont écrit
jusqu’au milieu du 17. siècle, sont
de ce genre ; on ne mettait alors
au rang des bons livres, que ceux
dans lesquels étaient citées beaucoup
d’autorités. Ménage, dit, en
parlant d’un de ces ouvrages, il y a
telle page où se trouvent vingt et une
éruditions. Qui dirait qu’on s’est occupé
pendant plusieurs années de savoir
combien avait duré l’action de
l’Heautontimorumenos ?
Dans la seconde classe se trouvent ceux qui ont dû leurs succès à l’esprit de parti, au goût dominant, ou aux préjugés du temps où ils ont été écrits, et ils peuvent être comparés aux ouvrages de société, qui perdent tout leur prix, lorsqu’ils sont transplantés dans une autre. Les lettres Provinciales, les ouvrages de St. Evremont, et une multitude d’autres bien inférieurs, sont de ce nombre.
Dans la troisième classe sont ceux qui traitent d’objets intéressans par eux-mêmes, mais qui ne présentent que les premiers élans de l’esprit, de premiers aperçus et des systèmes trompeurs, qui ont séduit dans un temps où les esprits étaient encore peu avancés ; tels sont les ouvrages de Descartes, de Mallebranche, ceux de Grotius ; ils ressemblent à un échafaudage qu’on enlève quand le bâtiment est construit.
Dans la quatrième classe sont ceux dans lesquels l’auteur a atteint, à peu près, le degré où peut s’élever l’esprit humain, sur un sujet donné ; tels sont les ouvrages de Locke, et ceux de Newton ; enfin dans cette classe, très-peu nombreuse, sont les ouvrages où règnent, non les sentimens et le goût du moment, mais la simplicité, la grâce, l’élévation et la force des idées, l’énergie du sentiment et le charme du style, : tels sont ceux de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Montesquieu, de la Bruyère, de la Rochefoucaut, de la Fontaine, les lettres de Sévigné, etc.
J’avais beaucoup de livres sur le droit public, étudié en Allemagne avec tant d’application et si négligé en France ; mais cette science, qui fixe les rapports généraux des peuples, et la constitution de plusieurs, cessera bientôt d’occuper les esprits, parce que l’édifice Gothique, dont elle donne la description, est miné de toutes parts. Les traités de politique et tout ce qui est relatif à cette fameuse balance de l’Europe tomberont aussi dans l’oubli, parce que les rapports des peuples sont changés, que l’ambition n’a plus pour objet la seule domination, mais la quantité de numéraire et l’accroissement du commerce. De la jurisprudence romaine il ne subsistera que ce qui est fondé sur le droit naturel, et les coutumes particulières, souvent aussi nuisibles que bizarres, seront remplacées par de sages règlemens, auxquels seront également soumis tous les peuples du même empire. Les orateurs du barreau cesseront aussi d’être lus avec intérêt, lorsqu’on n’aura plus besoin d’y chercher des raisons et des exemples à l’appui de droits qui n’existeront plus, et l’éloquence qui brille dans plusieurs ne les soutiendra pas. Des plaidoyers sur un mur mitoyen, un testament, une substitution seront entièrement écliptés par des discours et des motions sur les plus grands objets de la législation, sur la politique, la guerre et la paix. La révolution de la France, unique dans son espèce, a donné aux esprits une commotion violente, qui leur a fait parcourir en tous sens les sentiers de l’économie politique et de la législation. Les Français, charmés de leur indépendance, se sont livrés aux plus téméraires conceptions ; ils ont détruit, mais ils ont en même temps creusé, porté la lumière dans les routes les plus obscures, et ils en ont ouvert de nouvelles et forcé les barrières élevées par le préjugé. Un jour viendra où dans le calme on examinera ces nombreuses discussions enfantées au milieu du tumulte et de l’effervescence de l’esprit de parti, et l’on fera paisiblement un choix éclairé de résultats utiles à l’humanité. La peine de mort sera un jour abolie, et n’est-il pas étonnant que ce soit en faisant couler des flots de sang, que ce soit, assis sur des monceaux de cadavres, que le Français aura enseigné aux nations à respecter la vie de l’homme[5] ? A-t-on en effet le droit de priver un homme de ce qu’on ne lui a pas donné ? La loi n’exerce pas de vengeances, comment peut-elle prescrire la mort, qui ne peut être un remède au mal qui est arrivé ? C’est en vain qu’on a répété que le supplice de mort servait à prévenir d’autres crimes, l’expérience apprend que dans les pays où les supplices sont les plus multipliés et les plus cruels, les crimes ne sont pas moins communs. Les jurys en matière criminelle ne peuvent manquer d’être établis, et dès-lors vous voyez crouler toute la partie de ma bibliothèque relative à la jurisprudence criminelle.
Je m’arrête un instant, mon cher Marquis, parce que je crois vous entendre me reprocher, en lisant cette lettre, que je fais l’éloge de la Révolution ; mais il je vous disais que j’ai vu des enfans, qui, au sortir d’une terrible maladie, avaient considérablement grandi, serait-ce faire l’éloge de la maladie ? La Révolution a de même hâté la marche de l’esprit ; mais cet avantage ne sera jamais la compensation de la millième partie des désordres et des barbaries qui ont fait gémir l’humanité ; et quand la plus grande prospérité devrait un jour découler de cette sanglante source, je dirais toujours avec Publius Syrius : Abominandum remedii genus debere salutem morbo.
Je poursuis mon examen. J’avais un recueil considérable d’édits et de règlemens sur les impôts, ils ne seront plus même consultés, lorsque l’art du Financier, qui est à la science de l’économie politique, ce qu’est la chicane à la jurisprudence, réduit à la perception de taxes uniformes, ne sera plus un objet d’étude. Les ouvrages sur l’histoire de France, dont j’avais une ample collection, quelque soit le régime substitué un jour à l’anarchie sanglante qui désole la France, doivent cesser d’être recherchés, si l’on considère que l’intérêt est le seul principe d’une curiosité soutenue ; tous les hommes, sans qu’ils s’en rendent compte, cherchent dans l’histoire de leur pays des choses favorables ou glorieuses, pour leur classe et leur état : le noble est empressé d’y lire les privilèges dont ont joui ses ancêtres ; les prêtres, l’autorité qui était le partage du clergé, et ces connoissances leur fournissent dans l’occasion, des argumens dont ils s’étayent. Les changemens qu’aura subi le gouvernement, reconstruit même sur les anciennes bases, rendront cette lecture moins intéressante. Les détails relatifs à l’intérieur des cours, dont l’avide malignité, ou la curiosité aimaient à se repaître, n’auront plus le même intérêt : la toute puissance de Richelieu, qui frappait les esprits de crainte et d’admiration ; les factions, dont la plupart avaient leur source dans les intrigues de cour ; le pouvoir et le faste des grands, ensuite l’éclat du règne de Louis XIV, et l’enthousiasme de la nation pour sa personne, toutes ces circonstances faisaient porter des regards avides sur les plus petites particularités relatives à des hommes qui faisaient tout mouvoir à leur gré ; on se plaisait à y chercher les principes des plus grands événemens ; aussi après ces grands événemens de l’histoire générale, sur laquelle ils influaient, ces détails étaient ce qu’il y avait de plus intéressant ; mais d’ici à un long temps, les Grands n’en imposeront plus autant. On se souviendra d’avoir vu leurs pères, leurs parens réduits à la plus déplorable situation, et plusieurs, obligés de vivre de leur industrie ; la perte de leurs biens leur interdira long-temps cet éclat extérieur, qui joint au rang et à la naissance, inspirait le respect et l’admiration. Enfin l’essor que toutes les classes ont pris, a familiarisé les hommes d’un état obscur, avec l’exercice des plus grands emplois, et il en doit résulter, que la multitude n’aura plus le profond respect dont elle se sentait pénétrée pour les Grands, que ce même exercice mettait à une distance immense d’elle. Les tableaux terribles et multipliés que présenteront le souvenir, et la peinture des sanglantes scènes de la Révolution ; le récit de crimes affreux et d’actes héroïques suffiront à la curiosité et à l’intérêt, et ne laisseront point de place aux petites anecdotes de cour. La Révolution deviendra une époque nationale, comme la captivité de Babylone chez les Juifs, et l’an de l’Hégire chez les Arabes et les Turcs ; et une infinité de familles dateront de ce temps une illustration méritée par des services éclatans, ou un attachement héroïque à la monarchie, qui les rapprocheront des anciennes Maisons. J’ajouterai que nous n’avons point de bonne histoire de notre pays. Les Anglais l’emportent sur nous dans cette partie, et Hume et Robertson n’ont point d’égaux en France. Nos histoires ne contiennent que des récits sans intérêt, que des satyres dictées par l’esprit de parti, de fades panégyriques et des compilations faites sans discernement. Un historien ne peut avoir de gloire durable, que lorsqu’il approfondit la moralité de l’homme, et développe avec sagacité et impartialité les modifications que lui ont fait subir les institutions civiles et religieuses ; alors il devient intéressant pour toutes les nations et tous les siècles. Si Tacite en peignant les Germains n’eût fait que décrire des armures bizarres, des costumes singuliers ; s’il n’avait pas fait sortir de son sujet de grandes vérités morales, éternellement intéressantes, le mérite même de son style ne soutiendrait pas l’ouvrage. Le cabinet d’histoire naturelle qui m’offre des métaux à demi-formés dans les entrailles de la terre, et quelques changemens successifs de formes, excite ma curiosité ; mais quelle ne serait pas ma satisfaction, si je pouvais voir la première amalgame des divers élémens, et suivre le métal, jusqu’au moment où l’art en fait la coupe ciselée de Lucullus ; le diamant, jusqu’à celui où il brille sur le cou de Cléopâtre ? telle est en quelque sorte la tâche de l’historien qui présente le tableau de l’homme des divers siècles. Ce n’est pas dans nos histoires qu’on apprend à connaître les Français, mais dans un petit nombre de mémoires particuliers, et je maintiens que l’homme qui a lû attentivement madame de Sévigné, est plus instruit des mœurs du siècle de Louis XIV et de la cour de ce monarque, que celui qui a lu cent volumes d’histoire de ce temps, et même le célébre ouvrage de Voltaire. Le changement des mœurs, la domination de nouveaux sentimens font, de lustre en lustre, disparaître les ouvrages d’auteurs jadis admirés. Combien, parmi ceux qui enchantaient madame de Sévigné et sa société choisie et spirituelle, sont à peine connus aujourd’hui ? C’est par pure curiosité qu’on lit de nos jours quelques-unes de ces fameuses lettres provinciales, regardées par Boileau et tant d’hommes supérieurs, comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le défaut absolu d’intérêt ne permet pas de continuer la lecture d’un ouvrage qui a dû sa célébrité à l’esprit de parti et au mérite du style, si remarquable dans un temps où l’on ne citerait pas un bon écrivain en prose.
La hardiesse des pensées a contribué à la vogue extrême des ouvrages de Voltaire, elle n’est plus sensible, à présent que la témérité a renversé toutes les barrières ; qui croirait que cet homme célébre a pensé être exilé pour avoir dit qu’Adam et Ève avaient les ongles un peu crochus, et la peau tannée ? Les pièces fugitives du même auteur dans lesquelles règnent l’esprit, la grâce et le ton du monde, auront-elles le même prix lorsque la société ne sera plus la même ? Qui sentira dans cent ans le mérite de cette charmante pièce intitulée : La vie de Paris et de Versailles. Le recueil immense de ses lettres, si agréablement écrites, mais monotones dans leur genre d’agrément, et relatives pour la plupart à la représentation de ses pièces, ou remplies de louanges si exagérées pour des personnes sans mérite, ne sera pas un jour plus intéressant que celui des lettres de St. Évremont. Les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire semblent devoir durer éternellement ; mais si un homme de génie donnait plus de mouvement à ses drames, s’il agrandissait la scène, mettait en action la plupart des choses qui ne sont qu’en récit, s’il cessait de s’assujétir à l’unité de lieu, ce qui ne serait pas aussi choquant que cela paraît devoir l’être ; ces hommes auraient un jour dans cet auteur un rival dangereux pour leur gloire. Si l’on supposait la durée de la République, les changemens dont je parle seraient bien plus considérables ; le peuple jouerait un grand rôle dans toutes les pièces, et les sujets seraient presque tous relatifs aux événemens du temps et aux mœurs nouvelles qui en découleraient nécessairement. Le théâtre, chez toutes les nations porte l’empreinte du gouvernement : dans la Grèce, où la démocratie a été en vigueur, le peuple intervenait sur la scène, et de là les chœurs. En Angleterre, où le gouvernement se rapproche du régime républicain, les auteurs ont soin de se conformer au goût du peuple, et mettent aux plus nobles sujets des détails et des scènes à sa portée. En France, où la cour avait un si grand ascendant sur la ville, la scène n’était remplie que par des comtes des marquis.
Ce qui durera éternellement de Voltaire, ce sont ces vers pleins de majesté et d’harmonie, qui exhalent le doux parfum de l’humanité, et dans lesquels l’élévation de l’ame se joint à la pompe de l’expression. On saura à jamais par cœur les beaux morceaux de la Henriade et d’Alzire ; on se plaira à lire un autre poëme rempli de détails charmans ; mais plus de quarante volumes de son immense collection, ne seront un jour parcourus que par la curiosité. Il faut que tous les auteurs qui ont beaucoup écrit perdent de leur mérite, la portion relative uniquement au temps où ils ont vécu, au goût alors dominant. La Bruyère, dont le style est si correct, dont l’esprit a percé à jour les ridicules de ses contemporains, qu’il a peints de si vives couleurs, sera réduit à un bien petit volume, qui renfermera, non les ridicules de l’homme de Paris et de Versailles, mais les passions, les sentimens, l’esprit de l’homme de tous les pays et de tous les siècles ; on trouve dans la Bruyère ce passage : « On dit son secret en amitié, il échappe en amour. » Ce sont de pareilles pensées, si heureusement exprimées, qui dureront à jamais. Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentimens, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressans, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais tout en admirant plusieurs parties de l’esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les lettres persannes, pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. Toutes les idées politiques répandues et dans l’esprit des Lois, et dans l’ouvrage, si bien fait, si sagement ordonné sur la grandeur et la décadence des Romains, sont contenues en germe dans les lettres Persannes, et le sujet y permet certaines idées qui déparent la dignité d’un ouvrage aussi grave que l’esprit des Lois : tel est ce passage au sujet de la polygamie et des sérails, le maître est un débiteur insolvable au milieu de ses créanciers.
Le temps avait rassemblé dans ma bibliothèque, un nombre prodigieux de romans, parce que mon libraire m’envoyait tout ce qui paraissait de nouveau, et leur perte vous paraîtra sans doute peu sensible. Ce n’est pas que je méprise ce genre d’ouvrages, et j’ai souvent souhaité qu’on brûlât tous les livres d’histoire, et qu’on les remplaçât par des romans ; la vérité y perdrait peu, et les récits d’actions vertueuses, la peinture des sentimens humains et généreux, substitués aux tableaux des excès de l’ambition, des fureurs du fanatisme et des plus honteuses faiblesses, exciteraient dans les esprits un noble enthousiasme pour la vertu. Que contiennent au reste les bibliothèques, si ce n’est des romans ? Il y en a sur la Divinité, sur l’Ame, sur les Gouvernemens, sur la nature de l’homme, et après les avoir lus on revient à dire avec Socrate : ce que je sais, c’est que je ne sais rien. La plupart des romans français, malgré le goût que j’ai pour les ouvrages d’imagination, ne sont pas pour moi un objet de regret, parce qu’ils sont presque tous dénués de style et d’invention, et que Gilblas excepté, ils n’ont pas, comme les romans anglais, le mérite d’offrir la fidelle peinture des mœurs, des hommes et d’une nation. J’ose assurer qu’un extrait fait avec discernement des pensées que renferment leurs romans, formerait le plus excellent ouvrage de morale. Les romans de l’abbé Prévost, qui ont eu une si grande vogue, ne peuvent plus se lire ; tout est invraisemblable dans ces romans écrits à la hâte pour faire subsister l’auteur. La seule histoire de Manon l’Escaut est à distinguer dans ses volumineuses productions ; c’est le comble de l’art d’avoir su inspirer un intérêt soutenu, pour deux créatures méprisables ; l’auteur a tellement nuancé leurs vices, et les a si habilement mélangés avec de bonnes qualités, que l’on ne peut arriver au dénouement de l’ouvrage sans le plus vif attendrissement. Un grand nombre d’autres romans, après avoir eu le plus brillant succès dans le temps où ils ont paru, n’offrent plus qu’un jargon inintelligible, et un dérèglement d’imagination qui n’a rien de piquant : qui peut aujourd’hui trouver quelque sel dans Tanzaï et Neadarné ?
Les voyages tenaient une grande place dans ma bibliothèque ; mais si l’on en excepte un petit nombre, la plupart sont écrits par des hommes sans lumières ni savoir, et sont remplis de faussetés et d’invraisemblances. Dégoûté de voir les auteurs décrire des coutumes bizarres, sans en chercher les principes et les rapports avec les mœurs d’une nation, j’aime autant en imaginer. Qu’ai-je besoin de savoir ce qu’un peuple de sauvages adore, quand je sais que des oignons, des vaches, des linges ont été l’objet du culte d’une grande nation ? Je ne regretterai pas non plus ces productions insipides d’auteurs qui s’extasiant froidement sur les beautés de la nature, décrivent avec emphase la plus petite montagne de la Suisse.
Pardon de cette longue lettre, à propos de ma bibliothèque ; mais j’ai voulu calmer vos regrets sur la perte que vous faites ; je ne vous ai point parlé en Sénateur pococurante, vieillard blasé et dégoûté, mais en homme qui suit le cours des idées. À mesure que l’esprit avance, une multitude d’ouvrages disparaît. L’Utopie de Thomas Morus, célébre dans son temps, n’offre plus rien d’intéressant depuis qu’on a étudié la science des gouvernemens, et un grand nombre d’auteurs pourraient faire aujourd’hui un bien meilleur roman politique que celui de Morus.
Vous voyez que les douze mille volumes qui formaient ma bibliothèque, se réduisent à un bien petit nombre, si l’on en ôte les théologiens, les controversistes, les sermonnaires, les livres de jurisprudence civile et criminelle, ceux qui concernent les droits féodaux et l’administration ; tous les livres dont la hardiesse faisait le prix ; la plus grande partie des histoires de France, tous les romans français à dix ou douze près, et la plupart des voyages ; enfin un nombre immense d’écrits qui ont dû leur succès au goût du moment, à l’intérêt des circonstances ; tous ces livres ne seront pas plus recherchés un jour, que les factums relatifs à des affaires qui dans leur temps fixaient l’attention générale. Le temps fait perdre de leur prix non-seulement aux pensées des hommes, mais à leurs actions, à mesure que des actions semblables se multiplient ; des exemples de valeur héroïque, des mots sublimes inspirés par l’héroïsme militaire ou patriotique, qu’on admirait chez les anciens, sont devenus des lieux communs ; dès qu’on entend commencer l’histoire, on en devine la fin et le trait, comme on devine souvent l’hémistiche d’un vers ; l’esprit se blase ainsi sur tout ; l’amour propre même s’use ; les triomphes, les honneurs, les applaudissemens multipliés n’offrent plus le même attrait, et l’homme, de jour en jour, doit être moins avide de succès qu’il voit prodiguer à un grand nombre de personnes, et souvent à des hommes méprisables. Il en doit être un jour des honneurs et de la gloire, comme de la demande des auteurs à la fin d’une pièce ; le flatteur empressement avoit enivré Voltaire, et les Poinsinet y devinrent insensibles. Que conclure de ce que je viens de vous dire, sinon, que rien n’est durable dans le monde, et que les pensées et l’estime des hommes sont comme les flots de la mer qui se succèdent et disparoissent ?
LETTRE LXXXVII.
au
Marquis de St. Alban.
Il faut, mon cher cousin, que je
vous donne un avis dont vous me
saurez gré, si vous êtes raisonnable,
comme je le crois. La Baronne
de ****, dont vous connoissez les
prétentions au bel esprit, s’est mis dans la tête de jouer la comédie, et
je sais qu’elle compte sur vous et la
Comtesse pour les rôles de Zaïre et
d’Orosmane. Le Commandeur ne
manquera pas d’adopter cette idée et
d’user de tout son ascendant sur sa
nièce pour se procurer le plaisir de
la voir applaudir. Si cette proposition
est faite, la Comtesse éprouvera
un grand embarras, d’avoir, ou à contrarier
son oncle, ou à se trouver en
scène avec vous. Comme vous êtes
l’acteur sur lequel on compte le plus,
le projet n’aura pas lieu si vous refusez.
Vous avez un motif bien légitime
comme Français. Il ne serait
pas besoin de vous rappeler ce que
ce nom impose dans les circonstances
actuelles ; mais le plaisir de pouvoir
exprimer ses véritables sentimens, en
n’ayant que l’air de jouer un rôle,
l’intimité que donnent les répétitions, la douce nécessité de se voir souvent ;
tout cela peut faire oublier quelque
temps à un homme amoureux, ce
que la bienséance exige. Prévenez
donc d’avance la Baronne, ou permettez-moi
de lui dire qu’il est impossible,
quelque peu nombreuse que
soit l’assemblée, qu’un Français, dans
les tristes conjonctures où nous
sommes, paraisse sur un théâtre.
Adieu, mon cher cousin, répondez-moi
au plutôt je vous prie, et aimez
toujours votre cousine, qui le mérite
bien par son tendre attachement.
LETTRE LXXXVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Vous avez raison, mille fois raison,
ma chère cousine ; tout divertissement
est interdit à un Français, dont le cœur
est déchiré par les maux de sa partie ;
prévenez donc madame la Baronne
qu’elle ne doit pas compter sur moi pour
son spectacle. Je me suis reproché
plusieurs fois d’avoir dansé chez le Commandeur,
et cependant j’ai pour excuse,
d’être arrivé sans m’en douter
dans une salle préparée pour un bal. Je n’eus pas le temps de réfléchir un
instant ; je me trouvai entraîné, et en
quelque forte forcé à danser par le
Commandeur ; vous en avez été témoin ;
la première danse était un engagement
pour la seconde, et il n’était
plus temps de se défendre ; je
n’aurais fait, en motivant ma résistance,
qu’éveiller l’attention sur la
faute que je venais de commettre, et
la critique ne m’aurait pas plus épargné.
Vous avez peut-être cru que
le plaisir de tenir la main de la Comtesse,
de la serrer dans mes bras, enfin,
que tout ce que la danse et les
Allemandes, sur-tout, présentent de
douces illusions, mêlées de quelques
réalités, m’avait séduit, enivré ; mais
l’idée de l’embarras qu’éprouvait la
Comtesse, les regards inquiets qu’elle
portait, tour à tour, sur les spectateurs
et sur moi, me rendaient timide et incertain. Les gens que
l’on appelait à bonnes fortunes, m’auraient
trouvé bien ridicule ; cherchant
le plaisir seul sous le déguisement de
l’amour, ils ne songent qu’à eux, et
peu leur importe de déplaire momentanément.
Combien le véritable
amour est éloigné de cette intrépide
personnalité ! J’étais en quelque sorte
honteux des avantages que me donnait
ma position, tant j’étais inquiet
que la Comtesse ne me crût homme à
en abuser, et à jouir intérieurement
de son embarras. Elle a dû remarquer
ma circonspection, et ma conduite en
cette occasion devrait la rassurer dans
d’autres circonstances. Hélas ! bientôt
elle n’aura plus rien à craindre
de mes empressemens ; il faudra la
quitter, et pour combien de temps !
Que la Révolution dure ou qu’elle se
termine, je serai également loin d’elle, et quel prétexte de m’en rapprocher !
je deviens indifférent sur tous les
événemens, lorsque je n’en vois aucun
qui me rappelle auprès d’elle. Le
Commandeur m’a dit il y a quelques
jours : l’état violent où sont les choses
en France ne peut durer, et je suis
persuadé que d’ici à un an vous serez
dans votre château de St. Alban ; si
cela est, je vous promets d’aller vous
y faire une visite, avec ma sœur et
ma nièce, et je suis bien sûr que
nous y serons bien reçus. Vous devinez
aisément ce que j’ai répondu ;
mais ce qui vous surprendra, c’est
que depuis ce moment je vois souvent
la Contre-révolution faite, et cette
nuit j’ai rêvé que la Comtesse était
chez moi ; je la voyais dans ce grand
appartement qui donne sur la terrasse ;
sa mère au rez de chaussée, ainsi que
le Commandeur. Le reveil a dissipé cette heureuse réunion de personnes
qui me seront éternellement chères.
Adieu, adieu, ma cousine, ce n’est
pas dans les rians sentiers de l’espérance
que mon imagination s’égare
le plus souvent, et je veux vous faire
grâce de mes sombres idées.
LETTRE LXXXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il y a bien long-temps, Mademoiselle,
que je n’ai reçu de vos nouvelles ;
mais j’ai appris que vous vous portiez
bien, j’ai su aussi que le cher Baron
s’était distingué dans plusieurs occasions,
et qu’on lui avait envoyé la
croix de Marie Thérèse. Ces bonnes
nouvelles ont pour quelque temps suspendu
mes chagrins et le sentiment
de mes maux ; mais hélas ! ce ne sont
que des éclairs, qui brillent quelques instans au milieu d’un ciel couvert
des plus sombres nuages. Je suis
toujours bien souffrante, il paraît
que les eaux de Carlsbath ne me
conviennent point, et que c’est ma
poitrine qui est affectée. Je ne reçois
pas de nouvelles du Vicomte, jugez,
Mademoiselle, de mes inquiétudes !
Je suis cependant un peu rassurée
quelquefois, en songeant qu’il n’est
point au nombre des Émigrés et qu’il
était sorti de France avec un passeport.
Sa tendresse pour sa mère, et
le désir d’écarter de moi la misère,
l’ont fait rentrer dans ce repaire de
brigands et d’assassins. Il se reprochait
d’être la cause de ma ruine,
parce que c’est son valet de chambre
qui m’a emporté presque tout ce que
je possédais, et je crains souvent que
sa mère n’ait servi que de prétexte à
son voyage ; il m’a montré quelques lettres déjà anciennes, où elle lui
témoignait du regret de ne l’avoir
pas auprès d’elle ; mais c’était dans
un temps où il y avait bien moins
de danger à habiter la France. De
quel recours peut-il être à une femme
qui a des amis zélés et des gens d’affaires
fidelles ? Quel besoin pouvait
avoir de lui une femme infirme, qui a
dû échapper à l’œil des tyrans, par
la retraite où elle vit, et par son extrême
circonspection ; mais que pouvais-je
dire lorsqu’il s’agissait de
remplir un devoir sacré, comment
s’opposer au vœu même indiscret de
l’amour maternel, au désir de la tendresse
filiale ? Il m’est resté quelques
fonds ; et satisfaite de vivre avec un
homme pour qui seul je tiens à la vie,
je me serais réduite sans peine au
plus strict nécessaire ; j’aurais supporté
gaiement la misère. Vous m’avez quelquefois entendue parler de mes
malheurs ; mais vous ignorez par
quels affreux chemins j’étais parvenue
à une félicité qui n’a duré que
peu d’instans. L’intérêt que j’ai eu
le bonheur de vous inspirer et à votre
aimable amie, m’a fait naître l’idée
de mettre par écrit les événemens
extraordinaires de ma vie ; je vous
en avais promis le récit ; j’ai profité
de mon loisir pour les adresser à mes
deux amies, à qui je demande le secret
pour ma vie, elle ne sera pas longue,
je crois ; mon corps épuisé par des
secousses trop vives, ne fait plus que
languir, et mon ame seule semble le
soutenir. Je quitterai incessamment
Carlsbath qui ne convient pas à ma
santé, et j’aurai bien du plaisir à vous
revoir dans mon petit hermitage du
Rhingau. Adieu, ma chère amie,
adieu, mes chères amies, je vous embrasse mille et mille fois de tout
mon cœur.
LETTRE XC.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je ne sais si vous vous rappellerez le
nom d’un homme qui a eu deux ou
trois fois l’honneur de vous voir chez
Monsieur le prévôt du chapitre de
Mayence, et qui vous accompagna un
jour à une fête qu’il vous donnait, et à
madame la comtesse de Loewenstein,
dans une petite île du Rhin. Vous
avez tant vu de Français, d’Émigrés,
et malheureusement de Patriotes depuis
ce temps, qu’il serait fort simple que mon nom et ma personne n’eussent
laissé aucune trace dans votre esprit.
Un intérêt pressant, Mademoiselle, me
fait prendre la liberté de vous écrire,
c’est celui d’une de vos amies, de madame
la Vicomtesse de Vassy ; elle
m’a parlé bien souvent de vous avec
tendresse et reconnaissance, et il m’a
suffi de ne vous être pas tout-à-fait
inconnu pour en être distingué. Sa
santé est dans un état fâcheux et
presque désespéré ; les eaux de Carlsbath,
loin de lui être salutaires, sont
absolument contraires à son mal qui
est une espèce de consomption et le
médecin lui a conseillé de les quitter.
Elle part dans peu de jours pour retourner
dans les environs de Mayence,
d’où la crainte des Français l’avait
chassée ; mais, Madame, l’état de sa
santé n’est pas le plus grand des maux
qui accablent cette femme intéressante ; le Vicomte de Vassy a été condamné
à être déporté en Amérique ; elle
n’en est pas instruite, et dans la faiblesse
où elle se trouve, elle succomberait
sous le poids de son infortune.
Il est donc, Mademoiselle, du plus
grand intérêt de lui cacher cette triste
nouvelle. Le Vicomte n’avait point
marqué dans la Révolution, et son
nom ne se trouve que sur une seule
liste, enveloppé dans un nombre de
plus de cent condamnés à la même
peine ; cette circonstance favorise le
mystère qu’il est si important de faire
à sa malheureuse femme. C’est par
un de ses amis que j’ai su cette nouvelle,
qui, confondue avec tant d’autres
atrocités, n’a pas fait de sensation.
Il serait cependant possible que la liste,
sur laquelle se trouve le Vicomte, parvînt
à sa femme ; j’invoque les soins
de votre amitié pour écarter d’elle, d’ici à quelque temps, tous les papiers
publics ; il serait aussi à désirer que
vous pussiez lui faire donner des nouvelles
propres à soutenir ses espérances.
Sa vie, hélas ! touche à son
terme, et cette salutaire tromperie la
lui ferait peut-être finir en paix.
Elle est dans la confiance que son mari
n’a rien à craindre en France, parce
qu’il n’était pas Émigré, et qu’il y
a fait deux voyages avec un passeport
en bonne forme. Il vous sera
donc facile, Mademoiselle, de l’entretenir
dans une flatteuse erreur.
Si elle connaissait la jurisprudence
révolutionnaire, sa sécurité l’abandonnerait
bientôt. Indépendamment de
tout l’intérêt qu’inspire madame la
vicomtesse de Vassy par son esprit,
ses agrémens et sa douceur, ses nobles
procédés envers mes malheureux
compatriotes suffiraient pour inspirer pour sa personne le respect et l’attachement.
Privée, par la scélératesse
d’un domestique, de la plus grande
partie des ressources qu’elle s’était
ménagées dans le malheur général,
elle se réduit au plus étroit nécessaire
pour fournir des secours à ses compagnons
d’infortune. Je me flatte qu’en
faveur du motif, vous excuserez la
liberté que je prends de vous écrire
sans avoir l’honneur d’être particulièrement
connu de vous. Ce n’était
pas rendre justice à la bonté de votre
cœur, que de garder le silence dans
une occasion qui peut l’intéresser sensiblement.
Je suis avec un profond
respect,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur
le cher de Versac.
LETTRE XCI.
à
La Cesse de Loewenstein.
J’ai à vous parler aussi d’une Émigrée,
ma chère Victorine, dont le triste état
vous touchera sensiblement ; c’est de
la vicomtesse de Vassy qui est en
route, je crois, pour revenir de Carlsbath ;
lisez cette lettre du chevalier de
Versac, avec qui vous pouvez vous
rappeler d’avoir dansé chez le prévôt
du chapitre de Mayence ; elle vous
instruira de détails que je n’ai pas la
force de vous faire. L’avis qu’on me
donne et que je vous transmets, peut
être fort intéressant, et vous ferez bien d’en faire part au Marquis et à
la Duchesse ; mais peut-être ils connaissaient
le vicomte de Vassy, c’est
un motif, ma chère Victorine, d’user
de ménagemens en leur apprenant
cette nouvelle. Adieu, je ne veux
pas m’étendre sur le triste sujet de
cette lettre, elle ne fera que trop
d’impression sur vous, sans que j’y
joigne mes sombres idées. Malheureuse
Vicomtesse ! quelle horrible
nouvelle ! et combien peu il lui
reste d’espoir. Adieu, adieu, ma
tendre amie.
LETTRE XCII.
à
La Cesse de Loewenstein.
La Vicomtesse est arrivée, ma chère
amie, et a suivi de près, comme vous
voyez, sa lettre. Je crois que le désir
d’être plus à portée de savoir des
nouvelles a hâté son voyage : hélas !
elle ne sait pas combien elle est heureuse
de les ignorer !… Je m’attendais,
d’après ses lettres et ce qu’on
m’a dit, à la trouver bien plus changée ;
mais les maladies de poitrine
sont, dit-on, peu sensibles au dehors, et quelquefois je suis tentée de croire
que son mal n’aura pas de suite ; elle
en augure autrement : j’ai perdu, me
disait-elle hier, deux amies de la
maladie dont je suis atteinte, et la
marche m’en est connue ; elle s’est
arrêtée en disant : il ne faut pas chagriner
mon Émilie et son aimable
amie. Le médecin, sans s’expliquer
positivement, m’a donné beaucoup
d’inquiétude : c’est là, m’a-t-il dit
en portant la main sur son cœur, qu’est
le principe du mal. Quelle affreuse
position aussi que la sienne ! elle était
au comble de ses vœux, elle venait
d’épouser un homme qui lui était cher
depuis long-temps, et la fortune
qu’elle avait, était immense pour une
Émigrée. Elle m’a promis de me
confier ce qu’elle appelle ses aventures :
mariée très-jeune elle a été
très-malheureuse, et ensuite a voyagé en Italie. Quels peuvent être les malheurs
d’une femme jeune, riche,
agréable et d’une naissance distinguée ?
Elle n’a point été à la cour, son premier
mari est mort depuis cinq ans,
et ce n’est que depuis quelques mois
qu’elle tremble pour les jours du Vicomte.
Elle parle souvent de l’injustice
des hommes, de la légéreté de
leurs jugemens, et lorsqu’elle entend
raconter des histoires scandaleuses de
femmes, elle me dit quelquefois en
soupirant : peut-être que tout ce que
l’on dit n’a aucun fondement ; peut-être
ne sont-elles que malheureuses.
Vous conviendrez avec moi, ma chère
amie, que ses manières si simples et
si décentes, ses discours si mesurés,
sans pédanterie, ses sentimens nobles
et généreux doivent être de sûrs garans
que son indulgence ne vient pas
du besoin qu’elle en a pour elle-même ; qu’en dites-vous mon amie ? ne croyez-vous
pas comme moi lire au fond de
son cœur ? Elle n’a pas désaprouvé
que je vous aye fait voir ce portrait
qu’elle m’a tant recommandé de ne
montrer à aucune personne de son
pays ; c’est une figure absolument
différente de la sienne ; mais on démêle
bientôt la ressemblance ; ses yeux
sont les mêmes, et les traits sont seulement
grossis par la petite vérole, et la
fraîcheur de son teint effacée, on peut
sans s’intéresser à elle, être curieux
de posséder un ouvrage qui donne une
idée exacte de la beauté et de la grâce
réunies ; mais quelle peut-être la raison
qui l’engage à faire un mystère de
ce portrait qui la présente sous un aspect
enchanteur ? il faut attendre qu’elle
l’explique et arrêter notre imagination.
Adieu, ma chère amie, la Vicomtesse
vous embrasse bien tendrement.
LETTRE XCIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis bien touchée, ma chère Émilie,
de l’état de la Vicomtesse, et il
est bien important de lui cacher le sort
de son mari ; elle est tourmentée par
l’incertitude et tomberait dans le désespoir,
si elle connaissait toute l’étendue
de son malheur ; parlez-lui, je
vous prie, de mon tendre attachement
pour elle, en attendant que je lui en
renouvelle moi-même le sincère témoignage.
Le Marquis ne sait point qui
elle est ; le nom qu’elle portait avant son mariage ne lui est pas même connu ;
mais il est ami du vicomte de
Vassy, qu’il estime infiniment, et il
est assuré qu’il ne peut avoir épousé
qu’une femme digne à tous égards de
porter son nom. Le récit de ses
aventures qu’elle doit vous adresser
nous la fera connaître plus particulièrement,
et je suis convaincue qu’il
nous fournira de nouveaux motifs de
l’estimer. Son médecin a passé ici il
y a deux jours, et m’a dit qu’elle touchait
à sa fin ; il s’attendrissait en me
donnant cette funeste assurance, et
son émotion est une marque de l’intérêt
que votre malheureuse amie inspire ;
car l’habitude des spectacles
douloureux rend insensibles les hommes
qui y assistent par état ; les autres en
détournent promptement les regards,
et c’est ce qu’on voit arriver tous les
jours à la rencontre des mendians. Le nombre prodigieux des Français
malheureux dispersés dans toute l’Europe,
émoussera bientôt aussi la sensibilité,
et déjà j’ai vu quelque
chose de plus que l’indifférence, j’ai
entendu railler de leur misère, et plaisanter
ceux qui étaient touchés de leur
triste situation. Il n’y a pas longtemps
qu’une femme, entendant parler
d’une personne de sa connaissance qui
avait généreusement donné asile à un
Émigré : il devient, dit-elle, du bon air d’avoir dans sa maison un Émigré, comme autrefois des coureurs et des héduques. Que dites-vous de ce sot
propos ? pour moi je me brouillerais
avec une femme capable d’une aussi
plate raillerie, propre à refroidir l’intérêt
qu’excite le malheur, et surtout
celui qui a pour principe l’honneur
et la fidélité. Le Marquis n’est
pas venu ici depuis trois jours ; il m’a paru bien triste la dernière fois que
je l’ai vu. La cruelle destinée de la
Reine remplit son ame d’amertume ;
voici ce qu’un de ses amis lui écrit,
il m’a permis d’en prendre copie,
et l’issue, hélas ! trop vraisemblable
de cet incroyable procès, pénètre
mon ame d’horreur. « La parole,
Monsieur, est impuissante pour
décrire ses malheurs, et je crois
que ce n’est pas un historien, mais
un grand peintre qui pourrait dans
plusieurs tableaux en donner une
juste idée. Le premier la représenterait
dans la fleur de la brillante
jeunesse arrivant à Strasbourg, et
excitant des transports d’admiration
par sa beauté et la noblesse
de sa figure ; dans un autre on la
verrait à Rheims dans tout l’éclat
de la royauté, avec son auguste et
malheureux époux, l’objet des bénédictions touchantes d’un peuple
immense ; dans un autre elle serait
peinte à Versailles au milieu de la
plus brillante cour, et surpassant
toutes les femmes qui l’environnent
par l’éclat de la beauté et un air
tout à la fois élégant et majestueux ;
un autre la montrerait arrivant à
Paris dans toute la pompe royale,
après avoir donné le jour à un Dauphin,
et l’on y verrait les Parisiens,
ce peuple si féroce aujourd’hui, se
presser sur son passage, s’enivrer en
quelque sorte de sa présence et faire
retentir l’air de cris d’alégresse. Le
jour de la première assemblée des
États généraux serait encore le sujet
d’un tableau ; là, on la verrait
au milieu des Représentans de la
nation, environnée de la plus haute
noblesse. Quelle funeste transition
serait offerte à l’esprit quand elle paraîtrait le six Octobre à la fenêtre,
dans le palais de Versailles, se montrant
avec intrépidité à un peuple
d’assassins remplissant l’air d’affreux
hurlemens et inondant du sang de ses
gardes le seuil du palais ; et ensuite
la journée du dix Août, ensuite la
captivité du Temple ; enfin on verrait
dans un autre tableau une femme
en habit mal-propre, un paquet de
linge sous le bras, descendre d’un
misérable fiacre aux portes d’une
prison, et cette femme serait la
même qu’on aurait vue triomphante,
adorée, serait la reine du plus superbe
royaume de l’univers. Je frémis
en songeant au tableau qui suivrait !…
Ces tableaux. Monsieur,
mon imagination me les présente
sans cesse, et aucun historien
ne pourra en tracer les terribles et
étonnantes gradations. » Au moment où je finis cette lettre, j’apprends
que monsieur de Loewenstein ne
reviendra que dans quatre jours,
ainsi j’irai après-demain passer vingt-quatre
heures avec ma chère Émilie,
et embrasser la malheureuse Vicomtesse.
LETTRE XCIV.
à
La Cesse de Loewenstein.
Il semble que la Vicomtesse ait ranimé
toutes ses forces pour jouir du
plaisir de vous voir, car depuis votre
départ, ma chère amie, elle est tombée
dans une faiblesse extraordinaire.
Elle m’a remis hier l’écrit qui contient
ses malheurs, je l’ai lû cette
nuit avec un grand intérêt et je vous
l’envoie. Vous penserez comme moi ;
la plus étrange fatalité a présidé à
tous les événemens de sa vie, et je suis tentée d’après un tel écrit, de
ne croire à aucune mauvaise réputation.
Dans peu, comme elle le dit,
tout lui sera bien indifférent ; son état
empire à chaque instant, et je crains
en me réveillant d’apprendre qu’elle
n’est plus. Adieu, ma chère Victorine.
HISTOIRE
DE LA
VICOMTESSE DE VASSY
PAR ELLE À SES DEUX AMIES
Dans peu les vains discours des
hommes me seront indifférens, ô mes
chères amies ! mais ce sera pour moi
une satisfaction, avant de quitter cette
terre souillée de tant d’horreurs, que
de m’être fait connaître entièrement à
deux personnes que je me plais à ne
pas séparer dans mon affection, et de
leur laisser de moi un tendre souvenir.
Vous avez souvent été étonnées de quelques mots qui me sont échappés,
et qui indiquaient quelque chose de
mystérieux dans mon existence ; vous
m’entendiez parler de malheurs, et
vous cherchiez ce qui pouvait avoir
causé ceux d’une femme jeune, riche
et libre depuis long-temps ; il est
bien vrai, et vous allez en être
convaincues, que peu de femmes
ont été aussi malheureuses. Si je ne
rendais pas justice à votre discernement,
aux généreuses dispositions du
cœur de mes amies, si je ne croyais
pas être connue d’elles, je n’entreprendrais
pas de leur raconter les
tristes événemens de ma vie. La
crainte qu’elles ne prennent un récit
simple et ingénu pour un roman artificieusement
inventé pour me justifier,
m’arrêterait, et j’aimerais mieux
emporter avec moi un secret qui n’intéresse
qu’une seule personne, que d’être suspecte du plus léger détour,
et même d’une réticence. Vous allez
voir au reste que je n’ai aucun
intérêt à me justifier ; car celle dont
je vais vous parler a disparu du monde
et de la mémoire des hommes depuis
long-temps, et qu’en vous parlant
de moi je vous parlerai d’une autre.
Voilà une énigme, elle va se développer.
j’ai été mariée à seize ans
au Marquis de **** âgé de quarante.
Son nom et sa fortune déterminèrent
mes parens ; tous les
hommes qui ont de la barbe, paraissent
les mêmes aux yeux des jeunes filles,
si j’en juge par moi ; l’âge du Marquis,
d’après cela, ne m’inspira aucune
répugnance. Il avait passé sa
vie dans le plus grand monde, et
avait eu auprès des femmes ces succès
rapides et nombreux, qui caractérisent
l’homme appelé à bonnes fortunes. Il croyait connaître les femmes, et
celles avec lesquelles il avait vécu ne
lui ayant pas donné une grande opinion
de leur sexe, il était persuadé
qu’il n’y en avait pas, dont la vertu
pût résister aux empressemens d’un
homme aimable. Cette conviction et
un secret penchant à la jalousie le
rendaient très-attentif à ma conduite ;
mais la crainte de la raillerie lui faisait
afficher une apparente indifférence.
Il m’aimait et ne trouvait pas qu’il
fût du bon air de paraître attaché à
sa femme. Secrètement jaloux, il s’en
cachait avec un soin extrême, et par
une suite de ce système, il me donnait
une grande liberté apparente, et ne
me perdait jamais de vue. Je ne me
parerai pas à vos yeux d’une fausse
modestie, et je vous dirai franchement
que ma figure était citée de préférence
à tout autre, et que les hommages de la plus brillante jeunesse se dirigèrent
vers moi dès les premiers mois
de mon mariage. J’avais la légéreté
de mon âge, et je me livrai avec vivacité
à tous les amusemens qu’il
comporte. Ils avaient la plupart
un charme de plus pour moi, c’était
de procurer des succès à mon amour
propre. J’aimais la danse pour elle-même,
et je l’aimais encore pour être
applaudie, parce que je dansais mieux
que les autres personnes de mon âge.
Il en était de même de la musique
que je savais très-bien, et je vous
dirai toujours avec ma franchise accoutumée,
que j’ai une très-belle voix.
J’avais perdu ma mère dans mon enfance ;
le Marquis de *** n’avait
de parentes qu’une cousine qui se
chargea de me produire dans le monde,
et dans peu m’abandonna à moi-même.
Vous voyez que j’avais assez beau jeu pour faire des sottises, je ne fis que
des étourderies ; mais elles me furent
aussi fatales qu’auraient pu l’être des
crimes punis avec sévérité. Un jour
j’étais dans une compagnie assez nombreuse
dans laquelle se trouvait la
Présidente de **** avec le Baron
de **** qu’elle aimait et qu’elle
voyait avec inquiétude s’occuper quelquefois
de moi ; on joua après souper
à ce qu’on appelle des jeux innocens,
et des jeux de mains. Le Baron reçut
un coup violent d’un jeune homme
de son âge, avec lequel il avait eu
plusieurs fois des querelles qu’on
avait eu peine à calmer, et l’on crut
que celui-ci avait profité de l’occasion
pour maltraiter un homme qu’il
n’aimait pas. Je ne vis point donner
ce coup ; mais au même instant, une
femme ayant dit au Baron, en plaisantant,
qu’il était un fat ; je lui dis, quoi vous souffrez cela ? Le Baron
tout occupé du coup équivoque qu’il
avait reçu, crut que je lui en parlais,
et me dit assez sérieusement, je ne
suis pas si endurant que vous le croyez.
Le lendemain il se battit, et fut blessé
au point de faire quelque temps désespérer
de sa vie ; la Présidente publia
que c’était moi qui l’avais forcé
à tirer vengeance d’un coup donné fort
innocemment, et de là je fus regardée
comme une femme d’un commerce
dangereux. Six mois après cette aventure,
mon malheur m’attira un autre
désagrément encore plus sensible et plus
fâcheux. Le Marquis de *** était amoureux
de Madame de *** ; c’était un esprit
romanesque, qui prétendait, que
l’amour ne devait être qu’un commerce
d’ame et d’esprit ; enfin il réalisait
dans sa pensée l’amour qu’on appelle
Platonique, et souvent se perdait dans un galimatias inintelligible. J’avais
souvent plaisanté avec lui de ses sentimens,
lorsqu’il me fit la confidence
qu’il avait trouvé une femme qui pensait
comme lui, et quelque temps après
il m’apporta deux lettres, dont l’une
était de lui et l’autre de la femme
qui devaient me convaincre, disoit-il,
de la passion épurée qu’ils éprouvaient
tous deux ; il était tard et il me les
laissa en me priant de les lui renvoyer
le lendemain matin. Je lus ces lettres,
pleines de sentimens mystiques,
et il me sembla que c’était ainsi que
la célébre madame Guyon devait
écrire à son directeur. Elles ne faisaient
tort qu’à la raison de la femme,
et ne pouvaient faire soupçonner sa
vertu, ou du moins ses intentions.
Je fus exacte à renvoyer ces deux
lettres, et j’y joignis deux lignes
qui exprimaient au Marquis mon admiration des beaux sentimens
qu’elles contenaient ; un domestique,
nouvellement entré chez moi, fut
chargé de les porter de grand matin ;
le Marquis était logé chez un de ses
parens de même nom que lui, appelé
le Comte de ***, et c’était de sa
femme qu’il était amoureux. Le
Comte montait en voiture pour aller
à Versailles au moment où arriva
mon laquais qui, confondant les titres,
dit que c’était une lettre pour le
Comte de ***. Celui-ci la prend,
l’ouvre et voit un commerce d’amour
entre sa femme et son parent, et un
billet de moi qui prouvait que j’étais
dans leur confidence. Il était jaloux
et ne s’amusa pas à peser les expressions ;
il pensa tout naturellement
que la spiritualité n’était qu’un chemin
pour arriver jusqu’aux sensations,
et que, de quelque manière qu’une femme fasse entendre qu’elle aime,
elle ne manque pas, après un détour
plus ou moins long, de parvenir au
même but. Il monte chez sa femme,
l’accable de reproches, et lui ordonne
de se préparer à partir pour une terre
à cent lieues de Paris ; il écrit ensuite
à son parent qui attendait tout de lui,
de prendre ses arrangemens pour sortir
au plutôt de sa maison ; il se rend
de là chez mon mari, et lui dit qu’il
croit devoir l’avertir que je fais le
métier de confidente, de complaisante,
et que j’ai favorisé les amours de sa
femme. Voilà le Marquis perdu
dans l’esprit de son parent, son protecteur ;
sa femme exilée au fond de
l’Auvergne, et ma réputation auprès
de mon mari compromise. Il me parla
de cette aventure avec une raillerie
insultante, et me dit que j’étais
bien jeune pour un pareil rôle. L’affaire perça dans le public et on répandit
que j’étais jalouse de la Comtesse
de *** et que j’avais trahi le Marquis
pour la perdre. Plusieurs femmes
s’éloignèrent de moi, et je voyais régner
dans celles avec qui je restais
en liaison, une contrainte qui ne m’avertissait
que trop du tort que ma réputation
avait souffert. Je tâchai de
me justifier auprès de plusieurs ; mais
la jalousie leur inspirait une sévérité
extraordinaire, et un jour le Marquis
de ***, à qui je m’en plaignais,
me dit en me montrant ma figure
dans une glace : voilà les torts que
les femmes ne vous pardonnent pas.
Mon mari avait été affecté vivement
de la part qu’il croyait que j’avais à
l’intrigue de la Comtesse de ***
avec son parent ; il pensait qu’une
femme qui entre dans de pareilles
confidences, est en communauté de principes et de sentimens, et que les
services qu’elle rend sont à charge de
revanche ; enfin il avait vu avec un
sensible déplaisir le nom de sa femme
mêlé avec une aventure d’éclat, et perfide
ou étourdie, il me trouvait également
coupable aux yeux d’un mari. Ses
dispositions étaient trop sensibles pour
pouvoir m’échapper, et je crus devoir
redoubler de circonspection dans ma
conduite. Je me livrai moins à la dissipation
pour éviter les occasions d’attirer
sur moi l’attention, et faire oublier des
torts qu’on s’était empressé de me donner ;
l’espèce de solitude où je vécus
pendant quelque temps, convenait à la
secrète jalousie de mon mari, qui
voyait avec plaisir diminuer le nombreux
essaim de jeunes gens qui s’attachent
aux femmes qui ont quelque
célébrité : mais comment fuir sa destinée ?
ma solitude et mes sages résolutions tournèrent contre moi. Le
Chevalier de *** était voisin de la
terre que j’habitais l’été ; il aimait la
chasse, et mon mari portait ce goût
jusqu’à la passion ; le Chevalier lui
devint d’autant plus nécessaire, que
sa société était moins nombreuse, et
bientôt il se forma une liaison intime
entre eux. Le Chevalier passait souvent
plusieurs jours chez moi avec sa
sœur, personne aimable et spirituelle,
et d’une conduite irréprochable ; elle
aimait passionnément son frère et me
parlait souvent de ses bonnes qualités,
et de la différence qui était entre
lui et les jeunes gens de son âge ;
plus je le voyais et plus je trouvais
qu’elle avait raison, et qu’il méritait
d’en être distingué. Les éloges qu’elle
me faisait de la sensibilité de son cœur,
de la délicatesse de ses sentimens, le
bonheur qu’elle trouvait à être aimée de lui, excitèrent toute mon attention ;
le besoin d’attachement qu’on éprouve
dans la jeunesse, disposait mon cœur
à la tendresse, et l’habitude de vivre
familièrement avec un jeune homme
aimable et modeste, détermina vers
lui le penchant qui me portait à aimer.
Il fut assidu pendant l’hiver qui
suivit mon retour de la campagne, et
mon amitié avec sa sœur devenue plus
vive, nous rendait inséparables et
multipliait les occasions naturelles
de voir le frère. Mon mari sollicitait
une charge à la cour ; il passait une
partie de la semaine à Versailles, et
l’ambition écartait de son esprit toute
autre occupation que celle de faire
sa cour. L’impression que j’avais faite
sur le cœur du Chevalier n’avait pas
été moins prompte, mais la timidité
et une réserve fondée chez lui en
principe, arrêtait l’essor de sa passion ; tout en lui, excepté sa bouche, me
disait qu’il m’aimait ; mais tandis que
son silence me rassurait, je ne songeais
pas que son trouble, que le mien
peut-être, trahissaient nos sentimens.
Il eut occasion de m’écrire et il hasarda
dans sa lettre quelques mots
qui me firent connaître qu’il avait de
plus en plus de la peine à se contraindre ;
je n’eus pas l’air d’y avoir
fait attention ; mais je me commandai
avec succès de le traiter avec plus de
froideur ; il s’en aperçut et chercha
l’occasion de me parler, que j’évitai
soigneusement. Il m’écrivit ; j’eus le
tort de lire sa lettre ; mais je la lui
renvoyai avec ces deux lignes pour
réponse. « Ne me forcez pas je vous
prie à rompre une société agréable,
et à voir moins souvent une femme
dont l’amitié fait mon bonheur. »
Ma réponse fit l’effet que j’attendais ; il mit moins d’ardeur dans ses empressemens,
et je lui sus gré de l’empire
qu’il s’efforçait de prendre sur
lui : je n’étais, hélas ! que trop à
portée de savoir par moi-même, combien
étaient coûteux de pareils efforts ;
mais aussi je jouissais quelquefois,
de cette satisfaction pure qu’on
éprouve, lorsque la raison et le devoir
ont triomphé de nos penchans ; avec
quel plaisir je descendais alors eu
moi-même ! et combien je me trouvais
heureuse d’être estimable à mes
propres yeux ! Un incident, impossible
à prévoir, vint m’enlever le fruit de
six mois de combats, et me précipiter
innocente, dans l’abyme que je voulais
éviter. J’avais été élevée par
une fille de condition, que l’infortune
avait réduite à mettre ses talens à
profit ; cette personne estimable, qui
avait les plus grands droits à ma reconnaissance, s’était retirée lors
de mon mariage avec une pension que
lui faisait mon père ; la sœur du Chevalier,
qui la connaissait de réputation,
désirait qu’elle se chargeât d’élever sa
fille, et m’avait engagée à faire tous mes
efforts pour la déterminer à répondre
à ses vues. Ma bonne, c’est ainsi que
je la nommais encore, avait de la
répugnance à sacrifier de nouveau sa
liberté, et le mauvais état de sa santé
ajoutait encore à son éloignement pour
des soins pénibles. Le Chevalier avait
été deux ou trois fois chez elle avec
sa sœur, pour lui faire de plus pressantes
instances, et sensible à l’estime
qui les déterminait, elle paraissait
portée à s’y rendre. Elle tomba
malade ; le Chevalier y passa deux
fois, et pour faire plaisir à sa sœur,
et pour me donner à moi-même une
marque de son zèle pour les personnes qui m’intéressaient. Pourriez-vous
attendre, mes chères amies, à des
détails si simples, que des sentimens
dignes peut-être, de quelque estime
vont me conduire à une affreuse catastrophe.
Un jour de la semaine
sainte que j’étais sortie à pied, suivie
de deux domestiques sans livrée, pour
aller à l’église, je m’informai de l’un
d’eux en revenant chez moi s’il avait
été savoir des nouvelles de ma bonne ;
il me répondit que non ; mais que
comme elle avait délogé, et que nous
passions devant sa rue, il allait s’y rendre.
L’idée me vint d’aller moi-même
m’informer de sa santé, et savoir si
rien ne lui manquait dans son nouveau
logement ; le domestique me montra
une petite rue qui était sur mon chemin,
et je me rendis à une maison qui
avait assez d’apparence ; dans le même
moment j’envoyai chez moi l’un de mes gens pour faire une commission
et je gardai l’autre, j’entre chez
ma vieille amie et je reste une demi-heure
avec elle ; mais quelle est ma
surprise lorsqu’au moment de sortir,
je vois entrer le Chevalier qui venait
pour la voir et se faire un mérite de
m’instruire de son état. Je fus saisie
de terreur de me trouver ainsi dans
une maison particulière avec un homme
qui me rendait des soins, qui pouvaient
n’avoir pas échappé à la malignité
curieuse, et je lui dis précipitamment
de sortir, que j’avais à parler en particulier
à ma bonne. Vaine prudence,
la fatalité de mon étoile devait triompher
des plus sages précautions. Mon
mari, qui sortait quelquefois le matin
à pied, passe par la rue où j’étais, et
voit sortir le Chevalier d’une maison
qui lui était connue ; il s’arrête quelques
momens avec lui pour lui faire quelques plaisanteries sur cette rencontre,
et il me voit sortir de la même
maison. À peine il peut en croire
ses yeux, il quitte le Chevalier, et
vient à moi, le visage renversé, me
prend brusquement le bras sans parler,
me le serre avec des mouvemens
convulsifs, et m’entraîne ainsi chez
moi sans me dire une parole. Je n’ai
point d’expressions pour peindre la
fureur qui le transporte ; je veux
parler, il ne m’écoute pas, et je ne
puis rien comprendre d’abord à
quelques mots qui lui échappent, ni
à la violence de ses transports. Enfin
il me dit qu’il sait d’où je viens, qu’il
connaît la maison, et j’apprends que
là, demeure au premier, une femme
qui prête ses appartemens aux personnes
qui trouvent des obstacles
pour se voir ailleurs commodément.
J’eus beau protester de mon innocence ; la rencontre du Chevalier ne fortifiait
que trop ses abominables soupçons, et
mes sermens furent inutiles. Il se
rendit au sortir de cette scène horrible
chez mon père, qui cependant ne voulut
pas me condamner sans m’avoir
entendue. L’innocence a une langue
et des gestes qui la rendent sensible
aux yeux que la passion ne couvre
pas d’un bandeau ; je vins à bout de
faire entendre la vérité à mon père ;
il en imposa à mon mari, et modéra
ses transports, sans lui faire partager
entièrement sa conviction. Je ne voulus
pas revoir le Chevalier, qui reçut
au même instant des ordres de partir
pour l’Inde avec son régiment, et tout
ce qu’il obtint de moi, fut l’assurance
que je lui fis donner par sa sœur que
je ne lui en voulais pas. L’amitié
de cette femme aimable et sensible
devint ma seule consolation dans l’embarrassante situation où je me
trouvais avec mon mari ; toujours
livrée à d’affreux soupçons, mon imagination
me le représentait souvent
les yeux étincelans de fureur, et un
tremblement universel me saisissait à
l’instant. Mon amie, vivement affectée
de mes chagrins, et empressée de
réparer le mal dont son frère était
l’auteur involontaire, s’occupait de
me procurer des dissipations propres
à en écarter le souvenir. Le chagrin,
me disait-elle, est un ennemi qu’on
s’efforce envain de combattre par la
raison, et à force ouverte. Il faut
s’occuper d’en affaiblir l’impression
par la domination de quelqu’objet qui
captive l’esprit, ou par la succession
rapide et variée de tableaux divers,
qui s’oppose à un état habituel de réflexions.
Elle vit avec plaisir que
je m’occupais du dessin que j’avais négligé depuis long-temps ; ce goût
remplissait une partie de mes journées,
et tout le temps que je n’étais pas
avec mon amie ; mais hélas ! cette
innocente occupation, que je m’étais
faite pour me procurer de salutaires
distractions, devint le principe du
malheur de ma vie. Parmi mes gens
était un jeune homme d’une figure
agréable et dont l’éducation avait été
plus soignée que celle des gens de
son état ; il était fils d’un sculpteur,
il avait appris le dessin, et cette
circonstance de la vie d’un domestique
si indifférente pour votre amie, a décidé
de son sort. Ce jeune homme se
distinguait de ses camarades par sa
sagesse, son assiduité, et un zèle qui
le faisait voler à mes ordres ; il était
toujours prêt à les exécuter et montrait
une intelligence qui me portait
à le préférer pour la plupart de mes commissions. Je le chargeai de plusieurs
emplettes relatives à mon goût
pour le dessin, il taillait mes crayons
et mettait en ordre les papiers que
je laissais sur ma table, et quelquefois
je lui montrais mon ouvrage dont il
était parfaitement en état de juger.
Ses soins, son attention à prévenir
mes désirs, excitèrent en moi de l’intérêt
pour lui, et je proposai à mon
mari de le faire valet de chambre ;
mais il me dit qu’il était le moins
ancien de la maison, et que ce serait
faire une injustice à un très-bon sujet
qui me servait depuis long-temps ;
je trouvai cette objection raisonnable,
et je me contentai de lui faire quelques
gratifications de temps en temps ; il
les recevait avec reconnaissance ; mais
en m’assurant que ses soins n’étaient
point dirigés par l’intérêt, et mes bontés,
disait-il, lui suffisaient. Me voici arrivée enfin au moment fatal qui a
causé ma ruine. Je m’étais levée un
jour très-tard, n’ayant pas pu dormir
de la nuit, et j’arrivai pour dîner sans
avoir fait la moindre toilette ; on me
fit des plaisanteries mêlées de complimens
sur mon extrême négligé, et
même un vieux militaire se permit
quelques réflexions peu mesurées, sur
les avantages qu’il trouvait à un aussi
léger vêtement que le mien. Je n’eus
pas l’air de les entendre et quelque
temps après le dîner le sommeil
m’ayant gagnée, je demandai permission
à la compagnie de me retirer.
Il y avait dans le cabinet où je dessinais
une ottomane sur laquelle je
me jetai en entrant, ne pouvant plus
résister à une extrême envie de dormir.
Deux heures environ s’écoulèrent
depuis cet instant jusqu’à celui
du plus affreux réveil : je vis en ouvrant les yeux mon mari et une
vieille parente avec laquelle j’avais
dîné ; la fureur transportait l’un, et
l’autre me regardait avec le plus insultant
mépris ; mon mari tenait dans
ses mains un portrait de moi qui
était égaré depuis quelque temps, il
me le montra en me disant, votre
noble amant a oublié d’emporter avec
lui ce gage précieux de votre tendresse,
et à peine eut-il dit ces mots
qu’il le jeta à ses pieds. Ce que je
voyais, ce que j’entendais était pour
moi inexplicable ; je fondis en larmes,
effrayée de tant d’emportement dont
j’ignorais la cause. Qu’ai-je fait ?
disais-je. Malheureuse ! un laquais !
répétait mon mari furieux ! la parente,
levait les yeux au ciel, joignait les
mains en disant : qui eût pu croire une
pareille bassesse, et toute une maison,
et des étrangers en sont les témoins ! Rentrez dit mon mari, dans votre
appartement que vous n’habiterez
pas long-temps. Je fis effort pour
m’y rendre, car mes genoux tremblaient
et semblaient se dérober sous
moi ; en y entrant je tombai évanouie,
et trouvai auprès de moi en rouvrant
les yeux, une ancienne femme de
chambre qui m’avait secourue dans
mon évanouissement ; elle fondait en
larmes, et me serrait tendrement les
mains : ah ! ma bonne maîtresse, me
disait-elle, ce qu’on dit n’est pas
possible, je vous connais trop pour le
croire. Il est donc quelqu’un ici, lui
dis-je, qui prend intérêt à moi ?
mais expliquez-moi tout ce que je
vois, tout ce que j’entends depuis
mon réveil. Alors elle me parla
ainsi : je suis bien sûre que vous êtes
innocente Madame ; mais grand Dieu
que vous êtes malheureuse ! Il faut espérer que Dieu ne vous abandonnera
pas, et que la vérité percera.
Voici ce que je sais et ce qui cause la
colère de monsieur le Marquis et met
le trouble dans toute la maison. Madame
se rappelle bien qu’elle est rentrée
après le dîner dans son boudoir
pour dormir ; il y avait à peu près
deux heures qu’elle y était, lorsque
cet Italien qui joue si bien de la mandoline,
et que Madame aime à entendre,
est venu avec deux ou trois
de ses camarades. Monsieur le Marquis
a dit en le voyant, il me vient
une idée, la Marquise dort depuis assez
long-temps, et il faut qu’elle
s’habille, il faut la réveiller par une
sérénade et qu’elle entende à son réveil
son air favori. On a applaudi à
cette idée et la compagnie s’est rendue
dans le jardin sous vos fenêtres. Vous
aviez l’air de dormir, un de vos bras était étendu et vos mules étaient
tombées à terre. Je vais achever, il
faut tout vous dire ; la Jeunesse
était à genoux près de vous, et monsieur
le Marquis et tous ceux qui
étaient avec lui l’ont vu vous baisant
la main.
Monsieur le Marquis s’est avancé en fureur vers la fenêtre et au bruit qu’il a fait la Jeunesse a disparu ; tout le monde est rentré consterné et dans l’étonnement ; les Messieurs ont pris votre parti, et dit que c’était un insolent, qui méritait punition ; monsieur le Marquis allait et venait dans le sallon en faisant des imprécations contre vous, contre toutes les femmes. On est venu lui dire alors que la Jeunesse était sorti. Il a dit : cela n’empêchera pas qu’il ne soit pendu, et il a voulu monter à sa chambre, elle était fermée ; il a enfoncé la porte, ensuite il a visité tout ce qui était dans son armoire, et voyez ma chère maîtresse combien vous êtes malheureuse, il y a trouvé un petit porte-feuille dans lequel était ce portrait de vous qu’on cherche partout depuis six semaines. Ah ! je suis perdue, ai-je dit, et je suis retombée sans connaissance. La fièvre m’a prise bientôt après, et pendant cinq à six jours qu’elle a duré, je n’ai vu que mon médecin et la femme de chambre dont je viens de vous parler. Lorsque j’ai été mieux j’ai parlé de mon affreuse situation à mon médecin, homme d’esprit et plus à portée par son état de savoir, ce qui se passe dans le monde, et les différens jugemens qu’on y porte. Je lui ai fait le récit ingénu de ma vie, et je n’ai pas eu besoin de faire des sermens pour le convaincre de mon innocence. Il ne faut pas vous cacher, dit-il, que vous êtes l’objet de toutes les conversations. La masse générale sans rien examiner vous croit coupable ; ceux qui vous connaissent disent que la chose n’est pas possible, que nulle femme ne peut répondre que son laquais ne lui fasse une insolence pendant son sommeil ; mais le portrait élève quelques nuages dans l’esprit des mieux intentionnés pour vous, et effectivement, c’est une bizarre et fatale circonstance. Tout s’est réuni contre vous, Madame, et il n’a pas été au pouvoir de monsieur le Marquis d’empêcher l’affaire d’éclater, puisque dix personnes ont été témoins de la témérité de votre laquais. Son projet est de vous faire entrer dans un couvent, et vous le désirez sans doute vous-même. Ah ! soyez en persuadé, lui dis-je, et je voudrais qu’il fût à mille lieues d’ici. Il employa tout ce qu’il avait de ressources dans l’esprit pour convaincre mon mari de mon innocence ; il m’exhorta à opposer le courage à la rigueur de ma destinée, et me fit le récit de plusieurs aventures extraordinaires de personnes injustement accusées, condamnées même à la mort, et ensuite reconnues innocentes ; ses soins généreux et ses conseils portèrent quelque calme dans mon esprit ; il ne parvint pas à affaiblir le sentiment de mon malheur ; mais il m’inspira la force de m’y résigner. Mon mari ne me vit plus ; mon père même m’abandonna, et tous deux se réunirent pour obtenir un ordre du Roi qui me relégua dans le couvent de *****, m’interdisait toute communication avec d’autres personnes que mon père et mon mari, et chargeait la supérieure de veiller sur ma conduite. L’abattement avait produit en moi une stupide insensibilité, et je me laissai conduire au couvent sans témoigner aucun chagrin de la captivité à laquelle j’étais condamnée. Quelles paroles auraient pu peindre ce que j’éprouvai en me voyant en peu de jours précipitée d’une situation si florissante, dans un état d’opprobre : j’avais tout perdu, la liberté, mes amis, ma réputation ; et quand tout vous accuse, quand toutes les voix s’élèvent pour vous condamner, l’innocence semble quelquefois douter d’elle même, et embarrassé de croire tout le monde injuste, on se demande si tout ce qui se passe n’est point un songe. La supérieure du couvent avait de l’esprit et de la bonté ; elle me traita d’abord avec cette compassion que la générosité croit devoir accorder à tous les êtres souffrans, qu’ils soient coupables ou non ; elle fut convaincue peu de temps après que je n’étais que malheureuse ; elle me témoigna le plus tendre intérêt, et adoucit autant qu’il était en son pouvoir la rigueur de ma captivité. Son estime me valut des égards de la part des autres religieuses et de quelques pensionnaires de mon âge, qui s’empressèrent de rechercher ma société, et de me tenir compagnie. Madame de *** fut quelque temps sans pouvoir me donner de ses nouvelles ; mais enfin elle trouva moyen de m’écrire par une pensionnaire qui se chargea de recevoir ses lettres et de lui faire parvenir les miennes : elle n’avait point cédé au torrent, et était demeurée inébranlable dans son estime et son amitié. Les témoignages de ses sentimens faisaient ma consolation, et je voyais avec un plaisir infini qu’au milieu de l’abandon général j’avais conservé une amie ; qu’au milieu des clameurs de la calomnie, il s’élevait une voix qui rendait justice à mon innocence. Tout ce qu’elle me mandait endurcissait mon cœur contre l’humanité : que de perfidies j’éprouvai de la part de personnes qui m’avaient témoigné de l’amitié, qui étaient associées à mes plaisirs, et avaient partagé en quelque sorte tous les avantages dont m’avait comblée la fortune. Les unes se défendaient d’avoir eu avec moi des relations intimes ; les autres m’accusaient d’une profonde hypocrisie qui les avait induites en erreur ; semblables à ces harpies qui empoisonnaient les mets les plus délicieux, elles changeaient aussi en déguisemens perfides les sentimens d’une ame sensible et je puis dire vertueuse. Une année s’écoula pendant laquelle je tâchai de me suffire à moi-même ; le dessin n’était plus pour moi une ressource ; principe de ma perte, cette occupation m’était devenue odieuse. Il ne m’était pas permis de faire venir des maîtres, je fus donc réduite à n’attendre rien que de moi, et je m’appliquai à la lecture, je faisais des notes sur ce que je lisais, et des extraits propres à me rappeler ce que j’avais lû. J’appris à fond l’Italien dont j’avais déjà une teinture, et le temps passa assez rapidement. Hélas ! telle est la triste condition des hommes que leur bonheur consiste dans la plus prompte consommation de la vie ; tous ne tendent qu’à abréger le sentiment de sa durée : qu’est-ce donc qu’un trésor qu’il faut promptement dépenser pour en jouir, qui nous accable de son poids si l’on ne s’empresse de le diminuer, et dont on regrette vivement la diminution. Mon mari mourut d’une maladie violente, un an après mon entrée au couvent, et deux mois après sa mort, mon père fut emporté d’une attaque d’apoplexie ; la mort des deux seules personnes qui eussent des droits sur moi, me rendit à la liberté, et celle de mon père me fit propriétaire d’une fortune considérable, dont la majeure partie était en effets dont je pouvais disposer d’un moment à l’autre. Mon amie était absente, elle avait suivi son mari dans une terre au fond de la Guyenne, qu’elle ne pouvait quitter de plus de six mois ; je me trouvai donc sans conseil et sans appui ; mais la fortune, si je m’étais prêtée en aveugle aux avances qu’on me fit, aurait bientôt rassemblé autour de moi un cercle d’amis : je connaissais trop leur valeur pour me laisser entraîner par l’illusion. Je reçus de tous côtés des lettres de condoléance sur la mort de mon père, toutes les personnes qui m’écrivaient s’empressaient de m’assurer que la calomnie n’avait eu aucune prise sur elles, et qu’elles avaient été sensiblement affectées de mes malheurs : cinquante mille livres de rente, et un mobilier immense étaient devenus des brevets d’une incontestable innocence. Un mois ne se passa pas sans que je reçusse des propositions de mariage de la part de personnes du rang le plus distingué, qui avaient, disaient-elles toujours, été persuadées de la pureté de ma conduite, et vu avec indignation l’ascendant de la calomnie. Je sentais trop le prix de ma liberté pour donner à personne le droit d’y attenter à l’avenir, et les complimens qu’on me prodiguait, étaient trop clairement dictés par un vil intérêt pour me faire la plus légère ilusion. Je balançais sur le parti que j’avais à prendre, quelquefois je faisais le projet de voyager, d’autres fois, je songeais à acheter une belle terre au bout du royaume, et à m’y faire une sorte d’empire par mes bienfaits envers mes vassaux, et par des établissemens favorables à l’humanité ; enfin le souvenir du Chevalier venait se mêler à tous mes projets ; il ne devait pas rester toujours dans l’Inde, et combien je trouvais de prix à mes biens, lorsque je pensais qu’ils pouvaient contribuer à son bonheur. Au milieu de ces incertitudes, je tombai malade de la petite vérole, et l’on désespéra quelques jours de ma vie. Le soin de ma figure occupa peu les religieuses, et l’on ne prit aucune précaution pour empêcher les ravages de la petite vérole ; on avait écarté de moi les glaces pendant que j’étais malade ; mais lorsque ma convalescence fut décidée, il me fut permis de contempler ce qui me restait de ma beauté passée ; je ne me trouvai pas aussi maltraitée que j’aurais pu l’être ; mais ma figure était absolument changée ; mes traits étaient grossis, et ne présentaient aucune ressemblance avec ce qu’ils étaient avant ma maladie. À mesure que les rougeurs disparaissaient, cette différence semblait plus marquée ; elle me frappa un jour, et contemplant dans ma glace une personne qui n’avait que de légers rapports avec mon ancien moi, je me dis, je ne suis pas la même et si je portais un autre nom, la Marquise de *** serait entièrement disparue de ce monde, si injuste et si cruel envers elle. Cette idée fit insensiblement des progrès dans mon esprit, et réfléchissant sur ma situation, je sentis que je serais désagréablement dans le monde, et que j’y porterais une perpétuelle inquiétude sur l’opinion de ceux qui me feraient le plus d’accueil ; ces réflexions me menèrent à songer que l’honneur réside entièrement dans l’opinion des autres. On peut être, me disais-je, déshonoré ici et considéré dans un autre lieu, où la calomnie n’a pas répandu ses venins ; mais si les lieux établissent ces différences de situations, le changement de nom et de figure les rend encore plus marquées. Si j’étais à la Chine, que m’importerait ce qu’on dit de moi en France ; si je reste en France avec une figure et un nom différens de celui que j’avais, que m’importe ce qu’on dit de la Marquise de *** ma conscience suffit à ma tranquillité, et il me sera permis de croire que c’est d’une autre qu’en parle, quand on débitera de moi des horreurs qui me sont absolument étrangères. Cette manière d’envisager les choses me suggéra un projet extraordinaire. Je rassemblai des fonds considérables que je convertis en diamans, et en lettres de change, afin qu’ils fussent d’un plus léger volume, et transportables par tout sans embarras, et sans confidens. Cet arrangement fait, j’annonçai à l’abbesse que j’allais voyager ; je fis des présens à toute la communauté, et je partis comblée de bénédictions, laissant dans les larmes toutes ces bonnes filles, qui m’avaient vue arriver avec une espèce d’horreur, et m’avaient regardée avec cette curiosité qu’inspire une illustre criminelle. Arrivée dans un petit village sur les frontières de la France avec un laquais affidé, et ma vieille femme de chambre, je feignis de tomber malade, et mes gens secondèrent mon dessein avec beaucoup de zèle et d’intelligence ; je fis écrire en même temps à un banquier à Florence de faire chercher deux domestiques et une femme de chambre pour madame la Vicomtesse de *** qui avait perdu en route une partie de ses domestiques. Ma maladie alla toujours en augmentant, enfin le moment arriva où je devais être censée morte. Ma femme de chambre eut l’air désolé, elle remplit la maison de ses cris, et annonça que sa maîtresse avait ordonné que personne ne touchât à son corps et qu’elle se chargeait de l’ensevelir. Elle mit à ma place une bûche, et la nuit je m’échappai avec sa nièce qui ne me connaissait pas, et qui m’attendait à l’extrémité du village dans une chaise de poste. Deux jours après ma femme de chambre vint me rejoindre avec ma voiture ; elle avait bien payé le curé, toutes les formalités avaient été observées exactement, et mon extrait mortuaire était en bonne forme. Alors je respirai ; cette femme en proie au mépris n’existe plus, me dis-je, et me voilà dans un autre monde, où je puis acquérir de l’estime et des amis. J’eus soin que la nouvelle de ma mort se répandît en France ; les parens de mon mari entrèrent en jouissance de mon douaire, et les miens d’une terre et d’un bel hôtel que j’avais conservés : je me trouvai donc morte pour tout le monde, avec tout ce qu’il fallait pour vivre heureuse. Je parcourus l’Italie et une partie de l’Allemagne sous le nom de la Vicomtesse de Belleval ; ma dépense empêchait d’élever des doutes défavorables sur mon existence. Je me donnais pour une femme de condition qui avait épousé à Constantinople un vieux mari expatrié dans sa jeunesse pour duel, et qui avait fait par le commerce une grande fortune dont il m’avait fait héritière. Après avoir ainsi voyagé pendant deux ans, je me rapprochai des lieux où m’appelait le souvenir du Chevalier. Arrivée à Paris, je m’assurai que je n’y étais pas reconnue, et j’en eus un jour une preuve bien humiliante. J’avais dîné avec plusieurs personnes chez un fameux banquier sur lequel j’avais des remises considérables à toucher ; il nous fit voir après le dîner un cabinet de tableaux très-intéressans pour les amateurs. Parmi plusieurs portraits en miniature, se trouvait le mien ; le même que mon mari avait foulé à ses pieds ; celui qui avait fait prononcer ma condamnation : je ne l’aperçus pas, étant tournée d’un autre côté ; mais j’entendis le banquier dire, vous devez reconnaître cette femme-là. Ah ! si je ne me trompe, dit une des personnes de la compagnie, c’est la Marquise de ***. Oui, répondit-il, je l’ai acheté à l’inventaire de son mari, pour la peinture qui est fort bonne, et la figure qui est charmante : pourrait-on croire qu’une figure qui a autant de candeur et d’ingénuité soit celle d’une coquine ? Je tombai évanouie en entendant ces mots, et poussai un grand cri ; on m’inonda d’eau de Cologne et revenue à moi, je dis que j’avais vu une grosse araignée, et que pareil accident m’arrivait toutes les fois que j’en rencontrais. J’étais venue à Paris pour voir le Chevalier, il en était reparti, et s’était rendu à Londres. L’espoir de l’y trouver me fit entreprendre aussitôt le voyage ; mais je fus long-temps sans pouvoir rien apprendre de lui. J’allais presque tous les jours à tous les spectacles, et aux promenades publiques, espérant toujours le rencontrer. Je désirais aussi que ce fût le hasard qui m’offrît à ses yeux et de voir si l’œil d’un amant serait plus pénétrant que celui des indifférens, et s’il retrouverait mes anciens traits, dans ceux que la petite vérole avait altérés. J’avais peine à m’accorder avec moi-même. Tantôt je désirais qu’il me reconnût, et tantôt qu’il devînt épris de la nouvelle personne que j’offrirais à ses yeux : alors j’étais jalouse de moi, et je me sentais portée à l’accuser d’infidélité. Enfin les amusemens de l’hiver me procurèrent l’occasion que je cherchais : je vis le Chevalier à un bal à Haymarket où je m’étais rendue masquée, et il me fut facile de l’aborder, et d’entrer en conversation avec lui, en feignant de le prendre pour un autre. Aux premiers mots que je lui dis, il témoigna une surprise extrême. Qu’entends-je, me dit-il, avec un trouble qui lui permettait à peine de continuer la conversation. Qu’avez-vous lui dis-je ? — Votre voix, Madame m’a frappé singulièrement, et j’ai cru entendre une personne dont je regretterai la perte toute ma vie. Il se remit un peu et s’efforçant de me reconnaître, il regardait mes yeux. Ah ! ciel, dit-il encore, ce sont les mêmes yeux… Je tâchais de rire et de tourner en plaisanterie tout ce qu’il me disait. C’est être bien peu galant, lui dis-je, que de s’occuper d’une autre personne en me parlant ; il en convint et s’excusa sur la singularité des rapports que lui offrait ma rencontre. Nous nous réparâmes assez tard, après être convenus de nous revoir quelques jours après à un bal qui se donnait au Renelagh. Je le retrouvai à ce bal, où il était occupé à me chercher depuis quelque temps. Je m’étais coëffée de manière à laisser paraître entièrement mes cheveux, et je vis bientôt qu’ils fixaient son attention ; il portait successivement ses regards étonnés de mes yeux à mes cheveux, et écoutait ma voix avec une égale surprise ; je voulus l’augmenter encore, et j’ôtai mes gants. On avait admiré la forme et la blancheur de mes bras, de mes mains et cette vue acheva de confondre le Chevalier. Après les avoir considérés avec une surprise qui tenait de l’effroi, il tâcha de voir mes pieds : nouveau sujet de trouble, enfin il me parcourait des pieds à la tête pour juger de ma grandeur. Il regardait ma taille, et cet article seul n’avait rien qui pût accroître son étonnement ; j’étais fort engraissée, et habillée d’une manière négligée, de sorte que ma taille n’avait plus cette finesse que l’on avait vantée autrefois. Je lui fis des plaisanteries sur cette espèce d’inventaire qu’il faisait de ma personne ; il y répondit par de profonds soupirs, uniquement occupé de celle qu’il regrettait. Divers traits de ma conversation qui avaient des rapports avec la manière de penser et de sentir qu’il me connaissait, le firent retomber dans une profonde rêverie ; alors je cherchai à lui donner le change, et je m’exprimai sur plusieurs objets d’une manière contraire à mes principes. Je parlai avec légèreté de la galanterie ; je fis des plaisanteries sur le sentiment ; il m’écoutait toujours avec une égale attention ; mais semblait me dire vous ne lui ressemblez plus. Il me demanda plusieurs fois instamment de me démasquer ; je le refusai, et je me contentai de lui dire que j’irais trois jours après chez la Duchesse de **** qui recevait des masques ; il fut exact à s’y rendre, et comme c’était la dernière occasion de nous retrouver ensemble, il me dit : faut-il donc que ce jour soit le terme de mon bonheur, et ne m’est-il pas permis d’aspirer à vous faire ma cour chez vous. Il vous paraîtrait, lui dis-je, un peu leste à moi de recevoir un jeune homme qui n’est qu’une connaissance de bal, et dont j’ignore le nom et la conduite. J’en conviens, reprit-il, et il me demanda alors de daigner lui dire les maisons où j’allais, en m’assurant qu’il trouverait moyen de s’y faire admettre, qu’il ne pouvait renoncer au plaisir de me voir, dont il s’était fait pendant dix ou douze jours une douce habitude ; que la familiarité du bal avait donné à notre connaissance une sorte d’intimité, qui n’avait pas lieu souvent après trois mois d’assiduité. Je dis au Chevalier qu’étant arrivée depuis peu, je ne connaissais encore que mon banquier. Dès qu’il sut son nom qui était très-connu, il parut au comble de sa joie. Dans deux jours, me dit-il, j’aurai trouvé moyen de me faire prier à dîner chez lui, et rien ne me sera plus facile que d’y revenir aussi souvent que je le voudrai. Trois jours après je vis entrer chez monsieur de *** le Chevalier au moment de se mettre à table. Il me fit une révérence respectueuse, j’entendis qu’on lui demanda s’il me connaissait ; il dit qu’il avait eu l’honneur de me rencontrer au bal chez la Duchesse de ****. Après le dîner nous causâmes quelque temps ensemble, et il vint à l’opéra dans la loge de Milady *** qui m’y avait proposé une place. Après nous être ainsi rencontrés plusieurs fois, il me renouvela sa prière d’être admis chez moi, et je crus alors n’avoir rien à objecter à un homme de son nom et de sa réputation. Il devint de jour en jour plus empressé de me voir, et souvent il passait la soirée entière tête à tête avec moi. Tous mes malheurs étaient effacés de mon esprit, et je suivais en toute liberté le penchant qui m’attirait vers le Chevalier ; la perspective d’un bonheur légitime et durable s’offrait à mon imagination ; l’univers entier qui m’avait depuis long-temps semblé couvert de deuil, s’embellissait à mes yeux, comme lorsque le printemps succède à l’horreur d’un hiver rigoureux. Je renaissais en quelque sorte, et tout acquérait du prix à mes yeux : c’était, si j’ose le dire, une convalescence de l’ame. Le Chevalier ne me parlait plus des rapports qu’il trouvait entre moi et cette autre femme ; il craignait de me choquer, en retraçant des charmes, dont le souvenir si durable semblait devoir s’opposer à l’effet des miens. Il lui échappait cependant quelquefois des mots qui rappelaient ses anciennes amours ; mais il fallait être au fait comme moi pour y faire attention. Un soir qu’il avait soupé avec moi, nous parlâmes du mariage d’un homme fort connu dans le monde, et qui avait été long-temps traversé dans son amour par la femme qu’il épousait. C’était la nouvelle du jour ; on racontait mille incidens qui avaient contrarié leur passion, et enfin, le bonheur dont ils offraient l’image, était l’entretien général des personnes qui prétendaient à la sensibilité. Le Chevalier s’attendrit au récit de leur bonheur, et je ne fus pas moins émue. Ah ! me dit-il. Madame, pourquoi faut-il qu’un tel spectacle fasse mon tourment ? Quoi, Chevalier vous êtes envieux de la félicité d’autrui ? — J’y applaudis ; mais un triste retour sur moi-même, en me faisant voir que je la mérite, m’indigne aussi contre les obstacles. Il se jeta à mes pieds sans prononcer une parole, et couvrit mes mains de baisers enflammés. Je m’efforçai de le faire relever, les larmes inondèrent mes joues, et lui firent connaître que je partageais ses tendres émotions. Cette déclaration muette était plus éloquente que les discours les plus passionnés : Quand deux cœurs éprouvent les mêmes sentimens, les mouvemens qu’ils inspirent devancent et surpassent les paroles. Nous devînmes tous deux plus calmes par la certitude de notre mutuelle tendresse, et alors je lui dis : Chevalier, vous avez aimé vivement, comment puis-je être assurée que votre ancien amour ne vit peut-être pas au fond de votre cœur, et qu’il ne se ranimera pas à la première occasion ? Il me dit alors que sa maîtresse était morte depuis plus de deux ans ; mais que sa franchise ne lui permettait pas de me cacher que ma ressemblance avec elle, avait fait naître les premières impressions que j’avais faites sur lui. — C’est donc elle, que vous aimez en moi ? — mais quelle peine peuvent vous faire mes sentimens pour une personne qui n’est plus. J’ai été frappé de la beauté d’une rose et j’ai couru après une autre, semblable en tout à la première. Il ne s’agit point de personnes, mais de beauté ; mais d’esprit ; mais des qualités de l’ame ; eh bien ! le modèle que je m’en suis fait, l’idée du beau, le principe d’affection que la nature a gravé en moi, se sont trouvés dans deux personnes, et j’ai aimé dans elles deux les mêmes perfections. Vous finirez, lui dis-je, par me persuader ; mais ne pouvant juger de moi-même par vos éloges, je voudrais, pour juger si la passion ne vous fait pas illusion, savoir quelle était la personne que vous avez vue sous un aspect aussi favorable. Il fut un moment embarrassé et me dit c’est Madame de ***, hélas ! je crois n’être point indiscret en prononçant son nom, lorsque j’ajouterai qu’elle n’a jamais donné le plus faible encouragement à ma passion. À ce nom qui était le mien, je me récriai et lui dis, c’est une femme abominable ; les larmes lui vinrent aux yeux ; — vous me percez le cœur, Madame, mais je ne puis vous en vouloir, vous suivez le torrent, et telle est l’injustice du monde. J’ai été témoin de trois aventures qui lui ont fait le plus grand tort, et j’ai vu de mes propres yeux son innocence ; j’étais absent au moment où le bruit de l’indigne commerce qu’on lui a imputé a éclats, et je suis autorisé à croire qu’il n’avait pas plus de fondement que les autres. J’ose dire qu’elle m’aimait, et c’est pour la justifier que cet aveu m’échappe ; ses regards, sa contrainte, le plaisir qu’elle prenait à m’écouter, l’intérêt qu’elle montrait pour tout ce qui me touchait, m’en sont de sûrs garans, et malgré ces sentimens, dont je ne puis douter, la plus sévère vertu opposait une digue insurmontable à leur explosion. Puis-je croire après cela, Madame, après les autres aventures que cette femme estimable, réservée, superstitieuse dans sa vertu se soit abandonnée… ! je n’acheverai pas, je ne lui ferai pas le tort de la justifier… Je ne fus plus la maîtresse de me contenir et me jetant au col du Chevalier : elle vit encore, lui dis-je, cette ancienne amie que vous défendez avec tant de force, cette amie que vous croyez aimer dans une autre. Il s’écrie ; il ne sait s’il rêve ; si tout ce qu’il voit est une illusion ; il m’embrasse mille et mille fois, et tombant sur un canapé hors de lui, il me demande de m’expliquer. Il me regarde à plusieurs reprises, et la passion qui a donné un nouvel éclat à mes yeux, qui anime tous mes gestes, semble me rendre mes premières formes, ou du moins les faire paraître plus sensiblement. Ah ! c’est elle, reprit-il mille fois, elle sort de la tombe et sans doute pour me rendre heureux. Non, rien ne pourra plus nous séparer. Je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, dont vous venez d’entendre le récit, et il resta long-temps dans une espèce d’extase à force de surprise, et de plaisir.
Vous pensez bien qu’étant libres tous deux, nous ne tardâmes pas à nous unir ; mais hélas ! la destinée ne m’accorda jamais que des éclairs de bonheur ; à peine avions nous formé des nœuds si chers, que le Chevalier, qui avait pris le nom de Vicomte, reçut plusieurs lettres de sa mère qui désirait le voir, disait-elle, avant de mourir. Le Vicomte n’était point Émigré, et il ne paraissait pas qu’il y eût aucun danger pour lui de rentrer en France. Dans le même temps un de ses gens força mon secrétaire, et prit une somme de cent-mille écus en effets publics, payables au porteur, et une partie de mes diamans ; il ne me resta que ceux que j’avais sur moi et cinquante-mille francs que j’avais à toucher chez mon banquier. Le vicomte de Vassy désespéré d’être en quelque sorte la cause de mon malheur, désirant y remédier, et se rendre aux désirs de sa mère, prit la résolution d’aller à Paris ; il se flattait de pouvoir en revenir dans peu et d’en rapporter des fonds suffisans pour nous faire vivre dans l’aisance. Je l’attendis un mois à Londres où je ne recevais de ses nouvelles que par des voies indirectes ; enfin il me manda que la voie de mer n’était point praticable ; mais qu’il avait un moyen de s’échapper par la Suisse et qu’il me priait de me rendre en Hollande, où je trouverais en arrivant de ses nouvelles. Je me rendis à Rotterdam où je ne trouvai point les lettres qu’il m’avait annoncées ; j’attendis plusieurs jours et ne pouvant résister à mes inquiétudes, je partis pour la France ; arrivée à Paris j’appris d’un de ses amis qu’il était à une de ses terres près de Lyon, où je savais qu’il avait l’espoir de rassembler des fonds ; je n’hésitai pas à m’y rendre. On m’arrêta à Lyon, et comme je montrai de l’embarras pour dire mon véritable nom, on trouva avec raison mes réponses équivoques ; je fus arrêtée et deux jours après je reçus mon acte d’accusation. Je me couchai d’assez bonne heure, l’esprit agité de mille craintes, et l’ame déchirée de la douleur qu’éprouverait le Vicomte. Une des prisonnières vint se placer à côté de moi, et m’adressa à voix basse la parole, lorsque les autres femmes qui habitaient ce triste séjour, et qui étaient séparées de moi par un pilier furent endormies. N’ayez point de peur, me dit-elle, et écoutez moi ; je suis l’amie, la maîtresse, comme vous voudrez, d’un de plus déterminés Jacobins ; et si je suis en prison, c’est qu’il a bien voulu que pour l’exemple je me soumisse à une courte et légère correction pour une infraction à la police ; j’ai donné un soufflet à la femme d’un Président de Département, voilà mon crime, et je dois sortir demain. Quelques soient mes sentimens, mon cœur n’est point insensible, votre figure m’intéresse, et je crois que vous méritez un sort plus heureux que celui dont vous êtes menacée ; je puis vous sauver la vie, comme vous la faire perdre… À ces mots je parus interdite ; n’ayez point avec moi de crainte ni de réserve, et soyez persuadée que c’est un bonheur pour vous de m’avoir rencontrée ; c’est à vous de savoir en profiter. Je sortirai demain, et je mettrai en mouvement les Meneurs de cette ville pour vous sauver. Il faudra les récompenser, et je suppose que par vous ou par vos amis, vous en trouverez les moyens ; quant à moi je m’en rapporte à votre générosité. Cette femme sans crainte comme sans remords, avait l’air sincère, et son intérêt bien entendu était de me servir ; mon ame s’ouvrit à l’espérance, et je l’assurai de ma reconnoissance. Mon ami, dit-elle, fera parler demain de votre affaire dans les clubs et les caffés de la manière qui lui paroîtra convenir à vos intérêts, et si cela est plus avantageux, on empêchera qu’il en soit parlé. Le jour que vous serez interrogée, il y aura un certain nombre des nôtres dans la salle mêlés avec le peuple, qui applaudiront à toutes vos réponses ; un plus grand nombre s’y trouvera le jour de votre jugement, et si les juges paraissaient vous être contraires, les clameurs des nôtres les intimideront, et les forceront à décider en votre faveur. Je remets à cette femme une bague de deux-mille écus, et pour vingt-mille livres de lettres de change, qui furent partagés entre son amant, et les agens qu’il avait employés. Tout se passa comme elle me l’avait annoncé, et je fus mise en liberté. Elle se trouva dans la salle lors de mon jugement et m’engagea à me rendre chez elle, lorsqu’il eut été prononcé. Ce n’était pas le moment d’écouter les sentimens que cette femme aurait, dans toute autre circonstance, excités en moi ; je lui devais la vie et ne songeai qu’à ma reconnoissance, et au besoin que j’avais encore d’elle pour me diriger. Peu de temps après mon arrivée chez elle, son amant entra ; c’était un homme de trente ans, d’une figure animée et spirituelle, il s’empressa de m’exprimer sa satisfaction de m’avoir servie, et remarquant que j’étais surprise de voir un homme qui avait l’air d’avoir reçu une excellente éducation, se confondre en quelque sorte avec les plus vils scélérats, il me parla en ces termes ; « J’ai eu des passions vives, elles ont consumé ma fortune, je suis né avec de l’ambition, et les circonstances où je me suis trouvé n’étaient pas propres à la servir. La Révolution est venue, et m’a offert des ressources pour réparer ma fortune et des moyens de m’élever. Je n’y tiens point par système, et l’intérêt seul m’y a attaché ; je vois sous leur véritable aspect les excès et les attentats des Jacobins, et je servirais avec plaisir la cause Royale, si elle m’offrait des avantages déterminans. Cette femme que vous voyez, qui est belle, jeune, aimable, a le plus excellent naturel, et partage cependant mes sentimens. » La femme à ces mots jeta sur lui un regard touchant, elle était prête à voler dans ses bras… Ah ! dit-elle il a bien raison, croyez que nous voudrions tous deux rétablir l’ordre. Elle me serra ensuite les mains affectueusement, et regardant son amant : nous devons nous applaudir d’être dans le parti révolutionnaire puisque nous avons été par là à portée de sauver une Dame aussi intéressante. Je demandai à son amant ce qu’il pensait du retour à la monarchie : je connais, me dit-il, les principaux personnages de la dangereuse faction des Jacobins et mon esprit n’est offusqué par aucun enthousiasme ; le rétablissement de la monarchie n’est pas douteux si l’on fait préparer les voies, répandre de l’argent à propos, entretenir dans la multitude une sourde et continuelle fermentation en faveur de tel ou tel parti, et lui donner tout à coup une direction imprévue. Mais l’on se trompe bien si l’on croit soumettre les Français en faisant entrer chez eux des troupes étrangères, qui ont pour but l’intérêt de leur prince et le partage de la monarchie… Non, non jamais les Français, tant qu’ils auront une goutte de sang dans les veines, ne souffriront qu’on déchire leur pays, et qu’on s’empare d’eux comme d’un troupeau. Ses yeux s’enflammaient à mesure qu’il parlait sur ce sujet, et je vis par là que les hommes les plus pervers ont un patriotisme. Je leur demandai s’ils avaient entendu parler du Vicomte de Vassy ; ils n’en avaient rien entendu dire ; je leur exposai qu’il n’était pas Émigré ; l’homme leva les épaules ; Madame, me dit-il, dans les temps actuels il n’est pas question de justice, il est riche, il est homme de qualité… mais je ne suis pas sans espoir, donnez-moi son nom, la date de son arrivée, j’écrirai, je ferai agir et je crois pouvoir vous répondre de sa vie. J’embrassai la femme qui était près de moi, et je la couvris de mes larmes, en la suppliant de soutenir les favorables dispositions de son amant, et je tirai de mon doigt une autre bague que je la priai d’accepter. Ils firent difficulté de la prendre, enfin ils cédèrent en disant qu’elle serait employée à la libération du Vicomte. J’abrège mon récit qui n’a plus rien d’intéressant. Je fus obligée de quitter la France, déguisée ainsi que ma femme de chambre, et par les soins de mon libérateur, qui me procura des passe-ports sous un autre nom, j’arrivai à Bâle, d’où je me rendis à Francfort et ensuite à Mayence. Les Français s’approchèrent de cette dernière ville et me forcèrent à m’éloigner pour être en sureté. Ma santé s’altéra, des secousses si vives et si multipliées avaient affaibli mes organes ; le désespoir s’est ensuite emparé de moi, et ses violens accès interrompent quelquefois la profonde mélancolie qui me consume. J’apprends chaque jour que plusieurs infortunés compagnons du Vicomte sont tirés des prisons pour être conduits à la mort… je frissonne en lisant leurs noms, et je ne suis pas rassurée par l’absence du sien sur une liste. Comme il y a cinq à six jours entre le départ du courrier et son arrivée, quand je vois avec un transport de joie que mon mari n’est point sur la liste fatale du premier du mois, cette joie se change bientôt en inquiétude, en songeant qu’il a pu être immolé chacun des cinq jours qui suivent, et au moment même ou je me félicite d’apprendre qu’il existait encore. Accablée par le malheur, l’espoir a fui de mon ame, et mes tristes jours sont à leur terme. Les symptômes du dernier acte des maladies de poitrine m’annoncent ma prochaine et inévitable fin.
Voilà, mes chères amies, l’énigme de ma vie expliquée ; ménagez mon faible courage, votre douleur et vos larmes seraient pour moi un spectacle si déchirant… ! Je ne veux plus entendre parler de la France, je puis tout craindre et ne puis rien désirer. Si mon mari apparaissait subitement dans ma chambre, le plaisir de le voir ferait empoisonné par la nécessité de m’en arracher dans peu pour jamais, et le Chevalier ne survivrait pas au désespoir de ma mort, dont il serait le témoin. J’ai mis quinze jours à faire cette lettre ; son désordre, la négligence qui y règnent sont une preuve de mon abattement et de ma faiblesse. Si cette lettre était jamais publique, elle serait une grande leçon pour ceux qui se livrent à des jugemens hasardés, et elle apprendrait à se défier des apparences les plus spécieuses.
LETTRE XCV.
à
La Cesse de Loewenstein.
La Vicomtesse n’est plus, ma chère
Victorine ; venez de grâce passer
deux jours, un jour au moins, avec
moi.
Quelle affreuse année que celle-ci ! que de victimes immolées, que de sang a coulé, et le glaive est suspendu sur la fille de Marie Thérèse ; son affreuse situation désole ma mère qui adorait Marie Thérèse et je partage sa douleur. L’ami du Marquis a bien raison quand il dit, que ses infortunes sont au delà de l’Empire de la langue. Combien il me tarde que cette année soit finie ; c’est une superstition ; mais il me semble que son cours entier doit être marqué par les plus terribles événemens ; mon cœur est oppressé, mon esprit couvert des plus sombres nuages. Venez ma charmante amie, vous craindrez avec moi, vous pleurerez avec moi. Adieu, je vous attends et vous embrasse.
LETTRE XCVI.
au
Marquis de St. Alban.
Il faut encore, mon cher cousin, que
je vous importune de ma morale. L’intérêt
que je prends à une femme que
vous adorez m’y oblige, et vous me
remercierez un jour d’une sévérité
qu’il m’est bien pénible d’exercer.
Nous étions convenus que vous rendriez vos voyages à Lœwenstein moins fréquens, et que vous vous observeriez scrupuleusement en présence du mari de la Comtesse et éviteriez de vous trouver tête à tête avec elle, pour ne pas l’embarrasser ; quel est l’effet de ces belles promesses ? Vous êtes sans cesse chez Madame de Loewenstein ; le Commandeur vous y engage, vous en presse, voilà votre excuse pour le premier article ; mais est-il donc impossible de refuser quelquefois le Commandeur, de trouver des prétextes pour rester chez vous, ou pour venir à Francfort. Vous avez évité, j’en conviens, de vous trouver seul avec la Comtesse, mais quelle est votre maintien avec elle ? vous ne montrez pas d’empressement, mais votre silence, votre air préoccupé et sombre sont bien plus significatifs que ne le serait l’empressement le plus marqué, et sont plus embarrassans pour la Comtesse ; vous ne prenez souvent aucune part à la conversation, et lorsque la Comtesse parle, vous semblez sortir d’un songe profond, votre visage sombre s’éclaire à l’instant, vos regards se portent involontairement vers elle et il est aisé d’y lire tout le feu de la passion. Vous ne la louez pas, mais dès qu’elle cesse de parler, vous retombez dans votre léthargie. Le mari sans être un aigle pour la pénétration observe ces changemens si prompts, et j’en suis aussi assurée que s’il me l’avait dit ; le bruyant Commandeur n’y prend pas garde, parce que lorsqu’il est en train de faire ses récits de guerre ou de galanterie, il prend le silence pour de l’attention ; la mère croit que vous êtes occupé de vos malheurs, et cependant porte quelquefois sur vous et sa fille des regards à la fois inquiets, et attendris ; la Comtesse gênée et triste, redouble d’attention pour son ouvrage, et fixe ses yeux sur son métier ; voilà exactement ce que j’ai vu pendant trois jours, et ce qui m’a fait beaucoup de peine, en portant sur-tout mes regards sur l’avenir. Un tel état de gêne ne peut subsister, et je crains quelque explosion dont les effets pourraient être à jamais funestes au repos de mon amie ; elle m’a parlé dans notre dernier voyage de la princesse de Clèves, et cela ne venait pas fort à propos ; il était clair qu’elle était frappée par la ressemblance de position, et en me parlant de l’embarras d’une femme vertueuse, qui cherche un appui contre elle-même, et se débarrasse par la plus étrange confidence d’un secret qui lui pèse ; c’était elle-même que la Comtesse avait en vue. Tout cela, me direz-vous, mon Cousin, n’est que conjecture de ma part ; eh bien ! je le vois, il faut des preuves et en voici ; lisez cette lettre de la mère de la Comtesse, vous y verrez la sollicitude qu’excite en elle la mélancolie visible d’une fille qu’elle adore. Mademoiselle Émilie m’a confié cette lettre à laquelle elle a été fort embarrassée de répondre. Elle a préféré d’aller à Lœwenstein, et d’avoir un entretien avec la mère de la Comtesse, à qui elle a persuadé que l’état de sa fille venait uniquement de la disposition de son corps, et que l’exercice et la dissipation étaient les seuls remèdes à y apporter ; mais l’aimable Émilie n’en est pas moins inquiète de son amie ; elle trouve que chaque voyage que vous faites ici empire sa situation ; tantôt la Comtesse veut se confier à sa mère, tantôt elle songe à faire un voyage en Westphalie. Mettez fin à tant de troubles, mon cher cousin, refusez le Commandeur lorsqu’il vous presse d’aller à Lœwenstein ; allez passer quinze jours, un mois avec le Président ; enfin, faites de bonne foi tout ce qui est en vous pour éviter de voir la Comtesse ; quand je vous parle de bonne foi, ce n’est pas que je doute de la vôtre ; mais j’ai souvent éprouvé que lorsqu’on est dans le cas d’avoir à se décider entre deux partis, et qu’il est question de quelque chose qui touche notre cœur, l’esprit se presse de déférer à ce que le cœur exige, et se contente alors des plus faibles raisons.
Adieu, mon cher cousin, je vous conjure au nom de votre amitié pour moi, et pour dire mille fois plus, au nom de votre tendresse pour la Comtesse, de réfléchir attentivement sur ma lettre. Adieu encore. Je renouvelle toujours avec un nouveau plaisir à mon cher cousin l’assurance de mon éternelle amitié.
LETTRE XCVII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’y ai bien réfléchi, ma chère Émilie,
et je persiste dans le parti dont je
vous ai fait part, tout extraordinaire
qu’il soit ; il ne m’est pas possible
d’interdire au Marquis de venir chez
ma mère ; car je n’ai aucune raison
de fermer sa maison à personne, et
quand je l’aurais, ma famille n’aurait-elle
pas lieu d’être surprise du changement de ma conduite envers
un homme qui a sauvé la vie à ma
mère. Vous me demanderez ce que
je crains, et vous répondrez, direz-vous,
de votre Victorine. J’ose croire
que vous n’auriez rien à risquer ; mais
si je ne redoute pas de me livrer à
une honteuse faiblesse, et d’être précipitée
dans le crime, je désire d’éviter
la présence du Marquis sans
faire aucun éclat, sans que mon oncle,
mon père, mon mari s’en aperçoivent ;
je désire d’éloigner toute occasion d’être
seule avec lui ; enfin je veux avoir un
confident sévère et indulgent tout à
la fois, qui m’éclaire de ses conseils,
qui me mette en garde contre, mon
propre cœur, dont la présence m’en
impose, qui surveille mon maintien,
mes regards, qui m’avertisse de la
familiarité de mes manières qui
peut enhardir l’un ou éclairer les autres : voilà, ma chère Émilie, tout
ce que je trouverai dans ma mère ;
je la ferai lire dans mon cœur, et ne
lui apprendrai peut-être rien. Que
sais-je si je n’ai pas fait des imprudences
qui m’ont compromise ! la réputation
d’une femme tient à si peu
de chose ; la malignité est si habile à
pénétrer, si prompte à publier ses découvertes,
si disposée à les exagérer !
Ma mère pourra changer le cours des
conversations, surveillera les regards
des autres comme les miens, et bientôt
le Marquis se verra forcé à concentrer
une passion qui s’éteindra enfin
par un manque absolu d’alimens.
Si j’avais le bonheur de vivre avec
vous, mon Émilie, je ne hasarderais
pas une telle confidence, vous suffiriez
pour me préserver de tout danger ;
mais dans la situation où je me
trouve, je la crois nécessaire ; à chaque instant mon oncle, ma mère pressent
le Marquis de venir ici, et font naître
les occasions de me rapprocher de lui ;
souvent ma mère s’absente, et m’expose
au danger d’un tête à tête, enfin
c’est elle, c’est mon oncle qui m’ont
valu une déclaration : elle cessera de
conspirer en quelque sorte contre moi,
quand elle sera instruite sur ses sentimens
et sur ma faiblesse. Vous avez
tort de me comparer à la Princesse de
Clèves qui se confie à son mari ; elle
ne pouvait que le rendre malheureux
par cette imprudente confidence, et
devait craindre de trouver en lui au
lieu d’un témoin éclairé et impartial,
un argus inquiet dont la jalousie troublerait
la vue. N’allez pas croire
cependant, ma chère Émilie, que la
violence de la passion me surmonte,
et qu’une dernière étincelle de raison
me fait avoir recours à un remède aussi extraordinaire ; mon esprit est
facile à s’alarmer pour tout ce qui
concerne ma réputation et mes devoirs,
comme mon cœur pour les objets
qui l’intéressent, et ils changent
souvent tous deux, des chimères en
réalités. Cette disposition craintive,
jointe à mon entière confiance en ma
mère m’ont suggéré cette idée. Je
me reproche, quelqu’en soit l’objet,
qu’il y ait, comme vous vous exprimez
quelquefois, une case dans mon
esprit ou mon cœur qui lui soit fermée.
Ce n’est pas en sondant mon
cœur que j’ai formé cette résolution ;
mais d’après les empressemens de ma
mère à voir le Marquis, à favoriser
nos entretiens ensemble. Elle a de
moi une trop haute idée, et rendant
justice au Marquis, elle s’empresse de
faire naître des occasions pour moi
de causer avec lui, comme on se plaît à faire voir à un connaisseur un beau
tableau qu’on est fier de posséder.
Elle croit aussi qu’il y a beaucoup à
profiter pour moi dans la conversation
d’un homme, qui joint à un esprit
supérieur, à une expérience qu’on n’acquiert
qu’avec l’âge, la vivacité d’imagination
de la jeunesse, et la chaleur
que donne à l’ame la sensibilité ; et
quant à cette dernière opinion, vous
conviendrez je pense, avec moi, qu’elle
ne se trompe pas. J’attendrai votre réponse
avant de parler à ma mère ; j’y
suis déterminée ; mais je me suis toujours
si bien trouvée de vos conseils,
que ce n’est pas sans répugnance que
je me refuse à les suivre. Peut-être
me présenterez-vous ma démarche
sous des aspects qui ne m’ont pas
frappée, et la combattrez-vous avec
de nouvelles et plus fortes raisons.
LETTRE XCVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Vous savez, madame la Duchesse, avec
quel empressement je me suis occupée
d’obtenir le pardon du Marquis, et de
rétablir le calme dans son esprit ; il
s’agit aujourd’hui du repos de la Comtesse,
de son bonheur peut-être, et
j’espère vous trouver aussi zélée pour
ses intérêts que je l’ai été pour ceux
de votre cher cousin. Des circonstances
dont je vous rendrai compte,
dans le cours de cette lettre, écrite dans le trouble, déterminent ma démarche
auprès de vous. Il y a déjà
long-temps que j’ai pensé que la vivacité
des sentimens du Marquis, et
pour parler nettement son amour, peut
devenir fatal au repos de mon amie.
Rien n’est en général plus facile à
une femme, que de se dérober aux empressemens
d’un homme, et d’opposer
la froideur et la sévérité à ses ardeurs
indiscrettes ; la singulière position où
se trouve la Comtesse ne lui permet
pas, non-seulement d’éloigner le Marquis,
mais même de le traiter froidement ;
la reconnaissance lui fait un
devoir de le traiter en toute occasion
d’une manière distinguée et amicale,
et elle semblerait ne pas chérir tendrement
sa mère, si elle ne prodiguait
pas les témoignages d’affection
à un homme qui lui a sauvé la vie :
combien cependant ces innocentes marques d’une amitié si naturelle ne
sont-elles pas dangereuses ! elles attisent
sans cesse dans le cœur de votre
parent, un feu dont il n’est pas toujours
le maître d’empêcher l’explosion :
le Comte de Loewenstein est
porté naturellement à la jalousie, et
s’il n’a pas vu sans inquiétude les
empressemens de nos bons Germains,
jugez de celle que doit lui faire éprouver
un jeune homme, qui joignant un
esprit agréable à toutes les grâces extérieures,
a su acquérir si jeune encore
une réputation de talent militaire, et
de valeur éprouvée, si propre à faire un
grand effet sur nous autres femmes
qu’on dit être sensibles à l’éclat et à la
célébrité. La jalousie du Comte est contenue
par ses égards intéressés pour
le Commandeur, il n’ose témoigner
son aversion pour un homme qui lui
est cher ; mais la Comtesse s’aperçoit quelquefois du déplaisir qu’il éprouve
lorsqu’on parle avec éloge de la personne
du Marquis ; lorsque sa mère
et le Commandeur s’entretiennent de
l’obligation qu’ils ont à son courage.
La Comtesse est donc forcée sans cesse,
Madame la Duchesse, de s’observer
afin d’éviter de donner de l’aliment
à l’amour de l’un, et à la jalousie
de l’autre. Si l’on supposait
que le cœur de la Comtesse n’est pas
demeuré tout à fait insensible au mérite
et aux agrémens du Marquis, si
elle avait à contenir ses propres sentimens…
vous sentez que sa situation
serait encore plus embarrassante.
Je ne dirai pas qu’elle puisse avoir des
combats à se livrer ; l’empire de la
vertu est trop bien affermi dans son
ame ; mais elle peut être inquiète,
elle peut craindre qu’un commerce
intime avec un homme aimable ne lui fasse faire trop de progrès dans son
cœur. Je parle à une femme d’esprit,
à une femme sensible et honnête, je
n’en dirai donc pas davantage, et je
suis persuadée qu’elle pense comme
moi, qu’il serait à désirer que le Marquis
s’éloignât pour quelque temps.
J’ai commencé ma lettre en disant que des circonstances particulières me déterminaient âme hâter de vous consulter, les voici, madame la Duchesse, et vous jugerez de leur importance. Hier nous avons eu à dîner la vieille comtesse de Lindorf, dont les aventures galantes ne vous sont pas tout à fait inconnues ; c’est une femme qui, par l’ascendant de l’esprit, par de bonnes œuvres multipliées, et par la considération que donne une grande naissance et la richesse, a su faire oublier sa conduite passée. La comtesse de Loewenstein s’est mise après dîner à son ouvrage, et madame de Lindorf a fait la conversation avec le Commandeur ; ils se sont entretenus de leur vieux temps et le Commandeur lui ayant dit : vous souvenez-vous d’une certaine dame qui disparut un beau jour avec son amant ; la famille voulut faire croire qu’elle avait été aux eaux ; mais on n’en fut pas la dupe. C’était une femme déterminée, que celle-là, et qui s’embarrassait peu du qu’en dira-t-on. La comtesse de Lindorf l’interrompit : paix, paix monsieur le Commandeur, lui dit-elle, cette femme n’a jamais eu qu’une grande passion qui a causé tous ses malheurs ; au lieu de la déchirer disons comme dans l’évangile : beaucoup de péchés lui seront pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. À ces mots le comte de Loewenstein a fait une mine très-expressive, en regardant sa femme qui ne l’a pas vu ; mais elle ne m’est pas échappée. Le soir il m’a dit à la promenade, après une courte rêverie et à propos de rien : vous avez entendu la vieille Comtesse, sa morale n’est pas sévère, et pour peu qu’une femme aime bien, elle peut faire toutes les sottises qu’elle veut. Je me suis mise à rire pour éviter une plus ample dissertation. Le chagrin et l’inquiétude étaient dans mon cœur, pendant qu’un rire forcé était sur mes lèvres ; mais, madame la Duchesse, il faut tout vous dire, l’humeur de la Comtesse est changée depuis quelque temps ; on voit qu’elle s’efforce pour prendre part à la conversation, et deux fois je l’ai surprise dans son oratoire à des heures qu’il ne lui est pas ordinaire d’employer à la prière ; je l’ai surprise les yeux en larmes et je suis convaincue que fatiguée de sa position, elle s’adresse à Dieu pour en obtenir des consolations, et que sais-je, peut-être pour lui demander des forces. Vous savez combien cette femme estimable est attachée à ses devoirs, et quel empire a sur elle la religion ; voilà, bien des motifs qui doivent la rassurer ; mais en général, son système est de fuir le danger. Elle m’a annoncé qu’elle désirait faire un voyage en Westphalie avec son mari, pour se dérober aux empressemens du Marquis ; n’est-il pas plus naturel que ce soit lui qui s’éloigne. Il a fait des démarches pour être employé à l’armée de Condé. Mais il pourrait en attendant aller voir son ami le Président : donnez-lui de grâce ce conseil, avec tous les ménagemens que la circonstance exige ; il serait bien imprudent de faire connaître à la plupart des hommes qu’ils peuvent être dangereux ; mais le Marquis est trop honnête pour qu’on puisse avoir cette crainte avec lui. Adieu, madame la Duchesse, cette lettre ne vous apprendra rien peut-être, et si cela est, son effet n’en sera que plus décisif, parce que vous verrez que les choses que vous a fait prévoir votre pénétration, frappent à présent les yeux des autres, et qu’il est instant d’y apporter remède. Je vous recommande les intérêts de notre adorable amie, et vous assure d’une reconnoissance qui égalera, c’est tout dire, mon tendre attachement.
LETTRE XCIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis en peine, Mademoiselle, de
la santé de votre amie. Sans qu’il y
paraisse aucun dérangement sensible
à d’autres yeux, peut-être, qu’à
ceux d’une mère ; je vois dans son
visage l’altération d’une mauvaise nuit,
le nuage de la plus légère contradiction,
enfin je suis réellement plutôt
instruite qu’elle-même du plus petit
changement qu’elle éprouve. Depuis
que vous l’avez vue elle semble livrée
à une profonde mélancolie que votre présence avait paru suspendre, et
qu’elle cherche, à ce qu’il semble, à
vaincre. On voit que ses nerfs sont
en souffrance ; le bruit d’une porte la
fait tressailiir, et elle est souvent prête
à pleurer. J’ai tâché plusieurs fois
de l’engager à s’occuper de sa santé ;
mais elle me répond qu’elle ne sent
rien. Je lui ai demandé, si elle avait
quelque chagrin, et elle me dit que
non, et a peine en le disant à retenir
ses larmes. Son mari vieillit et devient
d’une humeur fâcheuse et contrariante,
il est peut-être en partie
cause de son chagrin. Hélas ! ce n’est
point le mari qui convenait à ma Victorine,
et j’ai appelé la raison à mon
secours pour me déterminer à faire
ce mariage : vingt-huit ans de plus
c’est une furieuse disproportion…
Le ciel jusqu’ici ne répond pas aux
vœux de la famille, qui a tout sacrifié au désir de se perpétuer. Quand je
vois un jeune homme qui a du mérite,
et dont l’âge se rapporte à celui
de ma fille, je ne puis m’empêcher
de faire un triste retour sur le passé,
et de songer que ma fille jouirait d’un
sort plus heureux. La nature a ses
lois et ses convenances, que l’on ne
contrarie jamais impunément. Le
marquis de St. Alban m’a donné
occasion de faire bien souvent ces réflexions,
et même pour mon propre
intérêt ; j’aurais dans un jeune homme
comme lui un fils tout à la fois, avec
un gendre. Je ne me flatte pas au
reste d’avoir pu trouver un homme
de ce mérite, ils sont rares dans tous
les pays ; mais j’en ai connu qui à
son âge avaient une partie de ses
qualités estimables. Ma fille a un
cœur fait pour éprouver tous les
sentimens que la nature inspire, croyez-vous qu’il ne sente pas le
besoin d’un tendre attachement ? J’ai
été pendant quinze années uniquement
occupée de mon mari qui est
plus sensible qu’il ne le paraît, et ce
sentiment répandait sur ma vie un
charme inexprimable ; il embellissait
mon habitation telle qu’elle fût ; j’étais
sûre de me trouver heureuse en rentrant
chez moi. Monsieur de Loewenstein
avait les mêmes goûts que
moi ; il aimait la danse, les spectacles,
c’était toujours ensemble que
nous goûtions ces plaisirs. Pour moi,
je crois Mademoiselle, que la vie pour
être heureuse doit être, suivant les
âges, remplie des sentimens dont la
nature a déposé le germe dans nos
cœurs. L’amitié dans le mien a succédé
à une affection plus vive, et
tout ce que mon cœur pouvait éprouver
de passionné, l’amour maternel l’a absorbé. Vous éprouverez, Mademoiselle,
cette succession naturelle de
sentimens, parce que vous êtes destinée
à un homme de votre âge, que
vous aimez ; bientôt l’heure de bonheur
sonnera pour vous. Il n’en
a pas été ainsi pour ma pauvre
Victorine ; la vanité a décidé de son
sort ; je crains que ce ne soit la
cause des nuages qui obscurcissent la
sérénité de son ame ; sur-tout si l’humeur
de son mari s’aigrissant encore,
comme j’ai lieu de le craindre, lui
fait éprouver dans l’intimité de leur
commerce, des contraintes, et fait
naître d’injustes querelles. Les
hommes ne voient pas arriver la
vieillesse avec moins de chagrin que
les femmes, et les agrémens qu’un
homme avancé en âge voit se développer
dans une jeune femme qui lui
appartient, lui font faire un triste retour sur lui-même ; le même objet
semble à la fois pour lui, un objet
d’envie et de jalousie. Parlez de
grâce à ma fille, Mademoiselle, votre
tendre amitié vous donne le droit de
l’interroger, de lui tout dire, et de
tout exiger d’elle. Je sais que vous
n’avez rien de caché l’une pour l’autre,
et je vous demande cependant, de ne
pas lui parler de mes inquiétudes,
du moins dans ce moment ; promettez-le
moi, et je suis bien sûre que
vous tiendrez parole. Adieu, Mademoiselle,
j’embrasse tendrement notre
Émilie.
LETTRE C.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je sens, Mademoiselle, comme vous,
qu’il est à désirer que mon cousin
fasse quelque voyage ; son repos, celui
de notre amie y sont également
intéressés, et comme il a un ami qui
est à Dussfeldorf et qu’il serait fort
aise de revoir, je lui donnerai le conseil
d’aller passer quelque temps auprès
de lui. Je n’ai que le temps
de vous écrire ces mots par un homme
qui part à l’instant pour Mayence, J’irai après demain causer avec vous
amplement du sujet de votre lettre.
Adieu, Mademoiselle, croyez que l’intérêt
de votre amie m’est presque aussi
cher qu’à vous.
LETTRE CI.
au
Marquis de St. Alban.
Il est temps, mon cher cousin, que
je vous parle sérieusement sur votre
position avec la comtesse de Loewenstein,
son repos et le vôtre sont
intéressés à ce que vous fassiez un généreux effort sur vous-même ; son
amie est inquiète de son état et moi
qui ai plus d’expérience, j’en suis
effrayée. Ah ! croyez-moi, c’est un
malheur pour vous de l’aimer ; c’en
serait un plus grand pour tous deux
si elle vous aimait. Elle était si
calme, si heureuse avant de vous connaître !
ne lui rendez pas odieuse la
vie qu’elle vous doit. J’oserai vous
dire que les obligations qu’elle vous
a, doivent vous rendre encore plus circonspect.
Une ardeur indiscrette de
votre part semblerait être l’effet de
la présomption que vous donnent vos
services ; tout vous engage donc à
respecter le repos d’une femme sage
par habitude, vertueuse par principe,
dont l’ame est si pure, le cœur si sensible,
d’une femme admirée et chérie
de tous ceux qui la connaissent, menant,
au sein d’une famille honorable, une vie paisible, livrée à des goûts
innocens, cultivant sans prétention
des talens distingués ; telle est la
Comtesse ; tout conspire chez elle à
interdire tout espoir à votre amour ;
mais supposons un instant que vous
espériez de lui faire partager vos
sentimens ; pouvez-vous vous dissimuler
que votre espoir ne se borne
pas à vous présager la seule possession
de son cœur. Eh bien ! mon cher
cousin, je suis convaincue, que si la
passion faisait un instant oublier à la
Comtesse, des devoirs si fortement
gravés dans son ame, rendue à la
raison après un court délire, elle
vous détesterait, se détesterait elle-même,
irait s’enterrer dans une de
ses terres et périrait victime d’un
instant de faiblesse. Ah ! comment
un homme peut-il se dire ; je vais
porter le trouble dans une ame pure et innocente, je lui rendrai odieux
ses devoirs qu’elle suit sans contrainte ;
je l’entourerai du cortège
effrayant d’une passion ; j’éveillerai
la jalousie dans le cœur de son mari,
et le livrerai à toutes ses fureurs ;
je conduirai sa femme dans un sentier
glissant à travers mille précipices,
et au moindre faux pas, cette
réputation qui fait sa gloire, sera
ternie à jamais ; ces plaisirs innocens,
qui font le charme de sa vie, je les
lui rendrai insipides ; ces attentions
de ses proches, celle de la mère la
plus tendre, je les rendrai souvent
incommodes ; elle voyait avec complaisance
les regards se fixer sur elle,
je les lui rendrai redoutables par la
crainte d’être pénétrée ; ces domestiques
qui volaient à ses ordres, que
le respect et l’attachement rendaient
si soumis, il faudra acheter leur silence et en faire des complices. Votre
amour sera-t-il un dédommagement
de tant de sacrifices, de tant de dangers ?
Ah ! mon cousin, voyez ce
qu’elle a à perdre, et demandez-vous
s’il vous appartient de changer son
sort. Mais, ce qui est plus vraisemblable,
la Comtesse en garde contre
les passions, occupée de ses goûts,
distraite par l’exercice de ses talens
ne répondra point à vos sentimens ;
elle sera réservée avec vous, circonspecte,
souvent embarrassée, et vous
perdrez ainsi les agrémens d’une charmante
société ; enfin, tourmenté par
votre passion, à laquelle vous aurez
laissé prendre trop d’empire, vous
serez malheureux. Il est temps, mon
cher cousin, de prendre un parti décisif,
que doit vous dicter votre amour
même ; car le repos de la Comtesse
exige que vous la quittiez pour quelque temps ; si vous vous refusez à mon
avis, vous pouvez être sûr que vous
serez également privé de la voir ; elle
partira pour ses terres de Westphalie.
Soyez un instant de sang froid, et réfléchissez
sur l’embarras de sa position ;
son mari est-il présent, elle
craint si elle est familière avec vous,
qu’il n’en soit scandalisé, elle craint
si elle est réservée, qu’il ne suppose
qu’elle se fait violence pour ne pas
faire connaître ses sentimens, ou bien
qu’assurés l’un de l’autre vous êtes
convenus de vous contraindre devant
le monde. La Comtesse jouissait avant
de vous connaître du sort le plus heureux ;
sa vie s’écoulait dans un calme
animé des plus doux sentimens, vous
troublez son cœur pur et tranquille,
et il ne tient pas à vous d’y faire
naître tous les orages des passions ;
son mari, encore une fois, est plus jaloux que vous ne pensez et la Comtesse
lit souvent dans ses yeux, prêts
à s’enflammer, une inquiétude qui
la choque et l’alarme. Partez, mon
cousin, c’est le seul moyen de rétablir
la paix dans l’ame de la Comtesse,
évitez de confirmer par votre conduite
la justesse de cette maxime de
la Rochefoucault : On veut faire tout le malheur de la personne qu’on aime si l’on ne peut faire tout son bonheur. C’est un étrange effet de
l’amour propre, principal acteur des
scènes amoureuses, et qui n’est que
trop dans la nature : qu’importe aux
hommes que l’on souffre si c’est pour
eux, si c’est par eux ; si les maux qu’on
éprouve sont la preuve de leur domination
dans un cœur.
Le Président est instruit et pense que vous ferez bien d’aller passer quelque temps avec lui ; partez donc au plutôt, la générosité l’ordonne et l’amitié vous tend les bras ; le premier moment de la séparation sera cruel, mais vous vous applaudirez bientôt de votre courage ; vous éprouverez cette noble et douce satisfaction qui paye les sacrifices de l’homme qui s’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même. Adieu, mon cousin, il ne fallait pas moins que ma tendre amitié, qu’un intérêt aussi puissant que celui du bonheur de la Comtesse, pour que je me sois abandonnée à ce torrent de morale.
LETTRE CII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je cède à votre avis, mon Émilie, et
ne parlerai pas à ma mère, comme je
l’avais en quelque sorte résolu ; je
prendrai un autre parti sur, mais hélas !
bien coûteux à mon cœur, puisqu’il
m’éloignera de vous. Monsieur
de Loewenstein qui compte dans
peu se rendre à une de ses terres en
Westphalie, n’ose pas me proposer de
faire ce voyage, je suis sûre de lui faire un grand plaisir en l’accompagnant ;
eh bien ; ma chère Émilie, je
lui proposerai de le suivre ; ce voyage
servira à me distraire ; je risque de
m’ennuyer, mais je serai calme, tandis
que la vue continuelle d’un homme
qui souffre pour moi, par moi, me met
au supplice. Depuis qu’il m’a fait connaître
son amour, les plus innocentes
marques d’affection de ma part semblent
lui donner de l’espoir ; que veut-il
de moi ? que je l’aime, que je lui
en donne l’assurance, je l’ai mille fois
assuré de ma reconnaissance et de la
plus tendre amitié ; mais un sentiment
si doux pour les cœurs innocens ne lui
suffit pas ; c’est le mot d’amour qu’il
faut prononcer… ah ! ma chère
Émilie, je crois sentir au trouble que
me fait éprouver quelquefois la présence
du Marquis que l’amitié, ce sentiment
si pur, si doux, n’est peut-être pas aussi suffisant pour mon cœur.
Qu’ai-je dit, ma chère Émilie, rassurez-vous
cependant, c’est de ma
part une crainte bien plus qu’une certitude,
mais quelque soit l’état de
mon cœur, et soit que ma raison combatte
des chimères ou des réalités, il
faut fuir sa présence ; je sens que cela
est nécessaire à mon repos, au sien.
Diriez-vous que telle est ma situation,
que le Marquis ne peut se présenter
à moi sous un aspect qui me satisfasse ;
paraît-il content, je suis effrayée, je
repasse avec inquiétude ma conduite
de la veille, et de la journée, et je
me demande si quelque chose dans
mes actions, dans mes discours, dans
mes regards lui a donné de l’espoir ;
paraît-il triste, rêveur, mon cœur est
douloureusement affecté de le voir
malheureux par moi ; il me serait si
doux de faire son bonheur ; combien, ma chère amie, une telle idée, ne
doit-elle pas transporter la femme
qui peut en toute assurance suivre les
sentimens, écouter la voix de son cœur ;
qu’il est flatteur d’avoir un tel empire,
et ce qui est encore plus, qu’il est
doux de pouvoir l’exercer ! Il faut
fuir, ma chère Émilie, voilà, mon refrain ;
il faut que je vous quitte pour
six semaines, deux mois, mon absence
aura apporté quelque changement
dans les habitudes du Marquis, et
votre amie sera plus calme.
Adieu, mon Émilie, que vous êtes heureuse ! tout est chez vous dans le plus parfait accord, sentimens, devoir, bienfaisance ; et ce qui ferait la honte d’une autre, fait la gloire de mon Émilie.
LETTRE CIII.
à
La Cesse de Loewenstein.
Vous ne partirez pas, ma chère amie,
c’est moi qui vous le dis, et c’est le
trouble où vous êtes qui vous inspire
cette pensée et vous fait oublier que
le Marquis ne peut encore rester long-temps
auprès de nous ; rappelez-vous
donc qu’il a écrit au prince de Condé
pour lui offrir ses services, aussitôt
qu’il a eu l’espoir de son rétablissement.
Je suis en outre instruite par
madame de Montjustin, qu’il doit
faire incessamment un voyage pour voir son ami le Président. Prenez donc
patience, ma chère Victorine ; personne
ne sent mieux que moi la délicatesse
des circonstances où vous êtes ;
la crainte d’être compromise par des
empressemens indiscrets, l’embarras
de nuancer ses expressions, de mettre
dans ses regards, dans ses manières
une mesure qui écarte la jalousie, ne
donne point de prise à la malignité ;
je sens que tout cela n’est pas sans
difficulté, envers un homme aimable,
qui a des droits à votre reconnaissance,
et que l’amitié de toute votre
famille pour lui, vous invite à aimer
et à voir sans cesse ; mais aussi quelle
femme plus éclairée que vous, plus
habituée à la réserve, plus faite enfin
pour triompher d’elle-même et en imposer
aux autres ! Je lis dans votre
cœur, ma chère amie, j’y lis…
quoi ? tout ce qu’il renferme… rassurez-vous, je lis aussi dans l’avenir
vos triomphes ; les anciens représentaient
la vertu sous la forme
d’une belle femme armée, ce qui
prouve qu’elle ne se signale que par les
combats. Point de confidence à votre
mère, et point de projet de départ,
ma chère amie ; j’irai d’ici à deux jours
causer avec vous à fond de tout ce qui
vous intéresse. Je vous quitte pour
écrire une longue lettre au Baron qui
me charge de le mettre à vos pieds ; je
quitte, comme disent les dévots, dieu
pour dieu quand je vais de ma chère
victorine au Baron.
LETTRE CIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Vous êtes bien sûre, ma chère Émilie
de ma soumission à vos sentimens ; je
ne parlerai pas à ma mère, je n’irai
pas en Westphalie, et vous avez par-conséquent
deviné ma réponse ; mais
aussi vous viendrez me voir le plus
souvent que vous pourrez. J’ai attendu
hier toute la soirée mon Émilie,
et mon espoir ne s’est évanoui qu’à
l’arrivée de votre exprès. Je suis
bien persuadée que l’incommodité de votre mère n’aura pas de suite ; mais
si elle continue j’irai à Mayence ; car
il m’en coûte trop d’être long-temps
sans vous voir : dans tous les momens
c’est un plaisir extrême pour moi, à
présent c’est un besoin. Mon cœur
est surchargé et semble ne pouvoir
renfermer tout ce qui l’agite, et l’inquiète.
J’envie quelquefois aux Catholiques
Romains, une pratique dont
nous nous moquons, c’est la confession.
Un homme me disait assez plaisamment,
que le désir d’occuper les autres,
et le besoin de parler de soi, amenaient
la plupart des femmes au confessionnal ;
mais indépendamment des motifs de la
religion, je crois que le cœur a plus
de part aux confessions que l’amour
propre ; notre ame fatiguée de ses
combats, éprouve souvent un besoin
d’appui contre sa faiblesse, et de consolations
dans une situation pénible. On désire s’épancher en liberté, parler
de ses maux, et c’est un soulagement.
Le confesseur devant lequel on est
prosterné n’est qu’un homme ; mais
on voit dans cet homme, un intermédiaire
entre soi et la divinité, il porte
la lumière dans notre esprit incertain.
Je me figure qu’en apprenant à se confier
dans ses forces, il les augmente
véritablement, et il apprend sans doute
aussi à s’en défier. Les sentiers du
cœur doivent lui être connus par
l’expérience, et il doit savoir faire
un-mélange habile de sévérité et d’indulgence,
et employer ce que la religion
a de touchant pour une ame
sensible. Une prière fervente nous
élève à Dieu ; mais la confession devient
un motif pressant de redoubler
de vigilance et de combattre de toute
notre force. Les personnes agitées
d’une grande passion sont sujettes à parler seules et cela prouve le besoin
de l’effusion de l’ame.
Le Marquis paraît depuis quelque temps abattu et mélancolique. Son état me fait de la peine ; un homme à qui je dois la vie, et encore plus, celle de ma mère, ne peut cesser de m’intéresser ; mais quel mélange de profane et de sacré contient ma lettre ; je serais tentée de la déchirer, si je ne prenais pas un sensible plaisir à me faire voir à vos yeux telle que je suis.
Je ne me rappelais pas que le Marquis avait écrit pour être employé à l’armée du prince de Condé, et d’après cela il est à présumer qu’il ne tardera pas à partir. Cette guerre ne finira-t-elle donc pas ? que je plains ceux qui ont à trembler pour leurs parens, pour leurs amis ; heureusement que mon Émilie est à présent sans alarmes ; la commission dont on a chargé le Baron est honorable ; mais sa gloire me touche moins que sa sureté et la tranquillité de ma charmante amie.
LETTRE CV.
à la
Duchesse de Montjustin.
Votre lettre est véritablement un torrent
de morale, ma chère cousine ;
mais ce n’est pas dans votre esprit
qu’est sa source ; c’est madame de Loewenstein
qui vous a sans doute inspiré
l’idée de m’écrire, et c’est à elle
que je répondrai. Partir !… la
quitter !… ce conseil est bien
aisé à donner de sang froid ; néanmoins
je vous obéirai, ou pour mieux dire à
elle. Mais qu’est-il donc arrivé pour
qu’elle me presse si fort ? À peine je suis guéri d’une blessure grave, et je
n’attends, elle le sait bien, qu’une
permission de me rendre à l’armée,
qui ne peut tarder. La complette aversion
ne pourrait aller plus loin que
l’ordre qu’on me donne. J’obéirai,
encore une fois, oui, je m’arracherai
d’auprès d’elle. Il lui en coûte bien
peu de me donner un tel ordre ! mais
elle saura ce qu’il en coûte pour l’exécuter.
Dans trois jours, ma cousine,
j’irai vous voir, et vous dire, adieu,
pour long-temps, pour jamais peut-être !
LETTRE CVI.
à la
Cesse de Loewenstein.
Vous ferez étonnée de recevoir une lettre d’un malheureux à qui vous permettez avec tant de peine de vous voir quelquefois, et le désespoir seul pouvait me donner la hardiesse de vous écrire. Ma cousine m’engage à fuir loin de vous ; c’est votre intérêt, dit-elle, qui l’anime, qui la force à me donner ce rigoureux conseil. Il m’est donné trop subitement, et avec trop d’instance de m’y conformer, pour qu’il ne me soit pas évident que ma cousine n’a fait que remplir vos désirs. Quoi ! Madame, il ne vous suffit pas de ne pas répondre à mes sentimens ; il ne vous suffit pas que je sois sans espoir, il faut pour vous satisfaire que je sois loin de vous. Ma cousine me reproche de troubler votre repos ; et comment peut-il être troublé par un homme qui vous est indifférent ? Parmi les hommes qui vous font leur cour, trois ou quatre sont soupçonnés d’avoir pour vous des sentimens passionnés, et vous n’usez pas envers eux de la même rigueur. Si je connaissais moins votre ame généreuse, je dirais qu’on traite les malheureux avec moins de ménagement, et qu’on n’y regarde pas de si près lorsqu’on est importuné par un homme sans fortune et sans asile, par un malheureux étranger, à qui il doit être indifférent de vivre dans un lieu ou dans un autre. Depuis le moment où mon cœur oppressé n’a pu contenir l’explosion de ses sentimens, avez-vous eu, madame la Comtesse, à vous plaindre de moi ?… Que j’étais éloigné de la vérité !… je croyais que depuis ce temps vous me saviez gré de mes efforts pour cacher, non-seulement aux autres, mais à vous-même mes tourmens. Que vous traitez cruellement un homme à qui vous avez donné le nom de frère, et à qui vous n’avez à reprocher que de vous aimer plus que tous les frères n’ont jamais aimé ! Pourquoi combler la mesure d’un malheur que je dévorais en secret : votre rigueur me fait rompre le silence ; condamné sans retour je puis avouer tous mes crimes ; oui, Madame, cette passion, cet amour, dont je ne vous ai entretenue que quelques momens, me domine tout entier ; dans le désespoir où vos ordres me réduisent, prêt à vous perdre pour jamais, c’est une espèce de consolation pour moi de ne plus rien ménager, et, vous parlant pour la dernière fois, de vous dire que je vous adore… J’en profiterai pour vous le répéter mille fois. Depuis le premier instant que je vous ai vue, il ne s’en est pas écoulé un seul sans que vous fussiez présente à ma pensée, et j’ai perdu dès-lors jusqu’à l’idée des malheurs qui m’accablent : patrie, fortune, gloire, tout ce qui n’est pas vous n’a plus de prise sur mon esprit. Je croyais renaître, me trouver dans un autre monde, pendant le court espace de temps que j’ai passé à Loewenstein ; consolé par vous, soigné par vous, tout ce qui m’était arrivé jusque-là n’était plus qu’un songe fugitif : c’est auprès de vous seule que j’ai vécu, et pendant quelques jours j’ai vécu pour le bonheur : ce sera désormais pour le malheur ; mais ce sera par vous que je l’éprouverai et pour vous, si j’en crois ma cousine : m’envierez-vous encore la douceur que j’éprouve au milieu de mes maux par l’idée qu’ils viennent de vous ; ah ! puissiez-vous véritablement avoir besoin de mon absence ! avec quel empressement je vous obéirais, si j’avais à fuir une femme qui m’aime, si je me disais, elle prend des précautions contre elle-même, et si elle ne m’aimait pas elle me souffrirait auprès d’elle ! Ne croyez pas, au reste, Madame, que je me fasse une telle illusion ; non, non, je n’emporterai aucune consolation en vous quittant ; je ne me croirai jamais qu’importun et non dangereux.
Vous aviez bien peu de temps à attendre pour être délivrée de moi ; dans quinze jours, un mois au plus, je vous quittais pour me rendre à l’armée ; je vous aurais quittée pour un devoir sacré, et non forcé par la plus étrange rigueur ; loin d’avoir eu aucun reproche à vous faire, je serais parti dans la douce illusion d’être regretté de vous ; j’aurais été jusqu’à croire que vous m’aviez plaint quelquefois. Je partirai puisque vous le voulez ; mais que je sache au moins que vous le voulez. Que j’entende mon arrêt de votre bouche : me refuserez-vous encore cette grâce ? Je pourrai bien dire si vous me l’accordez, comme le maréchal de Biron lorsqu’on lui annonça que le roi permettait qu’il fût exécuté dans l’intérieur de la Bastille, quelle grâce !… mais n’importe, que je sache, Madame, par vous, qu’en partant je vous obéis, et que vous me savez gré de ma soumission ; je partirai aussitôt après. Qui m’eût dit, il y a peu de mois, que les malheurs de la plus affreuse révolution n’avaient pas épuisé toute ma sensibilité, et qu’il me restait encore des maux à craindre. Adieu, madame la Comtesse, j’attends vos derniers ordres, et vous offre l’hommage de mon profond respect.
LETTRE CVII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Il y a déjà quelque temps, Madame,
que je me suis aperçu des sentimens
de notre jeune ami ; la chaleur avec
laquelle il me parle de sa reconnaissance
pour madame de Loewenstein,
et les peintures qu’il m’en fait m’ont
mis dans sa confidence. Ce qui vous
étonnera, peut-être, c’est que malgré
la vivacité de la passion qui le
domine, et sans connaître celle qui
l’a fait naître, je suis assuré qu’il n’exagère pas. Ses traits sont en
quelque forte présens à mon esprit,
par la connaissance que j’ai des objets
propres à faire effet sur mon ami. La
beauté est moins pour la plupart des
hommes une harmonie sublime de proportions,
qu’une réunion de traits qui
leur présagent la volupté qu’ils cherchent.
Plus on a cédé à l’empire de
ses sens, et plus ils offrent à l’imagination,
sans qu’on s’en rende compte,
le genre de formes qui les flatte le
plus ; mais celui qui a su résister à leur
impétueuse ardeur, est différemment
affecté ; la beauté se présente à lui
sous des traits sublimes, qui peignent
la beauté de l’ame et pénétrent la sienne
d’un sentiment qui semble n’avoir rien
de matériel ; les déesses chez les uns
prennent des formes humaines pour
se livrer aux dérèglemens des sensations,
et chez les autres les mortelles semblent revêtir des formes célestes.
Le Marquis, par son application a su
échapper au désordre où vivent les
gens de son état ; le repos des sens
n’a donné que plus d’énergie à son
ame, et j’ai toujours pensé qu’il ne
pouvait être épris de la plupart des
femmes que l’on trouve belles ou jolies,
et qui n’inspirent que des désirs,
qu’on prend si facilement pour de l’amour ;
mais l’idée avantageuse, que
je me fais de la comtesse de Loewenstein
et le tendre intérêt que je
prends au Marquis, me font regretter
vivement, pour le bonheur de tous
deux, que le fort les ait fait se connaître ;
car ils ne peuvent se connaître
sans s’aimer.
Il serait digne de la vertu et du courage du Marquis de s’absenter ; vous n’avez pas la figure et l’âge de Mentor ; mais la sagesse a quelquefois paru sous les formes séduisantes qui vous distinguent : eh bien ! Madame, arrachez Télémaque de l’île enchantée, qu’il vienne passer quelque temps auprès de son ami, en attendant que, monsieur le prince de Condé accepte ses services : vos représentations auront plus d’effet que mes lettres, parce que vous êtes bien plus à portée que moi de juger des circonstances ; mais vous pouvez, madame la Duchesse, vous appuyer, s’il est nécessaire de mon avis. Faites-lui connaître que le bonheur de la Comtesse y est intéressé, que c’est pour elle qu’il s’immole ; un tel motif doit être puissant sur lui ; il donnerait sa vie pour elle, qu’il fasse plus, qu’il la quitte et qu’il vive.
LETTRE CVIII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Je me hâte de vous prévenir, madame
la Duchesse, que je suis obligé
de faire un voyage à Ham, qui durera
une quinzaine de jours ; je ne pourrai
donc point d’ici à mon retour,
recevoir notre ami, et c’est pour moi
une peine sensible. J’aurais eu beaucoup
de plaisir à le voir et j’aurais
tenté de rétablir quelque calme dans
son cœur agité par la première des
passions. Le chemin qui y mène m’est connu, et il est habitué à m’entendre
parler le langage de la raison. Ce
retard, au reste, n’est pas considérable,
et votre amitié pour lui et la
comtesse de Loewenstein vous suggérera
des moyens de le distraire, de
rendre moins fréquentes ses visites au
château. Pourquoi ne le feriez-vous
pas engager par l’amie de la Comtesse
à aller passer quelques jours à
Mayence ? il aurait le plaisir de s’entretenir
avec elle, si ce n’est de sa passion,
au moins de la personne qui en
est l’objet ; c’est quelque chose en
amour. Mais à propos d’amour il
faut que je vous parle d’une aventure
qui a quelque rapport avec ce sentiment.
Mon hôtesse qui est fort officieuse, lorsqu’il ne lui en coûte rien, m’a dit hier qu’il y avait dans la maison voisine une Française qui avait grand besoin de secours, et elle m’a engagé à aller la voir ; je l’ai suivie dans un misérable galetas où j’ai trouvé couchée sur un méchant lit, une jeune femme fort souffrante : mon hôtesse s’est empressée de lui annoncer qu’elle m’avait engagé à venir lui offrir mes services ; je lui ai demandé son nom et son état, et elle m’a ingénuement répondu qu’elle avait été danseuse d’un petit spectacle des Boulevards, qu’elle avait fait d’ailleurs un métier qui n’était pas fort honnête, et dont elle se repentait. Sur sa table était un petit crucifix assez bien travaillé auquel était attaché quelque chose qui était enveloppé de satin. Je considérai le crucifix et lui demandai, si ce qui y était attaché était quelque relique. Non, dit-elle, et ayant ôté le satin, elle me fit voir en s’attendrissant un petit portrait de Louis XVI. C’est bien le cas de dire avec Molière où la vertu va-t-elle se nicher ?
Si le spectacle de l’émigration déchire le cœur, il est aussi une source de réflexions profondes. On y voit souvent l’homme rendu en quelque sorte à son état primitif, et réduit à vivre de son industrie ; on voit développer un grand courage à des gens qu’on croyait faibles et pusillanimes ; mais on apprend aussi que les malheurs généraux, loin d’adoucir les hommes et de resserrer les liens de l’humanité, les mettent dans un état de rivalité qui dégénère bientôt en hostilité. Combien de fois depuis mon émigration, je me suis rappelé ces vers.
« Je crois voir des forçats dans un cachot funèbre
« Pouvant se secourir, l’un sur l’autre acharnés,
« Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés. »
Adieu, madame la Duchesse, je vous écrirai à mon retour ; prévenez notre ami de mon voyage et agréez mon fidelle et respectueux attachement.
LETTRE CIX.
au
Marquis de St. Alban.
Je n’ai engagé personne, Monsieur,
à vous donner le conseil dont vous
parlez ; l’inquiétude, souvent aveugle,
de l’amitié, a pu seule inspirer à madame
de Montjustin l’idée de vous
écrire sur un objet que je ne discuterai
pas. Que je suis loin, Monsieur,
de vouloir aggraver vos malheurs !…
Si le plus tendre intérêt
suffisait pour en tempérer l’amertume,
ils seraient devenus moins sensibles pour vous, dès les premiers
momens de notre connaissance ; cet
intérêt, depuis les obligations infinies
que je vous ai, est devenu un devoir
qu’il m’est bien doux de remplir. Votre
lettre me touche infiniment, son
désordre annonce le trouble de votre
ame, et son principe est tel qu’il n’est
pas en mon pouvoir d’y remédier ; et
je fais plus, mon cœur, sur qui vos
services vous donnent tant de droits,
m’entraîne un peu au-delà de mes
devoirs, en me faisant éprouver le regret
de ne pouvoir répondre à vos
sentimens. Adieu, Monsieur, ne consultez
pour partir que vos intérêts et
vos goûts, et comptez à jamais sur
l’attachement de la plus tendre sœur.
LETTRE CX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je vous envoie, ma chère amie, une
lettre que j’ai reçue du Marquis, qui
m’a causé le plus grand trouble, et
j’imagine que c’est vous qui avez engagé
la Duchesse à lui donner le conseil
de partir ; je ne puis blâmer…
mais j’aurais voulu qu’elle eût plutôt
insinué que conseillé. Il veut que je
lui ordonné de partir, et la passion
qui cherche des alimens pour les espérances,
lui inspire l’idée que la présomption suggérerait à un autre.
Oui, ma chère amie, il croit être dangereux,
il croit faire un sacrifice à
mon propre repos, celui de mon
cœur, troublé par sa présence ; il croit,
ce qui n’est malheureusement que
trop vrai !… Je lui ai répondu,
j’ai mal fait ; je me le suis reproché
un quart d’heure après ; mais non, je
n’en dois pas être fâchée, j’aime mieux
avoir un peu aggravé le mal pour le
rendre plus sensible, et faire naître
de l’augmentation du danger, la nécessité
du remède. Je partirai donc,
j’irai en Westphalie ; que le Marquis
parte ou reste, ne m’arrêtez plus, mon
Émilie ; croyez que mon bonheur y est
intéressé, et si ce n’était que mon bonheur
je le sacrifierais à mon Émilie.
Je vous attends demain au soir ; réfléchissez
d’ici à ce temps sur la lettre du
Marquis, sur ma réponse et ma position ; l’amitié doit employer l’indulgence
pour adoucir la mémoire des fautes
passées, elle doit s’armer de sévérité
pour les fautes à venir ; aidez-moi à
manœuvrer au fort de la tempête ;
j’entrevois la bonne route et c’est à
vous à m’y faire entrer à pleines voiles.
Encouragez-moi donc à partir au lieu
de m’en empêcher, et si votre confiance
en moi vous fait justement, je
crois, penser que je ne risque pas de
succomber… épargnez-moi le
trouble, et peut-être des combats.
Adieu, à demain, j’embrasse tendrement
mon Émilie.
LETTRE CXI.
à
La Cesse de Loewenstein.
Je suis chargée, ma chère Comtesse,
d’une singulière commission, dont le
succès peut mettre fin à vos embarras ;
ce qui m’empêche d’entrer dans aucun
détail sur votre dernière lettre. Le
destin vient à votre secours, à celui du
Marquis, il arrange tout pour le mieux
et de la manière la plus imprévue ;
écoutez-moi, ma chère Comtesse, et
vous verrez si j’ai tort. Nous avons été
invités hier à dîner chez le comte
d’Ermenstein, frère du respectable Prévôt du chapitre, et contre l’ordinaire
il n’y avait que deux ou trois
personnes ; après le dîner le Prévôt a
été faire sa méridienne, ma mère a fait
une partie avec le Comte et son aimable
petite-fille, la partie finie, elles sont
sorties, le Prévôt s’est réveillé et est
venu nous joindre ; alors le Comte a
dit : qu’on ne laisse entrer personne ;
j’ai à vous parler nous a-t-il dit aussitôt,
et je compte, ainsi que mon frère,
et sur vos avis et sur vos bons offices.
Vous savez combien j’aime ma petite-fille,
elle est aimée de mademoiselle
Émilie, et c’est ce que je puis dire de
mieux en sa faveur : inclination modeste
de ma part à ce flatteur compliment,
sourire reconnaissant de ma
mère, et se Prévôt a levé la main
avec vivacité en signe d’approbation,
s’écriant d’un ton affirmatif : oh ! cela
est très-vrai. Le Comte a continué : ma petite-fille jouit d’une grande
fortune, nous souhaitons qu’elle se
remarie et je vous avouerai que nous
voudrions faire son bonheur, et nous
procurer dans l’époux qu’elle prendra
une société agréable ; nous avons eu
occasion de voir plusieurs fois chez
vous, et chez l’aimable amie de mademoiselle
Émilie, le Marquis de St.
Alban, et il nous a inspiré un grand
intérêt. À ces mots j’ai prévu sans
faire un grand effort de pénétration la
conclusion du discours et mon attention
a redoublé : la naissance, l’esprit,
la valeur, une figure avantageuse, des
manières nobles et polies, tout cela
se trouve dans le Marquis ; il est sans
bien pour le moment, par l’effet d’un
incroyable bouleversement, mais ce
qu’il possède est plus rare, et plus distingué
mille fois que la fortune, et il y
a tout lieu de croire aussi qu’il rentrera quelque jour dans ses biens ; ces
considérations m’ont fait naître l’idée
d’engager ma petite-fille à lui donner
sa main. Ici ma mère a levé les yeux
au ciel, avec l’expression d’une extrême
satisfaction, et je n’ai point
paru moins contente. Si mon Émilie,
était libre, a-t-elle dit, j’aurais pour
elle la même idée. Eh bien ! a répondu
le Comte, je suis enchanté d’avoir
votre approbation, mettons les
choses au pis, et supposons que le
Marquis sera à jamais privé des biens
qu’il possède en France ; ma petite-fille
jouit aujourd’hui de vingt mille
florins de rente, et après notre mort
elle en aura autant au moins ; ce revenu
n’est-il pas suffisant ? Je ne demanderai
au Marquis que de prendre
le nom d’Ermenstein, je crois que
cette condition n’aura rien pour lui de
désagréable, sur-tout dans un temps où la noblesse Française a perdu en
quelque sorte son existence. Mais,
a-t-il ajouté, vous me demanderez
si je suis sûr que notre enfant approuvera
ces dispositions, et elle y est
trop intéressée pour que nous voulions
la contraindre. Eh bien ! Mesdames,
je crois être assuré de son consentement,
et qu’il ne lui sera pas arraché ; je lui
ai parlé plusieurs fois du Marquis sans
affectation, et il m’a semblé qu’elle mettait
quelque chaleur dans les éloges
qu’elle en faisait ; mon frère a été
plus loin, et lui a dit un jour, qu’on
avait parlé du Marquis très-avantageusement
en sa présence ; voilà comme
je voudrais un parti pour ma chère
nièce, ne pensez-vous pas qu’il serait
propre à faire le bonheur d’une femme,
si la fortune était jointe à tous les
avantages qu’il possède ? Je pense
a-t-elle dit que le défaut de fortune ne doit être un obstacle que pour la
femme qui en serait également privée.
Il a applaudi à sa façon de penser et
a cru voir un rayon de joie briller dans
ses yeux. Nous avons été de l’avis
de la jeune Comtesse, et félicité le
père et l’oncle des nobles sentimens
qui leur avaient inspiré cette idée ;
ils m’ont ensuite priée d’en conférer
avec vous, et d’engager Madame votre
mère et monsieur le Commandeur, à
sonder les intentions du Marquis et à
lui parler de ce mariage, comme d’une
chose qui leur est venue en pensée
d’après l’envie que le Comte d’Ermenstein
a témoignée de voir sa petite-fille
se remarier. Je me suis chargée
avec un grand plaisir de la commission ;
mais je leur ai dit que je
croyais que l’affaire devait être entamée
par le Commandeur, qui pourra
se concerter avec la Duchesse. C’est à vous de l’engager à traiter cette grande
affaire et cela ne sera pas difficile ; il
aime le Marquis, désire de le voir heureux,
et l’établissement dont il s’agit
ne lui laisse rien à désirer. J’admire
que de manière ou d’autre le destin
vous force d’influer sur la vie du Marquis,
et dans la circonstance présente
ce serait pour y répandre le calme ;
en considérant les choses sous un aspect
ordinaire, je ne vois rien qui
s’oppose au succès des vues du comte
d’Ermenstein ; mais il est un aspect
qui ne me laisse aucun espoir, et qui
me fait craindre que la proposition
même n’entraîne des inconvéniens…
vous m’entendez, ma chère Victorine…
un refus en effet de la
part du Marquis paraîtra bien extraordinaire,
comment imaginer qu’un
homme affaibli par le besoin, et qui
n’a que les plus vagues espérances pour le rétablissement de sa fortune,
refuse une alliance qui lui procure au
moment plus de vingt mille florins de
rente, et la possession d’une jeune
femme d’une figure agréable, d’un
esprit doux et aimable, et d’un caractère
qui la fait chérir de tous ceux
qui la connaissent : quelle fortune pour
un Émigré ! Il n’en est pas un qui ne
l’envie ; quelle raison pourra donner
le Marquis de la rejeter. On cherchera
la véritable raison, voilà ce que
je crains, et voilà ce que la Duchesse
pourrait lui faire entrevoir. Adieu,
ma chère Victorine, je suis entre la
crainte et l’espoir ; avec quel plaisir
j’apprendrais que le Marquis consent
à n’être plus malheureux !
LETTRE CXII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai fait part, ma chère Émilie, à ma
mère et à mon oncle de votre lettre,
et ils ont applaudi à la généreuse résolution
du comte d’Ermenstein : je
lui envie, a dit mon oncle, la satisfaction
de faire la fortune d’un aussi
brave homme, et j’ai regretté plus
d’une fois de n’avoir pas une fille ou
une nièce à marier. Mon oncle va à
Francfort et il parlera à la Duchesse.
Ma mère et lui n’ont pas élevé le plus
petit doute sur le consentement du Marquis, et ils se livrent à la joie de
le voir heureux et à l’agréable idée de
vivre avec lui. Pour moi je vous avoue
que j’ai craint quelquefois de n’avoir
pas l’air aussi satisfaite, et alors je
faisais effort pour me monter à leur
ton ; la crainte d’un refus, et les commentaires,
qui en seront la suite affectaient
mon esprit. Mon mari est entré
à la fin de la conversation, on lui a
fait part du sujet que l’on traitait, et
la satisfaction qu’il a montrée est une
preuve que nos conjectures sont fondées ;
car il n’aime pas assez le Marquis
pour être sensible à ce qui lui arrive
d’heureux. C’est demain, pas plus
tard, que mon oncle parlera à la
Duchesse, et dans trois ou quatre jours
nous saurons la décision du Marquis ;
les craintes que vous avez de son refus
me troublent ; mais en y réfléchissant
elles se dissipent un peu ; les avantages qu’on lui offre sont si grands,
sur-tout dans sa position ; il a vu la
jeune Comtesse et m’en a parlé avec
éloge ; une passion quelque violente
qu’elle soit, lorsqu’elle est privée de tout espoir, peut-elle aveugler
au point de se refuser au sort le plus
heureux ; et si je consulte la raison, si
je lui accorde quelque empire, elle
doit arrêter sur le bord du précipice
celui que la passion entraîne. Cependant,
vous le dirai-je, ma chère amie,
hier au soir en m’occupant de cette
affaire, je me supposais en pareille circonstance,
je me voyais pauvre et délaissée,
mon cœur en même temps dominé
par la plus violente passion, et
je sentais que les plus grands avantages
me seraient vainement offerts, s’il
fallait les acheter par un mariage ;
mon consentement me paraîtrait une
véritable infidélité, et chacune des familiarités que le mariage autorise
autant d’outrages à l’amour. Comment
le cœur tout rempli d’un autre, peut-on
sans fausseté se permettre les plus petits
témoignages d’affection, que les
liens du mariage changent pour celui
qui les reçoit en preuves d’amour ?
Comment, me disais-je, se résoudre
à la nécessité de tromper, ou à celle
de rendre quelqu’un malheureux ?
Enfin si mon amour est connu de la
personne qui l’inspire, n’est-elle pas
en droit de regarder tout ce que je lui
ai dit comme des mensonges ; mes regards
passionnés, mes gestes, mes manières,
comme le produit d’un habile
artifice. Mais laissons ma façon de penser
et de sentir, lorsqu’il est question
des hommes ; ils ne sont pas capables
des mêmes délicatesses, croyez que le
Marquis, et je le souhaite bien vivement,
acceptera les brillantes et flatteuses proportions de mon oncle ;
ce n’est pas que je le croie faux ; mais
les hommes le sont tous en quelque
sorte, par cette habitude de galanterie
qui est l’imitation et le jargon de
l’amour, et le goût du plaisir est leur
suprême loi. Il n’en est pas ainsi de
la femme honnête ; elle ne sépare jamais
le plaisir d’avec l’amour. Je cherche,
hélas ! en quelque sorte, querelle
aux hommes pour y envelopper
le Marquis, mais je crains bien qu’il
ne soit que trop à distinguer parmi
eux ; je crains, que ses sentimens ne
se rapprochent trop des miens ; alors il
refuserait, et quel serait mon chagrin,
ma chère amie, de voir que dans tous
les sens je suis entraînée à le rendre
malheureux ? Il aurait sans moi accepté
ce que lui offre la fortune : sans
moi les malheurs de son pays seraient
sans effet pour lui, et le plus grand qu’il aurait éprouvé serait donc de
m’avoir connue. Cette idée me trouble
à l’excès, et je ne sais en vérité ce
que je dois craindre et désirer. Après
demain le Commandeur nous rendra
compte de sa négociation ; vous en serez
instruite aussitôt. Adieu, mon Émilie,
vous avez moins besoin que jamais,
en ce moment, de votre pénétration
pour lire dans un cœur qui s’ouvre
à vous entièrement, ma tendre amie.
LETTRE CXIII.
à Madame
La Cesse de Loewenstein.
J’ai fait votre commission, ma chère
sœur, auprès de madame la Duchesse,
et nous n’avons pas eu besoin d’attendre
la réponse du Marquis, il était
chez elle ; j’ai fait part à ce brave
homme des intentions favorables de
notre ami le comte d’Ermenstein ;
il y a été aussi sensible qu’il le doit,
mais un obstacle insurmontable l’empêche
d’accepter d’aussi flatteuses propositions,
et je n’ai rien à répondre.
Son nom, m’a-t-il dit, ne lui appartient
pas mais à toute sa maison, dont il est le chef, et il ne lui est pas permis
de l’enterrer dans l’oubli, d’éteindre
ainsi le souvenir d’une longue suite
d’illustration et de services, enfin son
père vit, et quoique philosophe et peu
attaché aux préjugés de la naissance…
je l’ai arrêté, par parenthèse
sur ce mot de préjugés : dites droits,
monsieur le Marquis, et c’est tout ce
que j’ai eu à reprendre dans son discours.
Mon père ne fera pas, a-t-il
ajouté, le sacrifice qu’on exige ; les
mêmes principes qui le font demander
le porteront à le refuser ; c’est par un
juste attachement à son nom que monsieur
d’Ermenstein désire que le
mari de sa petite-fille le perpétue, le
même motif doit m’empêcher de renoncer
au mien.
Je n’ai rien eu à répondre à un tel raisonnement, et n’ai pu qu’applaudir à la noblesse des sentimens de ce cher Marquis ; malgré mon chagrin de voir manquer une affaire aussi avantageuse pour lui. Le Marquis au resté, m’a plusieurs fois répété que le nom d’Ermenstein était glorieux à porter, et que s’il lui était permis de renoncer au sien, il ne pourrait l’échanger contre un plus illustre. Je me suis étendu alors avec plaisir sur l’antiquité, et la splendeur de la maison d’Ermenstein avec laquelle la nôtre a plusieurs alliances ; je ne lui ai pas même laissé ignorer qu’un célébre généalogiste de l’ordre Teutonique en changeant er en ar, et men en min et stein en ius ce qui n’est pas trop forcé, faisait remonter cette maison au grand Arminius, ou Irmensal.
Je vous prie, ma chère sœur, de faire part au Comte de ce qui s’est passé dans notre entrevue, et de lui dire que je n’ai rien oublié, comme vous le voyez, de ce qui pouvait donner au Marquis une juste idée de la grandeur de sa maison ; parlez-lui aussi de la reconnaissance et des regrets du Marquis, et dites que ce digne homme a parlé de lui avec une haute considération, et avec beaucoup d’estime de la jeune Comtesse. Adieu, ma chère sœur, comptez toujours sur ma tendre affection et embrassez pour moi ma chère nièce.
LETTRE CXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le Marquis refuse, ma chère Émilie ;
lisez la lettre de mon oncle que je joins
ici, et tâchez d’excuser auprès de vos
amis, un refus qui ne doit avoir rien
d’étonnant à leurs yeux. Je juge
d’eux par mon oncle qui ne désapprouve
pas le Marquis. Croyez-vous, mon
Émilie, que l’attachement du Marquis
à son nom soit son véritable motif ?
je suis tentée de le désirer, pour n’avoir
pas à me reprocher d’être le
principe de son malheur, si la fortune continue à le maltraiter, mais il a
tant de justesse dans l’esprit, il est tellement
supérieur aux illusions de la
vanité, qu’il est bien difficile de croire
qu’il ait pu mettre dans la balance la
fortune, et quelques syllabes ; au reste
il a des espérances très-fondées d’un
sort passable ; son père vit, ses biens
ne sont pas confisqués, et il doit lui
faire passer des fonds considérables ;
s’il n’a pas la grande fortune qui lui
était assurée sans la Révolution, il aura
de quoi se soutenir honorablement, et
avec son nom, de la valeur, une bonne
conduite, il n’est rien à quoi il ne
puisse prétendre dans un pays on dans
un autre. Puisse-t-il être heureux
autant qu’il le mérite, c’est le vœu
que je forme du plus profond de mon
cœur, et c’est celui de tous ceux qui le
connaissent ; vous en conviendrez, ma
chère Émilie, et l’offre que lui a faite le comte d’Ermenstein en est la
preuve. Que n’ai-je une sœur, mes
parens la lui offriraient, et nous jouirions
tous avec une extrême satisfaction
de sa société. Adieu, ma chère
amie.
P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire que le Marquis est venu ici, il y a une heure, et qu’il n’a parlé de rien. Ma mère a dit quelque chose d’indirect sur la proposition qui lui a été faite. et il a trouvé le moyen d’éluder la réponse, en détournant la conversation ; il a porté sur moi un regard de sensibilité qui m’a touchée et embarrassée.
LETTRE CXV.
au
Président de Longueil.
Vous recevrez par le courrier, Monsieur,
une lettre de mon cousin, qui
vous apprendra tout ce que la fortune
a voulu faire en sa faveur. Il n’a tenu
qu’à lui de retrouver en terre étrangère
une partie des avantages qu’il
a perdus, et il en fait le sacrifice à
une passion qui n’est soutenue d’aucun
espoir et le domine entièrement ; la
condition qui lui a été imposée de
prendre le nom d’Ermenstein n’est certainement pas le motif qui a dicté
son refus ; il aime, il adore la comtesse
de Loewenstein, il lui serait
impossible de rendre des soins à une
autre femme, et le serment du mariage
lui paraîtrait un parjure envers
l’amour. L’estime infinie que j’ai pour
la Comtesse, objet de sa malheureuse
passion, m’a fait craindre quelques
momens qu’elle ne fût compromise
par le refus du Marquis, dont on
chercherait à pénétrer les causes ;
mais les préjugés de la noblesse Allemande,
son entêtement des titres,
et des noms antiques, ont détourné
l’attention du véritable motif, et l’on
approuve également et le comte d’Ermenstein
qui prétend qu’on anéantisse
en quelque sorte un nom pour
faire vivre le sien, et le Marquis,
dont le noble orgueil préfère l’indigence
au sacrifice de son nom. Tous deux ont raison aux yeux qui s’extasient
devant des arbres généalogiques,
et cette aveugle manie dérobe la Comtesse
à la malignité : je crois qu’elle
n’est pas la dupe de la raison que le
Marquis allègue, et qu’au fond de
son cœur elle jouit d’une satisfaction
qu’elle s’efforcera d’y renfermer ; mais
aussi quelles doivent être ses inquiétudes
en songeant à la situation du
Marquis, aux privations, à la misère
même qui le menacent ; l’amour peut
dédommager de tout, et changer les
chaumières en palais ; mais c’est l’amour
heureux, et la vertu interdit
à la Comtesse d’accorder la plus faible
consolation. Je plains le Marquis,
Monsieur, et ne lui ai point fait de
reproches, il est aussi inutile de lui
dire de modérer sa passion, qu’à un
homme qui a la fièvre d’en réprimer
les ardeurs. Ce sont des remèdes qu’il faut chercher, et je n’en vois
pas de meilleur que de l’éloigner
de la Comtesse, et de l’arracher à
la domination d’une aussi vive passion
par l’empire de quelqu’autre profond
sentiment ; vous connaissez son attachement
à la monarchie, son dévouement
à l’infortuné rejeton de tant
de Rois ; eh bien ! Monsieur, il en
faut profiter, et pour son bien et pour
celui de cette grande cause qui a
besoin de fidelles et ardens défenseurs.
Pressez le Vicomte de…
votre ami de lui procurer de l’emploi
dans l’armée de Condé ; le Marquis
malgré son amour volera auprès du
digne descendant du grand Condé,
et le désir de la gloire, les fatigues,
les dangers serviront de contre-poids
à la passion qui le domine ; voilà,
Monsieur, suivant moi le remède le
plus efficace à employer pour notre ami, et je vous conjure de vous en
occuper promptement. Adieu, Monsieur,
c’est toujours pour moi un
grand plaisir que de vous renouveler
l’assurance de mon tendre, ancien et
éternel attachement.
LETTRE CXVI.
au
Président de Longueil.
Les Émigrés raisonnent à perte de
vue, Monsieur, sur le présent et l’avenir ;
les uns désespèrent, les autres
voient la Contre-révolution prête à
s’opérer. Une de mes amies s’entretenait
avec moi de sa situation, elle me
demanda mon sentiment sur la durée des événemens actuels : j’ai dépensé
imprudemment, me dit-elle, des
fonds assez considérables, abusée par
les espérances que faisaient naître
en moi mes compatriotes, et je vois
de jour en jour combien ils se trompent.
Je lui fis part des raisonnemens
que contenait votre lettre à mon cousin,
et ils ne sont pas faits pour favoriser
l’espoir d’un prompt et heureux
changement ; elle en fut frappée et
vint me revoir le lendemain, après
avoir fait de profondes et tristes réflexions.
C’est une femme à peu près
de mon âge, expatriée comme moi,
comme dix mille autres, et qui n’a
d’autres ressources pour vivre qu’une
petite industrie, dont elle a jusqu’ici
tiré un assez bon parti. Elle attend
quinze à dix-huit mille francs, et c’est
le seul secours qu’elle puisse espérer
jusqu’au moment très-incertain du rétablissement de la monarchie. Que
fera-t-elle de ce capital ? Si elle le
place en rente sur un pays, elle court
des hasards ; la guerre, des troubles
à craindre dans l’intérieur des états,
rendent douteux les moyens et le crédit
des plus puissans ; la fortune des
particuliers est liée à celle des gouvernemens,
et dépend en outre de
leur propre conduite ; les banquiers
de Gênes, de Venise donnent des
intérêts trop médiocres, et quand il
s’agit de la subsistance, on ne peut
s’exposer à aucun hasard, ni faire le
plus petit sacrifice. Voilà bien des
raisonnemens, et les plus grands intérêts
de l’Europe calculés pour six ou
sept cents livres de rente ; mais mon
amie est fondée à dire : Guenille soit, mais guenille m’est chère. Dans
cette incertitude, l’idée lui est venue
de passer en Amérique, d’y employer ses fonds en terre et de vivre, bien
sobrement hélas ! sur un sol qui n’est
menacé d’aucun ébranlement. Ce parti
demande du courage, elle n’en manque
pas, et l’idée de n’être à charge à
personne l’affermit dans ce projet. Si
l’on en croit la plupart des Émigrés,
la Révolution touche à sa fin ; mais
elle dure depuis quatre ans, et depuis
quatre ans ils se livrent au même
espoir toujours déçu : c’est cet espoir
qui a fait consommer à la plupart des
capitaux qui, si ils avaient été ménagés,
les mettraient aujourd’hui au-dessus
du besoin. Mon amie craint de
se livrer à de nouvelles illusions, elle
veut prendre un parti pour échapper
à l’indigence et s’affranchir de toute
dépendance ; elle vous connaît de réputation,
et me prie de vous demander
votre avis sur son projet de passer
en Amérique, et vos conseils pour y former un établissement. Faites-moi
l’amitié, mon cher Président, d’y réfléchir
avec attention, et de m’écrire
ce que vous pensez ; votre avis sera
reçu par mon amie avec soumission,
comme la décision d’un oracle, et par
moi avec reconnaissance comme une
nouvelle preuve d’une amitié qui fait
depuis si long-temps le bonheur de
ma vie. Adieu, mon cher Président,
je n’ai rien à vous dire sur nos tristes
affaires, que vous ne sachiez, et pour
vous parler de quelque chose qui vous
intéresse, je vous dirai que le Marquis
se porte bien, mais que son cœur
est bien malade ; il fait chaque jour
le projet de ne pas voir la Comtesse,
pour le repos de cette charmante
femme et pour le sien, et comme
les joueurs chaque jour il manque à
son serment ; il me rappelle ces vers
qui sont je crois de Voltaire, et peignent si bien les faibles humains :
Le matin je fais des projets
Et le long du jour des sottises.
Adieu, comptez, mon cher Président, à jamais sur ma tendre amitié.
LETTRE CXVII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Je n’ai pas besoin, madame la Duchesse,
de beaucoup de réflexions pour former
mon avis sur la proposition de votre
amie. Le parti de passer en Amérique
est bon pour un homme jeune, actif
et qui possède un capital de cinquante ou soixante mille livres ; mais il ne
convient point à une femme, et surtout
lorsqu’elle n’a jamais eu, comme
je suis porté à le supposer dans votre
amie, aucune habitude de détails économiques,
d’ordre et de soins. Abattre
des bois, défricher, semer, planter,
construire une maison, tout cela est
au-dessus des facultés d’une femme
habituée à l’opulence et à l’insouciance
des détails que donnaient une
grande fortune, et la dissipation de la
vie de Paris. Voilà, Madame, ce que
j’ai à répondre, non à votre amie,
mais à celle qui se cache sous ce
masque, à vous enfin madame la
Duchesse ; car il m’a été facile de
deviner que vous aviez pris ce détour
pour ne pas alarmer ma tendre
amitié. Vous n’ignorez pas que j’ai
des fonds suffisans pour nous faire vivre
tous deux dans l’aisance, et vous savez que mon projet est de vous rejoindre
avant peu, d’habiter le séjour qui
vous conviendra, et de confondre nos
fortunes jusqu’à des temps plus heureux.
Je serais donc fondé à vous
reprocher de faire un outrage à l’amitié
ou à votre ami ; mais je sens
que vous vous êtes dit, qu’on peut recourir
à un ami dans un besoin pressant,
et lui demander un secours passager ;
qu’il n’en est pas de même
lorsqu’il s’agit de lui enlever chaque
jour une partie de son bien-être, de
restreindre ses jouissances. Une telle
délicatesse semble pouvoir s’allier avec
l’amitié qui souffre des privations d’une
personne chère. Cependant, Madame,
ces sacrifices ne doivent-ils pas être
plutôt enviés que redoutés par celle
qui en est l’objet. Vous pouvez aussi
mettre dans la balance quelques jouissances
du superflu avec la privation du nécessaire pour vous. J’abrège des
détails qui fatiguent désagréablement
mon cœur, et je passe au moyen qui
m’est venu dans l’idée pour concilier
votre bien-être, ma satisfaction, et
votre délicatesse ; je vous offre, madame
la Duchesse, de rendre tous nos
intérêts communs. Le don de votre
main me permettra de vous procurer
dans ce moment une vie exempte
d’inquiétude, et le don de tout ce
que je possède vous en assurera après
moi la continuation. Je n’ai point
goûté le plaint d’être riche quand une
grande fortune était mon partage,
mais en mettant à vos pieds ses faibles
restes, j’éprouve la plus douce satisfaction
qui puisse remplir un cœur.
Songez, madame la Duchesse, que des
personnes qui s’aiment et s’estiment,
ne sauraient trop dans ces malheureux
temps resserrer les nœuds d’une tendre affection et renforcer mutuellement
leur courage au milieu de l’abandon
général où ils vivent dans les pays
étrangers. Si je ne vous croyais pas
supérieure à toute vanité, je me reprocherais
de vous faire perdre par
notre union, un rang et un titre qui
avaient naguères tant d’éclat en France,
et distinguent honorablement chez l’étranger ;
mais vous savez apprécier
à leur juste valeur, les choses et les
temps, et les personnes. Réfléchissez, ou
plutôt écoutez la voix de votre cœur, et
soyez assurée qu’il tient à vous de faire
le bonheur de ma vie. Adieu, madame
la Duchesse, j’attends impatiemment
votre réponse, et vous renouvelle mon
tendre et respectueux attachement.
LETTRE CXVIII.
au
Président de Longueil.
Votre lettre ne me laisse rien à dire,
mon cher Président, et un oui, que je
répéterai en face des autels avec une
sensible joie, sera toute ma réponse.
Le bonheur dont je me fais l’idée, pénètre
mon ame de la plus douce satisfaction ;
décidez, mon tendre ami,
du jour, du moment où je serai entièrement
à vous, où vous me tiendrez
lieu de tout, de parent, d’ami, de
patrie ; croyez que je serai fière de porter le nom de l’homme le plus
estimable que je connaisse, et que je
me ferai un honneur de devoir tout
à l’amitié. C’est après avoir passé par
tous les orages de la vie que nous
arrivons au port, et le bonheur
qu’un de vos amis définissait, l’intérêt
dans le calme, sera à jamais notre partage.
Notre jeune ami est dans le
ravissement de notre union ; il ose
depuis quelques jours soulever le
voile de l’avenir, et l’espoir brille à
ses yeux long-temps obscurcis par
le malheur. Adieu, mon tendre ami,
arrivez et nous serons heureux.
LETTRE CXIX.
au
Marquis de St. Alban.
Vous êtes, dites vous mon cher et
jeune ami, enchanté de mon mariage,
mais vous en seriez surpris si vous ne
connaissiez pas autant les excellentes
et aimables qualités de la Duchesse de
Montjustin, parce que vous avez
toujours cru voir en moi de la répugnance
pour un semblable lien.
Rien n’est plus vrai, et des nœuds
indissolubles m’ont toujours paru contraires
non-seulement au bonheur, mais à la nature humaine, et la faculté
du divorce peut seule les rendre
supportables. Quel homme, en y réfléchissant,
pouvait se décider à s’unir
pour la vie entière, comme l’on faisait
en France, d’après les seules convenances
de la naissance et de la fortune ?
Comment pouvait-on se résoudre
à éprouver toute sa vie l’humeur,
la contradiction, les caprices
d’une femme, à lui confier son honneur,
puisque tel était le préjugé, à
mettre son amour propre en commun
avec un être qui peut le faire souffrir
sans cesse ; à se priver enfin à jamais
de la faculté de choisir un objet
propre à faire notre bonheur ? L’assemblage
de tant de dangers et d’inconvéniens
m’a empêché jusqu’ici de
me marier, et voici l’idée que je me
suis faite depuis long-temps de ce
lien que je redoutais. Le mariage, suivant moi, ne convient à un homme sage que dans trois circonstances : la première lorsqu’il est amoureux ; le bonheur peut dans cette situation n’être pas long-temps son partage, mais il est sûr d’avoir quelques beaux jours : il est, dit la Rochefoucault, des mariages heureux, il n’en est point de délicieux. On ne peut rien objecter à l’homme passionné, il voit tout en beau, il voit tout éternel, comment ne céderait-il pas à un penchant qu’il essayerait en vain de combattre, et ne formerait-il pas des nœuds que l’imagination lui présente comme des guirlandes de fleurs ? La seconde circonstance est celle où, parvenu à un certain âge, un homme se trouve attaché depuis quelque temps par une tendre affection à une femme dont il a été l’amant ou l’intime ami ; alors tous les deux s’étant mutuellement éprouvés, connaissant leurs goûts, leurs opinions, leurs sentimens, n’ont plus rien à craindre de l’orage des passions remplacées par de doux et solides sentimens, et le mariage est pour eux un moyen de consacrer leur amitié aux yeux de tous, et de passer agréablement la soirée de la vie. La troisième circonstance vous paraîtra singulièrement choisie, c’est celle où un homme riche, parvenu à un âge avancé, sans parens qui l’affectionnent, se trouve étranger à la société, et sans intérêt. Alors qu’il fasse la fortune d’une très-jeune personne ; je dis très-jeune, parce qu’il faut qu’elle n’ait encore pris aucun pli, et qu’elle lui offre l’image des beaux jours de la jeunesse. Il faut que sans espoir de lui plaire comme amant, il soit forcé de se borner à s’en faire aimer par ses bienfaits, ses dons, sa complaisance, à l’amuser, enfin à en être amusé. Une jeune personne répand alors la vie, et le mouvement dans sa maison, y attire du monde, chasse de son esprit les sombres nuages de la morosité qui accompagne la vieillesse, ranime dans son cœur la cendre des tendres sentimens. Un vieillard dans un tel mariage ressemble à un homme qui se plaît à regarder d’agréables peintures, à voir danser de jeunes filles, et à entendre leurs chants. Je me trouve avec madame de Montjustin dans la seconde de ces positions, et l’émigration y joint un nouveau genre d’intérêt. Pour vous mon cher Marquis, vous vous trouvez dans la première des circonstances que j’ai décrites, j’ose tout espérer pour vous d’après l’amitié de la famille, et je pense que votre cœur vous dit aussi que la Comtesse ne mettra point d’obstacles à votre bonheur. Adieu, mon jeune ami, et ce n’est pas pour long-temps. J’ai quelques affaires à arranger ici qui m’y retiendront sept à huit jours, et ce temps écoulé, je me rends à Francfort pour être le reste de ma vie tout entier à l’amitié.
LETTRE CXX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Notre aimable Duchesse, ma chère amie, ne fera plus de fleurs, elle épouse le Président dont vous entendez si souvent parler au Marquis ; il est depuis quinze ans l’ami de la Duchesse, et touché de sa triste situation, il n’a pas trouvé de moyen plus noble de venir à son secours, que celui d’unir son sort au sien, et de lui faire ensuite partager sa fortune. Voilà donc notre intéressante amie à jamais au-dessus du besoin. Le tableau de cette union douce, paisible, animée d’un sentiment vrai et solide, m’enchante. J’ai une extrême envie de faire connaissance avec le Président, j’aurais dit de faire sa connaissance, si le Marquis ne me reprenait sans cesse de cette expression qu’il dit Allemande. Enfin je désire de connaître un homme qui est le second père du Marquis, et le premier même par la constance de ses soins ; il a présidé à son éducation, et l’on peut dire qu’elle lui fait honneur. Il demeurera dans la maison de la Duchesse, et ce sera un grand bonheur pour lui de vivre dans la société de deux personnes qui lui sont chères. Il ne sera plus étranger à tout ce qui l’environne, et il pourra parler la langue de son cœur et de son esprit. Cette circonstance ajoute encore au plaisir que me cause un mariage qui fait éprouver à la Duchesse un aussi heureux changement de fortune. Ne manquez pas de lui écrire pour lui témoigner l’intérêt que vous prenez à cet événement. Adieu, j’embrasse bien tendrement, ma charmante amie.
LETTRE CXXI.
à
La Cesse de Loewenstein.
Je savais, ma chère Comtesse, le mariage de la Duchesse, et hier chez le prévôt du chapitre on s’est fort étendu sur le sacrifice qu’elle était obligée de faire du titre de Duchesse ; on l’aurait trouvée, je crois, moins à plaindre de conserver ce titre glorieux en vivant de son travail dans un grenier. La compagnie s’est un peu calmée lorsque le comte de Versterbourg a dit que le Président était allié aux plus grandes maisons de la Cour ; mais la satisfaction a été complette lorsqu’il a ajouté que la qualité de Président donnait le droit de mettre sur ses armoiries un manteau pareil à celui des ducs, et que l’écusson de la Duchesse conserverait ce brillant attribut. Enfin on a été ravi de savoir qu’elle ne s’appellerait pas Présidente, mais comtesse de Longueil. Voilà ma chère amie, les commentaires qui ont été faits sur le mariage. Pour moi je n’ai songé, comme vous pensez bien, qu’à l’heureux changement de situation de notre amie ; c’est le seul point de vue sous lequel j’envisage cet événement ; car vous savez qu’il faut, pour qu’un tel lien m’intéresse, qu’il unisse des personnes jeunes, aimables et passionnées ; mais un mariage retardé par un accès de goutte ne présente rien de séduisant à l’imagination. Le Président ne peut être le sujet d’un roman, et dans tout ce qui a rapport à l’union des sexes, j’aime les idées romanesques. Il a cinquante-quatre ans, et il pourrait être le père de la Duchesse qui n’en paraît avoir que vingt-cinq, c’est-à-dire dix de moins que son âge ; elle peut donc prétendre encore à m’intéresser, mais pour le Président il ne s’offre à mes yeux que sous l’aspect d’un père ou d’un oncle respectable, et à ce titre je lui sais gré, ainsi que vous, de l’éducation du Marquis. J’ai écrit à la Duchesse, pour lui faire mon bien sincère compliment ; je songeais souvent pour elle avec effroi à l’avenir, je la voyais malade, infirme et forcée d’interrompre son travail ; le sort ne peut plus rien contre elle, grâce au respectable Président. Adieu, ma Victorine.
Le Baron se porte bien, et m’a écrit une lettre charmante que je vous montrerai ; il y est fort question de vous et je serais tentée d’être jalouse de tout ce qu’il en dit.
LETTRE CXXII.
au
Marquis de St. Alban.
Je m’acquitte, mon cher et jeune ami, d’une triste fonction que l’amitié m’impose. La lettre et les papiers que je joins ici, vous apprendront un événement qui m’est aussi sensible qu’à vous : votre père n’est plus, sa mort a suivi de près l’écrit que je vous envoie, et qui contient ses dernières volontés. Vous perdez un père bon, humain, généreux, et plus sensible qu’il ne croyait l’être, et moi je perds un ami fidelle et d’une inaltérable probité. Il s’était fait des principes de philosophie différens des miens, il méprisait les hommes et leurs affaires, et renonçant aussitôt qu’il le put aux emplois et à la fortune, il ne voulut avoir avec le monde que des rapports de plaisirs et de bienfaisance. Croyant devoir suivre une autre route, j’ai pris un rôle actif dans la société, pour être plus utile aux hommes, et j’ai eu la présomption de remplir avec plus de zèle qu’un autre les fonctions auxquelles je m’étois voué ; j’ai espéré que je diminuerais aussi la masse des injustices, qui naissent de l’inattention de la légéreté et quelquefois de l’improbité. Vous trouverez dans ce paquet un recueil de maximes, qui contiennent de grandes et tristes vérités auxquelles sont préférables de douces illusions. Le philosophe qui analise, décompose, ressemble à un anatomiste qui dirait en voyant une belle femme : ce sont des os, des chairs, des muscles ; mais l’homme qui la contemple et sur-tout à travers le prisme de la jeunesse, voit une figure charmante, et des formes qui le ravissent. Un géomètre assistant à une tragédie touchante disait : qu’est-ce que cela prouve ? Le sort de son voisin dont le cœur était attendri, dont les yeux répandaient des pleurs délicieux, qui sentait enfin vivement, n’est-il pas préférable à celui de l’insensible géomètre ? Les maximes que je vous envoie doivent être lues avec précaution ; c’est ce qui m’a engagé à vous faire, dans une aussi triste circonstance, ces courtes observations. Vous perdez un père qui avait tâché de substituer la raison au sentiment, et qui ne vous en aimait pas moins ; son esprit était véritablement dupe de son cœur, et si quelque chose peut adoucir la perte que vous faites, c’est le sort auquel cet homme estimable était exposé. Vous êtes privé d’un père, c’est tout ce que vous verrez et sentirez dans votre douleur ; mais il a fini tranquillement au milieu de troubles sanglans, qui ne sont pas encore à leur terme ; il a fini au moment où il était menacé d’en être la victime.
C’est dans des temps semblables, au milieu des proscriptions, qu’un ami de Ciceron s’efforçait de le consoler de la perte de sa fille et par les mêmes motifs. Voici la lettre de Sulpicius à ce grand homme, et le nom fille changé en celui de père, elle renferme tout ce que je pourrais vous marquer de plus sage, et de plus touchant.
« Pourquoi donc vous livrer à la tristesse avec si peu de modération ? Considérez comment la fortune nous a déjà traités. Elle nous a privés de tout ce qui nous est aussi cher que nos enfans, de notre patrie, de notre crédit, de notre dignité et de nos honneurs. Après tant de pertes, quel mal pouvons-nous recevoir d’une disgrâce de plus, ou comment peut-il nous rester quelque sensibilité, pour ce qui ne peut jamais égaler les malheurs que nous avons déjà ressentis ? Est-ce le sort de votre père que vous pleurez ? Eh ! comment ne faites-vous pas réflexion à ceux qui dans le temps où nous sommes ont payé le dernier tribut à la nature, sans avoir eu beaucoup à souffrir dans la vie ? Connaissez-vous quelque chose dans les circonstances présentes qui ait pu la faire aimer à votre père ? Quels désirs, quelles espérances, quels projets de bonheur avait-il à former ? Était-ce de voir son fils s’élever à tout ce qu’il y a de plus brillant pour la jeunesse Française ? Était-ce d’avoir de petits-enfans pour ressentir le plaisir de les voir arriver dans la suite à la fortune de leurs plus proches parens, de les voir jouir des honneurs de leur état, et recueillir enfin tous les avantages de leur naissance, dans la société de leurs amis, et avec le pouvoir de leur rendre service ? Nommez-moi un seul de tous les biens dont ils n’eussent pas perdu l’espoir avant que de pouvoir y prétendre. Mais c’est un malheur, direz-vous, de perdre un père qu’on révère et qu’on aime. J’en conviens ; mais n’en est-ce pas un plus grand de souffrir tous les maux qui nous accablent aujourd’hui ? Je ne puis oublier une réflexion qui m’a beaucoup soulagé, et qui aura peut-être la même force pour diminuer votre affliction. À mon retour d’Asie je faisois voile d’Égine vers Mégare, j’ai fixé les yeux sur les pays qui étaient autour de moi. Égine était derrière, Mégare devant, Pyrée sur la droite et Corinthe à ma gauche ; toutes ces villes autrefois célèbres et florissantes, sont aujourd’hui renversées et presque ensevelies sous leurs ruines. À cette vue je n’ai pu m’empêcher de tourner mes pensées sur moi-même. Hélas ! disais-je, comment nous livrons-nous si amèrement à la douleur pour la mort de nos amis dont la vie doit être si courte, tandis que les restes de tant de villes fameuses sont étendus devant nos yeux sans vie et sans forme ? Croyez-moi cette méditation ne m’a pas peu fortifié. Faites en l’essai sur vous-même, et représentez-vous le même spectacle. Mais pour en revenir à ce qui vous touche de plus près, si vous considérez combien nous avons perdu de grands hommes dans ces derniers temps, quelle destruction nous avens vue dans l’Empire, quel ravage dans toutes les provinces, serez-vous si frappé de la perte d’un homme dont le sort était de mourir dans peu d’années ? Votre père a vécu aussi long-temps que la monarchie a duré ; il a joui de tous les agrémens de la vie. »
Appliquez-vous, mon cher ami, tout ce que dit Sulpicius à Ciceron, et peut-être sentirez-vous moins vivement des malheurs qui sont le partage d’un aussi grand nombre de gens vertueux de toutes les classes de la société. On est tenté de croire que ce qui nous afflige est sans exemple, mais il n’est rien dans l’humanité qui soit inoui, et c’est faute de réflexion et de savoir, qu’on est étonné.
Adieu, mon cher et malheureux ami, comptez que tant que je vivrai, vous aurez le père le plus tendre. Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur.
LETTRE CXXIII.
au
Président de Longueil.
Je m’adresse à vous, mon cher Président, parce que le hasard m’a fait savoir votre demeure en Allemagne, et que j’ignore où est mon fils ; son attachement pour vous me porte à croire qu’il ne vous aura pas laissé ignorer son sort, et si vous en êtes instruit, je vous prie de lui faire parvenir se paquet ci-joint. Il contient une lettre pour lui, une assez grosse somme en billets de la banque d’Angleterre, et c’est ce qu’il y a de plus intéressant. J’y ai joint une espèce de catéchisme de morale qui peut être utile, lorsque l’on n’est point entraîné par la fougue des passions ; prenez non cher ami, lecture du tout, et si vous appreniez que mon fils n’est plus, daignez accepter comme un don de la plus tendre amitié, la somme portée dans les billets. Si vous n’en avez pas besoin pour améliorer votre sort, ils vous serviront à soulager des malheureux. Adieu, mon cher ami, et pour jamais. Hélas ! Combien ce jamais me paraît affreux en ce moment… Ma lettre à mon fils vous apprendra ma situation, mes sentimens, mes opinions ; il est donc inutile que j’entre avec vous dans un détail qui ne serait qu’une répétition. Recevez, mon cher ami, mes éternels adieux, je touche à la fin de ma carrière qui a été heureuse jusqu’à ce moment, et je puis, au milieu des sanglantes et journalières exécutions, dire avec plus de vérité que Ninon : je ne laisse au monde que des mourans.
LETTRE CXXIV.
au
Marquis de St. Alban.
Je profite d’un moment de calme, mon cher fils, pour vous écrire, non mes dernières volontés, car je n’ai rien à faire exécuter, mais pour vous instruire de ma situation, et vous faire passer des secours que vous a ménagés mon amitié. Je joins un petit recueil de maximes, croyant vous devoir mes pensées comme ma fortune, afin de vous laisser tout ce que je possède. Si vous n’usez pas de mes maximes, elles seront pour vous ce qu’est le portrait d’une personne qui nous fut chère, ou qui du moins vous a aimé, elles me rappelleront à votre souvenir : leur ensemble forme en quelque sorte le tableau de mon ame.
Je n’entreprendrai pas de vous donner d’autres conseils, car je sais trop combien ils sont inutiles en général, et à quel point l’imprimerie a détruit l’influence paternelle. Que pourrais-je vous dire, que des écrivains, qui ont beaucoup plus de lumières, ne vous ayent bien mieux enseigné ? Mes conseils au reste seraient conformes aux principes que vous suivez, et qui, changés pour la plupart des hommes en préjugés, n’en étaient que plus utiles à la société. La noblesse française et le peuple étaient plus qu’aucune autre nation attachés à leur Roi, et leur cri de vive le roi, dont l’accent partait de l’ame, avait sa racine dans une longue suite de faits. Aucune race de souverains ne régnait sur un grand peuple depuis un aussi grand nombre d’années, et l’origine de la nation se confondait en quelque sorte, avec celle de la dynastie régnante : de là ce respect profond des Français pour leurs monarques. La majeure partie de la nation leur devait la liberté dont elle jouissait depuis six cents ans : de là cet amour, pour ainsi dire inné, et qui pour n’être pas raisonné, n’en était peut-être pas moins fondé sur la raison. Vous vous êtes ainsi dévoué, mon fils, à la monarchie, sans vous en rendre compte ; une perspective éclatante et l’accueil favorable qu’on vous a fait à la cour, vous ont inspiré de bonne heure un attachement particulier pour le monarque. Ainsi votre éducation, votre naissance, votre ambition et la reconnaissance vous ont rendu nécessairement partisan de l’ancien régime. J’étais autrefois bien éloigné de penser de même, et mes sentimens se sont ressentis, presque jusqu’à ce jour, de la manière dont j’ai passé ma première jeunesse. Élevé dans un collège, je ne me suis point regardé comme un être privilégié ; des camarades forts et courageux m’ont appris à me défier de mes forces, et d’autres, spirituels et appliqués, à ne point m’aveugler sur mes talens sans cesse comparés. Je lisais avec intérêt les anciens auteurs, ils m’inspiraient la haine de l’oppression, et l’amour de la liberté. Ensuite les tragédies de Corneille et plusieurs de celles de Voltaire fortifièrent en moi ce penchant vers cette liberté, idole des anciens peuples. L’histoire des temps modernes ne m’inspirait que du dégoût : elle me présentait des usurpateurs barbares, des superstitions cruelles et stupides, au lieu des charmantes allégories de l’antiquité ; enfin des noms dissonans hérissés de consonnes, au lieu des noms harmonieux des héros Grecs et Romains. Les idées de liberté et de grandeur d’ame attachées en quelque sorte au peuple de la Grèce et de Rome, en me faisant contracter du mépris pour nos gouvernemens, éteignirent en moi jusqu’au germe de l’ambition ; il m’aurait fallu, pour lui donner l’essor, être transporté dans le Forum. Quand je voyais les courtisans se presser à la toilette de madame de Pompadour et assiéger la porte, de quelques ministres ; quand je songeais que ceux qui s’élevaient aux plus grands emplois, n’auraient osé révéler par quels bourbeux sentiers ils avaient dirigé leur marche oblique, je mettais en opposition le brillant Alcibiade ami de Socrate et de Périclès, les Hortensius, les Cicéron régnant par la parole, élevant ou abaissant à leur gré les flots d’un peuple tumultueux ; enfin marchant rapidement à la clarté de leurs vertus, dans la brillante carrière des honneurs.
L’état militaire était le seul qui convînt à ma naissance, et j’entrai au service par obéissance pour mes parens ; mais cet état me répugnait ; j’avais de la peine à me résoudre à être l’instrument du caprice des rois, et à faire couler le sang des hommes pour une gloire mensongère ; la mort de mon père m’ayant rendu libre, je m’empressai de quitter le service.
Depuis cette époque je ne songeai qu’à faire aux hommes qui m’environnaient, tout le bien que comportaient mes facultés. L’organisation des êtres animés me parut être ce qu’il y avait de plus admirable dans la nature, et respectant jusqu’à la vie des animaux, je répétais souvent avec enthousiasme ces sublimes vers de Métastase :
« Il torre altrui la vita,
« E facotta commune
« Al più vil della terra. Il dar’ la è solo
« De’ numi e de’ regnanti. »
Je me livrai à l’étude, mais désespérant de pouvoir approfondir le système physique et moral de l’univers, je me bornai bientôt aux ouvrages de pur agrément. Les plaisirs sont la seule ressource de l’homme ardent et passionné dont l’ambition est contrariée : je ne pouvais prétendre à jouer le rôle de Cicéron et je pris celui de Pétrone. Le goût des lettres et l’amour d’une vie voluptueuse amortirent en peu de temps mon ambition, et jusques à l’assemblée des Notables je ne fus occupé que des lettres, de mes plaisirs et du bien que je pouvais faire aux hommes.
La perspective des États-généraux réveilla une partie de mes anciennes idées, mais elles étaient tempérées par l’âge. La grande scène qui s’ouvrit bientôt après leur assemblée, excita tout mon intérêt. Je pensai qu’il serait possible d’assurer la liberté et la propriété, et que le désir même de conserver ses richesses, qui rend égoïste, pourrait dans un siècle corrompu créer en quelque sorte un esprit public. Je me faisais donc l’idée d’un gouvernement tel que le peint Tacite, et qui est le mélange des trois genres de gouvernement. Ce beau songe fut bientôt suivi d’un funeste réveil ; la prise de la Bastille m’apprit qu’il n’y avait plus de roi.
Le trésor de l’opinion était épuisé, celui du fisc ne l’était pas moins, et je me rappelai alors ces mots du marquis de Mirabeau, imprimés dès le temps de Louis XV : « Sire vous avez vingt-quatre millions, plus ou moins de sujets, et vous en êtes réduit à ce point de ne pouvoir obtenir leurs services. » Je présageai le massacre du malheureux monarque et de sa noble et infortunée compagne ; mais un assassinat juridique ne se présenta pas, je l’avoue, à mon esprit. La déclaration des droits de l’homme, par son titre seul, animait le peuple, flatté d’entendre parler de ses droits. Les hommes ne naissent malheureusement pas égaux en droits, car dans l’état de nature, l’homme faible ou inepte n’a pas un droit égal à celui de l’homme fort et adroit, sur les animaux propres à sa subsistance. La nature, s’il m’est permis de me servir d’une telle comparaison, semble avoir établi un arbre de Cocagne, au haut duquel sont les objets nécessaires à la subsistance de l’homme et à sa conservation. Les plus adroits et les plus agiles atteignent le but, les autres languissent et meurent. À cette maxime des droits de l’homme il faudrait substituer celle-ci : « les hommes naissent égaux en droits à la protection de la loi. » Il n’est point de vérité absolue, et les hommes se trompent bien moins, faute d’entrevoir la vérité, que faute d’en apercevoir les limites. Les mots décevans d’égalité chatouillèrent l’oreille du peuple ; il se crut reporté aux premiers âges d’un monde fabuleux, et appelé à partager avec les riches. Ah ! combien, mon fils, il est faux que la nature qui s’embarrasse si peu des individus, ait fait les hommes égaux ; et combien on s’éloignerait de l’humanité en voulant rapprocher les hommes de ce que l’on appelle l’état de nature. Le monde considéré sous cet aspect, n’offre qu’une scène de douleur, uniforme et dégoûtante ; des millions d’êtres doués du sentiment et de la vie, qui ne se conservent qu’aux dépens, qu’au prix des souffrances et de la destruction d’autres êtres qu’ils dévorent, et qui ont de commun avec eux la sensibilité, peut-être même la pensée. Quels crimes ne seraient pas consacrés par le récit des guerres perpétuelles et sanglantes des habitans de l’air, des mers et de la terre ! Que le système de Pope est absurde, et qu’il est insultant pour l’humanité souffrante ! La nature fournit des germes, mais c’est à la raison, à la perfectibilité, dont l’homme a été doué, de les cultiver, les modifier et les développer.
On commençait à parler de république ; j’avais été leur admirateur dans ma jeunesse, et je relus avec le plus vif intérêt, l’histoire de la Grèce et de Rome. Combien alors je jugeai différemment ces temps et ces mœurs que mon esprit n’avait considérés que sous le côté brillant, que présente la réunion des plus grands talens. Entraîné par les circonstances à approfondir, je trouvai autant de barbaries exercées par ces hommes si polis, si éloquens, que par des hordes sauvages. J’aperçus aussi, en réfléchissant attentivement, qu’il n’y avait jamais eu de véritable démocratie. La noblesse parmi les Grecs donnait un ascendant marqué, et Rome avec ses Consuls, ses Dictateurs, ses Patriciens, ne présente aucune apparence d’égalité. Comment imaginer, me dis-je alors, d’établir sur d’immenses proportions, une machine qui n’a pu dans la Grèce réussir, même en petit ? Revenu des erreurs qui avaient enchanté ma jeunesse, je commençai à douter des avantages que retire l’homme du progrès des lumières, j’allai même jusques à croire qu’il était fatal par delà un certain degré ; enfin je fus frappé de voir que toutes les religions s’accordaient avec mon sentiment. Toutes sont en effet fondées sur le danger d’éclairer les hommes : ouvrez la bible, qui est une histoire sacrée et véritable, dont les autres nations ont emprunté les idées pour appuyer leurs fables, vous verrez dans ce livre, Dieu interdire à l’homme le fruit de l’Arbre de vie, qui communique la science du bien et du mal. Vous entendrez Dieu qui dit en parlant d’Adam : il se croit semblable à nous. Le peuple qui, brisant tous les liens, croit pouvoir gouverner, ne serait-il pas cet Adam qui se croit semblable à Dieu. La fable de Pandore est une copie de la Bible, et cet ingénieux emblème apprend également le danger de la curiosité de l’esprit. Il en est de même de celle de Prométhée qui ravit le feu du ciel, et du Satyre qui brûle sa barbe, en s’approchant du feu ; enfin les anciens mystères n’étaient-ils pas des précautions prises pour circonscrire la propagation des lumières dont l’abus est si dangereux ? En voyant les fondateurs des religions les appuyer toutes sur cette même idée, ne serait-on pas fondé à croire que, les hommes, dans des temps reculés et dont on ne peut fixer l’époque, avaient atteint le dernier degré des lumières qu’ils peuvent acquérir, et qu’une grande révolution ayant fait périr la plus grande partie de cette race d’hommes, les plus éclairés parmi ceux qui restèrent, frappés des inconvéniens de la science, crurent devoir faire leurs efforts pour la proscrire, et établirent des religions d’après ces principes ? Pénétré de ces idées, je déplorai les fatales lumières du dix-huitième siècle, et prévoyant les malheurs qui devaient résulter de la fermentation de la lie de la nation, je me retirai dans ma terre. On m’a cru misantrope dans le monde, tandis que la philantropie était en quelque sorte chez moi une passion. Le premier des hommes de ce siècle, est à mes yeux J. Howard parcourant l’Europe et l’Asie pour examiner la situation des malheureux détenus dans les prisons, et descendant dans les plus affreux cachots, pour adoucir le sort des victimes des institutions sociales.
Jugez d’après ces sentimens, de l’horreur que m’inspirent les temps présens, et même l’avenir qui me paraît chargé des plus sombres nuages. Si les Français sortent victorieux du grand combat où ils sont engagés, et si leur gouvernement se soutient pendant quelques années, quel état sera à l’abri de la contagion démocratique, s’il n’use pas des plus grandes précautions ? La doctrine de Luther s’est établie en moins de trente ans sur les ruines du catholicisme ; les peuples étaient alors plus superstitieux, et les idées qu’il s’agissait d’établir, pour la plupart abstraites ; enfin il fallait être à un certain point instruit pour discuter et persuader ; il n’en serait pas de même des idées de liberté, appuyées de l’exemple d’une grande nation, ornées de la gloire du succès. Je ne serais pas étonné que le chef de l’Empire, frappé de ces considérations, ne proscrive à la paix la langue française de sa cour et de ses états, n’interdise l’entrée des ouvrages écrits en cette langue et ne renvoie de son armée tous les déserteurs Français. Une langue, ne peut être dominante, sans que les idées qu’elle transmet ne prennent un grand ascendant sur les esprits, et une nation qui parle une autre langue que la sienne, perd insensiblement son caractère.
Après avoir passé une assez longue vie, dans un cercle de plaisirs et d’émotions agréables, la Révolution marchant à pas de géant m’a fait connaître que j’aurais peine à me dérober aux fureurs de ses agens ; je ne crains point la mort, c’est-à-dire de cesser d’être, mais je redoute infiniment la douleur. Il est évident, que menacé fortement d’une fin douloureuse, après avoir vécu sain et heureux, aussi long-temps que le comporte la nature humaine, la raison me dictait de mettre un terme à ma vie, et de me rendre maître de mes derniers momens pour en écarter les horreurs dont les aurait environné la barbarie révolutionnaire ; c’était abandonner un vase qui ne contenait plus que la lie d’une liqueur enchanteresse ; ce n’était que diminuer de quelques mois une carrière qui n’offrait plus que des craintes et des troubles, et qu’est-ce que ce peu de temps de plus à vivre, comparé aux souffrances et à l’humiliation de la captivité, à une mort violente, soufferte et donnée de sang froid ? J’étais déterminé à user d’un poison aussi sûr que prompt, que j’ai toujours porté sur moi depuis la Révolution, lorsque la nature bienfaisante m’a épargné cette peine. Ma poitrine s’est affectée, et le mal augmentant sans me faire souffrir, m’a conduit insensiblement au dernier terme. Je me suis alors occupé de vous faire passer les fonds que j’avais rassemblés pour vous ; tâchez de les placer surement en pays étrangers ; car ils sont peut-être votre dernière et unique ressource. Il faut avant tout se garantir de la misère ; tout autre malheur doit peu affecter un homme jeune et bien portant ; mais le besoin, la dépendance, et le mépris des autres empoisonnent la vie, flétrissent l’ame, abâtardissent le génie. Je ne vous demande point de vous souvenir de moi, car je ne suis pas assez insensé pour exiger et attendre d’un être aussi mobile et changeant que l’homme, des sentimens durables, et ces sentimens ne me serviroient à rien. Je ne vous parlerai pas non plus de ma tendresse paternelle ; ôtez de ce sentiment l’amour de la domination, et la vanité de se perpétuer, ôtez-en l’habitude, que reste-t-il ? La domination ne m’a jamais plu, et me fatiguerait ; la vanité, j’ai passé ma vie à la combattre ; l’habitude, j’ai peu vécu avec vous, et nos goûts et nos sentimens diffèrent comme nos âges. J’ai donc pour vous ce sentiment que produit l’impression d’un objet qui plaît : votre figure m’intéresse, votre esprit m’est agréable, et votre cœur m’a paru bon ; tout cela joint à la raison, m’a conduit à m’occuper de vous rendre heureux. Quel est ce sentiment ? Ce n’est pas celui qu’on appelle amitié ? non, car il suppose des rapports d’âge et de goûts, c’est donc affection, prédilection, et tel est mon sentiment pour vous. Adieu, je ne serai plus quand vous recevrez cette lettre.
« La vertu n’est pas une chose arbitraire ; mais il faut savoir la définir, et en séparer tout ce qui tient à l’exaltation de l’ame. La vertu est l’amour de l’ordre, et l’art d’opérer son propre bonheur sans aucun dommage pour autrui. De l’habitude de cet ordre résulte une satisfaction intérieure, qui écarte de nous le trouble, les regrets, l’incertitude, et nous encourage à suivre la même route. »
« Chacun doit s’empresser de faire aux autres le bien que comportent ses facultés, sans attendre de reconnaissance, et sans mettre dans ses actes de bienfaisance, rien de passionné qui puisse compromettre le repos. »
« L’homme ne peut arriver à la bonté dont il est susceptible, que par la réflexion et le calme ; l’homme passionné a toujours entre les mains une arme dangereuse de laquelle il doit, ainsi que les autres, se défier. »
« Ce qui doit dégoûter de la science, c’est que jamais elle ne nous apprendra ni l’origine du monde, ni le premier principe des êtres, ni leur destination. »
« La science de la morale est la seule utile à l’homme ; elle doit être pour lui, ce qu’est au pilote la connaissance des vents et des écueils ; par elle on connaît les principes qui dirigent les actions des hommes, ce que l’on doit craindre ou espérer d’eux, elle nous éclaire enfin sur nos penchans, et nous apprend à les régler. »
« Deux penchans opposés attirent l’homme en sens contraire ; l’horreur de l’ennui et l’amour du repos : le grand art est d’échapper à l’un sans troubler trop violemment l’autre, de trouver un état mitoyen entre la léthargie et la convulsion. »
« Le plus grand des biens est la volupté des sens ; l’art le plus nécessaire au bonheur est de savoir jouir, et de savoir s’abstenir pour jouir mieux et plus long-temps. »
« Il est bon d’exercer son esprit pour se procurer des plaisirs à tous les âges ; il est bon de se former des plaisirs intellectuels, qui servent d’entr’actes aux plaisirs des sens, qui sont les seuls réels[6]; enfin, pour que l’imagination leur prête encore de nouveaux charmes, prolonge leur durée par d’ingénieuses recherches, et multiplie nos émotions. »
« Le terme des plaisirs doit être le degré où ils deviennent nuisibles à nous ou aux autres. »
« Celui qui a éprouvé dans sa journée, la somme de sensations agréables, dont ses organes sont susceptibles sans altération, et dont l’ame a éprouvé des émotions dégagées de trouble, a été heureux ce jour-là, et si le nombre de pareils jours l’emporte dans le cours de sa vie, il peut se dire en mourant, qu’il a eu de la nature un des meilleurs lots. »
« Il faut dans les maux physiques, employer des remèdes tirés du moral, et dans les chagrins des remèdes physiques, exalter l’ame pour faire diversion à la douleur, exercer et fatiguer le corps pour faire diversion au chagrin. »
« L’ambition est une passion dangereuse et vaine, mais ce serait un malheur pour la plupart des hommes que d’en être totalement dénués ; elle sert à occuper l’esprit, à préserver de l’ennui qui naît de la satiété ; elle s’oppose dans la jeunesse à l’abus des plaisirs, qui entraînerait trop vivement ; elle les remplace en partie dans la vieillesse, et sert à entretenir dans l’esprit une activité qui fait sentir l’existence, et ranime nos facultés. »
« Les grandeurs et la gloire perdent tout leur prix, quand on considère que celui qui sait les mépriser, est réellement au-dessus de celui qui est flatté de les posséder. »
« Les richesses par delà une certaine mesure ne servent pas au bonheur ; et l’homme sage doit ôter du prix qu’on y met, tout ce qui est relatif à la vanité. »
« L’habitude semble avoir été donnée à l’homme pour établir un équilibre de biens et de maux, elle diminue du prix des avantages dont jouit l’homme fortuné, et affaiblit le sentiment des maux et des privations qu’éprouve l’homme malheureux ; cette compensation bien examinée, on verra qu’il y a moins de différence qu’on ne croit entre le riche et le pauvre. »
« Ceux qui envient le sort des riches semblent croire qu’ils sont toujours prêts à jouir de tous les objets qui peuvent leur plaire, et qu’ils voient toujours avec une égale satisfaction les objets agréables qui les environnent ; cette erreur est pareille à celle des religieuses, dont le Prince d’Orange disait : “Elles croient que les maris goûtent sans cesse avec leurs femmes les plaisirs de l’amour, que les ambassadeurs écrivent du matin au soir, et que les militaires ont toujours le sabre à la main”. »
« Celui qui n’est pas heureux avec de la santé et de l’argent, est un fou. »
« Tout ce qu’il y a de moral dans l’amour est factice et dangereux, et il n’y a de bon que le physique de cette passion. »
« Il faut croire assez à l’amitié pour avoir de douces illusions, mais jamais ne s’abandonner assez fortement, pour être surpris de n’avoir embrassé qu’un nuage. »
« Il n’est personne à qui l’on doive confier des secrets dont la publication peut compromettre la vie et le bonheur ; il faut donc séparer d’avance dans sa pensée, tout ce qui doit être l’objet d’un profond silence avec le plus intime ami, et s’abandonner à lui pour tout le reste. C’est une vaste maison ouverte à l’amitié, dont une seule pièce reste fermée. »
« Le plus grand plaisir en amitié est de parler de soi, et cet épanchement provient d’une faiblesse mêlée d’amour propre. »
« Ce qu’il y a de plus rare parmi les hommes, c’est le secret ; les grands y manquent envers leurs inférieurs par une sorte de mépris de leurs intérêts, et on y manque envers ses égaux par le même principe qui leur fait confier leur secret. Il ne faut jamais perdre de vue le proverbe italien : un et un sont deux. »
« Cacher son amour propre et caresser celui d’autrui est le contraire de ce que font les hommes, et c’est cependant le seul moyen d’avoir avec eux des rapports agréables, et de leur plaire. »
« Il faut éviter les méchans reconnus pour tels, et particulièrement ceux qui joignent à la méchanceté un degré de folie, parce que leurs actions sont incalculables. »
« À mesure que l’on vieillit, il faut se concentrer davantage dans soi-même, se réduire au bonheur sensuel, et restreindre ses rapports avec les autres, parce qu’on n’en peut attendre que des marques du mépris inné dans le cœur de l’homme pour tout ce qui décèle l’impuissance, et que la vieillesse est la plus grande des impuissances. »
LETTRE CXXV.
au
Président de Longueil.
J’ai reçu, mon respectable ami, votre lettre et les tristes dépêches qui l’accompagnaient : me voilà donc privé à jamais de tout ce que j’avais de plus cher ; aimez-moi, s’il est possible, encore plus, car vous seul me restez, et me tenez lieu de tout ce que j’ai
perdu. J’ai peu vécu avec mon père,
mais je connaissais ses estimables qualités,
et je savais que son cœur contrariait
les maximes de son esprit.
Hélas ! je me flattais de le rejoindre,
et qu’il vivrait encore vingt ans ; le
chagrin a certainement abrégé les
jours d’un homme aussi humain ; il
n’a pu soutenir tant de spectacles horribles,
entendre tant d’affreux récits.
Que la consolation tirée d’un avenir
plus effrayant est cruelle ! et je sens
qu’elle est fondée. Quel temps que
celui où la douleur d’une séparation
éternelle peut encore être aggravée !
celle que j’éprouve trouve mon ame
déjà affaiblie, et me rend comme stupide.
Si j’avais le courage de me
soulever dans cet état d’abattement,
j’irais vous joindre, mon respectable
ami, et je ne désespère pas d’en trouver la force. Je n’ai pas eu celle de lire
les maximes, et je n’y comprendrais
rien dans l’état où je suis. Adieu,
mon ami, mon père : tant que vous
vivrez, je pourrai encore prononcer
ce nom.
LETTRE CXXVI.
à la
Duchesse de Montjustin.
Vous devez être instruite, madame
la Duchesse, de la triste nouvelle que
j’ai été chargé d’annoncer à un homme
que nous aimons tous deux avec une
égale tendresse, il ne paraissait pas possible qu’il y eût rien à ajouter au
déplorable événement dont je lui ai
fait part, mais la barbarie du dix-huitième
siècle et du peuple le
plus féroce, n’a point de terme où
elle s’arrête. Le malheureux comte
de St. Alban voyait avec plaisir les
progrès d’une maladie qui allait le
dérober à la cruauté révolutionnaire ;
mais la nature l’avait en vain condamné,
la Convention lui a envié sa mort ;
que vous dirai-je ? il a été amené à
Paris et jugé sans qu’il ait pu entendre
son arrêt, vainement prononcé à un
homme expirant. Lucain voulant
peindre le dernier excès de la barbarie,
dit en parlant d’enfans innocens
immolés au berceau, sed satis est potuisse mori ; c’est assez d’avoir une vie à perdre. La Convention l’emporte,
elle supplicie ceux qui sont sans vie.
Le Comte a été traîné sans connaissance à l’échafaud, et avait cessé de vivre avant que la hache l’ait atteint. Je frissonne d’horreur à ce récit, et je l’épargnerais à votre sensibilité, s’il n’était intéressant d’en dérober les affreuses circonstances au fils du malheureux Comte. Tâchez donc, madame la Duchesse, d’éloigner de lui les papiers publics, afin qu’il ignore, s’il est possible, la déplorable destinée de son père ; sa mère a été sa victime des affreux spectacles de la Révolution ; deux de ses proches parens ont été immolés à ses fureurs, et la mort affreuse de son père ajoutée à tant de désastres, fait de notre jeune ami un des hommes les plus infortunés. Je n’ajouterai rien au triste récit que contient cette lettre, car mon esprit éprouve un affreux bouleversement d’idées. Adieu, ma chère et unique amie ; combien il me tarde de vous joindre pour ne jamais vous quitter !
La goutte me retient toujours dans
mon lit, mais l’accès est sur sa fin, et
j’espère en être délivré d’ici à quelques
jours ; ce ne sera jamais assez tôt.
LETTRE CXXVII.
au
Président de Longueil.
Le coup était porté, mon cher Président,
au moment de l’arrivée de votre
dernière lettre, le Marquis avait été
le matin au cabinet littéraire de
Francfort, et là il avait lu les détails
affreux des derniers momens de son père ; il est revenu chez moi comme
égaré, et pouvant à peine parler ; j’ai
envain essayé de calmer son désespoir,
en lui représentant que la mort lui
avait dérobé le spectacle des horreurs
que la barbarie avait exercées sur un
être inanimé ; mais cette circonstance
semble au contraire ajouter à sa douleur,
par l’idée que l’a mort même
n’a pu sauver son père de la rage révolutionnaire.
Je vous avoue que
j’éprouve aussi le même effet ; on est
habitué à un certain respect pour les
morts, et les indignités qu’on exerce
sur leurs restes inanimés, nous inspirent
une horreur extrême. J’ai voulu
engager notre malheureux ami à rester
avec moi, et à habiter pendant quelques
jours une petite chambre de mon
humble demeure ; il a voulu partir absolument,
pour retourner à son hermitage ;
mais je ne souffrirai pas qu’il reste seul abandonné à sa douleur, et
je me rendrai demain auprès de lui.
La cruauté semble chaque jour prendre
en France de nouvelles forces, il
n’est point de villes qui n’ait l’abominable
ambition d’imiter les fureurs
de la Capitale. Je tremble pour ma
grand’mère qui est demeurée à Paris ;
vous connaissez mon respect pour elle,
et mon tendre attachement ; ses quatre-vingts
ans ne seront pas un motif d’indulgence
pour les tigres de la France.
La mort du comte de St. Alban renouvelle
et augmente toutes mes terreurs
pour elle, ainsi que pour quelques
autres personnes qui me sont chères.
Adieu, mon cher Président, je vous
donnerai des nouvelles de notre ami,
que je quitterai le moins qu’il me sera
possible : vous connaissez les sentimens
d’estime et le tendre attachement que
je vous ai voués pour jamais.
LETTRE CXXVIII.
à la
Cesse de Loewenstein.
Vous désirez, madame la Comtesse, que je vous donne des nouvelles de mon malheureux cousin, il est d’un abattement extrême, et sans cesse son esprit est assiégé des plus sinistres idées. J’ai beau vouloir ne pas le quitter, il s’échappe et s’enfonce dans la forêt, d’où il ne revient que bien tard, et les plus noirs pressentimens s’emparent de moi, lorsque son absence se prolonge. Monsieur le Commandeur est venu le voir deux fois, et mon cousin a paru très sensible aux marques sincères de son amitié. Monsieur se Commandeur lui a proposé d’aller passer quelques jours à Lœwenstein, et la crainte de le désobliger à empêché le Marquis de le refuser, mais il aura de la peine à se déterminer : il me répète sans cesse que l’aspect de la douleur ne peut qu’être importun. Madame la Baronne de *** est venue aussi nous voir, et a fortement pressé le Marquis de venir passer quelques jours chez elle ; il y a toujours assez de monde, et c’est une raison de plus pour me faire désirer qu’il cède à ses instances : il est bon je crois, quand on est dominé par un chagrin violent, de se trouver avec des personnes qu’on considère, et en la présence desquelles on est forcé de se contraindre un peu. Le Marquis ne se gêne pas avec moi ;
il m’interrompt et me quitte sans façon,
il est enfin comme s’il était
seul ; mais avec d’autres personnes il
s’efforcerait par politesse d’écouter la
conversation, et finirait par y prendre
part ; enfin il n’aurait pas la liberté
de manger à la hâte, de quitter la
table, et de s’abandonner si facilement
à ses tristes réflexions. On ne
peut attaquer de front les sentimens
profonds, il faut user de ruse, et
opérer le plus naturellement possible
des distractions. Vous êtes heureuse,
madame la Comtesse, au milieu d’une
famille qui vous chérit, et je me reprocherais
de noircir votre imagination
par cette triste lettre, si je ne savais
que la sensibilité a besoin de s’exercer,
et préfère à une indifférence apathique
les objets même qui lui procurent de
douloureuses affections. Je continuerai à vous donner des nouvelles du Marquis,
et ce sera toujours pour moi un grand
plaisir que de vous renouveler l’assurance
de mon très-tendre attachement.
LETTRE CXXIX.
à la
Duchesse de Montjustin.
Mon oncle est retenu par la goutte
dans son lit, et vous devez, madame
la Duchesse, penser que sans cet accident,
il aurait été voir le Marquis.
Un peu avant l’arrivée de votre lettre,
il nous en parlait avec attendrissement
et se reprochait de ne lui avoir pas fait plus d’instances pour l’amener ici ;
mais ma nièce, a-t-il dit, si vous
lui écriviez de venir, il ne refuserait
pas l’invitation d’une belle dame. Je
n’ai rien répondu ; il a ensuite fait
venir du papier, des plumes et m’a
dicté la lettre que je joins ici, je ne
sais si elle déterminera votre cher cousin
à venir, mais j’espère, madame la
Duchesse, que vous voudrez bien l’accompagner,
et nous aider si ce n’est
à le consoler au moins à le distraire.
LETTRE CXXX.
au
Marquis de St. Alban.
Je croyais, monsieur le Marquis, que
vous étiez homme de parole ; vous
avez promis à mon oncle de venir nous
voir, et vous ne doutez pas du plaisir
que vous auriez fait à tout ce qui
habite Lœwenstein. Mon oncle est
très-fâché contre vous ; il me charge
de vous dire qu’il est malade et qu’il
vous attend pour lui tenir compagnie,
qu’on s’ennuie quelquefois en famille,
et jamais avec ses amis. Vous n’en avez jamais eu de meilleur que mon
oncle ; il vous plaint, mais il dit, qu’il
ne faut pas se refuser aux consolations
de l’amitié, dussent-elles être inutiles.
Venez donc, monsieur le Marquis,
nous vous désirons tous, et nous partageons
votre douleur.
Après avoir écrit sous la dictée de mon oncle, j’ajoute pour moi, que j’ai l’honneur d’être avec un bien sincère attachement, votre très-humble, et très-obéissante servante
de Lœwenstein
LETTRE CXXXI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Mon oncle m’a fait écrire au Marquis
sous sa dictée, pour l’engager à
venir ici ; n’admirez-vous pas, ma chère
amie, comme mes parens conspirent en
quelque sorte pour lui, et, le dirai-je,
contre moi ; j’ai beau faire, ils déjouent
tous mes plans, contrarient
mes plus sages résolutions : en vérité,
je suis tentée de croire au fatalisme, et
de m’abandonner à ma destinée. Le
Marquis malgré sa douleur ayant cédé aux instances du Commandeur, est arrivé ici avec la Duchesse. Il est changé comme s’il avait été six semaines malade, son abattement est extrême ; cependant il fait effort pour prendre part à la conversation, et cette contrainte, qui l’empêche de se livrer à ses regrets, lui est salutaire. Sa situation me touche infiniment, j’éprouve moi-même une sorte de terreur, en me trouvant près d’un homme dont le père a eu une fin si affreuse ; sa vue semble me rapprocher de l’événement, et malgré moi mon imagination m’en retrace les horribles circonstances. La Duchesse est occupée de lui, et emploie une extrême adresse pour ne pas favoriser, ni trop contrarier ses mélancoliques dispositions ;
elle évite de prendre le rôle de consolatrice, semble souvent ne pas faire attention à lui, et ne le perd jamais de vue ; enfin elle a tous les ménagemens que peut dicter un grand intérêt, joint à une délicatesse exquise de sentimens, et une grande connaissance du cœur humain. Sa douleur, m’a-t-elle dit, ne peut être au fond très-forte, parce qu’il a peu vécu avec son père ; sa perte n’est donc pas pour lui une grande privation, et ses regrets tiennent à des idées de devoir et à la reconnaissance ; c’est le genre de mort, ce sont ses détails affreux qui ravagent son imagination et aliènent presque son esprit. S’il n’en parle pas, dit-elle, s’il s’efforce d’écouter des discours indifférens, s’il n’entend pas parler des affaires de France, les sombres idées qui le dominent s’affaibliront. La douleur qui naît d’un profond sentiment est bien plus difficile à calmer. C’est son esprit qui est malade bien plus que son cœur. Ces raisonnemens me paraissent convaincans, et me font espérer que le Marquis ne sera pas long-temps dans une aussi triste situation. Il montre une extrême sensibilité pour les plus légers témoignages d’interêt que je lui donne. L’abattement de son ame se montre dans les plus petites choses, si je le regarde, avec intérêt, les larmes lui viennent aux yeux, et hier, s’étant empressé de ramasser mon gant, il m’a pris la main en me le rendant, et la sienne tremblait. Venez nous voir, ma chère Émilie, venez contribuer à la guérison d’un malade qui vous est fort attaché ; vous avez conjuré contre lui par amitié pour moi, hélas ! le malheureux n’est pas à craindre à présent. Adieu, ma tendre amie, mon unique amie.
P. S. Je vous renvoie la lettre du cher Baron ; je le conçois bien en vérité, lorsqu’il dit, qu’il craint de devenir poltron par l’attachement qu’il a pour une vie que vous devez embellir.
LETTRE CXXXII.
à
La Cesse de Loewenstein.
La Duchesse doit être à présent auprès
de vous, ma chère Victorine, et
vous sera au moins aussi utile que moi,
pour dissiper ou consoler le Marquis ;
mais vous n’avez besoin de personne,
le seul plaisir de vous voir suspend sa
douleur, et écarte de son esprit toute idée affligeante ; il me parlait il y a
deux jours d’Esther, en me citant avec
enthousiasme ces deux vers de cette
pièce :
« Du chagrin le plus noir, elle éclaircit les ombres
« Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Il vous regardait en les récitant d’une manière touchante, et il était aisé de voir avec quel plaisir il vous en faisait l’application ; tant qu’il sera dans la trille situation d’esprit où l’a mis son dernier malheur, il n’aura rien d’embarrassant pour vous, ma chère Victorine ; mais votre présence en chassant un mal en aggravera un autre, dont il sentira plus vivement un jour les atteintes ; et la sienne sera-t-elle sans inconvénient pour vous ? Cette habitude de voir un homme aimable que poursuit le malheur, l’intérêt qu’il excite, et dont on vous force en quelque forte de multiplier les témoignages, fournissent à la sensibilité de ma chère Victorine des alimens dangereux pour son repos. Ce n’est pas votre faute, qu’est-il possible de faire que vous n’ayez tenté ? Toutes les femmes doivent réciter avec bien de la ferveur cet article du pater : ne nous induisez pas en tentation.
Écrivez-moi, ma chère amie, tout ce que vous éprouvez. Je vous embrasse mille et mille fois de tout mon cœur.
P. S. Dites-moi donc si le Président arrive ; je vois le sort de la Duchesse assuré ; dites-lui mille choses tendres pour moi.
LETTRE CXXXIII.
à
Melle Émilie.
Vos inquiétudes, ma chère amie, me
touchent bien vivement, et j’y reconnais
la tendresse de votre cœur. Si
c’est un crime de prendre le plus vif
intérêt à un homme malheureux, que
d’estimables qualités distinguent si
avantageusement, je suis en vérité
bien coupable ; j’avouerai aussi que je
suis malheureuse par la comparaison
que je fais de lui avec les autres
hommes, comparaison qui me fait un besoin de sa société. Il en est de
même de la vôtre, elle m’a depuis
long-temps dégoûtée de celle de la
plupart des femmes que je vois. Le
goût et l’intérêt ne peuvent-ils donc
exister dans la liaison d’un homme et
d’une femme, sans qu’il y ait de passion ?
Vos craintes, me direz-vous,
en montrent peut-être la difficulté ;
mais est-ce de moi dont je me défie,
ou de la malignité du monde et
de ses jugemens ? J’interroge mon
cœur, et je le trouve pur ; cela me
suffit. Cependant, pour le repos du
Marquis, pour le mien que trouble
le spectacle d’un homme que la passion
égare et rend malheureux, j’éloignerai,
autant qu’il me sera possible, les occasions
de le revoir ; je m’interdirai le
plaisir de m’entretenir avec lui, pour
ne pas trouver mes anciennes sociétés
de plus en plus insipides. Je n’ai point à me plaindre de ses empressemens
depuis qu’il est ici ; il m’embarrasse
seulement quelquefois, par l’attendrissement
que lui fait éprouver l’intérêt
que je prends à sa situation ; je ne puis
me dissimuler que j’ai contribué à
l’adoucir, et la satisfaction que j’en
ressens me fait passer sur le danger
de l’empire que j’exerce. La Duchesse
est partie avant-hier, et le Marquis
retourne demain dans son hermitage ;
il reviendra ici pour le jour de naissance
de ma mère, le monde qui s’y
trouvera et la petite fête que j’ai imaginée
feront pendant son court séjour
ici, diversion à ses affections de tout
genre. Adieu, mon Émilie, j’espère
bien que vous vous ferez belle pour
ma fête. Le Marquis ne vous a pas
encore vue dans tous vos atours. Adieu,
je vous embrasse de tout mon cœur.
LETTRE CXXXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il ne faut pas se familiariser avec le
danger, ma chère amie, je ne l’éprouve
que trop. Je m’applaudissais du calme
qui avait accompagné le séjour du Marquis,
et peu de momens après, votre
Victorine s’est trouvée dans un grand
embarras, dont le souvenir la trouble
encore. Hier, un instant après le
départ de la lettre que je vous ai écrite,
mon oncle s’est mis à la fenêtre pour
voir un cheval qu’on dit très-méchant,
et que son piqueur n’a pu dompter ; le Marquis étant descendu dans la
cour, pour le mieux examiner, a voulu
essayer de le monter ; à peine a-t-il
été dessus, que le cheval s’est cabré
d’une manière effrayante pour les spectateurs,
et quelques momens après,
il s’est renversé sur le Marquis ; j’ai fait
un grand cri et je me suis évanouie.
Revenue à moi, j’ai vu le Marquis qui
me faisait respirer un flacon de sel d’Angleterre ;
toute ma famille m’entourait,
vous pouvez imaginer les idées qui se
sont présentées à mon esprit : j’ai été
au moment de me trouver mal une
seconde fois, en remarquant les regards
d’observation et d’inquiétude que mon
mari portait sur moi, ainsi que sur
le Marquis ; j’ai balbutié quelques
phrases sur l’imprudence de monter,
étant encore faible, un cheval pareil ;
ma mère a dit qu’elle avait
aussi pensé se trouver mal. J’ai quitté aussitôt le sallon pour monter chez moi,
où je me suis désespérée de mon accident,
qui aura donné lieu à mon mari
de faire des réflexions désavantageuses
pour moi ; je me suis trouvée honteuse
de mon embarras ; hélas ! me suis-je
dit, combien ne doivent pas être humiliées
les femmes que leur passion
surmonte et réduit à feindre, à tromper
et à mentir. Le Marquis est parti le
matin, et il semble que mon mari soit,
comme on dit, plus libre dans sa taille.
Adieu, ma chère amie, je vais m’occuper de ma petite fête, mais j’ai bien peu de disposition à la gaieté ; j’embrasse bien tendrement ma charmante Émilie.
LETTRE CXXXV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Nous allons tous dîner chez le Commandeur,
je n’ai qu’un moment pour
vous écrire et vous mander une très-grande
nouvelle qui me fait un extrême
plaisir. Il s’est passé, ma chère
amie, un événement bien important
depuis que je vous ai écrit. Le Président
est arrivé à Francfort le jour
même que la Duchesse est partie d’ici,
et le surlendemain il n’y avait plus de duchesse de Montjustin, mais
une comtesse de Longueil. Le Président
n’avait pas la goutte, ainsi rayez
cet article qui vous paraissait peu convenable
pour un roman, il a eu une
fluxion de poitrine qu’il a cachée à la
Duchesse pour ne pas l’alarmer. Notre
amie est établie dans une jolie petite
maison à Francfort ; son sort est uni
à celui d’un homme qu’elle chérit depuis
long-temps, et qui a l’estime
publique : elle est heureuse et je partage
sa félicité. Nous verrons dans
deux jours les nouveaux époux, je
fuis sûre que vous embrasserez la
Comtesse de bon cœur. Adieu, ma
tendre amie.
LETTRE CXXXVI.
à la
Comtesse de Longueil.
Je comptais partir après dîner, ma
cousine, pour aller passer deux jours
chez la Comtesse ; mais au moment de
me mettre à table, j’ai vu arriver un
postillon tout en nage, qui m’a remis le
billet que je joins ici. La mort d’un
homme aussi gros, et qui faisait aussi peu
d’exercice, n’a rien d’extraordinaire ;
mais on est toujours frappé des morts
subites. La pauvre Comtesse aura eu
sous les yeux un triste spectacle, et la bonté extrême de son cœur fera en elle ce que l’affection produit dans les autres. Elle sera touchée, et ingénieuse à se tourmenter ; elle se rappellera tout ce que son mari avait de bonnes qualités, les exagérera, diminuera ses défauts, tant il lui est nécessaire d’exercer sa sensibilité ; tant il est difficile à cette ame céleste de se laisser surprendre par le sentiment de son propre intérêt, lorsqu’il est opposé à celui des autres. La voilà donc veuve, libre ; j’ignore si sa fortune en souffrira, et ce n’est pas là ce qui l’occupe en ce moment. Je ne songe à cet objet qu’à cause de la dépendance où pourrait la mettre une grande diminution dans son revenu. Voyez, ma cousine, si vous ne pourriez pas être utile à la Comtesse dans ce moment pour dissiper un peu, je ne dis pas le chagrin, mais la tristesse inséparable de pareilles circonstance. Ah ! que ces circonstances, ma chère cousine, feraient former de vœux, exciteraient de flatteuses espérances dans un pays où existeraient des hommes en état de sentir le mérite de la Comtesse, et d’être touchés de l’heureux accord des charmes les plus séduisans et des plus grandes qualités. Adieu, ma cousine, il suffit de vous avertir pour que vous fassiez ce qu’il y a de mieux : je m’en rapporte donc entièrement à vous.
LETTRE CXXXVII.
au
Marquis de St. Alban.
Moniieur le Marquis,
J’apprends que votre projet est de
venir ce soir ici, et je m’empresse
de vous éviter un affreux spectacle.
Le pauvre comte de Loewenstein,
après avoir déjeuné ce matin avec nous,
sans aucune apparence d’incommodité,
nous a quittés pour aller chez lui ;
mais à peine a-t-il eu fait quelques
pas que nous l’avons vu tomber auprès
de la porte du sallon ; nous sommes
accourus, il était déjà expiré. Il n’a pas fait un mouvement, donné un signe
de vie, quelques moyens qu’on ait
employés pour le ranimer. C’est un
coup de sang, qui aura vraisemblablement
fait périr cet honnête gentilhomme.
Vous jugez, monsieur le Marquis,
de la désolation de tout le château.
La mère de la Comtesse dont
vous connaissez l’excellent cœur, m’a
chargé de vous écrire pour vous prévenir
de l’affreux accident qui ne lui
permettra pas de vous recevoir. J’ai
l’honneur d’être avec la plus haute
considération,
obéissant serviteur,
le Baron de Warberg.
LETTRE CXXXVIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai écrit, Mademoiselle, ainsi que
mon cousin, à madame de Loewenstein,
pour lui faire mon compliment
de condoléance sur la perte qu’elle
vient de faire ; elle doit être importunée
des visites de cérémonie, et
j’attendrai que le cours en soit fini,
pour tenter de la voir. Ce n’est pas un
compliment banal que j’ai à lui faire,
et par cette raison je n’ai pas voulu
être confondue avec les indifférens. Mon tendre attachement pour notre
intéressante amie, fait que je me mets
à sa place, et que je sens comme
elle ; il en est de même de vous, Mademoiselle,
et je crois que sans nous
parler, nous savons ce que nous pensons,
dans une circonstance plus triste
qu’affligeante. Je ne crois pas qu’il
y ait d’inconvénient à ce que mon
cousin m’accompagne ; cependant je
vous laisse maîtresse de décider de son
voyage. Il est inutile que je vous
dise combien il désire de voir la Comtesse,
et toute la part qu’il prend à
la perte qu’elle fait. Le comte de
Longueil est bien fâché de ce que
les circonstances actuelles ne lui permettent
pas de rendre ses hommages à
notre amie ; il attend impatiemment le
moment de lui être présenté. Ce ne
sera pas pour lui une nouvelle connaissance,
ni pour elle, ni pour vous, Mademoiselle. Tout ce que nous lui
avons dit des habitans de Lœwenstein
et de vous ; tout ce que nous vous
avons dit du Président, fait qu’il sera
établi dans votre société, une heure
après y avoir été présenté, comme
s’il y était depuis long-temps admis.
C’est ainsi que l’amitié embrassant tous
les rapports des gens qu’on aime,
étend son cercle par des adoptions qui
lui donnent de nouveaux alimens.
Mais, je m’arrête, Mademoiselle, car on ne peut rien apprendre en amitié, à l’amie de la comtesse de Loewenstein. Je suis obligée de vous quitter pour une malheureuse Émigrée qui a besoin de moi. Adieu, Mademoiselle, je vous renouvelle avec un plaisir extrême, l’assurance de la tendre amitié que je vous ai consacrée pour ma vie.
Permettez qu’en faveur de l’ancienne connaissance, le comte de Longueil vous offre l’hommage de son profond respect.
LETTRE CXXXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je reçois votre aimable lettre, Mademoiselle,
et je suis désespérée de ne
pouvoir profiter de l’invitation du
Commandeur ; une fièvre de rhume,
qui m’a prise hier au soir, me retient
dans mon lit, et m’empêche de
vous écrire moi-même ; mon cousin, plus heureux que moi, se rendra demain
chez monsieur le Commandeur.
Adieu, Mademoiselle, conservez-moi
vos bontés, agréez mon tendre attachement,
et daignez faire part au Commandeur
et à la Comtesse de mes remercîmens,
de mes regrets et de mon
impatience de les voir.
LETTRE CXL.
à la
Comtesse de Longueil.
La Comtesse et toute la famille sont
au château du Commandeur, depuis le
triste événement dont je vous ai fait
part, et je m’y suis rendu hier, d’après
les vives instances que m’en a fait le
maître du château. Mademoiselle
Émilie est auprès de son amie. On
ne peut pas dire qu’il règne une
grande douleur dans la maison ; on y
est plutôt sérieux que triste. Le Comte
n’était ni aimé ni haï, et personne ne
perd rien à sa mort ; il ne mettait
dans la société ni agrément ni gêne ; lorsqu’il s’absentait, il ne faisait
éprouver aucun vide, et sa mort
ne serait regardée que comme une
longue absence, si ses circonstances
ne lui avaient donné un caractère
tragique. Le Commandeur, qui n’avait
pas beaucoup d’espoir de voir son
nom se perpétuer par lui, est peu affligé.
La mère de la Comtesse n’avait
à lui reprocher aucun mauvais procédé
envers sa fille, mais il tenait la place
d’un homme qui aurait pu embellir la
vie d’une fille si chère ; la mère la
plus tendre voyait sans doute avec
regret qu’elle devait borner sa satisfaction
à ne pas voir malheureuse,
une personne dont elle aurait acheté
de sa vie la félicité. La Comtesse sans
rien affecter, paraît véritablement affligée,
et le spectacle d’une mort subite
a rempli son esprit d’étonnement
et d’effroi. Le devoir a sur son ame un empire qui lui fait illusion ; enfin
cette intimité que donne le mariage,
l’habitude, la bonté de son cœur lui
rendent sensible, dans les premiers momens,
la perte d’un homme qu’elle ne
pouvait aimer. Il est des événemens,
des circonstances qui nous font prendre,
à nous et aux autres, le change sur ce
que nous éprouvons ; nous croyons
être affligés de la mort d’une personne,
quand c’est la mort seule qui fait
impression sur nous, et les spectateurs
prennent notre émotion et notre
étonnement pour de la douleur. Je ne
suis pas accoutumé à réfléchir sur les
sentimens et à les analyser, mais j’aime
à me rendre compte de tout ce qui me
frappe dans la Comtesse, et quand je
la quitte, ses actions, ses gestes, ses
plus légers mouvemens se retracent
à mon esprit ; j’en cherche le principe,
et le résultat m’offre toujours de nouveaux
motifs de l’admirer.
LETTRE CXLI.
à la
Comtesse de Longueil.
On ne parle dans le château de Lœwenstein,
ma chère cousine, que de
l’arrivée du prince de *** qui doit
venir passer ici deux jours. Tout est
en l’air, à la cuisine, à l’office, et l’on
s’empresse de meubler un bel appartement ;
au milieu de tout ce mouvement
le Commandeur fait semblant de
n’être pas flatté autant qu’il l’est réellement
de recevoir un aussi grand
seigneur. Eh ! mon dieu, dit-il à sa sœur, ne semble-t-il pas que vous
n’ayez jamais vu de prince, pourquoi
tout ce tracas ? Donnez-lui un bon
dîner comme vous avez coutume, et
un appartement honnête comme il y
en a plusieurs dans ce château, c’est
tout ce qu’il faut ; à voir votre occupation,
il semblerait qu’il faut
lui donner un spectacle et un feu
d’artifice. Il affecte de parler ainsi
devant moi, mais je le surprends occupé
de donner des ordres tout comme
sa belle-sœur. Je m’étends sur
cette arrivée parce qu’un gentilhomme
du voisinage, qui est venu dîner
ici, m’a dit, que le bruit courait que
le Prince était amoureux de la Comtesse,
et avait le projet de l’épouser.
La famille serait certainement flattée
d’une telle alliance, mais je serais
surpris que la Comtesse fît de nouveau
le sacrifice de sa liberté par aucun motif de convenance. Elle m’a dit
bien souvent avant la mort de son mari,
qu’une fille devait se résigner à la volonté
de ses parens, à moins de quelque
répugnance invincible et bien fondée,
mais qu’on ne devait qu’une fois cette
soumission, et qu’une veuve pouvait bien
en se remariant ne suivre que son propre
goût ; cependant de si grands avantages
se trouvent dans l’alliance dont il
s’agit ! un rang qui la met au-dessus
de la plus haute noblesse, des richesses
immenses, des terres superbes, des
moyens de placer ses parens à l’armée,
ou dans d’autres emplois, tout cela
peut faire une exception à des principes
généraux. Si je n’étais pas un
malheureux Émigré, je hasarderais de
la disputer à tous les Princes du
monde, et je vous avoue que ce ne
serait pas sans quelque espoir. La
Comtesse me marque en toute occasion une amitié qui ferait le bonheur d’un
frère ; souvent même elle montre en
me voyant, en m’écoutant, un trouble
que ne connaît pas l’amitié ; mais ce
prince m’inquiète, je deviens démocrate
en ce moment, je déteste les
princes et suis partisan de l’égalité :
c’est après-demain qu’il vient, je vous
écrirai la réception. Adieu, ma chère
cousine, que j’aime et aimerai toute
ma vie bien tendrement.
LETTRE CXLII.
au
Marquis de St. Alban.
Je profite d’une occasion, mon cousin,
pour vous répondre sur le champ, et
je suis tentée de vous dire, que vous
êtes bien nigaud de ne pas trouver le
moyen de pénétrer les dispositions de
la Comtesse, sur son prétendu mariage
avec le Prince ; personne n’est moins
capable de dissimulation, et tout
se peint malgré elle au moment sur
sa charmante figure, il est donc aisé
d’y lire, et comment ne profitez-vous
pas dans cette occasion, de cette facilité ? Disposée à accepter les propositions
du Prince, ou déterminée à
les rejeter, dans le premier cas, il est
impossible que quelque symptôme de
satisfaction n’éclate sur son visage,
lorsqu’il est question de lui ; dans la
seconde supposition, elle doit montrer
des mouvemens d’impatience et d’inquiétude.
Supposons qu’elle ne fasse
voir que de l’indifférence, alors il est
clair qu’elle est, non-seulement déterminée
à refuser ses offres séduisantes,
mais qu’elle est assurée que
ses parens ne lui feront aucune instance ;
car l’idée d’avoir à combattre
leurs sentimens, lui causerait un chagrin
facile à démêler ; examinez donc
bien la Comtesse, et vous saurez, et
ses intentions et celles de ses parens ;
pour moi je ne doute pas qu’ils ne la
laissent absolument maîtresse de refuser
le Prince, et je serais bien tentée de croire, qu’ils lui laisseront encore
une plus grande liberté, celle d’épouser
un homme qui ferait de son
goût, un Émigré même, s’il avait su
leur plaire et s’en faire estimer. C’est
assez vous en dire, et voilà je crois,
mon cousin, de toutes mes lettres celle
qui vous aura fait le plus de plaisir.
Adieu, mandez-moi la réception du
Prince, et comptez à jamais sur la tendre
amitié de votre cousine.
LETTRE CXLIII.
à la
Comtesse de Longueil.
Il faut convenir, ma chère cousine,
que les femmes l’emportent infiniment
sur les hommes, pour la pénétration ;
les moyens que vous m’indiquez pour
savoir les dispositions de la Comtesse,
m’ont paru infaillibles, et j’en ai
fait usage ; mais il faut avant de vous
en instruire, vous parler du Prince.
Il est arrivé hier, une heure avant
dîner, accompagné de deux gentilshommes
et ayant à sa suite beaucoup de chevaux et de valets. Le Commandeur
était dans sa grande tenue,
ainsi que le comte de Loewenstein,
et la Comtesse, était mise fort élégamment
pour plaire à son oncle ; une
douzaine de gentilshommes des environs,
ou de Mayence, s’était rendue
à Lœwenstein, pour faire leur cour
au Prince et chasser avec lui ; lis ont
été le recevoir avec le Commandeur
au sortir de sa voiture, et sont entrés
avec lui ; la Comtesse s’était avancée
avec sa mère dans l’antichambre, et
je les avais suivies : grands complimens
du Commandeur, réception polie
et gracieuse de la part des femmes,
de la part du Prince révérences sur
révérences. Le Commandeur m’a présenté
à lui, et suivant l’usage, le Prince
m’a dit être fort aise de faire ma connaissance.
Bientôt après on a parlé
de chasse, et le Prince a demandé à la Comtesse si elle y allait quelquefois ;
sur la réponse qu’elle lui a faite, il
s’est empressé de l’inviter à venir chez
lui, et l’a assurée qu’il avait des chevaux
très-sûrs à lui offrir. On a
averti pour dîner, il s’est placé entre
les deux dames, et moi, je me suis mis
à côté de la Comtesse. J’aurais dû vous
parler de la figure du Prince, et cela
ne sera pas long : vous avez vu mille
enseignes au prince de *** au
Landgrave, à l’électeur de *** ; eh
bien ! vous avez vu le Prince, c’est-à-dire
un homme gros, blond et sans
physionomie ; ses terres, ses chevaux,
ses forêts sont pour lui un fond inépuisable
de conversation, et tout cela
est mêlé de grands complimens aux
dames, parce qu’il est persuadé qu’il
faut qu’un prince soit galant. Il s’est
fort occupé de la Comtesse, et avec
plus d’intention que ne le comporte la galanterie générale ; j’ai remarqué
même quelque signe entre lui et un
des gentilshommes qu’il avait amenés,
et ces lignes semblaient dire : n’approuvez-vous
pas mon dessein ? La Comtesse
a répondu avec simplicité à ses
empressemens, et n’a témoigné ni embarras
ni plaisir. Le dîner a été
long et les dissertations sur la chasse,
des nouvelles de la guerre, les affaires
de la France, et les louanges
des vins du Commandeur ont fourni
une ample matière à la conversation.
Au sortir de table, le Prince s’est arrêté
dans un sallon rempli de portraits de
famille, où l’on voit entre autres un
Loewenstein grand chambellan de
l’empire Romain sous Conrad le Salique. Il a admiré l’antique illustration
de la maison, s’est aussi arrêté devant
le portrait d’une princesse de son
nom, mariée il y a quatre cents ans à un Loewenstein, et a dit à ce sujet au
Commandeur, qu’il n’ignorait pas que
sa maison avait eu l’honneur de s’allier
plusieurs fois avec la sienne, et
que sa quatrième aïeule était Loewenstein ;
un instant après il a regardé
très-significativement le gentilhomme
auquel il avait fait des signes,
et son regard voulait dire : vous voyez
que l’alliance que je projette n’est pas
sans exemple. Il m’a paru, à la manière
dont la Comtesse était aussi regardée
par plusieurs des personnes de la
compagnie, que le bruit du mariage
était déjà répandu. J’ai voulu m’en
assurer, et j’ai dit à un jeune homme
qui me paraît assez bien avec le Prince :
« si ce que l’on dit est vrai, cela ne sera
pas une chose nouvelle, quoique flatteuse
pour la maison de Loœenstein.
Le mariage, m’a-t-il répondu ; il est vrai
qu’on en parle, et je n’en serais pas surpris ; le Prince au retour de ses
voyages a vu la Comtesse qui venait
de se marier, et en est devenu amoureux
autant qu’il peut l’être ; mais il
a vu bientôt qu’il soupirerait en vain
pour elle, et la chasse et le vin de
Champagne ont paru achever sa guérison ;
depuis qu’elle est veuve il en parle
sans cesse, et il ne pourrait rien faire
de mieux que de l’épouser ; elle est
comtesse de l’Empire, alliée à plusieurs
maisons souveraines, et sa fortune sera
plus considérable que celle des personnes
de son rang, auxquelles il est
en droit de prétendre. La Comtesse
de son côté serait fort bien, elle trouverait
dans cette alliance une grande
élévation, et tous les plaisirs que peut
procurer une immense fortune, enfin
le Prince est d’un très-bon caractère,
et il la rendrait heureuse. » Cet homme
ne connaît pas, à ce que je vois, la Comtesse, s’il croit que le Prince peut la
rendre heureuse ; il n’a point l’idée
des besoins de son cœur et de son esprit.
Je juge le Prince, me direz-vous,
sans le connaître, mais il montre si
promptement ce qu’il n’est pas, que je
me soucie peu de savoir ce qu’il est, et
au rang, et à l’âge près, je ne le crois
pas au-dessus du mari de la Comtesse.
La soirée s’est passée à jouer et à prendre
du thé ; le Prince a été fort occupé
de la Comtesse, et ses gentilshommes
se confondaient en révérences et en
empressemens pour elle. On est allé se
coucher. Le Prince doit partir demain
pour la chasse, et ne reviendra que tard.
Adieu, je vous ai fait part de tout ; jugez,
ma cousine, et continuez à votre
cousin vos conseils et vos bontés. Je
vous écrirai après-demain.
LETTRE CXLIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je ne puis différer un instant, ma
chère amie, de vous faire part de ce
qui m’est arrivé ce matin. Mon oncle,
après avoir déjeuné avec nous, c’est-à-dire
avec mon père, ma mère et
moi, m’a dit en tenant un verre de
vin du Rhin à la main : « Il faut que
je boive à la santé de son Altesse madame
la princesse de ***. » Nous
avons gardé le silence. « Eh bien !
vous ne dites rien ma nièce ? — Je dis, mon oncle, que vous avez envie
de vous amuser. — Non, rien n’est
plus sérieux ; un gentilhomme du
Prince, est venu hier me faire part de
son désir de s’allier avec moi, mais
j’ai répondu, que ma nièce était encore
dans la douleur d’une perte bien
récente, et que je ne pouvais prendre
aucun engagement sans l’avoir consultée ;
j’ai ajouté, qu’elle avait fait
notre volonté en se mariant, et qu’il
était juste que dorénavant elle disposât
d’elle ; enfin, j’ai fini par dire que je
ferais part à ma nièce dans quelque
temps, des propositions qui m’étaient
faites, et dont toute ma famille serait
infiniment flattée. » Il s’est arrêté
pour nous regarder, et ensuite attachant
ses yeux sur moi : « n’ai-je pas
bien répondu ma nièce ? — Tout ce
que vous faites, mon cher oncle, est
très-bien. — Voilà comme sont les princes, ils croient que les bienséances
ne sont pas pour eux, et qu’on n’a
rien à leur refuser. Les Loewenstein
ont épousé des princesses, et
ne sont pas enthousiasmés d’alliances
qui leur sont familières. Je trouve
que le Prince se presse beaucoup. J’ai
voulu vous donner, a-t-il ajouté,
de la marge, et que ma chère nièce
eût le temps de réfléchir. Ce prince
nous est arrivé en vérité comme une
bombe. Réfléchissez, mon enfant, sur
votre état présent et à venir et sur
vos sentimens. C’est beau d’être princesse
souveraine, mais on peut être
heureuse sans être si grande Dame.
Moi, par exemple, je préférerais une
femme que j’aimerais, à toutes les
grandeurs que pourrait m’offrir une
princesse. Adieu, je vais me promener. »
Nous avons gardé pendant
quelque temps le silence, ensuite mon père a dit : « cela mérite grande
réflexion ; le Prince est un parti tel
qu’il est rare d’en trouver, et mon
frère aurait pu montrer un peu plus
d’empressement. Vous y songerez
sans doute à deux fois, ma fille, avant
de refuser une alliance aussi honorable,
n’êtes-vous pas de mon avis
Madame, en s’adressant à ma mère ?
Je pense comme le Commandeur, a-t-elle
dit, et c’est à ma fille à en décider. »
Mon père semblait chercher à
lire dans mes yeux. J’ai répondu que
je ferais mes réflexions, et que j’étais
charmée qu’on voulût bien me laisser
maîtresse de mon fort. Adieu, ma
chère Émilie, je vous embrasse de
tout mon cœur, qui est bien agité.
LETTRE CXLV.
à la
Comtesse de Longueil.
J’ai été un peu indisposé depuis deux jours, ma chère cousine, et la fièvre ne m’a pas permis de vous écrire ; le Prince a dîné avec nous hier et est ensuite parti ; il est évident qu’il a le projet d’épouser la Comtesse, et qu’il est même fort aise qu’on devine ses intentions ; il n’est pas moins visible qu’il ne met pas en doute qu’une aussi flatteuse proposition ne transporte de joie toute la famille. Je n’ai cependant point vu dans le Commandeur et la mère de la Comtesse, un empressement fait pour lui inspirer cette présomption ; il n’y avait pas dans leurs manières envers lui, une seule nuance distincte du respect, et je n’ai trouvé au Commandeur que plus de dignité. Je n’en dirai pas de même du comte de Loewenstein, il était transporté, et on lisait dans ses yeux, qu’il aurait mis son adorable fille aux pieds du Prince. La Comtesse avait dans ses politesses un degré de considération de plus qu’avec les autres personnes de la société, et montrait une réserve qui m’a paru être réfléchie et dictée par la connaissance des intentions du Prince, qu’elle ne voulait pas avoir l’air d’entendre et encore moins de seconder. J’ai osé quelquefois lever les yeux sur elle dans certains momens, et j’ai cru apercevoir dans les siens une expression de bienveillance propre à me rassurer, à m’enhardir même : que sais-je ? ma cousine, telle est la devise de Montaigne ; la Comtesse paraît me distinguer, elle s’est aperçue dans un temps où elle n’était pas libre, de sentimens que je m’efforçais en vain de contenir, et si quelquefois elle a eu de la colère contre moi, jamais elle n’a marqué de mépris ; je puis sans présomption me flatter d’être agréable à sa famille, que sais-je donc ? n’est-il pas possible qu’ils préfèrent une alliance qui leur procurerait une société qui leur plaît ; que le Commandeur, le plus généreux des hommes, ne soit flatté de faire le bonheur de quelqu’un qui l’estime ? J’espère, oui j’espère, ma cousine, mais je contiendrai plus que jamais l’essor de mes sentimens ; si la Comtesse était sans fortune, je serais plus hardi ; mais demander une femme qui doit avoir un jour quarante mille florins de rente, lorsqu’on est étranger dans un pays, et qu’à peine on a de quoi vivre… Cependant si la Comtesse m’encourage par des bontés marquées, si le Commandeur refuse le Prince, laisse sa nièce libre, j’aurai un grand espoir, et je tenterai d’aspirer au bonheur. Adieu, ma chère cousine.
LETTRE CXLVI.
à la
Cesse de Loewenstein.
J’ai été bien fâchée de vous quitter, ma chère Victorine, et vous n’en doutez pas ; l’incommodité de mon oncle, pour laquelle on m’a fait revenir, n’en valait pas la peine ; mais il semble que les parens se plaisent à marquer leur importance par le mépris des goûts et des arrangemens de ceux qui dépendent d’eux ! Le plus léger accès de fièvre d’un oncle exige suivant eux, que toutes les nièces et neveux accourent auprès de lui, et les amitiés les plus tendres ne sont rien à leurs yeux, comparées aux sentimens qui leur sont dûs. Je vous avoue, ma chère Victorine, au hasard de vous déplaire, qu’autant je suis empressée de rendre des devoirs à mes parens dans les circonstances qui en valent la peine, autant je suis révoltée de l’exigence de la plupart. Je n’oublierai jamais que mon oncle ayant été l’an passé un peu enrhumé, il me fut défendu d’aller à un bal charmant où vous étiez ; ma mère en était aussi fâchée que moi ; elle n’a pas cette façon de penser, et souvent je l’ai vu souffrir et cacher des maux assez graves, dans la crainte de porter obstacle aux plaisirs de sa fille.
Je me laisse aller à l’humeur contre les parens, parce que j’ai été bien contrariée de vous quitter ; mais si je leur reproche d’abuser de leur autorité, je vous reproche, ma chère amie, de multiplier et d’exagérer vos devoirs : c’est un goût qui n’est pas commun, j’en respecte les principes et cela ne m’empêchera pas d’en combattre les effets, parce que votre repos y est intéressé. Vous avez perdu un mari qui vous était indifférent, et dont plusieurs fois vous avez eu à vous plaindre ; une autre que vous, ma chère amie, se contenterait de montrer un visage triste, et de porter un deuil extérieur, se bornerait enfin aux bienséances ; mais vous avez vu des veuves très-affligées, parce qu’elles avaient perdu un époux chéri, et comme vous avez lu dans votre catéchisme qu’une femme devait aimer son mari, vous vous efforcez sans hypocrisie d’avoir du chagrin, vous vous faites scrupule de n’être pas pénétrée d’une assez profonde douleur, enfin vous vous rendez malheureuse par celle que vous avez et que vous outrez, et par celle que vous n’avez pas. Monsieur de Loewenstein, ma chère amie, a payé un tribut, que la plupart des hommes payent bien plutôt ; il n’y a donc pas de grandes lamentations à faire sur son sort ; vous ne perdez rien, car votre cœur ne sentait rien pour lui, voilà l’exacte vérité que vous me forcez de vous exposer : vous êtes quelquefois tentée de vous reprocher d’avoir excité sa jalousie ; il a pu avoir de l’envie contre une certaine personne que la nature a bien mieux partagée ; mais de la jalousie contre sa femme, tant pis pour lui, car on n’a jamais été plus sévère pour soi et plus circonspecte qu’elle dans sa conduite. Admirez au reste, ma chère amie, ma discrétion ; je ne vous ai pas parlé de cette personne, dont je suis cependant bien occupée pour vous, et un peu aussi pour elle, je m’égare quelquefois dans un avenir bien agréable, et je me vois dans une charmante société. L’espoir brille à mes yeux, et a je crois aussi parfois soulevé vos crêpes. Que ne donnerais-je pas pour voir ma Victorine aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et son bonheur viendra toujours de son cœur… Voilà quels ont été souvent mes souhaits, ma chère amie, et ils commencent à devenir des désirs, soutenus d’espérance. Adieu, je vous embrasse mille fois de toute mon ame.
P. S. Ma mère se porte fort bien, elle est bien fâchée d’avoir été obligée de me rappeler ; mais un oncle, et un oncle riche ! encore si c’était le bon Commandeur,
LETTRE CXLVII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Épargnez-moi, ma chère Émilie, et songez combien peu de temps s’est écoulé depuis la mort de mon mari. Cet affreux spectacle et sa soudaineté m’ont consternée ; j’ai été saisie d’épouvante et d’horreur ; quel serait grand dieu l’état de mon ame, si je perdais une personne chère à mon cœur ! je ne crois pas qu’il soit possible de résister à un pareil malheur. Fasse le ciel que tous ceux que j’aime me survivent, et que leur esprit ait une force que le mien n’aura jamais. Je n’aimais pas le Comte ; mais j’étais bien loin de le haïr ; il ne m’a jamais donné de grands sujets de plainte ; il n’avait rien de brillant dans l’esprit, mais ne manquait pas de sens ; s’il ne flattait pas mon amour propre, il l’embarrassait rarement à un certain point, et ses voyages, ses occupations ne permettaient pas que ses assiduités me fussent importunes ; enfin je crois qu’il y a beaucoup de femmes plus mal partagées que je ne l’étais. Vous avez toujours eu contre lui une sorte d’aversion que je m’efforçais de vaincre ; vous saviez mauvais gré d’être mon mari, à un homme, disiez-vous, si inférieur à moi ; mais comme je vous l’ai dit mille fois, sans adopter les illusions de votre amitié, ce n’est point à lui qu’il fallait s’en prendre, mais à toute la famille. Hélas ! que nous laissons peu de traces sur la terre, ma chère Émilie ! rien n’est changé dans le lieu que ce pauvre Comte habitait, et sans la couleur de mes habits et ceux de mes gens, qui se douterait que quelqu’un a disparu de ce monde, que dis-je, du petit espace que renferme cette habitation ? On fait les mêmes choses, aux mêmes heures, et tout va son train accoutumé.
Nous avons eu une quantité de visites depuis quelques jours, qui ont contribué encore à distraire. Le Marquis est venu nous voir deux fois, et mon oncle l’a amené dîner hier. Je ne crois pas qu’il aimât davantage son fils, s’il en avait un ; il fait son éloge à la plus petite occasion qui s’en présente, et il nous disait ce matin, en prenant du thé : « Le Marquis se flatte qu’on pourra lui faire sortir des fonds de France ; mais je crois que cela est bien difficile : le brave homme, a-t-il ajouté, avec quel courage il supporte ses malheurs ! si j’étais un souverain, il ne serait pas à plaindre ; mais, sans l’être, il y a des moyens de lui faire accepter ; oui, il y a des moyens de le rendre heureux, je m’entends ma nièce… n’êtes-vous pas d’avis, mon enfant, que c’est s’honorer soi-même, que de venir au secours d’un homme aussi estimable, et je crois qu’il y en a peu qui soient aussi aimables. » Vous pensez bien que j’applaudis de bon cœur à des intentions aussi généreuses. « Hélas ! ai-je dit, en regardant ma mère, c’est lui qui nous l’a rendue, c’est par lui que la meilleure des mères respire, jugez par là du plaisir que j’ai de vous entendre parler ainsi. » J’ai lieu de croire d’après cela que mon oncle roule dans sa tête quelque projet utile à la fortune du Marquis. Ma mère m’a dit après dîner en souriant : « avez-vous pris garde, ma fille, à ce qu’a dit votre oncle à déjeuner. » Et le ton dont ma mère a dit ces mots, et l’intention qu’elle a cherché à mettre dans ses regards m’ont éclairée, et fait songer à ce qui ne m’avait pas d’abord frappée. Je ne veux pas vous en dire davantage, il m’en coûterait pour m’étendre sur ce sujet, que je laisse à commenter à mon Émilie. Je vous dirai seulement que ma mère n’a pas été plus loin, et a fini en disant : chaque chose a son temps ; et elle m’a embrassée avec une singulière tendresse. On dit qu’une partie des troupes aura des quartiers d’hiver, et que le régiment du cher Baron sera du nombre. Je partage bien vivement le plaisir que doit vous faire cette nouvelle. Adieu, ma chère amie.
LETTRE CXLVIII.
à la
Comtesse de Longueil.
Félicitez-moi, ma chère cousine, je suis au comble du bonheur : je puis aspirer à la main de la Comtesse, tout pauvre Émigré que je suis ; mais ce serait peu de sa main, si le don de son cœur n’y était joint. Vous savez la contrainte que je me suis imposée depuis la mort du Comte ; j’ai respecté la douleur apparente que prescrit l’état de veuve, mais j’ai permis à mes regards, cependant, un peu plus de liberté et d’expression, et une ou deux fois, j’ai cru voir que ceux de sa Comtesse ne m’étaient pas défavorables. Il y a deux jours aussi, que parlant avec chaleur de la félicité dont jouit un de mes amis qui s’est marié à une femme qu’il adorait, elle parcourut de l’œil ses habits de deuil, et elle m’aurait parlé, elle m’aurait expliqué dans le plus grand détail que les usages et la décence ne lui permettaient pas encore de suivre ses sentimens, qu’elle n’aurait pu rien ajouter à ce que j’ai lû dans ses yeux : mais, ma cousine, il ne s’agit plus de conjectures, j’ai l’assurance d’être heureux.
Aujourd’hui j’ai été me promener après le dîner avec le Commandeur ; il m’a beaucoup parlé de sa nièce, et m’a dit, en me regardant fixement : ne pensez-vous pas, monsieur le Marquis, qu’il faut qu’elle se marie. Je lui ai répondu que je ne pouvais juger de ce qui lui convenait, mais qu’il y avait une chose sûre pour moi, c’est que celui qui l’épouserait serait le plus fortuné des hommes. Touchez-là Marquis, vous êtes cet homme. S’il suffit de connaître tout le prix d’une telle alliance, j’en suis digne, lui ai-je dit ; mais songez-vous, Monsieur, que je n’ai rien dans ce moment, et peut-être serai-je à jamais privé de ma fortune. Mon père, a laissé en mourant des fonds assez considérables avec ordre de me les faire passer incessamment ; mais qui sait s’ils arriveront jusqu’à moi ? — Tant mieux s’ils viennent, si non on s’en passera. Tenez, Marquis, je vous aime et vous estime, et il n’y a qu’un mot qui serve ; j’ai trente mille florins de rente et deux belles terres ; je vous en cède une en ce moment, avec dix mille florins de revenu. Je n’ai pu répondre au Commandeur qu’en me jetant à son col. Je n’y mets, a-t-il ajouté, que la condition de prendre le nom de Lœwenstein, qui, je crois, ne peut déshonorer personne ; vous y joindrez le vôtre, si vous voulez, et vos armes seront mi-parties ; et quant à la livrée on pourra également mélanger les galons. — Comment, monsieur le Commandeur, ne porterais-je pas avec plaisir un nom illustre, le nom de mon bienfaicteur, de mon père, enfin le nom d’une femme que j’adore ; c’est un bonheur de plus que tout soit confondu, et l’union en semblera plus intime. Il m’a embrassé à son tour, même en me serrant tendrement entre ses bras, et m’a dit : le commandeur de Loewenstein ne sait ce que c’est que de s’arrêter en beau chemin, venez et suivez-moi. Nous sommes entrés ensemble chez la Comtesse qui était avec sa mère, le Commandeur dès qu’il les a vues, a dit à sa belle-sœur : « ne seriez-vous pas bien aise, ma sœur, d’avoir un fils bien élevé, brave, honnête homme ? — Qui en doute, mon frère, quoique cependant Victorine ne me laisse rien à désirer ; mais pourquoi cette question ? — En voici un que je vous ai trouvé, (en me montrant,) et d’assez bonne mine comme vous voyez ; eh bien ! c’est votre fils, c’est mon neveu, si la Comtesse ne s’y oppose pas. Qu’en dis-tu ma nièce ? Allons nous promener ma sœur et parlons à mon frère. Il faut laisser ma nièce s’expliquer avec le Marquis ; il vaut mieux, si elle le refuse, qu’il n’y ait pas de témoins de sa disgrâce. » Sa belle-sœur a ri, nous a regardés avec attendrissement, et a suivi le Commandeur. Je me suis jeté aussitôt aux pieds de la Comtesse, sans pouvoir d’abord prononcer une parole. Je lui ai dit ensuite : c’est à vous, Madame, à décider de mon sort. — Levez-vous. Marquis, m’a-t-elle dit toute troublée et interdite. — Non, Madame, en prenant ses mains que j’ai couvertes de baisers enflammés, c’est à vos pieds que je dois attendre mon arrêt ; prononcez si je dois vivre ou mourir. J’ai répété ces mots plusieurs fois, toujours à genoux, et mes larmes inondant ses mains.
Vivez, m’a-t-elle dit enfin avec un sourire enchanteur. Je ne vous peindrai pas les transports de ma joie, et si je voulais vous en donner une idée, je me comparerais à un aveugle né, à qui on vient d’ôter la cataracte, qui est inondé d’un torrent de lumière qui, pour la première fois, lui fait voir une femme qu’il lui avait suffi de toucher et d’entendre pour l’adorer. Lorsque le calme a été un peu rétabli, et que j’ai pu dire quelques mots de suite, j’ai fait à la Comtesse le récit de ce qui s’était passé entre le Commandeur et moi. Il faut bien que j’obéisse à un si bon oncle, a-t-elle dit, en me jetant un regard plein de la plus douce bienveillance. Peu à peu je suis parvenu à obtenir qu’elle lui obéirait sans regret, ensuite avec plaisir, enfin, enfin, mon ambition croissant sans cesse, j’ai emporté l’aveu d’une tendre amitié, tendresse aurait mieux valu, amour encore plus ; mais il y a du tendre et je suis satisfait.
Je ne suis plus le même homme, un nouvel univers, un monde enchanté semble s’offrir à moi. Tout prend un aspect riant, tout s’embellit ; j’aime tout ce qui m’environne, et je suis tenté d’embrasser tous ceux que je rencontre. Il faut que je finisse les détails de mon heureuse journée.
Le Commandeur est rentré avec son frère et sa sœur. Monsieur, a-t-il dit à son frère, voilà des gens qui se sont haïs dès le moment qu’ils se sont vus. La Comtesse, à ces mots, a rougi. N’êtes-vous pas d’avis qu’ils se raccommodent ? Il m’a pris la main au même instant et m’a conduit vers le Comte, qui m’a embrassé de fort bonne grâce, et m’a dit : vous avez pu voir que je suis toujours porté à être de l’avis de mon frère, mais jamais je n’ai eu autant de plaint à me trouver d’accord avec lui. Le Commandeur a pris ma main, celle de sa nièce, les a jointes ; enfin que vous dirai-je ? il nous a fait embrasser. Est-ce un rêve ? me suis-je écrié, et j’ai embrassé et la mère, et le Commandeur, et le père à dix reprises. Des larmes qui n’étaient point amères, je crois, ont coulé sur les joues de la Comtesse ; est-il possible que tout ce que je vous dis soit vrai !… est-il possible que tant de bonheur se soutienne ! que dis-je, qu’il augmente encore !… non, ma cousine, je ne puis suffire à ce que j’éprouve. Quelque malheur affreux viendra détruire cet enchantement ; je suis ivre de joie en vous écrivant, et tout à coup une secrète terreur me saisit, de noirs pressentimens affligent mon esprit. Que pourrait-il m’arriver !… l’oncle, la mère, le père, la Comtesse conspirent en ma faveur. Six semaines, quarante jours sont bientôt passés, et alors je suis l’heureux possesseur de la céleste Victorine : alors rien ne peut plus me séparer d’elle… pourquoi trembler ?… pourquoi tressaillir ?… mon bonheur m’accable, il m’effraie, ma cousine. Pardon mille fois du désordre de cette lettre, il est trop tard pour la recommencer ; croyez-vous que je puisse dormir ? vous pensez que l’agitation de la joie me tiendra éveillé ; eh bien ! encore une fois, c’est de l’effroi que souvent me cause tant de bonheur.
Je vous ai écrit hier au soir, ma chère cousine, et je rouvre ma lettre pour vous dire encore deux mots avant le départ de mon exprès. J’étais à prendre du thé avec la charmante famille qui m’a adopté. Un domestique qui descendait de cheval est entré, et a remis un paquet au Commandeur ; il s’est retiré près d’une fenêtre, a lû une lettre et parcouru des papiers. Nous avons causé pendant ce temps d’affaires indifférentes. Un demi-quart d’heure après il s’est approché de la table et a dit : ma sœur j’ai envie de boire un verre de votre bon vin de Tokai. On en a apporté une bouteille. Le Commandeur a rempli cinq petits verres. Victorine, a-t-il dit, tu ne hais pas le vin de Tokai, et vous monsieur le Marquis, c’est un excellent vin, il faut que vous buviez tous à ma santé, je me sens en joie aujourd’hui. Alors il a pris son verre d’une main, et de l’autre un papier qu’il a présenté à la Comtesse ; puis a dit en avançant son verre vers le sien et vers le mien : j’ai l’honneur de boire à la santé de monsieur et de madame la baronne de *** ; lis donc Victorine ; et elle a lû une donation de la baronnie de ***, avec l’usufruit pour moi en cas que je perde la Comtesse. Vous jugez de l’attendrissement des spectateurs et des transports de ma reconnaissance.
Adieu, je finis, et c’est aussi-bien fait, car un volume ne contiendrait pas ce qui se passe dans mon cœur et dans mon esprit. Le plus heureux des hommes embrasse la plus chérie, la plus courageuse, la plus obligeante, la plus raisonnable et la plus spirituelle des cousines passés, présentes et futures.
LETTRE CXLIX.
à la
Cesse de Loewenstein.
Quel plaisir m’a fait votre lettre, ma chère Victorine, et que le Commandeur est admirable et généreux ! Il a fait en un instant changer la scène comme le plus habile magicien qui d’un désert fait un lieu de délices. Combien, ma chère, avez-vous vécu depuis cinq mois ? un siècle, je crois, si l’on en juge par la multitude des sentimens qui vous ont agitée. J’ai tremblé quelquefois pour ma Victorine sans le lui dire ; je la voyais sur une mer orageuse, avec un excellent pilote à la vérité, qui est sa vertu, mais tant d’écueils étaient sur sa route, qu’il était naturel à l’amitié de s’alarmer ; enfin, pour continuer ma figure, vous voilà dans le port ; dans un port qui s’est trouvé près de vous, et que vous ne pouviez espérer de trouver, et le vent le plus favorable, le plus inattendu vous y a poussée à pleines voiles. On me fait espérer qu’il y aura des quartiers d’hiver ; il serait donc possible, ma Victorine, que vous, que moi, le baron et le Marquis, le même jour, à la même heure, dans le même temple recevions ensemble du ciel la permission d’être heureux : cette idée m’occupe et me transporte, ma chère amie, et j’en ai déjà fait part au Baron qui en est enchanté. Ce pauvre Baron prend bien part au bonheur de mon amie. Combien la destinée nous est favorable ! sera-t-il sur la terre une société aussi heureuse que la nôtre, lorsque nous serons réunis tous les quatre avec la Duchesse, enfin avec votre mère, avec votre généreux oncle, Charlotte qui devient de jour en jour plus intéressante, et qui finira par avoir un sort digne d’elle ? Est-il un genre de sentimens qui manquera à nos cœurs ?… l’amour, l’amitié, la reconnaissance, c’est là tout ce que j’ai trouvé dans la langue Française ; ah qu’elle est pauvre pour les cœurs, cette langue si élégante ! Toujours aimer, pour tout ! On aime sa maîtresse et son ami, la chasse, le vin ; quelle profanation d’un mot sublime, et combien il faudrait créer d’expressions pour rendre sensibles les diverses affections du cœur !… Votre seule famille rassemble des personnes dont chacune éprouve des sentimens différens : dans l’une règne l’inépuisable tendresse d’une mère pour sa fille, mêlée à un sentiment de supériorité qu’inspire la plus légitime des autorités ; dans l’autre la tendresse d’une fille jointe à la docilité, à la vénération, à la reconnaissance. Quel terme peut rendre l’amour à la fois vif, paisible et légitime de deux époux, qui a été long-temps traversé par mille obstacles ; et l’affection de ce bon Commandeur, composée d’un penchant naturel qui le porte vers sa nièce, et d’un peu d’orgueil qui se complaît dans ses perfections, en la regardant comme une propriété ; son amitié pour le Marquis, dans laquelle, à l’estime des plus excellentes qualités, se joint la considération pour un grand nom, et un peu de vanité qu’inspire la puissance de lui restituer une partie de son éclat ; l’intérêt que nous inspire à tous Charlotte, mêlé du plaisir orgueilleux qu’on trouve à protéger ; mais nous sommes destinés à éprouver encore un autre sentiment, c’est celui que nous inspirera le Président qui viendra tous les ans passer quelques mois avec nous ; c’est le père, l’ami, le conseil, l’oracle du Marquis, que de titres pour être chéri de nous, ma chère Comtesse ! Je me le représente comme un des sept sages de la Grèce. Je lui vois une barbe noire qui commence à grisonner ; il a le nez acquilin, les yeux vifs et enfoncés qui ressemblent à des flambeaux au fond d’une caverne, il à l’air sérieux et se prête facilement à la gaieté ; sa conversation est variée parce qu’il a beaucoup vu et réfléchi ; il juge sévèrement les hommes en général, et est indulgent pour chacun d’eux en particulier ; tout cela produira un attachement mêlé de respect, un peu de crainte d’abord, et ensuite, peut-être une grande confiance excitée par son indulgente supériorité, qui ira chercher au-dedans de nous le peu de bonnes qualités qui s’y trouvent. Vous croyez que j’ai fini ; mais il faudrait encore une expression pour rendre, ce sentiment, (dirai-je commun ou public, comme on dit esprit public,) ce sentiment qui est le partage de tous pour cette charmante société, et qui fait que chacun des membres est cher à tous, par-cela seul qu’il en est membre, et qu’il est particulièrement cher à l’un d’eux. Ai-je tort, ma chère amie, de trouver que le Français, et même l’Allemand, quoiqu’un peu plus riche ; et toutes les langues, je crois, manquent de termes pour rendre les affections si variées du cœur.
Rendez grâce pour le coup à votre métaphysicienne, puisqu’elle vous prouve que notre bonheur est au-dessus de toute expression. Les hommes personnels, dont tous les sentimens se rapportent à eux, pourroient-ils comprendre la félicité que fait éprouver cette variété de tendres affections. Chacune d’elles est je crois pour mon cœur, ce que les sens sont au corps ; n’est-ce pas un bonheur que d’en avoir plusieurs ? ils se renforcent l’un par l’autre et forment une succession de sensations diverses : n’est-ce pas véritablement savoir s’aimer, que de se reproduire en quelque sorte dans plusieurs autres qui sont autant de nouveaux moi. Celui qui est doué d’une vive sensibilité, ressemble à un homme qui a part dans les billets de loterie de plusieurs autres, il a plus de chances pour être heureux, et il voit des hommes heureux de son propre bonheur, comme il l’est du leur. Adieu, ma chère amie, vivons et nous n’aurons rien à désirer.
LETTRE CL.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je n’ai pas dormi de la nuit, ma chère amie, en songeant au groupe heureux dont votre lettre m’a donné l’idée. Quoi ! vous et le Baron, le Marquis et moi heureux le même jour, et vos parens et les miens ne formant qu’une seule famille, et s’applaudissant du bonheur de leurs enfans ! quoi, vous et moi pénétrées d’une mutuelle affection et goûtant les mêmes plaisirs ! Je vois le Baron et le Marquis unis d’une tendre amitié se communiquer mutuellement leur bonheur, s’entretenir des craintes et des espérances qui l’ont précédé ; et vous et moi, ma chère Émilie, que n’aurons-nous pas à nous dire ! Nous avons assisté quelquefois ensemble à une pièce nouvelle, et chacune se plaisait à dire à l’autre ce qu’elle éprouvait ; il semblait que nous participions aux mêmes émotions ; notre plaisir croissait lorsqu’il était également senti par nous deux : tout cela était passager et finissait avec la pièce ; mais lorsque nos cœurs seront livrés à des sentimens semblables, vifs et durables, quelle sera notre félicité ! Mon imagination ne connaît pas de bornes, quand il s’agit de l’union de nos cœurs, vous dirai-je à quel point elle s’égare ? Je songe quelquefois à nos enfans, je songe à nous reproduire pour nous confondre. Adieu, ma tendre amie.
LETTRE CLI.
au
Marquis de St. Alban.
Je suis après vous, mon cousin, la personne la plus heureuse et j’adore le Commandeur. Vous êtes effrayé, je le conçois ; les criminels espèrent sur l’échafaud, et la crainte glace les hommes qu’un grand bonheur accable. Vous êtes comme ce tyran qui retrouvant sa bague dans le corps d’un poisson qu’on lui avait servi, tremblait qu’une affreuse catastrophe ne suivît de près ; mais, mon cher cousin, soyez moins ingénieux à vous tourmenter, et songez, comme vous le dites, que rien ne peut faire obstacle à votre bonheur. Quand le calme sera rétabli dans votre esprit, vous vous familiariserez un peu avec la perspective qui vous enchante, et la crainte fera place à l’impatience. Vous m’avez peut-être trouvée un peu pédante jusqu’à ces derniers temps, mais à présent vous me verrez aussi ardente que j’étais circonspecte ; vous me verrez engager la Comtesse à vous prodiguer les témoignages d’une tendresse dont je n’ai jamais douté, et c’est ce qui causait mes alarmes ; je la presserai de convenir qu’elle vous aimait ; car un tel aveu, précédé de sa conduite, fait son éloge, et lui fait autant d’honneur en ce moment, qu’il aurait été contraire, il y a deux mois, à sa gloire ; mais mon cher cousin, croyez que je vous donne par là une bien grande marque d’estime, car je connais les hommes, et la plupart seraient moins empressés, d’après un tel aveu, d’applaudir à des combats victorieux, que disposés à pronostiquer une infaillible défaite. Si les choses n’eussent pas changé, oui, mon cousin, cet aveu si flatteur deviendrait en général, le principe d’une secrète jalousie, prête à s’éveiller à la plus légère apparence. Adieu, mon cousin, il nous est donc permis de goûter le bonheur ; il serait sans nuage, il serait extrême ; mais le malheur de mes compatriotes en corrompt la douceur. Je me reprocherai de m’y livrer comme si tout ce dont je jouirai leur était enlevé. Adieu, nous sommes bien heureux.
LETTRE CLII.
à la
Comtesse de Longueil.
Vous me comblez de joie, madame sa Duchesse, en acceptant les offres que mon cœur vous faisait intérieurement de ne plus former qu’une famille ; quelle charmante image je me fais des jours que je passerai avec vous ! et que le Marquis sent vivement le plaisir d’une telle réunion ! Vous croyez que mon cœur dès les premiers instans que je l’ai vu, s’est senti entraîné vers lui, et vous intéressez ma gloire à cet aveu ; s’il peut ajouter à son bonheur, je ne balancerai pas à le faire : son bonheur est, dès ce moment, la seule loi qui me dirige, et l’unique principe que je consulterai le reste de ma vie. Je sens, comme vous me le faites entendre, qu’il y aurait quelque risque à faire un tel aveu à tout autre homme parce qu’en général ils préfèrent la sagesse à la vertu ; mais la prudence qui dérive toujours de la défiance, répugne à mon cœur, lorsqu’il s’agit du Marquis. Je veux qu’il pénètre dans ses plus petits replis, et que dans tous les instans de ma vie, il lise toujours la plus secrète de mes pensées. Dites-lui donc, madame la Duchesse, que je l’ai aimé, puisqu’il y met tant de prix ; mais dites-lui sur-tout que je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir.
LETTRE CLIII.
au
Marquis de St. Alban.
Je crois, mon cher Marquis, que vous êtes après, le cardinal Maury, le seul qui ayez gagné à la Révolution. Votre fortune ne surpasse pas comme la sienne celle que vous aviez en France ; mais elle est honnête et deviendra plus considérable, et le bonheur que vous avez eu de rencontrer une femme charmante, et d’obtenir sa main, est au-dessus de toutes les fortunes. Je me rendrai avec grand plaisir à votre invitation ; oui, j’assisterai à l’union de deux époux, qui me seront dans peu également chers, et je prends l’engagement de passer chaque année quelques jours chez vous. Je conçois que votre bonheur vous accable en quelque sorte. C’est l’effet de la surprise, c’est l’effet de la violence de la passion ; les transports de la joie ne durent que quelques momens, l’ame ensuite se concentre dans elle-même, et se répand peu au-dehors. Il est trois sortes de gens qui parlent peu, ce sont les savans et les gens fort heureux ou fort malheureux ; ainsi l’on peut dire que le savoir, la douleur et le bonheur sont muets. Les uns ont trop à dire pour parler, et les autres ne trouvent point d’expressions qui puissent les satisfaire. La nature même leur refuse les moyens ordinaires de manifester leurs sentimens : il n’est point de larmes pour les grandes douleurs. J’ai souvent remarqué dans les sociétés de Paris, de jeunes femmes entourées chez elles de semillans adorateurs qui cherchaient à plaire et obtenaient quelques marques de bienveillance, qu’ils regardaient comme des faveurs, ce n’était pas parmi eux que je cherchais l’amant heureux ; je voyais entrer un homme qu’on saluait d’un sourire, qui ne s’empressait pas de parler, qui était pensif ou distrait ; voilà, disais-je, l’amant fortuné, et je me trompais rarement. J’ai entendu souvent raisonner de politique, d’administration devant un ministre consommé dans les affaires, à peine écoutait-il, il ne se donnait pas la peine de parler, il aurait eu trop à dire, et celui qui possède à fond un objet, n’en parle qu’avec un certain dégoût, enfin il n’est pas stimulé par la vanité ; car il paraîtrait bien simple qu’il fût instruit de choses qui l’ont occupé toute sa vie. Je vous dirai encore, mon cher marquis, par une suite de réflexions sur les heureux, et de la peinture que vous me faites de votre ame, je vous dirai, que l’homme passionné est sérieux, que le plaisir lui-même est mélancolique. Une manière vive de sentir n’est pas compatible avec cette disposition d’esprit et de l’ame qu’on appelle gaieté, et qui fait voltiger sur les surfaces sans s’arrêter. Il ne faut pas chercher les femmes sensibles, ou celles qui ont du penchant pour les plaisirs de l’amour, parmi celles qui sont les plus vives, les plus gaies, les plus folâtres, mais parmi les femmes sérieuses et composées. Malgré tout ce que je viens de dire, j’espère que votre société n’aura rien de triste, et que si elle n’est pas joyeuse, elle sera satisfaite. Parlez à monsieur le Commandeur de mon admiration, et dites-lui que je partage votre reconnaissance ; offrez mes respects à madame la Comtesse, et demandez-lui son amitié, pour un homme à qui votre bonheur est plus cher que le sien. Je vous félicite et vous embrasse de tout mon cœur. Vale et ama.
LETTRE CLVI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
La plus affreuse nouvelle, à laquelle on devait depuis long-temps s’attendre, Mademoiselle, nous empêchera, mon cousin et moi, d’aller demain dîner chez vous ; peut-être influera-t-elle aussi sur vos dispositions, et vous fera remettre votre concert. La fille de Marie Thérèse, la descendante de vingt Empereurs, a succombé sous la hache des bourreaux. Un sentiment d’horreur m’empêche de vous tracer les circonstances de sa déplorable fin, qu’on a cherché à rendre plus affreuse que celle du Roi, en y joignant l’ignominie des traitemens. Je me bornerai à vous dire, que l’infortunée Marie Antoinette a montré jusqu’au dernier moment, un courage héroïque et sans aucune ostentation. Croirez-vous, Mademoiselle, que dans cet effroyable événement il y ait quelque chose de plus étonnant encore que l’attentat lui-même, quelque chose qui puisse rendre encore les Français plus odieux ? Il était possible à l’esprit de supposer que des sujets tremperaient leurs mains parricides dans le sang de leurs souverains, l’histoire en fournit quelques exemples ; mais qui que ce soit n’aurait imaginé, aucun philosophe n’aurait pu prévoir, que le supplice d’une reine, ne produirait pas une grande sensation. Les lettres qui ont apporté cette nouvelle, s’accordent à dire que le peuple familiarisé avec les supplices, habitué à voir tomber chaque jour les têtes des plus illustres personnages, à entendre outrager sa majesté royale, et avilir un nom auguste qu’on a cherché à remplacer par une ridicule dénomination, que ce peuple abreuvé de sang avait confondu le supplice de la Reine, avec celui de mille autres victimes ; que ce spectacle affreux n’a rien eu de plus étonnant pour lui, que les autres scènes sanglantes du même genre. Cette monstrueuse indifférence, cet endurcissement au crime ne sont-ils pas pires à vos yeux, que la fureur ? Nous avons tous pensé, en lisant ces détails, que les transports de la rage sont moins atroces que l’insensibilité des Parisiens. Madame de Loewenstein sera bien affectée de ce déplorable événement. Elle a dans sa chambre un portrait de l’immortelle Marie Thérèse, que je lui ai souvent vu contempler avec plaisir ; quels souvenirs lui retracera ce portrait où règnent la majesté et la bonté !… Adieu, Mademoiselle, daignez dire mille choses pour moi à notre amie, et agréez mon tendre attachement.
LETTRE CLV.
au
Marquis de St. Alban.
Je m’empresse, mon cher Marquis, de vous donner une bien bonne nouvelle ; son Altesse vient de vous accorder de son propre mouvement le commandement d’un bataillon. Je n’ai pas besoin de vous dire combien il est flatteur d’avoir dans les circonstances actuelles sous ses ordres, cinq compagnies composées en parties de gentilshommes. Il y a parmi les simples soldats des capitaines, des lieutenants-colonels, des officiers qui ont le brevet de colonel. La noblesse
Française ne s’embarrasse pas des grades,
quand il s’agit de servir son roi,
et l’on verse des larmes d’admiration,
en voyant des hommes blanchis dans
le commandement, s’honorer d’être
soldat ou cavalier. Ne perdez pas
de temps à vous rendre auprès de son
Altesse, qui me charge de vous faire
part du choix qu’elle a fait de vous,
et de vous prévenir qu’il se passera
quelque chose d’intéressant avant peu :
je jouis de la satisfaction que vous
éprouverez en apprenant cette nouvelle,
et de l’espérance qu’il nous
semble enfin permis de concevoir ; je
vous renouvelle avec bien du plaisir
mon fidelle, ancien et éternel attachement.
P. S. Je vous envoie à tout hasard vingt-cinq louis, mon cher Marquis, pour votre route, afin que rien ne puisse s’opposer à votre impatience. Si vous n’en avez pas besoin, vous me les rendrez en arrivant, mais ne vous faites aucun scrupule d’accepter ce faible service.
LETTRE CLVI.
à la
Cesse de Loewenstein.
Lisez, ma chère Comtesse, et vous
verrez à quelle loi je suis forcé d’obéir.
Vous hâteriez vous-même mon
départ, si je balançais, et je me figure
vous obéir en m’arrachant à vous. Je n’hésite pas, ô ma divine amie ! mais mon cœur est déchiré, et mon esprit presque égaré en consommant un aussi douloureux sacrifice. Il faut que je vous fuie, au moment où l’espoir brille à mes yeux. Ah ! combien la perspective du bonheur se recule dans un affreux lointain !… Mais quoi, est-il vrai que je vous quitte ? est-il donc dans l’univers entier une force qui puisse m’y contraindre ? Malheureux que je suis ! elle existe cette force, c’est mon roi, c’est l’honneur !… Vous m’appelez je crois, ma chère Comtesse, vous me retenez et me dites : « quel engagement avez-vous pris ? n’avez-vous pas déjà assez fait ?… vos blessures sont à peine guéries… » Ah ! si vous m’appeliez !… J’en frémis… que deviendrais-je ? mais vous ne seriez plus alors cette céleste Victorine que j’adore ; cette Victorine sur qui la voix du devoir a tant d’empire, et qui sait elle-même combattre et vaincre. Daignez prendre pitié de moi, et relevez mon courage abattu de ses propres efforts ; que les témoignages de votre bonté me rassurent sans cesse, me soutiennent pendant une aussi cruelle absence. Promettez-moi, je vous en conjure à genoux, qu’à dater du moment de mon retour, une semaine ne s’écoulera pas sans que je sois le plus fortuné des hommes. Agréez mon admiration et tous les sentimens d’un cœur rempli de vous.
LETTRE CLVII.
à la
Comtesse de Longueil.
Je suis arrivé ce matin, ma chère cousine, au quartier-général, et j’ai été reçu du Prince avec une extrême bonté. Il m’a paru bien plus grand dans une espèce de grange, où je l’ai trouvé logé, que dans son château de Chantilli ; je ne voyais pas là les superbes tableaux qui représentent les batailles du grand Condé, mais je le voyais lui-même ; je voyais en lui la simplicité de l’oncle d’Henri IV. disant froidement au comte de Rove, son beau-frère, dont le cheval venait de lui casser la jambe : vous voyez combien les chevaux fougueux sont dangereux un jour d’affaire. Les grands hommes sont comme les athlètes qui perdent à être vus couverts des plus beaux habits ; c’est nus qu’il faut les voir pour juger leurs belles proportions. C’est dans l’adversité qu’il faut juger les hommes que le sort a mis au-dessus des autres ; c’est lorsqu’il les a rejetés dans la foule et dépouillés de cette pompe qui fait paraître en quelque sorte égaux, tous les hommes qu’elle environne de son éclat. Trois générations sont animées du même zèle, brillent de la même valeur, et la frugalité des Spartiates semble naturelle à des princes habitués aux délices d’Athènes. Je me suis en quelque sorte efforcé, ma chère cousine, pour payer ce tribut à l’héroïsme, parce qu’il m’est presque impossible de vous entretenir de quelque chose d’étranger au sentiment qui remplit mon cœur et mon esprit. C’est une gêne insupportable pour moi, que de me trouver au milieu d’hommes agités du plus grand intérêt, et je parais en écoutant les détails les plus curieux, sortir d’un profond rêve. Je prends part quelquefois à ce qu’on dit, comme les sourds qui s’efforcent de prendre un air affectueux ou riant, pour faire croire qu’ils comprennent ce que l’on dit d’intéressant ou de plaisant. J’ai retrouvé ici plusieurs de mes anciens camarades qui m’ont comblé d’amitié, et demain nous espérons joindre les Patriotes. La poste ne partira qu’après-demain, ainsi, ma chère cousine, vous saurez le succès de notre attaque.
P. S. Je vous, envoie, ma chère cousine, un bulletin qui contient tous les détails d’un avantage que nous avons remporté ; donnez-moi en retour de vos nouvelles, et parlez-moi de la Comtesse, de la santé de tout ce qui l’intéresse. Soyez auprès d’elle le plus souvent possible, en attendant l’heureuse époque qui nous réunira à jamais. Elle vous aime pour vous, et un peu aussi pour moi ; je voudrais que vous vous arrangeassiez avec mademoiselle Émilie, pour que l’une de vous fût toujours auprès d’elle. C’est le plus sûr moyen d’écarter l’inquiétude de son esprit, de rendre son espoir supérieur à ses craintes ; je m’efforce dans la lettre que je lui écris.
LETTRE CLVIII.
à la
Cesse de Loewenstein.
Qui m’eût dit, il y a six mois, ma chère Comtesse, qu’un jour, mon premier devoir après un combat, serait de vous rassurer ! c’est pour moi un très-grand plaisir de reconnaître vos droits, votre empire, dirai-je votre propriété, en vous rendant compte de tout ce qui me concerne. Nous avons livré hier aux Patriotes un combat, qui a duré six heures. Ils ont d’abord été enfoncés et fait une perte considérable ; mais ensuite ils sont revenus à la charge avec des troupes fraîches, et ils ont été au moment de l’emporter par le nombre d’hommes renaissant, et à force de canons ; nous sommes cependant restés maîtres du terrein, et ils ont été obligés de se retirer à une lieue fort en désordre. On estime à deux mille hommes leur perte, et la nôtre est de trois cents. Je ne vous ferai point de détails militaires ; mais je vous dirai que d’ici à huit ou dix jours, il n’y aura pas d’affaires importantes, et seulement quelques affaires de poste, qui n’engagent qu’une petite partie de notre armée. N’ayez point d’inquiétude sur mon compte, mon adorable amie, le destin n’a pas tant fait pour moi, pour en rester là. On est souvent et long-temps de suite aussi peu exposé à l’armée que dans une ville éloignée de l’ennemi. Je n’ai jamais songé à ma conservation ; mais chaque jour à présent je m’applaudis d’exister, d’avoir un jour de plus. Il arrivera, celui où jetant les yeux sur l’univers entier, je ne verrai personne à qui je puisse envier quelque chose ; je ne verrai rien qui soit l’objet d’un désir pour moi. Les plus grands empereurs avaient encore des souhaits à faire, pour la gloire ou la puissance ; mais moi, et permettez que je dise vous, nous n’aurons de vœux à former que pour la durée de notre bonheur. Je suis tout entier à l’espoir, aucune crainte ne me trouble, et ces heureux pressentimens ne seront point trompés. Je n’éprouve de désirs que de voir aller le temps plus vite. Encore six semaines !… elles s’écouleront, ma chère amie, toutes lentes qu’elles paraissent. Ménagez votre santé, calmez votre ame vive et sensible, dissipez-vous par quelque voyage. Je pratique ce que je vous recommande ; mais j’en ai plus de moyens et d’occasions. On vient m’avertir pour aller à un conseil. Adieu, mon adorable amie, mon univers. Je baise mille et mille fois vos belles mains, la main dont le don est à envier par tout ce qui respire.
LETTRE CLIX.
à Madame
La Cesse de Loewenstein.
Je remplis les ordres de madame la Comtesse, en lui donnant des nouvelles de mon cher maître ; il se porte comme un charme, et il est toujours à cheval : il m’est avis que cela lui est bon ; car lorsqu’il est seul chez lui, il va et vient sans cesse. Il veut lire et bientôt voilà qu’il jette là son livre ; il écrit, déchire, et il est, pardonnez-moi le mot, tout ahuri. Monsieur le Prince est venu deux fois le voir, et je crois qu’ils en ont dit de bonnes sur nos malheureuses affaires ; car on dit que monsieur le Marquis est encore un grand politique, outre qu’il est un si brave homme. J’ai quelquefois entendu monsieur le Président, qui est un grand esprit, c’était son terme, en montrant la tête de mon maître : il y a du monde au logis. Nous avons frotté par deux fois ces enragés de Patriotes ; il y en a beaucoup parmi eux qui n’ont tant seulement pas de souliers ; ils se sont tuer comme des mouches, et pour un bon Français de tué ou de blessé, il y a cinquante Patriotes à bas, mais c’est leur canon qui les rend forts, ils en ont autant que de fusils, c’est une manière de parler. Je quitte monsieur le Marquis le moins que je puis, et lorsque je crois qu’il y a quelque échaffourée, je suis le plus près possible, avec un bon sabre et des pistolets, comme je l’ai promis à madame la Comtesse. De grandes batailles, il n’y en a pas ; mais ce qu’ils appellent des affaires de poste. Ce n’est pas qu’il n’y fasse chaud aussi ; mais tout le monde n’en est pas, et en voilà plusieurs où monsieur le Marquis n’était pas, parce qu’il était resté dans les lignes. Madame la Comtesse peut se faire expliquer tout cela ; mais je crois qu’elle le sait, parce que tous les seigneurs de sa famille ont toujours été à la guerre, et on les entend parler. J’ai l’honneur de la prier de recevoir le respect de son
Bertrand.
P. S. Si je manquera quelque chose, madame la Comtesse voudra bien m’excuser, parce que je ne suis pas accoutumé à écrire à des dames comme elle.
LETTRE CLX.
à la
Cesse de Loewenstein.
J’ai eu hier, mon adorable amie, une bien agréable visite, et, le diriez-vous, celle d’un homme aussi heureux que moi. Le baron de *** a été envoyé au Prince, par son général, et s’est empressé de venir voir un homme, dont sa chère Émilie lui a si souvent parlé, et à qui sa céleste amie destine un sort à envier de tous les mortels. Vous pensez bien que la conversation n’a pas langui : question sur question de la part du Baron, sur votre santé et celle de votre amie, sur vos occupations, sur vos projets, enfin sur l’époque fortunée. Nous avons en quelque sorte épuisé le passé, le présent et l’avenir. Il n’a pas éprouvé les mêmes traverses que moi, avant d’arriver au bonheur ; mais notre position, notre manière de sentir, nos craintes et nos espérances sont les mêmes à présent, et tourmentés d’une égale impatience, nous avons également la perspective enchanteresse d’un bonheur
inépuisable. Que n’étiez-vous, ainsi que l’aimable Émilie, avec nous, ma tendre amie, vous auriez toutes deux été charmées des projets qu’enfantait notre imagination, excitée par la sensibilité et sa chaleur de notre ame ; on n’a peut-être jamais rassemblé quatre personnes réunissant entre elles des rapports pareils d’âge, de sentimens, de caractère et d’opinions. S’il est des mortels dont le bonheur puisse être le partage ; si c’est dans le cœur que s’en trouve la source, n’est-ce pas à nous qu’il est réservé, à nous dont le cœur éprouve tout ce que l’amour a de plus vif, tout ce que l’amitié a de plus doux ? Vous passerez sans cesse des bras du plus tendre amant dans ceux de la plus charmante amie. Je ne puis dans ce moment parler qu’en général de mon bonheur qui m’enivre, il faut que je sois plus calme pour entrer dans les détails d’un plan de vie, que nous avons formé. J’ai été charmé de la figure, des manières et de l’esprit du Baron ; on ne peut pas dire qu’il à l’air Français, et il n’a pas l’air Allemand ; la fréquentation de diverses nations, celle des cours et des camps lui ont donné une manière d’être à lui, qui n’est d’aucun pays, et il semble avoir pris ce que chacun a de bien.
Je suis forcé de finir ici ma lettre, le Prince m’envoie dire de venir chez lui à l’instant. Je suis au désespoir d’être interrompu, j’avais encore tant de choses à vous dire, ma charmante amie. Adieu, mille fois tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’aime et j’aimerai.
P. S. Dites à mademoiselle Émilie, que le Baron se porte bien, ne soyez pas inquiète si vous entendez parler d’un petit combat ; l’armée de Condé a été attaquée près de Hochfeld, mais elle a perdu très-peu de monde.
LETTRE CLXI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai l’honneur de vous envoyer, Mademoiselle, un paquet dont le détail est bien triste à vous faire ; il renferme une copie d’une lettre de monsieur le Vicomte de ***, qui vous apprendra la perte que nous avons faite, et j’ose dire la France ; plus une lettre pour vous recommander la Comtesse, dans l’affreuse situation où elle se trouve : cette lettre a été dictée au Marquis par le plus noir pressentiment, que l’avenir n’a que trop justifié ; enfin à ces deux lettres est joint un portrait de la Comtesse, fait par le Marquis avec cette inscription :
Les expressions me manquent, Mademoiselle, pour continuer, pour m’étendre sur un pareil sujet ; quel funeste devoir vous avez à remplir ! car c’est de vous seule que la Comtesse peut apprendre l’horrible sort du Marquis, l’excès de son propre malheur. Que pourrais-je vous dire et vous conseiller ? votre prudence et votre amitié iront par de-là ce que je pourrais prévoir et vous recommander. Madame de Longueil est malade en ce moment, et plongée dans le plus affreux désespoir ; elle semble se multipier, pour éprouver à la fois et le sentiment de sa profonde douleur, et celui de la Comtesse et du Commandeur. Si près d’être heureux, quel coup de foudre ! J’ai à m’occuper des dernières dispositions de notre ami, dont son amitié m’a confié l’exécution : elles seront littéralement suivies ; c’est un triste et douloureux ministère, mais le plus désolant est celui dont vous êtes chargée ; rappelez tout votre courage, Mademoiselle, pour apprendre à notre amie l’excès de son infortune. Je vous envoie une copie du testament et un récit affreux qui vous instruira de tout. J’espère qu’après-demain je pourrai me rendre auprès de vous, avec Madame de Longueil ; puissions-nous, Mademoiselle, aider à vous soutenir dans vos douloureuses fonctions, et les adoucir en les partageant. Agréez mon profond respect et mon fidelle attachement.
Madamede Longueil vous embrasse tendrement, et sa main tremblante de douleur ne lui permet pas de vous écrire deux lignes que ses larmes effaceraient.
LETTRE CLXII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis parti, Mademoiselle, l’esprit attaqué des plus noirs pressentimens. Je souhaite que cette lettre ne vous parvienne jamais ; car il y aurait dans le monde une personne bien malheureuse, si j’en juge par mes sentimens. Je vous la recommande, Mademoiselle, dans cette cruelle supposition, et je vous demande de vous souvenir d’un homme qui vous est tendrement attaché.
LETTRE CLXIII.
au
Comte de Longueil.
J’ai à remplir, monsieur le Comte, un bien douloureux devoir auprès de vous ; nous avions un ami, hélas ! il n’est plus : agité d’un noir pressentiment il me remit, quelques jours après son arrivée à notre armée, un porte-feuille qu’il me pria de faire déposer dans quelque lieu sûr, pour vous être remis, s’il périssait dans cette campagne. Il a toujours été, depuis qu’il nous a joints, en proie d’une profonde tristesse, dont il m’a fait connaître la cause sans entrer dans de grands détails ; mais il m’en a dit assez pour que je sois sûr qu’il existe en ce moment une personne bien malheureuse. N’ayant pas la force de vous faire un récit déchirant, j’ai fait transcrire un article de l’une des infâmes gazettes qui circulent en France ; il vous apprendra ce que ma main répugne à tracer. J’imagine que votre malheureux ami vous charge de quelque commission, peut-être bien pénible à remplir ; mais qui connaît mieux que vous, monsieur le Comte, les devoirs de l’amitié, et quel homme a plus que vous de courage et de sensibilité ? Notre ami se plaisait souvent à s’entretenir avec moi des obligations qu’il vous avait, et de vos généreux sentimens. Recevez, monsieur le Comte, l’hommage bien sincère de mon respectueux attachement, et conservez-moi un peu de part dans votre souvenir.
DE LA GAZETTE DE***
« On a transporté ici le vingt, un fameux Aristocrate, appelé ci-devant le marquis de St. Alban, et comme il avait été fait prisonnier en combattant contre la République, son procès n’a pas été long à faire. Amené hier devant le tribunal révolutionnaire, lorsqu’on a demandé son nom, il a répondu, le marquis de St. Alban. Le peuple a témoigné aussitôt son indignation par des huées ; mais dès que le Président a eu dit de se taire, le peuple plein de respect pour la loi et pour ses organes, a gardé le plus profond silence. L’ex-noble a eu l’insolence de jeter les yeux sur l’assemblée d’un air méprisant, et a cru faire quelque chose de beau en répétant : je m’appelle le marquis de St. Alban. On lui a demandé, s’il n’avait pas été pris les armes à la main contre les troupes de la République, et il a répondu, suivant leur langage ordinaire, qu’il se glorifiait d’avoir combattu pour son roi et sa patrie, et de mourir pour la défense d’une aussi belle cause, qui était celle de l’humanité. Alors le Président a dit qu’il n’y avait rien de plus à entendre. Bientôt après, sa sentence lui ayant été prononcée, il a voulu haranguer le peuple ; mais le Président a fait aussitôt signe de le faire sortir. Alors le ci-devant Marquis ayant tiré son mouchoir, et s’étant un peu baissé comme pour en faire usage, s’est frappé d’un stylet très-mince, et est tombé à l’instant sans vie. On a ramassé un papier qui était tombé de dessous sa redingote, et le peuple s’est avancé en foule pour en entendre la lecture ; mais il était si rempli de sang qu’on a eu peine à en lire d’autres mots que ceux-ci : je n’ai pas voulu souffrir qu’une main infame s’approchât de moi, et la mienne achèvera seule le sacrifice de ma vie, que je fais à mon roi et à ma patrie. Le peuple au mot de roi est entré en fureur, s’est jeté sur le corps inanimé de l’Aristocrate, qu’on n’a pu l’empêcher de mettre en pièces. L’humanité se révolte de ces sanglans excès ; mais dans tout les pays les racines de l’arbre de la liberté ont été arrosées de sang, et comment pouvoir contenir un peuple qui voit outrager son gouvernement et des lois qui lui sont si chères ? On a su le même jour que le Marquis avait passé à écrire, la nuit qui avait précédé le jour de sa mort, et l’on a trouvé plusieurs papiers écrits de sa main, et répandus dans divers endroits de la prison, qui contenaient des exhortations aux prisonniers pour se révolter, et un plan de conjuration contre la République. Tous ces papiers ont été remis au concierge, est on a signifié aux prisonniers que celui qui en garderait un seul, serait guillotiné sans être même écouté. etc. etc.
DU MARQUIS DE St. ALBAN.
Dans le cas où je viendrais à mourir avant d’être marié ou réintégré dans mes biens en France, mon intention est que mon bien actuel, montant à la valeur d’environ deux cents vingt mille livres, soit partagé de la manière suivante.
1o. Je laisse à madame la comtesse de Longueil soixante-dix mille livres, et pareille somme à monsieur le comte de Longueil, sur lesquelles sommes ils voudront bien prélever celle de six mille livres pour l’employer à secourir au moment, un ou deux des plus malheureux de mes compatriotes.
2o. Je laisse sa somme de quarante mille livres à mademoiselle Charlotte de ***, fille de monsieur le Comte de ***, lieutenant général des armées du roi de France, et mon intention est que ce fond soit placé par monsieur le comte de Longueil, qui voudra bien se charger de ce soin, et qu’il soit remis à mademoiselle de ***, lorsqu’elle aura atteint sa dix-huitième année.
3o. Je laisse à Bertrand, mon valet de chambre, qui m’a servi pendant quinze ans avec une fidélité et un zèle rare, et m’a donné depuis que j’ai quitté la France, des preuves du plus grand attachement, tout mon mobilier, consistant en linge, meubles et argent comptant, qui se trouverait en ma possession au jour de mon décès en pays étrangers, et en outre la somme de douze mille livres.
4o. Dans la supposition où sa monarchie Française serait rétablie, et les fidelles serviteurs du Roi réintégrés dans leurs biens, je laisse la totalité de mes biens, de quelque nature qu’ils soient, au chevalier de ***, mon cousin du même nom que moi ; mais quant à la jouissance, mon intention est que la moitié du revenu que je suppose devoir s’élever à cent vingt mille francs, soit distribuée en autant de portions de mille livres, que je supplie monsieur le comte de Longueil de vouloir bien répartir suivant ses lumières et conscience, à autant de militaires, prêtres ou magistrats, qui se seront distingués par leur zèle pour la personne du Roi, et le rétablissement de la monarchie. J’observerai qu’elles ne doivent pas se faire de scrupule d’accepter ce secours d’un particulier, puisqu’il n’aura lieu qu’après sa mort, et que cette circonstance excluant toute dépendance, permet à la délicatesse de recevoir les dons de l’estime ou de l’amitié.
5o. Sur les sommes restantes, il sera pris celle nécessaire pour faire faire un souvenir d’or émaillé, avec ces mots en diamans : souvenir du plus tendre amour, que je supplie madame la comtesse de Loewenstein d’accepter. Secondement trois autres pareils, avec ces mots : souvenir d’amitié, dont l’un sera remis à mademoiselle Émilie de Wergentheim, l’autre à monsieur le Commandeur de Loewenstein et le troisième à monsieur le comte de Longueil.
Je supplie monsieur le comte de Longueil, que j’ai depuis long-temps regardé comme mon père, de vouloir bien accepter la qualité de mon exécuteur testamentaire et l’hommage des sentimens profonds d’estime, d’attachement et de reconnaissance que je lui ai à jamais consacrés.
LETTRE CLXIV.
à la
Comtesse de Longueil.
J’ai reçu, madame sa Comtesse, le paquet que vous m’avez envoyé. J’y ai trouvé le portrait de mon amie, et une lettre du Marquis écrite avant son départ, mais, Madame, je n’ai pas la force de parler d’autre chose que de la Comtesse : elle est instruite comme vous le verrez par une lettre du Commandeur que je vous envoie ; son état est très-alarmant, et sa raison est comme égarée. La fièvre et l’abattement se succèdent, et les plus noires vapeurs l’obsèdent ; échafaud, bourreaux, voilà les mots qu’elle prononce sans cesse. Tâchez de venir au plutôt ; elle me parle souvent de vous ; elle vous parle comme si vous étiez présente. On m’appelle pour retourner auprès d’elle, et je ne puis vous écrire que ce peu de lignes qui vous perceront le cœur ; le mien est déchiré. Hélas ! je sens vivement le malheur de mon amie, et je songe que je pourrais être aussi malheureuse. Adieu, madame la Comtesse.
LETTRE CLXV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Mademoiselle,
Voilà le moment de donner des preuves de votre amitié à ma malheureuse nièce, et je vous prie de venir auprès d’elle, sans perdre un seul instant. Vous savez combien le marquis de St. Alban était cher à toute la famille, à moi, à ma pauvre nièce ; l’année ne se serait pas passé sans qu’il entrât dans cette famille qui l’honorait, le chérissait : hélas ! il n’est plus de bonheur pour moi, pour nous. Je pressais depuis long-temps ma nièce d’aller dîner à deux lieues d’ici, chez ma bonne amie la comtesse d’Alfinbourg, et elle avait enfin accepté ; mais sa mère qui est incommodée, n’a pu venir avec nous ; elle m’a dit pendant la route, qu’elle avait reçu une lettre du Marquis, qui la rassurait beaucoup, en lui mandant qu’il avait passé plusieurs jours aux avant-postes, mais qu’il était rentré dans la ligne. Je lui ai expliqué ce que c’était, et elle a paru fort tranquille. Hélas ! Mademoiselle, mon cœur saigne en me rappelant les espérances auxquelles s’est livrée ma pauvre nièce. Nous avons parlé de divers arrangemens, et je l’ai assurée que le mois de janvier ne se passerait pas, sans qu’il se formât une alliance qui ferait notre bonheur à tous. Quelle reconnaissance ne m’a-t-elle pas témoignée, en me rappelant le don que je lui avais fait de ma terre et baronnie de *** ! Nous sommes arrivés, comme vous voyez, Mademoiselle, fort gais et fort contens, chez la Comtesse, qui nous a fait la meilleure chère du monde. On a joué après le dîner, et les parties faites, le baron de Blomberg a tiré de sa poche le moniteur qu’il a lû tout haut. Ma nièce n’a pas paru y faire grande attention, et causait à voix basse avec la Comtesse. L’article du tribunal révolutionnaire est venu, et sur la liste des victimes il a lû d’abord plusieurs noms obscurs, et continuant, il a lû : Henri Victor St. Alban, ex-marquis ; un cri perçant s’est fait entendre, c’était ma pauvre nièce qui était tombée sans connaissance. J’ai regardé l’article pour voir si c’était bien son nom, et je n’ai pu en douter. On a eu toutes les peines du monde à faire revenir ma nièce, et quand elle a repris ses sens elle nous a regardés avec un air qui m’a déchiré le cœur. Hélas ! Mademoiselle, tout ce qui était autour d’elle fondait en larmes, quoiqu’il n’y eût que quelques personnes instruites du sujet de sa douleur. « Les monstres ! s’est-elle écriée, retirez-vous bourreaux. » Elle a perdu connaissance à plusieurs reprises, il n’a pas été possible de songer à la ramener, et je n’aurais pu soutenir pendant la route un tel spectacle. La Comtesse l’a fait conduire dans une chambre, et je suis resté seul avec elle, auprès de ma malheureuse nièce. Elle tient dans ses mains un portrait du Marquis qu’elle inonde de larmes, qu’elle approche sans cesse de ses lèvres, ou presse sur son cœur, et elle s’écrie quelquefois : « je vous rejoindrai bientôt, mon cher Marquis. » Voilà, Mademoiselle, l’état de votre amie, arrivez je vous prie, vous seule pouvez lui donner quelque consolation, s’il en est ; ou du moins la calmer. Ne perdez pas de temps, je vous en conjure, au nom de votre tendre amitié pour cette femme infortunée. Je suis avec un profond respect, Mademoiselle,
LETTRE CLXVI.
Tu sais sans doute à présent, ma chère Jenny, que j’ai perdu mon cher maître. J’avais comme une idée de ce qui est arrivé à ce brave homme que je n’oublierai jamais. Ton pauvre Bertrand, aurait été pris avec lui, s’il avait pu le suivre, et serait à présent ad patres ; mais il aurait accompagné jusqu’au bout son cher maître, et qui sait s’il ne l’aurait pas dégagé des mains de ces enragés, car tu sais que l’ai le bras bon. Hélas ! je l’ai vu, ma chère amie, entre les mains de ces coquins de Patriotes, et je courais
comme un fou, pour envoyer des cavaliers
à leurs trousses et le rattraper.
C’est moi qui ai fait part de ce malheur
à monsieur le Vicomte qui commande
le corps, et il a été bien fâché.
Il m’a dit comme ça : Bertrand
venez demain chez moi, j’y
suis été, et je ne pouvais lui parler,
tant la douleur me serrait le cœur.
Ce bon seigneur m’a pris la main, et
il avait lui-même les larmes aux yeux,
« Vous perdez un bon maître, mon cher
Bertrand, et moi un excellent ami.
Mais Monsieur, lui fis-je, il ne mourra
peut-être pas ? — Ah ! mon ami, il faut
le regarder comme mort entre les
mains de ces gens-là, et je sais qu’ils
le mènent à Paris ; » et puis il m’a dit :
« voilà un paquet qu’il faut porter à
monsieur le comte de Longueil ; il
renferme les dernières volontés du Marquis, et je crois savoir ses intentions pour vous, dont vous n’aurez pas lieu d’être mécontent. Voilà cent douze ducats qu’il m’avait remis il y a trois jours. Servez-vous-en pour les frais de votre route, et vous remettrez le reste à votre arrivée à monsieur le comte de Longueil. » J’ai baisé mille fois les mains de ce bon seigneur, et je suis parti pour aller trouver monsieur le Comte. Quand j’ai paru devant cet honnête homme, il m’a dit aussitôt : « mon pauvre Bertrand, je suis sûr que vous êtes bien affligé, » et il a levé les mains au ciel ; ensuite il a ouvert le paquet de monsieur le Vicomte. J’ai remis à monsieur le Comte cent six ducats, des cent douze que m’avait donnés monsieur le Vicomte, en lui disant que j’avais tâché de dépenser le moins possible. « Le tout vous appartient mon cher Bertrand, et vous êtes plus riche que vous ne pensez. » Il a ouvert alors un petit tiroir où il m’a montré des rouleaux. Je n’en ai jamais tant vu, ma chère Jenny, et j’étais là comme une pierre, d’étonnement, et il en a compté neuf d’une fois, en disant cela fait dix ; tu entends, parce que j’en avais cent, et il en a compté encore plus de deux cents, et il m’a dit : « tout cela vous appartient mon cher Bertrand. » Je me suis mis à pleurer. « Ah ! Monsieur, lui fis-je, monsieur le Marquis était bien bon ; mais comment peut-il donner tout cela à Bertrand ? il ne mérite pas cela Monsieur ; qu’il ait un morceau de pain, voilà qui est bon pour lui. Vous n’êtes pas le seul, m’a dit monsieur le Comte, à qui le Marquis a songé en mourant, et voilà des fonds considérables que l’on a trouvé moyen de lui faire passer par la voie de la Suisse, et j’allais l’en prévenir, lorsque j’ai appris la fatale nouvelle. » Il m’a fait après cela la lecture d’un article du testament de mon cher maître, que j’ai écouté tout tremblant. « Il faut que vous en ayez une copie, me fit-il, et comme cela n’est pas long, je vais le transcrire et le signer ; » et il m’a remis cet article, que j’ai baisé mille fois tout pleurant. Te voilà donc ma chère Jenny avec bien de bons ducats ; car toi ou moi ça ne fait qu’un. N’ai-je pas raison ? et tu penses de même, tout ce que tu as est à ton pauvre Bertrand. Que je serais content, ma chère Jenny, d’avoir toute cette fortune, si Monsieur vivait ! Il serait lui-même bien content, j’en suis bien sûr, ce bon seigneur, de voir son Bertrand heureux. Il m’avait bien des fois promis, qu’il me donnerait de quoi vivre, et faire un bon petit commerce ; mais comme je me souviens toujours de mon pauvre père qui avait à Troye, une belle et bonne auberge, connue à cent lieues à la ronde. C’était le lion d’or, et on y faisait des biscuits excellens, dont les plus grands seigneurs faisaient provision en passant. J’en ai la recette, et qui nous empêcherait d’en faire ? sans le feu qui a pris à la maison et l’a toute brûlée, (je me souviens encore de cela comme si j’y étais,) Bertrand n’aurait jamais été domestique. J’étais là comme le poisson dans l’eau, et l’argent roulait dans la maison ; mais tout est pour le mieux, ma chère Jenny, et j’aurais été vingt ans dans la misère, que je n’en serais pas fâché, vois-tu, si il fallait cela pour avoir connu Jenny. Je serai presque aussitôt que ma lettre à Lœwenstein, ma chère amie, avec mon petit trésor. Ah mon dieu ! qu’il m’en coûtera pour revoir la cousine de mon maître, et madame la Comtesse, pour celle-là si elle en mourait, je n’en serais pas surpris. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quand je songe que cette brave dame, qui aimait tant mon maître, allait être ma maîtresse ! mon cœur saignera, je t’assure, bien fort en rentrant chez le bon homme Schmitt, en voyant la chambre de mon maître. Adieu, ma chère Jenny. Je t’embrasse de tout mon cœur. Fais bien mes complimens, je t’en prie, à monsieur Jean, et dis bien des choses à la bonne Madelaine.
LETTRE CLXVII.
à la
Comtesse de Longueil.
Qu’ai-je à vous apprendre ? hélas ! madame la Comtesse, la raison de notre amie est absolument égarée. Elle a voulu rester seule, pendant un jour et demi, et n’a pas mangé, quelque instance qu’on lui ait faite. Comme la contradiction est funeste dans l’état où elle est, on s’est conformé à ses idées, et on l’a laissée seule ; tel a été l’avis du médecin qui nous a fort engagés à éviter la plus légère irritation, et à entrer même dans son sens. Nos précautions ne paraissent pas avoir eu grand succès, et ce matin son esprit était absolument aliéné. Quand je suis entrée dans sa chambre : « j’entends, a-t-elle dit ; j’y vais, le tombereau est-il là ?… c’est celui de la reine… je ne suis pas si grande dame qu’elle, pourquoi n’irais-je pas ? » Le médecin avait un habit noir ; elle l’a pris pour un prêtre : « je meurs innocente, Monsieur, donnez-moi l’absolution. » Elle a voulu couper ses cheveux ; nous nous y sommes fortement opposés, et elle les a relevés, ensuite prenant le portrait du Marquis : « vous m’appelez, vous êtes là haut mon cher, j’y vais, qu’attend-on ? » Elle est tombée sur son lit comme épuisée. Une demi-heure après, elle s’est relevée, et avec un rire forcé, que je ne puis vous rendre, elle a dit : « il fait bien beau aujourd’hui ; mais je vais dans un monde où il fera bien plus beau : n’est-ce pas Monsieur ? » s’adressant au médecin. Cette scène a fini par un long assoupissement, et à son réveil elle a été encore plus agitée ; toujours parlant de bourreaux et de guillotine, comme s’ils étaient sous ses yeux. Elle continue à ne rien prendre, elle est insensible aux pleurs de sa mère, et à ceux de son oncle, ainsi qu’aux miens. Je ne sais comment je puis soutenir ces déchirantes scènes ; ma mère veut que je revienne chez elle ; mais je la conjure de me laisser ici jusqu’à votre arrivée. Adieu, madame la Comtesse, combien votre ame doit souffrir au milieu de tant d’infortunes, qui se succèdent pour la déchirer ! heureusement votre courage égale votre sensibilité.
LETTRE CLXVIII.
à la
Comtesse de Longueil.
Je continue, madame la Comtesse, le triste journal qu’exige votre amitié. Je suis entrée avec le médecin à huit heures, ce matin, dans la chambre de notre amie ; il lui a trouvé un peu de fièvre, et il a paru désirer qu’elle fût plus forte : « je crains, dit-il, qu’elle ne soit si peu sensible que parce que l’abattement est extrême. » Il lui a fait prendre un cordial qui l’a ranimée, et la matinée s’est passé assez doucement, à quelques tressaillemens près, et de profonds soupirs par intervalle. J’ai interrogé le médecin, et il m’a répondu, que l’état où elle se trouvait, lors de la fatale lecture, aggravait prodigieusement son mal ; qu’il était à craindre qu’il n’y eût engorgement au cerveau, et que sa raison ne soit long-temps altérée. Quelle affreuse perspective !… mais enfin, qu’elle vive. Ce qui restera de ma charmante amie me sera toujours précieux, et ne pourra-t-elle pas reconnaître quelquefois son amie ? Recevez, madame la Comtesse, l’hommage de mon respect.
LETTRE CLXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je ne suis pas sans espoir, Mademoiselle, sur l’état de notre amie. J’ai vu plusieurs femmes, par des accidens à peu près semblables, privées plusieurs mois de leur raison, et la retrouver avec la santé ; il est vrai que je n’en ai pas vu qui fussent affectées en même temps d’une si violente douleur ; l’horreur du genre de mort ajoute encore au regret infini de la perte, et le plus affreux spectacle se présente sans cesse à l’imagination. Je suis occupée à soigner ici, une de mes amies réduite à la plus affreuse misère, et qui périt d’une consomption causée par le chagrin. Elle n’a que moi pour la consoler et la secourir ; quand je m’absente une demi-journée, elle est dans la désolation. Cette malheureuse femme est mon amie dès l’enfance ; nous avons été inséparables jusqu’à cette affreuse Révolution, est-ce le moment de la quitter, Mademoiselle ? Je tâcherai cependant de lui faire entendre raison, et d’obtenir d’elle, sa permission de m’absenter pour aller voir notre amie. J’ai beaucoup d’espoir de vos soins pour notre chère Comtesse, et si quelqu’un peut parvenir à lui procurer quelque calme, c’est vous, Mademoiselle, qui connaissez si bien la route de son cœur et de son esprit. Daignez continuer de me donner de ses nouvelles, que je tremble et désire de savoir.
LETTRE CLXX.
à la
Comtesse de Longueil.
L’état de notre pauvre amie, madame la Duchesse, semble empirer tous les jours ; quelquefois elle passe plusieurs heures tranquille en apparence, mais c’est le calme de l’abattement ; hier elle a été ainsi presque toute la journée, et l’espérance se glissait dans mon cœur ; cet état s’est soutenu jusqu’à dix heures qu’elle s’est couchée, et je suis restée près d’elle, jusqu’à ce que je l’aye vue endormie. Sa femme de chambre m’a remplacée, et j’ai été me mettre à table ; mais une demi-heure après, cette femme est rentrée dans la salle à manger pour me prier de monter : sa maîtresse, m’a-t-elle dit, venait de se réveiller en sursaut, et tout en sueur. Elle se tord les mains, frissonne, tressaillit. Arrivée près de cette chère amie, quel spectacle m’a frappée ! je l’ai trouvée dans le plus grand désordre, sans bonnet, sans fichu, sanglotant, haletant, et ensuite demeurant un quart d’heure les yeux fixes. Je lui ai pris les mains, j’ai pleuré moi-même, et n’ai pu que prononcer de moment en moment : ma chère Victorine. Il s’appelait Victor aussi, s’est-elle écriée ; c’était son nom, nous avions le même nom… Je l’ai recoiffée, et j’ai voulu l’engager à prendre quelque nourriture, car elle n’avait pas mangé de la journée. « Pourquoi, a-t-elle dit, vouloir prolonger ma vie ? — Vous voulez donc abandonner votre Émilie ? » Le Commandeur est entré, et sachant de quoi il s’agissait, il a parlé bas à la femme de chambre, qui est revenue bientôt après avec un bouillon. Le Commandeur l’a pris de ses mains, et se mettant à genoux près du lit : « sera-t-il dit que ma chère nièce me refuse ? — Non, non, mon cher oncle, je vous obéirai jusqu’au dernier moment de ma vie. » Quelque temps après, le médecin est entré, et l’a engagée à prendre une potion calmante, qui a paru lui faire du bien ; nous sommes sortis, et la nuit a été assez tranquille.
LETTRE CLXXI.
à la
Comtesse de Longueil.
Notre pauvre malade, a supporté assez bien la route, madame la Comtesse, et est arrivée hier à cinq heures ; on se flattait qu’elle pourrait passer une bonne nuit, parce qu’elle était assez tranquille. L’abattement était extrême ; ses yeux étaient fixes, quelquefois égarés ; mais par un hasard bien malheureux, Bertrand qui venait voir Jenny, s’est rencontré dans le vestibule ; elle s’est élancée vers lui avec un cri perçant : « et votre maître mon cher Bertrand, vous venez donc d’arriver ? J’ai eu bien du chagrin ; mais où est-il ? » Bertrand est demeuré interdit, on a pris la Comtesse sous le bras, pour la faire monter, et Bertrand a disparu. « Le Marquis est donc là haut ?… » Elle a cherché en entrant dans son appartement, parlant tout bas, elle s’est ensuite écriée : « ah ! il n’y a plus d’espoir ; mais ai-je rêvé, j’ai vu Bertrand ; » et elle l’a appelé pendant quelques minutes. On lui a dit qu’il était parti pour Francfort. Abandonner ainsi son maître, a-t-elle dit, l’ingrat ! et elle est entrée en fureur. On a été obligé d’user de quelque force pour la faire coucher. Le médecin est arrivé, lui a trouvé une fièvre ardente, et elle est tombée pendant sa visite, dans le plus affreux délire. Je vais tâcher de dormir quelques heures, madame la Comtesse, et je continuerai demain mon triste journal.
LETTRE CLXXII.
à la
Comtesse de Longueil.
Le délire a subsisté toute la nuit et a duré encore ; les plus effrayantes convulsions se sont jointes à cet état, et le médecin désespère. C’est tout ce que je puis faire que de rester un quart d’heure de temps en temps dans sa chambre : le spectacle est affreux ; elle s’est mise cette nuit, le visage tout en sang ; elle fait des cris qui sont entendus au fond de la cour. J’ai frémi lorsqu’en entrant ce matin, je l’ai entendu dire : « on coupe ses cheveux, qu’on me les donne… ah ! gardez tout bourreaux ! » Le médecin vient d’entrer, il a prié le père et la mère de la Comtesse de sortir, et a fait refuser la porte au Commandeur. Il s’est ensuite approché de la malade et a levé les yeux au ciel. Je lui ai demandé s’il y avait quelque nouvel accident. Hélas ! m’a-t-il dit, elle a des soubresauts dans les tendons, c’est un symptôme bien fâcheux ; sortez de grâce, Mademoiselle. Je n’ai pas voulu la quitter, et je me suis fait apporter à dîner dans son cabinet de toilette. Adieu, Madame, à demain : mes yeux sont enflés et ma tête est étonnée ; il semble qu’elle va se fendre. Vous êtes attendue par toute la famille, avec bien de l’impatience, et je suis au désespoir de ne pouvoir me trouver à votre arrivée ; mais vous savez que je suis obligée de me rendre pour deux jours à Mayence. Vos soins ne laisseront rien à désirer pour notre amie, et je vous conjure de me donner de ses nouvelles demain au soir. Adieu, Madame.
LETTRE CLXXIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
C’est à moi, Mademoiselle, à vous rendre compte de l’état de votre amie ; mais avant, je dois vous faire part d’une idée qui m’est venue, en apprenant qu’il n’était pas mort sur l’échafaud, mais s’était tué en présence des juges. Notre sensible et malheureuse amie se croit sans cesse entourée de bourreaux, en rongeant à la mort tragique du Marquis ; j’avais pensé que ce serait peut-être un soulagement pour elle, d’apprendre que ses derniers instans n’ont point été souillés par l’approche des bourreaux, et qu’il a dérobé sa personne à leurs mains infâmes. J’ai communiqué mon idée à la mère de notre amie, au Commandeur, et au médecin : ah ! Mademoiselle, je ne puis vous rendre ce qui s’est passé dans cette consultation. Les larmes, les sanglots l’interrompaient à chaque instant, parce qu’il nous a fallu lire l’affreux récit de la mort du Marquis, et en détailler les circonstances, pour juger de l’effet qu’elles produiraient. Le docteur Sivermarus, dont vous connaissez l’impassible gravité, avait sans cesse son mouchoir à la main. Son avis a été contraire à mon opinion, et je ne pus m’empêcher d’y déférer. Il nous a dit que la Comtesse avait un grand fond de religion, et qu’en apprenant que le Marquis avait attenté sur ses jours ; sa douleur et ses alarmes deviendraient encore plus profondes et plus vives. « Son imagination, nous a dit ce respectable docteur, ne fera que substituer une scène d’horreurs à une autre ; mais il est à craindre qu’au lieu d’un innocent qui a droit à la miséricorde divine, elle ne lui représente le Marquis comme un coupable qui, prévenant les décrets de la providence, a disposé d’une vie qui lui devait être soumise. Elle croit le Marquis dans le sein de la divinité, jouissant des récompenses accordées aux justes ; elle se flatte, l’infortunée, de le rejoindre dans peu ; hélas ! nous lui ôterons cet espoir ; elle se le représentera sans cesse, condamné aux tourmens de l’enfer, et séparé d’elle pour l’éternité. Les idées religieuses sont celles qui ont le plus de prise sur les ames sensibles, jugez, a-t-il ajouté, de la profonde impression que doit produire sur celle de madame la Comtesse, le tableau d’un Dieu irrité, qui demande compte à un mortel, du dépôt qu’il lui a confié, et celui des tourmens réservés à ceux qui ont transgressé ses immuables lois. » Il ne sera plus question, d’après ces considérations, d’instruire la Comtesse et de changer le cours de ses idées.
Elle est à peu près dans le même état où vous l’avez vue, mais l’abattement semble être plus marqué. Adieu, Mademoiselle.
LETTRE CLXXIV.
à la
Comtesse de Longueil.
L’état de la malade est à peu près le même, depuis votre départ ; mais les forces diminuent sensiblement. La fièvre a pris à sa malheureuse mère, le Commandeur est tourmenté d’un cruel accès de goutte, et garde son lit bien malgré lui. Je serais seule auprès de la Comtesse, si la petite Charlotte, guidée par son cœur, n’avait tant fait qu’elle a obtenu la permission de se rendre ici. Elle a passé la nuit dernière, toute entière auprès de notre
amie, sans dormir un instant, toujours
debout ou à genoux auprès de son lit,
lui serrant les mains, pleurant avec
elle ; le Marquis avait bien raison de
dire que ce serait un charmant sujet.
Je suis obligée de monter et de descendre
sans cesse, pour donner des
nouvelles à la mère, au Commandeur.
Le docteur est revenu ici, peu après
votre départ, et y passera deux jours.
Il nous a donné quelquefois un peu
d’espérance ; mais il évite depuis son
retour de répondre à nos questions.
Ah ! Madame, je vois bien en noir.
LETTRE CLXXV.
à la
Comtesse de Longueil.
Je m’étais couchée à neuf heures. Je me suis relevée à quatre ; le chirurgien avait veillé auprès d’elle, il m’a dit qu’elle avait été tranquille à force d’abattement. Je l’ai trouvée un peu assoupie, une heure après elle s’est éveillée et a pris un peu de bouillon. « Où suis-je, a-t-elle dit ? Ah ! mon Émilie ! »… elle m’a serré les mains avec assez de force. « Ah ! mon pauvre esprit !… mais aussi, quelle horreur ! » La raison a paru lui être entièrement revenue, et j’ai fait un cri de joie. Le médecin m’a regardée avec un air de compassion, la faiblesse a toujours été en augmentant, elle est retombée dans l’assoupissement.
LETTRE CLXXVI.
à la
Comtesse de Longueil.
Madame la Comtesse, personne ici n’a la force de vous écrire, et l’on exige de moi, que je vous apprenne une affreuse nouvelle : vous avez perdu une tendre amie, et la nature est privée d’un de ses plus beaux ornemens. On n’entend ici que des sanglots, dans quelque endroit qu’on aille. Lors du fatal moment, il y avait deux cents paysans dans la cour, qui venaient savoir de ses nouvelles, et aussitôt on a entendu un gémissement universel et des cris de désespoir. Tout le monde part demain. Je suis avec respect
Madame la Comtesse
obéissant serviteur,
Le docteur Sivermarus.
- ↑ Cette lettre a été écrite en 1793, et depuis cette époque, le roi de Prusse a donné des terres à plusieurs Émigrés Français dans l’intérieur de ses états, et dans la nouvelle partie de la Pologne, acquise par le dernier partage. Une congrégation de religieuses a demandé un asile, et le Roi leur a accordé une maison où elles vivent facilement du travail de leurs mains, et selon leur institut. Enfin les Émigrés, que distingue leur mérite littéraire, ont obtenu dans l’académie de Berlin des places auxquelles sont attachés des appointemens.
- ↑ Un homme d’esprit, à qui l’Abbé Sieyès demandait son sentiment sur cet ouvrage, lui dit à ce sujet un mot plaisant et d’un grand sens : l’ouvrage est excellent, lui dit-il, mais c’est dommage qu’il n’ait pas paru le lendemain de la création.
- ↑ Les poutres enfoncées dans le lit de la rivière, ne sont point à plomb ; celles qui sont dans la partie supérieure sont pliées au cours de l’eau, et celles de dessous à rebours.
- ↑ Dans le roman de Grandisson.
- ↑ L’infame tyran de la France a le premier proposé à l’assemblée constituante l’abolition de la peine de mort.
- ↑ Ceux qui seront surpris de cette assertion, n’ont qu’à lire les lettres de Milady Montaigu, femme dont les mœurs n’ont point été critiquées, et dont l’esprit est reconnu, ils y trouveront : Les plaisirs des sens sont les seuls véritables.
Lettre XLIII.