L’Émigré/Texte entier

P. F. Fauche et compagnie (4 volumesp. i-251).


AVERTISSEMENT

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On ne doit pas perdre de vue que les lettres qui composent ce recueil ont été écrites en 1793. La plupart des tableaux et des sentimens qu’elles renferment sont relatifs à cette époque affreuse et unique dans l’histoire. La sombre horreur qui régnait dans les esprits, semblait ne permettre alors aucune conjecture favorable. Un système de modération a succédé au plus barbare régime, et pour la seconde fois, Rome a vu un général, maître de l’Italie, se contenter d’un tribut, lorsqu’il pouvait livrer sa capitale au pillage. Le sang eût coulé dans Rome en 1793, le sanctuaire eût été profané et les monumens les plus précieux détruits. Royaliste ou Républicain, tout ami de l’humanité doit applaudir à un changement de système qui épargne la vie des hommes, et les victimes errantes de la Révolution doivent peut-être en attendre l’adoucissement de leur sort.

L’ÉMIGRÉ.

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PRÉFACE.




L’ouvrage qu’on présente au public est-il un roman, est-il une histoire ? Cette question est facile à résoudre. On ne peut appeler roman, un ouvrage qui renferme des récits exacts de faits avérés. Mais, dira-t-on, le nom du marquis de St. Alban est inconnu, il n’est sur aucune des tables fatales de proscription ; je n’en sais rien ; mais les événemens qu’il raconte sont vrais, et l’on a sans doute eu des raisons pour ne pas mettre à la tête de ce recueil de lettres, les véritables noms des personnages. S’il paraissait une description du tremblement de terre de la Calabre, par un homme qui s’en dirait témoin oculaire, et qu’il rassemblât le tableau de toutes les circonstances de cet horrible bouleversement, et la fidelle peinture des terreurs, des angoisses, des souffrances des malheureux habitans de cette contrée, dirait-on que c’est un roman, parce que l’auteur n’en serait pas connu ? Il en est de même de l’Émigré, tous les malheurs qu’il raconte sont arrivés. A-t-il été reçu avec le plus touchant intérêt par une famille illustre d’Allemagne ? Un grand nombre d’Émigrés a été favorablement accueilli dans plusieurs pays, par des gens humains et généreux. A-t-il été amoureux ? Il me semble que rien ne choque moins la vraisemblance, et j’aimerais autant qu’on mît en question si un homme a eu la fièvre. Un poëte tragique à qui l’on demandait au commencement des scènes sanglantes de la Révolution, s’il s’occupait de quelque ouvrage, répondit : la tragédie à présent court les rues. Tout est vraisemblable, et tout est romanesque dans la révolution de la France ; les hommes précipités du faîte de la grandeur et de la richesse, dispersés sur le globe entier, présentent l’image de gens naufragés qui se sauvent à la nage dans des îles désertes, là, chacun oubliant son ancien état est forcé de revenir à l’état de nature ; il cherche en soi-même des ressources, et développe une industrie et une activité qui lui étaient souvent inconnues à lui-même. Les rencontres les plus extraordinaires, les plus étonnantes circonstances, les plus déplorables situations deviennent des événemens communs, et surpassent ce que les auteurs de roman peuvent imaginer. Un joueur, homme d’un grand sang froid, se contentait de dire à l’aspect des coups les plus piquans ; cela est dans les dés : on peut dire de même au récit des plus singulières ou tragiques avantures, cela est dans une révolution. Je n’en dirai pas d’avantage sur cet ouvrage ; s’il intéresse, je n’aurai pas eu tort de le publier, s’il produit un effet contraire, j’emploierais en vain tous les raisonnemens pour m’en justifier.

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L’ÉMIGRÉ.

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LETTRE PREMIÈRE.


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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


le… Juillet 1793.


Enfin vous voilà, ma chère Émilie, débarrassée des Français. Que je vous ai plaint pendant que vous étiez sous leur domination, et combien j’ai craint pendant le siège pour ma tendre amie, pour tout ce qui l’intéresse ! Que de fois je me suis réveillée la nuit en sursaut, les yeux remplis de larmes ! Enfin je respire, Émilie est hors de tout danger, et se porte bien ; elle est à présent au milieu des fêtes, et le bruit du canon est remplacé par le son des instrumens. On dit que le roi de Prusse a été reçu comme un dieu descendu du ciel pour le bonheur des humains. C’est votre libérateur, et je défie aucun de ses sujets d’avoir autant que moi d’attachement pour sa personne. J’ai pensé dire d’amour, car on emploie ce terme pour les rois comme pour Dieu ; mais le roi de Prusse, d’après ce qu’on en dit, serait homme à prendre une femme au mot. Je ne pourrai pas d’ici à quelques jours aller embrasser mon Émilie, mon oncle doit revenir ce soir, et son retour est déterminé par une circonstance singulière, dont je vous ferai part demain. Adieu mon aimable Émilie. Le frère de Jenny, qui part pour Mayence, ne me donne pas un quart d’heure de plus, pour vous faire un récit intéressant, et me livrer à tous les transports de ma joie. Je vous embrasse mille fois du plus profond de mon cœur que vous remplissez entièrement.

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LETTRE II.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je vous ai promis de vous raconter une aventure extraordinaire, qui a fait revenir hier au soir mon oncle, avec un grand empressement, la voici dans la plus grande exactitude. Vous rappelez-vous, mon Émilie, d’avoir lû dans des romans de chevalerie, la rencontre imprévue d’une jeune princesse et d’un chevalier. La Dame se promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d’armes, de chevaux se fait entendre ; ses écuyers s’avancent pour en savoir la cause, et ils trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué ; ils se sont enfuis à l’arrivée des écuyers de la princesse, et le Chevalier est tombé au pied d’un arbre, percé de plusieurs coups. On s’empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état exige. Voilà précisément mon histoire. Mon oncle est arrivé avant-hier pour dîner. Vous voyez d’ici la réception, les empressemens pour lui, et les caresses qu’il prodigue avec dignité et tendresse à sa Victorine ; ajoutez qu’on lui apporte un paquet ; on est attentif, il l’ouvre, et de là sortent, une étoffe des Indes, charmante, pour faire une robe à votre amie, et une autre, d’une couleur un peu rembrunie, pour la plus aimable et la plus indulgente des mères. Remercimens, effusion de reconnaissance ; le dîner, ensuite conversation sur les affaires de la France. La nièce chante l’air favori de son oncle, et s’accompagne sur le piano-forté. De-là mon oncle dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on marche sur la pointe du pied ; il se reveille au bout d’une heure, et l’on profite du beau temps pour aller se promener dans ce joli bois où nous avons lu Verther. Vous voyez tout cela n’est-ce pas, mon Émilie ; mais attendez, voici du nouveau. À peine étions-nous descendus de voiture pour nous promener à pied, que nous appercevons un jeune homme en uniforme rouge brodé d’or, qui étoit évanoui au pied d’un arbre ; un domestique, aidé d’un paysan s’empressait autour de lui, et une espèce de charretier arriva, son chapeau plein d’eau pour la lui jeter sur le visage ; une petite charrete attelée d’un cheval et remplie de paille, formait le reste du tableau. Ma mère, tout émue d’un tel spectacle, tira aussitôt son flacon de sel d’Angleterre, et mon oncle le lui fit respirer. Le jeune homme reprit ses sens, et nous regardant avec des yeux étonnés : où suis-je, dit-il, est-ce un rêve ? Il pouvait à peine parler, mais des regards touchans nous peignaient sa reconnaissance de nos soins, et une sorte de plaisir à nous voir. Le valet nous dit que son maître servait depuis quelque temps à l’armée Prussienne, et que la veille, ayant été la nuit en détachement avec une trentaine de hussards, il était tombé dans une embuscade de deux-cents Patriotes. Ce nombre n’a pas effrayé mon maître, il s’est défendu avec un courage de lion ; mais douze ou quinze de sa troupe ayant été tués, ou blessés dangereusement, ce qui restait a été fait prisonnier. Il nous ajouta que son maître, qui était cruellement blessé, avait eu le bonheur de s’échapper ainsi que lui, et qu’après avoir marché en toute diligence sur une des rives du Rhin, ils étaient parvenus à une barque de pêcheurs où ils s’étaient reposés quelques momens et que la douleur que ressentait son maître était si forte qu’il était obligé, pendant la route, de se tirer les cheveux pour ne pas s’évanouir. Les pécheurs leur ayant dit que plusieurs détachemens de Patriotes s’étaient fait voir depuis deux jours dans les environs, et que la blessure de son maître ne lui permettant pas de se tenir à cheval, il n’y avait d’autre moyen pour les éviter que de traverser le Rhin dans leur barque, qu’ils avaient suivi ce conseil, et qu’ils étaient arrivés à la pointe du jour dans un petit village ; mais la blessure de mon maître, ajouta le valet, exigeant un prompt secours, qu’il ne pouvait trouver dans ce lieu, il a fallu le faire conduire à un gros village qu’on nous a indiqué ; en arrivant dans ce bois, il a été forcé par la douleur que lui causaient les cahots de la voiture, de descendre pour se reposer un instant, et il s’est trouvé mal. Mon oncle écoutait ce récit avec intérêt, ainsi que nous ; il fit plusieurs questions à ce valet, et celle-ci entre autres : votre maître est sans doute un bon serviteur du Roi ? Ah monsieur, repondit-il, c’est un fier Aristocrate, qui a manqué plus de dix fois d’être à la lanterne. Nous nous empressions autour du blessé qui avait peine à reprendre ses sens. Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce qui était à faire, lorsque le valet de chambre dit : c’est à l’épaule que monsieur le Marquis est blessé, et il souffre cruellement. À ces mots le visage de mon oncle s’épanouit : votre maître est un homme de qualité à ce que je vois, quel est son grade ? Le valet de chambre lui apprend qu’il était major en second, que son père avait commandé un régiment, et que son grand père était mort au moment d’être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-il, et c’était un des plus grands seigneurs du pays. Vingt-six villages dépendaient de la terre de son nom ; mais il n’y a plus de seigneurs à présent. Il avait deux châteaux superbes, des meubles, de l’argenterie, ah ! fallait voir ! tout cela a été brûlé, et cette enragée de nation a tout pris. L’intérêt de mon oncle croissait de moment en moment au récit de ces circonstances. Ma mère et moi nous nous empressions auprès du pauvre blessé pour le secourir. Son épaule gauche est fracassée, il souffrait infiniment, faisait des efforts pour vaincre sa douleur, et nous témoigner sa sensibilité à nos soins. Ma mère lui demanda où il comptait aller. À Francfort, dit-il, si je puis ; mais cela était impossible dans l’état où il se trouvait. On le lui représenta, et alors il dit, je vois un village à quelque distance d’ici, je vais tâcher de m’y rendre. Mon oncle regarda ma mère, qui l’entendit, et elle offrit au blessé un asile dans sa maison. Il se défendit quelque temps d’accepter ses offres, dans la crainte de l’importuner ; mais mon oncle termina les débats en disant : faut-il faire de telles façons entre gens de qualité, monsieur le Marquis, ne m’auriez-vous pas accordé l’hospitalité dans un de vos châteaux, si je m’étais trouvé dans votre situation ? Le Marquis lui répondit avec vivacité : qu’il aurait été empressé de le recevoir, et de lui rendre tous les services possibles. Il se défendit encore, mais ma mère lui fit tant d’instances, qu’il accepta. On le fit entrer dans la voiture, et nous revînmes au château. Le blessé occupe votre ancien appartement au bout du corridor, à droite. Il est là plus éloigné du bruit et auprès de la bonne Magdelaine, dont vous connaissez les talens pour soigner les malades. En voilà bien long ; vous allez me dire : lorsqu’on commence un roman on doit faire le portrait du héros, et je vais me conformer à cette invariable coutume. Il s’appelle le marquis de St. Alban. Il est grand, bien fait, à ce que je crois, car souvent j’ai trouvé bonne grâce à des gens qu’on me disait n’être pas bien faits ; il paraît avoir vingt-cinq à vingt-six ans ; ses cheveux sont blonds, ses yeux et ses sourcils noirs ; sa phisionomie annonce de la vivacité et de la douceur ; il porte un habit rouge brodé en or, avec des revers et paremens noirs également brodés, c’est l’uniforme des Gens-d’armes. Adieu, ma chère amie, donnez-moi de vos nouvelles.

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LETTRE III.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Je ne puis vous exprimer, ma chère amie, le plaisir que m’a fait éprouver votre lettre, il n’y a que votre présence qui eût pu le surpasser ; mais elle m’en donne l’espérance, et mon cœur se livre tout entier d’avance à toutes les effusions de la plus tendre amitié. Si ma mère n’était pas malade, je serais déjà auprès de vous. Que de choses j’ai à vous dire après une aussi longue séparation ! Je ne doute pas que vous n’ayez été, pendant tout le siège, plus inquiète, plus agitée que votre Émilie ; ceux qui sont exposés aux plus grands dangers se familiarisent avec eux. L’espérance semble faire choix de toutes les chances favorables pour les mettre sans-cesse sous les yeux, et ses tableaux trompeurs procurent une sorte de sécurité. Quand on entend les premiers coups de canon, on frissonne ; mais quand on en a entendu cent, et qu’on se trouve sain et sauf, ainsi que tout ce qui nous environne, on se fait à ce bruit et l’on se persuade que les coups qui suivent ne feront pas plus de mal. Il n’en est pas de même de ceux qui dans l’éloignement tremblent pour leurs amis ; ils n’ont rien de sensible pour se rassurer ; leur esprit erre dans une mer de craintes vagues, et chaque instant renouvelle leurs terreurs. Je crois être dans le vrai en vous faisant, suivant ma méthode, cette analyse de nos sentimens ; mais aussi, je me plais à me peindre des plus vives couleurs l’attachement de Victorine pour son Émilie, à l’exagérer s’il était possible. Toute ma famille partage l’empressement que j’ai de vous revoir, et j’ai embrassé de bien bon cœur ma petite sœur Caroline qui s’est écriée, au départ des Français, nous pourrons donc revoir l’aimable Comtesse ! De tous les malheurs du pays, votre absence est celui qu’elle ressentait le plus : jugez de ce que devait éprouver sa sœur ainée ! Je m’intéresse à votre héros blessé, et je le trouve bien heureux de vous avoir rencontrés. On dit qu’on renvoie les Français de plusieurs villes d’Allemagne ; ces pauvres Émigrés sont bien à plaindre, et mon père a bien raison de dire qu’on est bien peu généreux à leur égard, et que leur fidélité et leur courage devraient leur attirer, ne fût-ce que par politique, les bienfaits, ou du moins la protection des souverains. Nous avons assez parlé depuis six mois de nouvelles ; nos lettres étaient des gazettes, dans les tristes circonstances où nous étions : je ne veux plus parler que de nous : il semble que mon cœur ait été fermé tout ce temps. Combien j’ai de choses à vous dire ! Vous les devinez, vous les sentez, ma chère amie, parce que votre cœur est si pénétrant ! On n’a jamais dit, je crois, un cœur pénétrant ; mais l’esprit qui conçoit rapidement et le cœur qui sent, devine avec une grande promptitude ne peuvent-ils pas mériter la même épithète ; n’est-ce pas une véritable pénétration, que cette vivacité de votre ame qui vous lait concevoir tout ce qui se passe dans la mienne, vous met, en quelque sorte, à ma place, et vous fait saisir les plus légères nuances du sentiment qui m’affecte. Vous allez m’appeler métaphysicienne ; mais tant que je suis claire, je ne regarde pas ce reproche comme une injure. D’après ce que je viens de dire de votre cœur pénétrant, j’ai tort quand je vous dis que j’ai beaucoup de choses à vous apprendre : vous les savez toutes. Les terreurs qui assiègent mon ame quand il est absent, quand il est au milieu des dangers, vous les éprouvez. J’ai vu un jour à Francfort chez un célèbre escamoteur, qui faisait beaucoup de tours curieux, deux pendules qui n’étaient point montées ; il en transportait une au fond d’une grande cour, et toutes les deux sonnaient en même temps, à un signal, une égale quantité de coups : c’est l’image de nos deux cœurs ; le destin est l’escamoteur qui ordonne à l’une de nous de sentir, et l’autre cède à l’instant aux mêmes impressions. Si je l’ai bien compris, c’est à peu près là aussi l’harmonie préétablie de notre célébré Leibnitz.

Je crois que le Marquis, que vous avez ramassé, doit se trouver, dans son désastre, bien heureux d’être ainsi soigné, dans un bon château, par de belles et illustres princesses. Ce début m’intéresse ; dites-moi ses avantures, que son écuyer vous aura sans doute racontées en partie. Je suis bien aise qu’il ait de la naissance, cela lui vaudra l’intérêt de votre cher oncle, et les pauvres Émigrés ont besoin de tout le monde. Il y a quelque temps que nous lisions qu’un roi d’Espagne ayant perdu ses cheveux, il fut question de lui faire une perruque, et que le conseil, composé de Grands, s’assembla pour délibérer sur ce sujet ; il fut décidé unanimement dans cette auguste assemblée qu’il fallait faire grande attention à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité. Nous nous regardâmes tous en riant, et il n’y eut pas un de nous qui ne songeât en cet instant à votre bon oncle. Pardonnez-moi cette plaisanterie, ma chère Victorine, je rends d’ailleurs toute justice à ses excellentes qualités. Adieu, adieu, écrivez-moi et faites mieux, venez. Je vous embrasse mille fois.

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LETTRE IV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis bien contrariée, ma chère amie, en voyant retarder l’heureux moment où je pourrai vous embrasser, et je suis forcée de paraître gaie, car mon oncle accoutumé à être obéi dans sa maison, craint de ses vassaux, veut étendre son empire sur les esprits et les visages ; il faut rire, avoir l’air content quand on est auprès de lui. Ma mère, que son tendre intérêt pour moi rend attentive à tous ses mouvemens, me fait souvent signe de relever la conversation languissante, de l’amuser, de chanter. Ce serait une gêne insupportable, si la bonté qui le caractérise et la générosité de son ame n’inspiraient le désir de lui plaire, et de contribuer au bonheur d’un homme qui passe sa vie à faire des heureux. Il est fort occupé de notre héros blessé ; mais il faut que je l’appelle par son nom puisque nous le savons. Mon oncle lui a fait des questions sur sa naissance, son grade et ses parens, qui nous ont mis à portée d’être instruits de tout ce qui le concerne. Il a eu soin aussi de faire parler son valet de chambre, qui a confirmé tout ce que son maître avait dit ; il parlé avec un enthousiasme touchant de sa bonté, de sa générosité. C’est une très-bonne marque d’être aimé et estimé de ses domestiques ; car enfin ils nous voient de plus près que les autres, et dans ce temps où les Français croient que tous les hommes sont égaux, ce n’est pas peu pour un valet de cette nation de parler de son maître avec respect : il faut qu’il y soit en quelque sorte forcé par ses grandes qualités. Le marquis de St. Alban souffre toujours beaucoup ; il garde sa chambre et nous allons tous les soirs passer deux heures avec lui pour le distraire. Mon oncle se plaît à l’entendre ; il dit qu’il n’a jamais vu un Français si modeste, et je ne puis m’empêcher d’être de son avis, sans connaître autant que lui les Français, parce qu’il ne me paraît pas possible d’avoir des manières plus simples, de parler de soi avec plus de réserve, et des autres avec plus d’indulgence. Il y a deux jours que souffrant moins, il fit l’effort de venir prendre du thé dans le sallon ; il y avait beaucoup d’Étrangers qui étaient venus dîner chez ma mère, et tous en furent infiniment satisfaits. La baronne de Blenem, dont vous connaissez le discernement, dit à ma mère en s’en allant, votre Émigré me paraît fort aimable ; c’est un homme qui ne paraît jamais avoir envie de faire un effet, et qui a le don de fixer l’attention de tous ceux qui se trouvent avec lui. Mon oncle qui l’entendit, lui dit, bravo, madame la Baronne, et cela me rappelle ce que dit un ancien, (je voudrais que ce fût mon ami Plutarque), en parlant je crois de Caton, plus il cherchait à se dérober à sa gloire, et plus elle s’attachait à lui. Adieu, ma chère Émilie, je crains bien que mon voyage ne soit encore retardé.

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LETTRE V.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Et moi aussi je crains bien que vous ne soyez pas libre de venir ici aussitôt que je le désire. Comment quitter votre mère, tant que le marquis de St. Alban sera chez vous ? Je crois d’ailleurs que votre oncle qui n’a rien à faire chez lui, et qui prend plaisir à la société du Marquis, ne vous quittera pas de sitôt. Je vous regrette bien ma chère Victorine, et dans ces bois où nous aimions à nous égarer, et sur les bords du Rhin, où quelquefois nous restions des heures entières à jouir en silence d’une vue superbe. Je ne sais pourquoi dans les momens où l’on est le plus frappé des beautés de la nature, la mélancolie s’empare de nous. Les plaisirs bruyans de la ville nous jettent hors de nous-mêmes, et le mot divertir est d’une grande justesse, à laquelle on ne fait pas attention. Ce genre de plaisir, effectivement, nous éloigne de nous-mêmes, et c’est ce que signifie divertir. Les plaisirs qui tiennent de plus près à la nature nous y ramènent, concentrent nos sentimens et nos pensées, et l’ame alors a plus d’action que l’esprit ; on a bien moins de saillies que de sentimens, on n’est point gai, mais on est satisfait ; on est souvent plus près de pleurer que de rire ; mais qui a jamais été aussi heureux en riant de tout son cœur qu’en répandant des larmes arrachées par le sentiment ! Dans quelle douce rêverie nous étions souvent plongées toutes deux, en entendant le bruit de la chûte du Rhin, près de Rudesheim ! nos ames recueillies semblaient se correspondre sans l’entremise des sens ; nous nous embrassions quelquefois avec transport, au sortir de cette rêverie, comme l’on fait après une conversation où l’on s’est donné des témoignages de tendresse. Au reste, ma chère amie, je vous regrette par tout : quand je lis, pour vous communiquer mes réflexions, et m’éclairer de votre jugement ; quand je suis dans le monde, pour vous rendre compte de ce qui me frappe, et observer en commun les ridicules, et la pantomime des prétentions. Votre Émigré d’après ce que vous m’en dites, me paraît fort intéressant, et vous m’inspirez la curiosité de le voir. Il n’y a point de nouvelles de l’armée. Je tremble à chaque gazette qui arrive ; je me dis quelquefois : pourquoi donc aller à l’armée quand on a de la fortune, quand on peut être un bon mari, un bon père, élever ses enfans, soigner son bien ; ne peut-on donc être heureux chez soi que lorsqu’on a quelque chose à raconter, un titre sur son adresse, et un morceau de ruban à sa boutonnière ? Je sais qu’il est des femmes qui ont besoin de ces choses pour estimer leur mari. J’ai quelquefois considéré notre fermière, quand son mari fait de loin, en rentrant chez lui, entendre une voix bruyante ; quand il raconte qu’il a gagné quelques parties de boule, ou, ce qui est encore mieux, qu’il a eu une querelle, qu’il a menacé ou battu quelqu’un ; alors elle se rengorge, et d’un air tout à la fois orgueilleux et soumis s’empresse autour de lui, regarde avec complaisance ses enfans qu’elle pense devoir être fiers, d’un tel père. N’en serait-il pas de même des femmes d’un état plus relevé, qui ont besoin, pour considérer leur mari, qu’il fasse un peu de bruit dans le monde ? Ah ! mon ami, ce n’est pas de vos grades que je m’enorgueillirai jamais ; ce ne seront point vos récits de guerre qui exciteront mon attention et animeront mon intérêt ; la vanité n’entrera jamais dans mes jouissances ; cette ame à la fois douce et forte, ce discernement prompt et juste, cette indulgence qui ne naît point du besoin qu’on a de celle des autres, voilà vos dignités ; les divers mouvemens de votre cœur sensible, voilà l’histoire qui m’intéressera bien plus que celle des sièges et des batailles. Encore si au regret de l’absence ne se joignait pas la crainte de mille dangers. Ah ! laissons ce triste sujet ! il faut détourner les yeux des choses qu’il est impossible de fixer sans frémir. Ma mère s’occupe toujours de mille soins relatifs à mon mariage, mais il me semble que le moment n’en arrivera jamais. Un tel changement d’état, un tel bonheur contemplé dans une prochaine perspective ne paraît pas possible. Quand on met à la loterie on est rempli d’abord de l’espoir de gagner ; mais à mesure que le moment du tirage approche, la crainte succède à l’espérance. J’éprouve depuis plusieurs jours une mélancolie que je ne puis vaincre ; mille craintes m’environnent ; plus je suis près du bonheur, plus je redoute les obstacles. Ah ! les obstacles, c’est peu dire !… Adieu, ma chère amie.

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LETTRE VI.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Votre lettre, mon Émilie, m’afflige, et je regrette bien de n’être pas auprès de vous pour bannir votre mélancolie ; elle tient plus à votre corps qu’à votre ame. J’aurais pu dire votre physique mais vous savez combien je suis ennuyée d’entendre des gens, qui croient avoir de l’esprit parce qu’ils disent le physique et le moral ; et à ce mot de physique, il me semble que je deviens anatomiste. Je me tiens donc tout bonnement à l’ame et au corps comme mes pères. Vous avez encore plus besoin d’exercice et de dissipation que de consolation. Je connais cet état où notre ame n’est ouverte qu’à la crainte, et la santé est le principe de cette disposition. Rien n’a changé pour vous, et chaque jour est un pas que vous faites vers le bonheur. Quand il fut question de mon mariage, j’étais comme vous incrédule, et la crainte n’entrait pour rien dans cette disposition de mon esprit. En considérant monsieur de Loewenstein, je ne pouvais concevoir qu’il allait acquérir sur moi un empire, en quelque sorte absolu ; que ce ne ferait plus de mon père, de ma mère, dont la domination est si douce, que je dépendrais ; que tout cela serait l’affaire d’une minute, qu’il n’y aurait qu’un mot à prononcer, et que ce mot ferait le destin de ma vie. Je n’avais ni goût ni répugnance, il me semblait que j’allais changer de père : voilà ce que je voyais dans mon mariage, et je croyais toujours qu’il surviendrait quelque circonstance qui ferait rompre les engagemens pris, tant il me semblait étrange de changer de nom et de situation. L’âge de monsieur de Loewenstein n’était point un sujet d’éloignement pour moi, mais d’embarras : je craignais de me familiariser avec lui. Une seule fois je fis une comparaison désavantageuse de lui, et en voici l’occasion : le jeune baron de Glekem était venu dîner chez ma mère ; on fit des parties après le dîner ; je restai avec lui et nous jouâmes au volant ; ensuite, à la promenade, il me défia à la course, en me donnant une grande avance : la journée se passa à folâtrer ensemble de mille manières, et le soir ma mère me fit danser une allemande, et valser avec lui ; je me sentis émue. Monsieur de Loewenstein arriva pendant le souper, et je lui trouvai des rides que je n’avais pas encore apperçues. Pendant plusieurs jours je songeai, non pas précisément au jeune baron, mais à son âge rapproché du mien, mais à cette conformité de goûts, de plaisirs qui se trouvent entre gens du même âge ; mon cœur ne fut pas effleuré, mais mon esprit faisait des parallèles désavantageux à monsieur de Loewenstein. Si la surface de mon cœur eût été entamée, vous en auriez été instruite du moins au moment où je m’en serais rendu compte ; mais vous l’eussiez, je crois, plutôt su que moi.

Monsieur de Loewenstein arrive ces jours-ci de Vienne avec mon père, et reviendra bien mécontent ; il est menacé de perdre un procès d’où dépend une partie de sa fortune. J’en suis plus fâchée pour lui que pour moi, et tant que j’aurai des chevaux pour me traîner à Mayence, la fortune n’aura aucune prise sur mon ame. J’oublie de vous donner le bulletin du marquis de St. Alban : le chirurgien qui l’a pansé est un ignorant, et il en a envoyé chercher un à Francfort. Son séjour sera prolongé d’après les accidens qui sont survenus. Il prend sur lui pour causer avec nous ; mais on voit quelquefois qu’il fait effort pour vaincre sa douleur. Si l’on cessait d’aller chez lui il serait encore à ce qu’il dit plus à plaindre qu’il ne l’est de se contraindre un peu. Nous lui sommes devenus si nécessaires qu’il regarde sans cesse à sa montre dès quatre heures, et il nous reproche d’une manière touchante de l’abandonner si nous arrivons un quart d’heure plus tard. Hier nous avons parlé romans ; il préfère ceux des Anglais ; j’en ai été surprise ; car il me semble que les Français ont beaucoup de réputation pour ce genre d’ouvrages. J’ai lû avec vous la princesse de Clêves et Zaide, et ces deux ouvrages nous ont fort intéressées par l’élévation et la délicatesse des sentimens. Le marquis de St. Alban à qui j’en ai parlé m’a répondu que les romans devaient être comme les comédies, la représentation des mœurs d’une nation. Nos auteurs de romans, si l’on en excepte deux ou trois, dit-il, ne mettent en scène que des comtes et des marquis, comme si il n’y avait que des gens de qualité dans le monde, et les mœurs des gens de cet ordre, ils ne les connaissent point ; leurs peintures sont outrées, et les avantures qu’ils décrivent sans vraisemblance. Il n’en est pas, dit-il, de même des Anglais ; ils cherchent la moralité de l’homme dans toutes les classes de la société ; rien n’est ignoble ou noble à leurs yeux ; les caractères sont variés et soutenus ; chacun parle le langage de la passion qui l’anime, ou de son état. Je me souviens que dans un roman de Fiedling on élève des doutes devant un aubergiste sur l’état d’une femme qui est dans sa maison, et l’aubergiste répond : c’est certainement une femme de condition, car elle n’a demandé qu’un verre d’eau en entrant chez moi. N’est-ce pas, dit le Marquis, un trait caractéristique ? Si la connaissance de la nature, ajouta-t-il, est ce qui exige les plus grands efforts de l’esprit ; les deux plus grands génies sont Newton, et Richardson : l’un a deviné les lois des corps célestes, l’autre a pénétré dans les plus profonds abymes du cœur humain ; mais ce n’est point par une froide analyse comme les moralistes, c’est par la peinture la plus vraie, et la plus animée des sentimens et des caractères. L’amour, la haine, l’envie, l’amour propre n’ont aucun replis que n’ait développé Richardson. Le roman de Clarisse renferme vingt caractères dont aucun ne se dément, dont chacun contribue à l’harmonie du plus magnifique tableau. Enfin, que vous dirai-je ? Il prétend que c’est le plus beau livre de morale, l’ouvrage le plus attachant, et le plus profond. Comme je lui témoignai quelque surprise de son enthousiasme : Ah ! dit-il, que diriez-vous d’un homme qui aurait vu un portrait qu’il aurait cru représenter le beau idéal, et qui ensuite rencontrerait la figure qu’il aurait cru n’exister que dans l’imagination ? N’admirerait-il pas d’autant plus le peintre qui, en rassemblant ce que chaque trait en particulier peut avoir de beauté, aurait composé un ensemble parfait, et ne serait point cependant sorti des bornes de la nature ? Eh bien ! Clarisse, je crois qu’elle existe, j’en suis sûr ! Il me sembla qu’il me regardait en disant ces mots ; mais peut-être me suis-je trompée. Il s’empressa ensuite de justifier Richardson d’avoir fait quitter, à une fille aussi vertueuse que Clarisse, la maison paternelle, pour suivre Lovelace ; c’est en cela, dit-il que Richardson montre son génie. La fatalité était la base des tragédies des anciens, c’était le moyen d’intéresser vivement en faveur de leurs personnages ; ils étaient vertueux, ils détestaient le vice, mais l’ascendant invincible du destin les précipitait dans le crime. Médée en est une preuve, lorsqu’elle dit : Le destin de Médée est d’être criminelle, mais son cœur était fait pour aimer la vertu. Richardson a suivi en quelque sorte l’exemple des anciens tragiques ; Clarisse est un modèle de sagesse et de vertu ; c’est sa famille qui l’engage à écrire à Lovelace, pour éviter un grand malheur qui menaçait un fils chéri ; elle avait un secret penchant pour ce Lovelace, comblé de tous les dons de la nature, et du moment qu’elle lui a écrit, qu’elle est entrée en relation avec lui, toutes les démarches semblent précipitées par une main invisible, elle ne peut plus s’arrêter, quelques efforts qu’elle fasse, et résister à un homme qui trouve le moyen de l’entourer de tous les filets de l’artifice et de la séduction. Voilà en quelque sorte la fatalité des anciens, et le plus grand exemple à donner à la jeunesse, puisque de la plus légère imprudence résulte le malheur de la vie. Mais Julie, lui dis-je ? Julie a succombé, dit le Marquis, je ne veux pas lui en faire un crime ; mais Clarisse aussi sensible qu’il soit donné d’être, et aimant à l’excès, Clarisse, qui a eu à combattre son amour comme Julie, et de plus que Julie, les artifices auxquels il semble miraculeux d’échapper a su conserver toute la pureté de l’innocence. La Julie de Rousseau a des beautés ; mais sans Clarisse elle n’aurait pas existé ; c’est une imparfaite imitation de cet ouvrage sublime. Rousseau a besoin d’étayer son roman de détails étrangers ; la description de Paris, des dissertations sur la musique et sur des objets de morale remplissent une partie de l’ouvrage ; Richardson, fort de son sujet trouve dans la fécondité de son génie de quoi soutenir l’attention et toucher le cœur sans traiter aucune question étrangère à ses personnages ; par tout dans Julie on voit l’auteur, il écrit les lettres et les réponses, et amène un duel pour avoir occasion de disserter sur les duels. J’ai pris le titre de Clarisse ; s’il est chez votre libraire, à Mayence, envoyez-le moi je vous prie, si non j’espère le trouver à Francfort. Mais que dites-vous de l’application que le Marquis m’a faite du caractère de Clarisse ? je regarderais cela d’un autre comme une galanterie Française ; mais de lui, je crois qu’il le pense. Je crois que le besoin qu’il a de nous, exalte sa reconnaissance, et qu’il nous voit sous l’aspect le plus favorable ; enfin, dans la solitude, on s’attache à ce qui nous environne, et le défaut de comparaison tourne à l’avantage de ceux que l’on voit. J’ai été si frappée de tout ce que le Marquis a dit sur Clarisse, qu’en rentrant dans ma chambre, je me suis efforcée de m’en rappeler jusqu’à la plus petite circonstance, et suivant ma coutume, lorsque j’entends des choses intéressantes, je l’ai écrit aussitôt. Je ne me flatte pas d’avoir conservé ses expressions, et ce que je vous rapporte ne peut avoir la chaleur que le son de sa voix et ses gestes prêtaient à son discours. Il m’a transporté pour Clarisse, et je n’aurai point de repos que je n’aye ce précieux livre ; car enfin le Marquis qui est jeune, susceptible de passions vives, peut avoir exagéré ; mais il faut que l’ouvrage soit intéressant et renferme de grandes beautés. Voilà une bien longue lettre et j’aurais encore beaucoup de choses à vous dire ; mais l’heure de la poste met un terme à mon bavardage.

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LETTRE VII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Lorsque j’ai écrit hier une si longue lettre à mon Émilie, je ne croyais pas l’embrasser sitôt ; mais le soir, il a pris tout d’un coup à mon oncle un accès de tendresse pour vous : je parlais de votre santé ; il m’en demanda, avec beaucoup d’intérêt, des détails, parut craindre pour votre personne, et après un éloge fait avec brusquerie et sincérité : mais pourquoi, ma nièce, ne pas aller la voir ? — Quand vous êtes ici !… — Oh ! cela est bon quand je fais un petit voyage de deux jours ; mais il ne faut pas se gêner lorsque je reste ici quelque temps, et ce brave homme qui est malade m’intéresse, je ne puis le quitter ; il ne faut pas tarder plus long-temps à aller voir votre aimable Émilie ; nous avons tremblé pour elle pendant le siège, et si je ne vous en ai pas parlé souvent, c’est que je craignais de faire connaître mes inquiétudes ; ne tardez pas davantage ; demain, ma nièce, c’est moi qui vous en prie ; dites-lui combien nous l’aimons tous, et combien nous aurons de plaisir à la revoir : À de si douces paroles, j’ai embrassé mon oncle bien tendrement ; je l’ai assuré que je reviendrais après-demain au soir pour faire le thé, et que j’aurais soin de rassembler toutes les nouvelles. Le frere de Jenny qui part à l’instant pour Mayence vous rendra cette lettre. Adieu, ma chère Émilie, le plaisir m’empêchera de dormir cette nuit, il est bien juste qu’il domine à son tour ; le chagrin et la crainte n’ont régné que trop long-temps.

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LETTRE VIII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Un moment après votre départ, ma chère amie, j’ai reçu des nouvelles de l’armée ; n’attendez pas que j’entre dans aucun détail, le Baron est loin du danger, il s’en désespère, et je m’en applaudis ; il est à l’armée, voilà ce qu’il faut pour ce qu’on appelle l’honneur ; je m’y borne, et ne porte pas mes regards jusqu’à la gloire. Les ouvriers de l’évangile qui arrivent à la dernière heure sont payés comme les premiers ; on a des grades avec le temps, qu’on ait été plus ou moins exposé, cela est indifférent. Il se porte bien ; mais des quartiers d’hiver, il n’en faut point attendre ; voilà ce qui nous désole tous deux. La certitude que d’ici à quelque temps les coups de fusils et les canons des Patriotes n’atteindront point mon ami, remplit mon ame de joie. Ma mélancolie a été dissipée par ces heureuses nouvelles. Cela contredit un peu l’opinion où vous étiez que c’était mon physique qui souffrait ; mais comme je suis plus portée à vous donner raison qu’à moi, je crois que tout cela peut s’accorder. La première disposition venait de mon physique ; mais une commotion morale pouvait la changer, et c’est ce qui est arrivé. On a vu des paralitiques marcher à l’approche du feu d’une incendie qui gagnait leur habitation.

J’ai beaucoup entendu parler du roman de Clarisse, je serai bien curieuse de le lire et de voir si le Marquis n’est pas un peu exagéré dans ses éloges. Je suis persuadée que c’est vous qu’il a eu en vue, ma chère amie, quand il a dit que Clarisse existait. Je ne connais pas cette héroïne de Richardson ; mais si elle est dans la nature, elle n’est pas au-dessus de vous ; quand votre modestie vous défendrait de le croire, il vous doit paraître simple qu’un jeune homme, qu’un coup du sort transporte subitement d’une scène de sang et d’horreur dans une société douce, intéressante, sensible à ses malheurs, soit exalté par la reconnaissance ; et si au milieu de cette société se trouve une jeune personne dont la figure est charmante, dont la voix pénètre jusqu’au cœur, dont les regards, les gestes, les paroles forment la plus parfaite harmonie, il doit la comparer à ce que son imagination lui offre de plus parfait ; il doit la regarder comme un ange envoyé du ciel pour le secourir.

Je suis plus affectée que vous de la diminution de fortune de votre mari ; non que je croie que la fortune soit nécessaire pour être heureux ; mais le passage d’une aisance considérable à une situation étroite et gênée, dispose souvent à l’aigreur, et nécessite une attention soutenue sur les plus petits détails domestiques. Un mari attribue quelquefois au défaut d’économie de sa femme l’insuffisance de ses moyens ; enfin il me semble que dans un ménage où le contentement ne vient pas uniquement de l’étroite union des ames, l’abondance éloigne une foule de sujets d’humeur et relâche les nœuds trop étroits de la dépendance d’une femme ; la médiocrité de la fortune, au contraire, les ressère, multiplie les rapports journaliers entre deux époux, et il est presque nécessaire, si vous y prenez garde, que l’un des deux devienne absolument le maître pour éviter les discussions et les querelles. Dans les dépenses d’une maison, il faut faire la part à la vanité, et elle est en raison de ce qu’on est moins heureux par le sentiment. On n’a peut-être jamais mis l’économie au nombre des avantages que procure la sensibilité, rien n’est cependant plus vrai ; plus on est capable d’aimer, plus le cœur est rempli d’un sentiment profond, et plus il est facile de se suffire à soi-même ; ce sont les cœurs vides qui ont besoin de distractions étrangères ; ce sont ceux que la vanité remplit, et le cercle de leurs besoins est un horizon sans bornes. Monsieur de G. et moi n’avons jamais songé à la fortune. Quel moyen pourrait-elle nous procurer pour trouver le temps aussi court, que celui d’être ensemble ?… Que nous fait qu’on loue nos meubles, nos vins, nos chevaux, quand tout occupés de nous, à peine nous y faisons attention. Cet état de médiocrité où nous serons nous rapprochera sans cesse ; nous n’aurons qu’un carosse ! que sert d’en avoir quatre à ceux qui veulent être dans le même ? Adieu, ma chère Victorine.

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LETTRE IX.

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Le Mis de St. Alban
au
Pdt de Longueil.


J’ai reçu au camp Prussien, devant Mayence, votre lettre datée de ***, et elle a mis fin aux inquiétudes extrêmes que j’éprouvais. Vous existez, vous avez sauvé quelques débris de votre fortune, c’est le comble du bonheur dans ces temps de calamités. La plupart de ceux qui ont été assez heureux pour dérober leur vie à la fureur des monstres qui gouvernent la France ne trouvent que la misère dans les pays étrangers. J’ai parcouru plusieurs pays et rencontré des Émigrés dans plusieurs endroits. Là, je les ai vu accueillir d’abord avec mépris et défiance, ensuite j’ai vu la plus barbare cupidité mettre à profit leur ignorance de la langue et l’urgence de leurs besoins ; souvent on les forçait en entrant dans une ville de faire connaître leurs ressources, et quelques uns après avoir ainsi exposé leur misère à tous les yeux, étaient reconduits aux portes de la ville, comme de malheureux mendians, pour n’y plus rentrer. Il me semble depuis quelques mois être sur un champ de bataille, où l’on ne porte que des regards inquiets dans la crainte de trouver parmi les morts quelques uns de ses amis. La lecture de chaque gazette offre une affreuse liste que je n’ose parcourir qu’en tremblant. La vie la plus retirée, la conduite la plus circonspecte ne peuvent faire échapper à la barbarie de la jurisprudence révolutionnaire. Hélas ! ces biens qui faisaient naguères l’orgueil et les délices des riches sont aujourd’hui, en quelque sorte, autant d’accusateurs qui s’élèvent contre eux ; il en est de même du mérite, des dignités et de l’esprit ; jugez d’après cela, Monsieur, si j’ai dû trembler pour vous ! Quelle affreuse époque pour l’humanité que celle où les avantages qui distinguent les hommes, sont devenus des principes de ruine, et marquent du sceau de la réprobation ceux qui les possèdent. Je me plaisais autrefois à croire des vertus et de la sensibilité au général des hommes, et à regarder le crime et la cruauté comme d’affreuses exceptions ; mais une révolution est une fatale lumière qui découvre l’hideuse nudité de la majeure partie des hommes. J’attends avec impatience le récit que vous m’avez promis des événemens de votre émigration, et je vais vous obéir en vous faisant part de mes dernières aventures. J’ai fait la campagne de 1792, et lorsque l’armée française a été dispersée, je me suis rendu dans le camp Prussien pour y servir en qualité d’aide de camp de mon parent le comte de Fours, lieutenant général au service de Prusse. Je n’entrerai pas dans le détail des opérations militaires, et je me bornerai à vous dire que trois jours avant la reddition de Mayence, ayant été blessé assez considérablement, je fus obligé de passer le Rhin pour ne pas être fait prisonnier. On essaya de me transporter à un gros bourg à peu de distance pour m’y faire panser ; la douleur que me causait ma plaie me fit évanouir au pied d’un arbre ; et là, en reprenant connaissance, je me suis trouvé au milieu d’une famille Allemande composée d’un commandeur de l’ordre Teutonique, de sa belle-sœur et d’une nièce, et de plusieurs valets. Les uns et les autres étaient également empressés de me secourir, et je n’ai pu me défendre des instances qui m’ont été faites pour accepter un asile dans le château de la belle-sœur du Commandeur. Tout ce que l’humanité peut prodiguer de secours, je l’éprouve, et la sensibilité la plus touchante vient encore y donner un nouveau prix. Je regrette quelquefois de me trouver si bien soigné, si heureux lorsque je songe à mes infortunés compatriotes, à de vieux et braves militaires expirans de misère ; ils méritent mieux que moi les faveurs du sort, et ils ont moins de force pour supporter ce que l’adversité a de plus cruel. Vous aimez des détails quand il s’agit de choses qui vous intéressent, ainsi je ne vous laisserai ignorer aucune des circonstances qui peuvent vous donner une juste idée des personnes qui m’ont si généreusement accueilli. Leur maison, qui est dans une situation charmante, est en ce moment habitée par un vieux commandeur de l’ordre Teutonique qui est venu passer quelques jours chez sa belle-sœur. C’est un homme qui retrace les seigneurs châtelains du quinzième siècle : la noblesse est à ses yeux le premier des mérites ; la chasse, le premier des plaisirs, et le respect pour les dames, le premier des devoirs. Des manières franches jusqu’à la brusquerie, une certaine écorce de rudesse sous laquelle on découvre promptement un excellent cœur, un bon sens naturel sans culture, une gaieté qu’il entretient et réveille deux fois par jour par deux longs repas, où le vin du Rhin n’est pas épargné, voilà jusqu’à ce moment le principal personnage de la maison. Diverses circonstances lui ont procuré une fortune bien plus considérable que celle de son frère ; il en use noblement ; mais abuse peut-être un peu de l’ascendant de la richesse envers la famille de ce frère, que ses bienfaits, et la perspective de son héritage tiennent dans une grande dépendance. La belle-sœur, qui est la maîtresse de la maison, est une femme de quarante ans ; elle a été belle, et avec un peu d’art et de soin pourrait encore prétendre aux hommages ; mais elle a une fille qui concentre toutes ses affections, et c’est pour elle seule qu’elle a des prétentions. L’esprit de la mère est plus juste que brillant, son caractère paraît froid ; toutes ses manières ont une certaine réserve qui présente l’image de l’indifférence ; mais dès qu’il est question de quelque chose qui tient à la générosité du cœur, à la sensibilité de l’ame, on la voit s’animer, et s’il s’agit de sa fille, le son de sa voix change, ses regards, ses gestes, tout prend chez elle le caractère du sentiment. Il faut à présent vous parler de la fille. Figurez-vous une femme de vingt ans, dont les traits ne semblent manquer d’une extrême régularité que pour avoir quelque chose de plus frappant. De légères marques de petite vérole paraissent aussi jetées çà et là pour donner plus de piquant et de variété au plus beau teint qu’on puisse voir. Je sais combien les descriptions de la beauté d’une femme sont insipides ; j’abrège donc, et je finis en vous disant que sa physionomde rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et que son esprit sans jamais surprendre ne laisse rien à désirer ; ce qu’elle dit attache, et satisfait d’abord l’ame encore plus que l’esprit ; mais en réfléchissant un moment, on trouve que l’esprit ne peut aller plus loin. Son mari est en ce moment à Vienne pour un grand procès, dont la famille redoute l’issue ; elle est menacée de perdre la moitié de sa fortune. Voilà les personnes qui ont bien voulu me recevoir, et vous voyez que je dois me trouver fort heureux ; mais je me reproche d’abuser de leurs bontés par la longueur de mon séjour. Elles s’opposent à tout projet de départ, jusqu’à ce que je sois entièrement guéri, et il n’est pas vraisemblable que ce soit avant six semaines ou deux mois. L’oncle vient tous les matins passer une heure avec moi, il a la complaisance de m’apporter tous les papiers publics et de me communiquer les nouvelles qu’il apprend par les correspondances particulières. Vers les cinq heures il revient avec sa sœur et sa nièce, et toute la compagnie reste avec moi deux ou trois heures. La conversation ne languit point : le Commandeur raconte assez gaiement ; la mère de temps en temps dit quelques mots pleins de sens, et la fille plus animée parle d’une manière qui intéresse et séduit, et elle écoute avec la plus intelligente attention. Elle me parle beaucoup d’une amie qui habite Mayence et vient souvent la voir ; on ne peut avoir plus de tendresse pour un amant qu’elle n’en a pour cette jeune personne. L’amitié profite de toutes les facultés aimantes d’une femme bien propre à inspirer et à éprouver même un sentiment plus vif. Elle ont, toutes deux, fait un voyage en Italie, et elles y ont connu une Françoise fort intéressante, qui s’appelle, la Vicomtesse de Vassy. J’ignorois qu’il y eût en France une femme de ce nom ; il faut que le chevalier de Vassi se soit marié et ait pris le titre de Vicomte. Les deux amies ont beaucoup d’affection pour la Vicomtesse dont elles parlent avec un singulier intérêt ; elle a habité quelque temps Mayence, et l’amie de la Comtesse, Mademoiselle Émilie, l’y attend avec une vive impatience. Cette jeune personne paraît avoir beaucoup d’esprit, et il est particulièrement disposé à l’observation. C’est pour elle un besoin que de remonter aux causes, que d’analyser les sentimens, et il ne paraît pas que son ame en ait moins de chaleur. Voila le jugement que m’ont mis à même de porter plusieurs lettres que la Comtesse a bien voulu me communiquer ; cette correspondance est très-soutenue, très-animée, et forme la plus agréable occupation de la Comtesse. Elle sait fort bien l’Italien, est fort instruite dans la littérature Allemande dont elle fait beaucoup de cas, et sait le Français au point de ne jamais laisser entrevoir par l’accent ou le mauvais choix des mots, qu’elle soit étrangère. Rousseau est l’auteur qu’elle estime le plus ; elle prend aussi beaucoup de plaisir à lire les tragédies de Voltaire. Parmi nos moralistes, Montaigne est celui dont elle fait le plus de cas, et elle déteste la Rochefoucault. Elle m’a fait une réponse à son sujet qui m’a laissé sans réplique. Je pourrais, dit-elle, être de votre avis, s’il n’avait fait que décrire ce qu’il a découvert dans les replis du cœur humain ; mais lorsqu’il rapporte des turpitudes que nul n’a pu lui avouer, et d’un genre à ne pouvoir être distinctement apperçues, je suis fondée à dire que c’est dans son propre cœur seulement qu’il a pu les découvrir. Telle est cette maxime : il y a dans l’adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas. Quelqu’un lui a-t-il fait cette affreuse confidence ? Non certainement. A-t-il pu démêler avec certitude un tel sentiment ? Cela n’est pas possible. Elle m’a encore cité quelques maximes de ce genre, et j’ai été obligé d’abandonner la Rochefoucault. Adieu, mon cher Président, mon père, mon tendre ami. Admiration, respect, reconnaissance, voilà les sentimens que je vous ai consacrés depuis long-temps. Donnez-moi de vos nouvelles, et conservez-moi des bontés dont je sens tout le prix.

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LETTRE X.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai lu il y a quelques jours au Marquis l’article de votre lettre, où vous me dites que son écuyer nous aura surement raconté ses avantures, et ma mère en prit occasion de lui dire, mademoiselle Émilie a raison, et vous auriez dû nous en faire vous-même le récit, parce que vous vous exprimez un peu mieux que votre écuyer. Ma vie, nous a-t-il répondu, a été celle des gens de mon âge, et de mon état, ainsi j’ai bien peu d’avantures à raconter ; mais, lui ai-je dit, on a toujours à parler de ses sentimens. Ah ! voilà comme sont les femmes, a dit mon oncle, elles voudraient savoir vos amours ; c’est l’amour qui les intéresse, et je suis persuadé que ce qui leur plaît davantage dans l’histoire Romaine, c’est Marc Antoine abandonnant l’empire de l’univers pour suivre Cléopatre : aussi dans les tragédies et les comédies, n’est-il question que d’amour ; pour moi monsieur le Marquis, si vous avez la complaisance de nous faire l’histoire abrégée de votre vie, ce qui m’intéressera dans vos récits, ce sera votre jugement sur les personnes qui ont influé sur la Révolution, et qui vraisemblablement ont été connues de vous ; c’est la manière dont vous ont frappé les événemens. Le Marquis après s’être encore défendu avec une modestie qui n’avait rien d’affecté a réfléchi quelques momens et nous a dit : le récit de mes sentimens et de mes opinions ne peut être digne d’exciter votre curiosité que par la vérité, et à cet égard je ne tromperai pas votre attente ; enfin, si ce que j’ai à vous dire peut faire passer une soirée agréable à une société à qui j’ai tant d’obligation, je dois, rassuré par son indulgence, m’empresser de lui obéir. J’avais environ vingt ans au commencement de la Révolution, ainsi je n’ai pu figurer parmi les acteurs de cette terrible tragédie ; mais j’ai vu de près les personnages les plus importans, et j’ai été témoin de quelques événemens. J’ai entendu des hommes éclairés et instruits converser sur les plus grands intérêts, discuter en liberté des questions dont auparavant on n’osait sonder la profondeur. J’ajouterai que les révolutions avancent et murissent les esprits en hâtant l’essor des facultés. Ce que j’ai à vous dire ne sera donc pas tout-à-fait sans intérêt ; mais comme il faut que je me rappelle plusieurs choses qui ne seraient pas dans le moment, présentes à ma mémoire, je préfère de dicter le récit qu’on attend de moi. Le Commandeur a applaudi à cette idée, et deux jours après le Marquis nous a lu l’écrit que je vous envoie, qui nous a fait grand plaisir à entendre. Comme je lui témoignais mon regret de ce que vous n’étiez pas présente à cette lecture, il m’a offert de me le confier pour vous l’envoyer, à condition qu’il n’en serait point tiré de copie. Je sais, a-t-il dit, que vos plus grands plaisirs sont imparfaits, s’ils ne sont partagés avec mademoiselle Émilie, ainsi je me reprocherais de ne pas vous donner cette légère satisfaction. J’ai admiré sa bonne foi en parlant de son tiède attachement pour une femme qui est morte victime des premières barbaries de la Révolution. Vous n’avez pas encore aimé, lui ai-je dit ? L’explosion de l’amour, m’a-t-il répondu, n’en sera peut-être que plus violente, pour avoir été plus long-temps retardée… Il semblerait d’après cela que le cœur doit éprouver tôt ou tard, en raison de sa sensibilité, une passion plus ou moins vive. Qu’en dites vous ma chère Émilie ? Croyez-vous que telle soit la loi du destin et que pour me servir d’un proverbe trivial, on ne recule que pour mieux sauter ? Toutes les personnes qui n’ont point encore connu l’amour devraient trembler, et quelle serait la triste perspective de celles qui ne peuvent s’y livrer sans crime ! Ah ! j’aime à croire que la rareté des objets aimables, que l’occupation, doivent maintenir le cœur dans un calme heureux, et que les sentimens que nous inspire la nature pour nos proches, et la douce chaleur de l’amitié peuvent suffire à la tendresse du cœur le plus aimant. Le Marquis prétend s’être fait l’idée d’une femme digne d’être aimée, telle qu’il est bien difficile d’en rencontrer une semblable ; mais il est sensible et son cœur fera illusion à son esprit, et appelera le secours de l’imagination pour orner des plus rares qualités, l’objet qui fera quelqu’impression sur lui ; que je le plaindrais s’il avait aimé tendrement la femme qu’il a perdue d’une manière si tragique. Adieu, ma tendre amie, renvoyez-moi au plutôt l’écrit que je vous confie.

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HISTOIRE
du Marquis de St. Alban.

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Je suis d’une famille qui a eu depuis long-temps d’assez grandes illustrations, et qui jouissait avant la Révolution d’une fortune considérable. Mon père, marié de très-bonne heure, entra au service par obéissance pour le sien qui avait servi avec distinction, et est mort au moment d’être élevé au premier grade des honneurs militaires ; à sa mort mon père s’empressa de donner sa démission de son régiment, pour vivre indépendant ; il s’affranchit bientôt après de la gêne des devoirs de la société, se livra à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d’amis ou de complaisans, qui formaient une petite secte de philosophes Épicuriens, dont mon père était le chef. Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l’amour de l’humanité et de tous les êtres sensibles formaient la base de leur système ; mon père méprisait les hommes en théorie par delà ce qu’on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence, qui embrassait les plus petits insectes. Il aima ma mère quelques années avec une vive tendresse, ensuite il eut constamment pour elle les égards les plus flatteurs, et les meilleurs procédés. Le caractère trop indulgent de mon père le rendoit incapable de diriger mon éducation, il ne pouvait ni voir pleurer un enfant ni le contrarier ; une sévérité de quelques momens était au-dessus de ses forces. Il prit le parti de confier le soin de mon éducation au président de Longueil, son parent et son ami depuis l’enfance. Le Président, sans partager les opinions de mon père le chérissoit à cause des agrémens de son esprit, et par l’estime qu’il avait pour son caractère et son cœur. Mon père suivait des principes de philosophie, qui l’écartaient de la société et des affaires ; le Président, avec un grand fond de lumières et de philosophie, suivait la carrière des affaires, et avec d’autant plus de succès, que la nature, en lui donnant un esprit plein de sagacité joint à un jugement sûr, semble l’avoir fait homme d’état. Mon père après avoir réglé ses affaires domestiques en remit le soin à ma mère, se conserva une pension considérable, et prit le parti de voyager. Le Président, de ce moment me tint lieu de père. Ce fut lui qui fit choix de mon précepteur, et qui traça le plan de conduite qu’il devait suivre. Il lui indiqua le genre et la marche de mes études, et fixa le degré de sévérité ou d’indulgence dont il devait user. C’est à lui que je dois mon instruction et en quelque sorte mes sentimens, puisque c’est lui qui a eu l’art de les développer. Semblable à un habile cultivateur, il a donné de l’air aux bonnes plantes et les a fait arroser, tandis qu’il a arraché et étouffé une partie des mauvais germes. À l’âge de quinze ans, j’entrai dans un régiment de cavalerie ; mais je ne fus envoyé à la garnison que dix-huit mois après ; ce temps fut employé à me perfectionner dans les mathématiques, à étudier les fortifications et l’artillerie. Le Président disait que les sciences exactes ont un charme infini pour les jeunes gens capables d’application, que le penchant que l’homme a pour la vérité, se trouve satisfait par l’enchaînement de vérités progressives qui mènent à de grands et incontestables résultats ; c’est dans la jeunesse, ajoutait-il, que l’esprit a toute l’appréhension nécessaire pour saisir les choses abstraites, et que leur connaissance se grave plus profondément dans la mémoire. Il savait que, pour la plupart des officiers généraux en France, les fortifications et l’artillerie étaient une science mystérieuse, et qu’ils étaient obligés de s’en rapporter aux gens de ce métier, sans pouvoir apprécier leur mérite. Le comte de Maillebois, me disait-il, est le seul qui ait approfondi de bonne heure ces objets importans, et c’est à cette étude qu’il a dû en partie la réputation dont il a joui. Il me disait aussi : les hommes sont modifiés par l’état qu’ils embrassent, au point, en quelque sorte, d’être entre eux comme des êtres distincts. Il faut qu’un souverain, qu’un ministre connaissent la moralité des hommes des diverses classes de la société, et un militaire appelé au commandement doit connaître à fond l’homme soldat. La science militaire est composée de deux choses, de morale et de géométrie ; par l’une on apprend l’art de plier l’homme à une exacte discipline, d’exalter son ame et de lui inspirer un noble orgueil de son état ; par l’autre on combine les moyens les plus prompts d’opérer avec précision différens mouvemens. Il peut paraître surprenant que de telles leçons m’ayent été données par un magistrat ; mais Machiavel, secrétaire de Florence, a bien plus fait ; il a le premier, dans les temps modernes, développé les principes de l’art de la guerre, et publié, n’ayant jamais porté les armes, une tactique qui fut adoptée par tous les souverains de l’Europe. C’est ainsi que l’homme d’un esprit supérieur, généralise les idées et saisit les principes premiers, applicables aux diverses sciences. Je me souviens qu’un jour étant avec lui et quelques personnes dans une grande bibliothèque, on parla de livres de politique ; le Président s’avança vers une armoire, y prit un volume et nous dit : voici un excellent ouvrage sur la politique, et en même temps il nous en lut les premières phrases qui contenaient ces mots : l’art est long, la vie courte, le jugement difficile, l’expérience trompeuse, l’occasion rapide. Le livre était écrit en Latin où les expressions ont plus de force. Chacun admira ce début, et l’on demanda si c’était Aristote, ou Tacite ; on parla des modernes et l’on cita Bacon et Grotius ; ce n’est aucun de ces politiques ou philosophes, dit le Président, c’est un médecin, Hypocrate, qui commence ainsi ses aphorismes ; cela vous fait voir que toutes les sciences se touchent, et que les principes généraux sont les mêmes. Un ancien militaire attaché à ma famille prit soin, au régiment, de diriger ma conduite et de me faire suivre mes premières études lorsque les exercices m’en laissaient le temps. Quoique jeune et sans expérience, j’apperçus dès-lors que les troupes étaient fatiguées des divers changemens introduits chaque année dans la discipline et la tenue. Les officiers obligés sans cesse et d’apprendre et d’oublier, se pliaient avec peine sous le joug des nouvelles ordonnances, qu’ils prévoyaient ne devoir pas plus subsister que les autres. Chaque garnison, chaque régiment offraient des différences dans le régime suivant la sévérité, la négligence, ou l’inquiète ardeur des chefs. Je fus présenté à la cour à dix-neuf ans, et quand je songe à cette pompe qui environnait le Roi, à cette foule empressée qui circulait dans ses appartemens, à l’accent de respect avec lequel se prononçait le nom de Roi ; à l’impression qu’il faisait sur les esprits, et aux affreux événemens des temps postérieurs ; je ne puis croire que ce soit le même peuple ; je ne puis concevoir comment dans un si court espace, des souvenirs gravés par la main des temps, pendant douze siècles, ont été effacés ; mais peut-être trouvera-t-on le principe d’un si étonnant changement dans le caractère ardent et passioné de la nation ; peut-être un philosophe dira-t-il, qu’un peuple qui dans son extrême enthousiasme adorait ses rois, qui baisait le cheval écumant du courrier qui apportait la nouvelle de la convalescence de Louis quinze ; qui n’avait rien fait pour lui ; que ce peuple précipité dans une voie contraire, par l’emportement, devait être outré dans sa fureur comme il l’avait été dans son attachement passioné. La mode n’était pas dans ce temps d’être fort assidu à la cour, la magnificence en était en quelque sorte bannie, et des jeunes gens qui dépensaient des femmes immenses à Paris pour leurs plaisirs, paraissaient à Versailles en habit noir. Le Roi, avec raison, en témoigna son mécontentement. Ces petites circonstances servent à faire voir le changement survenu dans les opinions, et combien peu la cour en imposait aux esprits. Un homme éclairé frappé du spectacle que lui présentait la confusion des rangs, et la suppression de la pompe extérieure attachée à certains états, disait, quelques années avant la Révolution : « je crois voir la monarchie décroître à mesure que les vestes raccourcissent et se changent en gilets. » Je me souviens d’un passage de Jean Jacques Rousseau, qui me vint plusieurs fois à l’esprit dans ce temps, lorsque je me trouvais à Versailles. « Des marques de dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, étaient pour les hommes des choses sacrées, et rendaient vénérable l’homme qu’ils en voyaient orné. Sans soldats, sans menaces, sitôt qu’il parlait il était obéi ; maintenant qu’on affecte d’abolir ces figues, qu’arrive-t-il de ce mépris ? Que la majesté royale s’efface de tous les cœurs, que les rois ne sont plus obéis qu’à force de troupes. Les rois n’ont plus la peine de porter leur diadème, ni les grands les marques de leurs dignités ; mais il faut avoir cent mille bras pour faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau, peut-être, il est aisé de voir qu’à la longue cet échange ne tournera pas à leur profit. » Il y avait à Paris cinq ou six maisons où circulait tout ce qui composait la haute société, et l’opinion publique n’était que leur écho. Là, on voyait rassemblés les ministres passés, présens, et futurs ; là, étaient distribuées les places à l’Académie, et préparées les intrigues qui devaient élever un homme au ministère et en faire descendre un autre. Là, le M. de **** qui depuis le ministère de monsieur de Choiseul, ne pouvait renoncer à la jouissance d’un grand crédit, était une des personnes qui avait le plus d’empire dans le monde. Sa maison rassemblait tout ce qu’il y avait de plus distingué dans les diverses classes de la société. Monsieur Necker était l’objet du culte de la maîtresse de la maison, qui chérissait en lui les moyens de conserver un grand ascendant dans le monde, et une influence dans les affaires. C’est là que toutes les trames ont été ourdies pour le rappel et le soutien de monsieur Necker, et pour accréditer ses opinions ; c’est là que le résultat du conseil, principe de la subversion totale de la monarchie, a été conçu, communiqué, applaudi ; c’est là que l’absence de Necker de la séance du 23 Juin a été proclamée comme un acte héroïque, qu’ont été forgés les instrumens qui ont brisé le trône. Les jeunes gens recevaient dans cette maison les principes d’opposition à l’autorité, qu’ils répandaient dans d’autres sociétés, et qui devinrent la règle de leur conduite. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que la Maréchale était la personne la plus infatuée de l’avantage d’une haute naissance, et des distinctions attachées à son rang. Elle n’était populaire que pour dominer, et croyait qu’on serait toujours maître de ce Tiers qu’elle caressait pour en faire le corps d’armée de Necker, par qui elle prétendait régner. Je ne puis résister à vous raconter un trait qui vous fera connaître la vanité de la Maréchale, et qui dans le moment me frappa de la manière la plus comique. J’avais dîné chez elle avec plusieurs personnes dévouées au parti de Necker, et ardentes à soutenir le doublement du Tiers, et l’opinion par tête ; au moment où cette question était agitée avec le plus de chaleur, la Maréchale ouvrit sa boîte pour prendre du tabac, et le lourd avocat Target s’avança et prit familièrement une prise de tabac dans la boîte ouverte de la Maréchale. Je ne pourrais vous peindre l’étonnement et l’indignation qu’une telle audace excita chez elle. On vit qu’elle était bien loin de penser que les droits de l’homme pussent s’étendre jusqu’à prendre du tabac dans la boîte d’une grande dame, et quelqu’un lui dit avec malice : c’est un effet naturel de l’égalité. Je me suis laissé aller à ces détails parce qu’ils servent à faire voir que l’oppression du peuple n’a point été le principe des attentats auxquels il s’est livré ; que le désir de dominer et non le patriotisme a dirigé les premières entreprises contre l’autorité, et que l’ascendant de quelques sociétés a exalté les esprits. La femme dont je vous parle a été fatale à la France, et je ne pouvais en vous rendant compte de ce que j’ai vu, la passer sous silence. Répandu comme je l’étais il me fut facile de voir les ressorts qu’on faisait jouer pour le rappel de Necker, et enflammer le peuple en sa faveur. Une circonstance légère en apparence, frappa le président de Longueil, au moment du rappel de Necker avant les États-généraux ; le hasard nous fit trouver ensemble sur son passage, et nous rendit témoin de la joie universelle qu’inspirait ce charlatan politique ; quand il fut à la salle des Cent-suisses, en se rendant chez le Roi, ces colosses s’animèrent et se mirent à battre des mains, le Président s’approcha de moi avec un air pensif etconsterné : le royaume de France est perdu, me dit-il, et le trône est à bas ; je le regardai avec surprise, cherchant ce qui pouvait occasionner un si triste présage, et quand nous fûmes dans les cours du Château : vous avez été étonné, me dit-il, du propos que je vous ai tenu ; mais vous allez juger s’il est fondé, et mes motifs doivent particulièrement frapper un militaire. Les Suisses de la garde du Roi ont applaudi avec transport monsieur Necker sur son passage, tandis que des soldats sous les armes sont des hommes qui doivent être impassibles comme les armes qu’ils portent : appartient-il à des gardes de participer à une émotion populaire ? Si les gardes du monarque partagent les affections et les mouvemens du peuple, qui le contiendra ! Ce ne sont plus dès-lors des soldats, mais des hommes qui jugent, sentent et se conduisent d’après leur opinion et leur sentiment, et non d’après leur devoir. Serait-il facile de faire arrêter monsieur Necker par des gardes enivrés de sa personne ? La conduite des Cent-fuisses peut faire juger des dispositions des autres troupes. À son arrivée ce ministre s’empressa d’avancer le moment de l’assemblée des États-généraux dans l’espérance chimérique de fortifier et de consolider sa puissance de l’appui de la nation. Un esprit de vertige s’empara alors des esprits ; le rang le plus éminent, les dignités, les emplois les plus importans n’étaient rien aux yeux des plus grands seigneurs, comparés à la place de député aux États-généraux ; des jeunes gens qui n’avaient aucun moyen de s’y distinguer mettaient leur amour propre à être élus, et tel qui avait fait une chanson se croyait comptable à sa patrie de son génie pour la régénérer. Les femmes, les mères, les maîtresses intriguaient pour faire élire leur fils, leur mari, leur amant ; enfin l’enthousiasme d’un nouvel ordre de choses régnait sur les esprits, et les courtisans les plus corrompus s’empressaient, par l’effet de la mode, d’être représentans d’une nation qu’ils avaient opprimée gaiement pour servir leur intérêt ou leur vanité. Necker dans l’espoir de produire un plus grand effet sur un vaste théâtre, et dominé par la soif des applaudissemens, insista auprès du Roi, malgré tout le conseil, pour que les États fussent assemblés à Paris ou à Versailles.

Le Président de Longueil en sentit le danger et écrivit à la Reine pour le lui faire connaître ; je me souviens encore des expressions de sa lettre. « Si l’on assemble, lui disait-il, les États à Paris ou à Versailles c’est porter des brandons de feu sur des matières combustibles. Le peuple Français est aimable, léger, facile ; mais emporté, mais barbare dans ses emportemens, témoin la guerre des Armagnacs etc. » Le fatal génie de Necker l’emporta, et la Reine dit depuis à un ministre : « le Président de Longueil m’a donné d’excellens avis, mais je n’avais pas le crédit de les faire suivre. » Le charme de la nouveauté, le besoin d’intérêt, et de mouvement déterminèrent la plus grande partie ; le désir de s’élever, en manifestant ses talens sur un grand théâtre animaient quelques personnes, et plusieurs, parmi le Tiers, songeaient à sortir de leur obscurité, à se procurer des protecteurs et à obtenir des grâces. Je ne rapporte que ce que j’ai vu, et il me serait possible d’en donner des preuves. Surpris de la vivacité des démarches de quelques membres du Tiers pour se faire élire, je leur représentai que leur âge et leur santé leur rendraient pénibles les fonctions et le travail de la députation. Ils me répondirent que leurs intérêts et celui de leur famille déterminaient leur empressement ; enfin quelques uns me firent l’aveu qu’ils espéraient obtenir des lettres de noblesse, et d’autres, des bénéfices pour leurs enfans ou des places lucratives. Dans le temps où l’on s’occupait d’établir des Assemblées provinciales, ou d’accorder aux pays qui avaient eu des États, le rétablissement de ces Assemblées ; j’ai vu un homme, qui cherchait à se faire valoir par son zèle pour le peuple, intriguer sourdement pour avoir la présidence permanente de l’Assemblée de sa province. Tel était le patriotisme qui régnait dans les esprits avant l’assemblée des États, et ensuite les zélés partisans du peuple n’ont suivi que leur ressentiment contre la cour. Un cordon bleu refusé, la préférence accordée à un rival pour un gouvernement, ou une place à la cour ont été les principes qui ont inspiré à des grands et à des nobles, des sentimens contraires à la monarchie. Le duc d’Orléans, devenu justement l’horreur du genre humain ! cet homme sans principes et sans résolution, qui n’a jamais eu l’étoffe d’un ambitieux, et qui est parvenu successivement au comble de la scélératesse parce que le crime de chaque jour ne surpassait que d’un degré celui de la veille ; le Duc disait alors, et je crois qu’il le pensait. « Les États feront tout ce qu’ils voudront, peu m’importe, pourvu qu’il me soit permis d’aller ou de venir en Angleterre, ou ailleurs, et qu’on ne puisse ni m’enfermer ni m’exiler… » Enfoncé dans la fange de la débauche, il n’élevait pas alors ses vues par delà une liberté indéfinie, favorable à ses vicieuses inclinations. Je me souviens que dans le commencement de la Révolution, frappé de l’inconséquence du Duc, le Président me dit un mot d’un grand sens. Il est commun, dit-il, de voir des gens qui veulent la fin sans aimer les moyens ; mais le duc d’Orléans veut les moyens sans la fin. Il ne tint en effet qu’à lui d’être au 14 Juillet, lieutenant-général de l’État, et il ne s’agissoit pour cela que de se montrer aux yeux d’un peuple aveuglé et corrompu par lui, dont il étoit en ce moment l’idole. Je l’ai beaucoup connu dans un temps où toute la jeunesse de la Cour avait avec lui des liaisons plus ou moins étroites. Il avait de l’esprit, mais par étincelles, l’amour du plaisir éteignoit dans lui toute affection morale, et un seul sentiment, celui de la vengeance, pouvoit donner quelqu’action à son ame, et a été le principe de sa conduite. Cette connoissance de son caractère m’a fait apprendre depuis sans surprise, que lorsqu’on vint l’avertir que madame la princesse de Lamballe, entre les mains d’un peuple factieux, était en grand danger, et qu’il pouvait la sauver, « il faut la laisser, dit-il, suivre sa destinée. » Quelque temps après ses valets de chambre vinrent lui dire tout effrayés qu’on promenait la tête de cette Princesse, « eh bien ! dit-il, c’est une tête comme une autre. » Ces détails m’ont un peu écarté des objets qui me concernent ; mais mon histoire peu fertile en événemens ne peut être intéressante que par l’exposé sincère des sentimens qui m’ont affecté, à l’aspect des scènes tragiques et mémorables dont j’ai été témoin ; que par la peinture de quelques détails qui servent à donner une juste idée des temps, des hommes et de leurs motifs. Je reviens à ce qui me regarde. Les sages conseils du Président me préservèrent de la contagieuse épidémie qui s’était répandue dans toutes les classes ; j’assistai aux assemblées d’élection qui se firent à Paris ; mais n’ayant pas l’âge requis et n’ayant formé aucune brigue, j’étais bien certain de n’être point élu. Enfin arriva ce jour tant désiré de l’ouverture des États. Jamais la majesté royale ne parut dans un plus grand éclat. Les divers ordres du royaume revêtus des habits de leur état, la pompe de la religion, la Reine réunissant la dignité, la beauté dans sa personne, et dans sa parure le goût et la magnificence ; le Roi revêtu des ornemens de la royauté, tout concourait à présenter le plus imposant des spectacles. Je revins à Paris, et je ne m’étendrai pas sur ce qui se passa dans les premières assemblées des États. Une sourde fermentation agitait à Paris les esprits. Les capitalistes occupés de faire assurer la dette par la Nation, favorisaient toutes les entreprises de l’Assemblée, et le peuple s’habituait à la regarder comme la protectrice de ses droits et des propriétés, et les agens de l’autorité royale comme ses ennemis. Je fus témoin au Palais royal des premiers symptômes de la cruauté atroce à laquelle s’est livré ce peuple regardé comme si léger, si aimable. Le peuple dans tous les pays jouit avec avidité de la vue des exécutions, et peut-être, de l’empressement à être spectateur des supplices, il y a peu de distance pour en devenir l’instrument. Un homme fut traité dans la rue, d’espion de la police, à tort ou à raison, par un autre qui avait à se plaindre de lui, ou lui en voulait. Le peuple s’attroupa et se mit à le poursuivre de rue en rue, de place en place ; la plaisanterie se mêlait à la fureur, ce qui est un caractère distinctif du peuple Français, et le malheureux poursuivi à coups de pierres vint se réfugier au Palais royal. Il n’y fut pas en sureté, et saisi par les plus acharnés, il fut plongé à plusieurs reprises dans le grand bassin. On délibéra ensuite sur ce qu’il fallait lui faire, et il fut proposé de lui couper les oreilles ; alors je vis une femme au-dessus du peuple, et mise avec assez d’élégance tirer froidement de sa poche une paire de ciseaux et les offrir. Je m’éloignai avec horreur de cette affreuse scène ; et j’appris que le malheureux si barbarement poursuivi avait expiré dans sa course, avant de pouvoir trouver un asile. Voilà le premier acte de cruauté, suivi peu de temps après des meurtres de Foulon et de Berthier. À la honte éternelle de ce peuple, la postérité apprendra en frissonnant d’horreur les barbaries exercées sur leurs cadavres. Il se disputa long-temps leurs membres déchirés et sanglans, et le cœur du malheureux Berthier, étant devenu le partage d’une troupe effrénée, elle s’assembla autour du même bassin et se mit à danser en chantant à la lueur des torches qu’elle portait. Cette détestable troupe, ivre d’une aveugle rage, et se passant de main en main ce cœur, hurlait dans sa joie atroce ce refrain d’un Vaudeville :

Ah ! il n’est point de Fêtes
Quand le cœur n’en est pas.

Je restai à Paris, où le Roi se rendit après l’affreuse nuit du cinq Octobre ; je fus témoin de son entrée dans cette capitale, et pour vous donner une idée du caractère d’une nation que le luxe et les plaisirs rendaient presque insensible à tout ce qui ne frappait pas au moment sur ses jouissances, je vais vous raconter l’effet que produisit cette déplorable marche d’un monarque outragé et captif, sur ce qu’on appelait la bonne compagnie. Son cortège étonnant par sa composition, affreux par sa contenance féroce et ses cris, mit trois heures à passer dans la rue Royale où j’étais ; des troupes à pied ou à cheval, des canons conduits par des femmes ; des charettes, où sur des sacs de farine étaient couchées d’autres femmes ivres de vin et de fureur, criant, chantant, et agitant des branches de verdure, ensuite le Roi et sa famille escortés de la Fayette et du comte Destaing l’épée à la main à la portière, et environnés d’une foule d’hommes à cheval, voilà ce qui se présenta successivement à mes yeux pendant l’espace de trois heures. Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l’élite de la société, mon cœur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentimens ; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j’y trouvai, ou qui arrivèrent successivement. « Avez-vous vu passer le Roi, disait l’un ? — Non j’ai été à la comédie. — Molé a-t-il joué ? — Pour moi j’ai été obligé de rester aux Thuilleries, il n’y a pas eu moyen d’en sortir avant neuf heures. — Vous avez donc vu passer le Roi. — Je n’ai pas bien distingué, il faisait nuit. » Un autre : « Il faut qu’il ait mis plus de six heures pour venir de Versailles. » D’autres racontoient froidement quelques circonstances. Ensuite. — « Jouez-vous au Wisch ? — Je jouerai après souper, on va servir. » Quelques chuchotages, un air de tristesse passager. On entendit du canon. « Le Roi sort de l’hôtel de ville ; ils doivent être bien las. » On soupe ; propos interrompus. On joue au Trente et Quarante, et tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte on dit quelques mots : « Comme c’est affreux ! » et quelques uns causent à voix basse brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. De tels gens vous paroissent bien insensibles ; eh bien ! il n’en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du Roi.

Le Président prévit alors l’entière et inévitable subversion de la monarchie ; je me rappelle à ce sujet un passage de Montaigne, qu’il me cita à l’appui de son opinion. La majesté royale s’avale plus difficilement du sommet au milieu, qu’elle ne se précipite du milieu à fonds. Deux jours après l’arrivée du Roi, je fus à portée de voir avec quel succès on a travaillé à inspirer au peuple une aveugle aversion pour la Reine ; chaque jour la curiosité l’attirait en foule sur la terrasse des Thuilleries qui est au-dessous des appartemens occupés par la famille Royale. Je passai au milieu d’un nombre infini d’hommes et de femmes qui étaient devant les fenêtres de ces appartemens. Comme ils contemplaient avec un curieux empressement le Roi et la Reine qui se montraient de temps en temps aux fenêtres, j’entendis plusieurs femmes se dire : « Voyons donc cette Reine avec toute sa méchanceté. » J’allais quelquefois aux Thuilleries faire ma cour ; la contenance de la Reine était digne d’admiration. Captive réellement au milieu des bourgeois préposés pour garder son palais, elle paroissait supérieure aux événemens, et profondément affectée, elle montrait un visage calme, et savait allier la dignité souveraine, avec les ménagemens dictés par la politique envers une foule de bourgeois enorgueillis d’être admis dans le palais des rois ; la plupart surveillant indécemment ses actions, épiaient jusqu’à ses regards et à ses gestes, pour y lire sa pensée et démêler le degré d’affection qu’elle avait pour ceux qui l’approchaient. Le trône avoit été à demi renversé, la majesté royale avilie ; la puissance souveraine avait cédé à la violence populaire, et, le croirait-on ? rien ne semblait avoir changé dans Paris, où régnait le même luxe, le goût du plaisir, celui du jeu et le même empressement pour les spectacles. L’Assemblée ne paroissait être qu’un sujet de conversation plus varié et plus animé. Les Aristocrates et les Démocrates se trouvaient dans les mêmes maisons. Les plaisanteries se mêlaient au récit des plus importantes discussions ; on ne songeait plus le lendemain à la scène souvent tragique de la veille. Telle est la mobilité du caractère d’une nation, qui oublie promptement le mal passé, et toute entière au plaisir présent, détourne ses yeux d’un avenir effrayant. Au milieu de cette dissipation générale, il y avoit des clubs, des conciliabules où l’on s’occupait sérieusement des affaires, et dans lesquels l’ambition et la cupidité, ardentes à profiter des malheurs publics, combinaient en secret leur marche et préparaient des attaques fatales à l’autorité de jour en jour affaiblie. Des femmes séduisantes par leur beauté ; deux ou trois qui étaient des saltimbanques d’esprit, faisaient servir la politique à leurs plaisirs et leurs plaisirs à la politique ; leurs faveurs étaient souvent l’amorce plus ou moins attrayante qu’elles offraient aux jeunes prosélytes de la démocratie. La présomption que l’homme est porté à avoir de ses talens et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu’ils joueraient un rôle éclatant ; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l’homme à nud, faisait évanouir promptement cette illusion, qu’il était aisé de se faire à l’homme de cour, à celui du grand monde qui se flattait d’obtenir dans l’Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l’art des à propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d’hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. Le Comte de *** est un exemple frappant de médiocrité démasquée, de présomption déjouée, d’infidélité punie. Les succès qu’il avoit eus dans la société avaient enflé son ambition, il crut avoir dans la Révolution une occasion de s’élever promptement, et se flattant d’être l’oracle de l’Assemblée, il quitta une cour où quelques agrémens dans l’esprit et des connoissances en littérature lui avaient obtenu un accueil flatteur. Il s’empressa, de venir à Paris armé de sa tragédie de Coriolan, d’une douzaine de fables et de cinq à six chansons. Madame de Stael alla au devant du futur premier ministre, Jeanne Gray à la main, et tous deux s’électrisèrent en faveur de la démocratie ; mais bientôt le mérite du Comte fut apprécié à sa valeur, et il fut trop heureux d’obtenir d’être ministre à ****. Traité avec le plus grand mépris dans cette cour ; et privé de l’espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule ressource ; mais il porta sur lui une main mal assurée ; le courage manqua à ce nouveau Caton, pour achever… l’amour de la vie prévalut, un chirurgien fut appelé, et le Comte prouva qu’il ne savoit ni vivre ni mourir.

Le Roi dès les premiers temps de son séjour à Paris, fut livré sans défense à tous les artifices ; Necker était le maître du conseil, et le comte de Montmorin, élevé avec le Roi, comblé de ses bienfaits n’était que le servile instrument du ministre des finances ; l’ambition et la cupidité dominaient les habiles scélérats qui influaient sur l’Assemblée, et la liste civile objet de leur convoitise aiguisait leur esprit ; une foule d’intrigans attirés par la même amorce, s’empressait de multiplier de faux avis pour se rendre nécessaires, d’autres faisoient éclater un zèle fougueux pour se faire craindre et se donner un crédit sur la multitude qui forçât le Roi à acheter leur silence. Un trait, que je choisis entre cent, vous fera juger de la profonde scélératesse des moyens inventés par la cupidité. Vous avez entendu parler d’un marquis de Favras qui avait cherché à signaler son zèle pour le service du Roi ; ses démarches indiscrettes et mal combinées parurent fournir une occasion d’intimider ceux qui étaient animés du même esprit ; on supposa une conjuration, le malheureux Favras fut condamné, et jamais on n’oubliera qu’un de ses juges osa lui dire en l’exhortant à la résignation, qu’il fallait une victime au peuple. Un Magistrat qui n’était pas de ses juges, crut y voir une occasion pour lui, de faire promptement une grande fortune ; plein de son projet il se rend en robe à la prison et demande à voir le marquis de Favras ; le geôlier habitué au respect pour les magistrats ne fait point de difficulté, il est introduit et reste seul avec le prisonnier ; Favras troublé et ignorant les formes de la justice, croit voir en lui son juge, et se dispose à lui répondre avec respect, et à le persuader de son innocence. Le magistrat prend la parole, entre dans quelques détails sur son affaire, lui en fait voir la gravité et frappe son imagination du danger éminent auquel il est exposé : « il vous reste cependant, ajoute-t-il, un grand motif d’espoir, le Roi et la Reine ont été sans doute instruits de vos projets : » et il lui fait à cet égard questions sur questions, de la manière la plus insidieuse. Favras nie qu’il ait reçu des ordres du Roi, le Magistrat lui fait sentir que sa seule ressource est en ce moment de dire la vérité, que son affaire ne peut devenir graciable, que dans le cas où il sera prouvé qu’il n’a fait qu’agir conformément aux intentions du Roi et de la Reine ; que tous ceux qui leur sont attachés prendront alors son parti, et agiront efficacement pour le dérober au supplice. Favras troublé par l’aspect de la mort, sans rien articuler de précis, convient qu’il a parlé à des gens qui approchent le Roi, et qu’il lui a fait offrir ses services ; il se rappelle des circonstances vagues, qui peuvent donner lieu à croire que le Roi était instruit de ses desseins, enfin il en dit assez pour faire entrevoir au Magistrat une heureuse issue à son projet ; celui-ci, tire aussitôt une feuille de papier timbré, en lui disant : « votre grâce n’est plus douteuse, il ne s’agit que de mettre par écrit ce que vous venez de me dire, d’implorer la bonté du Roi, et de lui rappeler que vous n’avez rien tenté que pour le servir et d’après les conseils de gens qui l’approchent. » Il dicte à Favras une déclaration telle qu’il la désire, et le malheureux prisonnier, qui se voit entre la vie et la mort, ne chicane pas sur les termes. Le Magistrat le quitte en l’exhortant à la sécurité, et ne perd pas un instant à mettre à profit sa déclaration ; il fait savoir au Roi par une personne affidée qu’il a entre les mains une pièce juridique, qui le compromet, et encore plus la Reine ; il insiste particulièrement sur l’observation que le Roi seul est inviolable, et ne met pas en doute que la Reine sera mise en jugement ; le Roi ne voit que le danger apparent et ne réfléchit pas plus que son ministre sur l’illégalité de la déclaration ; une somme immense est comptée au Magistrat, et il remet au Ministre cette pièce qui prouve l’abus qu’il a fait de son ministère, et dont il ne pouvait faire usage sans risquer lui-même de périr sur un échafaud. Favras attend toujours l’effet de sa déclaration, et n’est point effrayé de sa condamnation ; soutenu par l’espoir de sa grâce il retarde l’heure de son supplice jusqu’à la nuit, et n’est désabusé que pressé par le fatal cordon.

Je ne vous parlerai pas en détail des divers systèmes qui régnoient, l’intérêt personnel en était le principe essentiel ; l’établissement de deux chambres était un de ceux qui avait le plus de partisans, et il était simple que la perspective de la place de sénateur de la nation Française excita vivement l’ambition de plusieurs. Quel beau rêve n’était-ce pas pour un juge de village, de se voir élever en France à une dignité pareille à celle des Pairs d’Angleterre ? Chacun des principaux acteurs étendoit, ou limitait ses projets, et formait à son gré une constitution ; mais tous ébranloient à l’envi les fondemens de la Monarchie. C’est d’après cette diversité de systèmes que depuis l’entière subversion du gouvernement, et la sanglante anarchie qui l’a remplacé, les premiers auteurs des troubles prétendent devoir être considérés comme des hommes distingués par la modération de leurs idées et la pureté de leurs principes. Il leur suffit en ce moment, pour avoir cette prétention, que leurs systèmes, que leurs actions, leurs discours ayent été surpassés par d’autres en violence : ainsi N. N. se regardent comme des hommes modérés, parce qu’ils n’ont pas participé au cinq Octobre ; mais l’un oublie qu’il a un des premiers prêché une doctrine incendiaire dans une grande province, un autre qu’il a le premier tenté de dégrader le Monarque en proposant qu’il ne fût pas participant à la formation de la constitution. Les L**** et leur parti se vantent d’avoir soutenu le Roi constitutionel, et d’avoir empêché qu’à son retour de Varennes, il ne fût mis en jugement.

Dumourier se vante de n’avoir pas voulu servir sous Robespierre. Ainsi cherchant à faire oublier leurs attentats contre le gouvernement, et le Monarque, chacun des différens partis s’attache à une époque à laquelle il a été primé par un autre parti, dont il n’a pas adopté les maximes, et se range ainsi dans la classe des opprimés. Il s’ensuivrait qu’en dernière analyse il n’y aurait de coupables que ceux qui ont voté précisément la mort du Monarque.

Je viens de vous rendre un compte fidelle de mes premières années, et de vous faire part de l’impression que m’ont fait éprouver les commencemens de la Révolution. Je vais en continuant un récit auquel l’amitié seule peut trouver quelque intérêt, vous parler d’un événement qui affecte mon cœur d’un douloureux souvenir, et qui vous fera connaître à quelles barbaries se porta en peu de temps un peuple, dont on vantait la douceur et l’humanité.

Une jeune veuve, après la mort de son mari, s’était retirée quelque temps dans un couvent ; elle vint habiter une terre voisine de la mienne. Je fis connoissance avec elle. Madame de Granville, c’était son nom, n’était point une de ces personnes célébres par la beauté, ou des prétentions à l’esprit, elle avait vécu loin du monde, avec un vieux mari, et avait exercé son esprit pour s’occuper, sans avoir ni l’occasion ni le désir d’en faire parade. Peu connue dans la société, elle n’y paroissait que depuis la fin de son deuil. On en parlait comme d’une femme qui n’était ni sans agrémens ni sans esprit ; mais la mode, cet arbitre suprême des Français, n’avait point consacré son mérite, et il y avait peu de presse pour aller chez elle. Mes parens, qui désiraient vivement de me voir marié, crurent que je ne pouvais trouver un parti plus avantageux et m’engagèrent à lui rendre des soins. Ses bonnes qualités, sa franchise, sa simplicité jointes à une figure agréable m’inspiraient de l’intérêt et l’envie de lui plaire ; je pris ces dispositions pour de l’amour, et je lui en parlai le langage ; mais j’ai senti depuis, en y réfléchissant, combien ce léger sentiment était différent de l’amour, de cette impression qui saisit le cœur, l’esprit, les sens comme une soudaine ivresse, et ne laisse, dès les premiers momens, rien à faire à la raison. Telle est l’idée que je me fais de l’amour, et la vie aurait peu de charmes pour moi sans l’espoir de la réaliser. Je me faisais illusion auprès de madame de Granville, et le président de Longueil ne s’y trompait pas. Vous prenez, me disait-il, l’exaltation de votre tête pour la chaleur de votre cœur. Madame de Granville était sans art comme sans prétention, elle parut sensible à mes empressemens, et me l’avoua avec ingénuité. Riche et maîtresse d’elle-même, il lui paraissait simple de recevoir mes hommages ; le besoin d’aimer me faisait saisir l’image de l’amour. J’étais dans cette situation lorsque la Révolution commença. Madame de Granville qui avait embrassé avec vivacité le parti Aristocratique, avait été passer quelque temps pour affaires dans sa terre, elle y était tombé malade, et comme je me trouvai dans son voisinage, j’allai la voir ; je la trouvai remplie d’effroi, d’après les récits qu’elle entendait faire chaque jour des excès auxquels le peuple se livrait contre les nobles. On en avait massacré plusieurs et on avait brûlé un grand nombre de châteaux. Madame de Granville sensible et généreuse, s’étoit fait jusque-là chérir de ses vassaux, et je ne pouvais croire qu’on cessât de respecter une femme qu’on avait vue tant de fois avec attendrissement, se rendre à pied dans les plus misérables chaumières, y porter des secours, et ce qui est encore plus touchant, des soins et des consolations. Les bienfaits marquent la supériorité et la compassion ; mais les soins ont quelque chose d’amical et qui tient en quelque sorte de l’égalité. Je n’ai pas une grande expérience, mais il me semble que la reconnaissance n’existe véritablement que lorsque l’amour propre fait cause commune avec elle.

Les espérances que j’avais conçues étaient bien peu fondées ; il n’est pas de vertu que respecte le fanatisme et sur-tout quand sa fureur est attisée par des mains habiles et scélérates. Enfin, l’intérêt ne connaît aucun ménagement, et l’espoir du pillage était le patriotisme de la multitude. Les terreurs de madame de Granville n’étaient que trop justes, elle savait que ses gens étaient pour la plupart partisans de la démocratie, et il lui était évident qu’elle serait trahie par eux, au moment où ils pourraient le faire impunément. Je restai auprès d’elle pour la rassurer et la secourir, s’il en était besoin ; mais hélas ! quoique déterminé à la défendre au péril de ma vie, je fus réduit à n’être que le spectateur désespéré de son malheur. J’abrège un récit affreux, qui ne pourrait exciter que l’horreur ; je me bornerai à dire qu’elle fut inhumainement traînée dans un cachot, après avoir vu brûler son château ; qu’elle y expira dans des convulsions affreuses excitées par la terreur. Je fus arrêté, conduit par un peuple furieux à ma terre où la même scène se renouvela ; mon château fut pillé ensuite brûlé, mais le courage et l’intelligence d’un de mes gens me procurèrent la liberté et j’en profitai pour aller rejoindre mon régiment. L’image de madame de Granville expirante au milieu d’une multitude furieuse était sans cesse présente à mon esprit, ses cris douloureux retentissaient dans mes oreilles, et ce terrible souvenir pénètre encore en ce moment mon ame, d’un sentiment qui la déchire. Mon séjour à mon régiment ne fut pas long, on avait exigé des troupes un serment qui me répugnait et qui dénaturait entièrement le genre des engagemens consacrés par dix siècles. Plusieurs officiers étaient favorables à la Révolution, et une grande partie des soldats de l’infanterie était disposée à abandonner le parti du Roi. Il n’en était pas de même de la cavalerie, dont la composition est différente. Les cavaliers moins vagabonds, plus occupés et la plupart fils de fermiers, laboureurs, plus connus de leurs officiers, plus éprouvés, étaient restés attachés à leur ancien ferment. Je revins à Paris consterné des dispositions où j’avais vu une partie des troupes, et l’ame flétrie de la cruelle fin de madame de Granville. Mon père après avoir parcouru l’Europe venait d’y arriver, et il fut témoin de la mort de ma mère, auprès de laquelle il s’était rendu pour lui donner ses soins ; le hasard avait fait rencontrer à ma mère la troupe de cannibales qui promenait les têtes sanglantes de Berthier et Foulon, avec lesquels elle avait eu quelques liaisons ; à cet effroyable aspect elle tomba évanouie dans sa voiture, on la ramena chez elle, et sa santé déjà languissante ne résista pas à l’atteinte que lui porta ce hideux spectacle ; elle se réveillait en sursaut, poursuivie en rêve par l’aspect des visages affreux et déformés de ces malheureuses victimes des fureurs populaires. Mon destin était d’être ainsi frappé par la Révolution dans les endroits les plus sensibles. La mort de ma mère, des affaires, et un intérêt de curiosité à l’aspect des grands mouvemens qui agitaient la capitale retinrent quelque temps mon père à Paris ; mais les troubles croissant sans cesse, et le séjour en devenant dangereux, il prit le parti de se retirer dans une terre éloignée où il comptait vivre en sureté, en attendant le rétablissement de l’ordre ; il me recommanda de suivre les conseils du Président et partit. Le Président de Longueil après m’avoir prodigué tous les soins de l’amitié, m’aida de ses conseils pour me guider dans la situation embarrassante où se trouvaient tous ceux qui comme moi étaient demeurés invariablement attachés à la Monarchie. Le militaire, me dit-il, est désorganisé, et son état ne vous permet pas d’être utile au Roi. Chaque personne que vous voyez excite en vous un douloureux souvenir, et rouvre la plaie de votre cœur, si vous portez les yeux sur les intérêts publics, la nécessité de vous éloigner n’est pas moins pressante. Offrez à la Reine vos services pour n’avoir rien à vous reprocher. Tentez, comme vous en avez l’idée, d’assurer au Roi la province de ****, où vous avez de grands biens, dans laquelle votre nom est respecté, et si vos efforts sont inutiles, partez et attendez en terre étrangère des temps plus favorables. Les Puissances, sans doute, finiront par connaître leurs véritables intérêts ; elles ont joui avec satisfaction, et cela était dans l’ordre, du spectacle de nos troubles ; qui devaient affaiblir nos forces ; mais elles commencent à sentir que le mal dont nous sommes travaillés est épidémique, et qu’il est de leur intérêt d’en empêcher les progrès pour n’en pas éprouver elles-mêmes les atteintes. La Reine reçut avec bonté mes offres de services, et me fit dire que dans l’occasion elle profiterait de mon zèle. Je me rendis dans la province de ***, et bientôt je m’apperçus que la démocratie avait gangrené tous les esprits. Mes tentatives furent infructueuses, et ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir été averti à temps, des ordres donnés par le commandant de la milice nationale, pour m’arrêter. Échappé à ce danger, je voyageai en Angleterre et en Italie. Si je faisais un roman, je ne manquerais pas d’être amoureux d’une belle princesse en Italie ; je lui prêterais tout l’emportement de la plus ardente passion, et à son mari celui de la plus violente jalousie. Il me ferait assassiner un soir en sortant de l’appartement de sa femme, et je n’échapperais que par le plus grand hasard, à cet attentat. Je pourrais, si je voulais montrer de l’esprit à peu de frais, peindre le contraste que présentent des capucins qui occupent la demeure des Caton, des Brutus ; enfin me passionner froidement sur la peinture et la musique, parler d’un faire large ou mesquin etc. etc. La vérité est que la facilité de satisfaire ses goûts s’oppose en Italie aux grandes passions, et qu’un observateur attentif trouve dans les habitans de Rome des traits frappans du caractère des Romains. Ils étaient superstitieux, les modernes n’ont pas dégénéré à cet égard ; ils aimaient les cérémonies religieuses ; les spectacles de tout genre, les cérémonies font fréquentes et pompeuses à Rome, le peuple y court avec empressement, et le prix du pain et l’abondance du bled concentre son attention. Les Romains étaient éloquens et les habitans de Rome s’expriment avec chaleur et énergie, leurs discours abondent en images ; leur accent, leurs gestes sont expressifs, variés et ajoutent à la véhémence et à la grâce de leurs expressions. Les Romains étaient braves et familiarisés avec l’effusion du sang, le peuple à Rome est toujours armé d’un couteau, et venge ses querelles par des combats où il montre un grand courage. Ces combats, et les assassinats qui ne sont pas aussi nobles, sont à tel point fréquens, que le nombre des hommes tués ou blessés s’élève à Rome, année commune, à douze ou treize cents, enfin les transtévèrins offrent dans les traits de leur visage la plus frappante ressemblance avec ceux des anciens Romains, et se rappelant avec orgueil leurs ancêtres, ils se plaisent à se nommer entre eux Brutus, Ciceron etc. Je pourrais aussi, en parlant de l’Angleterre, rapporter la description des jardins célébres, m’extasier sur la verdure Britannique et copier, en parlant du Gouvernement, Lolme qui à copié Blacksthone. Je bornerai le récit de mes voyages à un court résultat, que je me rappellerai toute ma vie avec un regret amer. Le goût des arts appelle en Italie ; l’admiration pour Frédéric et Catherine attirait dans le Nord, et l’on accourait avec empressement en France pour les habitans du pays. On y venait pour vivre avec des Français ; parmi eux seulement s’était perfectionné l’art de la société et celui de converser. Parmi les Français seuls on voyait régner généralement le savoir sans pédanterie, la noblesse des manières sans morgue, la gaieté sans bruyans éclats. Les Allemands tiennent table pour faire bonne chère, et les Français pour réunir des personnes qui se conviennent ; chez les Français seuls on voyait l’orgueil du rang faire place au goût de la société, et les plaisirs de l’esprit rapprocher tous les états, sans les confondre. Il est des hommes aimables dans tous les pays ; en France, c’était la nation qui était aimable, pleine de goût, et d’élégance dans ses manières, comme autrefois les Athéniens. La génération actuelle doit renoncer et peut-être ceux qui lui succéderont à une aussi agréable manière de vivre. Le caractère Français est dénaturé et l’esprit de faction, dont la jeunesse est imbue, prépare une génération entière aux troubles, aux plus sanglantes scènes. Et qui peut conjecturer le genre de mœurs qui peut naître d’un ordre de choses, qui ne se trouve pas dans les annales du monde. L’imprimerie n’a existé dans aucun des pays célébrés dans l’histoire ancienne, et ce puissant et prompt moyen d’enflammer les esprits doit produire de nouvelles combinaisons de gouvernemens. Les journalistes exercent dans ce siècle une autorité qui s’étend sur les quatre parties du monde ; mais j’abandonne ces réflexions qui présentent un trop vaste horizon, pour finir le récit qu’on a désiré. Au retour de mon voyage je joignis l’armée des Princes, et j’appris pendant la campagne qu’un oncle et un de mes cousins, que j’aimais tendrement, avaient été massacrés à l’affreuse époque de ce mois de septembre, dont il serait à désirer, pour l’honneur de l’humanité, qu’on pût perdre à jamais la mémoire. Peut-être que mon émigration a été la cause de la mort de mes parens, cette idée me poursuit souvent et aggrave les chagrins qui m’accablent. Quand l’armée des Princes a été dispersée, j’ai songé aux moyens d’employer utilement mon faible courage, et je me suis adressé à un de mes parens qui est lieutenant-général au service de Prusse ; il a bien voulu me prendre pour son aide-de-camp, en attendant que je puisse servir dans une armée Française. Mon père a trouvé le moyen de me faire passer des fonds qui m’ont suffi jusqu’à ce moment, et peuvent m’aider à gagner des temps plus heureux. Voilà mes aventures jusqu’à ce jour, jusqu’au moment où j’ai été accueilli avec tant de générosité, soigné avec tant d’intérêt, où j’ai éprouvé enfin des bontés dont le souvenir vivra éternellement dans mon cœur.

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LETTRE XI.

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Le Président de Longueil
au
Mis de St. Alban.


C’est avec un extrême plaisir, mon cher et jeune ami, que j’apprends que vous êtes, pour le moment, dans une situation moins malheureuse que celle de la plus grande partie des Émigrés. Vous avez raison de dire que chacun dans ces temps affreux a son roman à raconter ; j’ai eu aussi ma part de leurs diverses fortunes, mais je ne puis pour le moment vous en faire le récit, étant pressé par le temps, je me bornerai donc à vous parler de ma position actuelle. Je mène ici une vie tranquille que je partage entre la lecture et la promenade ; mais je n’habite pas comme vous dans un château et près d’une femme charmante, je suis logé chez une Juive à qui une banqueroute qu’on lui a faite, a donné une ineffaçable jaunisse. On a découvert que la choroïde des animaux qui paissent est verte, et l’on est indécis de savoir si cette couleur vient de l’habitude de voir du verd, ou de leur nourriture, ou si la nature les a ainsi conformés. Mon Israélite ne voit plus les choses que sous la couleur des ducats, et elle-même en a le coloris. Au reste c’est au premier aspect une personne bonne et honnête, et en qui rien ne décèle la bassesse et l’apre avidité de sa nation. Ses manières sont polies, son extérieur décent, mais dès qu’il s’agit d’argent, ses yeux s’enflamment, ses mains s’ouvrent pour recevoir, ou deviennent crochues pour retenir ; il n’y a pas un muscle de son visage qui ne soit en action. Vous vous rappelez Ulisse, qui, voulant s’assurer si Achille n’était point caché sous le déguisement d’une fille, fit étaler devant lui des parures de femmes et des armes. Achille se trahit, laissa les parures et sauta sur les armes. Ma Juive est de même pour les ducats. Sa voix devient douce et tendre en prononçant le mot ducat, si elle en parle sans qu’il soit question d’un intérêt pressant, et elle a l’accent de la passion, si on lui en conteste un seul. On croit entendre alors la femme qui réclamait devant Salomon son fils qu’on lui disputait. L’or est le dieu de l’univers, il donne l’intelligence aux plus bornés. Le Jokai de douze ans, transporté à mille lieues de son pays connaît la monnoie avant de savoir un mot de la langue, il possède en huit jours le nom des plus petites pièces et est familiarisé avec toutes les fractions. Pour n’être pas en reste avec vous, j’ai cru devoir à votre exemple vous faire la peinture de mon hôtesse ; votre tableau est du Correge et le mien est d’un peintre Flamand ; mais je crois qu’il n’est pas celui qui a le moins de vérité. Je vous adresserai incessament le récit de mon émigration et de mes aventures, qui je crois seront les dernières ; il n’en est pas de même de vous, votre valeur, votre état, votre zèle, votre jeunesse vous conduiront encore à de nouveaux hasards. La vie offre à votre âge un immense horison à parcourir, de la gloire à acquérir, des passions à éprouver et à vaincre, des injustices à souffrir et une foule de sentimens doux ou déchirans : C’est là ce qui s’appelle vivre, c’est-à-dire exister vivement. Pour moi, il me reste encore à durer, mais j’ai cessé de vivre. Je vous embrasse mon cher et jeune ami de tout mon cœur.

J’ai encore écrit comme vous le désirez au vicomte de ***. Il m’a répondu qu’il saisirait la première occasion de vous faire employer à l’armée de Condé. C’est mon ami depuis long-temps et il s’empressera de faire faire au Prince une si bonne acquisition.

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LETTRE XII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Dites je vous prie au Marquis, ma chère Victorine, que je suis très-sensible à l’attention qu’il a eue de me faire partager le plaisir que vous a fait le récit de ses aventures. Que de malheurs il a éprouvés ! de combien de scènes d’horreur il a été spectateur ! On dit que cette terrible Révolution doit parcourir l’Europe. Puissé-je mourir avant de voir dans mon pays exercer autant de barbaries ! J’ai été frappée du ton de vérité qui règne dans le récit qu’il fait des événemens, et la peinture de quelques personnages. J’ai admiré la bonne foi avec laquelle il parle de son attachement à une dame qui a péri si tragiquement. Il est bien clair, comme il en convient, qu’il n’était point amoureux, mais il tâchoit de le persuader à la femme qu’il avait l’air d’aimer. Je suis toujours prête à me mettre en colère contre les hommes, contre les Français sur-tout, lorsqu’il est question d’amour, ou de ce qui en a l’apparence. Il semble qu’ils regardent les femmes comme des hochets dont ils s’amusent. Un jeune homme devait-il donc en France, sous peine d’être ridicule, feindre d’aimer, employer la séduction pour triompher d’une femme, qui souvent aurait sans lui vécu paisiblement dans sa famille. Le Marquis paraît honnête, sensible, vrai, et vous voyez cependant que sans, éprouver le sentiment de l’amour, il s’est efforcé de parler son langage, et il a sans doute fait des sermens qu’il était bien résolu de ne pas tenir. Si cette femme là, comme je le crois, a aimé de bonne foi, quelle amertume aurait empoisonné sa vie lorsqu’elle aurait vu qu’elle avait été trompée ! Je souhaite pour le punir qu’il soit quelque jour bien véritablement amoureux ; qu’il le soit d’une femme honnête et vertueuse, afin qu’il éprouve tous les tourmens d’un amour sans espoir. Mais ne serais-je pas comme Idoménée qui jure aux dieux d’immoler le premier étranger qui s’offrira à sa vue, et c’est son fils qu’il sacrifie sans le savoir. Mes souhaits pourraient troubler le repos de la personne qui m’est la plus chère, vous m’entendez ma chère Comtesse… Je serai toute ma vie bien plus occupée de vous que de moi. Adieu, je vous renvoie votre écrit.

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LETTRE XIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai remis au Marquis son manuscrit, et comme il m’a pressée de lui dire l’effet qu’il avait produit sur vous, je lui ai répondu qu’il vous avait fort intéressée, ensuite, par l’habitude de la franchise, j’ai ajouté ; mais,… et aussitôt je me suis arrêtée ; sa curiosité a été extrême sur ce mais, et il m’a fait les plus vives instances d’achever ; je lui ai dit que j’étais une étourdie, et que cela n’avait aucune importance, il a insisté et m’a paru si inquiet que dans la crainte qu’il ne soupçonnât quelque chose de trop désavantageux, je lui ai répondu qu’il ne m’en coûterait rien de lui dire la vérité, si je ne craignais de rappeler à son esprit de tristes souvenirs. Je ne conçois pas d’où lui est venue une telle obstination et il faut qu’il mette bien du prix à votre suffrage, autant que s’il vous connoissait. Enfin vous me gronderez peut-être, mais je lui ai avoué que vous lui reprochiez d’avoir induit en erreur cette malheureuse femme, en lui parlant le langage de la passion, et j’ai ajouté : elle vous aurait épousé comptant s’unir à un homme qui l’aimait et qui le lui avait assuré ; désabusée dans peu, quel eût été son malheur ! il eût égalé peut-être la durée de sa vie. Il s’est défendu en disant, que nous lui faisions un crime de sa franchise, qu’il aurait pu nous dissimuler ses véritables sentimens ; qu’au reste il ne les a bien connus qu’après sa mort, et en sondant avec attention son cœur ; enfin il a mis une chaleur extrême à se justifier. Mon oncle est arrivé à la fin de la conversation et vous jugez bien que les pauvres femmes ont été traitées légèrement ; car mon oncle, qui se pique d’un grand dévouement pour elles, ne manque jamais de s’égayer sur leur compte ; il croit que cela est du bon air. Les propos qu’il a tenus ont été débités très-gaiement, et la plupart des phrases accompagnées de certains mots que vous lui connoissez, et qui font faire le signe de la croix à votre maman. Ma nièce, m’a-t-il dit, croyez, ou bien avouez-moi, car vous savez toutes ce qui en est, avouez que les femmes ne sont dupes qu’autant qu’elles veulent bien l’être. Il y a une cinquantaine de phrases, qui ne signifient rien, et qu’on est convenu de se dire mutuellement pour que la femme cède avec honneur ; ce sont comme les trois assauts que les gouverneurs d’une place sont obligés d’essuyer avant de se rendre, tout cela doit être rangé dans le rang des complimens ; est ce que je suis le très-humble, très-obéissant serviteur de ceux à qui j’écris ainsi ? Et parce que l’on porte le deuil d’un parent, que souvent l’on déteste, est-on un homme faux si le cœur n’est pas en deuil ? J’avais autrefois un petit secrétaire Français qui faisait mes lettres d’amour, et qui me disait toujours qu’il en savait écrire de brûlantes ; tous mes amis me l’empruntaient, et cependant le papier d’aucun n’a jamais pris. Mais mon oncle, lui ai-je dit, vous donnerez à monsieur le Marquis mauvaise idée des bons Germains, car vous parlez comme un Lovelace. — Je n’ai jamais lû votre Lovelace ; mais qu’entendez-vous par bons ; je veux que monsieur le Marquis sache que nous n’en sommes pas plus bêtes, et j’ai connu un vieux comte Frizzamberg qui avait été l’intime du duc de Richelieu à Vienne, et qui ne lui cédait en rien pour ce qui est de la galanterie. Laissez dire mademoiselle Émilie, monsieur le Marquis ; à l’entendre il faudrait que tous les maris fussent des Céladons ; qu’ils soient braves à la guerre, sablent bien du champagne et ayent de bons procédés pour leurs femmes, voilà ce qu’il faut.

Après vous avoir rapporté son sentiment tout au long, je vous dirai que ma mère vous trouve ainsi que moi trop sévère ; Le Marquis se justifie très-bien en disant, qu’il a été lui-même dupe de ses sentimens, qu’il n’a bien connus qu’après la perte de cette infortunée victime. Il souffre moins depuis deux jours, et sa conversation nous intéresse beaucoup. Mon oncle est enthousiasmé de lui et ma mère l’écoute avec grand plaisir. Je suis impatiente qu’il connaisse mon Émilie que j’embrasse bien tendrement. Vous êtes folle je crois avec votre Idomenée, qui a pu vous donner cette idée ?

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LETTRE XIV.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Remerciez le ciel, ma chère Victorine, de ce qu’il y a un cheval bai à vendre chez un fermier, à une lieue de Loewenstein ; grâce à ce cheval bai, vous verrez votre amie. Voici le fait : mon oncle, le Doyen du chapitre a besoin d’un cheval de cette couleur ; c’est un grand connoisseur, il va le voir demain et ira vous demander à dîner. Sa nièce l’accompagne et sa joie d’embrasser sa chère Victorine la transporte. Je verrai donc enfin la fleur de la chevalerie Française, et je vous en dirai bien franchement mon avis. Adieu, ma chère amie, à demain ; mon cœur bat déjà de plaisir ; que sera-ce quand je vous serrerai dans mes bras ?

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LETTRE XV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Convenez que vous désirez savoir ce que pense de vous le Marquis. N’allez pas me dire : que me fait un étranger qui me voit en passant et par conséquent ne peut me juger. Vous avez fait des frais pour lui, et ne m’accusez pas de présomption ; l’amour propre y entrait sans doute pour une grande partie ; mais l’amitié faisait l’autre. Vous vous disiez : il faut que je lui fasse voir que ma Victorine a du discernement, et qu’elle sait bien placer ses sentimens. Pour moi j’étais intérieurement glorieuse de vos succès, comme une tendre mère qui voit sa fille fixer tous les regards à un bal. Il vous trouve très-aimable, et dit qu’il n’a jamais vu que vous, mettre de la grâce dans une dissertation ; qu’il n’est que mon Émilie, dans qui la réflexion ne dessèche pas le sentiment ; que vous approfondissez en vous jouant, en ayant l’air d’effleurer. Mais comment, direz-vous, a-t-il pu voir tout cela en si peu de temps ? C’est qu’il faut savoir que je lui ai montré plusieurs de vos lettres, et votre présence a fait le reste ; enfin, il dit que notre société forme un tout parfait, et que chacun de nous fait valoir l’autre par de légères oppositions, qui font ressortir nos diverses qualités. Êtes-vous contente de ce jugement ? Pour moi, j’ai eu un plaisir infini à vous entendre apprécier par un homme dont le goût naturel a été infiniment exercé dans les sociétés les plus distinguées ; qui a connu ce qu’il y a de plus aimable dans un pays où le plus grand mérite était d’être aimable. Nous n’avons parlé que de vous depuis trois jours, et je dois épargner à votre modestie le récit de tout ce qui a été dit. Que vous dirai-je enfin, il a prétendu qu’il vous connoissait si bien, qu’il serait en état de faire votre portrait, nous l’avons pris au mot, et n’ayant pu se dédire, voici l’ouvrage qu’il nous a apporté ce matin, et qui ne manque pas de vérité.

« Émilie se communique aisément, sa physionomie est expressive et animée, c’est ce qui m’enhardit à en faire le portrait. Ses yeux sont vifs et perçans ; il y règne plus d’ardeur que de sensibilité, ils annoncent un esprit observateur, et cependant sa manière de sentir et de s’exprimer a quelquefois l’air d’une inspiration soudaine. Elle est libre et familière sans indécence ; elle dit ouvertement ce qu’elle pense, même aux personnes intéressées, et peut-être est-ce plus par envie de montrer sa pénétration que par un effet de sa franchise. Au premier aspect elle inspire moins le désir de lui plaire que la crainte de lui déplaire. Elle donne l’envie de causer avec elle, et plus encore la curiosité de l’entendre : on croit d’abord feuilleter une brochure agréable, et l’on découvre bientôt que c’est un livre plein d’agrément et de solidité. »

Êtes-vous satisfaite de ce portrait, qui a tellement frappé ma mère, que ravie du talent de l’auteur, elle lui a demandé instamment de faire le mien. Les traits flatteurs qu’il renferme ne sont pas exacts, mais je crois que si les couleurs sont trop brillantes, elles ne sont pas sans quelque vérité. Il m’a prodigieusement embellie, voilà tout le tort du peintre.

« Son visage rassemble tous les trésors de la santé et de la jeunesse. Son teint n’est pas celui d’une habitante des villes, c’est le teint qu’on suppose aux bergères des romans. Son regard est plus touchant que vif, et son esprit se manifeste particulièrement à la manière dont elle écoute, au choix des personnes ou des choses qui fixent son attention. Le son de sa voix a quelque chose de sensible qui se dirige vers le cœur, et indique qu’il doit y avoir dans ses sentimens plus de profondeur que de vivacité. Elle a de la gaieté, est instruite, et personne peut-être ne peut juger exactement de l’étendue de son esprit ; c’est une espèce de mystère ; elle pense et sent pour un petit nombre, et il faut que son cœur donne le signal à son esprit pour se montrer. »

Ce dernier trait est celui qui me flatte le plus, et vous en devez reconnoître la vérité, car c’est avec mon Émilie que je montre le peu d’esprit que j’ai, et d’après cela, il est bien clair que c’est de la chaleur de mon ame qu’il tire toute sa force ; sans elle il serait comme le feu renfermé dans un caillou ; qui se douterait qu’il existe ?

Adieu, ma chère Émilie.

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LETTRE XVI.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Je suis bien plus touchée, ma chère Victorine, de tout ce que vous me dites de sensible sur mon portrait que de l’ouvrage même. Votre amitié se peint dans l’occupation où vous êtes de moi, et elle vous inspire un aveuglement qui me flatte davantage par son principe, que par l’aspect séduisant sous lequel il m’invite à me voir. J’ai quelquefois fait des portraits, et il m’a paru que lorsque le peintre est agréablement prévenu, et qu’il cherche néanmoins à peindre avec vérité, il ne fait que renforcer certains traits, et en diminuer d’autres ; et avec du jugement et de l’impartialité on pourrait, à l’aide de son ouvrage flatteur, en faire un plus ressemblant et bien moins favorable. Pour mieux développer ma pensée je vais faire mon portrait, au vrai, d’après celui du Marquis. « Émilie au premier abord se livre aisément, et il est aisé par conséquent de la peindre ; ses yeux sont vifs sans aucune expression de sensibilité, ils semblent joindre la réflexion à la vivacité, mais la plupart de ses idées sont soudaines et n’ont point de suite ; la familiarité de ses manières n’a pour limite que l’indécence ; elle ne s’embarrasse pas de choquer les personnes, pourvu que ce qu’elle dit soit une preuve de sa pénétration ; on est peu curieux de lui plaire, mais on craint sa malignité, on est sur ses gardes en causant avec elle, et il paraît plus sûr de l’écouter ; elle offre d’abord l’image de l’étourderie, et cependant elle donne par fois l’idée d’une personne qui a réfléchi. »

Que dites-vous de ce portrait, ma chère Victorine, un excellent peintre les combinerait tous les deux et peut-être sortirait-il de là un portrait ressemblant. Adieu, ma chère amie, je m’en rapporte à celui que l’amitié a gravé dans votre cœur ; tant mieux, s’il est flatté, car ce sera l’illusion de l’amitié, tant mieux pour moi s’il ne l’est pas, car je vaudrai mieux que je ne crois. Dans tous les cas, j’ai quelque prix, soit par moi soit par l’amitié.

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LETTRE XVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Il est naturel qu’on désire savoir l’effet qu’on a produit sur les personnes dont le suffrage est flatteur, et j’étais bien assurée que le Marquis était curieux de savoir ce que vous m’avez dit de lui ; mais il craignait sans doute qu’il y eût de la présomption à penser qu’on s’en était occupé, et croiriez-vous que cela a produit une scène touchante. Mademoiselle Émilie a dû me trouver bien heureux, m’a-t-il dit en me voyant, moi pauvre impotent, moi malheureux Émigré, proscrit de sa patrie, repoussé de la plupart des pays, établi si agréablement auprès de sa charmante amie, et recevant d’elle des soins…… Sa voix s’est altérée, il a eu de la peine à achever sa phrase, et j’ai vu une larme sur sa joue. Vous allez être surprise, Emilie ; l’attendrissement m’a gagnée, et j’ai balbutié : mon oncle et ma mère, monsieur le Marquis, sont eux-mêmes… Mon oncle qui était derrière moi a pris la parole. « Ne voilà-t-il pas encore des complimens. » Je me suis remise de mon trouble et tâchant de plaisanter pour n’y pas retomber, j’ai dit : tout au contraire, c’est un compliment que monsieur le Marquis cherche. Il désire de savoir ce que pense de lui ma chère Émilie. Mais que dites-vous du trouble que j’ai éprouvé ?… Et n’admirez-vous pas combien l’accent du sentiment fait impression sur l’ame. L’expression de la reconnaissance du Marquis a agi sympathiquement sur moi, et m’a singulièrement émue. Mon oncle a repris la parole et s’adressant au Marquis. Voilà comme sont les femmes, a-t-il dit, elles croient que l’homme le plus sensé met un prix infini à leur suffrage, et ma nièce pense que le Marquis souffrant cruellement et inquiet à tant de titres, s’occupe de ce que peut penser, et dire de lui une jeune Demoiselle qu’il n’a fait qu’entrevoir, et qu’il ne verra peut-être de sa vie. Il est bien certain qu’elles ont plus parlé de vous que de moi ; mais enfin chacun a son temps, et quand vous aurez fait vingt campagnes, mon cher Marquis, écoutez si vous voulez aux portes, et vous n’entendrez pas les belles dames parler de vous, à moins que vous ne soyez un mari jaloux. Elles sont toutes de même, à commencer par mademoiselle Émilie. Je ne sais si philosophe est féminin, mais enfin il ne me vient pas d’autre mot, je vous dirai donc que c’est une grande philosophe, et que cela n’empêche pas qu’elle n’ait une belle passion tout au travers du cœur, en tout bien tout honneur, s’entend. C’est au reste une très-aimable personne, quoiqu’elle s’embrouille quelquefois dans la décomposition des sentimens. Ma nièce semble avoir le secret de l’entendre ; mais je crois que moins elle la comprend, et plus elle la trouve sublime. Son amoureux est un brave jeune homme d’une très-bonne maison qui s’est alliée à la nôtre il y a plus de quatre-cents ans, et je ne me trompe pas, car c’était du temps de l’Empereur Henri V. Nous étions Guelfes, et ils étaient Gibelins à toute outrance. Le petit dieu d’Amour n’en tint compte, et il en résulta une alliance mémorable par ses effets, parce qu’elle contribua à calmer les esprits dans la Westphalie. Mademoiselle Émilie sera, je crois, fort heureuse avec lui. Vous pensez bien que cette conversation me peinait singulièrement ; mais vous savez aussi qu’on arrêterait plutôt un torrent que mon oncle, quand il est sur certains chapitres. Bon soir, mon Émilie.

P. S. Dites quelque chose d’honnête dans votre réponse pour notre héros blessé, que je puisse lui montrer ; car il paraît mettre un grand | prix à votre approbation, et parle de vous de manière à me satisfaire, ce qui n’est pas une petite tâche. Encore une fois, bon soir.

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LETTRE XVIII.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je vous ai promis, mon cher et jeune ami, le détail des aventures de mon émigration, et en voici le tableau tracé avec la plus exacte vérité. Vous vous rappelez que j’étais en Provence pour le soutien de quelques droits à une succession considérable. Je n’avais pas tardé à voir le danger que je courais dans un pays où la vivacité des esprits se joignait à la fermentation générale, et je choisis Nice pour y attendre en sureté le dénouement de la scène tragique qui fixait l’attention de l’Europe. Plusieurs personnes distinguées de la Provence s’y étaient ainsi que moi réfugiées ; j’étais dans cette ville à portée de recevoir promptement des nouvelles de France, et la douceur charmante du climat ainsi que la société de quelques personnes du pays et de mes compatriotes adoucissaient les regrets de mon exil, enfin l’espérance soutenait mon courage ; mais la journée du 10 Août et la captivité du Roi remplirent mon esprit des plus noirs pressentimens. Bientôt après une armée Française s’avança près du Var, jeta l’épouvante dans la ville de Nice et dans tout le Piémont. Une terreur panique s’empara des esprits, dès qu’on eut pénétré les dispositions des Français ; chacun se hâta de prévenir leur arrivée, et de sortir de la ville. L’allarme fut si vive, la précipitation si grande, que l’on ne se donna pas le temps de rassembler le peu d’effets précieux qu’on aurait pu emporter ; je fus du nombre de ceux qui prirent ce parti et je pensai que le plus sûr était de se rendre à Turin, où l’on avait lieu de croire que les Émigrés seraient accueillis favorablement. Dans peu d’heures le chemin du Col de Tende fut couvert de monde, de vieillards, d’enfans, de femmes grosses, d’autres qui portaient sur leurs bras leur enfant qu’elles nourrissaient ; des magistrats, des évêques, des moines dispersés sur cette route fuyaient consternés. Un évêque de quatre-vingts-trois ans, entre autres, offrait le spectacle le plus touchant ; hors d’état de marcher, il était porté par des prêtres qui se relayaient tour à tour ; une femme d’un nom distingué se trouva au milieu du voyage pressée des douleurs de l’enfantement, et accoucha sur le chemin, dénuée de tout secours ; pour comble de malheur, des soldats Piémontais entendant la nuit un grand bruit sur la route, et ne distinguant rien, se figurèrent qu’un détachement de Patriotes arrivait sur eux, ils tirèrent et blessèrent plusieurs des personnes qui marchaient en avant de notre misérable troupe. La pluie survint et dura huit jours. Les chemins furent inondés, les rivières débordées, et tous les fléaux semblaient se rassembler contre des infortunés fugitifs ; on craignait de se noyer à chaque pas ; celui qui tombait et s’embourbait, invoquait envain du secours. Le malheur extrême rend l’homme barbare en concentrant tout son intérêt sur lui-même. Quelques uns avaient des charettes, d’autres des chevaux et des mulets ; mais à peine arrivés à la Scarena, les troupes Piémontaises s’en emparèrent. On se flattait de trouver à Tende une auberge pour y prendre quelque repos ; elle était occupée par ces troupes, et après une aussi longue marche, et tant de fatigues, il fallut passer la nuit en plein air, inondés de la pluie, les pieds dans l’eau ; les cris, les pleurs des femmes et des enfans ajoutaient à l’horreur de cette situation, et l’espoir abandonnait tous les cœurs. Nous passâmes le Col de Tende, et des voitures venues de Turin offrirent un instant l’espoir d’achever plus heureusement notre route ; mais la cupidité aveugle et barbare ne permit pas à un grand nombre de profiter de ce secours ; on demanda un prix exorbitant de ces voitures, et il y en eut une qui fut payée cinquante louis pour deux journées de marche. La troupe infortunée arriva enfin à Turin ; lieu si désiré et qui nous semblait devoir être le terme de nos malheurs ; mais en arrivant, nous vîmes affiché au coin des rues, un règlement qui défendait aux Français de séjourner plus de huit jours à Turin et dans les états du roi de Sardaigne. Les hommes qui étaient en état de servir prirent le parti de se rendre à l’armée de Condé, au moyen de quelques secours qu’ils se procurèrent ; les femmes, les enfans, les vieillards obtinrent ensuite la permission de rester ; mais le séjour dans la ville était trop cher pour des personnes réduites à la plus affreuse misère. Il fallut se retirer dans les villages voisins, et je m’associai à une famille intéressante pour former un petit établissement dans une cabane de paysans où nous passâmes quatre mois ensevelis en quelque sorte sous les neiges. Plusieurs de mes compatriotes ne pouvaient subsister que de la bienfaisance des habitans, et ignorant la langue du pays leur situation seule invoquait la compassion. Les habitans, hommes grossiers, mais humains, étaient frappés de notre courage, de celui des femmes sur-tout, ainsi que de leur piété. Ils admiraient leur résignation à un sort si malheureux, et je partageais ce sentiment en voyant des femmes, qui peu de mois auparavant étaient au milieu de domestiques empressés de les servir, aller acheter des légumes, de la viande et faire ensuite la fonction de cuisinière. Dans les premiers momens, on se livre à la douleur ; mais la nécessité impérieuse subjugue bientôt les esprits ; lorsqu’on sent qu’il est impossible de lutter contre elle, on rentre en soi-même alors pour y chercher des ressources, et le courage vient roidir l’ame qui se familiarise peu à peu avec un nouvel ordre de choses. Dix-huit mois s’étaient écoulés pendant que nous étions dans cette triste habitation, il n’était pas à croire que cette dernière ressource nous serait enlevée ; mais les Français s’étant emparés du mont St. Bernard menacèrent Turin ; alors les Émigrés furent obligés par ordre du gouvernement de quitter le Piémont. Incertains du lieu où il nous serait permis de respirer, nous prîmes enfin la résolution de nous rendre à Venise. Nous louâmes une barque où s’entassèrent quatre-vingts personnes et nous suivîmes le cours du Pô. Les combinaisons de la pauvreté industrieuse diminuèrent les frais que semblerait devoir coûter un aussi long voyage. Quinze francs par tête nous acquittèrent de tout. Je ne puis, pour l’honneur de l’humanité, passer sous silence la réception des habitans de tous les lieux où la barque s’arrêtait le soir. Dès la première soirée nous vîmes à Casal, le curé, les magistrats et un grand nombre d’habitans qui s’étaient rendus sur la rive pour nous offrir leurs maisons et nous prodiguer les marques les plus touchantes d’intérêt ; ils nous partagèrent entre eux pour nous doner des lits et un bon souper, et dans un quart-d’heure quatre-vingts personnes se trouvèrent réparties chez les plus considérables habitans qui regardaient comme un bonheur de nous recevoir, et celui qui en avait un petit nombre enviait à un autre l’avantage qu’il avait de posséder une maison plus grande ; jamais l’hospitalité ne fut exercée d’une manière plus cordiale, plus noble et plus touchante. C’est ainsi que nous fûmes reçus à Cazal, Vérone, Plaisance, Cazal-maggiore, Borgo-forte etc. etc. Souvent même plusieurs de ceux qui nous avaient ainsi reçus prenaient le lendemain les devants, au moment de notre départ, et se rendant au lieu de la prochaine couchée, y prévenaient les habitans de notre arrivée, commandaient à souper dans les auberges et nous retrouvions en débarquant les personnes qui nous avaient reçus la veille, et qui avaient fait plusieurs lieues pour nous procurer de nouveaux secours ; souvent aussi on remplissait la barque de provisions de tout genre. Si jamais les humains ont été ce qu’ils devraient être, un peuple de frères, c’est pendant notre route. Combien le récit de nos malheurs les attendrissait ! Combien de fois nous avons vu leurs yeux se remplir de larmes en nous écoutant ! On voyait pendant le repas, régner sur la famille qui nous recevait, une joie pareille à celle d’un jour de noces ou d’une fête occasionnée par le plus heureux événement. Chacun s’empressait de nous offrir ce qu’il y avait de meilleur en fruit, en vin, en gibier, et l’attention était portée jusqu’à offrir aux femmes des bouquets des plus belles fleurs. Au milieu de ces marques de sentiment et de générosité, mes idées quelquefois se portaient sur Paris, où le sang coulait à grands flots, où le peuple furieux traînait dans les rues des corps déchirés, promenait sur des piques des têtes dégoûtantes de sang. Je me demandais si c’étaient les mêmes êtres que ceux qui nous recevaient avec tant de bienveillance, qui nous montraient une si vive et si touchante sensibilité. J’ajouterai à ce tableau de l’humanité, sous son plus bel aspect, un trait qui le terminera dignement. Nous trouvâmes, en sortant de la barque à Crémone, un homme que nous avons appris être un négociant, et qui nous suivit à l’auberge. L’intérêt qu’il prenait aux malheureux Émigrés, était peint dans ses yeux et se manifestait par ses gestes. Après nous avoir offert en général ses services, il resta quelque temps en silence avec l’air d’un homme embarrassé, qui balance à s’expliquer ; une dame de notre compagnie descendit pour parler à l’aubergiste, et il la suivit. Elle rentra quelque temps après, et nous conta que ce monsieur, qui avait paru s’intéresser si vivement à nous, l’avait priée d’entrer un instant dans une petite salle en bas, et que là, il avait tiré deux rouleaux de cinquante louis en la suppliant de les accepter et de les partager avec ceux de ses compagnons de voyage qui en avaient le plus de besoin. Cette dame nous ajouta qu’elle les avait refusés, que le monsieur avait insisté à plusieurs reprises, avait tâché même de lui mettre dans sa main les deux rouleaux, et qu’enfin, il était sorti aussi affligé de ses refus qu’elle était touchée de son offre généreuse. Nous admirâmes ce noble procédé ; mais la dame fut blâmée de n’en avoir pas profité pour aider plusieurs prêtres qui étaient sans ressources. Nous attendions un souper frugal que nous avions commandé, et l’on s’impatientait de la lenteur de l’hôte lorsqu’il entra avec l’air d’un empressement respectueux, une serviette sur l’épaule comme un maître d’hôtel, et nous dit que le souper était servi dans la pièce voisine. Nous y passâmes, et nous trouvâmes la pièce éclairée de bougies et la table couverte d’une grande quantité de plats et plusieurs bouteilles de vin sur un buffet ; à côté étaient de très-beaux fruits, des confitures, des biscuits et deux ou trois sortes de vins de liqueur ; l’hôte voyant notre surprise, nous dit que tout avait été ordonné et payé par un monsieur de la ville qui était entré avec nous à l’auberge. Il ne voulut pas nous apprendre son nom et se borna à nous dire que c’était un négociant fort riche, et un des plus honnête homme qu’il y eût dans toute la Lombardie. Le lendemain aucun des garçons de l’auberge ne voulut recevoir la plus petite gratification, et nous arrivâmes à la barque suivis de plusieurs personnes qui s’attendrissaient à la vue des enfans, des prêtres, des vieillards, et levaient les mains au ciel en nous souhaitant toute sorte de prospérités. Nous cherchâmes envain parmi ces personnes, le généreux inconnu. Il avait cru sans doute devoir se dérober à notre reconnaissance ; mais de nouveaux bienfaits de sa part nous attendaient dans la barque, elle était remplie de provisions de tout genre.

Fatigué de lire les horreurs de la Révolution, mon jeune ami aura sans doute du plaisir en lisant les détails de faits qui honorent l’humanité, et de douces larmes succèderont aux pleurs amers qui ont inondé souvent ses yeux.

J’ai demeuré un mois à Venise où s’était retiré un de mes amis, j’y trouvai mon valet de chambre qui m’y attendait depuis huit mois, et qui avait sauvé de Nice ma vaisselle et une somme assez considérable. Il lui avait fallu autant de courage et d’adresse que de fidélité, pour me rendre le service qui me met à portée de vivre dans l’aisance. Le peuple Vénitien est bon et obligeant, et il n’est point de secours qu’il n’ait offert et donné aux Français qui en avaient besoin. Je me contenterai de vous citer un trait de l’hospitalière bonté de cette nation. Un des prêtres qui étaient venus avec nous, disait depuis quinze jours la messe dans une paroisse, et c’était son unique moyen de subsister ; un jour il fut suivi au sortir de l’église, par un homme enveloppé d’un manteau, et lorsqu’il fut près de la porte l’homme s’approcha de lui et lui demanda de vouloir bien lui dire une messe le lendemain à une chapelle qu’il désigna. Le prêtre lui promit de faire ce qu’il désirait, et l’homme au manteau s’approchant alors de plus près, voilà monsieur, dit-il, la rétribution que je vous prie d’accepter pour votre messe et au même instant il lui mit dans la main un papier qui enveloppait deux médailles d’or de quinze ducats. Le prêtre voulut se défendre de les recevoir ; mais l’homme au manteau le quitta aussitôt, et passant par une petite ruelle, disparut à ses yeux.

Je serais resté à Venise si l’air humide n’avait pas été contraire à ma santé. J’ai quelque temps été en suspens sur le lieu où je me fixerais ; enfin je me suis déterminé à venir à ***. On y est plus à portée qu’en Italie d’être instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien plus de ressources pour la lecture ; enfin le Gouvernement y laisse les Émigrés en paix.

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LETTRE XIX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le courrier ne part qu’après-demain, et je ne puis attendre si longtemps pour apprendre à ma chère Émilie, que le hasard m’a fait voir ce matin à Francfort, un officier qui est dépêché de l’armée à Vienne, qui m’a dit que le cher Baron jouissait de la meilleure santé, et n’avait pas été blessé comme quelques gazettes l’ont annoncé ; mais un de ses parens du même nom, et c’est ce qui a donné lieu à l’erreur. Je n’ai pas lu ces gazettes ; mais comme elles pourraient vous parvenir, je ne perds pas un instant pour prévenir l’inquiétude qu’elles auraient causée à mon Émilie. Il faudrait en vérité que la génération actuelle eût reçu des ames plus fortes ou insensibles pour résister aux troubles et aux spectacles terribles de la malheureuse époque où nous vivons. Je viens de lire les confessions de Rousseau, qui a l’art d’intéresser en racontant des faits minutieux, et qu’un autre ne serait pas tenté de relever ; et je songeais après cette lecture aux circonstances présentes ; je me disais : quelle énergique peinture n’aurait pas faite un si grand homme d’événemens qui demanderaient toute la pénétration de son esprit observateur, pour en démêler les causes, et toute la vigueur et la clarté de son style pour les bien expliquer ; mais en y réfléchissant plus attentivement, j’ai pensé que son ame sensible aurait été flétrie par des spectacles pleins d’horreur, et affaissée sous le poids de tant de maux. C’est dans le sein de la paix qu’il est descendu dans son cœur pour y chercher des sentimens doux et touchans, pour en saisir si habilement toutes les nuances ; il a pu alors choisir des expressions convenables et proportionées. Les mots atroces, affreux, terribles, monstrueux, mille et mille fois répétés, employés à chaque instant deviennent insignifians, et il faudrait d’autres expressions pour exprimer un crescendo de crimes et d’infortunes qui va à l’infini. Le plus simple récit fait alors plus d’effet, et je l’ai éprouvé ce matin. Ma sensibilité a été singulièrement affectée par un exposé simple et naturel des malheurs des Émigrés. Un officier qui a su que le marquis de St. Alban est ici, est venu le voir ; nous avons parlé des Émigrés. Plusieurs, nous a-t-il dit, sont réduits à vivre, du métier de garçon charpentier ou menuisier ; les plus heureux sont ceux qui enseignent à danser, qui montrent la géographie ou le Français, ceux-là sont des Milords ; ce fut son expression. Un des meilleurs gentilshommes de ma province, ajouta-t-il, vend dans une petite ville du ratafiat, je l’ai vu en tablier dans sa baraque, et ce qui vous surprendra, il a l’air content. Le Français commence par être abattu, il reprend courage, et à la moindre ressource il passe à la gaieté. Le Marquis lui a demandé en baissant la voix s’il pourrait lui être utile ; l’officier a tout de suite dit, en prenant un ton animé et sensible, comme pour rendre toute la compagnie témoin de la générosité du Marquis, je vous remercie infiniment, et il lui a serré fortement la main, je suis très-reconnaissant de vos offres ; mais j’ai eu le bonheur de me tirer d’affaire ; j’enseigne la musique et je puis dire, avec un grand succès ; je gagne à ce métier vingt ducats par mois ; mais ce n’est pas tout, j’ai le plaisir de me trouver avec de très-jolies demoiselles et de les entendre chanter. Il ne m’en coûte rien pour ma nourriture, parce que je suis invité tous les jours chez l’une ou l’autre de mes écolières, parmi lesquelles il y en a de charmantes ; nous faisons aussi des très-jolis concerts, ainsi vous voyez que je ne suis point à plaindre. Un instant après il a dit, ayant eu l’air de réfléchir : puisque monsieur le Marquis est disposé à obliger ses compatriotes, je vais, s’il le permet, lui fournir une occasion d’exercer sa générosité envers un homme malheureux et très-respectable. Quel est-il ? Si ce n’est point un mistère, a dit le Marquis, qui s’attendait à entendre nommer un officier ou un gentilhomme. C’est mon confesseur a répondu le jeune homme. Nous nous sommes regardés en souriant. Oui, a-t-il dit, mon confesseur. Je vous avouerai qu’il y a longtemps que je n’en fais pas d’usage ; mais je n’en suis pas moins reconnaissant des bons conseils qu’il m’a donnés autrefois, et de l’intérêt qu’il me témoignait lorsque ma mère me faisait aller à confesse, et il fallait bien y aller, car mon précepteur m’accompagnait. C’est un vieux prêtre infirme, et qui est menacé d’être aveugle. Je l’ai trouvé ici et je tâche de le secourir dans son malheureux état. Nous étions disposés à rire au début de cette histoire, ensuite les larmes aux yeux chacun a remis à l’officier, une petite offrande, déterminée par le plus touchant intérêt. L’officier sautait de joie à mesure que les ducats arrivaient dans ses mains ; il les regardait avec un plaisir singulier, et remerciait chacun de nous avec la plus sensible expression de reconnaissance. Ce pauvre homme avec cela aura de quoi vivre six mois, disait-il. Nous lui avons promis de continuer à donner des secours à son malheureux confesseur, et il est sorti enchanté d’aller lui porter une aussi bonne nouvelle.

Le Marquis va toujours de mieux en mieux ; heureusement que l’os n’était point entamé, et dans peu de jours il se servira de son bras. Nous voyons avec peine approcher le moment où il nous quittera. Il a l’air de se plaire parmi nous, et la reconnaissance qu’il nous témoigne surpasse de beaucoup nos soins. Je ne sais quelquefois si je dois m’applaudir d’avoir fait connaissance avec le Marquis, et si je n’éprouverai pas pour la société, ce qui arriva à votre père pour la bonne chère. Il fit à Vienne, chez l’ambassadeur de France, un très-bon dîner accommodé à la Française, et il fut quelque temps à trouver la cuisine Allemande détestable. Je n’avais pas idée de la conversation avant d’avoir connu le Marquis. J’ai entendu disserter ; mais converser agréablement sans s’appesantir sur les objets, mêler l’enjouement à la gravité, se proportionner aux personnes qui écoutent, prêter de l’intérêt aux sujets arides, approfondir les objets en ayant l’air de les effleurer, savoir passer d’un ton à un autre, voilà, ma chère Émilie, ce que je trouve dans la conversation du Marquis, et j’ai passé des heures délicieuses avec lui, sur-tout lorsque vous étiez en tiers : mon cœur et mon esprit alors n’avaient plus rien à désirer. Adieu, mon Émilie ; je vous embrasse bien tendrement.

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LETTRE XX.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Combien votre amitié me touche, ma chère Victorine, et combien m’a été utile en ce moment votre officieuse prévoyance ! Je venais de lire la gazette qui met au nombre des blessés mon cher Baron ; j’étais toute entière à l’inquiétude la plus déchirante lorsque votre lettre m’est arrivée. Vous avez prévu la douleur qui m’accablait, vous ne vous êtes occupée que pour la guérir, je vous dois mon repos, et qu’un bienfait a de prix quand il vient d’une main chère ! Mais, ma tendre amie, rassurée en ce moment sur le passé, que l’avenir est inquiétant ! Cette malheureuse guerre durera-t-elle encore long-temps ? Les transes continuelles qu’elle me fait éprouver ne peuvent se décrire ; des grades, des rubans peuvent-ils servir de compensation à tant d’inquiétudes. La paix, l’union, les douceurs d’une tendre intimité ne sont-elles pas mille fois au-dessus du vain plaisir de faire parler de soi, d’entendre les autres parler de ce qu’on aime ? Je ne suis pas politique, peut-être les intérêts de mon cœur font-ils illusion à mon esprit, mais je suis bien tentée d’être de l’avis d’un homme d’esprit, qui soutenait chez ma mère, que les Puissances n’auraient pas dû se mêler des affaires des Français, qu’il aurait été plus sage de laisser se consumer leur feu dans l’intérieur et ne pas, dirait-il, en citant un ancien, l’attiser avec l’épée. On dit que c’était le sentiment de l’impératrice de Russie ; si cela est, je dois être bien fière. Ce sentiment n’est peut-être pas celui du marquis de St. Alban. Les Émigrés veulent que les Puissances fassent les plus grands efforts, déploient toutes leurs ressources pour détruire jusqu’au germe de la révolution Française, dont la contagion suivant eux, menace tous les pays ; peut-être ont-ils raison ; peut-être aussi sont-ils aveuglés par leur ressentiment et l’intérêt, qui leur inspirent une impatience bien excusable. Je pense comme eux qu’il importe à l’humanité d’éteindre l’incendie qui consume la France, et peut s’étendre dans le reste de l’Europe ; mais je diffère avec eux sur les moyens. La guerre est le plus grand des fléaux, et la main de tout souverain qui signe un manifeste pour la commencer doit trembler. Il faudrait dans un tel instant mettre sous ses yeux le tableau d’un champ de bataille, où le sang coule de toutes parts ; des monceaux de cadavres, des milliers de blessés, remplissant l’air des cris de la douleur ; il faudrait lui peindre les angoisses des femmes, des mères, des sœurs d’une partie de ses sujets, attendant l’arrivée de chaque courrier avec une inquiétude déchirante, osant à peine parcourir les détails même des victoires, et fixer leur regards sur des lauriers teints du sang de leurs proches et de leurs amis. Les plus brillans succès sont-ils un dédomagement de tant de désastres. Souvenez-vous, ma chère Victorine, qu’en lisant le siècle de Louis XIV. nous lui fîmes l’application de ces vers sublimes de Corneille.

« À vaincre tant de fois mes forces s’affaiblissent
« L’état est florissant, mais les peuples gémissent,
« Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits
« Et la gloire du trône accable les sujets.

Adieu, je respire depuis votre lettre ; mais je ne puis songer de sang froid à la guerre. Je déteste tous les conquérans et je voudrais que l’univers ne fût habité que par ces bons Quakers, qui ont en horreur l’effusion du sang. J’embrasse mille fois ma charmante Victorine, j’espère la voir incessament et lui faire lire dans mes yeux, dans toute ma personne, le sentiment de reconnaissance qu’elle ajoute à une tendresse que je croyais au-dessus de tout ; mais le cœur le plus aimant a donc toujours quelque vide que découvrent de nouvelles et vives émotions ; le mien ne semblait pas pouvoir vous aimer davantage, et c’est cependant ce que je crois éprouver depuis votre lettre.

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LETTRE XXI.

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le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


J’ai lu, mon respectable ami, avec le plus vif intérêt le récit de vos aventures. Les Français dispersés sur toute la terre présentent une variété infinie de scènes touchantes, trop souvent tragiques, et dont plusieurs sont romanesques. Ils ont tout éprouvé : humiliations, refus inhumains, intérêt touchant, secours imprévus, persécutions impolitiques, compassion stérile. Mes généreux hôtes m’ont trouvé les larmes aux yeux, hier, en entrant chez moi ; votre lettre était sur la table, on a craint que je n’eusse reçu de fâcheuses nouvelles, et essayant en vain de les rassurer j’ai pris le parti de leur en faire la lecture. Tous les visages étaient attentifs, et il n’y a pas eu un trait intéressant de votre récit qui n’ait produit la plus vive impression ; des larmes d’attendrissement ont coulées à plusieurs reprises, à la description de la généreuse réception des habitans des rives du Pô. Le Commandeur pleurait en criant bravo ; il trépignoit de joie, comme s’il eût été sur le rivage à vous attendre ; on le voyait prêt à courir pour vous précéder le lendemain et vous retrouver. La Comtesse, les yeux inondés de pleurs au récit des procédés de ce bon négociant de Cremone, était d’une beauté ravissante. Je n’avais jamais eu le spectacle d’une belle femme qui pleure d’attendrissement ; quelle différence d’avec les larmes de la douleur qui ne sortent qu’en déformant le visage, qu’elles paraissent silloner ; ici la beauté de chacun de ses traits semblait, si je puis parler ainsi, s’épanouir pour recevoir la céleste rosée qui les inondait. Le brave homme, disait le Commandeur, je lui donnerais la moitié de mon château, s’il était dans le besoin ; la mère disait, l’excellent homme, heureusement il s’en trouve encore de tels. La Comtesse tendait les bras comme pour y recevoir cet honnête Cremonois, et je crois que s’il eût été là, elle n’aurait pu s’empêcher de l’embrasser.

Après cette intéressante lecture, vous jugez qu’il a été fort question des Émigrés ; on a raconté quelques histoires dont plusieurs étaient d’un genre bien opposé à celle de votre voyage. Une carte géographique était sur ma table, et l’on a parcouru les divers pays où nos compatriotes sont accueillis ou tolérés ; il est venue à ce sujet une assez singulière idée à la Comtesse : il faut, a-t-elle dit, que cette carte serve d’indication du sort dont jouissent les Émigrés dans les différens états de l’Europe, ils seront peints de diverses couleurs ; et leur site sera analogue au traitement dont ils jouissent ; ainsi les pays où ils auraient été mal accueillis seront en couleur noire et des montagnes arides, des torrens dévastateurs désigneront l’âpreté du climat ; dans ceux où ils auront été bien reçus, on verra des prairies émaillés de fleurs et des verts bocages ; mais il faut une légende au bas de la carte pour donner des explications. On a fort applaudi à cette idée, et la Comtesse a été prendre ses crayons.

Elle s’est mise à dessiner, et pendant ce temps, essayant de faire les légendes, j’ai senti la difficulté de leur donner le style court et serré qu’exige le genre lapidaire. Il m’a donc fallu, n’ayant pas le temps d’être court, faire un récit historique.

Voici celui de la Russie.

Louis XIV a prodigué des secours à un roi qu’on avait précipité du trône ; la générosité de son ame et le noble orgueil de son rang ont déterminé ses bienfaits ; mais si la souveraine de Russie s’est empressée d’adoucir les malheurs d’une famille, auguste, Catherine, femme sensible et généreuse, a tendu une main bienfaisante à l’humanité souffrante ; son trésor a été la caisse des malheureux ; ils ont trouvé une nouvelle patrie dans ses états, et ont reçu d’elle des terres et des fonds pour les faire cultiver.

La légende de l’Angleterre.

Les malheureux Français fuyant leurs maisons en feu, poursuivis par le fer des brigands et la hache des bourreaux, sont venus chercher un asile chez leurs anciens rivaux.

La politique, l’intérêt ont cédé aussitôt aux cris de l’humanité désolée ; les dons du Roi, ceux des Grands, des Anglais de toutes les classes, au moyen de nombreuses souscriptions ont produit des secours immenses pour une foule prodigieuse d’hommes, de femmes, de prêtres, d’enfans sans asile et sans subsistance ; enfin pour rendre ces bienfaits durables et en assurer l’équitable distribution, ils ont établi les plus sages précautions, avec cette méthode précise du génie calculateur qui les caractérise ; ils ont su distinguer, naissance, services, âge, enfin le malheur et les talens, la valeur, la vertu ont été pour tous les Français des lettres de naturalisation.

La Prusse est à remarquer pour les secours que le Roi a prodigués aux Émigrés Français ; plusieurs vivent de ses bienfaits, ou de ceux des princes de sa maison. Beaucoup de jeunes gens ont été placés dans ses troupes, et un grand nombre dans des maisons d’éducation, aux frais de sa Majesté[1].

La retraite modeste et simple d’un héros, Rhinsherg est aussi distinguée sur cette carte ; on y voit comme dans les champs Élyséens, quelques ombres heureuses échapées à la fureur d’un gouvernement barbare, s’entretenant sous des ombrages frais de leur malheureuse patrie, célébrant les vertus et les talens de leur auguste bienfaiteur ; ils sont auprès d’une pyramide, et j’y lis le nom de l’éloquent et généreux Malesherbes. C’est à toi qu’elle est consacrée, ministre du plus vertueux des rois, défenseur du meilleur des hommes.

Brunswick doit être désigné sur cette carte, comme un des pays où l’hospitalité envers les Français est le plus noblement exercée ; on croit souvent se trouver à la cour de France quand on voit l’illustre souverain de Brunswick entouré de généraux, de ministres, de magistrats et de prélats Français. Ses bienfaits préviennent les besoins, et à la noble simplicité de ses manières il semblerait que ce sont les dons de l’amitié.

Je n’aurais malheureusement pas à m’étendre beaucoup, mon respectable ami, sur cette idée de la Comtesse, que j’ai saisie avec empressement. Ce court tableau est tracé par la vérité, et joint à celui de votre voyage, il forme un agréable contraste avec tant de scènes d’horreur. Je vous écris cette lettre en quelque sorte en commun ; vous êtes connu dans le château de Loewenstein comme si vous y aviez long-temps habité, et la Comtesse et le Commandeur ont pour vous, non-seulement de l’estime, mais de l’amitié, et ce dernier sentiment, passez-moi cette vanité, est dû à celle dont vous m’honorez. Adieu, mon respectable ami, conservez-moi vos bontés.

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LETTRE XXII.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


à Dusseldorff.


Je ne vous parle point en ce moment de la France, ni de l’armée, parce que vous êtes plus à portée que moi d’en être promptement instruit. Je ne sais au reste quelles sont vos conjectures, mais les miennes se perdent dans le plus vaste et le plus noir horizon. Je vous écrirai amplement à ce sujet dans quelque temps ; pour le moment, parlons de nous et de nos amis. Le temps où nous vivons reffère les intérêts et les sentimens dans le plus petit cercle, et l’ame cicatrisée de tous côtés n’a plus que quelques points de sensibilité. N’êtes-vous pas affligé et étonné de n’avoir point de nouvelles de la duchesse de Montjustin. J’ai fait de tous côtés des perquisitions sans pouvoir rien apprendre à son sujet. Je sais seulement qu’elle a été en Angleterre ; mais on n’a pas pu me dire si elle y est encore, et je suis porté à croire qu’elle a changé de nom. Ses affaires étaient très-dérangées avant la Révolution, tout son bien est en terres, et il est à craindre qu’elle n’ait pas emporté des fonds suffisans. Quelquefois je crains que la détresse où elle a pu se trouver ne l’ait forcée de rentrer en France, et alors je frémis. Plusieurs Émigrés ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur vie cette funeste rentrée dans leur patrie. Il y a quinze ans que je suis attaché à la duchesse de Montjustin ; vous connaissez ses rares qualités, sa raison, son esprit, ses agrémens ; jugez donc de mes regrets ; sa société faisait le charme de ma vie, et si je pouvais me rejoindre à elle et à mon jeune ami ; si je les pouvais voir dans une situation supportable, je défierais la fortune ; et la Révolution n’affecterait en moi que le sujet fidelle, et que l’ami de l’humanité. Lorsque les fonds que vous avez seront épuisés, adressez-vous à moi, mon cher Marquis ; ce ferait faire outrage à l’amitié que de ne pas en recevoir les dons, et cette fausse discrétion ne ferait en vérité honneur ni à votre esprit, ni à votre cœur. Songez donc que je suis plus riche que je ne l’ai jamais été, quoique j’aye perdu trente fois la valeur de ce qui me reste ; on n’est riche, que de ce dont on jouit. La plupart des choses que j’ai perdues n’étaient pas des jouissances pour moi : j’avais un grand hôtel où j’habitais un très-petit appartement ; beaucoup de chevaux, et je n’en employais que quatre ou cinq ; je donnais de grands dîners, et ils m’ennuyaient ; les spectacles, après une fréquentation de vingt ans, étaient moins un plaisir pour moi qu’un emploi du temps, et les loges que j’y avais étaient plutôt des moyens d’obliger que de m’amuser. Si l’on ôtait de la jouissance d’une grande fortune, ce qui n’est qu’au profit de la vanité, il y aurait bien peu de différence réelle entre le sort de l’homme le plus opulent et de celui qui jouit d’une honnête aisance. L’homme riche a plus envie de briller que de jouir, et vous savez que je ne cherchais pas l’éclat dans ma dépense ; mais ce qui m’affecte le plus cruellement, c’est la séparation peut-être éternelle de quelques amis ; ce sont les dangers qu’ils courent, enfin c’est ce déchirement qu’on éprouve quand on est enlevé subitement à toutes ses habitudes, à tout ce qui nous est cher ; quand on se trouve transporté au milieu d’hommes indifférens, et dont on ignore jusqu’à la langue. Toutes les pages du livre de ma vie semblent effacées ; il faut recommencer à me faire connaître, à me faire estimer, si je veux entretenir quelque commerce avec des gens aux yeux desquels ma position me rend d’abord suspect, parce qu’ils craignent que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent : je n’intéresse aucun de ceux que je vois ; je puis vivre, souffrir, mourir, sans exciter un sentiment, sans qu’il y ait une larme de versée ; mon esprit et mon cœur me sont inutiles et à charge par leurs besoins. Je ne puis ni converser sur les objets dont je me suis occupé, ni m’attacher à personne, et mes avances seraient regardées comme des calculs intéressés. Mon cœur est surchargé de son propre poids, il voudrait se répandre et il est arrêté par l’indifférence qu’on lui oppose, douloureusement froissé par la défiance ; ou, si je sors dans les rues je m’apperçois souvent que je suis pour le peuple un objet de haine ou de mépris ; car, il ne faut pas s’aveugler sur ses dispositions. Il admire les succès des brigands appelés Patriotes, et les mots décevans d’égalité, et de liberté chatouillent son cœur et lui inspirent de l’éloignement pour ce qu’on appelle les Aristocrates. Il contemple avec plaisir leur chute et croit s’élever de toute la hauteur dont on les a précipités. J’ai été assez heureux pour emporter quelques fonds qui me mettent à portée de vivre dans l’aisance, et cette aisance est une immense richesse comparée à la détresse de la plupart de nos compatriotes. Celui de nous qui peut avoir la plus grossiére subsistance assurée, est un homme fortuné : on a dit avec raison, que pour être content de son état il fallait regarder en bas ; aujourd’hui, qui le dirait ! c’est en portant ses regards jusqu’à la plus sublime élévation. Quel est l’homme dont la vie et la liberté sont assurées, qui ne doive pas se trouver heureux en se rappelant l’infortuné Louis XVI ; tout homme, de quelque classe qu’il soit, était en quelque sorte familiarisé avec l’idée de la possibilité de périr sur un échafaud, l’histoire en fournit mille exemples, et l’innocence n’a souvent pas suffi pour échapper à un tel sort ; mais un roi !… qui peut se faire une idée des affreuses pensées, des sentimens d’étonnement et d’horreur qui ont rempli son esprit et son cœur quand il a passé, captif, au milieu d’un peuple furieux qu’il avait vu, pendant vingt ans, se précipiter sur son passage pour le contempler avec délices ; pour faire retentir l’air des plus touchantes acclamations. Qui peut dire si son cœur n’a pas été ouvert à l’espoir, et combien il a été cruellement trompé, lorsque pendant cette longue route il n’a entendu aucune voix s’élever en sa faveur, aucun bruit avant-coureur d’un généreux effort ; enfin arrivé au terme fatal, il s’est flatté sans doute, que peut-être ce peuple ne résisterait pas à la voix de son roi qui paraissait en suppliant devant lui ; mais la plus atroce barbarie fait retentir l’air d’un bruit affreux qui couvre ses faibles accens ; enfin le crime comble l’intervalle immense qui est entre le trône et l’échafaud, entre le supplice et l’innocence. Cette affreuse image me revient sans cesse dans la pensée, et le jour et la nuit. À tout ce qu’elle a de déchirant pour le cœur, se joint un tel étonnement pour l’esprit, que je suis quelquefois tenté de croire que cette terrible catastrophe n’est qu’un songe affreux. Je reviens à vous, mon cher et jeune ami, et j’exige de votre attachement que vous me disiez au plutôt l’état de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J’ai quelque argent à votre service, pour le moment, sans nuire à mes arrangemens, sans rien diminuer de ma dépense. Songez que je vous tiens lieu de père et que j’en ai toute la tendresse. Adieu, pour aujourd’hui.

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LETTRE XXIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Écoutez, écoutez ma chère Émilie, une scène du plus grand genre dont vous êtes la cause sans le savoir. Nous étions à prendre le thé dans le sallon lorsqu’on m’a apporté un billet de vous, écrit il y a deux jours, pour m’annoncer cette marchande qui fait si bien les fleurs artificielles, et j’ai proposé à ma mère de la faire entrer, en lui disant qu’on m’avait assuré qu’elles égalaient presque en fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée une jeune fille avec deux grands cartons. Les fleurs ont été étalées sur une petite table auprès de ma mère ; la Warberg n’a fait qu’un saut jusqu’à nous pour voir les fleurs, et je ne puis vous rendre ses exclamations ; elle regardait de tous ses yeux, avait envie de tout : combien cela Mademoiselle ?… Et celle-ci, et celle-là ? La marchande avait à peine le temps de répondre à ses mille et une questions. Dans ce moment nous appercevons le Marquis, qui se trouvant beaucoup mieux, avait voulu nous causer une agréable surprise, et qui traversait la cour, appuyé sur son valet de chambre, pour se rendre dans le sallon. Nous nous levons aussitôt pour aller au devant de lui et le féliciter. Une voiture était rangée près de la porte du vestibule, et nous appercevons dans le fond une femme d’une figure fort agréable. On s’empresse de témoigner au Marquis la joie de le trouver en si bon état, et prêt à entrer, il porte ses yeux du côté de la voiture, et s’avance vers elle en disant : quoi c’est vous madame la Duchesse ?… Et la femme de répondre sans le moindre embarras, c’est moi-même, mon cousin. Tout le monde est surpris ; mon oncle, sur-tout, semble pétrifié et demeure un instant les yeux fixes et la bouche ouverte. On demande au Marquis, par quel hasard cette dame, qu’il appelle madame la Duchesse, attend dans la cour sans entrer. Il s’approche d’elle, lui parle à demi-voix, et revient nous dire, c’est une de ces aventures de roman que produit la Révolution ; madame la duchesse de Montjustin vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend une ouvrière qui est allée en porter dans le sallon ; nous nous avançons vers la Duchesse, et après bien des instances nous l’engageons à entrer. On garde ensuite un instant le silence, et la Duchesse d’un air tranquille et résigné, s’adressant à mon oncle qui était dans l’attitude d’un homme qui attend le dénouement d’une grande aventure, lui dit : je ne suis pas la seule, monsieur, que la Révolution ait réduite à un sort pareil ou plus fâcheux, et je me trouve heureuse d’avoir un petit talent qui écarte de moi la misère. Mon oncle lève les bras au ciel en croisant ses mains, et demande au Marquis si elle est de la famille du maréchal de… la femme de son petit-fils. Mon oncle s’écrie, la petite-fille du maréchal de… que j’ai vu commander les armées Françaises en 17… qui auroit dit que sa petite-fille serait réduite à vendre des fleurs ? La Révolution, lui dit le Marquis, a fait du monde un grand bal masqué, où des princes paraissent sous des habits de paysans, et des valets sont habillés en empereurs ; ma cousine s’est résignée avec courage à son sort. Il y en a, reprit la Duchesse, de bien plus à plaindre que moi ; ce sont les vieilles femmes et celles qui n’ont aucunes ressources dans leur industrie ; je frémis en songeant qu’un peu plutôt ou plus tard, elles n’auront rien à attendre que de la compassion charitable. Le Marquis lui demanda des nouvelles de plusieurs personnes, et comme il ne lui parla ni de mari, ni d’enfans, je jugeai qu’elle était veuve et n’avait pas d’enfans : je ne me suis pas trompée. Madame de Warberg n’osait plus acheter, et ne jetait que des regards furtifs sur ces belles fleurs qu’elle avait tant admirées ; comment dire à une Duchesse : cela est trop cher ? Comment lui mettre de l’argent dans la main ? La Duchesse s’en apperçut et lui dit en souriant : il ne faut pas, madame, si mon nom ne me sert pas, qu’il me nuise. Vous paraissiez disposée acheter des fleurs ; le prix est sur chacune, cela vous épargnera l’embarras de marchander. Madame de Warberg s’enhardit, choisit plusieurs fleurs fort belles, regarda le prix, tira sa bourse et mit en rougissant l’argent dans le carton. Je suivis son exemple ; mais sans en acheter une grande quantité, comme c’était mon premier mouvement ; je craignis d’avoir l’air, par pure générosité, d’augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son courage, elle m’a dit une chose qui m’a frappée. Quand on ôte, Madame, du malheur, l’humiliation, il perd ce qu’il a peut-être de plus douloureux, et comment être humilié d’un malheur général ? Qui ne serait pas honteux de paraître en chemise dans la rue ?… Mais, supposé que le feu prenne à votre maison, aux maisons voisines, on ne songera pas en fuyant le danger, à la manière dont on est vêtu. Mais, dit mon oncle, madame la Duchesse aurait trouvé dans tous les pays, des gens qui se seraient empressés de la secourir, sans s’abbaisser… Ah ! Monsieur, lui dit-elle, ces services-là ne sont que pour un temps, et quand les malheurs durent, la générosité se lasse : n’est-il pas plus satisfaisant de pouvoir se suffire à soi-même, et de n’avoir d’obligations à personne ? Ma foi, dit-il, Madame, vous avez raison, et ce n’est pas là de l’orgueil, mais une noble et estimable fierté ; il se détourna en même temps pour cacher ses larmes. J’allai à lui et prête moi-même à pleurer, je lui pris la main et ne pus que lui dire, mon bon oncle !… La Duchesse reprit la parole, et dit : on ne peut se refuser à une vérité constante, c’est que si on enlève à l’homme le plus riche tout ce qu’il possède, il est forcé de revenir à l’état de nature, et de travailler pour subsister. J’ai lû qu’en Turquie on fait, dans leur jeunesse, apprendre un métier aux Sultans ; c’est peut-être par le souvenir des fréquentes révolutions qui précipitent du trône les monarques de l’Asie qu’on a cru devoir adopter cet usage ; est-il aujourd’hui en Europe un homme, quelqu’élevé qu’il soit, qui puisse assurer qu’il ne sera pas réduit à faire usage de son industrie ? Rousseau avait raison dans son superbe ouvrage sur l’éducation, de faire apprendre un métier à Émile. On s’en est moqué, on a fait des railleries d’un héros menuisier. Combien de gens de qualité, de gens riches seraient heureux aujourd’hui d’avoir été élevés comme Émile ? Quelle modération, ma chère amie ! quelle sagesse ! ce ne sont pas là des mots, c’est le courage et la vertu en action. J’ai voulu l’engager à passer la journée avec nous ; mais il n’y a pas eu moyen de l’y déterminer : elle avait des affaires à Francfort et devait s’y trouver de bonne heure le lendemain ; mais elle nous a promis de s’arranger pour venir la semaine prochaine, et nous accorder deux jours ; de grâce venez-y, ma chère amie ; je m’honorerai à ses yeux de votre amitié, et puisqu’elle vous connaît, elle me sera un titre pour prétendre à la sienne. Sa douceur, son courage, sa noble simplicité ont enchanté toute la maison ; le Marquis, après avoir loué la courageuse résignation de sa cousine nous dit : mesdames je vous conseille de vous presser de faire provision de fleurs ; car ma cousine me fera certainement la grâce de partager ma petite fortune. De tout mon cœur, dit-elle ; mais prenez garde de vous aveugler sur vos espérances et d’en croire le succès trop prochain ; je serais fâchée de vous faire dépenser trop vite un argent qu’il serait prudent de ménager pour l’avenir. Dès ce moment le produit de mes fleurs est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame de Warberg. Ensuite elle ajouta : je crois, mon cousin, que tout bien considéré, je ne dois pas renoncer entièrement à mes travaux ; il y a tant de malheureux à soulager, ce serait un vol que je leur ferais que de ne pas exercer mon petit talent. Qu’en pensent ces dames ? Nous fûmes de son avis. J’en ferai, dit-elle, un amusement au lieu d’un travail forcé. Nous l’avons tous reconduite à sa petite voiture ; mon oncle lui donnait la main, et en la quittant la regardait avec des yeux de tendresse et d’admiration. Vous pensez bien qu’il n’a pas été question d’autre chose toute la soirée, et chacun de nous, à sa manière, a fourni son contingent à un chapitre sur les vicissitudes de la fortune. Adieu, pour aujourd’hui.

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LETTRE XXIV.

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le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


Je m’empresse de vous apprendre, mon cher Président, que votre amie est retrouvée. Madame de Montjustin vous écrit par le courrier une lettre qui vous apprendra comment je l’ai rencontrée, et ne vous laissera rien ignorer de tout ce qui l’intéresse. Les maîtres de la maison, instruits de l’état de la marchande de fleurs, l’ont accueillie avec la plus grande considération. Le titre de Duchesse n’a pas été auprès du bon Commandeur une faible recommandation ; mais il a fallu bien peu de temps à madame de Montjustin pour exciter ensuite pour sa personne le plus vif intérêt, et même de l’admiration. Madame la comtesse de Loewenstein, à qui je parle souvent de vous, est enchantée de la connaissance de la Duchesse, et partage votre joie. Je voudrais, m’a-t-elle dit, être à sa place pour éprouver tout ce que l’amitié doit avoir de plus doux, dans un moment ou l’on revoit une personne pour qui on a tremblé tant de fois. Madame de Loewenstein est avide de sentimens, comme un ambitieux l’est d’honneurs et de distinctions, un avare d’argent ; jugez par là, mon cher Président, du bonheur d’un homme qui aurait excité dans son ame un tendre sentiment. S’il suffit d’en connaître l’étendue pour le mériter, personne n’en est plus digne que votre ami. Chaque jour me fait découvrir de nouvelles qualités dans cette intéressante femme. Le charme de sa société écarte loin de moi jusqu’à l’idée du malheur. Je crois être dans un séjour enchanté, et chaque jour que j’ai à rester ici, est une partie d’un trésor dont je regrette d’avance la perte. Je vois avec peine avancer ma guérison, quand je songe qu’elle sera le terme de mon bonheur. Adieu, mon cher Président, je finis à votre exemple en disant. Vale et ama.

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LETTRE XXV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


La marchande de fleurs est, ma chère Émilie, l’intime amie de ce Président, dont nous parle si souvent le Marquis ; il me l’avait peint comme un des sept sages de la Grèce ; mais les sages sont donc aussi sensibles à l’amour ; car je crois que le Président a été plus que l’ami de la Duchesse, et que leur liaison a pris avec le temps la couleur de l’amitié ; ne pourrait-on pas appliquer à un tel sentiment ce que dit le célébre fabuliste des Français. C’est le soir d’un beau jour. Cette comparaison ne serait pas moins juste que l’autre ; car les belles soirées succèdent à des chaleurs brûlantes. Il y a long-temps que la Duchesse a perdu son mari, ainsi je ne lui fais pas de tort en supposant qu’elle ait aimé un homme estimable. La Duchesse a montré une grande satisfaction en apprenant que le Président avait échappé aux fureurs démocratiques, et qu’il était dans une situation supportable du côté de la fortune. Le Parlement a été presque entièrement immolé, et le Président, à ce qu’elle m’a dit, était un homme trop marquant par sa naissance, ses talens, et enfin par son zèle, pour n’avoir pas été une des premières victimes. Je n’ai pu m’empêcher de dire à madame de Montjustin que je voudrais être à sa place, pour jouir d’un bonheur aussi vif. Elle m’a répondu en m’embrassant, et a eu l’air de s’attendrir sur moi. Je ne saurais vous exprimer ce qui était dans ses regards, peut-être lui en demanderai-je quelque jour l’explication. Le Marquis est heureux dans les personnes de son ami et de sa cousine. Je crois qu’il les regarde aussi avec la même envie que moi ; car son ame est sensible et je vous avouerai que je n’ai trouvé que lui qui m’ait parlé sentiment d’une manière attachante et vraie. La plupart des hommes cherchent à montrer de l’esprit lorsqu’ils en parlent, ou bien s’expriment avec une chaleur exagérée. On voit que ce que dit le Marquis part de l’ame, et on le croirait profondément sensible au seul son de sa voix, à la manière dont il prononce le mot d’aimer. Adieu, ma chère amie, raisonnez sur tout cela à votre charmante manière, votre Victorine vous embrasse mille et mille fois.

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LETTRE XXVI.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


J’avais entendu dire que la personne qui faisait les fleurs dont je vous ai parlé, avait eu en France de la fortune, et que la Révolution l’avait réduite à faire usage de ce talent pour vivre ; mais j’étais bien loin de la soupçonner d’être une si grande dame. Elle vient quelquefois à Mayence, où elle a une amie, et elle y fait apporter des fleurs par la jeune fille que vous avez vue. Un jour j’allai chez elle, et comme elle était sortie, l’hôtesse me mena à la chambre de la Duchesse. Je la trouvai lisant un volume de Voltaire, un autre était sur la table, et contenait Zadig ou la Destinée. Je lui dis qu’il y avait beaucoup de philosophie dans ce petit roman, et elle me répondit, il faut bien croire à une destinée qui se joue de tous les desseins des hommes, élève ce qui est bas et abaisse ce qui est élevé. Et elle cita à ce sujet ces vers que je la priai de m’écrire, et qu’elle me dit être de Corneille.

« Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
« Que suivant que d’en haut son bras la précipite ;
« Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir.

Je lui dis : il faut convenir, Madame, qu’il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n’osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très-nobles : mais préjugé ! préjugé ! il y a deux jours que j’aurais dit décentes. J’ai beaucoup d’impatience de la revoir, et ce n’est pas pour lui faire mon compliment ; car la grandeur dans sa situation n’est qu’un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l’essor à mes sentimens d’intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu’elle viendra ici, je l’engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m’a témoigné beaucoup d’empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse.

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LETTRE XXVII.

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La même à la même.


Mon bonheur a amené ici ma cousine. Ce début vous surprend ; cette cousine, vieille fille, bavarde, ennuyeuse avec solennité, fatigante dans ses empressemens, et se faisant valoir pour les plus petites choses, disant sans cesse. « Convenez que sans moi vous auriez payé votre robe deux ducats de plus ; si je ne m’étais trouvée là vous tombiez dans le fossé ; vous auriez encore la fièvre si je ne vous eusse forcée à prendre du quinquina. Ce bal où l’on désirait tant d’aller, la bonne maman était malade, on se désolait ; mais heureusement on a une cousine qui arrive toujours à propos ; elle offre de se charger de la conduite d’Émilie, de la mener à ce bal, de la ramener ; qu’est-ce qu’on y voit, ah ! ah ! »… En voilà assez, dit-je, ma cousine : Je sais toutes les obligations que je vous ai ; et je suis obligée de lui mettre la main sur la bouche. À quoi sert tout ce préambule, à vous dire que ma cousine, a proposé de me mener chez vous, et d’y rester ce qu’on appelle un jour franc. Je partirai donc après-demain, ma chère Victorine, et nous passerons ensemble quarante-huit heures. On dit que la durée est une grande question en philosophie, et je n’en suis pas surprise ; du moins si c’est comme je l’entends ; une opération qui dure six minutes est d’une longueur insupportable, et six minutes sont un éclair pour celui qui goûte un plaisir vif : ôtez huit heures de sommeil, reste quarante, formant deux-mille-quatre cents minutes que nous passerons ensemble. Quel philosophe m’en dira la juste durée ! Ah ! qu’il se passe de choses dans l’ame d’une personne qui sent vivement ! c’est sans doute à ce sujet, de la durée du temps, ce qu’on rapporte de Mahomet, à ce que je crois : il sort de son lit, s’élève dans les airs, parcourt des mondes infinis, et il rentre chez lui que sa place dans son lit, n’était pas encore refroidie, et qu’une caraffe, qu’il avait laissé renversée, et répandant l’eau qu’elle contenait, n’était pas encore vide. C’est pour le coup que vous allez dire avec raison, quel déluge de métaphysique ! Mais pourquoi m’en vouloir, n’est-ce pas mon cœur, ingrate, qui me rend métaphysicienne ? N’est-ce pas le bonheur de vous voir qui m’inspire tant de beaux calculs ? L’avare qui compte son argent, tantôt le voit en ducats, tantôt en écus, et enfin en florins, en kreutzer, pour en grossir la somme à ses yeux. Adieu, ma chère Victorine, et quel bonheur j’aurai dans trente-six heures en disant, bon jour chère Victorine !

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LETTRE XXVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Ma santé se rétablit de jour en jour, graces aux soins qui me sont prodigués, et à un excellent chirurgien. Je ne serai certainement point estropié, voilà ce qu’il y a d’intéressant, ma chère cousine. La paisible et charmante habitation où m’a conduit un génie bienfaisant, n’est plus aussi solitaire que vous l’avez vue ; le père et le mari de la Comtesse sont arrivés de Vienne ; l’inquiétude règne dans la maison, le père craint de rendre un domaine assez considérable dont il jouissait depuis près de trente ans, avec les fruits perçus depuis ce temps. Les frais du procès ajouteraient encore aux embarras, parce qu’il faut les payer incessament ; à la vérité on compte un peu sur le bon Commandeur. Je partage les alarmes de sa famille et pénétré de reconnaissance, j’oublie depuis deux jours mes malheurs. Le père de la Comtesse est un homme de soixante ans, il n’a point servi et n’a presque jamais quitté son château ; il connaît peu le monde, et il a mauvaise opinion des hommes, par l’effet d’une disposition misantropique, sans philosophie, et par de mauvais procédés qu’il a éprouvés, et qui ont laissé de profondes impressions dans son ame ; du reste il est attaché scrupuleusement à ses devoirs, à sa religion jusqu’à la superstition ; occupé de l’administration de son bien, et entier dans ses volontés ; il aime sa femme parce que la religion et la morale le prescrivent ; mais sa fille, ce n’est ni la morale ni la religion, c’est cette irrésistible attraction qui est dans le moindre de ses mouvemens. Il me reste à vous donner une idée du mari : il a une de ces figures qu’on croit avoir vue par tout, et qu’on n’a remarquée nulle part ; il a servi quelques années ; et sa famille désirant que son nom se perpétuât l’a engagé à se marier avec la charmante Victorine qui est de la même maison. Il paraît sentir son infériorité ; mais il croit que la dignité de mari suffit pour faire disparaître toutes les inégalités personnelles ; il ne faudrait pas je crois rassembler beaucoup de circonstances pour exciter en lui de la jalousie : tel est l’heureux mortel qui possède Victorine ; mais que dis-je, un tel bonheur n’est pas sans partage ; il ne possède que la plus petite partie de cette femme divine : il ne sait la langue ni de son esprit ni de son cœur. Elle verra donc passer ses beaux jours sans avoir embelli l’existence d’un mortel digne d’elle, sans avoir donné l’essor aux sentimens de son ame sublime et aimante, sans avoir participé au charmant concert de deux esprits et de deux cœurs, se répondant et s’éclairant mutuellement ! Les nouveaux arrivés m’ont fait des politesses a leur manière, le père, avec assez de franchise, le mari avec une sorte de contrainte. La conduite de la Comtesse avec son mari répond à la justesse de son discernement, à cette connaissance, j’oserais dire, à cet instinct des plus délicates convenances : elle ne cherche point à le faire valoir en protectrice ; mais sait faire ensorte qu’il ne paraisse jamais à son désavantage ; elle ne cherche point à faire à lui ou aux autres, illusion sur ses sentimens, et se borne à des manières qui caractérisent l’amitié et l’estime, enfin elle ne montre rien d’hypocrite ni d’exagéré, et rien qui puisse donner l’idée du mépris. Le temps va arriver où je serai obligé de quitter cette aimable société. Je ne puis rien comparer dans ma vie au charme des jours que j’ai passés ici. Il y a quelque temps qu’ayant horriblement souffert, je m’endormis profondément ; à mon réveil, mes yeux se portèrent vers une glace qui est en face du sopha sur lequel je suis pendant la journée, et cette glace m’offrit une femme vêtue de blanc ; ses cheveux épars et bouclés tombaient sur un cou d’albâtre entouré d’un rang de perles, une rose était à quelque distance et s’élevait et s’abaissait… deux bras arrondis par l’amour étaient nuds jusqu’au coude, et des mains d’une blancheur éblouissante parfilaient des fils d’or. Je restai quelques momens sans faire connaître que j’étais éveillé, et je vis cette figure céleste, jeter des regards d’intérêt de mon côté ; ils ont pénétré, ces regards, jusqu’au plus profond de mon cœur ; je ne me croyais plus sur la terre, et j’étais transporté au milieu des anges. Sa mère était près d’elle et contemplait avec délice sa charmante fille, et un vieillard respectable lisait et s’arrêtait quelquefois pour jeter sur elle un regard de satisfaction. Chacun m’exprima à mon réveil, d’une manière touchante ses craintes et le plus tendre intérêt. Ce réveil, ce tableau, car c’en était un, puisque je ne les voyais tous que dans la glace, seront sans cesse présens à mon esprit. Adieu, ma chère cousine. Parlez-moi un peu de vos amis de Francfort, en échange de tous les détails que je vous envoie, sur une société qui suspend par momens le sentiment de mes malheurs. Encore une fois je me reproche d’être heureux, mais qui sait ce que me garde l’avenir, et si je ne payerai pas bien cher cet éclair de bonheur.

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LETTRE XXIX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le procès répand toujours un nuage de tristesse sur toute ma famille, et je suis forcée aussi de prendre un air inquiet pour ne pas désobliger mes parens ; mais au fond je ne mets pas assez de prix à la fortune pour être forte affectée. Ce qui me touche véritablement c’est l’embarras où se trouverait mon père pour subvenir aux frais du procès. Le marquis de St. Alban qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité le chagrin général, et ce qu’il y a de bon, c’est que c’est moi qui fais effort pour le consoler. Il avance dans sa guérison, et partira dans huit ou dix jours pour Francfort ; ce sera pour moi, et je crois aussi pour ma mère, une véritable privation, et peut-être aurait-il mieux valu que je ne l’eusse pas connu. Nos bons Allemands me paraissent un peu plus maussades depuis son séjour ici, et nos agréables me sont encore plus insupportables ; mon mari s’en est sans doute apperçu, et sur ce que je n’étais pas aussi enthousiasmée que lui du prince de **** que nous avons vu deux ou trois fois l’hiver dernier, il m’a dit avec un peu d’aigreur, il faut être Français pour plaire à madame : voilà ses mots ; mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d’aigre, et dans ses regards une intention que je ne puis vous rendre. Je crois que la présence du Marquis lui est à charge : les malheureux sont toujours importuns à certaines personnes, à presque tous les hommes ; le calcul de l’intérêt est en entier contre eux ; l’intérêt étend ses vues dans l’avenir, et craint qu’on ne se fasse un titre d’un léger bienfait pour en exiger de nouveaux. Mon mari a toujours été porté à l’économie ; il en sent en ce moment encore plus la nécessité, et il s’exagère la faible dépense que le séjour du Marquis occasionne : voilà je crois la source de son humeur contre lui, et il n’a d’ailleurs jamais aimé les Français. Elle n’aura plus de fondement dans peu, car le Marquis part pour Francfort, où il a quelques misérables débris de sa fortune à rassembler. J’aurai besoin de quelque temps après son départ, pour me remettre au ton ordinaire des conversations, et m’habituer à des sociétés, sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis nous parlons une autre langue. Je remplacerai le Marquis par des livres, et quand vous serez mariée, ma chère amie, les occasions fréquentes de nous voir ne me laisseront rien à désirer. Adieu, mon unique, tendre et adorable amie.

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LETTRE XXX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Je suis enfin entièrement guéri, ma chère cousine, et je partirai dans peu pour Francfort, pénétré d’une immortelle reconnaissance pour l’intéressante famille qui m’a donné un asile. Vous me feriez grand plaisir de vous informer d’un logement pour moi. J’aurais été bien heureux si nous avions pu loger ensemble ; mais le titre de cousin aurait-il suffi pour vous rassurer contre les propos ? J’ai quelques fonds à rassembler qui me mettront au-dessus du besoin jusqu’à des circonstances plus heureuses. La société n’est plus si agréable au château de Loewenstein, depuis l’arrivée du père et du mari. Chacun fait un peu trop sentir son empire ; mais ils sont obligés de s’abaisser un peu devant l’oncle, à qui ses richesses donnent un ascendant marqué sur toute la famille, excepté sur sa nièce ; on voit qu’elle respecte en lui le frère de son père, son âge, et ses vertus, mais que ses richesses ne déterminent point ses égards et ses soins ; on voit que pauvre il serait également considéré par elle. L’oncle, qui a un discernement naturel, et plus étendu qu’on ne croit, distingue fort bien et le genre des complaisances qu’on a pour lui, et leur principe. Il paraît savoir gré à sa nièce de la juste mesure de ses empressemens, et l’on croit voir qu’il compterait plus sur son amitié que sur celle des autres, malgré leurs exagérations. Le mari est prévenu contre les Français, et j’attribue à son éloignement pour eux quelques mots aigres qui avaient l’air de s’adresser indirectement à moi ; j’ai été tenté dans deux ou trois circonstances de croire qu’il avait quelque jalousie contre moi. Sans être heureux on fait donc des jaloux ! … J’attends de vos nouvelles, ma chère cousine, et un dîner que nous allons faire à trois lieues, ne me permet pas de m’entretenir plus long-temps avec vous ; agréez mon tendre attachement.

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LETTRE XXXI.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Je m’informe de tous côtés, mon cher cousin, d’un logement tel que vous le désirez, et c’est pour moi un grand chagrin que la maison que j’habite ne soit pas plus vaste ; je me serais mise au-dessus des propos, et en vérité je ne crois pas qu’ils eussent été à redouter. L’on vit où l’on peut, dans un bouleversement comme celui que nous éprouvons, d’ailleurs vous connaissez ma maxime, c’est que la vérité se fait toujours connaître à la longue ; je ne pense donc pas qu’on nous eût pris long-temps pour Annete et Lubin. On m’a parlé d’une veuve qui a un appartement à louer, assez propre, et qui pourrait aussi se charger de vous nourrir et de vous donner du caffé et du thé, car ces deux articles en Allemagne ne sont jamais oubliés. Je crois que l’ordinaire de la veuve vous paraîtra préférable à une table d’hôte, et je tâcherai de faire prix pour le tout, qui n’excédera pas, à ce qu’on dit, six livres de France par jour. Je ne sais si votre petite fortune vous met en état de faire cette dépense. Avant que l’idée de faire des fleurs me fût venue, j’ai vécu avec trois livres, moi et ma femme de chambre, dans une petite ville d’Allemagne, où à la vérité les vivres sont moins chers. Comme vous devez bientôt arriver, je n’arrêterai rien définitivement ; mais je rassemblerai toutes les instructions propres à vous mettre à portée de choisir promtement. Cela est important, car les auberges sont fort chères à Francfort ; c’est ici qu’est la fameuse Maison rouge ; mais une telle habitation n’est pas à proposer à un Émigré. Je suis très-satisfaite de tout ce que j’ai vu à Lœwenstein ; c’est une famille très-estimable, et la mère et la fille ne sont dans aucun pays des femmes communes. Je crois, je dirai je crains, mon cher cousin, que le mérite de la fille n’ait fait que trop d’impression sur vous. C’est une affreuse situation que celle qui fait un malheur de rencontrer une société aimable ; on n’en sent que plus vivement son mal, et l’agrément, le bien-être dont on jouit, affaiblissent le courage et semblent porter au désespoir. Qui m’aurait dit il y a dix ans, quand j’ai perdu le duc de Montjustin que j’aimais sincèrement ; quand j’ai perdu, il y a trois ans, ma petite Charlotte, qu’il viendrait un temps où je regarderais leur mort comme un bien pour eux, et presque aussi pour moi ! Qui peut m’assurer que le duc de Montjustin, ardent, passionné dans ses goûts pour les idées nouvelles, n’aurait pas été Démocrate, on qu’il n’aurait pas été une des victimes immolées dans les affreuses journées qui surpassent celle de la St. Barthélémy ; enfin impatient, fier comme if l’était, comment aurait-il pu se résigner à la pauvreté, et à l’humiliation qui la suit ? Que ferais-je de ma Charlotte, qui aurait aujourd’hui quatorze ans ? Forcée de la perdre de vue quelquefois pour m’occuper de mon travail, et de mon petit commerce, comment la garantir des impressions qu’elle pourrait recevoir ? Et si les affaires de la France ne s’arrangent point, quel sort lui préparait l’avenir !… son éducation lui avait inspiré des sentimens conformes à sa naissance, comment supposer que dans une personne de cet âge, la raison aurait su en affaiblir le souvenir sans l’éteindre, et l’amener à une résignation exempte de bassesse et d’abattement ? Voilà ce que ma raison me dit quelquefois pour tempérer la douleur de sa perte ; mais mon cœur me présente bien plus souvent un autre aspect, et je vois Charlotte partageant mon travail, me prodiguant les plus tendres soins ; je vois dans elle une compagne chérie, à qui j’ouvre mon cœur, enfin l’objet d’une affection qui par sa nature et sa vivacité suffit à l’ame la plus sensible et la plus active. Mais il serait venu un temps, et ce temps n’était pas loin, où le cœur de ma Charlotte aurait éprouvé des besoins, et la passion s’est toujours indignée des barrières que la naissance et la fortune ont établies dans la société. Dans un moment où l’égalité parmi les hommes est réduite en système, il m’aurait été bien difficile, je ne dis pas de diriger, mais de circonscrire le choix de ma Charlotte, et de la préserver de la séduction de l’homme le plus vil par son état, ou sa naissance : L’amour sera toujours démocrate quand il aura intérêt de l’être. Je n’ai jamais été, mon cher cousin, enivrée de l’éclat des titres et de la noblesse ; mais je n’aurais pu voir ma fille se dégrader par une alliance honteuse. Je crois que cette morale serait applaudie dans la maison que vous habitez, et que le Commandeur redoublerait d’estime pour moi. Adieu, mon cher cousin, dites mille choses pour moi à vos bons et généreux hôtes ; et à la Comtesse, que pour les premières roses que je ferai, je tâcherai de me rappeler les nuances de son teint.

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LETTRE XXXII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le Marquis est parti, ma chère Émilie, et vous ne sauriez dire le vide que fait son absence dans la maison ; depuis deux jours nous n’avons parlé que de lui, et mon père même, tout prévenu qu’il est contre les Français, n’a pu s’empêcher de convenir que le Marquis avait de l’agrément et de la solidité. Ma mère a pour lui un intérêt maternel : j’ai toujours, dit-elle quelquefois, désiré une fille de préférence, et je m’en trouve bien ; ma Victorine, remplit mon cœur en entier ; mais je sens qu’une mère serait bien heureuse d’avoir ma Victorine et le Marquis. Une autre fois en parlant d’âge, elle me dit : il suffit qu’un mari ait quatre ou cinq ans de plus que sa femme, c’est la différence qui est entre le Marquis et vous ; et une autre fois encore en parlant de taille, elle me dit, que le Marquis et moi étions, chacun dans notre genre, de la taille convenable ; enfin il semble qu’elle soit entraînée, quand elle me parle de lui, à nous comparer, et qu’elle ait l’idée d’un juste assortiment qu’elle regrette ; mais rien n’a été plus frappant que la manière dont elle regarda un jour mon mari qui venait de parler d’une façon peu délicate sur l’amitié. Elle leva les yeux de dessus son ouvrage, le considéra et aussitôt les reporta sur le Marquis, et ensuite sur moi ; que de choses il y avait, ma chère Émilie, dans ces regards successifs, de la surprise, du mépris, une comparaison à l’avantage du Marquis, des regrets, une excuse en quelque sorte envers moi : je vis tout cela, et n’en fis pas semblant ; j’affectai même de n’avoir pas fait attention à ce qui avait été dit. J’espère que nous reverrons quelquefois le Marquis ; la politesse lui en fait un devoir ; mais je crois qu’il ne sera pas pénible. Je vous avoue qu’il me semble depuis son départ que mon cœur et le peu d’esprit que j’ai, sont des instrumens inutiles que j’ai remis dans leur étui. Venez, ma chère amie, et je recommencerai un charmant concert. Adieu, j’embrasse bien tendrement mon aimable Émilie.

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LETTRE XXXIII.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


J’arrive à Francfort, ma chère cousine, et vous êtes absente depuis plusieurs jours ; votre première ouvrière m’ayant dit qu’elle avait occasion de vous faire parvenir demain un paquet, j’en profite pour vous écrire ; c’est toujours un grand plaisir pour moi, et dans ce moment j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. Vous serez surprise que dans un temps où le sang inonde ma patrie et l’Europe, où les malheurs publics épuisent toute la sensibilité, votre ami ait le cœur rempli de sentimens qui ne devraient naître que dans le calme et la prospérité ; mais il faut faire une distinction : les impressions passagères, auxquelles est si facilement ouvert le cœur des gens heureux, ont pour principe le goût du plaisir, et ne présentent que l’idée d’une préférence souvent inspirée par le caprice ; de tels sentimens, j’en conviens, ne peuvent trouver place au milieu des plus affreuses circonstances ; mais ceux que j’éprouve ne sont pas de ce genre, ils m’offrent au lieu de la perspective du plaisir, celle de sacrifices répétés et de la plus gênante contrainte. C’est peut-être lorsque des malheurs multipliés ont invité le cœur à l’émotion, qu’il est le plus susceptible de ces sentimens ; les malheureux ont le cœur plus tendre parce qu’il est exercé à sentir vivement, et plus on est isolé plus on est disposé à s’attacher fortement. Je ne croyais pas, il y a trois jours, qu’il me serait si difficile de quitter le château de Lœwenstein ; il me semblait que je n’avais à renoncer qu’à une société douce et aimable, dont l’habitude peu ancienne, ne devait pas être douloureuse à rompre ; mais en faisant les préparatifs de mon départ, j’ai éprouvé une sombre tristesse qui semblait m’ôter les forces ; un trouble qui m’empêchait de donner les ordres les plus simples. Nous avons été nous promener mercredi, veille de mon départ, et chacun des objets que je voyais, me présentait l’idée d’une prochaine privation ; chaque allée, chaque arbre étaient-ils donc la source d’un plaisir auquel il faut que je renonce ? le château de Lœwenstein est devenu ma patrie. Toute la famille m’a fait les adieux les plus sensibles, et la charmante Comtesse a seule été un peu froide. Les adieux ont souvent cela d’embarrassant, il faut se faire effort pour montrer ce qu’on ne sent pas, ou pour cacher ce qu’on sent. Hélas ! elle n’avait rien à cacher ; mais la présence d’un mari porté à la jalousie, semble quelquefois l’embarrasser. La crainte de rougir fait rougir, et n’osant donner l’essor à sa bienveillance, elle m’a paru mettre un peu plus de réserve que les autres dans l’expression de ses regrets ; son embarras m’a donc privé des témoignages d’une innocente affection. La contrainte que j’avais éprouvée à la promenade, et la lumière qui tout d’un coup m’a fait lire au fond de mon cœur, m’ont fait prendre la résolution de partir le lendemain de grand matin, sans voir personne. En me faisant cette violence, je me comparais à un homme condamné qui désire qu’on avance l’heure de son supplice. J’ai prétexté un rendez-vous donné à Francfort, qui me forçait à y arriver de très bonne heure, et je suis rentré chez moi dans l’accablement du désespoir. Le château de Lœwenstein était comme je vous l’ai dit, devenu ma patrie, et j’y avais trouvé une nombreuse famille. Hélas ! je me voyais de nouveau seul sur la terre. Six heures sonnaient à peine que j’étais monté en voiture, le lendemain matin ; en quittant cette maison où j’ai mené une vie si douce, j’ai avancé la tête lorsque ma voiture sortait de la cour, pour la considérer encore, et diriez-vous que j’ai cru appercevoir la Comtesse qui avait entr’ouvert un rideau d’une fenêtre sur la cour. Je me suis aussitôt replongé dans la fond de ma voiture avec un cri de douleur, comme si j’avais vu le spectacle le plus affreux ; mon fidelle Bertrand, qui était à côté de moi, a été effrayé de m’avoir entendu crier, et de me voir mettre les deux mains sur les yeux, comme un homme accablé de chagrin ; il a cru que quelque ressentiment de ma blessure en était la cause, et je l’ai confirmé dans cette idée en lui disant qu’un cahot de la voiture avait fait faire un mouvement à mon épaule, qui m’avait fait éprouver une douleur extrême ; cela n’était pas sans vraisemblance, et il semblait porté à le croire ; mais on voyait cependant que son bon sens naturel n’était pas entièrement satisfait de cette explication. Vous serez peut-être alarmée, ma cousine, des tourmens que me prépare un amour sans espoir ; mais j’y ai réfléchi, et il me semble que l’amour ne rend malheureux que lorsque habitué à quelque aliment, il vient à en être privé, que lorsque enflammé par quelques faveurs, il se perd dans l’immensité des désirs qu’elles lui ont fait concevoir ; mais privé dès sa naissance de tout espoir, mon amour sera un culte pur, qui ne peut exciter d’orages dans ma vie. Ces réflexions m’ont occupé une partie de la route ; à la moitié du chemin je me suis arrêté dans une auberge pour déjeuner et faire rafraîchir les chevaux ; dans cette auberge était un bon Germain de l’ancien temps ; la candeur, la probité étaient peintes sur sa figure, et l’on voyait à son maintien qu’il avait servi. Comme je l’entendis parler Français avec Bertrand. J’ai lié conversation avec lui, et il m’a dit qu’il avait servi sous le grand Frédéric. C’était un homme, celui-là, m’a-t-il dit, et il levait les yeux au ciel d’admiration. Tel que vous me voyez, Monsieur, il m’a parlé plus de dix fois, et je ne l’oublierai jamais. Une nuit qu’il faisait bien froid, j’étais à me chausser, aussi près de lui que je suis là de Monsieur. Je lui dis comme ça, eh bien ! père Fritz, vous nous donnerez de bons quartiers d’hiver. Il me frappa sur l’épaule, le grand Frédéric, oui monsieur, il me frappa sur l’épaule, et il me dit, il faut encore frotter ces gens-là, et vous serez content, mon ami, ainsi que tous ces braves gens. Il n’aimait pas l’odeur de la pipe, eh bien ! il n’en faisait pas semblant quand il était au milieu de nous. Je demandai à ce brave vétéran ce qu’il faisait. Il me raconta qu’il avait quitté le service après la mort de Frédéric, et qu’il était concierge et fermier d’une petite terre qui était à trois lieues des bords du Rhin. Je me suis marié, dit-il, avec une femme pour qui j’avais le cœur pris depuis long-temps, et là nous vivons, dit-il, tout doucement, j’ai bien de petits agrémens, je prends tout le bois qu’il me faut dans la forêt ; j’ai une bonne basse-cour, mon potager me donne des légumes en quantité, et comme le maître du château ne vient jamais dans sa terre, le père Schmitt est regardé comme le seigneur ; il n’y a que l’argent qui manque un peu pour payer exactement le prix de la ferme ; ce diable d’argent, il fait tout dans ce monde, et c’est dommage qu’il soit si rare ; depuis un an je n’en avais pas mal, parce que j’avais loué la moitié du pavillon que j’occupe à un Patriote Hollandais, qui avait quitté son pays pour toutes ces querelles qui sont là comme dans cette France ; car personne n’est tranquille aujourd’hui. Ce Hollandais était un bien honnête homme, bien tranquille, ma femme lui faisait sa petite cuisine, je lui abandonnais une partie du jardin qu’il cultivait pour son amusement, et il était fort content du père Schmitt qui, voyez-vous, ne demande qu’à vivre, et voudrait que tout le monde fût heureux. Notre Hollandais nous donnait pour tout cela cinquante florins par mois, en beaux ducats de Hollande, et comme ils disent, cordonnés ; cela mettait beaucoup d’aisance dans notre ménage, et je regrette bien ce bonhomme-là, qui je crois, nous regrette aussi ; car il trouvait la situation de notre maison et les environs superbes, il ne se lassait pas de les admirer. Toute cette conversation vous semblera peu intéressante, mais attendez, ma chère cousine : à mesure que ce bon Allemand parlait, je songeais à son pavillon, à son jardin, à l’embarras où je me trouve pour me fixer quelque part, en attendant un temps plus heureux, à mon goût pour la campagne, aux ennuyeuses assemblées des villes, à la nécessité de jouer pour ne pas être à charge dans les sociétés : toutes ces considérations se sont présentées à mon esprit, et je me suis dit : l’habitation du père Schmitt me convient, je cultiverai un petit jardin, je me promènerai, je m’amuserai à peindre toutes les belles situations des environs, et j’irai, guidé par la reconnaissance, une ou deux fois le mois au château de Lœwenstein, et chez l’oncle de la Comtesse ; décidé par ces raisons, j’ai dit : monsieur Schmitt si vous voulez de moi, je remplacerai votre Hollandais. Je cherche une petite maison de campagne ; tout ce que vous me dites de votre habitation me plaît fort, et notre marché sera bientôt fait. Je louerai pour six mois la partie dont vous pouvez disposer, et vous en compterai trois mois d’avance. Il a béni la providence qui m’avait ainsi fait trouver sur son chemin, et nous sommes convenus que dans trois jours j’irais voir sa maison, et terminer avec lui, si elle me convient. Adieu, ma chère cousine, cette longue lettre vous est un sûr garant de ma confiance en votre amitié.

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LETTRE XXXIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Voici, ma chère Émilie, la copie d’une lettre de mon oncle au Marquis et sa réponse que le Marquis m’a communiquée. Vous verrez la noble façon de penser de mon oncle, et vous apprendrez que le Marquis est établi à une lieue d’ici, et à un quart de lieue du château de mon oncle. Ma mère a paru très-aise de le voir fixé auprès de nous ; mon oncle nous a félicitées de ce voisinage dont il se promet bien, a-t-il dit, de profiter ; mon père a paru assez indifférent à cette nouvelle. Monsieur de Loewenstein a dit : je ne croyais pas qu’il fût assez riche pour louer une maison. Appelez-vous cela une maison, a dit ma mère ? — Enfin c’est une habitation, et il y a bien des Émigrés qui ne seraient pas en état de faire cette dépense. Mon oncle a répété plusieurs fois, assez riche, avec humeur, et a dit ensuite : je ne sais pas, mon neveu, pourquoi nous ferions l’inventaire des misérables débris que le Marquis a pu sauver de son naufrage : il a ce qu’il a ; mais s’il a besoin de trois mille ducats, d’un bel et bon appartement, et d’un dîner qui en vaut bien un autre, il n’a qu’à s’adresser au commandeur de Loewenstein. Ma mère a applaudi de l’œil et du geste sans dire un mot, mon père a dit froidement, les malheureux doivent toujours compter sur mon frère. Grand merci, mon frère, a repris le Commandeur ; mais ce terme de malheureux me fait de la peine quand il s’agit d’un homme comme le Marquis : il ne l’est que trop, malheureux, je le sais bien. Mon mari promenait ses regards sur nous tous, et ses regards disaient, quand on a des parens, quand ils sont menacés de perdre un procès !… Pour moi j’ai regardé mon oncle aux premiers mots qu’il a dits, d’un air d’admiration, et de sensibilité, et ensuite mes yeux sont restés fixés sur mon ouvrage. Que dites-vous de cette scène, Émilie, n’admirez-vous pas mon bon oncle, et ne trouvez-vous pas qu’il y a beaucoup de délicatesse à avoir relevé ce mot de malheureux ? J’embrasse bien tendrement mon Émilie.

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LETTRE XXXV.

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le Commandeur de Loewenstein
au
Marquis de St. Alban.


La lettre que j’ai l’honneur de vous écrire est pour me plaindre de vous ; il n’y a que deux mois que j’ai l’honneur de vous connaître ; mais je croyais que ce temps avait suffi pour vous donner de moi l’opinion que je crois mériter ; comme il m’a suffi pour vous rendre toute Justice. Vous formez le projet de vous établir à la campagne, et vous savez que j’ai un château où vingt personnes peuvent loger à l’aise, et vous n’imaginez pas de me donner la préférence ; mais ce n’est pas tout, et comme pour me braver, vous vous logez à dix portées de fusil de mon château. Qu’avez-vous pensé de moi, monsieur le Marquis, en me donnant un tel déplaisir ? Que penseront de moi mes voisins ? Ne seront-ils pas fondés à dire : le Commandeur est ami d’un homme de qualité, plein de mérite, il le laisse s’établir à sa porte dans une chétive maison, et n’a pas le cœur de lui offrir un appartement chez lui ; est-ce le procédé noble et franc d’un homme de qualité, envers un homme de sa sorte, que de ne pas s’adresser à lui avec confiance, et deviez-vous douter de mon empressement à vous offrir tout ce que je possède ? Tâchez, monsieur le Marquis de me rétablir dans l’opinion de mes amis et de mes voisins, et vous de vous rétablir dans mon cœur, où vous êtes bien mal. Le seul moyen qui vous reste, c’est de m’accorder le plus souvent possible le plaisir de vous voir ; c’est de venir passer une partie du temps avec moi, de chasser sur ma terre comme sur la vôtre, et de faire demander à mes gens tout ce qui peut vous être utile, ou agréable. J’ai l’honneur d’être avec la plus haute considération.

Monsieur le Marquis,
Votre etc.
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LETTRE XXXVI.

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le Marquis de St. Alban
au
Commandeur de Loewenstein.


Monsieur le Commandeur,

Je suis pénétré de reconnaissance de la lettre noble et touchante que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je serais bien affligé si j’avais pu blesser les sentimens que vous voulez bien m’accorder ; mais je ne puis être fâché d’une circonstance qui m’a donné lieu de recevoir des témoignages aussi flatteurs de votre amitié. Je n’avais point formé le projet de m’établir à la campagne, et je comptais me fixer à Francfort. Le hasard en a décidé autrement, et la rencontre que j’ai faite en route d’un fermier du château de ***** qui m’a parlé d’un logement qu’il avait à louer, m’a déterminé. J’aime beaucoup la campagne, et l’occasion m’a tenté. Je ne savais pas que je serais aussi près de votre habitation, et si vous aviez été témoin de ma joie en l’apprenant, j’ose croire qu’elle aurait suffi pour calmer votre colère. Je profiterai d’un voisinage aussi agréable, le plus souvent qu’il me sera possible, monsieur le Commandeur, et vous ne vous appercevrez pas que je n’ai pas le bonheur d’être logé chez vous. J’userai aussi de toutes les permissions que vous me donnez, en homme bien convaincu de vos bontés. Agréez, monsieur le Commandeur, l’hommage d’un cœur reconnaissant, et l’assurance du respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le Commandeur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le Marquis de St. Alban.
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LETTRE XXXVII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


J’embrasserais de bon cœur votre oncle pour la lettre qu’il a écrite au Marquis, et pour la manière dont il a parlé de lui. Il y a des fruits qui ont de belles couleurs et qui renferment des sucs empoisonnés ; ses châtaignes sont hérissées d’épines et sous cette enveloppe est un excellent fruit ; il en est de même des hommes ; les dehors les plus agréables, les manières les plus polies ne servent qu’à cacher des vices, tandis que d’excellentes qualités sont couvertes d’écorces grossières. Mais votre oncle n’a pas seulement un bon cœur, il a, souvenez-vous que je l’ai toujours dit, un discernement très-juste ; il arrive avec son bon sens naturel à des résultats auxquels des gens de beaucoup d’esprit ne parviennent qu’après bien des circuits, et tout ce qu’ils ont par dessus lui, c’est de pouvoir en mieux raisonner, c’est d’être en état de pouvoir démontrer avec plus de lumières ; ils ne vont pas plus loin, mais leur marche est méthodique, calculée, assurée. Votre oncle ne ferait pas du Marquis un portrait qui rassemblât toutes ses qualités et leurs nuances ; n’assignerait pas ce qui tient à son caractère, à son ame, à son esprit ; mais il dirait en gros, qu’il a de l’esprit, de la noblesse, et une ame sensible ; enfin il a senti tout cela promptement, comme par instinct, tandis qu’un homme d’esprit, observateur, se rend compte de ce qui le frappe et tire ses conséquences. C’est pour le coup qu’il dirait bien que je m’embrouille dans mes décompositions ; mais il a tout à gagner en vérité, soit à être décomposé, soit à être pris dans son ensemble. Je vois d’ici les yeux qu’a faits votre mari, et j’entends les paroles qu’il n’a pas dites. Adieu, ma Victorine.

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LETTRE XXXVIII.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


J’invoque vos bontés, ma chère cousine, vous pouvez me rendre un grand service, chasser de mon esprit la plus cruelle inquiétude, et diriger ma marche dans la plus embarrassante des circonstances. Je vous ai fait la confidence des sentimens passionnés dont je m’efforçais de contenir la brûlante explosion ; elle est faite cette explosion, ma chère cousine, malgré tout mon courage, et j’ose dire malgré un empire surnaturel sur moi-même Pendant mon séjour à Lœwenstein, j’avais trouvé le moyen de faire un portrait de là Comtesse, très-ressemblant, d’après un très-maussade tableau que vous avez pu remarquer dans le sallon ; ce portrait forme un très-joli médaillon, et j’avais écrit au bas ce vers si brillant, et qui exprime si bien la situation d’un homme qui se débat contre un sentiment violent.

« Présente je vous fuis, absente je vous trouve. »

Mais ce n’est pas tout ; de l’autre côté du portrait, j’avais mis des cheveux de la Comtesse ; vous me demanderez qui me les a donnés ? personne. Il y a quelque temps, qu’étant entré le matin dans sa chambre avec sa mère, je la trouvai à sa toilette, on lui coupait les cheveux, et j’en apperçus un assez gros flocon, sur le parquet ; je laissai tomber mon mouchoir auprès, et en le ramassant je pris les cheveux ; à peine pus-je rester ensuite quelques minutes dans la chambre ; possesseur de ce trésor, je me hâtai d’en sortir pour baiser mille fois cette précieuse dépouille. Je reviens au portrait ; il était dans ma poche avant-hier, enfermé dans un petit porte-feuille, dont la clef s’étant perdue, j’avais été obligé de briser la serrure pour y prendre un papier ; le portrait est sorti du porte-feuille, et en tirant mon mouchoir est tombé de ma poche : en quelles mains est-il ? Voilà, ma chère cousine, ce qui m’inquiète vivement. Je n’ai point dormi de la nuit en songeant au trouble que je cause peut-être en ce moment au château de Lœwenstein ; peut-être fais-je à jamais le malheur d’une femme dont j’achetterais la félicité par le sacrifice de ma vie. Je ne puis avoir laissé tomber ce portrait que dans le château, ou dans la cour, en descendant ou montant en voiture ; dans tous les cas il est au pouvoir de quelqu’un de la maison, et si c’est le mari, si c’est le père qui l’ont trouvé, vous voyez tout ce qui peut en résulter de désagréable ou de fâcheux. Tâchez, ma chère cousine, de me tirer de l’affreuse inquiétude où je suis. Je n’ose retourner à Lœwenstein, je voudrais savoir toute l’étendue de mon malheur ; le mélange d’espoir et de crainte produit un état d’anxiété pire que la certitude du mal. Vous deviez aller dans peu voir la Comtesse ; hâtez de deux jours votre voyage. Si le portrait est tombé entre les mains du mari ; il aura parlé au père, à la mère, il aura fait des reproches à sa femme, et vous verrez de l’agitation et de la contrainte dans la famille ; si c’est la mère, elle gardera le secret ; si c’est le père il l’aura concentré entre sa femme et lui, la mère aura été chargée de gronder la fille, toute innocente qu’elle est. Vous verrez en entrant, à la sérénité des visages ou à leur altération, l’état des choses. Enfin en parlant de moi et de mon projet de venir passer deux ou trois jours à Lœwenstein ; portant en même temps un regard prompt et observateur sur la compagnie, vous démêlerez leurs sentimens. Je me conduirai en conséquence de vos apperçus, et je saurai à quoi m’en tenir. Vous ne pouvez pas vous faire une idée du chagrin que j’éprouve, il n’est plus temps de rien vous cacher ; j’aime, sans espoir, de toutes les forces de mon ame, et je m’étais imposé la loi rigoureuse de concentrer à jamais une passion aussi vive que pure, de ne rendre qu’en secret un culte désintéressé à l’objet de mon idolâtrie ; son bonheur est sacré pour moi, et je serais mort plutôt que de le troubler par un aveu embarrassant pour la plus vertueuse et la plus sensible des femmes. Mon étourderie découvre tout ce qui était enseveli au plus profond de mon cœur, et à qui ? à un homme peut-être assez injuste pour la rendre responsable de mes sentimens, qu’elle ignore ; pour l’accuser de les avoir encouragés ; et c’est ainsi que je paye l’hospitalité généreuse qu’elle m’a accordée, et que je reconnais les soins les plus touchans ! Partez donc, ma chère cousine, et puisse votre voyage rétablir un peu de calme dans mon ame, en me faisant connaître que le repos de la Comtesse n’a pas été troublé par ma malheureuse étourderie.

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LETTRE XXXIX.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Vous êtes né fort heureux, mon cher cousin, ou plutôt la providence n’a pas voulu qu’une femme vertueuse fût la victime d’un singulier concours de circonstances qui pouvaient ternir sa réputation. Je vous épargne des réflexions que vous avez déjà faites, et j’applaudis à toutes les sages résolutions que vous ont sans doute dictées la reconnaissance et la probité. Je viens au fait pour ne vous pas tenir en suspens : aussitôt votre lettre reçue, je me suis mise en route pour Mayence, et je suis arrivée un peu avant l’heure du dîner à Lœwenstein ; on a été surpris de me voir ; mais j’ai supposé une affaire qui avait avancé un voyage que je devais faire. La Comtesse, que j’ai trouvée faisant sa toilette, a paru fort aise, et m’a semblé redoubler pour moi d’intérêt et d’amitié ; sa mère m’a reçue comme à l’ordinaire, c’est-à-dire, très-bien ; le mari m’a fait ses grands complimens accoutumés, et ses révérences jusqu’à terre, et la belle phisionomie du Commandeur s’est épanouie en me voyant. J’attendais qu’on me parlât de vous ; c’est la mère qui a commencé, en me demandant de vos nouvelles. Votre nom prononcé, j’ai parcouru aussitôt tous les visages, et aucun n’a rien exprimé d’extraordinaire. La mère a fait votre éloge de la manière la plus naturelle ; le Commandeur l’a appuyé par des exclamations, le mari a dit qu’il espérait chasser avec vous, et qu’il vous ferait voir qu’il savait mieux tirer un coup de fusil que jouer aux échecs. La Comtesse a demandé si votre logement était un peu commode : il n’est pas difficile a-t-elle dit. Des militaires, a repris le Commandeur, ne doivent pas l’être ; mais cependant quand on a l’habitude d’être magnifiquement logé pendant la paix, il y a bien des petites commodités, dont la privation est sensible. Aucune réserve, aucune froideur, aucune affectation, ou regards furtifs sur quelques personnes n’ont frappé mes yeux très-attentifs, tant qu’il a été question de vous ; de là j’ai conclu que le portrait n’avait point été trouvé par le mari, la mère, ni le père, ni le Commandeur ; mais la Comtesse, je n’en étais pas si sûre, et une légère nuance d’embarras m’a semblé offusquer passagèrement cette ame si franche, si pure, et habituée à se livrer à tous ses mouvemens, qu’elle n’a jamais intérêt de réprimer. La conversation pendant le dîner, et après, s’est portée sur divers objets, et voulant absolument éclaircir le fait qui vous intéresse ainsi que moi, mon cher cousin, j’ai préparé bien adroitement mes batteries, et enfin voici quel a été le coup décisif. J’ai parlé des malheureux Émigrés dont la plupart sont sans ressources. J’en ai cité qui montraient le Français, la géographie, et de là je suis venue très-naturellement à parler de mon talent. J’ai tiré une lettre de St. Pétersbourg par laquelle on m’annonce une remise de cinq cents roubles pour un envoi de fleurs, ce qui m’a valu des félicitations sur ma fortune et mes succès ; ensuite j’ai ajouté : mon cousin ne serait pas plus embarrassé que moi, s’il était réduit à travailler pour subsister ; il a un talent qui est un peu plus distingué que celui que j’ai d’arranger des chiffons. J’ai laissé la compagnie en suspens sur votre talent, et à l’instant même, j’ai regardé le plus adroitement qu’il m’a été possible la Comtesse, et démêlé qu’elle faisait des questions moins pressantes que les autres pour savoir votre talent. Le Commandeur a insisté sur l’équitation ; un autre a parlé de tourner ; j’ai eu l’air de me divertir de leur curiosité afin de me donner plus de temps pour juger, et toujours j’ai remarqué que la Comtesse était la moins vive dans ses questions, et la moins variée dans ses conjectures : enfin j’ai dit : mon cousi sait peindre parfaitement, et excelle pour la ressemblance dans les portraits. Vous pensez bien que mes yeux se sont portés vers la Comtesse ; mais avec tous les ménagemens possibles, avec la plus grande legéreté… Le portrait est entre ses mains, et n’a été vu de personne soyez en sûr, mon cousin, et remerciez bien votre bon génie ou plutôt le sien qui a corrigé la maligne influence du vôtre. Échappé miraculeusement d’un si grand danger, vous redoublerez sans doute de circonspection ; il ne serait pas généreux à moi de choisir le moment où je vous rends un grand service pour vous gronder et vous faire des leçons. Rendez donc grâce à la fois et à la noblesse de mes sentimens, et à mon active amitié. Je connais trop votre cœur pour ne pas être sûre, mon cher cousin, que je vous ai réellement rendu un service signalé : plus je vous estime et plus je crois à l’excès de votre inquiétude. Sorti de ce mauvais pas, je ne jurerais pas que vous ne vous félicitiez d’une étourderie qui a fait connaître à la Comtesse des sentimens dont vous n’auriez jamais osé lui faire l’aveu ; mais à présent, vous allez désirer de lui en parler ; de grâce songez à votre position et à la sienne. Vous aurez besoin bientôt de toute votre prudence : le Commandeur veut faire peindre sa nièce, par vous ; il se presse de lui donner cette satisfaction, et vous jugez que la manière dont on a reçu ses instances a multiplié les indices, et changé mes conjectures en certitudes. Adieu, je vais coucher à Mayence où je n’ai rien à faire ; mais je n’ai cependant jamais fait de voyage qui m’ait procuré autant de satisfaction ; dormez bien, mon cher cousin.

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LETTRE XL.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Mille et mille grâces soient rendues à mon adorable cousine ; à quoi comparer ma joie ? à celle d’un homme qui a engagé toute sa fortune sur un coup de trente et quarante, qui a trente-neuf pour lui et voit arriver quarante. Me voilà soulagé d’un grand fardeau ; mais quelle dextérité vous avez développée, ma cousine ? quelle habileté vous avez mise dans les gradations de votre conversation ? il n’est point d’ambassadeur qui puisse vous être comparé. Vous avez bien raison de ne pas me gronder, d’abord par générosité, ensuite parce que vous ne me diriez rien qui ne se soit présenté à mon imagination sous la plus noire couleur. Vous aimez la Comtesse ; mais je crois, et ce n’est point hélas ! pour me vanter, que je l’aime cent fois plus que vous ; j’ai donc été cent fois plus inquiet. Elle m’impute avec raison l’embarras où elle s’est trouvée, et réalise les dangers qu’elle a courus pour m’en rendre coupable. Je ne fais comment j’oserai reparaître à ses yeux ; encore si je pouvais lui demander pardon à genoux, mon repentir lui donnerait lieu, je crois, d’exercer cette sublime indulgence qui la caractérise. Instruite de mes sentimens, ne doit-elle pas me savoir gré de les avoir contenus, jusqu’au moment ou elle les a, malgré moi, découverts. Adieu, ma chère cousine, il ne me paraissait pas possible que je vous aimasse davantage, et je crois cependant que vous m’êtes plus chère encore depuis quelques heures.

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LETTRE XLI.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis encore troublée, ma chère amie, d’un événement dont les suites auraient pu être bien fâcheuses pour moi, et je ressemble à un homme, qui, mesurant des yeux l’abyme où il a pensé tomber, est plus effrayé qu’au moment du danger. Ce début vous paraîtra tragique ; mais trouverez-vous que je sois exagérée, lorsque je vous dirai que ma réputation a pensé être compromise aux yeux de toute ma famille, sans que j’eusse pu me justifier ; que mon mari disposé, je crois, par tempérament à la jalousie, a été au moment de concevoir contre moi des soupçons fondés ; enfin que sans le plus heureux des hasards, le repos de ma vie était peut-être troublé pour jamais. Vous allez en juger. Le Marquis est venu dîner ici aujourd’hui, et nous a fait passer une journée fort agréable ; ma mère elle-même m’a dit quand il est parti, voyant qu’il était fort tard, c’est vraiment un enchanteur qui chasse l’ennui de tous les lieux où il se trouve, et qui donne des ailes au temps. Un moment après son départ j’ai vu à terre un petit papier plié, de la grandeur d’un billet, je l’ai ramassé et l’ayant ouvert, j’ai trouvé… quoi ?… mon portrait à la mine de plomb ! et de l’autre côté des cheveux, je l’ai mis promptement dans ma poche, et je suis devenue toute tremblante, en considérant monsieur de Loewenstein qui en était plus près que moi, qui aurait pu me le voir ramasser, et m’aurait fait des questions sur ce qu’il renfermait ; heureusement il lisait la gazette, et ma mère, qui aurait pu également me questionner, avait les yeux attachés sur son ouvrage. Je suis sortie à l’instant toute troublée, la rougeur sur le front et les joues brûlantes comme une coupable. Dès que j’ai été dans mon appartement, j’ai examiné ce portrait ; il n’est pas possible de s’y tromper, c’est le mien, copié d’après celui du sallon ; mais singulièrement embelli ; le même ajustement, la même coiffure ; mais il faut tout vous dire, ma chère amie, au bas est un vers célébre de Racine. Présente je la fuis, absente je la trouve. J’ai comparé attentivement les cheveux qui étaient derrière le portrait, avec les miens, il est évident que ce sont les mêmes. Ah ! quelle imprudence, monsieur le Marquis, et quel trouble vous avez pensé exciter ! Jugez donc, ma chère Émilie, de ce qui serait arrivé si ce portrait avait été ramassé par mon mari ; jugez de mon embarras, qui aurait tourné à ma honte, toute innocente que je suis. Il doit être dans des transes mortelles de son côté ; mais je ne puis les calmer, je ne puis lui parler du hasard qui a mis ce portrait entre mes mains ; il me le demanderait, et la restitution serait un don ; enfin, que je le lui rende ou non, s’il savait qu’il est entre mes mains il s’enhardirait à me parler des sentimens qui ont guidé son crayon. Sans le vers qui est au bas, on pourrait mettre sur le compte de la galanterie le désir qu’il a eu d’avoir mon portrait ; mais ce vers, monsieur le Marquis, est plus que de la galanterie : qu’en dites-vous, Émilie ? Malgré son imprudence, je le plains, il doit être extrêmement inquiet, et me voit peut-être par sa faute, malheureuse pour le reste de ma vie. Je vous avoue que j’avais trouvé le Marquis fort empressé pour moi, que ses regards me paraissaient avoir une expression de tendresse ; mais j’attribuais en grande partie ses sentimens à la reconnaissance, et à un besoin d’attachement que le malheur semble rendre plus pressant, et qui fait saisir le premier objet qui se présente. Je répondais à ces sentimens par une sincère affection, et le regardais comme un frère ; je me félicitais d’une affection mutuelle et innocente, qui promettait à mon cœur des jouissances paisibles. J’attends, ma chère Émilie, avec bien de l’impatience votre réponse. Adieu, ma chère amie.

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LETTRE XLII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Ce que c’est que les hommes, ma chère Victorine, il faut qu’ils influent, bon gré malgré, sur notre bonheur. Eh qui leur demande de la tendresse ! et s’ils en ont, si nos charmes les subjuguent, qu’ils se taisent quand nous ne faisons rien pour les exciter à nous aimer ! En vérité, je suis en colère contre le Marquis, du danger qu’il vous a fait courir, et je trouve qu’il aurait été impossible de persuader à votre mari que ce n’est pas vous qui avez donné le portrait, et que le vers qui l’accompagne n’est pas la suite d’une déclaration ; enfin, comment vous justifier des cheveux qui se trouvent derrière le portrait ? comment persuader à votre mari, à votre famille que ce n’est pas une faveur de l’amour ? Vous êtes bien bonne d’être fâchée de son inquiétude, et ne l’êtes-vous pas aussi de la privation que lui fait éprouver son étourderie ? Vous voilà donc avec un adorateur en titre. J’ai bien pensé qu’il serait difficile à un homme qui a du goût, de passer deux mois dans votre société, dans votre familiarité, et d’en sortir avec le cœur libre. Il vaudrait bien mieux pour son bonheur qu’il se bornât à la reconnaissance, et à des sentimens d’amitié qui feraient une source d’agréables jouissances, tandis que l’amour ne lui offre en perspective que des tourmens, du désespoir. Quel destin que de ne connaître que les peines de l’amour, et d’avoir à les joindre à toutes les privations que fait éprouver l’infortune ! Vous avez guéri le corps de ce pauvre Marquis, et vous avez blessé dangereusement son cœur. Je ne plaisante en vérité pas, ma chère Victorine, et ne pouvant douter qu’il vous aime, je le trouve fort à plaindre. Il est bien facile pour peu qu’on ait quelqu’intérêt à observer, d’appercevoir que ses manières avec vous, que ses regards, quelque soit sa circonspection, tiennent plus à la passion qu’à ce qu’on appelle la galanterie Française. Vous conviendrez, si vous voulez être sincère, que vous pensez comme moi, et que ce n’est pas d’aujourd’hui ; il est même vraisemblable que vous avez plus de raison que moi de le croire. L’essentiel, est qu’il sache se contenir devant vos parens, afin de ne pas troubler la paix de votre ménage. Je ne suis pas en peine de sa conduite avec vous ; il vous respecte trop pour vous rien dire qui vous embarrasse, et il a tant d’intérêt à se conserver dans une société qui est pour lui d’un grand prix. Il faut donc que le malheureux aime dans le silence, et souffre sans se plaindre : c’est un triste sort ; mais est-ce que dans certaines circonstances, on n’est pas assez fort pour combattre des impressions dont on sent le danger, et l’amour n’est-il pas comme la colère, dont on peut se rendre maître, si l’on appaise ses premiers mouvemens. Mais je n’ai pas le sens commun, le Marquis retenu chez vous par sa maladie, et soigné par vous, ne pouvait se dérober au danger ; et l’amour aura pris chez lui, dans les premiers temps, les traits de l’amitié et de la reconnaissance ; ces circonstances le rendent fort excusable, et adoucissent la rigueur dont je suis prête à m’armer pour l’intérêt de ma Victorine ; au reste la rigueur ne m’est point naturelle lorsqu’il s’agit de sentiment, et je ne suis pas si méchante que je voudrais le paraître. Lorsque je lis un roman, celui qui aime le plus vivement a toujours raison à mes yeux. Adieu.

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LETTRE XLIII.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Le billet que je reçois de vous, mon cher Marquis, s’est croisé avec une lettre que je vous ai écrite avant-hier, et je me suis empressée aussitôt que vos ordres me sont parvenus de les exécuter. Voici donc un très-beau bouquet pour la fête de la Comtesse, composé de tout ce que j’ai de mieux ; il y a du jasmin d’Espagne double, entre autres, et des héliotropes qui vous paraîtront, je crois, approcher bien près de la nature, et j’ai eu soin d’y faire entrer de l’eau de jasmin et de la vanille, de sorte que l’odeur jointe à la forme et aux couleurs des fleurs, rendra l’illusion presque complette. J’espère que vous me pardonnerez mon amour propre ; il faut bien qu’il trouve un refuge, et le mien s’est allé nicher dans mon art de faire des fleurs. J’ai joint un petit bouquet de grenades, que je vous prie de donner en mon nom au Commandeur ; un autre de pensées pour la digne, et aimable mère de la Comtesse, et une grosse rose avec un petit bouton pour madame de Warberg ; je crois que cela est assez ingénieux ; enfin quelques fleurs aussi pour le père et le mari. À propos de mari, le hasard m’a mise à portée de savoir quelque chose qui vous intéresse et vous fera de la peine ; mais il est nécessaire que vous en soyez instruit. J’ai dîné hier avec fort peu de monde chez un banquier très-honnête et dont j’ai reçu des services, auxquels ma délicatesse a seule mis des bornes. On s’est entretenu après dîner des affaires de France, et des Émigrés, et à ce sujet le frère du maître de la maison a parlé de votre aventure, du bonheur que vous aviez eu de rencontrer le Commandeur et sa nièce, et de tous les soins qu’ils vous ont rendus. Il a fini par ajouter en riant : un de mes amis qui m’a raconté cette histoire, m’a dit : que le mari trouve le Marquis très-reconnaissant. La compagnie à ces mots s’est également mise à rire, et quelqu’un a dit : le comte de Loewenstein craint de passer pour jaloux ; mais il est si attentif à tout ce que dit et fait sa femme, qu’il serait, je crois, difficile d’échapper à ses observations. Personne ne sait mieux que moi, ai-je dit, cette aventure de roman ; mais il y manque le fond, qui est un beau sentiment ; et c’est dommage, car le cadre est parfait. Le Marquis est mon cousin, et le hasard m’ayant conduite pour mon petit commerce à Lœwenstein, chez ses généreux hôtes, il m’a entretenue de toutes leurs bontés, et il ne tarit point dans les effusions de sa reconnaissance ; mais elle porte autant, je vous assure, sur la mère que sur la fille, et tout autant sur le Commandeur. Il aurait été surprenant qu’on n’eût pas arrangé un roman sur cet événement, il n’y en a pas qui y prête davantage. Si monsieur le Comte est porté à être jaloux, il peut aisément prendre les expressions d’un homme pénétré de reconnaissance et ses empressemens, pour des témoignages d’un sentiment plus tendre ; je conviendrai aussi, que s’il ne connaît pas les manières galantes des Français, il peut encore être induit en erreur plus facilement. Mon cousin est du très-petit nombre des gens de son âge, qui retracent cette ancienne galanterie, dont les vieilles femmes regrettent la perte, et qui vient d’une envie générale de plaire, jointe à une grande politesse. Personne ne pourrait, au reste, mieux que moi rassurer monsieur de Loewenstein, car je connais à mon cousin une grande passion qui n’ajoute pas peu au regret qu’il a d’être expatrié. J’ai dit tout cela sans chaleur et avec une sorte de négligence. Tout le monde a été de mon avis sur le ton de galanterie des Français, qui fait supposer qu’ils sont occupés de femmes qui ne les intéressent nullement. Je vous ai fait amoureux pour dérouter encore davantage, et vous voyez que je ne suis pas sans talent pour le rôle de confidente. Ne faites pas cependant trop de dépense en reconnaissance ; la Comtesse est pour les trois quarts et demi dans l’intérêt que j’ai pris dans cette conversation, et dans les craintes qui m’ont occupée. C’est une des personnes pour qui je me suis senti le plus de penchant, et il me semble que je suis son amie depuis plusieurs années ; j’ose me flatter qu’elle partage mes sentimens, ainsi que mademoiselle Émilie, par contre coup. J’ai donc été effrayée pour son repos, des discours qu’on tient sur votre liaison, et qui peuvent revenir à son mari, et sachant par vous-même l’impression qu’elle vous a faite, je tremble des indiscrétions que vous pouvez commettre, soit par l’expression de vos regards, soit par des manières trop empressées, enfin de tout ce qui peut déceler la passion aux yeux d’un homme attentif et intéressé. J’ai été plus loin, et j’ai craint la Comtesse elle-même ; car sans vous faire de complimens, elle peut bien vous préférer innocemment à tout ce qu’elle a vu, sans être éprise de vous, et cette préférence, qui ne tiendra qu’à son goût et à son discernement, peut avoir l’air de venir de son cœur ; enfin, à quels dangers n’est pas exposée une femme qui passe des journées entières avec un jeune homme poursuivi par l’infortune, qui, en disposant un cœur sensible à l’attendrissement, semble frayer vers lui une route plus abrégée ! Je suis rentrée chez moi, mon cher cousin, pour vous faire part, et des discours qu’on tient et de mes réflexions : je sais que vous êtes susceptible de passions violentes ; mais je connais votre honnêteté : songez à votre situation et à celle de la Comtesse, si douce, si paisible, si éloignée des orages des passions. Je sais que des femmes plus aimables que moi vous auraient fait un récit plaisant des inquiétudes d’un vieux comte de Tun-der-then-trunck, qu’elles vous féliciteraient du petit amusement que le sort vous a destiné, en vous conduisant auprès d’une jeune et belle dame de château ; qu’elles vous inviteraient à mériter qu’elle vous dise comme cette dame Allemande, qui trouvait qu’un prince la pressait trop vivement : pour dieu, votre altesse a la bonté d’être trop insolente. Je suis persuadée, mon cousin, qu’au fond de votre cœur vous applaudirez à ma pédanterie. Adieu.

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LETTRE XLIV.

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le Comte de *** Lieutenant-Général des armées du roi de France
au
Marquis de St. Alban.


J’apprends, monsieur le Marquis, par le plus grand hasard, que vous êtes ici, et ne pouvant me rendre chez vous dans le triste état où je suis, j’ose vous prier de me faire l’honneur de passer chez moi. Je n’ai d’autre titre pour attendre cette grâce de vous, que l’infortune ; mais, Monsieur, elle ne me réduira jamais à faire des demandes indiscrettes ; un intérêt plus puissant m’anime, et ce sont vos bons offices, et non des secours que j’invoque pour une malheureuse orpheline digne d’un meilleur sort : je dis orpheline, car il ne s’en faut que de peu de jours qu’elle soit privée de mon faible appui. Si vous daignez lui accorder le vôtre, je me croirai heureux en quittant cette vie, et je bénirai le ciel de n’avoir pas permis qu’elle soit tranchée par le fer des bourreaux, et de m’avoir préservé d’une résolution désespérée, que la religion m’interdit. Je n’oublierai jamais d’avoir vu quatre malheureux Émigrés s’avancer vers la Meuse, se tenant par la main, et s’y précipiter après s’être dit un déplorable adieu. Combien d’autres errent dans divers lieux, poursuivis par le besoin ? Combien sont forcés de travailler de leurs mains ? Il est des hommes qui doivent désirer de vivre, ce sont ceux qui peuvent encore espérer de venger leur malheureux maître ; pour moi, qui ne suis plus qu’un inutile fardeau sur la terre, il ne me reste plus qu’à mourir. J’ai l’honneur d’être Monsieur etc.

Le comte de ***

P. S. La personne qui veut bien se charger de ma lettre vous indiquera ma triste demeure.

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LETTRE XLV.

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le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


C’est après en avoir conféré avec madame la duchesse de Montjustin, que j’ose m’adresser à vous, et je ne dirai pas pour vous importuner, puisqu’il s’agit de secourir l’infortune et de prêter un appui à l’innocence. Daignez lire la lettre que je joins ici. Elle m’a été remise il y a deux jours, et j’ai volé aussitôt à l’endroit qu’on m’indiquait. Comment pourrai-je vous peindre l’affreux spectacle qui s’est offert à mes yeux ? un vieux nègre couvert de haillons m’a fait traverser une petite cour, où je crois que le soleil n’a jamais dardé ses rayons ; montant ensuite par un escalier dont les marches à demi rompues laissaient passer le jour à travers, je suis arrivé à une espèce de grenier.

Là, j’ai vu, couché sur un grabat, un vieillard à cheveux blancs. Près de lui, sur le bras d’un mauvais fauteuil, était un cordon rouge devenu feuille morte auquel pendait une croix cassée ; une jeune fille dans le plus grand délabrement était accroupie près d’un réchaud, occupée à faire chauffer un peu de bouillon d’herbes, et le nègre, les mains jointes sur sa poitrine, se tenait dans un coin levant de temps en temps les yeux au ciel : je suis demeuré interdit un moment à l’aspect et des personnes et du lieu. « C’est sans doute monsieur le Marquis de **** à qui j’ai eu l’honneur d’écrire, qui veut bien venir me visiter ? — Oui, monsieur le Comte, j’accours à vos ordres, pour vous offrir tous les services qui peuvent dépendre de moi. — Je suis touché, Monsieur, de votre générosité ; mais je suis bien près du terme où l’on n’a plus de recours à avoir que dans la bonté divine. Daignez m’écouter : je vous ai écrit une lettre qui vous a exprimé faiblement, et mes sentimens et ma résignation, et je vais en peu de mots vous expliquer ce qui m’a conduit ici, et ce que j’attends avec confiance d’un homme d’honneur et d’un gentilhomme. Je suis lieutenant-général des armées du Roi, et j’ai soixante-seize ans ; lorsque j’ai appris au fond de ma province que la noblesse se rendait auprès des Princes, pour tâcher de rétablir le meilleur des rois sur son trône, j’ai consulté mon zèle bien plus que mes forces, et je suis accouru auprès des Princes avec le peu d’argent que j’ai pu rassembler au moment : j’ai eu l’honneur de commander la coalition de ma province. Lorsque l’armée a été dispersée, j’ai été obligé de vendre en détail mes chevaux, ma montre, mes boucles, et je suis venu ici pour y joindre ma malheureuse fille que je savais y être arrivée depuis quelque temps ; je l’ai trouvée expirante dans la plus affreuse misère, et n’ayant auprès d’elle pour la secourir que ce brave homme que vous voyez. À ces mots le nègre a fondu en larmes, et s’est comme traîné vers le Comte, dont il a baisé la main à genoux en répétant d’une voix entrecoupée de sanglots : bon maître, bon maître ; le vieillard était attendri ; mais on voyait qu’il ne pouvait plus pleurer. Il a repris en disant : ma malheureuse fille, en mourant m’a laissé chargé de cet enfant que vous voyez, qui en ce moment est à la fois, et toute ma ressource et l’objet de toutes mes sollicitudes pour l’avenir. J’ai reçu quelques secours d’un honnête bourgeois, seul confident de ma détresse ; ils suffiront pour soutenir ma faible existence qui ne peut durer long-temps ; mais après moi, qui prendra soin de ma malheureuse petite-fille ? Apprenant que vous étiez ici, Monsieur, j’ai pensé que la providence lui adressait un protecteur. — Vous ne vous êtes pas trompé, et je répondrai à votre confiance qui m’honore autant qu’elle me touche. — J’achève, Monsieur, j’ai pensé que lorsque le ciel aura disposé de moi, vous pourriez vous intéresser pour faire entrer mon enfant auprès de quelque personne honnête et charitable ; elle a reçu une excellente éducation, et quoiqu’elle n’ait que quatorze ans, elle a des talens et de l’instruction. Voilà, Monsieur, ce que j’ose espérer de votre générosité qui m’est connue, parce que nous avons eu des amis communs. Je l’ai assuré que ses vues seraient remplies dans cette triste circonstance, que je ne croyais pas aussi prochaine que lui. Il m’a interrompu en levant les yeux au ciel, et disant : j’ai vu tomber le trône et l’autel, j’ai vu le meilleur des rois périr sur un échafaud, et la plus intéressante des reines subir un fort non moins affreux, avec plus d’ignominie encore. Comment pourrais-je désirer de rester dans un monde souillé de tant d’horreurs ? J’avais à peine la force de parler, madame la Comtesse, et les larmes inondaient mon visage. Il m’a tendu sa main brûlante de l’ardeur de la fièvre, et m’a dit : je suis touché de vos sentimens. Vous pouvez, lui ai-je dit, Monsieur, m’en récompenser puisque vous daignez y mettre quelque prix. — Eh comment, Monsieur ? — En acceptant quelques faibles secours que la fortune me met à portée de vous offrir. Il s’en est toujours défendu, et à la fin, vaincu par mes instances, il m’a dit : je m’abandonne à vous, mais songez auparavant s’il n’est pas des infortunés plus intéressans à secourir ; je sens que je n’ai que quelques jours à vivre, et ceux qui peuvent fournir une longue carrière, être utiles à leur patrie, sont à préférer. — Il n’en est pas, Monsieur, de plus digne d’intérêt, daignez m’en laisser le juge. Je lui ai fait promettre de se laisser transporter dans une maison plus commode, et il y a consenti. Je me suis ensuite approché de la jeune demoiselle, que les sanglots suffoquaient pendant les discours de son père. Votre sort va changer, lui ai-je dit, Mademoiselle, tâchez de vous calmer, et livrez-vous encore à l’espoir. — Ah ! Monsieur, c’est pour mon papa que je pleure, vous en aurez donc soin, Monsieur ? ah je le crois, vous paraissez si bon. Cette jeune personne, au reste, est de la figure la plus noble et la plus intéressante. Pauvre, malheureuse !… dans son triste état cette beauté peut être un malheur de plus ! Je me suis empressé de les quitter afin de profiter du reste de la journée pour leur chercher un logement ; j’ai été assez heureux pour en trouver un convenable, dès le soir le bon vieillard et sa fille ont été décemment logés ; j’ai mis auprès de lui une garde, et envoyé chercher un médecin, qui m’a dit en sortant, que le malheureux père n’avait que peu de jours à vivre ; cette fâcheuse idée a empoisonné toute la satisfaction dont j’avais joui. Quel eût été mon bonheur si j’avais pu le rendre à la vie ! J’ai fait part à ma cousine de ces tristes détails, elle m’a donné, madame la Comtesse, le conseil de m’adresser à vous, pour vous demander vos bons offices pour la jeune demoiselle ; elle pense, ainsi que moi, que vous trouverez du plaisir à la protéger et à la secourir, et que parmi vos amies, et vos connaissances, il peut se rencontrer quelque personne qui veuille bien en prendre soin. Enfin le père m’a laissé même le maître de la faire entrer comme femme de chambre, en changeant de nom.

Je voudrais bien devoir à une plus heureuse circonstance, le bonheur de me rappeler à votre souvenir, et je vous supplie d’agréer avec bonté l’hommage du plus profond respect, de mon immortelle reconnaissance, et de la plus juste admiration.

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LETTRE XLVI.

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la Cesse de Loewenstein
au
Marquis de St. Alban.


Quel siècle que celui où nous vivons, monsieur le Marquis, et combien il rassemble d’infortunés et de scélérats, de crimes et d’actes héroïques. La situation du malheureux général que vous avez si généreusement secouru, et celle de sa petite-fille, dévouée si jeune à ce que l’adversité a de plus cruel et de plus humiliant, m’ont vivement touchée, et je vous remercie d’avoir songé à moi pour contribuer à adoucir leur sort. Mon oncle partage l’intérêt qu’inspire une aussi déplorable situation ; mais il s’est récrié avec une sorte d’indignation, sur l’idée de mettre en service la fille d’un homme de qualité. Le Commandeur de Lœwenstein, a-t-il dit, rougirait de dégrader une infortunée en voulant la secourir. Il entre en colère au mot de femme de chambre : elle sera, si je le puis, dit-il, fille d’honneur de quelque princesse ; et en attendant, il aura soin de la placer convenablement dans un couvent de Mayence. Que diraient les Démocrates, a-t-il ajouté, en voyant ces Aristocrates, si fiers suivant eux, borner leur générosité pour leurs semblables à l’offre d’une infâme servitude. Je viens d’écrire par ses ordres à une de mes amies, de retenir une place pour une pensionnaire dans un couvent où j’ai habité pendant un voyage de ma mère en Westphalie. Mon oncle, monsieur le Marquis, se charge de tous les frais nécessaires pour l’installer, et de pourvoir au payement de la pension qui est peu considérable ; ainsi, au moment où elle perdra son malheureux aïeul, envoyez-moi cette pauvre orpheline, et ayez la bonté pour satisfaire mon oncle, de me faire remettre en même temps tous les renseignemens, titres, brevets qui peuvent servir à constater sa naissance, et son rang. Mon oncle vous prie de permettre qu’il s’associe à vous pour procurer au malade tous les secours qu’exige son état. Je joins donc ici, par ses ordres, trente ducats et vingt autres que nous désirons, ma mère et moi, être employés à habiller la jeune personne. Madame la duchesse de Montjustin voudra bien se charger de ce soin ; mais pour le moment nous pensons qu’il faut se borner à ce qui est exactement nécessaire, parce qu’il paraît qu’elle est menacée d’avoir bientôt besoin d’un habit de deuil. Mon oncle vous prie d’excuser, s’il ne vous envoie pas une plus forte somme en ce moment ; mais vous pouvez compter sur lui pour pourvoir à tout ce qui sera nécessaire à la jeune personne. Je sens que vous devez, monsieur le Marquis, éprouver un grand regret d’être obligé de recourir aux autres pour secourir des malheureux, et que ce n’est pas ce que votre situation a de moins sensible pour un cœur comme le vôtre. J’espère que nous aurons bientôt le plaisir de vous revoir, et nous pourrons alors arranger tout ce qui concerne votre petite protégée à qui ses malheurs, et l’intérêt que vous y prenez assurent tous les services qui peuvent dépendre de nous. J’ai l’honneur d’être etc.

P. S. Vous trouverez quatre ducats de plus, que j’ose vous prier de remettre à ce bon nègre pour s’habiller, et je suis persuadée que vous ne trouverez pas ce soin au-dessous de vous.

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LETTRE XLVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Vous avez cru, mon Émilie, qu’il ne serait plus question de ce portrait qui m’a causé tant d’effroi ; mais il semble que quelque chose de fatal soit attaché à cette peinture, elle m’a fait connaître les sentimens du Marquis, hélas ! ma chère amie, elle vient aussi de lui faire connaître toute ma faiblesse. En vérité, il y a une destinée qui se joue de notre prudence, et nous rend à son gré innocens ou coupables. Que puis je faire de mieux que de faire fermer ma porte au Marquis, lorsque je suis seule au château ? et vous allez voir comment cela m’a réussi. Toute la maison a été dîner hier chez monsieur de Warberg, et comme la société de sa femme m’ennuie, j’ai pris le prétexte de ma santé pour rester chez moi : on sait combien j’ai de plaisir à me trouver seule de temps en temps, ainsi mon projet n’a point surpris. J’ai dîné, un livre sur la table, comme vous savez que je fais quelquefois ; il me tenait lieu de convive, et valait certainement mieux que les trois quarts et demi de ceux avec qui j’ai l’honneur de dîner : ce livre était les œuvres de Racine, que j’ai commencé de relire il y a quelques jours, et que je relis une fois ou deux par an, comme quelques autres bons livres, tels que Télemaque, La Bruyère etc. Après dîner je me suis mise à travailler, et vers les cinq heures j’ai été me promener, avec mon livre et mon chien, après avoir dit que s’il venait quelque visite pour moi, on dit que je n’y étais pas. Me voilà dans le jardin, assise sur un banc qui est auprès d’une petite porte qui donne sur le chemin ; la tragédie de Phedre se trouve dans le volume que j’ai emporté, et je lis Phedre à l’endroit où Hypolite parle de son amour, je me rappelle le vers que le Marquis a mis au bas de mon portrait, et je ne sais quelle idée me prend de revoir le portrait et le vers ; je le tire de ma poche et le place sur une des pages du livre, en continuant à lire assez haut quelques vers, et je répétai plusieurs fois d’un ton plus élevé ces deux vers-ci, qui me frappèrent vivement alors :

« Vous aimez, on ne peut vaincre sa destinée,
« Par un charme fatal vous fûtes entraînée. »

J’étais attendrie de la situation d’Hypolite, de celle du Marquis, peut-être ; car je ne cherche à rien dissimuler, et quelques larmes avaient coulé de mes yeux. C’est dans cet instant qu’un petit bruit se fait entendre, et que mon chien aboie ; je lève les yeux, et le Marquis se trouve près de moi : je fais un cri, je me lève et mon livre et le portrait tombent ; le Marquis se précipite pour les ramasser, et voyant ce portrait, il se jette à mes genoux, et levant tour à tour les yeux au ciel et sur moi, tenant ce portrait entre ses mains, me demande bien éloquemment sans prononcer une parole, ce portrait que le destin semble lui restituer. L’émotion que j’éprouvais en lisant la tragédie, l’attitude du Marquis, ma surprise, l’inquiétude me laissent à peine la liberté de parler. Mes yeux se remplissent de larmes, et je ne puis que lui dire de se lever, et tendre la main pour ravoir mon portrait ; il se jette sur ma main, qu’il serre, qu’il baise avec transport, et comme hors de lui-même met dans sa poche le portrait. Je ne vous le pardonnerai jamais, Marquis, lui dis-je, avec une extrême vivacité, et c’est la dernière fois que vous me voyez. Je fais quelques efforts pour le quitter, il s’élance vers moi ; le voilà encore à genoux, et il me rend d’un air soumis ce portrait fatal ; alors je lui fais des remercimens de bien bon cœur de sa complaisance, et il s’efforce de se payer en me baisant mille fois les mains. Devenu un peu plus calme, il me raconte qu’on lui a dit au château que je n’y étais pas, et qu’il n’en a pas douté, qu’en s’en retournant, le timon de sa voiture s’est cassé à vingt pas de la petite porte du jardin, et que son postillon a été au village chercher un maréchal pour mettre un lien de fer au timon brisé. Pendant ce temps, a-t-il dit, je suis descendu pour me promener, et ayant vu sortir un jardinier par la petite porte, je lui ai demandé la permission d’entrer, et de me promener en attendant que ma voiture fût raccommodée ; à peine ai-je en fait cinquante pas que j’ai entendu une voix, que j’ai cru reconnaître, et j’ai écouté attentivement ; c’était la vôtre, et j’ai distinctement entendu que vous déclamiez des vers ; c’est alors que m’étant approché plus près pour voir si vous étiez seule, le bruit que j’ai fait vous a fait tourner les yeux de mon côté. Que dites-vous de tant d’accidens, ma chère Émilie, si naturels, si peu importans en eux-mêmes, et cependant si extraordinaires et si intéressans par leur influence sur moi. La conversation a été fort languissante, et ce n’était pas faute de matière : le Marquis embarrassé, craignait de parler et ne disait rien ; je tâchais, pour éviter de le paraître, de parler de choses indifférentes. Il m’a demandé ce que je lisais, et je lui ai dit que c’était Phedre de Racine : vous voyez, dit-il, dans cette pièce, que l’amour est impossible à vaincre, et le farouche Hypolite a eu beau se défendre il a été obligé de céder ; la raison peut vous réduire au silence ; mais elle ne diminue rien de l’ardeur de la passion qui semble, à force d’être concentrée, prendre encore de nouvelles forces. L’absence, a-t-il dit, n’est pas un moyen d’en triompher, et ceux qu’elle a guéris ont prouvé par là que leur cœur était légèrement affecté. On a dit avec vérité et fort ingénieusement que l’absence était comme le vent qui éteint les petits feux et redouble l’action des feux violens. Il me semble, lui ai-je dit, qu’il faut commencer au moins par croire qu’on a quelque, empire sur ses passions ; c’est un moyen de s’assurer de leur force, et de vaincre celles qui n’ont pas le dernier degré de violence ; mais si dès les premières impressions qu’on éprouve, on est persuadé de l’inutilité de la résistance ; on cédera aux plus légères atteintes. Je crois donc qu’il ne faut jamais désespérer du triomphe de la raison, et que pour le faciliter il est nécessaire d’éviter toutes les occasions qui peuvent leur donner de l’aliment. Je vous avouerai, mon Émilie, qu’en parlant ainsi je ressemblais à un poltron qui prêcherait le courage, ou à ceux qui chantent la nuit, pour faire croire qu’ils n’ont pas peur ; je tâchais par là, et de m’affermir moi-même et d’empêcher, par un ton sérieux et composé, que le Marquis ne se livrât à des effusions de sentimens ; mais tout à coup il s’est écrié avec vivacité : il est bien facile de raisonner ainsi dans le calme de l’indifférence ; je crois avoir autant d’empire sur moi qu’un autre, et pendant six semaines, Madame, je l’ai prouvé ici par mon silence et la plus respectueuse circonspection ; sans le portrait, vous auriez peut-être toujours ignoré l’impression que vous avez faite sur moi, et que rien ne pourra effacer. Je sais que je ne dois prétendre à aucun retour et qu’aucun espoir ne m’est permis, mais est-ce une témérité d’aspirer à la compassion ; je vous ai vue les larmes aux yeux, et vous aviez à la main le portrait qui vous rappelait mes sentimens. Que ne m’est-il permis de croire qu’il entrait un peu de chagrin de mes peines, dans ce qui faisait couler vos larmes ! Dites-moi, Madame, que vous me plaignez, dites-moi que lorsque vous étiez libre, vous n’auriez pas dédaigné l’hommage de mon cœur. Une telle assurance, lui ai-je dit, me paraît devoir ajouter à vos chagrins ; car on est plus malheureux encore en songeant qu’on eût pu être heureux : vous voulez que je vous plaigne, pouvez-vous douter, quelque soit le motif de vos peines, que je ne sois pas fâchée de vous en savoir tourmenté. Eh bien ! dit-il, pourquoi ne pas me rendre ce portrait, et que pouvez-vous me répondre à ce que je vais vous dire ? Le Commandeur exige que je fasse le portrait de sa chère nièce, et il me sera bien facile d’en faire un pour moi en même temps, de mettre au bas tous les vers qu’il me plaira ; quel intérêt avez-vous donc à ne pas me rendre celui qui m’a causé tant d’alarmes ? Vous avez eu des preuves de ma soumission, daignez m’en donner de votre indulgence. Il s’est jeté à mes genoux de nouveau, avec un transport qui m’a touchée, et ses instances, et sur-tout la considération de la facilité qu’il a d’avoir un autre portrait, m’ont déterminée, à lui rendre celui qu’il désirait si vivement, et qui dans le fait lui appartient. Il l’a baisé mille fois avec une inexprimable ardeur, et le serrant dans son porte-feuille : je perdrai la vie avant que de le laisser échapper une seconde fois. Il n’en a pas été plutôt en possession que les transports de sa joie m’ont fait sentir que j’avais fait une faute, et qu’il ne pouvait se trouver si heureux, que parce que cette restitution lui paraissait volontaire. Plus il était heureux, plus je sentais que j’avais eu tort ; mais il n’y avait plus moyen d’y revenir. L’on est venu l’avertir que sa voiture était raccommodée, et craignant le retour de mes parens, je l’ai pressé si vivement de me quitter, qu’il s’y est déterminé sans difficulté, et je crois par la crainte de s’entendre redemander le portrait. Il m’a encore baisé les mains en partant, et a répété d’un son de voix attendrie : présente je vous fuis, absente je vous trouve. Un moment après son départ je me suis rappelée la circonstance des cheveux qui ne m’était pas revenue à l’esprit, et qui m’aurait certainement empêchée de céder à ses plus vives instances ; mais il n’était plus temps. Adieu, Émilie, voilà ma journée ; je m’abandonne à vos réflexions, et à vos conseils.

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LETTRE XLVIII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Ce qui est fait est fait, ma chère Comtesse, vous savez que je n’aime point à rabâcher, ainsi vous ne serez point grondée ; je ne gronderais pas même le Marquis, si j’étais en droit de le faire ; car enfin il a commencé par vous obéir, et l’argument qu’il a employé était assez spécieux ; mais je conçois sa joie, il croit avoir obtenu de vous ce portrait, et il croit bien aussi, être pour quelque chose dans les larmes que vous avez répandues, en le contemplant, votre livre à la main. Je ne vous dirai rien, ma chère amie, sur votre situation ; serait-ce des leçons que j’entreprendrais de faire à une femme dont les principes sont aussi sûrs, et qui est pénétrée de respect pour ses devoirs ; à une personne aussi éclairée, qui voit d’un coup d’œil, plus de faces dans un objet, que moi en le fixant long-temps ; à vous, à qui l’instinct d’une raison supérieure, fait connaître si clairement, et juger si surement, exprimer si nettement des choses qui s’obscurcissent dans les longs circuits de mes raisonnemens ? Je crois que vous avez pour le Marquis un attachement plus vif que ne l’exigerait votre repos ; mais votre sagesse en saura réprimer les élans, et votre amie seule pénétrera au fond de cette ame si pure, et y lira peut-être, des combats qui ne feront que redoubler son estime. La nature vous a donné un cœur sensible ; et l’amitié ne suffit pas pour en consumer l’activité. Il est des gens qui prétendent que chaque être dans l’univers a son pareil en sentimens, en rapports de qualités et d’avantages de tout genre, qu’il ne s’agit que de le rencontrer pour faire un assortiment complet, et la plus heureuse union ; je crois que vous avez rencontré dans le Marquis, cet être assorti à vous par la nature, et vos cœurs ont volé l’un vers l’autre ; mais la barrière insurmontable des lois et du devoir les sépare, la gloire du courage vous est réservée, et le contentement qui naît de la vertu, sera le prix d’un pénible combat. À votre place je tâcherais de m’étourdir sur ma situation, par la dissipation ; je ferais de fréquens voyages, je m’appliquerais avec plus d’ardeur au dessin, je ne lirais aucun roman, aucune pièce de théâtre, et je ferais mes efforts pour être toujours en compagnie. Ce ne sont point, prenez-y garde, des leçons que je vous donne, mais des avis sur votre repos, et ce qu’on appelle en médecine, des remèdes de bonne femme. Les plus habiles médecins lorsqu’ils sont malades, en consultent d’autres bien moins habiles, et cela sans avoir perdu la tête, parce que dans sa propre cause, nul n’est un juge bien intègre ; la crainte et l’espérance agissent trop fortement sur nous, lorsque nous avons un grand intérêt, pour laisser au jugement l’entier exercice de ses lumières ; mais quand le cœur est prévenu, qui peut distinguer surement les inspirations d’avec les pensées de l’esprit ? La Rochefoucault, que vous n’aimez pas, a dit : l’esprit est souvent la dupe du cœur. C’est à vous prémunir contre cet enchanteur, que mon amitié, peut être bonne en cette circonstance, et elle ne vous perdra pas de vue un instant. Adieu, ma chère Comtesse.

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LETTRE XLIX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Je me suis mis à dessiner, ma chère cousine, depuis quelques jours, et cela m’a fait venir l’idée que je pourrais bien aussi mettre mes talens à profit, comme mon aimable cousine. Je peins assez bien, comme vous savez, c’est une ressource contre l’ennui, jusqu’au moment où c’en sera une contre le besoin. J’irai à Francfort, pour me procurer tout ce qui m’est nécessaire pour exercer mon talent. Nous nous ferons valoir tous deux, ma cousine ; je dirai, que j’ai une parente qui fait des fleurs aussi belles que celles que produit la nature, et vous direz, que vous avez un cousin qui fait des tableaux charmans, et excelle à faire des portraits ressemblans. J’espère que la Comtesse voudra bien essayer mon talent, et que je ferai d’elle un portrait qui fera disparaître de son sallon, ce vilain barbouillage qui la déshonore aux yeux de ceux qui la connaissent. Je ne parlerai de mon talent que lorsque j’aurai quelque morceau à montrer. Il serait heureux, ma chère cousine, de commencer par vous. Le mérite de l’original ferait valoir le peintre ; ainsi il ne tient qu’à vous de me mettre en vogue, et de me faire joliment gagner ma vie.

J’ai été, il y a huit jours, chez la Comtesse, que j’ai trouvée lisant Clarisse ; elle laisse tout pour cette lecture, et a déjà passé plusieurs nuits entières, sans pouvoir la quitter. Personne n’est plus digne de sentir le prix de cet ouvrage, que l’aimable Victorine. Rien n’échappe à son esprit, rien ne manque son effet sur son cœur. Elle m’a dit, qu’elle ne pouvait parler à présent de l’impression que lui fait Clarisse, que tous les personnages sont en scène sous ses yeux ; qu’elle tremble d’achever, et ne peut s’arrêter ; qu’elle a besoin, pour en parler, de voir dissiper le trouble que lui cause cette lecture. Il me semble, m’a-t-elle ajouté, que ma tête et mon cœur renferment un chaos d’idées et de sentimens qui se pressent et me tiennent en suspens. Il faut que je me remette de l’espèce d’éblouissement que j’éprouve. Dans peu de jours elle aura achevé de lire ses six volumes en entier, elle compte que vous lui ferez le plaisir de lui adresser votre sentiment, qu’elle vous a demandé. Ainsi vous voilà engagée dans une dissertation en règle, et j’espère que vous me permettrez d’en prendre lecture. Adieu, ma très-chère cousine.

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LETTRE L.

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la Duchesse de Montjustin
à la
Cesse de Loewenstein.


Le comte de ***, madame la Comtesse, est mort il y a quatre jours. J’ai fait venir aussitôt chez moi, sa pauvre petite Charlotte. On lui a ce matin, apporté ses habits de deuil, et vous la trouverez, je crois d’une charmante figure. La pauvre enfant ne cesse de pleurer, et de me serrer dans ses bras. Je suis la seule dans l’univers, dit-elle, qui prenne intérêt à elle, et je crois voir une jeune colombe se réfugiant sous l’aile de sa mère. Que la jeunesse, que l’innocence ont de charmes ! et lorsque la sensibilité vient les animer, qui pourrait résister à leur empire ? Je lui ai appris ce que le Commandeur faisait pour elle. Et qui peut l’engager, dit-elle, à prendre soin de Charlotte ? Il connaissait donc mon grand-papa ? Non, ma chère enfant, lui ai-je dit ; mais c’est un homme noble et généreux, qui se fait un devoir et un plaisir de secourir les malheureux, et sur-tout ceux que distinguent leurs services, et leur attachement pour leur prince. — Si cela est ainsi, mon grand-papa avait bien des droits à ses bontés ; car il a servi tant que les Français ont été rassemblés, il n’y avait pas de jour, qu’il ne pleurât en songeant à la mort du Roi. Elle doit partir incessamment, madame la Comtesse, accompagnée d’une femme sûre qui la remettra entre vos mains. Comme j’en suis là de ma lettre. Charlotte, qui était sortie de ma chambre, vient de rentrer avec un papier à la main. C’est une lettre qu’elle a écrite au Commandeur, et que je joins ici sans être cachetée ; elle vous préviendra, je crois, en faveur de cette pauvre enfant ; l’idée vient d’elle et il n’y a pas une phrase qui lui ait été dictée. Adieu, madame la Comtesse, daignez vous charger de remercier de nouveau le noble et bienfaisant Commandeur, et lui envoyer la lettre de Charlotte.

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LETTRE LI.

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Mlle Charlotte de *****
au
Commandeur de Loewenstein.


Madame la Duchesse vient de me dire que votre excellence daignait prendre soin de moi, et me placer dans un couvent ; moi, pauvre orpheline, qui n’aurais jamais cru pouvoir prétendre à vos bontés ; mais elle dit qu’il suffit d’être malheureux pour vous intéresser, et dès-lors je puis dire que j'ai bien des droits à vos bienfaits, qui vivront à jamais dans mon cœur. Madame la Duchesse me fait partir après-demain, pour me rendre auprès de madame la Comtesse, votre nièce, qu’on dit bien aimable. Je me trouve trop heureuse, monseigneur, mais cependant j’ai sur le cœur un chagrin dont je vais prendre la liberté de vous parler. Mon papa avait un nègre qui l’a défendu tant qu’il a pu ; il nous a arrachés aux flammes que j’ai vu brûler tout notre château, et aux brigands qui ont massacré mon père, et je n’oserais vous dire ce que les barbares ont encore fait ; car je frémis d’horreur en y songeant, et je vous ferais trop de peine. Le brave Almanzor nous a conduites, ma mère et moi, dans une cave où il nous a gardées deux jours au risque de se faire massacrer, et il nous a accompagnées à Francfort. Il me portait, monseigneur, quand j’étais trop lasse ; car nous avons fait plus de soixante-dix lieues à pied, mais ce n’est pas tout, nous avons été réduits à la dernière misère, et diriez-vous qu’Almanzor demandait l’aumone, sans nous le dire, dès que la nuit venait, et qu’il nous a fait vivre deux jours des charités qu’il a reçues. Il n’a quitté ma mère et mon grand-papa qu’à leur mort ; puis-je être heureuse, monseigneur, quand je saurai Almanzor, qui n’est plus jeune, dans la misère ? Il ne vous en coûtera peut-être qu’un mot, pour placer quelque part cet honnête homme. Pardonnez ma hardiesse ; mais j’aimerais mieux encore être indiscrette qu’ingrate. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,

Monseigneur,
Votre très-humble et très-
obéissante servante

Charlotte de ***
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LETTRE LII.

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La Cesse de Loewenstein
à la
Duchesse de Montjustin.


Il y a vingt personnes ici, ma chère Duchesse, et je ne puis quitter que pour un instant le sallon. Le Commandeur a reçu la lettre de Charlotte, il en a été enchanté et l’a fait lire à tout ce qui est ici. L’idée m’est venue de profiter de la grande compagnie pour faire une quête en faveur d’Almanzor, et vous recevrez trente ducats avec cette lettre. Charlotte va pleurer de joye, et pour la rendre tout-à-fait heureuse, dites-lui que le baron de Sthaller, dont le concierge vient de mourir, lui donne cette place ; il sera logé, nourri, ce bon noir qui a bien peu de pareils parmi les blancs, et il aura de bons appointemens. Adieu, ma chère Duchesse, dites à Charlotte que le Commandeur l’embrasse de tout son cœur, et il me charge de lui dire, qu’elle ne doit plus se croire orpheline.

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LETTRE LIII.

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La Cesse de Loewenstein
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous connaissez, madame la Duchesse, l’enthousiasme du Marquis pour Clarisse. Je suis occupée à lire cet intéressant ouvrage, et mademoiselle de Wergentheim le lit aussi dans ce moment, pour son plaisir, et afin de pouvoir nous en entretenir ensemble. Vous ne m’avez pas paru entièrement de l’avis du Marquis ; nous voudrions bien, madame la Duchesse, savoir votre sentiment, parce que nous pensons que personne ne peut mieux apprécier un tel ouvrage. Vous avez une mesure de sensibilité et de raison, qu’il est bien rare de trouver réunies dans la même personne ; le Marquis a beaucoup d’esprit ; mais mon amie prétend que pour peu que son cœur soit de la partie, son esprit ne sert qu’à trouver de spécieuses raisons pour appuyer ses sentimens. Vous voyez, madame la Duchesse, que c’est à vous qu’il appartient d’éclairer le jugement de deux jeunes personnes, qui voudraient se former une idée juste d’un ouvrage aussi célébre. On dira peut-être, qu’il importe peu de se faire un résultat exact du mérite d’un roman, et qu’il faut se contenter de l’impression qu’il cause, sans s’égarer en vains raisonnemens, pour savoir si l’on a raison d’avoir eu du plaisir et d’être ému ; mais, madame la Duchesse, on regarde Clarisse comme un ouvrage utile pour la jeunesse, et dès-lors, il est intéressant de savoir, s’il ne peut pas induire en erreur et égarer une jeune personne, qui se croirait justifiée par l’exemple de l’héroïne de ce roman. Daignez donc vous prêter à nos désirs ; le grand monde, où vous avez vécu de si bonne heure, vous a donné une expérience anticipée, et vous ne la devez pas à l’age qui refroidit le cœur, et dessèche même un peu l’esprit, en le dépouillant des fleurs brillantes de l’imagination. Mademoiselle de Wergentheim disait il y a quelques jours, en parlant de cette prompte expérience que donne l’habitation d’une ville comme Paris, ou d’une grande cour, qu’elle était pour une femme d’esprit par rapport à celles d’une province ou des villes d’Allemagne, ce que serait pour un militaire une armée, où l’on est toujours en action, comparée à des garnisons où l’on fait quelquefois des revues. Mademoiselle de Wergentheim a vécu dans des villes de guerre, ainsi cette comparaison ne vous surprendra pas, quoique d’une femme. J’aime à citer souvent mon amie qui a beaucoup d’ame et d’esprit ; mais je ne citerai jamais rien d’elle plus volontiers, qu’une application qu’elle vous a faite d’un passage d’un auteur ancien, qui dit en parlant d’une femme, qu’il regarde comme une des premières de son sexe. Elle fut honorée dans sa jeunesse, et aimée dans sa vieillesse. Elle prétend que lorsque vous serez parvenue à un âge avancé, ce passage pourrait servir d’inscription à votre portrait. Nous avons un grand plaisir à lire vos lettres ensemble, et la discrétion seule nous empêche de vous presser de les multiplier ; nous respectons d’ailleurs ces ignobles travaux que vous savez ennoblir. Il y a bien peu de temps que nous avons le bonheur de vous connaître ; mais de grands malheurs excitent un grand intérêt qui dispose à aimer, et il est des personnes vers lesquelles, le cœur se sent entraîné par un invincible attrait. Agréez, madame la Duchesse, mon bien tendre attachement, et l’assurance de la plus haute considération.

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LETTRE LIV.

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la Duchesse de Montjustin
à la
Cesse de Loewenstein.


Je n’ai rien à vous refuser, Madame, et je vais vous faire part de mon sentiment sur ce roman de Clarisse, dont le Marquis vous a fait tant d’éloges. Il ne m’appartient pas certainement, de me faire juge d’un génie aussi étonnant que Richardson ; mais je vous dirai ingénuement ce que j’ai éprouvé, et l’impression qui m’est restée dans l’esprit. Je me souviens que lorsque j’eus commencé la première lecture de cet ouvrage, il y a quatre ou cinq ans, il ne me fut pas possible de m’arrêter, et pressée d’arriver au dénouement, je passai plusieurs détails ; mon intérêt pour l’admirable Clarisse croissait de page en page, et j’étais enchantée de la variété des caractères de tant de personnages, dont chacun a une manière particulière d’être affecté, et des expressions qui lui sont propres ; enfin l’assemblage des qualités des deux acteurs principaux de ce drame sublime, me paraissait ne rien laisser de plus à imaginer à l’esprit humain : en effet, quel plus ravissant spectacle, que celui d’un combat engagé entre une femme d’un esprit supérieur, et dont l’inébranlable vertu n’est mêlée que d’une légère teinte de faiblesse, nécessaire pour la distinguer d’une substance angélique, et un artificieux libertin, comblé des plus heureux dons de la nature, et dont les vices sont mélangés des plus estimables qualités, et revêtus des plus brillantes couleurs ! tels sont les adversaires que l’auteur s’est plu à mettre en opposition, et jamais on n’a mieux proportionné l’attaque et la défense ; mais ce n’était que par momens que je réfléchissais aux talens de l’auteur ; il disparaissait presque toujours, et j’étais au milieu des acteurs ; j’étais au château d’Harlove, et dans le village où se tenait Lovelace pour environner de pièges l’innocence et la vertu ; je voyais, j’entendais tous ses misérables agens s’occuper du succès des affreux complots, dont ils rapportaient avec admiration la gloire à leur dangereux chef. Je suis arrivée enfin, Madame, le cœur oppressé, et fondant en larmes, comme pour un malheur réel, à la plus affreuse catastrophe. Ensuite j’ai véritablement assisté à l’enterrement de l’infortunée Clarisse. Le bruit du char funèbre s’est fait entendre à moi, comme à ses parens, et le son des cloches a pénétré au fond de mon cœur. Voilà, Madame, ce que j’ai éprouvé à ma première lecture, que l’intérêt et la curiosité me pressaient d’achever : je ressemblais à un homme qui ayant fait quelques pas en essayant de descendre une haute montagne, est obligé de courir sans s’arrêter, et je n’ai comme lui contemplé qu’au bas de la montagne, l’espace que j’avais parcouru. C’est alors que réfléchissant, je me suis rendu compte de quelques circonstances qui m’avaient arrêtée un moment en lisant, sans qu’il me fût cependant possible, abandonnée entièrement au sentiment, de raisonner et d’approfondir ce qui me paraissait choquer un peu la vraisemblance. J’ai repris le livre, et c’est alors que j’ai pu juger cet admirable ouvrage que je relis tous les ans. Clarisse est le plus beau caractère qu’on ait jamais tracé, et il est impossible de mettre plus d’art que Richardson, dans l’assemblage des circonstances qui font entrer une personne si vertueuse, si mesurée dans sa conduite, en correspondance avec un jeune homme, dont on attaque fortement la réputation. Ces circonstances la forcent ensuite à quitter avec lui la maison paternelle, et à se confier à son seul appui ; et quel art n’a-t-il pas fallu pour justifier une telle démarche, aux yeux des personnes les plus sévères ? Clarisse a pour Lovelace un goût qu’on appelle conditionnel ; mais qui est aux yeux du lecteur un goût positif, et d’un autre côté son séducteur est épris de la plus vive passion. Richesses, naissance, figure, vertu, tout est réuni dans Clarisse, et il ne peut trouver un plus grand parti. Les parens de Lovelace désirent cette union, et tout conspire enfin en faveur de Clarisse. Que fait cet homme si amoureux ? Il imagine de tenter une épreuve, et de retarder un bonheur qui est en son pouvoir. J’en demande pardon à Richardson ; mais je crois voir un homme dévoré de la plus ardente soif, qui s’amuse à considérer son verre, qui le tourne et retourne de divers côtés. Lovelace veut s’assurer, dit-il, s’il est une femme qui puisse lui résister, et sa passion qui doit l’emporter sur tout, cède à de vains rafinemens d’amour propre ; il se propose, dit-il, de mettre la vertu à l’épreuve ; si celle de Clarisse est solide, elle n’a rien à redouter, et le mariage sera sa récompense, à moins qu’il ne puisse parvenir à lui faire aimer une vie plus libre ; quelques lignes plus bas, il dit qu’il ne veut pas laisser échapper cette incomparable fille. Cette conduite est à mon sens de la plus grande invraisemblance, et il est impossible de croire, qu’un homme amoureux qui n’aspire qu’à la possession d’un objet aimé, qu’un jeune homme aussi emporté dans ses désirs, puisse être assez maître de lui-même, pour suspendre à son gré leur vivacité, et s’amuser à éprouver une femme, dont la vertu n’a jamais été suspecte, et qu’il regarde comme supérieure à tout son sexe. Une telle patience, une si frivole occupation sont, je crois, incompatibles avec l’ardeur d’une violente passion ; ce n’est pas tout, il ne perd, de son propre aveu, jamais l’idée de l’épouser, et que fait cet homme orgueilleux, qui connaît si bien toutes les convenances, qui se montre si délicat sur la vertu, et sur la réputation de la femme qui doit porter son nom ? Il loge celle qu’il destine à cet honneur, dans un lieu infâme ; c’est là qu’il la met sous la garde d’une femme perdue, et l’environne des abominables satellites du vice ; il leur fait part de ses projets, et veut devoir à leurs détestables manœuvres, la possession d’une jeune fille qu’il adore et qu’il respecte comme l’ornement de son sexe. Il sait qu’il en est aimé, il peut l’épouser de l’aveu de ses parens, et contre le gré de la famille de Clarisse, ce qui le met à portée de satisfaire à la fois et son amour propre et sa vengeance, et il perd un temps précieux dans la combinaison et l’emploi de misérables artifices ; Il peut être enfin au comble de ses vœux par sa possession volontaire, et il préfère d’employer une potion assoupissante, qui ne met entre ses bras qu’un insensible marbre. Est-ce là la conduite d’un homme passionné, doué d’un esprit supérieur et de nobles qualités qui couvrent de leur éclat ses dérèglemens, et le font échapper au mépris ? Clarisse, qui joint à la plus inébranlable vertu, une raison supérieure, doit savoir qu’après le malheur qu’elle a eu d’être contrainte, en quelque forte, de fuir avec un homme, il ne lui reste d’autre parti à prendre que de l’épouser au plutôt, et de couvrir du voile du mariage, une démarche téméraire aux yeux du public, qui ne peut être instruit des rigueurs exercées contre elle, et voir par quelle gradation d’événemens elle a été entraînée à fuir de la maison paternelle ; mais Clarisse loin de saisir cette planche unique pour échapper à un naufrage assuré, se livre de son côté à de vaines délicatesses qui l’empêchent de profiter des offres sincères de Lovelace. Son amie, envain, lui représente que sa situation exige qu’elle soit au plutôt l’épouse de son ravisseur, de l’homme qu’elle aime, elle retarde de jour en jour, sans raisons décisives, et lui laisse le temps d’avoir recours aux plus damnables artifices. À chaque instant, à la seconde lecture, je m’impatientais contre elle et contre Lovelace, et je disais à l’une épousez-le demain, à l’autre, épousez donc Clarisse. Enfin je combattais avec tout avantage, je crois, ses retards, et ses irrésolutions, et je trouvais mille moyens pour elle de s’échapper de la demeure du vice, et de se réfugier dans quelque lieu à l’abri des poursuites de Lovelace. Voilà, Madame, ce que j’ai éprouvé à la réflexion, et qui ne m’a pas empêchée d’achever encore avec plaisir la seconde lecture, parce que les beautés de détail sont infinies. Le rôle de Clarisse est sublime, et n’est pas hors de la nature ; mais celui de Lovelace me paraît outré. Ses déclamations et ses emportemens fatiguent quelquefois, et des railleries de mauvais goût viennent se mêler mal à propos à des sentimens de désespoir ou d’adoration. Je vous paraîtrai bien hardie, d’oser critiquer Richardson ; mais enfin vous avez exigé mon sentiment, et je vous le soumets, Madame, pour vous prouver et ma déférence à vos volontés, et ma confiance en votre indulgente bonté. Je finirai par ajouter que je ne crois pas qu’aucun ouvrage renferme une connaissance aussi approfondie du cœur humain, du jeu des passions, de leur langage, de leurs attitudes, des caractères aussi variés et aussi soutenus, des descriptions plus profondes, et d’aussi touchantes leçons de vertu. Adieu, Madame, bien loin de m’accuser de présomption, vous devez me savoir quelque gré de mon obéissance.

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LETTRE LV.

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le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


Un de mes parens, mon cher Président, le comte de Verville, est arrivé hier chez moi dans le plus triste état ; il s’est sauvé de Paris, après avoir été quatre mois caché dans une soupente, chez une blanchisseuse, et de ce misérable refuge, il entendait presque tous les jours hurler un peuple furieux, à l’aspect des chars funèbres qui conduiraient au supplice les victimes de la Révolution. Il a erré depuis, déguisé en maçon, en charretier ; parvenu en Alsace chez son beau-frère, il leur a semblé un revenant ; l’erreur d’un gazetier avait répandu la nouvelle qu’il avait péri sous le fer des bourreaux, et sa sœur ainsi que son mari portaient son deuil, au moment où il l’ont vu paraître. L’état misérable où il était, a fait songer à l’habiller promptement, et on l’a vêtu d’un habit noir qui avait été fait pour son propre deuil. Les aventures chimériques que racontent les auteurs de romans, ne peuvent surpasser celles d’une multitude d’Émigrés. Mon malheureux parent ne put rester chez sa sœur, la garde nationale faisait à chaque instant des visites chez elle, et son séjour exposait la vie de sa sœur ainsi que la sienne. Le hasard l’a conduit à Francfort où je l’ai rencontré ; il part pour Dusseldorf, pour y joindre sa mère, et il s’est chargé de vous porter cette lettre, la description qu’il m’a faite de Paris, inspire de l’horreur pour les habitans de cette infâme Capitale. Le sang coule à grands flots, et les spectacles sont remplis. L’insensible Parisien, qui se rend à la comédie, voit son char brillant heurter la charrette qui conduit des malheureux à la guillotine, et cette rencontre ne lui fait pas plus d’effet que lorsque nous étions arrêtés pour faire place à un convoi. Le fanatisme du peuple est à son plus haut période, et cependant il voit tomber les têtes d’une multitude de gens de sa classe ; chaque jour, la liste des malheureux immolés se distribue, est affichée et est remplie de noms de marchands, d’artisans, de cultivateurs, de domestiques, de cochers de fiacre, et sur la même feuille se trouvent aussi des nobles, des princes, des ducs, des magistrats. La Convention nationale, monstre altéré de sang, dévore indistinctement, et rien ne peut lui échapper par son obscurité, ni l’éblouir par son éclat. Les Parisiens ne parlent que des Romains, dont ils surpassent par leur barbarie, les horribles proscriptions ; ils croient que la démocratie est le plus beau des gouvernemens, et qu’à l’exemple des Romains, ils soumettront tous les peuples par leurs armes ; ils aspirent à plus encore, à les dominer par la pensée, en propageant leur doctrine dans tous les pays. Adieu, mon cher Président, que pensez-vous d’un tel état, peut-il être durable, et croyez-vous que la Contre-révolution soit aussi prompte que plusieurs l’imaginent ?… agréez mon tendre attachement, et mon respect.

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LETTRE LVI.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


J’ai vu votre parent, mon cher Marquis ; il m’a raconté en détail ses malheurs, et fait la peinture énergique de l’état de Paris. Quel temps ! quelle ville ! Paris, m’a-t-il dit, présente un spectacle atroce, dégoûtant ; on y voit des corps sanglans et tout auprès, des troupes de libertins et de femmes débauchées ; une barbare tranquillité règne dans le peuple, et les plaisirs ne sont pas un seul instant interrompus. Les temples sont profanés, la noblesse, les richesses, les dignités sont mises au rang des crimes, et les domestiques épouvantés deviennent les accusateurs de leurs maîtres. La vertu n’est cependant pas tout-à-fait disparue de ce siècle, et il offre de grands exemples. Les mères suivent leurs enfans fugitifs, les épouses leurs maris. Les personnages les plus illustres sont réduits à la plus affreuse misère et la supportent avec fermeté. Enfin les morts les plus glorieuses que célébre l’antiquité, n’ont rien qui surpasse celles de nos jours. Comment trouvez-vous le récit du Comte de Verville ? Aucun siècle, direz-vous, ne rassemble autant de cruautés, et une aussi féroce insensibilité. Eh bien ! mon cher ami, il y a dix-huit cents ans que Rome présentait un aussi horrible tableau, et ce que vous venez de lire est la fidelle, si ce n’est l’énergique traduction de ce que dit Tacite.

Tempus ipsa, et jam pace sævum, discors seditionibus, atrox prœliis, bella civilia, plura externa, ac plerumque per mixta : fœdum in urbe atque atrox spectaculum, lacera corpora, et juxta scorta, inhumana securitas, et ne minimo quidem temporis voluptatis intermissæ, pollutæ ceremoniæ, nobilitas, opes, gestique honores pro crimine ; terrore corrupti in dominos servi ; non tamen adeo virtutum sæculum sterile, ut non et bona exempla prodiderit. Comitatæ profugos liberos, matres seculæ conjuges, supremæ Clarorum virorum necessitates, ipsa necessitas fortiter tolerata, et laudatis antiquorum mortibus pares exitus.

Tout se trouve dans ce passage de Tacite, les cruautés mêlées à la débauche, la profanation des églises, la misère où sont réduites des personnes du plus haut rang, et leur courage ; enfin des actes héroïques brillent aussi comme du temps de Tacite, dans cette ville souillée de tant de crimes ; votre parent m’a raconté une action de ce genre qui serait célébre dans l’histoire, et il ne manque à l’héroïne qu’un nom en us.

Le comité de la ruine publique cherchait depuis long-temps un homme de la classe des bourgeois, sans pouvoir le trouver ; irrité de l’inutilité de ses perquisitions, il prend le parti de faire arrêter sa femme ; on lui demande où est son mari, elle assure qu’elle l’ignore, on persiste à vouloir lui faire avouer qu’elle sait où il est, et elle répond toujours qu’elle n’en a aucune nouvelle, on la menace de la mort, et elle persiste à nier ; les espions du comité continuent leurs recherches, et le mari déguisé en femme trouve le moyen de la visiter ; il vient chaque jour la consoler et lui apporter tout ce qui peut lui rendre moins fâcheux le séjour d’une prison. Quelque temps se passe, et la prisonnière est amenée devant le tribunal révolutionnaire ; elle y subit un long interrogatoire qui a pour objet son mari, et n’avoue rien de ce qu’on désire si vivement ; des menaces on passe à l’exécution, elle est jugée et condamnée à mourir le lendemain matin ; son mari vient la voir quelques momens après qu’elle est rentrée en prison, elle le reçoit avec un visage calme, s’entretient avec lui comme elle avait fait les autres jours, ensuite feint d’avoir appris que sa mère, qui était à trois lieues de Paris, est malade, l’engage à l’aller voir le lendemain et à revenir lui en donner des nouvelles le soir ; le mari la quitte, ne revient qu’à l’heure convenue, et apprend que sa femme a péri sous la hache du comité. De tels exemples consolent quelques momens et reconcilient avec l’humanité.

Vous désirez, mon jeune ami, que je vous dise si le régime actuel peut durer, et si je crois à une prochaine Contre-révolution. Il est bien des personnes à qui je ne répondrais pas sur un pareil sujet. Le zèle fortifié par les désirs de l’intérêt personnel aveugle la plupart des hommes, et ce zèle transforme l’examen de i’esprit en incertitude de sentimens, et ne permet de manifester que les plus favorables conjectures. Combien j’ai vu de gens soupçonnés de démocratie, parce qu’ils faisaient le calcul des degrés possibles de la résistance des Français ; il y a peu de temps, qu’aux yeux d’un grand nombre, celui-là était Démocrate, qui ne croyoit pas que les Français s’enfuiraient à l’aspect d’une moustache Autrichienne ou Prussienne. Votre question exige quelques détails pour vous mettre à portée de juger par vous-même de mon opinion ; car il n’appartient à personne d’exiger une foi aveugle. Il faut que je pose les bases sur lesquelles j’appuie mon sentiment, et cela demande de la réflexion. Je remettrai donc à vous envoyer ma réponse dans quelques jours.

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LETTRE LVII.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Il faudrait, mon cher Marquis, une sagacité d’esprit supérieure à la mienne, pour faire saisir les nuances les plus imperceptibles de l’altération d’un ordre de choses existant ; en assigner les causes, en prévoir les effets ; mais il est presque impossible de prévoir la durée des effets d’un désordre extrême et général, parce que l’irrégularité des mouvemens égare la vue la plus attentive, et qu’un pays présente alors l’image d’un grand incendie, qui s’alimente sans cesse de nouvelles matières combustibles. Comment alors en fixer le terme et l’étendue ? Cependant je vais tâcher, pour vous satisfaire, de répondre aux questions que vous m’avez faites sur la durée du régime républicain, et sur l’espoir fondé d’une Contre-révolution prochaine ; mais avant d’entrer en matière, je crois devoir jeter un coup d’œil rapide sur les temps antérieurs à l’époque actuelle, afin de faire voir par quelles gradations de sentimens et d’événemens a été établi le plus monstrueux système. Dès qu’on eut publié le catéchisme politique intitulé les droits de l’homme, la multitude, à qui l’on ne parlait que de ses droits, a méconnu ses devoirs ; cet étrange recueil d’idées métaphysiques, sur un objet qui exige le développement le plus clair, des idées les plus simples, a servi de tocsin à la Révolution[2], on a dit au peuple qu’il étoit souverain, et semblable à un puissant monarque, il a eu des favoris et des flatteurs, qui se sont empressés de se détruire les uns les autres ; pour jouir exclusivement de sa puissance, ils ont exalté ses fougueuses passions et abusé de sa force suprême. Néron disait : je voudrais que les hommes rassemblés n’eussent qu’une seule tête, pour pouvoir la couper. La Révolution a fait le contraire, elle a composé un Néron d’une multitude immense d’hommes. Dans toutes les révolutions que présente l’histoire, les peuples ont passé de la haine d’un souverain cruel et tyrannique, à la haine de l’autorité pour la limiter ; dans la révolution de la France, la marche a été en sens contraire, le peuple satisfait du monarque, auquel il ne pouvait rien reprocher, a commencé par attaquer le pouvoir souverain dont il n’abusait pas ; dans les autres révolutions, le souverain a fait ses efforts pour conserver son autorité et irrité les peuples par sa résistance, dans la révolution Française, le monarque a enhardi la multitude par sa condescendance à ses désirs, et s’est fait en quelque sorte son complice contre ses propres intérêts. Les passions, c’est-à-dire, la vengeance et la haine ont été les principes des autres révolutions, et leurs auteurs ont été ensuite amenés à former un système de gouvernement ; on a commencé en France par former un système qui a ouvert un vaste champ aux plus violentes passions. Le peuple Français, extrême dans ses idées et séduit par ses orateurs, a regardé le pouvoir du monarque comme une usurpation de ses droits, et a voulu être souverain. Ses représentans ont projeté une constitution dont ils ont tracé quelques articles, et ce qu’aucun tyran n’a imaginé, ces étranges législateurs ont exigé du peuple, à deux reprises, de jurer fidélité et obéissance à une constitution qui n’était pas achevée, d’être soumis à des lois qui n’étaient pas même encore dans la pensée des législateurs. Depuis la translation du Roi à Paris, il n’y a pas eu de gouvernement, et celui que l’assemblée constituante avait incomplètement formé, semblait, attentivement considéré, être un échafaudage d’états fédératifs ; en effet, chacun des 83 départemens avait une organisation complète, sans être, pour se mouvoir, déterminé nécessairement par une impulsion supérieure. Chacun de ces départemens pouvait donc s’isoler et former des associations sans aucun lien de dépendance. Le monarque était réduit à un rôle passif, et tout le royaume était au contraire dans une perpétuelle action ; les municipalités étaient composées de neuf cents mille citoyens, et les assemblées primaires, et les quatre-vingts-trois assemblées de département, mettaient en mouvement des millions de citoyens. Ce qui distinguera à jamais la révolution Française, et servira en même temps à expliquer la rapidité de son mouvement, et le degré d’effervescence et de fureur qui a embrasé électriquement les esprits, c’est la formation de l’assemblée des Jacobins. Il est inoui qu’il y ait en même temps une double assemblée, ayant ses orateurs, ses secrétaires, prenant ses délibérations au milieu d’une foule de spectateurs, traitant enfin à l’avance de toutes les questions de la législation et de la politique extérieure, et des diverses parties de l’administration. Le prétexte de former l’esprit public fit inventer cette association inouie, qui eut bientôt dans tout le Royaume des affiliations, et usurpa le sceptre de l’opinion. Elle hâtait ou retardait la marche des affaires, et donnait le signal des vengeances. Ses délibérations proscrivaient les hommes justes et éclairés, ceux qui avaient une fortune et un rang qui leur faisaient craindre un renversement général, et purifiaient de tout crime les êtres abjects et flétris, auxquels les témoignages d’un zèle fanatique ouvraient la voie des richesses et des honneurs. Un ensemble effrayant de moyens, s’est trouvé réuni dans la société des Jacobins, par la précision de volonté qui est résultée de la plus prompte communication de leurs sentimens dans les provinces, et par l’exécution rapide de leurs décisions : cette assemblée était un puissant levier, qui faisait tout mouvoir au même instant dans le Royaume, à mesure que la foiblesse de la résistance et la mobilité impétueuse de l’esprit Français, prêt à tout adopter, ont enhardi la faction des Jacobins, et étendu l’horizon de leur plan destructeur. Ils ont conçu bientôt l’idée d’abattre l’arbre de la Royauté, dont la constitution n’avait que coupé plusieurs racines. La Convention nationale substituée à l’assemblée Constituante, et à celle appelée Législative, s’est occupée sans relâche de ce plan, et du projet d’un attentat sans exemple. Marie Stuart était criminelle ; mais son jugement était illégal. Celui de Charles I, tout atroce qu’il est, avait un prétexte dans l’extension que ce monarque avait tenté de donner à l’autorité royale, et les plus fortes atteintes portées à la liberté et à la propriété ; mais, il n’y avait pas d’exemple de l’assassinat juridique d’un monarque sans vices et sans passions. La monarchie fut enterrée avec l’infortuné Louis XVI, la République proclamée, et bientôt après fut inventé le gouvernement Révolutionnaire. Le despotisme de la Convention laissait subsister des formes de procéder. La liberté, la propriété individuelle étaient en apparence respectées par cette assemblée ; mais sous le gouvernement Révolutionnaire, l’arbitraire fut établi en loi, l’injustice fut consacrée ; jusque datum sceleri. Alors le soupçon fut établi en preuve, et la modération inscrite au rang des plus grands crimes. Enfin l’avidité et la haine firent disparaître tout sentiment d’humanité. On essaye tous les jours de combler l’abyme que creuse la plus effrénée prodigalité, par la dépouille de nouvelles victimes, et la terreur étant devenue le seul moyen de gouverner, l’homme subjugué par ce sentiment, ferme son cœur à toute affection, qui lui ferait partager les dangers d’un autre, à la compassion même, dont les plus légers symptômes paraîtraient une improbation de la tyrannie ; circonscrit dans le sein de la conversation, il ne fait que garder le plus profond silence, ou multiplier les témoignages d’un zèle hypocrite pour tromper l’œil vigilant des tyrans. La prétendue République est soumise à un tribunal despotique appelé comité de salut public, et ce tribunal, asservi à un féroce despote dont il suit aveuglément l’impulsion.

Tout gouvernement est fondé sur la justice, comme toute religion sur une bonne morale, et dès qu’on s’éloigne de cet immuable principe pour y substituer celui de la crainte, on erre sur une mer sans rivage, la terreur a besoin d’être sans cesse entretenue, et la cruauté qui n’est, pour ceux qui gouvernent, qu’un moyen de satisfaire leurs passions, devient un principe politique, et le seul ressort du gouvernement. Dès-lors on ne fait plus où s’arrêter ; le nombre des victimes doit s’accroître de jour en jour, et si l’on supposait la durée d’un pareil régime, la Convention finirait par régner sur un désert. L’obscur et vil tyran de la France, semblable à ces animaux qui sortent de leur antre pour désoler un pays, doit succomber, soit sous les coups d’une main vengeresse, comme Marat, soit par la hâche des bourreaux qu’il lasse ; mais il peut aussi s’élever sur des monceaux de cadavres à la Dictature, et sous le nom de Protecteur ou tout autre, tenir seul pendant quelque temps les rênes du gouvernement. Si cet infame tyran expire par un assassinat, ou est immolé par la haine de ses rivaux de pouvoir, le gouvernement appelé Révolutionnaire sera à l’instant remplacé par un régime modéré. Ceux qui opéreront cette révolution s’empresseront d’arrêter l’effusion du sang, et plusieurs dont les mains en seront encore teintes, seront les apôtres du modérantisme, après avoir été les conseillers et les agens du terrorisme. Si au contraire, le tyran parvenait à usurper le souverain pouvoir, il ne pourrait le conserver que par les mêmes moyens qu’il l’aurait acquis ; qui peut dire le temps que durerait ce monstrueux pouvoir ? Cromwel tout grand homme qu’il était, et bien moins barbare, Cromwel, qui sut couvrir d’éclat ses crimes, et faire respecter sa nation plus qu’elle ne l’avait jamais été, touchait, au moment où il est mort, au terme de sa puissance. Le scélérat qui croirait en France suivre ses traces, durerait bien moins dans le poste suprême où il se serait élevé ; mais combien deux ou trois ans sont un long espace de temps, quand l’effroi et la douleur en marquent tous les instans ! voilà le possible ; le vraisemblable est que le monstre, qui gouverne, ne pourra échapper au fer d’un assassin ou à la hache qui ne peut s’émousser dans ses mains. Sa mort serait le terme du régime révolutionnaire, mais ne sera pas peut-être celui de la démocratie ; peut-elle s’établir sur des bases durables ? C’est dans l’histoire des anciennes républiques, c’est dans l’examen des différences prodigieuses de mœurs, de temps et de lieux qu’on peut trouver la solution de cette question. La démocratie n’a jamais existé que chez des nations peu nombreuses, où le peuple pouvait s’assembler fréquemment, et une grande partie de ceux qui habitaient ces pays était composée d’esclaves ; il en résultait que la populace était moins nombreuse ; les usages et les mœurs rapprochaient toutes les classes des citoyens, et tenaient de la simplicité caractéristique des premiers peuples. On voit dans Théophraste, les citoyens d’Athènes aller eux-mêmes acheter de la viande, des fruits, des légumes, et les rapporter dans leurs maisons. Les rouages de la machine politique étaient peu nombreux en raison de la moindre quantité d’habitans. Le territoire était circonscrit ; les divers gouvernemens de la Grèce se prêtaient un mutuel secours pour se défendre de l’invasion ; mais enfin, ces démocraties ressemblaient-elles au barbare et chimérique gouvernement que les Français ont imaginé ? Non certes ; car il n’y avait pas d’égalité ; la noblesse et la naissance étaient considérées des citoyens comme un grand avantage, et Alcibiade, tantôt adoré et tantôt persécuté par une multitude aveugle, était fort au-dessus des autres citoyens ; brillant de tous les dons de la nature, il réunissait la double Aristocratie des richesses et de la naissance. Les orateurs démagogues, présentent au peuple l’exemple de la république Romaine, triomphante pendant trois siècles ; mais peu instruits des ressorts de ce gouvernement et des différences des temps et des mœurs, ils ne voient pas que c’est à la force de la puissance exécutrice qu’il devait ses succès ; que le consul substitué aux rois était un véritable monarque, et qu’à mesure que le tribunal, qui était le principe et l’appui de la démocratie, a pris de la consistance, Rome a été livrée à une guerre intestine ; mais si les Romains ont passé de la monarchie à une république, peut-on croire que ce changement de régime eût été possible dans les temps où Rome regorgeait de richesses, où le luxe avait corrompu tous les esprits, où les riches n’étaient occupés que de jouir, où le peuple, devenu la plus vile populace, ne demandait qu’à être nourri sans travail, et amusé par des spectacles ? C’est lorsque les Romains étaient pauvres que la république a été établie, et les hommes les plus vertueux en ont été les fondateurs. Les anciens Romains n’ont pas été pauvres parce qu’ils étaient vertueux, mais vertueux parce qu’ils étaient pauvres. Les Français diront sans doute qu’au sein du luxe et de la mollesse, le feu divin de la liberté a épuré leurs ames ; qu’au milieu des richesses, et dans une Capitale, qui égale Rome pour la corruption, ils développent le plus grand courage, et que la liberté a eu de nombreux martyrs. Quelle preuve résulte de ces élans aux yeux de l’observateur éclairé ? qu’ils sont vivement épris de la liberté. Ah ! croyons-en l’expérience et la raison, elles attestent que les vertus ne sont point isolées, et celui-là, ne peut aimer cette liberté qui a été la chimère des peuples anciens et peu avancés, qui s’abandonne à tous les excès, qui viole les propriétés, immole ses semblables, pour les dépouiller de leur or, et court le prodiguer en débauches. Laissant les harangues pompeuses d’orateurs revêtus de marques hypocrites, et ces motions dans lesquelles l’esprit et le talent de jour en jour plus exercés, parlent avec art le langage de la vertu, interrogez, dirai-je aux Français, les mœurs des apôtres de la liberté. Me citerez-vous Mirabeau, que ses vices avaient conduit de prison en prison, condamné à périr sur un échafaud, subsistant d’emprunts, errant de contrée en contrée pour se soustraire à ses créanciers et au glaive de la loi, faisant des libelles pour fournir à ses débauches ; Mirabeau interdit comme dissipateur, mis au rang des législateurs de la nation par la plus vile populace, enivré de noblesse et se confondant parmi le peuple, pressé par la soif de l’or et par la manie de la célébrité ? Citerez-vous le duc d’Orléans, réputé immoral dès sa jeunesse par les hommes les moins scrupuleux, également dégradé par ses débauches et par sa cupidité, et n’ayant du Régent son aïeul, que les vices. Scorta et feminas volvit animo, et hæc principatus premia putat.

Croit-on que la religion chrétienne eût pu s’établir, si ses fondateurs avaient eu les mœurs du pape Alexandre VI ?

Les Républicans méprisent le gouvernement Anglais, et le roi d’Angleterre leur paraît trop puissant, il y a des nobles, et le peuple n’a pas assez d’influence. Cependant le gouvernement Romain et celui des Anglais sont les seuls qui ayent dû leurs succès et leur grandeur à leur constitution ; les autres ont dû leur plus grande prospérité à ceux qui en ont tenu les rênes ; mais l’art d’attacher les hommes au régime qui les gouverne, et de le renforcer par leurs efforts, quoique souvent en sens contraire en apparence, n’a été le partage que de ces deux peuples. C’est ainsi que le pont de César[3] sur le Rhin était construit de manière que plus le fleuve était violent et impétueux, et plus le pont se renforçait et s’affermissait.

Je vous ai prouvé, je crois, que la démocratie ne pouvait former pour la France un gouvernement durable ; votre autre question consiste à savoir si la Contre-révolution doit être regardée comme prochaine ; elle était vraisemblable l’année passée, et elle était faite, si les armées étrangères étaient entrées en campagne trois mois plutôt, si elles avaient été aussi fortes en nombre qu’on l’avait annoncé, si les commandans des places, sur lesquels on comptait, n’avaient pas été déjoués par le retard de l’arrivée des troupes, et l’indiscrétion qu’on a eue de se vanter de leurs résolutions. Si les armées Françaises avaient enfin passé en partie dans le camp Prussien, comme on s’en était flatté. Tout cela a manqué, les Français se sont aguerris, l’entrée des troupes étrangères sur leur territoire a exaspéré les esprits, et le gouvernement a mis à profit ce ressentiment pour trouver des défenseurs. Il est une vérité rebattue, c’est que la Contre-révolution ne peut se faire qu’en France, et pour juger si elle est prochaine, il faut examiner la disposition des esprits. Parmi les habitans de Paris, faibles, légers, indolens la plus grande partie, les gens riches ou aisés désiraient intérieurement, l’année passée, le retour de la monarchie, pour assurer leur fortune ; mais ils craignaient la transition, et semblables à ces malades, qui ne peuvent supporter l’idée d’une opération douloureuse qui doit les sauver, ils se familiarisaient avec leurs maux. L’abondance passagère que produisaient les assignats, le luxe et les plaisirs les endormaient près du volcan dont l’explosion était prochaine. Aujourd’hui, stupides de terreur, ils attendent comme de vils animaux qu’on les conduise à la mort. C’est une chose remarquable dans la Révolution, que le courage passif et la résignation, tandis que rien n’est plus rare qu’un courage actif et entreprenant. Des gens riches, il faut passer aux classes inférieures dont les dispositions sont différentes ; on ne peut se dissimuler que les hommes qui les composent ont du être, en général, favorables au maintien du régime républicain ; ils sont flattés d’une égalité chimérique, ils s’enorgueillissent d’avoir part aux affaires publiques, et de voir choisir parmi eux les commandans des armées, les ministres et les représentans de la nation. Ils sont exposés à la vérité dans la lutte des diverses factions, à être victimes de celle qui domine, et le sang des Démocrates n’est point épargné ; mais l’atroce système de la terreur leur paraît un orage terrible et passager, et ils soupirent après sa fin pour jouir en paix des avantages d’un régime qui rétablit l’homme dans ses droits ; et il n’en serait pas de même si la royauté n’était devenue un être abstrait pour eux ; si dans quelque partie du royaume, il existait un roi qui fixât les regards. C’est un axiome en philosophie que l’objet meut la puissance, et la vérité de cet axiome se confirmerait, on parlerait de ce roi, on en citerait des traits de bienfaisance, de grandeur d’ame, et ces récits exciteraient l’enthousiasme ; chaque jour la crainte des barbaries démocratiques, la mobilité du caractère Français, le souvenir ranimé des anciens temps, ramèneraient aux pieds du roi des sujets repentans et soumis, et l’horizon de son royaume s’étendrait par la soumission successive de plusieurs provinces à l’autorité légitime. Il faut aux hommes des individus qu’ils puissent aimer ou haïr, et si l’on suppose Henri IV. hors du royaume, et sans moyens d’agir, les Guises usurpaient incontestablement sa couronne. Il est inutile de parler des dispositions de la Convention, elles sont faciles à juger d’après ses intérêts, et ils consistent à maintenir un ordre de choses qui seul peut couvrir ses excès, seul, les absoudre des plus grands attentats.

Ces détails vous prouveront, je crois de plus en plus, que c’est en France que peut s’opérer la Contre-révolution, et que le système atroce qui règne, doit favoriser le retour à l’ancien régime ; mais qu’il faut offrir au peuple une bannière sous laquelle il puisse se rallier. Les armées étrangères peuvent amener cette favorable circonstance ; mais ce n’est pas en se bornant à agir sur les frontières, c’est en se portant dans l’intérieur, dans la Capitale, s’il est possible ; c’est en formant dans la France un établissement ; en disant : c’est ici la véritable France. Là, se rendraient les princes, la noblesse et le clergé ; là, on appellerait tous les amis de l’ordre et de la justice. Qu’on juge par les efforts qu’il faut employer pour l’armée de la Vendée, composée de gens mal armés, de paysans, d’ouvriers n’ayant ni chefs accrédités, ni artillerie, des progrès que ferait une armée de gens valeureux, et si vivement intéressés au rétablissement de l’ordre.

Un tel plan est peut-être au moment d’être réalisé, et les plus favorables circonstances se joignent à ce que j’expose ; les Anglais sont maîtres de Toulon, Lyon est en insurrection. La prise de Toulon a porté la terreur dans les esprits, et si les Anglais peuvent s’y maintenir, et les armées de terre se renforcer ; si les Princes et les Émigrés se rendent à Toulon, et cela paraît possible au moyen de la flotte Anglaise, la Provence peuplée d’hommes passionnés et mobiles sera dans peu soumise. Les montagnes qui s’étendent d’Aix à Toulon offrent des camps inexpugnables, et bientôt de Toulon à Lyon il n’y aura qu’un seul souverain. Si cette réunion d’heureuses circonstances est sans effet, on se battra au dehors, on prendra des villes de part et d’autre, les succès se balanceront, les Français triompheront souvent à force de prodiguer des hommes, et par leur nombreuse artillerie ; alors quel espoir peut rester ? Celui d’une insurrection en faveur du jeune roi, qui peut être déterminée par l’or des Anglais. Une grande partie du peuple pourrait se porter au Temple, proclamer Louis XVII, et si à la tête de cette insurrection se trouvait un homme qui eût du génie et de la valeur, la contre-révolution serait opérée, et bientôt affermie par l’adhésion de quelques provinces et l’appui des armées étrangères. Si l’on ne profite pas de la surprise de Toulon, si l’on n’opère rien de décisif, ce sera de l’épuisement des Français, prodigues d’hommes et d’argent, du discrédit nécessaire de leurs assignats, et de la disette que doit occasionner l’interruption du commerce, qu’il faudra attendre un autre ordre de choses. Il n’est point de puissance humaine qui puisse soutenir un papier monnoie. L’Amérique sans luxe, et dont les habitans avaient des mœurs ; l’Amérique, animée d’un véritable patriotisme, et qui n’avait pas à faire des dépenses comparables à celles de la France, n’a pu empêcher la dépréciation absolue de son papier. La France a multiplié le sien et le multipliera à l’infini, parce que son caractère est d’abuser de tout. La terreur aujourd’hui soutient seule les assignats, au moment où cessera cet affreux système, où la loi tyrannique et destructive du maximum sera abolie, la décadence des assignats sera extrême, et le numéraire de la France étant enfoui, ayant disparu entièrement de son sein, il ne lui restera aucune ressource ; elle présentera alors un exemple unique dans l’histoire, celui d’un grand peuple qui aura consumé son propre pays, sacrifié la jeunesse qui devait renouveler les races actuelles, détérioré son sol, attaqué dans son principe tout genre de reproduction ; converti en monnoie tous les métaux, vu disparaître cette monnoie, et créé un signe artificiel pour la suppléer qui sera devenu sans valeur. Il me semble que dans un tel état, elle sera forcée à faire la paix ; mais rien n’est moins certain que l’époque. Le désespoir peut lui prêter de nouvelles forces, et ses efforts sont incalculables : privé de numéraire pour solder ses armées dans les pays étrangers, le gouvernement abandonnera à ses troupes, pour solde, le pillage des pays qu’ils envahiront ; alors une nouvelle et puissante impulsion animera leurs esprits, celle de la rapine ; les églises, les palais, les maisons des banquiers seront leur caisse militaire ; les boutiques des marchands, les greniers des propriétaires seront leurs magasins. L’enthousiasme qui ajoute à la valeur une prodigieuse activité, et l’espoir du pillage qui la porte à l’extrême, doivent l’emporter sur la valeur des troupes disciplinées. Ces hordes barbares peuvent donc avoir les plus brillans succès, et semblables à ces torrens, qui dans leur course rapide charient les métaux, entraîner également les richesses numéraires des nations. Bientôt, ils exciteront parmi les peuples une terreur panique, qui les fera voler au devant de leur joug ; et tandis que leurs succès les animeront de plus en plus, et que leurs effets s’augmenteront par leurs effets, ils décourageront leurs ennemis déconcertés par la témérité de leurs entreprises. Les Français sacrifieront les hommes avec profusion, et en auront long-temps de nouveaux, pour recruter leurs années ; parce que l’espoir du pillage et l’amour de la licence feront accourir de tout côté sous leurs étendards. Peut-être, dira-t-on, que la science militaire leur manquera ; mais cette science est-elle aussi profonde qu’on le croit ? De jeunes princes sans expérience ont eu les plus grands succès ; à quoi les attribuer si ce n’est à de rapides conceptions, qui n’ont pas besoin d’être étayées d’un long apprentissage, et à l’enthousiasme communicatif d’un jeune homme ardent et passionné pour la gloire, qui sait inspirer un grand dévouement pour sa personne. Tous les peuples dans tous les temps ont eu une science militaire, et une discipline quelconque ; mais il s’est aussi trouvé dans plusieurs époques, des peuples, qui, dédaignant cette discipline, forts de leur nombre et enivrés du fanatisme religieux ou de celui de la liberté, et animés de l’espoir de piller de riches contrées, ont triomphé du savoir et de la discipline. C’est ainsi, que les troupes de Mahomet ont soumis une grande partie de l’Asie. Mais si la lutte des Puissances qui ont des troupes aguerries, peut n’avoir pas de succès, lorsqu’elles font en opposition avec les Français, que sera-ce de l’Italie sans troupes, sans places, sans défense ; amollie par le luxe, et sans attachement pour son gouvernement ? Quel prodigieux butin, que de trésors offrent ces contrées, à l’avide rapacité des Français ! et quel délice pour l’impiété et la licence effrenée, que de pouvoir attaquer la religion dans ses foyers, humilier son chef au milieu de la métropole du monde chrétien, et jusques sur la chaire pontificale. Vous voyez que rien n’est si incertain que l’époque de la paix, et qu’il est bien difficile d’en prévoir les conditions. Les Puissances fatiguées de la guerre, épuisées d’hommes et d’argent, seront-elles forcées à faire une paix désavantageuse, ou en dicteront-elles les conditions ? C’est d’elles que semble dépendre l’espoir du rétablissement de la monarchie ; si la paix est désavantageuse pour les Puissances, elles n’auront pas le droit de rien exiger ; si elle est avantageuse, satisfaites d’obtenir des indemnités considérables, telles que la restitution ou la cession même de quelques provinces, voudront-elles embarrasser leurs affaires par la complication d’intérêts étrangers à leur cause ; mais si la France république fait une paix quelconque, est-il à présumer que ce régime puisse se consolider et s’affermir sur des bases durables ? l’histoire ancienne, la nature des choses et la topographie de la France, ne permettent pas de le croire, et il ne pourroit avoir quelque durée qu’au moyen du despotisme proconsulaire. Les républiques ressemblent à ces machines qui séduisent exécutées en petit, et ne peuvent l’être avec de grandes proportions. Il est possible que la France s’agite encore quelque temps après la paix dans son intérieur, et s’occupe d’affermir la République ; il est possible qu’elle dure quelque temps ; les monstres, que produit la nature ne peuvent vivre, mais ils ont quelque durée. À ces considérations, il faut ajouter celles qui naissent de la rentrée à la paix, d’une multitude d’hommes dépravés par la licence des camps, et habitués à braver tous les dangers ; ces hommes, incapables d’être ramenés à l’ordre, seront comme les anciens condottieri de l’Italie, aux ordres de celui qui pourra les solder, ou leur faire envisager la perspective d’un grand butin. Mais, parmi ces troupes même, la royauté aura une grande influence ; car quel ordre de choses pourra présenter aux chefs et aux soldats plus d’avantages et de gloire que le rétablissement d’uns monarchie ? Les efforts généreux des troupes animées d’une telle impulsion, affranchiraient de la crainte un peuple consterné, et long-temps égaré, et bientôt la royauté serait par tout proclamée ; l’amour de l’ordre, de la paix, la liberté réelle et la propriété sont essentiellement unis dans l’intérieur des cœurs avec la royauté. Mais il faut un événement qui permette l’explosion de ces sentimens, et cet événement tient à l’habileté et au courage d’un seul homme, peut-être à un hasard heureux, à un désespoir soudain qui se changera en audace. Voilà une bien longue lettre, j’ai parlé du passé et du présent, et n’ai fait qu’effleurer ce qui concerne l’avenir ; le plus vaste champ est ouvert aux conjectures ; mais c’est en conversation seulement que je pourrois m’y livrer avec vous. Adieu, mon cher et jeune ami, vale et ama.

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LETTRE LVIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Si le Marquis m’aime autant que vous le dites, il doit rendre grâces au destin, qui semble être à ses ordres ; il travaille sans cesse à le rapprocher de moi, et à lui donner de nouveaux rapports avec ma famille. Il est venu dîner hier ici, avec le Commandeur, qui a été le chercher pour l’amener avec lui ; mon oncle nous a répété plusieurs fois, qu’il avoit été obligé de lui faire violence, pour le faire venir, et le Marquis, qui craint de me déplaire et de m’embarrasser par de trop fréquentes visites, avait l’air en quelque forte affligé, et bien aise ; les reproches que lui faisait mon oncle étaient une justification, et ses yeux semblaient me dire : ce n’est pas ma faute. Les figures expriment quelquefois ces sentimens contraires. On m’a parlé d’un fameux tableau de Rubens, qui représente une reine de France, qui vient d’accoucher d’un Dauphin ; on voit, dit-on, sur sa figure, l’impression d’une douleur récente, et la satisfaction d’avoir donné naissance à un prince. Je crois que bien souvent un observateur pénétrant aurait pu voir sur mon visage, et le sentiment du plaisir que j’éprouve à l’arrivée du Marquis, et la raison qui m’ordonne d’en modérer l’expression. On a joué, on s’est promené après dîner, et le Marquis étant sorti pour aller voir un cheval que mon père a acheté, je suis rentrée avec ma mère et le Commandeur. Vous connoissez ses plaisanteries sur les femmes, et lui avez cent fois entendu dire qu’elles sont folles ; il a dit à ma mère qu’elle lui avait l’obligation d’avoir des idées justes sur beaucoup d’objets, et ma mère en est convenue, et cela sans aucune flatterie ; car mon oncle a véritablement un sens très-juste, caché en quelque sorte sous une épaisse enveloppe. La plupart des femmes, a-t-il dit, et sur-tout celles qui ont l’imagination vive, auraient besoin qu’on arrangeât leur tête. J’ai ri de ce mot, et j’ai dit qu’il semblait qu’il parlât d’une bibliothèque. Oui, arranger, mettre les choses à leur place, et vous toute la première. Eh bien ! mon oncle, ai-je dit, je vous avoue que je suis de votre avis quelquefois, et que j’ai songé que j’aurais besoin qu’on arrangeât ma tête. Voulez-vous prendre ce soin ? Le Marquis est entré à ces mots ; ma mère lui a répété la conversation, et m’a dit voulez-vous que le Marquis vous rende ce service, puisque vous convenez qu’il vous serait nécessaire. Il a répondu, je ne demande pas mieux ; si madame la Comtesse me le permet, je lui dirai mon sentiment sur la tête des femmes, et elle fera choix de ce qui peut lui convenir. J’ai dit assez froidement qu’il me ferait bien de l’honneur, et mon oncle a ajouté en parlant au Marquis : écrivez-lui et vous me montrerez la lettre. La voiture est avancée et ils sont partis ; le Commandeur me disant, il vous écrira, je veux qu’il vous dise votre fait. Il n’a pas manqué, comme bien vous pensez, à obéir au Commandeur, et voici la lettre qu’il m’a envoyée. Mais que dites-vous, ma chère Émilie, de la bizarrerie de mon sort ; il semble qu’un démon prenne à tâche de multiplier mes rapports avec le Marquis ; il se sert enfin de ma mère, de mon oncle pour l’engager à me faire une déclaration ; il ne tient qu’à moi du-moins de la trouver dans la lettre du Marquis : eh ! qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore. Cela est clair, mais pour vous et pour moi seulement. Je n’imagine pas qu’il attende une réponse, ce serait trop présumer de la bonhommie germanique. Le Marquis a raison de mettre au nombre des causes qui troublent la tête des femmes, une inquiétude vague, qui ne se dissipe que lorsque le hasard leur fait découvrir l’objet vers lequel la nature les dirige ; mais cette inquiétude n’est que vague, comme il le dit, et le véritable trouble, selon moi, commence lorsque cet objet est trouvé, et que des obstacles difficiles à vaincre, empêchent qu’on se réunisse à lui ; et, quel doit être le désordre d’une tête, pour me servir des expressions du Marquis, lorsqu’il se trouve entre une femme et cet objet une barrière insurmontable ! Adieu, ma chère amie ; vive cent et cent fois l’amitié, elle ne trouble jamais l’ame, c’est un jour pur et doux qui suffit pour éclairer sans éblouir. Que je plains les malheureuses, sur lesquelles un violent sentiment exerce tout son empire ! et combien je vois avec une sorte de crainte, qu’il y a souvent une fatalité pour les femmes, qui les environne de pièges, et finit par les y faire tomber si elles se confient trop en elles-mêmes, si elles perdent de vue les principes de la plus sévère raison ! Vous m’approuverez, je crois, et ne me trouverez pas pédante, quand je dirai, qu’en pareil cas, il ne faut jamais composer avec le devoir, et qu’il est plus facile de s’abstenir que de se contenir.

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LETTRE LIX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Vous êtes, dites-vous Madame, occupée d’arranger votre tête, et madame votre mère croit que mes avis pourront vous être utiles pour y parvenir ; mais je me souviens qu’un grand philosophe devint fou à force de méditer sur les causes de la folie ; n’est-il pas à craindre pour moi, qu’en méditant profondément sur ce qui concerne une personne aussi intéressante, ce ne soit ma tête qui se dérange. L’envie d’obéir à madame votre mère, et de contribuer à son amusement, le plaisir que je trouve à m’occuper de vous, me font braver ce danger : et qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore ! Je suis jeune, mais j’ai beaucoup vu, beaucoup observé ; j’ai réfléchi particulièrement sur les femmes, et je crois qu’il me serait possible de donner à beaucoup d’entr’elles, des conseils salutaires ; mais madame la Comtesse, avant d’indiquer des remèdes, il faut connaître la source du mal, et me voilà autorisé à vous faire des questions, comme un médecin qui voit pour la première fois un malade. Je vais commencer par établir les principes généraux du désordre de la tête des femmes, et ils pourront vous servir à démêler la cause de ce qui se passe en vous, et d’après vos aveux je verrai la marche que je dois suivre. Dans l’ordre général on peut rapporter le désordre d’une tête, à la vivacité de l’imagination, qui entraîne successivement d’une idée à une autre, et produit le changement et l’inconséquence ; à la force de l’imagination, qui fait vivre quelques personnes dans un monde idéal, et remplit la tête d’idées romanesques, qu’elles cherchent envain à réaliser ; enfin une tête peut être dérangée par la profondeur et la vivacité des affections, et la première des affections est celle de l’amour. Il faut pour qu’il porte le désordre dans la tête d’une femme, qu’il soit combattu par de grands obstacles, ou par une opposition forte de sentimens profondément gravés dans l’ame, tels que ceux du devoir ou de la religion. C’est ainsi que la tête de cette malheureuse Clémentine[4] était devenue un champ de bataille, où combattaient les deux plus grands sentimens qui puissent affecter la nature, l’amour et la religion, le bonheur de la vie et l’éternité. Elle était tour à tour partagée entre un Dieu qui lui avait donné la vie, et un amant qui seul pouvait l’embellir. L’amour trouble encore la tête par la jalousie, et par mille rafinemens qui viennent ou de l’amour propre, ou d’une délicatesse outrée de l’ame ; enfin la tête est dérangée par la domination des sens ; mais rien n’est plus rare chez les femmes, et je n’en ai point encore vu qui soient convenues de leur empire, ce qui me fait admirer ou la force de leur raison, ou le bonheur attaché à leur constitution. L’incertitude des idées contribue encore au désordre, et quelquefois on est troublé parce que notre ame reste comme en suspens, faute d’avoir démêlé ses véritables penchans ; on éprouve dans cet état, de secrets besoins de l’ame, et une inquiétude vague, qui ne se dissipe que lorsque le hasard nous fait découvrir l’objet vers lequel la nature nous a dirigés. Voilà Madame, à peu près tous les principes de dérangement et de trouble, qui peuvent agir sur la tête d’une femme, et je crois pouvoir indiquer des moyens d’y remédier, quand on m’en fait l’aveu, ou quand j’ai le temps de les connaître par moi-même à l’aspect des symptômes, dont l’expérience et l’observation m’ont donné la sûre indication. Je puis d’avance être assuré que plusieurs de ces causes vous sont étrangères ; par exemple vous ne connaissez pas les tourmens de la jalousie, faite pour l’inspirer sans cesse à celui qui est assez heureux pour avoir le droit de l’être. Ceux de l’envie vous sont inconnus ; vous ne pouvez être un instant inquiète en vous regardant, en regardant les autres. Je ne parlerai pas de la domination des sens ; c’est une maladie trop rare, et les femmes en général prennent la curiosité pour l’ardeur. Si je parlais à une autre femme, je ferais entrer la vanité pour beaucoup dans mes questions ; mais vous êtes trop supérieure à ces frivoles prestiges, pour qu’elle puisse être comptée au nombre des objets qui influent sur vous, et si vous en étiez susceptible, en considérant tout ce que la nature a fait pour vous, en vous comparant aux autres, la vanité ne serait pour vous qu’une source de satisfaction. Vous voyez qu’il dépend de vous à présent, que je continue ma consultation, et si vous daignez me dire les symptômes que vous éprouvez, je m’empresserai d’apporter au mal les remèdes convenables. J’ai l’honneur d’être etc.

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LETTRE LX.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Eh ! de quoi se mêle monsieur le Marquis de vouloir arranger la tête des autres ! qu’il songe à la sienne, ma chère amie, qui n’est peut-être pas trop en ordre ! Il est effectivement bizarre que votre mère, que votre oncle, s’empressent de favoriser une intimité entre vous et un jeune homme aimable ; qu’ils fassent naître l’occasion d’entrer en correspondance avec lui sur un sujet qui peut mener si loin. Lorsqu’il s’agit d’arranger la tête d’une femme, n’a-t-on pas le droit de parler de tout ? de son cœur, de son esprit, de tout enfin. Si j’avais à lui parler des causes qui dérangent celle d’un homme, quelle ample matière n’aurois-je pas ? La vanité serait une des plus fécondes. Si elle se bornait encore à faire parler d’eux dans la gazette, on pourrait la supporter ; mais il faut qu’elle les porte à troubler le repos des femmes, à les déshonorer, et c’est une gloire pour eux, lorsque quelque malheureuse expie dans un couvent, ou dans quelque vieux château, le bonheur d’avoir fixé quelques momens leur attention. Que de petits Lovelaces il y a dans le monde ! ma chère amie, et auxquels il ne manque que son esprit, ses talens et sa figure ; mais dont le cœur ne vaut pas mieux. Je serais un peu tentée de vous gronder, car enfin c’est vous qui ayez donné lieu à cette belle lettre. De quoi vous avisiez-vous de dire que vous aviez besoin qu’on arrangeât votre tête ; voilà le langage que pourrait vous tenir une amie, qui ne saurait pas comme moi apprécier ce que vous valez ; mais moi, qui vais toujours cherchant la cause de tout, et que mon cœur rend si éclairée sur tout ce qui vous concerne ; je dis que je reconnais là cette franchise si noble, si précieuse que je n’ai vue qu’en vous, habituée à montrer votre ame tout entière, à vous reposer sur l’innocence de ses sentimens. Je me rappelle d’avoir entendu dire à un homme de beaucoup d’esprit, qui parlait avec ma mère d’une jeune demoiselle extrêmement simple et ingénue qui les intéressait : la pudeur n’est pas naturelle à l’homme, puisqu’elle ne vient que de la connoissance du mal. Adam ne chercha à se couvrir que lorsqu’il eut péché ; combien de jeunes filles, peut-être, auraient besoin de perdre leur innocence pour conserver leur sagesse ! On ne savait pas que j’étais à portée d’entendre ce discours ; il me donna bien à penser dans le temps, et m’est toujours resté dans la tête. Vous allez, toute honteuse, dire à votre métaphysicienne : mais j’ai donc péché puisque, selon vous, j’aurais quelque chose à cacher ? je vous répondrai, que si tous les hommes vous connaissaient comme votre Émilie, vous n’auriez qu’à gagner en les faisant pénétrer dans les plus petits replis de votre ame ; ils y verraient l’impression qu’a faite un jeune homme aimable, sensible, vertueux, sur cette ame qui éprouve le besoin si doux d’aimer ; mais auprès de cette légère impression, ils liraient, gravés en caractères ineffaçables, les principes de la plus austère sagesse, et l’amour de l’ordre et du devoir. La malignité ne verrait peut-être qu’une partie de ce que j’expose, et il est donc nécessaire de cacher à son œil curieux ce que vous éprouvez. C’est ce que votre franchise ne vous a pas permis de faire ; vous avez senti quelqu’embarras, et vous en êtes naïvement convenue. Je crois être sûre au reste, que le Marquis n’a vu en cela qu’un propos jeté au hasard, et qu’il ne se croit pas assez heureux pour être la cause du désordre de votre tête. Sa lettre adroite et mesurée, est d’un homme qui serait bien aise d’entrer en matière et d’établir une correspondance avec la personne dont il cherche à connoître l’état ; la phrase que vous avez remarquée, m’a fait le même effet qu’à vous, mais ne signifiera rien pour les autres. J’ai bien songé à votre situation, ma chère amie, et à celle du Marquis, par intérêt pour vous. Il vous aime, cela n’est pas douteux ; mais il est honnête, et vous connaît assez pour savoir qu’il n’a aucune espérance à former, et l’amour, je crois, ne peut vivre longtemps sans espoir. La passion, après l’avoir quelque-temps tourmenté, finira donc par se changer en amitié ; car enfin, qui est-ce qui s’est avifé d’être malheureux, parce qu’il ne possédait pas le château de Versailles ? Pour vous, ma chère amie, vous avez plus à vous défendre des autres que de vous-même, en étant aimée d’un homme que son respect tiendra toujours dans un certain éloignement ; vous avez plus à craindre l’interprétation qu’on donnera à vos sentimens, que vos sentimens, dont vous serez toujours maîtresse de modérer la vivacité, ou du moins l’expression. Une inaltérable vertu d’un côté, et de l’autre un manque absolu d’espoir, arrangent donc les choses de façon que nous vivrons un jour sans trouble, et sans crainte des autres et de nous, dans une charmante et paisible société. Adieu, ma chère amie ; voilà mes vœux et mon espoir.

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LETTRE LXI.

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Bertrand, valet de chambre du Marquis
à Jenny,
femme de chambre de la Cesse.


Je suis bien dans l’embarras, ma chère Jenny, et connoissant ton bon cœur, il m’est bien avis que tu le partageras. Tu seras chagrine, cela me fait de la peine, et cependant ça me fait plaisir. Mon pauvre maître, comme je te l’ai confié, a essuyé une grosse banqueroute qui a raflé tout son pauvre avoir, et pour comble de malheur, monsieur le Président est allé faire un voyage d’un mois ou six semaines, il faut que ce soit pour quelque grande affaire sans doute ; car il a écrit comme ça à mon maître, qu’il ne pouvait lui dire où il allait. Ce brave homme nous aurait aidés, car il aime mon maître comme ses yeux ; suffit qu’il n’y faut pas songer de long-temps. Notre hôte, le bon monsieur Schmitt, n’aurait pas mieux demandé que de continuer à lui donner un bon ordinaire, comme il a fait jusqu’ici, et tout plein de petites douceurs ; le pauvre homme allait chercher à deux lieues à la ronde une perdrix pour l’apporter, et une fois il acheta un faisan qu’il nous vendit un tiers de moins, c’est un fait. Il faut quelque chose, disait-il, qui ragoûte monsieur le Marquis ; mais hélas ! le bon Schmitt n’est pas le maître chez lui, et j’ai entendu souvent grogner sa femme, des attentions qu’il a pour nous, sur-tout depuis, comme on dit, que les eaux sont basses. Mon maître a fait semblant, je crois, depuis quelques jours d’avoir besoin d’être au lait pour sa santé, et moi j’ai dit comme ça à madame Schmitt, que n’ayant plus la desserte de mon maître, je me contenterais de pommes de terre ; son mari, qui était là, m’a dit : fi ! monsienr Bertrand ; tant que le père Schmitt vivra, et qu’il y aura un morceau de lard dans son pot, vous en aurez votre part ; mais voici ce qu’il y a de plus pire, mon pauvre maître a la fièvre, et le lait est comme un venin quand on est dans cet état, il a fallu faire du bon bouiilon, acheter des drogues et faire venir un médecin, et tout cela coûte. Mon maître n’a plus que quelques louis qui seront bientôt finis, et tous ses bijoux sont vendus : mais ma chère Jenny, Bertrand a une belle et bonne montre d’or, et de qui lui vient cette montre ? de la sœur de son maître, lorsqu’elle s’est mariée. Il ne sera pas dit qu’il garde un bijou quand il peut racheter peut-être la vie à son maître. Le pauvre Bertrand y est attaché, j’en conviens ; mais ce n’est pas pour lui, tu t’en doutes, ma chère Jenny. Peut-être il comptait qu’enfin viendrait ce jour où il pourrait t’en faire cadeau : il n’y faut plus songer, mais bien à mon cher maître. Je te l’envoie cette montre, pour que tu la vendes aussitôt à quelqu’un de ces messieurs qui viennent au château, ou que tu pries la bonne amie de Madame, d’en faire une loterie à Mayence ; en attendant, envoie-moi une partie de ton petit trésor, comme qui dirait une vingtaine de ducats, dont tu te payeras sur le prix de la montre, et je ferai croire à monsieur le Marquis que j’ai étui d’or, qui avait un petit bouton de diamant, que nous avons laissé en France, et que je l’ai vendu. Motus sur tout cela, ma chère Jenny. Il faut croire que Dieu un jour aura pitié des honnêtes gens, et que nous aurons une bonne auberge dans quelque belle ville de France. J’en suis si persuadé que je songe quelquefois à l’enseigne. Il y aura une barque sur une mer bien agitée, et puis dessus à la providence. Ah ! notre pauvre barque, elle est bien loin du port. Adieu, adieu, ma chère Jenny, je t’embrasse de tout mon cœur, et suis à jamais ton fidelle serviteur

Bertrand.
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LETTRE LXII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


S’il y a de malhonnêtes gens, s’il y a de mauvais cœurs, il faut convenir aussi ma chère Émilie, qu’il y a des ames bien nobles, des cœurs bien généreux, et souvent dans la plus obscure condition. Vous avez été frappée un jour de l’air de candeur du valet de chambre du Marquis de St. Alban, lisez cette lettre et vous verrez que vous ne vous êtes pas trompée ; mais il faut que je vous dise comment elle m’est tombée entre les mains, et j’en viendrai ensuite à l’objet qui m’a fait recourir à vous. Je suis entrée hier matin dans la chambre de Jenny, qui est un peu incommodée, et je l’ai trouvée sur ion lit fondant en larmes ; une lettre était près d’elle, et des ducats épars sur une petite table près du lit. Qu’avez-vous donc, lui ai-je dit, Jenny ? Toute surprise et alarmée, elle a voulu essuyer ses larmes, et s’est empressée de prendre la lettre pour la serrer dans son corset. Mais qu’avez-vous ? — Madame, ce n’est rien. — Vous me le direz ; ce n’est point curiosité, c’est intérêt. — Je ne le puis Madame. — Et les ducats, qu’en voulez-vous faire ? — Ah ! Madame, ils sont bien à moi. — Je n’en doute pas, ma chère Jenny ; mais je veux savoir ce que vous avez, ou je n’aurai plus d’amitié pour vous. — Plus d’amitié pour Jenny !… Elle a voulu se lever et se jeter à mes genoux, je lui ai encore dit : ma chère Jenny, parlez-moi avec franchise — eh bien, je vois bien qu’il le faut, puisque Madame parle de m’ôter son amitié. Elle a tiré sa lettre, s’est couvert un moment la tête avec son tablier, et m’a dit comme ayant repris courage : Madame se doute peut-être que nous nous aimons, monsieur Bertrand et moi ; mais cela ne m’empêchera jamais d’être une honnête fille. — Il n’y a pas de mal à cela mon enfant, Bertrand est un honnête homme ; à ces mots elle m’a remis la lettre, que je vous envoie. Les larmes me sont venues aux yeux en la lisant, et j’ai eu bien de la peine à les renfoncer. Vous verrez par cette lettre le déplorable état du Marquis, et voici, ma chère Émilie, le service qu’il faut que vous me rendiez. J’ai une petite aigrette de diamans, que je n’ai pas mise depuis mon mariage, et qui à peine est connue de ma famille ; je vous l’envoie pour que vous la fassiez vendre secrètement, et le plutôt possible ; mais ce n’est pas tout, il faut trouver un moyen d’en faire recevoir le prix par le Marquis, et voici celui que j’ai imaginé : ce serait de lui faire écrire d’une main inconnue qu’un homme qui lui a fait un grand tort, qu’il peut réparer entièrement, sachant la triste situation où il est, lui fait passer à titre de restitution la somme de… en attendant qu’il puisse s’acquitter tout-à-fait envers lui. Le Marquis vient d’essuyer une banqueroute d’un négociant de Francfort, qui est en fuite ; il a dans sa vie aussi été trompé, volé de diverses manières ; il ne lui paraîtra donc pas surprenant qu’on lui fasse une légère restitution sans vouloir se nommer. Vous ne connaissez pas autant le Marquis que moi, et je suis persuadée que si une pareille confidence vous avait été faite, vous n’auriez pas balancé à faire usage de tous vos moyens, pour venir à son secours. Au lait pour toute nourriture !… par misère !… malade, sans argent, sans amis, dans un pays inconnu, dans un misérable village ; ah ! mille fois honnête Bertrand, soit bénie cette providence, vous en êtes l’instrument, et c’est elle qui a fait tomber votre lettre entre mes mains. Je répondrai à ses inspirations, et mon Émilie m’aidera dans mon entreprise. J’ai donné ma parole à Jenny de ne point parler de la lettre de Bertrand, et je lui ai fait promettre de ne point lui dire que j’en eusse connaissance ; ensuite nous sommes convenues qu’elle lui écrirait qu’elle m’avait fait voir la montre, et que je m’étais chargée de faire naître l’idée de l’acheter à un de mes parens qui en donnera un prix convenable. J’attends bien impatiemment votre réponse, ma chère amie.

P. S. Mon exprès restera à Mayence, si vous croyez pouvoir répondre dans vingt-quatre heures quelque chose de décisif.

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LETTRE LXIII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Je vous remercie mille fois, ma chère Victorine, de la commission que vous m’avez donnée, je suis heureuse de participer à une aussi généreuse action. J’en suis fière comme cet homme qui disait, entendant vanter un beau sermon, eh bien, c’est moi qui l’ai sonné. Il se serait passé beaucoup de temps peut-être, avant de pouvoir vendre votre aigrette, à un bon prix, ou si je m’étais pressée de la vendre à des juifs, ils ne m’auraient donné que la moitié de la valeur ; j’ai pris un autre parti qui m’a réussi complètement. Vous connaissez le grand-prévôt du chapitre ; c’est un homme noble et obligeant, et le bon vieillard se pique d’un attachement particulier pour moi. Au moment où j’ai reçu votre lettre, je sortais pour aller dîner chez lui en grande compagnie ; nous sommes arrivés des premiers, et après les complimens ordinaires, je lui ai demandé à entrer dans sa bibliothèque pour y prendre un livre, bien persuadée qu’il m’y suivrait ; il y est effectivement venu, et nous nous sommes trouvés seuls ; alors, je lui ai dit : monsieur le prévôt, j’ai un secret à vous confier et un service à vous demander. Sa belle et respectable phisionomie s’est épanouie à ces mots ; mademoiselle Émilie, a-t-il dit, peut compter sur ma discrétion, et tout ce que j’ai, tout ce qui est en mon pouvoir est à ses ordres. J’en étais d’avance assurée, monsieur le prévôt, lui ai-je répondu, et cependant je ne suis point présomptueuse. Il m’a serré les mains avec affection ; une pauvre Française émigrée, lui ai-je dit, n’a plus que ce bijou, elle est forcée de s’en défaire et je voudrais que ce fût au meilleur prix possible ; alors j’ai montré l’aigrette, il l’a regardée une minute, bien plus occupé de ce que j’avais à ajouter. Je vous ai choisi, lui ai-je dit, pour un prêteur sur gage ; il a ri. La chose étant très-pressée, je ne puis attendre une occasion favorable de la vendre. Faites-moi la grâce de me prêter deux-cents ducats, et lorsque le bijou sera vendu vous me donnerez le surplus, ou je vous remettrai ce qu’il sera vendu de moins ; mais comme il a coûté plus de trois cents ducats, je ne crois pas demander trop pour le moment. Je pressai quatre à quatre mes paroles, de peur d’être interrompue. Il m’a dit : je vois que nous n’avons pas le temps d’en dire davantage, et je garde vos diamans, parce que je suis plus à portée que vous de les faire vendre. Si vous voulez laisser après dîner votre sac à ouvrage sur l’encoignure qui est à gauche du poêle, je trouverai moyen d’y mettre les deux cents ducats. À peine achevait-il, qu’un valet de chambre est entré pour lui dire que la princesse de… était arrivée. Il m’a quittée, tout radieux d’avoir eu occasion de rendre service, et d’avoir une affaire secrète à traiter. J’ai resté quelques momens dans la bibliothèque, et je suis rentrée dans le sallon avec deux ou trois volumes. Le prévôt, fidelle à sa parole, a tourné et retourné après le dîner auprès de l’encoignure, et quand il a cru n’être pas aperçu, il a glissé les deux cents ducats dans mon sac. Vous pensez bien, ma chère, que j’ai été alerte pour le reprendre, et en sentant le poids des ducats, j’ai éprouvé un plaisir singulier, un plaisir d’enfant, dira-t-on, puisque j’étais bien sûre qu’ils y étaient. Ah ! nos sensations à tous les âges ont les mêmes principes, et les mêmes résultats. L’avare qui s’enferme pour contempler ses richesses, qui se plaît à les passer en revue, savait bien avant d’ouvrir son coffre ce qu’il renferme ; mais n’importe, leur vue le satisfait, et lui présente toutes les jouissances auxquelles il peut prétendre. En pesant dans ma main ces rouleaux, l’emploi me frappait plus vivement l’imagination ; mon cœur tressaillait, lorsque je songeais que dans ce petit volume étaient contenues la subsistance, la santé, la vie peut-être d’un homme digne de l’estime et de l’intérêt de tous les êtres pensans et sensibles. Si j’avais été seule, j’aurais, je crois, défait les rouleaux, et compté les ducats pour voir en détail tout ce qu’ils produiront de bien. Vous les recevrez ce soir ces bienheureux rouleaux, et si vous passez une bonne nuit, ou si elle est doucement agitée du plaisir d’avoir rétabli le calme dans une ame aussi noble que pure, songez à la diligence de votre Émilie, qui se trouve fortunée d’y avoir quelque part.

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LETTRE LXIV.

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Bertrand à Jenny.


Dieu n’abandonne jamais les honnêtes gens, ma chère Jenny, en voici une nouvelle preuve. Hier, comme j’étais à donner un bouillon à monsieur le Marquis, est entré dans la chambre le père Schmitt avec un homme qui tenait une petite boîte et une lettre. Voilà, a dit Schmitt, un homme qui vient de Francfort avec de bel et bon argent, à ce qu’il dit. Cela fera autant de bien à la santé de ce brave gentilhomme que toutes les drogues des apothicaires. Mon maître ayant lu son adresse sur la boîte, l’a ouverte et a trouvé dedans une lettre qu’il a lue, et deux bons rouleaux de cent ducats chacun. Il a demandé à l’homme qui lui avait remis cette boîte, et on lui a répondu que c’était le maître de la poste de Francfort, qui avait reçu l’argent par la poste de Suisse. Monsieur Schmitt, aussi joyeux que si l’argent avait été pour lui, a souhaité une bonne nuit à monsieur le Marquis, et ensuite a dit au courrier : allons, mon garçon, vous avez besoin de boire un coup ; venez goûter de notre bière et par-dessus le marché vous aurez un petit coup de rogome. Monfieur le Marquis m’a dit, voyant que j’étais tout en joie : cela vient fort à propos, mon pauvre Bertrand ; mais j’ai beau chercher, je ne vois que ce négociant de Francfort qui m’a fait banqueroute ; il aura eu un remords et m’envoie cet argent. Et que sait-on, Monsieur, quand Dieu touche le cœur des gens, ce n’est pas pour qu’ils restent à moitié chemin, et je crois, moi, que ce banquier est peut-être plus honnête homme qu’on ne pense, et qu’il nous rendra tout ce qu’il nous a pris ; et voici, ma chère Jenny, qu’il n’est plus question de vendre la montre, où j’espère que tu regarderas quelquefois l’heure qu’il est. Je vais donc la bien conserver, bien entendu que si, Dieu nous en préserve, monsieur le Marquis se trouvait dans le même cas, la montre, et tout ce que possède Bertrand, serait à son service. Adieu Jenny ; quand monsieur le Marquis se portera mieux, il ira au château, et Dieu sait si je le laisserai aller tout seul. Je t’embrasse, et, suis toujours de tout mon cœur ton fidelle Bertrand.

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LETTRE LXV.

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le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Il est très-vrai, ma chère cousine, que le banquier qui vient de faire banqueroute, était chargé de mes fonds qui n’étaient pas considérables, et je vous avouerai que je me suis trouvé dans le plus grand embarras. Moitié misère, moitié régime nécessaire à ma santé, je m’étais mis au lait, en attendant de recevoir quelques fonds de France, ou que je puisse me procurer quelque ressource par moi-même. J’ai été bientôt obligé de quitter le lait parce que la fièvre m’a pris, et j’étais réduit à une vingtaine de louis, lorsqu’il m’est arrivé deux cents ducats de je ne sais où. D’abord, j’avais songé à vous ; mais la somme m’a paru trop forte, non pour votre cœur, mais pour vos facultés ; enfin, quelques jours après, j’ai reçu de France par une voie détournée, deux cents louis. Me voilà donc, comme vous voyez, en état d’attendre les événemens. Votre lettre m’a sensiblement touché, ma chère cousine, et c’est bien le denier de la veuve que vous m’avez envoyé ; mais heureusement je n’ai pas besoin de ce secours, qui pénètre mon cœur de reconnaissance. Je vous envoie donc vos cinquante ducats, qui sont peut-être la moitié et plus de ce que possède ma généreuse cousine. La pauvreté et le malheur ont donc leurs plaisirs ! l’émotion et la satisfaction que j’ai éprouvées à la lecture de votre lettre, à la réception de votre bienfait, sont inconnues aux riches. Quelle marque d’amitié aussi touchante peuvent-ils recevoir ? Il est aussi pour la pauvreté une foule de petits détails et d’arrangemens, dont l’occupation l’intéresse ; nous nous applaudissons, Bertrand et moi, quand nous avons trouvé quelque moyen économique, qui tourne au profit d’une jouissance. Il est extrêmement intelligent pour ces sortes de détails ; ce n’est pas un domestique petit maître ; mais c’est le meilleur des serviteurs pour le cœur, le zèle et la probité. Il se dit valet de chambre, et il est tout, il est maître d’hôtel, officier etc. etc., aussi est-ce partout monsieur Bertrand, et son langage, un peu grossier, ne nuit point dans ce pays à sa considération. Eh bien ! ma chère cousine, quand nous disions à un maître d’hôtel : j’aurai demain dix, quinze personnes à dîner, nous n’avions aucun plaisir à songer à ce qu’on servirait, et la plupart du temps, fort peu à manger. Convenez qu’à présent lorsque vous faites venir Lisbeth, et moi Bertrand, et que nous disons : qu’est-ce que j’aurai à dîner demain, et qu’est-ce que coûte ceci, cela ? nous éprouvons une sorte d’intérêt qui nous était inconnu ; enfin il m’arrive souvent de faire des dîners excellens avec de la soupe aux choux, un morceau de veau rôti, et des pommes de terre. Qui sait les jouissances de ce mendiant, qui profite d’un moment de soleil pour se réchauffer ?… de ce malade que tout le monde plaint, et à qui un rêve procure peut-être un état d’enchantement ! Qui sait la satisfacttion qu’éprouve cette grosse servante, qui se montre un dimanche à la promenade avec un bonnet à fond d’or, et cet artisan qui a des boucles d’argent larges comme son pied ? Je finirai, ma chère cousine, par un vieux proverbe, plein de sens comme tous les proverbes : À brebis tondue Dieu ménage le vent. Adieu, permettez que j’embrasse bien tendrement ma bienfaictrice.

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LETTRE LXVI.

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Le même à la même.


Je crois, ma chère cousine, que votre sévérité applaudira à la résolution que j’avais prise, d’être quelque temps sans aller à Lœwenstein, et au courage que j’ai eu de l’exécuter ; j’ai passé huit jours sans sortir de ma chambre ou de mon petit bois, et j’ai employé tout ce temps à lire ou à peindre. Que je serais, hélas ! bien payé du sacrifice que j’ai su m’imposer, si la Comtesse m’en savait quelque gré, si elle pouvait savoir combien il me coûte ; mais mon cœur ne s’arrête pas à désirer une froide reconnaissance, et je serais malheureux si je n’espérais pas, qu’elle regrette un peu les momens que nous avons si doucement passés ensemble sans trouble et sans crainte. Je suis prêt à m’abandonner au désespoir, quand j’envisage l’avenir. S’il faut pour que je puisse jouir de la plus aimable société, que le temps ait affaibli l’impression que m’a faite la Comtesse, c’est-à-dire, qu’il faille que je sois moins sensible au plaisir de la voir, je ne vois pas quel sera le terme de mes privations. On a dit que l’amour ressemblait quelquefois à la haine, et je l’éprouve en ce moment où je suis obligé de fuir la personne que j’aime le plus, comme si je la haïssais…

J’en étais là de ma lettre, ma chère cousine, et de mes tristes complaintes, lorsque le Commandeur est entré chez moi avec le bruit d’un ouragan. Eh bien ! Marquis, m’a-t-il dit, êtes-vous brouillé avec nous, et comptez-vous encore long-temps priver la Comtesse du plaisir de vous voir ? savez-vous qu’il n’est pas bien de mettre les gens en train de nous aimer et de des planter là ? ma nièce, je m’en aperçois bien, depuis qu’elle vous connaît, trouve nos bons Allemands un peu pesans. Il faut aujourd’hui que je vous enlève, et que vous emportiez toutes vos couleurs et vos pinceaux. Je n’ai su que répondre à cette pressante invitation ; n’ayant aucun prétexte pour m’y refuser, et après m’être confondu en protestations, remercimens, il a fallu suivre le bruyant et bon Commandeur. Vous savez, m’a-t-il dit encore, que vous devez peindre ma nièce, et croiriez-vous qu’on exige aussi que vous exerciez vos talens sur ma vieille figure ; ainsi, Marquis, il faut nous donner au moins cinq à six jours. Nous voilà en route, ma chère cousine, et je mentirais, si je vous disais que je n’étais pas intérieurement fort aise d’avoir tous les honneurs de la vertu, et les plaisirs de la jouissance. Ma cousine, me disais-je, n’aura rien à me reprocher ; elle sentira qu’il m’était impossible de résister aux instances du Commandeur, et la Comtesse, satisfaite de mon courage et de ma prudence, me verra sans regret profiter du sort heureux que m’a procuré le hasard. Il ne m’a pas paru qu’elle ait été fâchée ni embarrassée de me voir, et sa mère, enchantée de l’espérance d’avoir un portrait de sa fille, a accueilli le peintre avec une extrême bonté. J’ai commencé dès le lendemain, c’est-à-dire, il y a deux jours un ouvrage qui exigerait le talent de Titien et du Corrège, pour n’être pas trop au-dessous de l’original. L’oncle voulait qu’elle fût en habit d’amazone, et si on l’avait cru, le tableau aurait tenu la moitié de l’appartement ; il aurait représenté, en outre de l’objet principal, des chevaux, des chiens et une forêt toute entière ; il a été décidé qu’elle serait assise près d’une table, et vêtue d’une robe blanche avec une ceinture bleue ; un petit chapeau, que vous lui connaissez, ne dérobera rien de ses traits ; ses beaux cheveux épars tomberont en grosses boucles sur un cou d’albâtre, et elle aura à la main un livre qu’elle ne lira pas, mais sur lequel elle aura l’air de réfléchir ; voilà, ma chère cousine, l’ordonnance de mon tableau. On lui tient compagnie pendant que je travaille, ainsi ne soyez pas trop en peine des indiscrétions du peintre amoureux de son modèle ; plaignez-le plutôt, car s’il éprouve un grand plaisir à contempler ainsi l’objet de son adoration, à pouvoir en détailler toutes les beautés, à lui faire prendre l’expression qu’il désire, la nécessité de contenir ses transports est un tourment insupportable et j’ai quitté deux fois l’ouvrage sous prétexte d’un mal de tête ; parce qu’un regard qu’elle a laissé tomber sur moi, m’a transporté hors de moi-même, il m’a semble y lire ces mots : « je sens quelle doit être votre contrainte ; et je n’en suis pas exempte moi-même »… Adieu, ma chère cousine.

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LETTRE LXVII.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il y a un démon qui se mêle de l’amour, de vos amours sur-tout mon cousin, et qui confond la prudence humaine. Le courage que vous avez eu d’être huit jours sans aller chez la Comtesse, mérite des éloges, et le Commandeur est venu bien à propos pour votre cœur, mais bien mal à propos pour la raison, vous enlever à votre sage retraite. On est tenté de tout abandonner, de se laisser aller au courant de ses passions, quand on voit le hasard détruire en un moment l’édifice péniblement élevé par la sagesse ; mais n’importe, mon cousin, il faut toujours combattre, sans quoi chacun se laissant aller à toutes ses faiblesses, toute vertu serait exilée de la terre ; je me souviens qu’un maréchal de Raiz, qui avait commis des crimes affreux, répondit à ses juges : j’étais né sous l’étoile qui fait faire ces choses-là. Croyez, mon cousin, que vous êtes né sous l’étoile qui donne le courage de triompher de ses passions, et porte aux actions les plus généreuses ; croyez que vous avez la force d’arrêter les transports d’une passion, qui pourrait causer des désagrémens à celle qui en est l’objet. Eh ! quel plaisir n’aurez-vous pas, lorsque votre amour affaibli par le temps, et changé en tendre amitié, vous permettra de goûter sans trouble les charmes de la société de la Comtesse ; qu’elle ne craindra point de se livrer avec vous aux mouvemens d’une tendre affection. Mandez-moi tout ce qui se sera passé à vos séances, et si l’on est content de votre ouvrage.

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LETTRE LXVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Le portrait est fini, ma chère cousine, et toute la famille en est enchantée ; vous savez mon goût pour les inscriptions, et j’en ai proposé une tirée d’Esther, que la modeste Comtesse s’est envain efforcée de rejeter

« Je ne trouve qu’en vous une certaine grâce
« Qui toujours me prévient et jamais ne me lasse. »


LETTRE LXXXVI.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je ne suis point surpris, mon cher Marquis, de l’article que vous avez lû dans les papiers publics, concernant ma bibliothèque, que la nation a mise en vente ; et je vous dirai ce qu’un homme de lettres a dit en pareil cas : je n’aurais guères profité de mes livres, si je ne savais pas les perdre. C’est pour vous que je la regrette ; mon dessein était de vous prier de l’accepter à l’époque de votre mariage, lorsque vous auriez habité votre hôtel ; mais au reste, mon cher et jeune ami, si nous examinions attentivement quels doivent être les effets de la Révolution sur les esprits, la perte que vous faites vous paraîtra peu sensible. Le cours des idées augmente ou diminue le prix des choses, et dirige vers d’autres objets l’intérêt et la curiosité. Ma bibliothèque était composée en grande partie de livres sur la jurisprudence et sur l’histoire de France ; un de mes oncles, qui était évêque, m’avait laissé une collection complette des procès-verbaux du Clergé, qui était alors d’un grand prix ; un missel Mozarabe et une bible de Mayence, qui lui avaient coûté deux cents Louis ; enfin une multitude d’ascétiques, de théologiens, de controversites, de sermonnaires. Cette partie de ma bibliothèque, à quelques volumes près de sermons éloquens, n’avait pas plus de prix à mes yeux, que les dossiers de livres faits pour remplir des espaces vides. On a fait autrefois de la religion une science arbitraire, qui est devenue l’objet des méditations d’un nombre infini d’hommes d’un génie ardent et subtil ; mais les controverses sont passées de mode, et les gens sages s’en tiennent au seul livre qui ne vient pas des hommes, à l’Évangile. C’est par faste, ou par l’effet d’une vague curiosité, bien éloignée du véritable désir de connaître, qu’on rassemble un grand nombre de livres de tout genre, et ce que dit Sénèque à ce sujet est fort sensé : « Voulez-vous que l’étude laisse dans votre esprit des traces durables ? bornez-vous à quelques auteurs pleins de génie, et nourrissez-vous de leur substance. Être par tout c’est n’être nulle part. Une vie passée en voyage procure beaucoup d’hôtes et pas un ami. Il en est de même de ces lecteurs précipités, qui sans prédilection pour aucun écrivain, parcourent à la hâte tous les livres. » Goûter d’une foule de mets annonce un estomac blasé. Les bibliothèques, qui contiennent par delà une certaine quantité de livres, peuvent être comparées aux dictionnaires qu’on ne lit pas, mais auxquels on a quelquefois recours. Il suffit pour les particuliers qu’il y ait de grandes bibliothèques publiques, qu’ils puissent consulter dans l’occasion, et qui seront toujours bien plus complettes. J’ai parcouru les catalogues de la bibliothèque Ambroisienne, et de celle du Vatican, et sur vingt mille volumes de ces immenses collections, il n’y en a pas cent qui offrent rien d’intéressant à la curiosité d’un homme, dont l’esprit a suivi la marche de son siècle. Que lui fait la restitution d’un passage dans une homélie de St. Chrysostome, et combien est peu intéressante aujourd’hui la fameuse histoire du concile de Trente ? Je ne vois rien de curieux dans cette assemblée, si ce n’est que les Cardinaux y dansèrent. Tous les ouvrages peuvent être rangés dans quatre classes : dans la première sont ceux de pure érudition, et qui ne sont bons qu’à être consultés. Les productions de la plupart des auteurs qui ont écrit jusqu’au milieu du 17. siècle, sont de ce genre ; on ne mettait alors au rang des bons livres, que ceux dans lesquels étaient citées beaucoup d’autorités. Ménage, dit, en parlant d’un de ces ouvrages, il y a telle page où se trouvent vingt et une éruditions. Qui dirait qu’on s’est occupé pendant plusieurs années de savoir combien avait duré l’action de l’Heautontimorumenos ?

Dans la seconde classe se trouvent ceux qui ont dû leurs succès à l’esprit de parti, au goût dominant, ou aux préjugés du temps où ils ont été écrits, et ils peuvent être comparés aux ouvrages de société, qui perdent tout leur prix, lorsqu’ils sont transplantés dans une autre. Les lettres Provinciales, les ouvrages de St. Evremont, et une multitude d’autres bien inférieurs, sont de ce nombre.

Dans la troisième classe sont ceux qui traitent d’objets intéressans par eux-mêmes, mais qui ne présentent que les premiers élans de l’esprit, de premiers aperçus et des systèmes trompeurs, qui ont séduit dans un temps où les esprits étaient encore peu avancés ; tels sont les ouvrages de Descartes, de Mallebranche, ceux de Grotius ; ils ressemblent à un échafaudage qu’on enlève quand le bâtiment est construit.

Dans la quatrième classe sont ceux dans lesquels l’auteur a atteint, à peu près, le degré où peut s’élever l’esprit humain, sur un sujet donné ; tels sont les ouvrages de Locke, et ceux de Newton ; enfin dans cette classe, très-peu nombreuse, sont les ouvrages où règnent, non les sentimens et le goût du moment, mais la simplicité, la grâce, l’élévation et la force des idées, l’énergie du sentiment et le charme du style, : tels sont ceux de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Montesquieu, de la Bruyère, de la Rochefoucaut, de la Fontaine, les lettres de Sévigné, etc.

J’avais beaucoup de livres sur le droit public, étudié en Allemagne avec tant d’application et si négligé en France ; mais cette science, qui fixe les rapports généraux des peuples, et la constitution de plusieurs, cessera bientôt d’occuper les esprits, parce que l’édifice Gothique, dont elle donne la description, est miné de toutes parts. Les traités de politique et tout ce qui est relatif à cette fameuse balance de l’Europe tomberont aussi dans l’oubli, parce que les rapports des peuples sont changés, que l’ambition n’a plus pour objet la seule domination, mais la quantité de numéraire et l’accroissement du commerce. De la jurisprudence romaine il ne subsistera que ce qui est fondé sur le droit naturel, et les coutumes particulières, souvent aussi nuisibles que bizarres, seront remplacées par de sages règlemens, auxquels seront également soumis tous les peuples du même empire. Les orateurs du barreau cesseront aussi d’être lus avec intérêt, lorsqu’on n’aura plus besoin d’y chercher des raisons et des exemples à l’appui de droits qui n’existeront plus, et l’éloquence qui brille dans plusieurs ne les soutiendra pas. Des plaidoyers sur un mur mitoyen, un testament, une substitution seront entièrement écliptés par des discours et des motions sur les plus grands objets de la législation, sur la politique, la guerre et la paix. La révolution de la France, unique dans son espèce, a donné aux esprits une commotion violente, qui leur a fait parcourir en tous sens les sentiers de l’économie politique et de la législation. Les Français, charmés de leur indépendance, se sont livrés aux plus téméraires conceptions ; ils ont détruit, mais ils ont en même temps creusé, porté la lumière dans les routes les plus obscures, et ils en ont ouvert de nouvelles et forcé les barrières élevées par le préjugé. Un jour viendra où dans le calme on examinera ces nombreuses discussions enfantées au milieu du tumulte et de l’effervescence de l’esprit de parti, et l’on fera paisiblement un choix éclairé de résultats utiles à l’humanité. La peine de mort sera un jour abolie, et n’est-il pas étonnant que ce soit en faisant couler des flots de sang, que ce soit, assis sur des monceaux de cadavres, que le Français aura enseigné aux nations à respecter la vie de l’homme[5] ? A-t-on en effet le droit de priver un homme de ce qu’on ne lui a pas donné ? La loi n’exerce pas de vengeances, comment peut-elle prescrire la mort, qui ne peut être un remède au mal qui est arrivé ? C’est en vain qu’on a répété que le supplice de mort servait à prévenir d’autres crimes, l’expérience apprend que dans les pays où les supplices sont les plus multipliés et les plus cruels, les crimes ne sont pas moins communs. Les jurys en matière criminelle ne peuvent manquer d’être établis, et dès-lors vous voyez crouler toute la partie de ma bibliothèque relative à la jurisprudence criminelle.

Je m’arrête un instant, mon cher Marquis, parce que je crois vous entendre me reprocher, en lisant cette lettre, que je fais l’éloge de la Révolution ; mais il je vous disais que j’ai vu des enfans, qui, au sortir d’une terrible maladie, avaient considérablement grandi, serait-ce faire l’éloge de la maladie ? La Révolution a de même hâté la marche de l’esprit ; mais cet avantage ne sera jamais la compensation de la millième partie des désordres et des barbaries qui ont fait gémir l’humanité ; et quand la plus grande prospérité devrait un jour découler de cette sanglante source, je dirais toujours avec Publius Syrius : Abominandum remedii genus debere salutem morbo.

Je poursuis mon examen. J’avais un recueil considérable d’édits et de règlemens sur les impôts, ils ne seront plus même consultés, lorsque l’art du Financier, qui est à la science de l’économie politique, ce qu’est la chicane à la jurisprudence, réduit à la perception de taxes uniformes, ne sera plus un objet d’étude. Les ouvrages sur l’histoire de France, dont j’avais une ample collection, quelque soit le régime substitué un jour à l’anarchie sanglante qui désole la France, doivent cesser d’être recherchés, si l’on considère que l’intérêt est le seul principe d’une curiosité soutenue ; tous les hommes, sans qu’ils s’en rendent compte, cherchent dans l’histoire de leur pays des choses favorables ou glorieuses, pour leur classe et leur état : le noble est empressé d’y lire les privilèges dont ont joui ses ancêtres ; les prêtres, l’autorité qui était le partage du clergé, et ces connoissances leur fournissent dans l’occasion, des argumens dont ils s’étayent. Les changemens qu’aura subi le gouvernement, reconstruit même sur les anciennes bases, rendront cette lecture moins intéressante. Les détails relatifs à l’intérieur des cours, dont l’avide malignité, ou la curiosité aimaient à se repaître, n’auront plus le même intérêt : la toute puissance de Richelieu, qui frappait les esprits de crainte et d’admiration ; les factions, dont la plupart avaient leur source dans les intrigues de cour ; le pouvoir et le faste des grands, ensuite l’éclat du règne de Louis XIV, et l’enthousiasme de la nation pour sa personne, toutes ces circonstances faisaient porter des regards avides sur les plus petites particularités relatives à des hommes qui faisaient tout mouvoir à leur gré ; on se plaisait à y chercher les principes des plus grands événemens ; aussi après ces grands événemens de l’histoire générale, sur laquelle ils influaient, ces détails étaient ce qu’il y avait de plus intéressant ; mais d’ici à un long temps, les Grands n’en imposeront plus autant. On se souviendra d’avoir vu leurs pères, leurs parens réduits à la plus déplorable situation, et plusieurs, obligés de vivre de leur industrie ; la perte de leurs biens leur interdira long-temps cet éclat extérieur, qui joint au rang et à la naissance, inspirait le respect et l’admiration. Enfin l’essor que toutes les classes ont pris, a familiarisé les hommes d’un état obscur, avec l’exercice des plus grands emplois, et il en doit résulter, que la multitude n’aura plus le profond respect dont elle se sentait pénétrée pour les Grands, que ce même exercice mettait à une distance immense d’elle. Les tableaux terribles et multipliés que présenteront le souvenir, et la peinture des sanglantes scènes de la Révolution ; le récit de crimes affreux et d’actes héroïques suffiront à la curiosité et à l’intérêt, et ne laisseront point de place aux petites anecdotes de cour. La Révolution deviendra une époque nationale, comme la captivité de Babylone chez les Juifs, et l’an de l’Hégire chez les Arabes et les Turcs ; et une infinité de familles dateront de ce temps une illustration méritée par des services éclatans, ou un attachement héroïque à la monarchie, qui les rapprocheront des anciennes Maisons. J’ajouterai que nous n’avons point de bonne histoire de notre pays. Les Anglais l’emportent sur nous dans cette partie, et Hume et Robertson n’ont point d’égaux en France. Nos histoires ne contiennent que des récits sans intérêt, que des satyres dictées par l’esprit de parti, de fades panégyriques et des compilations faites sans discernement. Un historien ne peut avoir de gloire durable, que lorsqu’il approfondit la moralité de l’homme, et développe avec sagacité et impartialité les modifications que lui ont fait subir les institutions civiles et religieuses ; alors il devient intéressant pour toutes les nations et tous les siècles. Si Tacite en peignant les Germains n’eût fait que décrire des armures bizarres, des costumes singuliers ; s’il n’avait pas fait sortir de son sujet de grandes vérités morales, éternellement intéressantes, le mérite même de son style ne soutiendrait pas l’ouvrage. Le cabinet d’histoire naturelle qui m’offre des métaux à demi-formés dans les entrailles de la terre, et quelques changemens successifs de formes, excite ma curiosité ; mais quelle ne serait pas ma satisfaction, si je pouvais voir la première amalgame des divers élémens, et suivre le métal, jusqu’au moment où l’art en fait la coupe ciselée de Lucullus ; le diamant, jusqu’à celui où il brille sur le cou de Cléopâtre ? telle est en quelque sorte la tâche de l’historien qui présente le tableau de l’homme des divers siècles. Ce n’est pas dans nos histoires qu’on apprend à connaître les Français, mais dans un petit nombre de mémoires particuliers, et je maintiens que l’homme qui a lû attentivement madame de Sévigné, est plus instruit des mœurs du siècle de Louis XIV et de la cour de ce monarque, que celui qui a lu cent volumes d’histoire de ce temps, et même le célébre ouvrage de Voltaire. Le changement des mœurs, la domination de nouveaux sentimens font, de lustre en lustre, disparaître les ouvrages d’auteurs jadis admirés. Combien, parmi ceux qui enchantaient madame de Sévigné et sa société choisie et spirituelle, sont à peine connus aujourd’hui ? C’est par pure curiosité qu’on lit de nos jours quelques-unes de ces fameuses lettres provinciales, regardées par Boileau et tant d’hommes supérieurs, comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le défaut absolu d’intérêt ne permet pas de continuer la lecture d’un ouvrage qui a dû sa célébrité à l’esprit de parti et au mérite du style, si remarquable dans un temps où l’on ne citerait pas un bon écrivain en prose.

La hardiesse des pensées a contribué à la vogue extrême des ouvrages de Voltaire, elle n’est plus sensible, à présent que la témérité a renversé toutes les barrières ; qui croirait que cet homme célébre a pensé être exilé pour avoir dit qu’Adam et Ève avaient les ongles un peu crochus, et la peau tannée ? Les pièces fugitives du même auteur dans lesquelles règnent l’esprit, la grâce et le ton du monde, auront-elles le même prix lorsque la société ne sera plus la même ? Qui sentira dans cent ans le mérite de cette charmante pièce intitulée : La vie de Paris et de Versailles. Le recueil immense de ses lettres, si agréablement écrites, mais monotones dans leur genre d’agrément, et relatives pour la plupart à la représentation de ses pièces, ou remplies de louanges si exagérées pour des personnes sans mérite, ne sera pas un jour plus intéressant que celui des lettres de St. Évremont. Les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire semblent devoir durer éternellement ; mais si un homme de génie donnait plus de mouvement à ses drames, s’il agrandissait la scène, mettait en action la plupart des choses qui ne sont qu’en récit, s’il cessait de s’assujétir à l’unité de lieu, ce qui ne serait pas aussi choquant que cela paraît devoir l’être ; ces hommes auraient un jour dans cet auteur un rival dangereux pour leur gloire. Si l’on supposait la durée de la République, les changemens dont je parle seraient bien plus considérables ; le peuple jouerait un grand rôle dans toutes les pièces, et les sujets seraient presque tous relatifs aux événemens du temps et aux mœurs nouvelles qui en découleraient nécessairement. Le théâtre, chez toutes les nations porte l’empreinte du gouvernement : dans la Grèce, où la démocratie a été en vigueur, le peuple intervenait sur la scène, et de là les chœurs. En Angleterre, où le gouvernement se rapproche du régime républicain, les auteurs ont soin de se conformer au goût du peuple, et mettent aux plus nobles sujets des détails et des scènes à sa portée. En France, où la cour avait un si grand ascendant sur la ville, la scène n’était remplie que par des comtes des marquis.

Ce qui durera éternellement de Voltaire, ce sont ces vers pleins de majesté et d’harmonie, qui exhalent le doux parfum de l’humanité, et dans lesquels l’élévation de l’ame se joint à la pompe de l’expression. On saura à jamais par cœur les beaux morceaux de la Henriade et d’Alzire ; on se plaira à lire un autre poëme rempli de détails charmans ; mais plus de quarante volumes de son immense collection, ne seront un jour parcourus que par la curiosité. Il faut que tous les auteurs qui ont beaucoup écrit perdent de leur mérite, la portion relative uniquement au temps où ils ont vécu, au goût alors dominant. La Bruyère, dont le style est si correct, dont l’esprit a percé à jour les ridicules de ses contemporains, qu’il a peints de si vives couleurs, sera réduit à un bien petit volume, qui renfermera, non les ridicules de l’homme de Paris et de Versailles, mais les passions, les sentimens, l’esprit de l’homme de tous les pays et de tous les siècles ; on trouve dans la Bruyère ce passage : « On dit son secret en amitié, il échappe en amour. » Ce sont de pareilles pensées, si heureusement exprimées, qui dureront à jamais. Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentimens, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressans, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais tout en admirant plusieurs parties de l’esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les lettres persannes, pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. Toutes les idées politiques répandues et dans l’esprit des Lois, et dans l’ouvrage, si bien fait, si sagement ordonné sur la grandeur et la décadence des Romains, sont contenues en germe dans les lettres Persannes, et le sujet y permet certaines idées qui déparent la dignité d’un ouvrage aussi grave que l’esprit des Lois : tel est ce passage au sujet de la polygamie et des sérails, le maître est un débiteur insolvable au milieu de ses créanciers.

Le temps avait rassemblé dans ma bibliothèque, un nombre prodigieux de romans, parce que mon libraire m’envoyait tout ce qui paraissait de nouveau, et leur perte vous paraîtra sans doute peu sensible. Ce n’est pas que je méprise ce genre d’ouvrages, et j’ai souvent souhaité qu’on brûlât tous les livres d’histoire, et qu’on les remplaçât par des romans ; la vérité y perdrait peu, et les récits d’actions vertueuses, la peinture des sentimens humains et généreux, substitués aux tableaux des excès de l’ambition, des fureurs du fanatisme et des plus honteuses faiblesses, exciteraient dans les esprits un noble enthousiasme pour la vertu. Que contiennent au reste les bibliothèques, si ce n’est des romans ? Il y en a sur la Divinité, sur l’Ame, sur les Gouvernemens, sur la nature de l’homme, et après les avoir lus on revient à dire avec Socrate : ce que je sais, c’est que je ne sais rien. La plupart des romans français, malgré le goût que j’ai pour les ouvrages d’imagination, ne sont pas pour moi un objet de regret, parce qu’ils sont presque tous dénués de style et d’invention, et que Gilblas excepté, ils n’ont pas, comme les romans anglais, le mérite d’offrir la fidelle peinture des mœurs, des hommes et d’une nation. J’ose assurer qu’un extrait fait avec discernement des pensées que renferment leurs romans, formerait le plus excellent ouvrage de morale. Les romans de l’abbé Prévost, qui ont eu une si grande vogue, ne peuvent plus se lire ; tout est invraisemblable dans ces romans écrits à la hâte pour faire subsister l’auteur. La seule histoire de Manon l’Escaut est à distinguer dans ses volumineuses productions ; c’est le comble de l’art d’avoir su inspirer un intérêt soutenu, pour deux créatures méprisables ; l’auteur a tellement nuancé leurs vices, et les a si habilement mélangés avec de bonnes qualités, que l’on ne peut arriver au dénouement de l’ouvrage sans le plus vif attendrissement. Un grand nombre d’autres romans, après avoir eu le plus brillant succès dans le temps où ils ont paru, n’offrent plus qu’un jargon inintelligible, et un dérèglement d’imagination qui n’a rien de piquant : qui peut aujourd’hui trouver quelque sel dans Tanzaï et Neadarné ?

Les voyages tenaient une grande place dans ma bibliothèque ; mais si l’on en excepte un petit nombre, la plupart sont écrits par des hommes sans lumières ni savoir, et sont remplis de faussetés et d’invraisemblances. Dégoûté de voir les auteurs décrire des coutumes bizarres, sans en chercher les principes et les rapports avec les mœurs d’une nation, j’aime autant en imaginer. Qu’ai-je besoin de savoir ce qu’un peuple de sauvages adore, quand je sais que des oignons, des vaches, des linges ont été l’objet du culte d’une grande nation ? Je ne regretterai pas non plus ces productions insipides d’auteurs qui s’extasiant froidement sur les beautés de la nature, décrivent avec emphase la plus petite montagne de la Suisse.

Pardon de cette longue lettre, à propos de ma bibliothèque ; mais j’ai voulu calmer vos regrets sur la perte que vous faites ; je ne vous ai point parlé en Sénateur pococurante, vieillard blasé et dégoûté, mais en homme qui suit le cours des idées. À mesure que l’esprit avance, une multitude d’ouvrages disparaît. L’Utopie de Thomas Morus, célébre dans son temps, n’offre plus rien d’intéressant depuis qu’on a étudié la science des gouvernemens, et un grand nombre d’auteurs pourraient faire aujourd’hui un bien meilleur roman politique que celui de Morus.

Vous voyez que les douze mille volumes qui formaient ma bibliothèque, se réduisent à un bien petit nombre, si l’on en ôte les théologiens, les controversistes, les sermonnaires, les livres de jurisprudence civile et criminelle, ceux qui concernent les droits féodaux et l’administration ; tous les livres dont la hardiesse faisait le prix ; la plus grande partie des histoires de France, tous les romans français à dix ou douze près, et la plupart des voyages ; enfin un nombre immense d’écrits qui ont dû leur succès au goût du moment, à l’intérêt des circonstances ; tous ces livres ne seront pas plus recherchés un jour, que les factums relatifs à des affaires qui dans leur temps fixaient l’attention générale. Le temps fait perdre de leur prix non-seulement aux pensées des hommes, mais à leurs actions, à mesure que des actions semblables se multiplient ; des exemples de valeur héroïque, des mots sublimes inspirés par l’héroïsme militaire ou patriotique, qu’on admirait chez les anciens, sont devenus des lieux communs ; dès qu’on entend commencer l’histoire, on en devine la fin et le trait, comme on devine souvent l’hémistiche d’un vers ; l’esprit se blase ainsi sur tout ; l’amour propre même s’use ; les triomphes, les honneurs, les applaudissemens multipliés n’offrent plus le même attrait, et l’homme, de jour en jour, doit être moins avide de succès qu’il voit prodiguer à un grand nombre de personnes, et souvent à des hommes méprisables. Il en doit être un jour des honneurs et de la gloire, comme de la demande des auteurs à la fin d’une pièce ; le flatteur empressement avoit enivré Voltaire, et les Poinsinet y devinrent insensibles. Que conclure de ce que je viens de vous dire, sinon, que rien n’est durable dans le monde, et que les pensées et l’estime des hommes sont comme les flots de la mer qui se succèdent et disparoissent ?

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LETTRE LXXXVII.

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La Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il faut, mon cher cousin, que je vous donne un avis dont vous me saurez gré, si vous êtes raisonnable, comme je le crois. La Baronne de ****, dont vous connoissez les prétentions au bel esprit, s’est mis dans la tête de jouer la comédie, et je sais qu’elle compte sur vous et la Comtesse pour les rôles de Zaïre et d’Orosmane. Le Commandeur ne manquera pas d’adopter cette idée et d’user de tout son ascendant sur sa nièce pour se procurer le plaisir de la voir applaudir. Si cette proposition est faite, la Comtesse éprouvera un grand embarras, d’avoir, ou à contrarier son oncle, ou à se trouver en scène avec vous. Comme vous êtes l’acteur sur lequel on compte le plus, le projet n’aura pas lieu si vous refusez. Vous avez un motif bien légitime comme Français. Il ne serait pas besoin de vous rappeler ce que ce nom impose dans les circonstances actuelles ; mais le plaisir de pouvoir exprimer ses véritables sentimens, en n’ayant que l’air de jouer un rôle, l’intimité que donnent les répétitions, la douce nécessité de se voir souvent ; tout cela peut faire oublier quelque temps à un homme amoureux, ce que la bienséance exige. Prévenez donc d’avance la Baronne, ou permettez-moi de lui dire qu’il est impossible, quelque peu nombreuse que soit l’assemblée, qu’un Français, dans les tristes conjonctures où nous sommes, paraisse sur un théâtre. Adieu, mon cher cousin, répondez-moi au plutôt je vous prie, et aimez toujours votre cousine, qui le mérite bien par son tendre attachement.

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LETTRE LXXXVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous avez raison, mille fois raison, ma chère cousine ; tout divertissement est interdit à un Français, dont le cœur est déchiré par les maux de sa partie ; prévenez donc madame la Baronne qu’elle ne doit pas compter sur moi pour son spectacle. Je me suis reproché plusieurs fois d’avoir dansé chez le Commandeur, et cependant j’ai pour excuse, d’être arrivé sans m’en douter dans une salle préparée pour un bal. Je n’eus pas le temps de réfléchir un instant ; je me trouvai entraîné, et en quelque forte forcé à danser par le Commandeur ; vous en avez été témoin ; la première danse était un engagement pour la seconde, et il n’était plus temps de se défendre ; je n’aurais fait, en motivant ma résistance, qu’éveiller l’attention sur la faute que je venais de commettre, et la critique ne m’aurait pas plus épargné. Vous avez peut-être cru que le plaisir de tenir la main de la Comtesse, de la serrer dans mes bras, enfin, que tout ce que la danse et les Allemandes, sur-tout, présentent de douces illusions, mêlées de quelques réalités, m’avait séduit, enivré ; mais l’idée de l’embarras qu’éprouvait la Comtesse, les regards inquiets qu’elle portait, tour à tour, sur les spectateurs et sur moi, me rendaient timide et incertain. Les gens que l’on appelait à bonnes fortunes, m’auraient trouvé bien ridicule ; cherchant le plaisir seul sous le déguisement de l’amour, ils ne songent qu’à eux, et peu leur importe de déplaire momentanément. Combien le véritable amour est éloigné de cette intrépide personnalité ! J’étais en quelque sorte honteux des avantages que me donnait ma position, tant j’étais inquiet que la Comtesse ne me crût homme à en abuser, et à jouir intérieurement de son embarras. Elle a dû remarquer ma circonspection, et ma conduite en cette occasion devrait la rassurer dans d’autres circonstances. Hélas ! bientôt elle n’aura plus rien à craindre de mes empressemens ; il faudra la quitter, et pour combien de temps ! Que la Révolution dure ou qu’elle se termine, je serai également loin d’elle, et quel prétexte de m’en rapprocher ! je deviens indifférent sur tous les événemens, lorsque je n’en vois aucun qui me rappelle auprès d’elle. Le Commandeur m’a dit il y a quelques jours : l’état violent où sont les choses en France ne peut durer, et je suis persuadé que d’ici à un an vous serez dans votre château de St. Alban ; si cela est, je vous promets d’aller vous y faire une visite, avec ma sœur et ma nièce, et je suis bien sûr que nous y serons bien reçus. Vous devinez aisément ce que j’ai répondu ; mais ce qui vous surprendra, c’est que depuis ce moment je vois souvent la Contre-révolution faite, et cette nuit j’ai rêvé que la Comtesse était chez moi ; je la voyais dans ce grand appartement qui donne sur la terrasse ; sa mère au rez de chaussée, ainsi que le Commandeur. Le reveil a dissipé cette heureuse réunion de personnes qui me seront éternellement chères. Adieu, adieu, ma cousine, ce n’est pas dans les rians sentiers de l’espérance que mon imagination s’égare le plus souvent, et je veux vous faire grâce de mes sombres idées.

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LETTRE LXXXIX.

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La Vicomtesse de Vassy
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Il y a bien long-temps, Mademoiselle, que je n’ai reçu de vos nouvelles ; mais j’ai appris que vous vous portiez bien, j’ai su aussi que le cher Baron s’était distingué dans plusieurs occasions, et qu’on lui avait envoyé la croix de Marie Thérèse. Ces bonnes nouvelles ont pour quelque temps suspendu mes chagrins et le sentiment de mes maux ; mais hélas ! ce ne sont que des éclairs, qui brillent quelques instans au milieu d’un ciel couvert des plus sombres nuages. Je suis toujours bien souffrante, il paraît que les eaux de Carlsbath ne me conviennent point, et que c’est ma poitrine qui est affectée. Je ne reçois pas de nouvelles du Vicomte, jugez, Mademoiselle, de mes inquiétudes ! Je suis cependant un peu rassurée quelquefois, en songeant qu’il n’est point au nombre des Émigrés et qu’il était sorti de France avec un passeport. Sa tendresse pour sa mère, et le désir d’écarter de moi la misère, l’ont fait rentrer dans ce repaire de brigands et d’assassins. Il se reprochait d’être la cause de ma ruine, parce que c’est son valet de chambre qui m’a emporté presque tout ce que je possédais, et je crains souvent que sa mère n’ait servi que de prétexte à son voyage ; il m’a montré quelques lettres déjà anciennes, où elle lui témoignait du regret de ne l’avoir pas auprès d’elle ; mais c’était dans un temps où il y avait bien moins de danger à habiter la France. De quel recours peut-il être à une femme qui a des amis zélés et des gens d’affaires fidelles ? Quel besoin pouvait avoir de lui une femme infirme, qui a dû échapper à l’œil des tyrans, par la retraite où elle vit, et par son extrême circonspection ; mais que pouvais-je dire lorsqu’il s’agissait de remplir un devoir sacré, comment s’opposer au vœu même indiscret de l’amour maternel, au désir de la tendresse filiale ? Il m’est resté quelques fonds ; et satisfaite de vivre avec un homme pour qui seul je tiens à la vie, je me serais réduite sans peine au plus strict nécessaire ; j’aurais supporté gaiement la misère. Vous m’avez quelquefois entendue parler de mes malheurs ; mais vous ignorez par quels affreux chemins j’étais parvenue à une félicité qui n’a duré que peu d’instans. L’intérêt que j’ai eu le bonheur de vous inspirer et à votre aimable amie, m’a fait naître l’idée de mettre par écrit les événemens extraordinaires de ma vie ; je vous en avais promis le récit ; j’ai profité de mon loisir pour les adresser à mes deux amies, à qui je demande le secret pour ma vie, elle ne sera pas longue, je crois ; mon corps épuisé par des secousses trop vives, ne fait plus que languir, et mon ame seule semble le soutenir. Je quitterai incessamment Carlsbath qui ne convient pas à ma santé, et j’aurai bien du plaisir à vous revoir dans mon petit hermitage du Rhingau. Adieu, ma chère amie, adieu, mes chères amies, je vous embrasse mille et mille fois de tout mon cœur.

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LETTRE XC.

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Monsieur de Versac
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mademoiselle,


Je ne sais si vous vous rappellerez le nom d’un homme qui a eu deux ou trois fois l’honneur de vous voir chez Monsieur le prévôt du chapitre de Mayence, et qui vous accompagna un jour à une fête qu’il vous donnait, et à madame la comtesse de Loewenstein, dans une petite île du Rhin. Vous avez tant vu de Français, d’Émigrés, et malheureusement de Patriotes depuis ce temps, qu’il serait fort simple que mon nom et ma personne n’eussent laissé aucune trace dans votre esprit. Un intérêt pressant, Mademoiselle, me fait prendre la liberté de vous écrire, c’est celui d’une de vos amies, de madame la Vicomtesse de Vassy ; elle m’a parlé bien souvent de vous avec tendresse et reconnaissance, et il m’a suffi de ne vous être pas tout-à-fait inconnu pour en être distingué. Sa santé est dans un état fâcheux et presque désespéré ; les eaux de Carlsbath, loin de lui être salutaires, sont absolument contraires à son mal qui est une espèce de consomption et le médecin lui a conseillé de les quitter. Elle part dans peu de jours pour retourner dans les environs de Mayence, d’où la crainte des Français l’avait chassée ; mais, Madame, l’état de sa santé n’est pas le plus grand des maux qui accablent cette femme intéressante ; le Vicomte de Vassy a été condamné à être déporté en Amérique ; elle n’en est pas instruite, et dans la faiblesse où elle se trouve, elle succomberait sous le poids de son infortune. Il est donc, Mademoiselle, du plus grand intérêt de lui cacher cette triste nouvelle. Le Vicomte n’avait point marqué dans la Révolution, et son nom ne se trouve que sur une seule liste, enveloppé dans un nombre de plus de cent condamnés à la même peine ; cette circonstance favorise le mystère qu’il est si important de faire à sa malheureuse femme. C’est par un de ses amis que j’ai su cette nouvelle, qui, confondue avec tant d’autres atrocités, n’a pas fait de sensation. Il serait cependant possible que la liste, sur laquelle se trouve le Vicomte, parvînt à sa femme ; j’invoque les soins de votre amitié pour écarter d’elle, d’ici à quelque temps, tous les papiers publics ; il serait aussi à désirer que vous pussiez lui faire donner des nouvelles propres à soutenir ses espérances. Sa vie, hélas ! touche à son terme, et cette salutaire tromperie la lui ferait peut-être finir en paix. Elle est dans la confiance que son mari n’a rien à craindre en France, parce qu’il n’était pas Émigré, et qu’il y a fait deux voyages avec un passeport en bonne forme. Il vous sera donc facile, Mademoiselle, de l’entretenir dans une flatteuse erreur. Si elle connaissait la jurisprudence révolutionnaire, sa sécurité l’abandonnerait bientôt. Indépendamment de tout l’intérêt qu’inspire madame la vicomtesse de Vassy par son esprit, ses agrémens et sa douceur, ses nobles procédés envers mes malheureux compatriotes suffiraient pour inspirer pour sa personne le respect et l’attachement. Privée, par la scélératesse d’un domestique, de la plus grande partie des ressources qu’elle s’était ménagées dans le malheur général, elle se réduit au plus étroit nécessaire pour fournir des secours à ses compagnons d’infortune. Je me flatte qu’en faveur du motif, vous excuserez la liberté que je prends de vous écrire sans avoir l’honneur d’être particulièrement connu de vous. Ce n’était pas rendre justice à la bonté de votre cœur, que de garder le silence dans une occasion qui peut l’intéresser sensiblement. Je suis avec un profond respect,


Mademoiselle,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur
le cher de Versac.
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LETTRE XCI.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


J’ai à vous parler aussi d’une Émigrée, ma chère Victorine, dont le triste état vous touchera sensiblement ; c’est de la vicomtesse de Vassy qui est en route, je crois, pour revenir de Carlsbath ; lisez cette lettre du chevalier de Versac, avec qui vous pouvez vous rappeler d’avoir dansé chez le prévôt du chapitre de Mayence ; elle vous instruira de détails que je n’ai pas la force de vous faire. L’avis qu’on me donne et que je vous transmets, peut être fort intéressant, et vous ferez bien d’en faire part au Marquis et à la Duchesse ; mais peut-être ils connaissaient le vicomte de Vassy, c’est un motif, ma chère Victorine, d’user de ménagemens en leur apprenant cette nouvelle. Adieu, je ne veux pas m’étendre sur le triste sujet de cette lettre, elle ne fera que trop d’impression sur vous, sans que j’y joigne mes sombres idées. Malheureuse Vicomtesse ! quelle horrible nouvelle ! et combien peu il lui reste d’espoir. Adieu, adieu, ma tendre amie.

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LETTRE XCII.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


La Vicomtesse est arrivée, ma chère amie, et a suivi de près, comme vous voyez, sa lettre. Je crois que le désir d’être plus à portée de savoir des nouvelles a hâté son voyage : hélas ! elle ne sait pas combien elle est heureuse de les ignorer !… Je m’attendais, d’après ses lettres et ce qu’on m’a dit, à la trouver bien plus changée ; mais les maladies de poitrine sont, dit-on, peu sensibles au dehors, et quelquefois je suis tentée de croire que son mal n’aura pas de suite ; elle en augure autrement : j’ai perdu, me disait-elle hier, deux amies de la maladie dont je suis atteinte, et la marche m’en est connue ; elle s’est arrêtée en disant : il ne faut pas chagriner mon Émilie et son aimable amie. Le médecin, sans s’expliquer positivement, m’a donné beaucoup d’inquiétude : c’est là, m’a-t-il dit en portant la main sur son cœur, qu’est le principe du mal. Quelle affreuse position aussi que la sienne ! elle était au comble de ses vœux, elle venait d’épouser un homme qui lui était cher depuis long-temps, et la fortune qu’elle avait, était immense pour une Émigrée. Elle m’a promis de me confier ce qu’elle appelle ses aventures : mariée très-jeune elle a été très-malheureuse, et ensuite a voyagé en Italie. Quels peuvent être les malheurs d’une femme jeune, riche, agréable et d’une naissance distinguée ? Elle n’a point été à la cour, son premier mari est mort depuis cinq ans, et ce n’est que depuis quelques mois qu’elle tremble pour les jours du Vicomte. Elle parle souvent de l’injustice des hommes, de la légéreté de leurs jugemens, et lorsqu’elle entend raconter des histoires scandaleuses de femmes, elle me dit quelquefois en soupirant : peut-être que tout ce que l’on dit n’a aucun fondement ; peut-être ne sont-elles que malheureuses. Vous conviendrez avec moi, ma chère amie, que ses manières si simples et si décentes, ses discours si mesurés, sans pédanterie, ses sentimens nobles et généreux doivent être de sûrs garans que son indulgence ne vient pas du besoin qu’elle en a pour elle-même ; qu’en dites-vous mon amie ? ne croyez-vous pas comme moi lire au fond de son cœur ? Elle n’a pas désaprouvé que je vous aye fait voir ce portrait qu’elle m’a tant recommandé de ne montrer à aucune personne de son pays ; c’est une figure absolument différente de la sienne ; mais on démêle bientôt la ressemblance ; ses yeux sont les mêmes, et les traits sont seulement grossis par la petite vérole, et la fraîcheur de son teint effacée, on peut sans s’intéresser à elle, être curieux de posséder un ouvrage qui donne une idée exacte de la beauté et de la grâce réunies ; mais quelle peut-être la raison qui l’engage à faire un mystère de ce portrait qui la présente sous un aspect enchanteur ? il faut attendre qu’elle l’explique et arrêter notre imagination. Adieu, ma chère amie, la Vicomtesse vous embrasse bien tendrement.

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LETTRE XCIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis bien touchée, ma chère Émilie, de l’état de la Vicomtesse, et il est bien important de lui cacher le sort de son mari ; elle est tourmentée par l’incertitude et tomberait dans le désespoir, si elle connaissait toute l’étendue de son malheur ; parlez-lui, je vous prie, de mon tendre attachement pour elle, en attendant que je lui en renouvelle moi-même le sincère témoignage. Le Marquis ne sait point qui elle est ; le nom qu’elle portait avant son mariage ne lui est pas même connu ; mais il est ami du vicomte de Vassy, qu’il estime infiniment, et il est assuré qu’il ne peut avoir épousé qu’une femme digne à tous égards de porter son nom. Le récit de ses aventures qu’elle doit vous adresser nous la fera connaître plus particulièrement, et je suis convaincue qu’il nous fournira de nouveaux motifs de l’estimer. Son médecin a passé ici il y a deux jours, et m’a dit qu’elle touchait à sa fin ; il s’attendrissait en me donnant cette funeste assurance, et son émotion est une marque de l’intérêt que votre malheureuse amie inspire ; car l’habitude des spectacles douloureux rend insensibles les hommes qui y assistent par état ; les autres en détournent promptement les regards, et c’est ce qu’on voit arriver tous les jours à la rencontre des mendians. Le nombre prodigieux des Français malheureux dispersés dans toute l’Europe, émoussera bientôt aussi la sensibilité, et déjà j’ai vu quelque chose de plus que l’indifférence, j’ai entendu railler de leur misère, et plaisanter ceux qui étaient touchés de leur triste situation. Il n’y a pas longtemps qu’une femme, entendant parler d’une personne de sa connaissance qui avait généreusement donné asile à un Émigré : il devient, dit-elle, du bon air d’avoir dans sa maison un Émigré, comme autrefois des coureurs et des héduques. Que dites-vous de ce sot propos ? pour moi je me brouillerais avec une femme capable d’une aussi plate raillerie, propre à refroidir l’intérêt qu’excite le malheur, et surtout celui qui a pour principe l’honneur et la fidélité. Le Marquis n’est pas venu ici depuis trois jours ; il m’a paru bien triste la dernière fois que je l’ai vu. La cruelle destinée de la Reine remplit son ame d’amertume ; voici ce qu’un de ses amis lui écrit, il m’a permis d’en prendre copie, et l’issue, hélas ! trop vraisemblable de cet incroyable procès, pénètre mon ame d’horreur. « La parole, Monsieur, est impuissante pour décrire ses malheurs, et je crois que ce n’est pas un historien, mais un grand peintre qui pourrait dans plusieurs tableaux en donner une juste idée. Le premier la représenterait dans la fleur de la brillante jeunesse arrivant à Strasbourg, et excitant des transports d’admiration par sa beauté et la noblesse de sa figure ; dans un autre on la verrait à Rheims dans tout l’éclat de la royauté, avec son auguste et malheureux époux, l’objet des bénédictions touchantes d’un peuple immense ; dans un autre elle serait peinte à Versailles au milieu de la plus brillante cour, et surpassant toutes les femmes qui l’environnent par l’éclat de la beauté et un air tout à la fois élégant et majestueux ; un autre la montrerait arrivant à Paris dans toute la pompe royale, après avoir donné le jour à un Dauphin, et l’on y verrait les Parisiens, ce peuple si féroce aujourd’hui, se presser sur son passage, s’enivrer en quelque sorte de sa présence et faire retentir l’air de cris d’alégresse. Le jour de la première assemblée des États généraux serait encore le sujet d’un tableau ; là, on la verrait au milieu des Représentans de la nation, environnée de la plus haute noblesse. Quelle funeste transition serait offerte à l’esprit quand elle paraîtrait le six Octobre à la fenêtre, dans le palais de Versailles, se montrant avec intrépidité à un peuple d’assassins remplissant l’air d’affreux hurlemens et inondant du sang de ses gardes le seuil du palais ; et ensuite la journée du dix Août, ensuite la captivité du Temple ; enfin on verrait dans un autre tableau une femme en habit mal-propre, un paquet de linge sous le bras, descendre d’un misérable fiacre aux portes d’une prison, et cette femme serait la même qu’on aurait vue triomphante, adorée, serait la reine du plus superbe royaume de l’univers. Je frémis en songeant au tableau qui suivrait !… Ces tableaux. Monsieur, mon imagination me les présente sans cesse, et aucun historien ne pourra en tracer les terribles et étonnantes gradations. » Au moment où je finis cette lettre, j’apprends que monsieur de Loewenstein ne reviendra que dans quatre jours, ainsi j’irai après-demain passer vingt-quatre heures avec ma chère Émilie, et embrasser la malheureuse Vicomtesse.

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LETTRE XCIV.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


Il semble que la Vicomtesse ait ranimé toutes ses forces pour jouir du plaisir de vous voir, car depuis votre départ, ma chère amie, elle est tombée dans une faiblesse extraordinaire. Elle m’a remis hier l’écrit qui contient ses malheurs, je l’ai lû cette nuit avec un grand intérêt et je vous l’envoie. Vous penserez comme moi ; la plus étrange fatalité a présidé à tous les événemens de sa vie, et je suis tentée d’après un tel écrit, de ne croire à aucune mauvaise réputation. Dans peu, comme elle le dit, tout lui sera bien indifférent ; son état empire à chaque instant, et je crains en me réveillant d’apprendre qu’elle n’est plus. Adieu, ma chère Victorine.

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HISTOIRE
DE LA
VICOMTESSE DE VASSY

ADRESSÉE
PAR ELLE À SES DEUX AMIES


Dans peu les vains discours des hommes me seront indifférens, ô mes chères amies ! mais ce sera pour moi une satisfaction, avant de quitter cette terre souillée de tant d’horreurs, que de m’être fait connaître entièrement à deux personnes que je me plais à ne pas séparer dans mon affection, et de leur laisser de moi un tendre souvenir. Vous avez souvent été étonnées de quelques mots qui me sont échappés, et qui indiquaient quelque chose de mystérieux dans mon existence ; vous m’entendiez parler de malheurs, et vous cherchiez ce qui pouvait avoir causé ceux d’une femme jeune, riche et libre depuis long-temps ; il est bien vrai, et vous allez en être convaincues, que peu de femmes ont été aussi malheureuses. Si je ne rendais pas justice à votre discernement, aux généreuses dispositions du cœur de mes amies, si je ne croyais pas être connue d’elles, je n’entreprendrais pas de leur raconter les tristes événemens de ma vie. La crainte qu’elles ne prennent un récit simple et ingénu pour un roman artificieusement inventé pour me justifier, m’arrêterait, et j’aimerais mieux emporter avec moi un secret qui n’intéresse qu’une seule personne, que d’être suspecte du plus léger détour, et même d’une réticence. Vous allez voir au reste que je n’ai aucun intérêt à me justifier ; car celle dont je vais vous parler a disparu du monde et de la mémoire des hommes depuis long-temps, et qu’en vous parlant de moi je vous parlerai d’une autre. Voilà une énigme, elle va se développer. j’ai été mariée à seize ans au Marquis de **** âgé de quarante. Son nom et sa fortune déterminèrent mes parens ; tous les hommes qui ont de la barbe, paraissent les mêmes aux yeux des jeunes filles, si j’en juge par moi ; l’âge du Marquis, d’après cela, ne m’inspira aucune répugnance. Il avait passé sa vie dans le plus grand monde, et avait eu auprès des femmes ces succès rapides et nombreux, qui caractérisent l’homme appelé à bonnes fortunes. Il croyait connaître les femmes, et celles avec lesquelles il avait vécu ne lui ayant pas donné une grande opinion de leur sexe, il était persuadé qu’il n’y en avait pas, dont la vertu pût résister aux empressemens d’un homme aimable. Cette conviction et un secret penchant à la jalousie le rendaient très-attentif à ma conduite ; mais la crainte de la raillerie lui faisait afficher une apparente indifférence. Il m’aimait et ne trouvait pas qu’il fût du bon air de paraître attaché à sa femme. Secrètement jaloux, il s’en cachait avec un soin extrême, et par une suite de ce système, il me donnait une grande liberté apparente, et ne me perdait jamais de vue. Je ne me parerai pas à vos yeux d’une fausse modestie, et je vous dirai franchement que ma figure était citée de préférence à tout autre, et que les hommages de la plus brillante jeunesse se dirigèrent vers moi dès les premiers mois de mon mariage. J’avais la légéreté de mon âge, et je me livrai avec vivacité à tous les amusemens qu’il comporte. Ils avaient la plupart un charme de plus pour moi, c’était de procurer des succès à mon amour propre. J’aimais la danse pour elle-même, et je l’aimais encore pour être applaudie, parce que je dansais mieux que les autres personnes de mon âge. Il en était de même de la musique que je savais très-bien, et je vous dirai toujours avec ma franchise accoutumée, que j’ai une très-belle voix. J’avais perdu ma mère dans mon enfance ; le Marquis de *** n’avait de parentes qu’une cousine qui se chargea de me produire dans le monde, et dans peu m’abandonna à moi-même. Vous voyez que j’avais assez beau jeu pour faire des sottises, je ne fis que des étourderies ; mais elles me furent aussi fatales qu’auraient pu l’être des crimes punis avec sévérité. Un jour j’étais dans une compagnie assez nombreuse dans laquelle se trouvait la Présidente de **** avec le Baron de **** qu’elle aimait et qu’elle voyait avec inquiétude s’occuper quelquefois de moi ; on joua après souper à ce qu’on appelle des jeux innocens, et des jeux de mains. Le Baron reçut un coup violent d’un jeune homme de son âge, avec lequel il avait eu plusieurs fois des querelles qu’on avait eu peine à calmer, et l’on crut que celui-ci avait profité de l’occasion pour maltraiter un homme qu’il n’aimait pas. Je ne vis point donner ce coup ; mais au même instant, une femme ayant dit au Baron, en plaisantant, qu’il était un fat ; je lui dis, quoi vous souffrez cela ? Le Baron tout occupé du coup équivoque qu’il avait reçu, crut que je lui en parlais, et me dit assez sérieusement, je ne suis pas si endurant que vous le croyez. Le lendemain il se battit, et fut blessé au point de faire quelque temps désespérer de sa vie ; la Présidente publia que c’était moi qui l’avais forcé à tirer vengeance d’un coup donné fort innocemment, et de là je fus regardée comme une femme d’un commerce dangereux. Six mois après cette aventure, mon malheur m’attira un autre désagrément encore plus sensible et plus fâcheux. Le Marquis de *** était amoureux de Madame de *** ; c’était un esprit romanesque, qui prétendait, que l’amour ne devait être qu’un commerce d’ame et d’esprit ; enfin il réalisait dans sa pensée l’amour qu’on appelle Platonique, et souvent se perdait dans un galimatias inintelligible. J’avais souvent plaisanté avec lui de ses sentimens, lorsqu’il me fit la confidence qu’il avait trouvé une femme qui pensait comme lui, et quelque temps après il m’apporta deux lettres, dont l’une était de lui et l’autre de la femme qui devaient me convaincre, disoit-il, de la passion épurée qu’ils éprouvaient tous deux ; il était tard et il me les laissa en me priant de les lui renvoyer le lendemain matin. Je lus ces lettres, pleines de sentimens mystiques, et il me sembla que c’était ainsi que la célébre madame Guyon devait écrire à son directeur. Elles ne faisaient tort qu’à la raison de la femme, et ne pouvaient faire soupçonner sa vertu, ou du moins ses intentions. Je fus exacte à renvoyer ces deux lettres, et j’y joignis deux lignes qui exprimaient au Marquis mon admiration des beaux sentimens qu’elles contenaient ; un domestique, nouvellement entré chez moi, fut chargé de les porter de grand matin ; le Marquis était logé chez un de ses parens de même nom que lui, appelé le Comte de ***, et c’était de sa femme qu’il était amoureux. Le Comte montait en voiture pour aller à Versailles au moment où arriva mon laquais qui, confondant les titres, dit que c’était une lettre pour le Comte de ***. Celui-ci la prend, l’ouvre et voit un commerce d’amour entre sa femme et son parent, et un billet de moi qui prouvait que j’étais dans leur confidence. Il était jaloux et ne s’amusa pas à peser les expressions ; il pensa tout naturellement que la spiritualité n’était qu’un chemin pour arriver jusqu’aux sensations, et que, de quelque manière qu’une femme fasse entendre qu’elle aime, elle ne manque pas, après un détour plus ou moins long, de parvenir au même but. Il monte chez sa femme, l’accable de reproches, et lui ordonne de se préparer à partir pour une terre à cent lieues de Paris ; il écrit ensuite à son parent qui attendait tout de lui, de prendre ses arrangemens pour sortir au plutôt de sa maison ; il se rend de là chez mon mari, et lui dit qu’il croit devoir l’avertir que je fais le métier de confidente, de complaisante, et que j’ai favorisé les amours de sa femme. Voilà le Marquis perdu dans l’esprit de son parent, son protecteur ; sa femme exilée au fond de l’Auvergne, et ma réputation auprès de mon mari compromise. Il me parla de cette aventure avec une raillerie insultante, et me dit que j’étais bien jeune pour un pareil rôle. L’affaire perça dans le public et on répandit que j’étais jalouse de la Comtesse de *** et que j’avais trahi le Marquis pour la perdre. Plusieurs femmes s’éloignèrent de moi, et je voyais régner dans celles avec qui je restais en liaison, une contrainte qui ne m’avertissait que trop du tort que ma réputation avait souffert. Je tâchai de me justifier auprès de plusieurs ; mais la jalousie leur inspirait une sévérité extraordinaire, et un jour le Marquis de ***, à qui je m’en plaignais, me dit en me montrant ma figure dans une glace : voilà les torts que les femmes ne vous pardonnent pas. Mon mari avait été affecté vivement de la part qu’il croyait que j’avais à l’intrigue de la Comtesse de *** avec son parent ; il pensait qu’une femme qui entre dans de pareilles confidences, est en communauté de principes et de sentimens, et que les services qu’elle rend sont à charge de revanche ; enfin il avait vu avec un sensible déplaisir le nom de sa femme mêlé avec une aventure d’éclat, et perfide ou étourdie, il me trouvait également coupable aux yeux d’un mari. Ses dispositions étaient trop sensibles pour pouvoir m’échapper, et je crus devoir redoubler de circonspection dans ma conduite. Je me livrai moins à la dissipation pour éviter les occasions d’attirer sur moi l’attention, et faire oublier des torts qu’on s’était empressé de me donner ; l’espèce de solitude où je vécus pendant quelque temps, convenait à la secrète jalousie de mon mari, qui voyait avec plaisir diminuer le nombreux essaim de jeunes gens qui s’attachent aux femmes qui ont quelque célébrité : mais comment fuir sa destinée ? ma solitude et mes sages résolutions tournèrent contre moi. Le Chevalier de *** était voisin de la terre que j’habitais l’été ; il aimait la chasse, et mon mari portait ce goût jusqu’à la passion ; le Chevalier lui devint d’autant plus nécessaire, que sa société était moins nombreuse, et bientôt il se forma une liaison intime entre eux. Le Chevalier passait souvent plusieurs jours chez moi avec sa sœur, personne aimable et spirituelle, et d’une conduite irréprochable ; elle aimait passionnément son frère et me parlait souvent de ses bonnes qualités, et de la différence qui était entre lui et les jeunes gens de son âge ; plus je le voyais et plus je trouvais qu’elle avait raison, et qu’il méritait d’en être distingué. Les éloges qu’elle me faisait de la sensibilité de son cœur, de la délicatesse de ses sentimens, le bonheur qu’elle trouvait à être aimée de lui, excitèrent toute mon attention ; le besoin d’attachement qu’on éprouve dans la jeunesse, disposait mon cœur à la tendresse, et l’habitude de vivre familièrement avec un jeune homme aimable et modeste, détermina vers lui le penchant qui me portait à aimer. Il fut assidu pendant l’hiver qui suivit mon retour de la campagne, et mon amitié avec sa sœur devenue plus vive, nous rendait inséparables et multipliait les occasions naturelles de voir le frère. Mon mari sollicitait une charge à la cour ; il passait une partie de la semaine à Versailles, et l’ambition écartait de son esprit toute autre occupation que celle de faire sa cour. L’impression que j’avais faite sur le cœur du Chevalier n’avait pas été moins prompte, mais la timidité et une réserve fondée chez lui en principe, arrêtait l’essor de sa passion ; tout en lui, excepté sa bouche, me disait qu’il m’aimait ; mais tandis que son silence me rassurait, je ne songeais pas que son trouble, que le mien peut-être, trahissaient nos sentimens. Il eut occasion de m’écrire et il hasarda dans sa lettre quelques mots qui me firent connaître qu’il avait de plus en plus de la peine à se contraindre ; je n’eus pas l’air d’y avoir fait attention ; mais je me commandai avec succès de le traiter avec plus de froideur ; il s’en aperçut et chercha l’occasion de me parler, que j’évitai soigneusement. Il m’écrivit ; j’eus le tort de lire sa lettre ; mais je la lui renvoyai avec ces deux lignes pour réponse. « Ne me forcez pas je vous prie à rompre une société agréable, et à voir moins souvent une femme dont l’amitié fait mon bonheur. » Ma réponse fit l’effet que j’attendais ; il mit moins d’ardeur dans ses empressemens, et je lui sus gré de l’empire qu’il s’efforçait de prendre sur lui : je n’étais, hélas ! que trop à portée de savoir par moi-même, combien étaient coûteux de pareils efforts ; mais aussi je jouissais quelquefois, de cette satisfaction pure qu’on éprouve, lorsque la raison et le devoir ont triomphé de nos penchans ; avec quel plaisir je descendais alors eu moi-même ! et combien je me trouvais heureuse d’être estimable à mes propres yeux ! Un incident, impossible à prévoir, vint m’enlever le fruit de six mois de combats, et me précipiter innocente, dans l’abyme que je voulais éviter. J’avais été élevée par une fille de condition, que l’infortune avait réduite à mettre ses talens à profit ; cette personne estimable, qui avait les plus grands droits à ma reconnaissance, s’était retirée lors de mon mariage avec une pension que lui faisait mon père ; la sœur du Chevalier, qui la connaissait de réputation, désirait qu’elle se chargeât d’élever sa fille, et m’avait engagée à faire tous mes efforts pour la déterminer à répondre à ses vues. Ma bonne, c’est ainsi que je la nommais encore, avait de la répugnance à sacrifier de nouveau sa liberté, et le mauvais état de sa santé ajoutait encore à son éloignement pour des soins pénibles. Le Chevalier avait été deux ou trois fois chez elle avec sa sœur, pour lui faire de plus pressantes instances, et sensible à l’estime qui les déterminait, elle paraissait portée à s’y rendre. Elle tomba malade ; le Chevalier y passa deux fois, et pour faire plaisir à sa sœur, et pour me donner à moi-même une marque de son zèle pour les personnes qui m’intéressaient. Pourriez-vous attendre, mes chères amies, à des détails si simples, que des sentimens dignes peut-être, de quelque estime vont me conduire à une affreuse catastrophe. Un jour de la semaine sainte que j’étais sortie à pied, suivie de deux domestiques sans livrée, pour aller à l’église, je m’informai de l’un d’eux en revenant chez moi s’il avait été savoir des nouvelles de ma bonne ; il me répondit que non ; mais que comme elle avait délogé, et que nous passions devant sa rue, il allait s’y rendre. L’idée me vint d’aller moi-même m’informer de sa santé, et savoir si rien ne lui manquait dans son nouveau logement ; le domestique me montra une petite rue qui était sur mon chemin, et je me rendis à une maison qui avait assez d’apparence ; dans le même moment j’envoyai chez moi l’un de mes gens pour faire une commission et je gardai l’autre, j’entre chez ma vieille amie et je reste une demi-heure avec elle ; mais quelle est ma surprise lorsqu’au moment de sortir, je vois entrer le Chevalier qui venait pour la voir et se faire un mérite de m’instruire de son état. Je fus saisie de terreur de me trouver ainsi dans une maison particulière avec un homme qui me rendait des soins, qui pouvaient n’avoir pas échappé à la malignité curieuse, et je lui dis précipitamment de sortir, que j’avais à parler en particulier à ma bonne. Vaine prudence, la fatalité de mon étoile devait triompher des plus sages précautions. Mon mari, qui sortait quelquefois le matin à pied, passe par la rue où j’étais, et voit sortir le Chevalier d’une maison qui lui était connue ; il s’arrête quelques momens avec lui pour lui faire quelques plaisanteries sur cette rencontre, et il me voit sortir de la même maison. À peine il peut en croire ses yeux, il quitte le Chevalier, et vient à moi, le visage renversé, me prend brusquement le bras sans parler, me le serre avec des mouvemens convulsifs, et m’entraîne ainsi chez moi sans me dire une parole. Je n’ai point d’expressions pour peindre la fureur qui le transporte ; je veux parler, il ne m’écoute pas, et je ne puis rien comprendre d’abord à quelques mots qui lui échappent, ni à la violence de ses transports. Enfin il me dit qu’il sait d’où je viens, qu’il connaît la maison, et j’apprends que là, demeure au premier, une femme qui prête ses appartemens aux personnes qui trouvent des obstacles pour se voir ailleurs commodément. J’eus beau protester de mon innocence ; la rencontre du Chevalier ne fortifiait que trop ses abominables soupçons, et mes sermens furent inutiles. Il se rendit au sortir de cette scène horrible chez mon père, qui cependant ne voulut pas me condamner sans m’avoir entendue. L’innocence a une langue et des gestes qui la rendent sensible aux yeux que la passion ne couvre pas d’un bandeau ; je vins à bout de faire entendre la vérité à mon père ; il en imposa à mon mari, et modéra ses transports, sans lui faire partager entièrement sa conviction. Je ne voulus pas revoir le Chevalier, qui reçut au même instant des ordres de partir pour l’Inde avec son régiment, et tout ce qu’il obtint de moi, fut l’assurance que je lui fis donner par sa sœur que je ne lui en voulais pas. L’amitié de cette femme aimable et sensible devint ma seule consolation dans l’embarrassante situation où je me trouvais avec mon mari ; toujours livrée à d’affreux soupçons, mon imagination me le représentait souvent les yeux étincelans de fureur, et un tremblement universel me saisissait à l’instant. Mon amie, vivement affectée de mes chagrins, et empressée de réparer le mal dont son frère était l’auteur involontaire, s’occupait de me procurer des dissipations propres à en écarter le souvenir. Le chagrin, me disait-elle, est un ennemi qu’on s’efforce envain de combattre par la raison, et à force ouverte. Il faut s’occuper d’en affaiblir l’impression par la domination de quelqu’objet qui captive l’esprit, ou par la succession rapide et variée de tableaux divers, qui s’oppose à un état habituel de réflexions. Elle vit avec plaisir que je m’occupais du dessin que j’avais négligé depuis long-temps ; ce goût remplissait une partie de mes journées, et tout le temps que je n’étais pas avec mon amie ; mais hélas ! cette innocente occupation, que je m’étais faite pour me procurer de salutaires distractions, devint le principe du malheur de ma vie. Parmi mes gens était un jeune homme d’une figure agréable et dont l’éducation avait été plus soignée que celle des gens de son état ; il était fils d’un sculpteur, il avait appris le dessin, et cette circonstance de la vie d’un domestique si indifférente pour votre amie, a décidé de son sort. Ce jeune homme se distinguait de ses camarades par sa sagesse, son assiduité, et un zèle qui le faisait voler à mes ordres ; il était toujours prêt à les exécuter et montrait une intelligence qui me portait à le préférer pour la plupart de mes commissions. Je le chargeai de plusieurs emplettes relatives à mon goût pour le dessin, il taillait mes crayons et mettait en ordre les papiers que je laissais sur ma table, et quelquefois je lui montrais mon ouvrage dont il était parfaitement en état de juger. Ses soins, son attention à prévenir mes désirs, excitèrent en moi de l’intérêt pour lui, et je proposai à mon mari de le faire valet de chambre ; mais il me dit qu’il était le moins ancien de la maison, et que ce serait faire une injustice à un très-bon sujet qui me servait depuis long-temps ; je trouvai cette objection raisonnable, et je me contentai de lui faire quelques gratifications de temps en temps ; il les recevait avec reconnaissance ; mais en m’assurant que ses soins n’étaient point dirigés par l’intérêt, et mes bontés, disait-il, lui suffisaient. Me voici arrivée enfin au moment fatal qui a causé ma ruine. Je m’étais levée un jour très-tard, n’ayant pas pu dormir de la nuit, et j’arrivai pour dîner sans avoir fait la moindre toilette ; on me fit des plaisanteries mêlées de complimens sur mon extrême négligé, et même un vieux militaire se permit quelques réflexions peu mesurées, sur les avantages qu’il trouvait à un aussi léger vêtement que le mien. Je n’eus pas l’air de les entendre et quelque temps après le dîner le sommeil m’ayant gagnée, je demandai permission à la compagnie de me retirer. Il y avait dans le cabinet où je dessinais une ottomane sur laquelle je me jetai en entrant, ne pouvant plus résister à une extrême envie de dormir. Deux heures environ s’écoulèrent depuis cet instant jusqu’à celui du plus affreux réveil : je vis en ouvrant les yeux mon mari et une vieille parente avec laquelle j’avais dîné ; la fureur transportait l’un, et l’autre me regardait avec le plus insultant mépris ; mon mari tenait dans ses mains un portrait de moi qui était égaré depuis quelque temps, il me le montra en me disant, votre noble amant a oublié d’emporter avec lui ce gage précieux de votre tendresse, et à peine eut-il dit ces mots qu’il le jeta à ses pieds. Ce que je voyais, ce que j’entendais était pour moi inexplicable ; je fondis en larmes, effrayée de tant d’emportement dont j’ignorais la cause. Qu’ai-je fait ? disais-je. Malheureuse ! un laquais ! répétait mon mari furieux ! la parente, levait les yeux au ciel, joignait les mains en disant : qui eût pu croire une pareille bassesse, et toute une maison, et des étrangers en sont les témoins ! Rentrez dit mon mari, dans votre appartement que vous n’habiterez pas long-temps. Je fis effort pour m’y rendre, car mes genoux tremblaient et semblaient se dérober sous moi ; en y entrant je tombai évanouie, et trouvai auprès de moi en rouvrant les yeux, une ancienne femme de chambre qui m’avait secourue dans mon évanouissement ; elle fondait en larmes, et me serrait tendrement les mains : ah ! ma bonne maîtresse, me disait-elle, ce qu’on dit n’est pas possible, je vous connais trop pour le croire. Il est donc quelqu’un ici, lui dis-je, qui prend intérêt à moi ? mais expliquez-moi tout ce que je vois, tout ce que j’entends depuis mon réveil. Alors elle me parla ainsi : je suis bien sûre que vous êtes innocente Madame ; mais grand Dieu que vous êtes malheureuse ! Il faut espérer que Dieu ne vous abandonnera pas, et que la vérité percera. Voici ce que je sais et ce qui cause la colère de monsieur le Marquis et met le trouble dans toute la maison. Madame se rappelle bien qu’elle est rentrée après le dîner dans son boudoir pour dormir ; il y avait à peu près deux heures qu’elle y était, lorsque cet Italien qui joue si bien de la mandoline, et que Madame aime à entendre, est venu avec deux ou trois de ses camarades. Monsieur le Marquis a dit en le voyant, il me vient une idée, la Marquise dort depuis assez long-temps, et il faut qu’elle s’habille, il faut la réveiller par une sérénade et qu’elle entende à son réveil son air favori. On a applaudi à cette idée et la compagnie s’est rendue dans le jardin sous vos fenêtres. Vous aviez l’air de dormir, un de vos bras était étendu et vos mules étaient tombées à terre. Je vais achever, il faut tout vous dire ; la Jeunesse était à genoux près de vous, et monsieur le Marquis et tous ceux qui étaient avec lui l’ont vu vous baisant la main.

Monsieur le Marquis s’est avancé en fureur vers la fenêtre et au bruit qu’il a fait la Jeunesse a disparu ; tout le monde est rentré consterné et dans l’étonnement ; les Messieurs ont pris votre parti, et dit que c’était un insolent, qui méritait punition ; monsieur le Marquis allait et venait dans le sallon en faisant des imprécations contre vous, contre toutes les femmes. On est venu lui dire alors que la Jeunesse était sorti. Il a dit : cela n’empêchera pas qu’il ne soit pendu, et il a voulu monter à sa chambre, elle était fermée ; il a enfoncé la porte, ensuite il a visité tout ce qui était dans son armoire, et voyez ma chère maîtresse combien vous êtes malheureuse, il y a trouvé un petit porte-feuille dans lequel était ce portrait de vous qu’on cherche partout depuis six semaines. Ah ! je suis perdue, ai-je dit, et je suis retombée sans connaissance. La fièvre m’a prise bientôt après, et pendant cinq à six jours qu’elle a duré, je n’ai vu que mon médecin et la femme de chambre dont je viens de vous parler. Lorsque j’ai été mieux j’ai parlé de mon affreuse situation à mon médecin, homme d’esprit et plus à portée par son état de savoir, ce qui se passe dans le monde, et les différens jugemens qu’on y porte. Je lui ai fait le récit ingénu de ma vie, et je n’ai pas eu besoin de faire des sermens pour le convaincre de mon innocence. Il ne faut pas vous cacher, dit-il, que vous êtes l’objet de toutes les conversations. La masse générale sans rien examiner vous croit coupable ; ceux qui vous connaissent disent que la chose n’est pas possible, que nulle femme ne peut répondre que son laquais ne lui fasse une insolence pendant son sommeil ; mais le portrait élève quelques nuages dans l’esprit des mieux intentionnés pour vous, et effectivement, c’est une bizarre et fatale circonstance. Tout s’est réuni contre vous, Madame, et il n’a pas été au pouvoir de monsieur le Marquis d’empêcher l’affaire d’éclater, puisque dix personnes ont été témoins de la témérité de votre laquais. Son projet est de vous faire entrer dans un couvent, et vous le désirez sans doute vous-même. Ah ! soyez en persuadé, lui dis-je, et je voudrais qu’il fût à mille lieues d’ici. Il employa tout ce qu’il avait de ressources dans l’esprit pour convaincre mon mari de mon innocence ; il m’exhorta à opposer le courage à la rigueur de ma destinée, et me fit le récit de plusieurs aventures extraordinaires de personnes injustement accusées, condamnées même à la mort, et ensuite reconnues innocentes ; ses soins généreux et ses conseils portèrent quelque calme dans mon esprit ; il ne parvint pas à affaiblir le sentiment de mon malheur ; mais il m’inspira la force de m’y résigner. Mon mari ne me vit plus ; mon père même m’abandonna, et tous deux se réunirent pour obtenir un ordre du Roi qui me relégua dans le couvent de *****, m’interdisait toute communication avec d’autres personnes que mon père et mon mari, et chargeait la supérieure de veiller sur ma conduite. L’abattement avait produit en moi une stupide insensibilité, et je me laissai conduire au couvent sans témoigner aucun chagrin de la captivité à laquelle j’étais condamnée. Quelles paroles auraient pu peindre ce que j’éprouvai en me voyant en peu de jours précipitée d’une situation si florissante, dans un état d’opprobre : j’avais tout perdu, la liberté, mes amis, ma réputation ; et quand tout vous accuse, quand toutes les voix s’élèvent pour vous condamner, l’innocence semble quelquefois douter d’elle même, et embarrassé de croire tout le monde injuste, on se demande si tout ce qui se passe n’est point un songe. La supérieure du couvent avait de l’esprit et de la bonté ; elle me traita d’abord avec cette compassion que la générosité croit devoir accorder à tous les êtres souffrans, qu’ils soient coupables ou non ; elle fut convaincue peu de temps après que je n’étais que malheureuse ; elle me témoigna le plus tendre intérêt, et adoucit autant qu’il était en son pouvoir la rigueur de ma captivité. Son estime me valut des égards de la part des autres religieuses et de quelques pensionnaires de mon âge, qui s’empressèrent de rechercher ma société, et de me tenir compagnie. Madame de *** fut quelque temps sans pouvoir me donner de ses nouvelles ; mais enfin elle trouva moyen de m’écrire par une pensionnaire qui se chargea de recevoir ses lettres et de lui faire parvenir les miennes : elle n’avait point cédé au torrent, et était demeurée inébranlable dans son estime et son amitié. Les témoignages de ses sentimens faisaient ma consolation, et je voyais avec un plaisir infini qu’au milieu de l’abandon général j’avais conservé une amie ; qu’au milieu des clameurs de la calomnie, il s’élevait une voix qui rendait justice à mon innocence. Tout ce qu’elle me mandait endurcissait mon cœur contre l’humanité : que de perfidies j’éprouvai de la part de personnes qui m’avaient témoigné de l’amitié, qui étaient associées à mes plaisirs, et avaient partagé en quelque sorte tous les avantages dont m’avait comblée la fortune. Les unes se défendaient d’avoir eu avec moi des relations intimes ; les autres m’accusaient d’une profonde hypocrisie qui les avait induites en erreur ; semblables à ces harpies qui empoisonnaient les mets les plus délicieux, elles changeaient aussi en déguisemens perfides les sentimens d’une ame sensible et je puis dire vertueuse. Une année s’écoula pendant laquelle je tâchai de me suffire à moi-même ; le dessin n’était plus pour moi une ressource ; principe de ma perte, cette occupation m’était devenue odieuse. Il ne m’était pas permis de faire venir des maîtres, je fus donc réduite à n’attendre rien que de moi, et je m’appliquai à la lecture, je faisais des notes sur ce que je lisais, et des extraits propres à me rappeler ce que j’avais lû. J’appris à fond l’Italien dont j’avais déjà une teinture, et le temps passa assez rapidement. Hélas ! telle est la triste condition des hommes que leur bonheur consiste dans la plus prompte consommation de la vie ; tous ne tendent qu’à abréger le sentiment de sa durée : qu’est-ce donc qu’un trésor qu’il faut promptement dépenser pour en jouir, qui nous accable de son poids si l’on ne s’empresse de le diminuer, et dont on regrette vivement la diminution. Mon mari mourut d’une maladie violente, un an après mon entrée au couvent, et deux mois après sa mort, mon père fut emporté d’une attaque d’apoplexie ; la mort des deux seules personnes qui eussent des droits sur moi, me rendit à la liberté, et celle de mon père me fit propriétaire d’une fortune considérable, dont la majeure partie était en effets dont je pouvais disposer d’un moment à l’autre. Mon amie était absente, elle avait suivi son mari dans une terre au fond de la Guyenne, qu’elle ne pouvait quitter de plus de six mois ; je me trouvai donc sans conseil et sans appui ; mais la fortune, si je m’étais prêtée en aveugle aux avances qu’on me fit, aurait bientôt rassemblé autour de moi un cercle d’amis : je connaissais trop leur valeur pour me laisser entraîner par l’illusion. Je reçus de tous côtés des lettres de condoléance sur la mort de mon père, toutes les personnes qui m’écrivaient s’empressaient de m’assurer que la calomnie n’avait eu aucune prise sur elles, et qu’elles avaient été sensiblement affectées de mes malheurs : cinquante mille livres de rente, et un mobilier immense étaient devenus des brevets d’une incontestable innocence. Un mois ne se passa pas sans que je reçusse des propositions de mariage de la part de personnes du rang le plus distingué, qui avaient, disaient-elles toujours, été persuadées de la pureté de ma conduite, et vu avec indignation l’ascendant de la calomnie. Je sentais trop le prix de ma liberté pour donner à personne le droit d’y attenter à l’avenir, et les complimens qu’on me prodiguait, étaient trop clairement dictés par un vil intérêt pour me faire la plus légère ilusion. Je balançais sur le parti que j’avais à prendre, quelquefois je faisais le projet de voyager, d’autres fois, je songeais à acheter une belle terre au bout du royaume, et à m’y faire une sorte d’empire par mes bienfaits envers mes vassaux, et par des établissemens favorables à l’humanité ; enfin le souvenir du Chevalier venait se mêler à tous mes projets ; il ne devait pas rester toujours dans l’Inde, et combien je trouvais de prix à mes biens, lorsque je pensais qu’ils pouvaient contribuer à son bonheur. Au milieu de ces incertitudes, je tombai malade de la petite vérole, et l’on désespéra quelques jours de ma vie. Le soin de ma figure occupa peu les religieuses, et l’on ne prit aucune précaution pour empêcher les ravages de la petite vérole ; on avait écarté de moi les glaces pendant que j’étais malade ; mais lorsque ma convalescence fut décidée, il me fut permis de contempler ce qui me restait de ma beauté passée ; je ne me trouvai pas aussi maltraitée que j’aurais pu l’être ; mais ma figure était absolument changée ; mes traits étaient grossis, et ne présentaient aucune ressemblance avec ce qu’ils étaient avant ma maladie. À mesure que les rougeurs disparaissaient, cette différence semblait plus marquée ; elle me frappa un jour, et contemplant dans ma glace une personne qui n’avait que de légers rapports avec mon ancien moi, je me dis, je ne suis pas la même et si je portais un autre nom, la Marquise de *** serait entièrement disparue de ce monde, si injuste et si cruel envers elle. Cette idée fit insensiblement des progrès dans mon esprit, et réfléchissant sur ma situation, je sentis que je serais désagréablement dans le monde, et que j’y porterais une perpétuelle inquiétude sur l’opinion de ceux qui me feraient le plus d’accueil ; ces réflexions me menèrent à songer que l’honneur réside entièrement dans l’opinion des autres. On peut être, me disais-je, déshonoré ici et considéré dans un autre lieu, où la calomnie n’a pas répandu ses venins ; mais si les lieux établissent ces différences de situations, le changement de nom et de figure les rend encore plus marquées. Si j’étais à la Chine, que m’importerait ce qu’on dit de moi en France ; si je reste en France avec une figure et un nom différens de celui que j’avais, que m’importe ce qu’on dit de la Marquise de *** ma conscience suffit à ma tranquillité, et il me sera permis de croire que c’est d’une autre qu’en parle, quand on débitera de moi des horreurs qui me sont absolument étrangères. Cette manière d’envisager les choses me suggéra un projet extraordinaire. Je rassemblai des fonds considérables que je convertis en diamans, et en lettres de change, afin qu’ils fussent d’un plus léger volume, et transportables par tout sans embarras, et sans confidens. Cet arrangement fait, j’annonçai à l’abbesse que j’allais voyager ; je fis des présens à toute la communauté, et je partis comblée de bénédictions, laissant dans les larmes toutes ces bonnes filles, qui m’avaient vue arriver avec une espèce d’horreur, et m’avaient regardée avec cette curiosité qu’inspire une illustre criminelle. Arrivée dans un petit village sur les frontières de la France avec un laquais affidé, et ma vieille femme de chambre, je feignis de tomber malade, et mes gens secondèrent mon dessein avec beaucoup de zèle et d’intelligence ; je fis écrire en même temps à un banquier à Florence de faire chercher deux domestiques et une femme de chambre pour madame la Vicomtesse de *** qui avait perdu en route une partie de ses domestiques. Ma maladie alla toujours en augmentant, enfin le moment arriva où je devais être censée morte. Ma femme de chambre eut l’air désolé, elle remplit la maison de ses cris, et annonça que sa maîtresse avait ordonné que personne ne touchât à son corps et qu’elle se chargeait de l’ensevelir. Elle mit à ma place une bûche, et la nuit je m’échappai avec sa nièce qui ne me connaissait pas, et qui m’attendait à l’extrémité du village dans une chaise de poste. Deux jours après ma femme de chambre vint me rejoindre avec ma voiture ; elle avait bien payé le curé, toutes les formalités avaient été observées exactement, et mon extrait mortuaire était en bonne forme. Alors je respirai ; cette femme en proie au mépris n’existe plus, me dis-je, et me voilà dans un autre monde, où je puis acquérir de l’estime et des amis. J’eus soin que la nouvelle de ma mort se répandît en France ; les parens de mon mari entrèrent en jouissance de mon douaire, et les miens d’une terre et d’un bel hôtel que j’avais conservés : je me trouvai donc morte pour tout le monde, avec tout ce qu’il fallait pour vivre heureuse. Je parcourus l’Italie et une partie de l’Allemagne sous le nom de la Vicomtesse de Belleval ; ma dépense empêchait d’élever des doutes défavorables sur mon existence. Je me donnais pour une femme de condition qui avait épousé à Constantinople un vieux mari expatrié dans sa jeunesse pour duel, et qui avait fait par le commerce une grande fortune dont il m’avait fait héritière. Après avoir ainsi voyagé pendant deux ans, je me rapprochai des lieux où m’appelait le souvenir du Chevalier. Arrivée à Paris, je m’assurai que je n’y étais pas reconnue, et j’en eus un jour une preuve bien humiliante. J’avais dîné avec plusieurs personnes chez un fameux banquier sur lequel j’avais des remises considérables à toucher ; il nous fit voir après le dîner un cabinet de tableaux très-intéressans pour les amateurs. Parmi plusieurs portraits en miniature, se trouvait le mien ; le même que mon mari avait foulé à ses pieds ; celui qui avait fait prononcer ma condamnation : je ne l’aperçus pas, étant tournée d’un autre côté ; mais j’entendis le banquier dire, vous devez reconnaître cette femme-là. Ah ! si je ne me trompe, dit une des personnes de la compagnie, c’est la Marquise de ***. Oui, répondit-il, je l’ai acheté à l’inventaire de son mari, pour la peinture qui est fort bonne, et la figure qui est charmante : pourrait-on croire qu’une figure qui a autant de candeur et d’ingénuité soit celle d’une coquine ? Je tombai évanouie en entendant ces mots, et poussai un grand cri ; on m’inonda d’eau de Cologne et revenue à moi, je dis que j’avais vu une grosse araignée, et que pareil accident m’arrivait toutes les fois que j’en rencontrais. J’étais venue à Paris pour voir le Chevalier, il en était reparti, et s’était rendu à Londres. L’espoir de l’y trouver me fit entreprendre aussitôt le voyage ; mais je fus long-temps sans pouvoir rien apprendre de lui. J’allais presque tous les jours à tous les spectacles, et aux promenades publiques, espérant toujours le rencontrer. Je désirais aussi que ce fût le hasard qui m’offrît à ses yeux et de voir si l’œil d’un amant serait plus pénétrant que celui des indifférens, et s’il retrouverait mes anciens traits, dans ceux que la petite vérole avait altérés. J’avais peine à m’accorder avec moi-même. Tantôt je désirais qu’il me reconnût, et tantôt qu’il devînt épris de la nouvelle personne que j’offrirais à ses yeux : alors j’étais jalouse de moi, et je me sentais portée à l’accuser d’infidélité. Enfin les amusemens de l’hiver me procurèrent l’occasion que je cherchais : je vis le Chevalier à un bal à Haymarket où je m’étais rendue masquée, et il me fut facile de l’aborder, et d’entrer en conversation avec lui, en feignant de le prendre pour un autre. Aux premiers mots que je lui dis, il témoigna une surprise extrême. Qu’entends-je, me dit-il, avec un trouble qui lui permettait à peine de continuer la conversation. Qu’avez-vous lui dis-je ? — Votre voix, Madame m’a frappé singulièrement, et j’ai cru entendre une personne dont je regretterai la perte toute ma vie. Il se remit un peu et s’efforçant de me reconnaître, il regardait mes yeux. Ah ! ciel, dit-il encore, ce sont les mêmes yeux… Je tâchais de rire et de tourner en plaisanterie tout ce qu’il me disait. C’est être bien peu galant, lui dis-je, que de s’occuper d’une autre personne en me parlant ; il en convint et s’excusa sur la singularité des rapports que lui offrait ma rencontre. Nous nous réparâmes assez tard, après être convenus de nous revoir quelques jours après à un bal qui se donnait au Renelagh. Je le retrouvai à ce bal, où il était occupé à me chercher depuis quelque temps. Je m’étais coëffée de manière à laisser paraître entièrement mes cheveux, et je vis bientôt qu’ils fixaient son attention ; il portait successivement ses regards étonnés de mes yeux à mes cheveux, et écoutait ma voix avec une égale surprise ; je voulus l’augmenter encore, et j’ôtai mes gants. On avait admiré la forme et la blancheur de mes bras, de mes mains et cette vue acheva de confondre le Chevalier. Après les avoir considérés avec une surprise qui tenait de l’effroi, il tâcha de voir mes pieds : nouveau sujet de trouble, enfin il me parcourait des pieds à la tête pour juger de ma grandeur. Il regardait ma taille, et cet article seul n’avait rien qui pût accroître son étonnement ; j’étais fort engraissée, et habillée d’une manière négligée, de sorte que ma taille n’avait plus cette finesse que l’on avait vantée autrefois. Je lui fis des plaisanteries sur cette espèce d’inventaire qu’il faisait de ma personne ; il y répondit par de profonds soupirs, uniquement occupé de celle qu’il regrettait. Divers traits de ma conversation qui avaient des rapports avec la manière de penser et de sentir qu’il me connaissait, le firent retomber dans une profonde rêverie ; alors je cherchai à lui donner le change, et je m’exprimai sur plusieurs objets d’une manière contraire à mes principes. Je parlai avec légèreté de la galanterie ; je fis des plaisanteries sur le sentiment ; il m’écoutait toujours avec une égale attention ; mais semblait me dire vous ne lui ressemblez plus. Il me demanda plusieurs fois instamment de me démasquer ; je le refusai, et je me contentai de lui dire que j’irais trois jours après chez la Duchesse de **** qui recevait des masques ; il fut exact à s’y rendre, et comme c’était la dernière occasion de nous retrouver ensemble, il me dit : faut-il donc que ce jour soit le terme de mon bonheur, et ne m’est-il pas permis d’aspirer à vous faire ma cour chez vous. Il vous paraîtrait, lui dis-je, un peu leste à moi de recevoir un jeune homme qui n’est qu’une connaissance de bal, et dont j’ignore le nom et la conduite. J’en conviens, reprit-il, et il me demanda alors de daigner lui dire les maisons où j’allais, en m’assurant qu’il trouverait moyen de s’y faire admettre, qu’il ne pouvait renoncer au plaisir de me voir, dont il s’était fait pendant dix ou douze jours une douce habitude ; que la familiarité du bal avait donné à notre connaissance une sorte d’intimité, qui n’avait pas lieu souvent après trois mois d’assiduité. Je dis au Chevalier qu’étant arrivée depuis peu, je ne connaissais encore que mon banquier. Dès qu’il sut son nom qui était très-connu, il parut au comble de sa joie. Dans deux jours, me dit-il, j’aurai trouvé moyen de me faire prier à dîner chez lui, et rien ne me sera plus facile que d’y revenir aussi souvent que je le voudrai. Trois jours après je vis entrer chez monsieur de *** le Chevalier au moment de se mettre à table. Il me fit une révérence respectueuse, j’entendis qu’on lui demanda s’il me connaissait ; il dit qu’il avait eu l’honneur de me rencontrer au bal chez la Duchesse de ****. Après le dîner nous causâmes quelque temps ensemble, et il vint à l’opéra dans la loge de Milady *** qui m’y avait proposé une place. Après nous être ainsi rencontrés plusieurs fois, il me renouvela sa prière d’être admis chez moi, et je crus alors n’avoir rien à objecter à un homme de son nom et de sa réputation. Il devint de jour en jour plus empressé de me voir, et souvent il passait la soirée entière tête à tête avec moi. Tous mes malheurs étaient effacés de mon esprit, et je suivais en toute liberté le penchant qui m’attirait vers le Chevalier ; la perspective d’un bonheur légitime et durable s’offrait à mon imagination ; l’univers entier qui m’avait depuis long-temps semblé couvert de deuil, s’embellissait à mes yeux, comme lorsque le printemps succède à l’horreur d’un hiver rigoureux. Je renaissais en quelque sorte, et tout acquérait du prix à mes yeux : c’était, si j’ose le dire, une convalescence de l’ame. Le Chevalier ne me parlait plus des rapports qu’il trouvait entre moi et cette autre femme ; il craignait de me choquer, en retraçant des charmes, dont le souvenir si durable semblait devoir s’opposer à l’effet des miens. Il lui échappait cependant quelquefois des mots qui rappelaient ses anciennes amours ; mais il fallait être au fait comme moi pour y faire attention. Un soir qu’il avait soupé avec moi, nous parlâmes du mariage d’un homme fort connu dans le monde, et qui avait été long-temps traversé dans son amour par la femme qu’il épousait. C’était la nouvelle du jour ; on racontait mille incidens qui avaient contrarié leur passion, et enfin, le bonheur dont ils offraient l’image, était l’entretien général des personnes qui prétendaient à la sensibilité. Le Chevalier s’attendrit au récit de leur bonheur, et je ne fus pas moins émue. Ah ! me dit-il. Madame, pourquoi faut-il qu’un tel spectacle fasse mon tourment ? Quoi, Chevalier vous êtes envieux de la félicité d’autrui ? — J’y applaudis ; mais un triste retour sur moi-même, en me faisant voir que je la mérite, m’indigne aussi contre les obstacles. Il se jeta à mes pieds sans prononcer une parole, et couvrit mes mains de baisers enflammés. Je m’efforçai de le faire relever, les larmes inondèrent mes joues, et lui firent connaître que je partageais ses tendres émotions. Cette déclaration muette était plus éloquente que les discours les plus passionnés : Quand deux cœurs éprouvent les mêmes sentimens, les mouvemens qu’ils inspirent devancent et surpassent les paroles. Nous devînmes tous deux plus calmes par la certitude de notre mutuelle tendresse, et alors je lui dis : Chevalier, vous avez aimé vivement, comment puis-je être assurée que votre ancien amour ne vit peut-être pas au fond de votre cœur, et qu’il ne se ranimera pas à la première occasion ? Il me dit alors que sa maîtresse était morte depuis plus de deux ans ; mais que sa franchise ne lui permettait pas de me cacher que ma ressemblance avec elle, avait fait naître les premières impressions que j’avais faites sur lui. — C’est donc elle, que vous aimez en moi ? — mais quelle peine peuvent vous faire mes sentimens pour une personne qui n’est plus. J’ai été frappé de la beauté d’une rose et j’ai couru après une autre, semblable en tout à la première. Il ne s’agit point de personnes, mais de beauté ; mais d’esprit ; mais des qualités de l’ame ; eh bien ! le modèle que je m’en suis fait, l’idée du beau, le principe d’affection que la nature a gravé en moi, se sont trouvés dans deux personnes, et j’ai aimé dans elles deux les mêmes perfections. Vous finirez, lui dis-je, par me persuader ; mais ne pouvant juger de moi-même par vos éloges, je voudrais, pour juger si la passion ne vous fait pas illusion, savoir quelle était la personne que vous avez vue sous un aspect aussi favorable. Il fut un moment embarrassé et me dit c’est Madame de ***, hélas ! je crois n’être point indiscret en prononçant son nom, lorsque j’ajouterai qu’elle n’a jamais donné le plus faible encouragement à ma passion. À ce nom qui était le mien, je me récriai et lui dis, c’est une femme abominable ; les larmes lui vinrent aux yeux ; — vous me percez le cœur, Madame, mais je ne puis vous en vouloir, vous suivez le torrent, et telle est l’injustice du monde. J’ai été témoin de trois aventures qui lui ont fait le plus grand tort, et j’ai vu de mes propres yeux son innocence ; j’étais absent au moment où le bruit de l’indigne commerce qu’on lui a imputé a éclats, et je suis autorisé à croire qu’il n’avait pas plus de fondement que les autres. J’ose dire qu’elle m’aimait, et c’est pour la justifier que cet aveu m’échappe ; ses regards, sa contrainte, le plaisir qu’elle prenait à m’écouter, l’intérêt qu’elle montrait pour tout ce qui me touchait, m’en sont de sûrs garans, et malgré ces sentimens, dont je ne puis douter, la plus sévère vertu opposait une digue insurmontable à leur explosion. Puis-je croire après cela, Madame, après les autres aventures que cette femme estimable, réservée, superstitieuse dans sa vertu se soit abandonnée… ! je n’acheverai pas, je ne lui ferai pas le tort de la justifier… Je ne fus plus la maîtresse de me contenir et me jetant au col du Chevalier : elle vit encore, lui dis-je, cette ancienne amie que vous défendez avec tant de force, cette amie que vous croyez aimer dans une autre. Il s’écrie ; il ne sait s’il rêve ; si tout ce qu’il voit est une illusion ; il m’embrasse mille et mille fois, et tombant sur un canapé hors de lui, il me demande de m’expliquer. Il me regarde à plusieurs reprises, et la passion qui a donné un nouvel éclat à mes yeux, qui anime tous mes gestes, semble me rendre mes premières formes, ou du moins les faire paraître plus sensiblement. Ah ! c’est elle, reprit-il mille fois, elle sort de la tombe et sans doute pour me rendre heureux. Non, rien ne pourra plus nous séparer. Je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, dont vous venez d’entendre le récit, et il resta long-temps dans une espèce d’extase à force de surprise, et de plaisir.

Vous pensez bien qu’étant libres tous deux, nous ne tardâmes pas à nous unir ; mais hélas ! la destinée ne m’accorda jamais que des éclairs de bonheur ; à peine avions nous formé des nœuds si chers, que le Chevalier, qui avait pris le nom de Vicomte, reçut plusieurs lettres de sa mère qui désirait le voir, disait-elle, avant de mourir. Le Vicomte n’était point Émigré, et il ne paraissait pas qu’il y eût aucun danger pour lui de rentrer en France. Dans le même temps un de ses gens força mon secrétaire, et prit une somme de cent-mille écus en effets publics, payables au porteur, et une partie de mes diamans ; il ne me resta que ceux que j’avais sur moi et cinquante-mille francs que j’avais à toucher chez mon banquier. Le vicomte de Vassy désespéré d’être en quelque sorte la cause de mon malheur, désirant y remédier, et se rendre aux désirs de sa mère, prit la résolution d’aller à Paris ; il se flattait de pouvoir en revenir dans peu et d’en rapporter des fonds suffisans pour nous faire vivre dans l’aisance. Je l’attendis un mois à Londres où je ne recevais de ses nouvelles que par des voies indirectes ; enfin il me manda que la voie de mer n’était point praticable ; mais qu’il avait un moyen de s’échapper par la Suisse et qu’il me priait de me rendre en Hollande, où je trouverais en arrivant de ses nouvelles. Je me rendis à Rotterdam où je ne trouvai point les lettres qu’il m’avait annoncées ; j’attendis plusieurs jours et ne pouvant résister à mes inquiétudes, je partis pour la France ; arrivée à Paris j’appris d’un de ses amis qu’il était à une de ses terres près de Lyon, où je savais qu’il avait l’espoir de rassembler des fonds ; je n’hésitai pas à m’y rendre. On m’arrêta à Lyon, et comme je montrai de l’embarras pour dire mon véritable nom, on trouva avec raison mes réponses équivoques ; je fus arrêtée et deux jours après je reçus mon acte d’accusation. Je me couchai d’assez bonne heure, l’esprit agité de mille craintes, et l’ame déchirée de la douleur qu’éprouverait le Vicomte. Une des prisonnières vint se placer à côté de moi, et m’adressa à voix basse la parole, lorsque les autres femmes qui habitaient ce triste séjour, et qui étaient séparées de moi par un pilier furent endormies. N’ayez point de peur, me dit-elle, et écoutez moi ; je suis l’amie, la maîtresse, comme vous voudrez, d’un de plus déterminés Jacobins ; et si je suis en prison, c’est qu’il a bien voulu que pour l’exemple je me soumisse à une courte et légère correction pour une infraction à la police ; j’ai donné un soufflet à la femme d’un Président de Département, voilà mon crime, et je dois sortir demain. Quelques soient mes sentimens, mon cœur n’est point insensible, votre figure m’intéresse, et je crois que vous méritez un sort plus heureux que celui dont vous êtes menacée ; je puis vous sauver la vie, comme vous la faire perdre… À ces mots je parus interdite ; n’ayez point avec moi de crainte ni de réserve, et soyez persuadée que c’est un bonheur pour vous de m’avoir rencontrée ; c’est à vous de savoir en profiter. Je sortirai demain, et je mettrai en mouvement les Meneurs de cette ville pour vous sauver. Il faudra les récompenser, et je suppose que par vous ou par vos amis, vous en trouverez les moyens ; quant à moi je m’en rapporte à votre générosité. Cette femme sans crainte comme sans remords, avait l’air sincère, et son intérêt bien entendu était de me servir ; mon ame s’ouvrit à l’espérance, et je l’assurai de ma reconnoissance. Mon ami, dit-elle, fera parler demain de votre affaire dans les clubs et les caffés de la manière qui lui paroîtra convenir à vos intérêts, et si cela est plus avantageux, on empêchera qu’il en soit parlé. Le jour que vous serez interrogée, il y aura un certain nombre des nôtres dans la salle mêlés avec le peuple, qui applaudiront à toutes vos réponses ; un plus grand nombre s’y trouvera le jour de votre jugement, et si les juges paraissaient vous être contraires, les clameurs des nôtres les intimideront, et les forceront à décider en votre faveur. Je remets à cette femme une bague de deux-mille écus, et pour vingt-mille livres de lettres de change, qui furent partagés entre son amant, et les agens qu’il avait employés. Tout se passa comme elle me l’avait annoncé, et je fus mise en liberté. Elle se trouva dans la salle lors de mon jugement et m’engagea à me rendre chez elle, lorsqu’il eut été prononcé. Ce n’était pas le moment d’écouter les sentimens que cette femme aurait, dans toute autre circonstance, excités en moi ; je lui devais la vie et ne songeai qu’à ma reconnoissance, et au besoin que j’avais encore d’elle pour me diriger. Peu de temps après mon arrivée chez elle, son amant entra ; c’était un homme de trente ans, d’une figure animée et spirituelle, il s’empressa de m’exprimer sa satisfaction de m’avoir servie, et remarquant que j’étais surprise de voir un homme qui avait l’air d’avoir reçu une excellente éducation, se confondre en quelque sorte avec les plus vils scélérats, il me parla en ces termes ; « J’ai eu des passions vives, elles ont consumé ma fortune, je suis né avec de l’ambition, et les circonstances où je me suis trouvé n’étaient pas propres à la servir. La Révolution est venue, et m’a offert des ressources pour réparer ma fortune et des moyens de m’élever. Je n’y tiens point par système, et l’intérêt seul m’y a attaché ; je vois sous leur véritable aspect les excès et les attentats des Jacobins, et je servirais avec plaisir la cause Royale, si elle m’offrait des avantages déterminans. Cette femme que vous voyez, qui est belle, jeune, aimable, a le plus excellent naturel, et partage cependant mes sentimens. » La femme à ces mots jeta sur lui un regard touchant, elle était prête à voler dans ses bras… Ah ! dit-elle il a bien raison, croyez que nous voudrions tous deux rétablir l’ordre. Elle me serra ensuite les mains affectueusement, et regardant son amant : nous devons nous applaudir d’être dans le parti révolutionnaire puisque nous avons été par là à portée de sauver une Dame aussi intéressante. Je demandai à son amant ce qu’il pensait du retour à la monarchie : je connais, me dit-il, les principaux personnages de la dangereuse faction des Jacobins et mon esprit n’est offusqué par aucun enthousiasme ; le rétablissement de la monarchie n’est pas douteux si l’on fait préparer les voies, répandre de l’argent à propos, entretenir dans la multitude une sourde et continuelle fermentation en faveur de tel ou tel parti, et lui donner tout à coup une direction imprévue. Mais l’on se trompe bien si l’on croit soumettre les Français en faisant entrer chez eux des troupes étrangères, qui ont pour but l’intérêt de leur prince et le partage de la monarchie… Non, non jamais les Français, tant qu’ils auront une goutte de sang dans les veines, ne souffriront qu’on déchire leur pays, et qu’on s’empare d’eux comme d’un troupeau. Ses yeux s’enflammaient à mesure qu’il parlait sur ce sujet, et je vis par là que les hommes les plus pervers ont un patriotisme. Je leur demandai s’ils avaient entendu parler du Vicomte de Vassy ; ils n’en avaient rien entendu dire ; je leur exposai qu’il n’était pas Émigré ; l’homme leva les épaules ; Madame, me dit-il, dans les temps actuels il n’est pas question de justice, il est riche, il est homme de qualité… mais je ne suis pas sans espoir, donnez-moi son nom, la date de son arrivée, j’écrirai, je ferai agir et je crois pouvoir vous répondre de sa vie. J’embrassai la femme qui était près de moi, et je la couvris de mes larmes, en la suppliant de soutenir les favorables dispositions de son amant, et je tirai de mon doigt une autre bague que je la priai d’accepter. Ils firent difficulté de la prendre, enfin ils cédèrent en disant qu’elle serait employée à la libération du Vicomte. J’abrège mon récit qui n’a plus rien d’intéressant. Je fus obligée de quitter la France, déguisée ainsi que ma femme de chambre, et par les soins de mon libérateur, qui me procura des passe-ports sous un autre nom, j’arrivai à Bâle, d’où je me rendis à Francfort et ensuite à Mayence. Les Français s’approchèrent de cette dernière ville et me forcèrent à m’éloigner pour être en sureté. Ma santé s’altéra, des secousses si vives et si multipliées avaient affaibli mes organes ; le désespoir s’est ensuite emparé de moi, et ses violens accès interrompent quelquefois la profonde mélancolie qui me consume. J’apprends chaque jour que plusieurs infortunés compagnons du Vicomte sont tirés des prisons pour être conduits à la mort… je frissonne en lisant leurs noms, et je ne suis pas rassurée par l’absence du sien sur une liste. Comme il y a cinq à six jours entre le départ du courrier et son arrivée, quand je vois avec un transport de joie que mon mari n’est point sur la liste fatale du premier du mois, cette joie se change bientôt en inquiétude, en songeant qu’il a pu être immolé chacun des cinq jours qui suivent, et au moment même ou je me félicite d’apprendre qu’il existait encore. Accablée par le malheur, l’espoir a fui de mon ame, et mes tristes jours sont à leur terme. Les symptômes du dernier acte des maladies de poitrine m’annoncent ma prochaine et inévitable fin.

Voilà, mes chères amies, l’énigme de ma vie expliquée ; ménagez mon faible courage, votre douleur et vos larmes seraient pour moi un spectacle si déchirant… ! Je ne veux plus entendre parler de la France, je puis tout craindre et ne puis rien désirer. Si mon mari apparaissait subitement dans ma chambre, le plaisir de le voir ferait empoisonné par la nécessité de m’en arracher dans peu pour jamais, et le Chevalier ne survivrait pas au désespoir de ma mort, dont il serait le témoin. J’ai mis quinze jours à faire cette lettre ; son désordre, la négligence qui y règnent sont une preuve de mon abattement et de ma faiblesse. Si cette lettre était jamais publique, elle serait une grande leçon pour ceux qui se livrent à des jugemens hasardés, et elle apprendrait à se défier des apparences les plus spécieuses.

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LETTRE XCV.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


La Vicomtesse n’est plus, ma chère Victorine ; venez de grâce passer deux jours, un jour au moins, avec moi.

Quelle affreuse année que celle-ci ! que de victimes immolées, que de sang a coulé, et le glaive est suspendu sur la fille de Marie Thérèse ; son affreuse situation désole ma mère qui adorait Marie Thérèse et je partage sa douleur. L’ami du Marquis a bien raison quand il dit, que ses infortunes sont au delà de l’Empire de la langue. Combien il me tarde que cette année soit finie ; c’est une superstition ; mais il me semble que son cours entier doit être marqué par les plus terribles événemens ; mon cœur est oppressé, mon esprit couvert des plus sombres nuages. Venez ma charmante amie, vous craindrez avec moi, vous pleurerez avec moi. Adieu, je vous attends et vous embrasse.

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LETTRE XCVI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il faut encore, mon cher cousin, que je vous importune de ma morale. L’intérêt que je prends à une femme que vous adorez m’y oblige, et vous me remercierez un jour d’une sévérité qu’il m’est bien pénible d’exercer.

Nous étions convenus que vous rendriez vos voyages à Lœwenstein moins fréquens, et que vous vous observeriez scrupuleusement en présence du mari de la Comtesse et éviteriez de vous trouver tête à tête avec elle, pour ne pas l’embarrasser ; quel est l’effet de ces belles promesses ? Vous êtes sans cesse chez Madame de Loewenstein ; le Commandeur vous y engage, vous en presse, voilà votre excuse pour le premier article ; mais est-il donc impossible de refuser quelquefois le Commandeur, de trouver des prétextes pour rester chez vous, ou pour venir à Francfort. Vous avez évité, j’en conviens, de vous trouver seul avec la Comtesse, mais quelle est votre maintien avec elle ? vous ne montrez pas d’empressement, mais votre silence, votre air préoccupé et sombre sont bien plus significatifs que ne le serait l’empressement le plus marqué, et sont plus embarrassans pour la Comtesse ; vous ne prenez souvent aucune part à la conversation, et lorsque la Comtesse parle, vous semblez sortir d’un songe profond, votre visage sombre s’éclaire à l’instant, vos regards se portent involontairement vers elle et il est aisé d’y lire tout le feu de la passion. Vous ne la louez pas, mais dès qu’elle cesse de parler, vous retombez dans votre léthargie. Le mari sans être un aigle pour la pénétration observe ces changemens si prompts, et j’en suis aussi assurée que s’il me l’avait dit ; le bruyant Commandeur n’y prend pas garde, parce que lorsqu’il est en train de faire ses récits de guerre ou de galanterie, il prend le silence pour de l’attention ; la mère croit que vous êtes occupé de vos malheurs, et cependant porte quelquefois sur vous et sa fille des regards à la fois inquiets, et attendris ; la Comtesse gênée et triste, redouble d’attention pour son ouvrage, et fixe ses yeux sur son métier ; voilà exactement ce que j’ai vu pendant trois jours, et ce qui m’a fait beaucoup de peine, en portant sur-tout mes regards sur l’avenir. Un tel état de gêne ne peut subsister, et je crains quelque explosion dont les effets pourraient être à jamais funestes au repos de mon amie ; elle m’a parlé dans notre dernier voyage de la princesse de Clèves, et cela ne venait pas fort à propos ; il était clair qu’elle était frappée par la ressemblance de position, et en me parlant de l’embarras d’une femme vertueuse, qui cherche un appui contre elle-même, et se débarrasse par la plus étrange confidence d’un secret qui lui pèse ; c’était elle-même que la Comtesse avait en vue. Tout cela, me direz-vous, mon Cousin, n’est que conjecture de ma part ; eh bien ! je le vois, il faut des preuves et en voici ; lisez cette lettre de la mère de la Comtesse, vous y verrez la sollicitude qu’excite en elle la mélancolie visible d’une fille qu’elle adore. Mademoiselle Émilie m’a confié cette lettre à laquelle elle a été fort embarrassée de répondre. Elle a préféré d’aller à Lœwenstein, et d’avoir un entretien avec la mère de la Comtesse, à qui elle a persuadé que l’état de sa fille venait uniquement de la disposition de son corps, et que l’exercice et la dissipation étaient les seuls remèdes à y apporter ; mais l’aimable Émilie n’en est pas moins inquiète de son amie ; elle trouve que chaque voyage que vous faites ici empire sa situation ; tantôt la Comtesse veut se confier à sa mère, tantôt elle songe à faire un voyage en Westphalie. Mettez fin à tant de troubles, mon cher cousin, refusez le Commandeur lorsqu’il vous presse d’aller à Lœwenstein ; allez passer quinze jours, un mois avec le Président ; enfin, faites de bonne foi tout ce qui est en vous pour éviter de voir la Comtesse ; quand je vous parle de bonne foi, ce n’est pas que je doute de la vôtre ; mais j’ai souvent éprouvé que lorsqu’on est dans le cas d’avoir à se décider entre deux partis, et qu’il est question de quelque chose qui touche notre cœur, l’esprit se presse de déférer à ce que le cœur exige, et se contente alors des plus faibles raisons.

Adieu, mon cher cousin, je vous conjure au nom de votre amitié pour moi, et pour dire mille fois plus, au nom de votre tendresse pour la Comtesse, de réfléchir attentivement sur ma lettre. Adieu encore. Je renouvelle toujours avec un nouveau plaisir à mon cher cousin l’assurance de mon éternelle amitié.

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LETTRE XCVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’y ai bien réfléchi, ma chère Émilie, et je persiste dans le parti dont je vous ai fait part, tout extraordinaire qu’il soit ; il ne m’est pas possible d’interdire au Marquis de venir chez ma mère ; car je n’ai aucune raison de fermer sa maison à personne, et quand je l’aurais, ma famille n’aurait-elle pas lieu d’être surprise du changement de ma conduite envers un homme qui a sauvé la vie à ma mère. Vous me demanderez ce que je crains, et vous répondrez, direz-vous, de votre Victorine. J’ose croire que vous n’auriez rien à risquer ; mais si je ne redoute pas de me livrer à une honteuse faiblesse, et d’être précipitée dans le crime, je désire d’éviter la présence du Marquis sans faire aucun éclat, sans que mon oncle, mon père, mon mari s’en aperçoivent ; je désire d’éloigner toute occasion d’être seule avec lui ; enfin je veux avoir un confident sévère et indulgent tout à la fois, qui m’éclaire de ses conseils, qui me mette en garde contre, mon propre cœur, dont la présence m’en impose, qui surveille mon maintien, mes regards, qui m’avertisse de la familiarité de mes manières qui peut enhardir l’un ou éclairer les autres : voilà, ma chère Émilie, tout ce que je trouverai dans ma mère ; je la ferai lire dans mon cœur, et ne lui apprendrai peut-être rien. Que sais-je si je n’ai pas fait des imprudences qui m’ont compromise ! la réputation d’une femme tient à si peu de chose ; la malignité est si habile à pénétrer, si prompte à publier ses découvertes, si disposée à les exagérer ! Ma mère pourra changer le cours des conversations, surveillera les regards des autres comme les miens, et bientôt le Marquis se verra forcé à concentrer une passion qui s’éteindra enfin par un manque absolu d’alimens. Si j’avais le bonheur de vivre avec vous, mon Émilie, je ne hasarderais pas une telle confidence, vous suffiriez pour me préserver de tout danger ; mais dans la situation où je me trouve, je la crois nécessaire ; à chaque instant mon oncle, ma mère pressent le Marquis de venir ici, et font naître les occasions de me rapprocher de lui ; souvent ma mère s’absente, et m’expose au danger d’un tête à tête, enfin c’est elle, c’est mon oncle qui m’ont valu une déclaration : elle cessera de conspirer en quelque sorte contre moi, quand elle sera instruite sur ses sentimens et sur ma faiblesse. Vous avez tort de me comparer à la Princesse de Clèves qui se confie à son mari ; elle ne pouvait que le rendre malheureux par cette imprudente confidence, et devait craindre de trouver en lui au lieu d’un témoin éclairé et impartial, un argus inquiet dont la jalousie troublerait la vue. N’allez pas croire cependant, ma chère Émilie, que la violence de la passion me surmonte, et qu’une dernière étincelle de raison me fait avoir recours à un remède aussi extraordinaire ; mon esprit est facile à s’alarmer pour tout ce qui concerne ma réputation et mes devoirs, comme mon cœur pour les objets qui l’intéressent, et ils changent souvent tous deux, des chimères en réalités. Cette disposition craintive, jointe à mon entière confiance en ma mère m’ont suggéré cette idée. Je me reproche, quelqu’en soit l’objet, qu’il y ait, comme vous vous exprimez quelquefois, une case dans mon esprit ou mon cœur qui lui soit fermée. Ce n’est pas en sondant mon cœur que j’ai formé cette résolution ; mais d’après les empressemens de ma mère à voir le Marquis, à favoriser nos entretiens ensemble. Elle a de moi une trop haute idée, et rendant justice au Marquis, elle s’empresse de faire naître des occasions pour moi de causer avec lui, comme on se plaît à faire voir à un connaisseur un beau tableau qu’on est fier de posséder. Elle croit aussi qu’il y a beaucoup à profiter pour moi dans la conversation d’un homme, qui joint à un esprit supérieur, à une expérience qu’on n’acquiert qu’avec l’âge, la vivacité d’imagination de la jeunesse, et la chaleur que donne à l’ame la sensibilité ; et quant à cette dernière opinion, vous conviendrez je pense, avec moi, qu’elle ne se trompe pas. J’attendrai votre réponse avant de parler à ma mère ; j’y suis déterminée ; mais je me suis toujours si bien trouvée de vos conseils, que ce n’est pas sans répugnance que je me refuse à les suivre. Peut-être me présenterez-vous ma démarche sous des aspects qui ne m’ont pas frappée, et la combattrez-vous avec de nouvelles et plus fortes raisons.

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LETTRE XCVIII.

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Melle Émilie
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous savez, madame la Duchesse, avec quel empressement je me suis occupée d’obtenir le pardon du Marquis, et de rétablir le calme dans son esprit ; il s’agit aujourd’hui du repos de la Comtesse, de son bonheur peut-être, et j’espère vous trouver aussi zélée pour ses intérêts que je l’ai été pour ceux de votre cher cousin. Des circonstances dont je vous rendrai compte, dans le cours de cette lettre, écrite dans le trouble, déterminent ma démarche auprès de vous. Il y a déjà long-temps que j’ai pensé que la vivacité des sentimens du Marquis, et pour parler nettement son amour, peut devenir fatal au repos de mon amie. Rien n’est en général plus facile à une femme, que de se dérober aux empressemens d’un homme, et d’opposer la froideur et la sévérité à ses ardeurs indiscrettes ; la singulière position où se trouve la Comtesse ne lui permet pas, non-seulement d’éloigner le Marquis, mais même de le traiter froidement ; la reconnaissance lui fait un devoir de le traiter en toute occasion d’une manière distinguée et amicale, et elle semblerait ne pas chérir tendrement sa mère, si elle ne prodiguait pas les témoignages d’affection à un homme qui lui a sauvé la vie : combien cependant ces innocentes marques d’une amitié si naturelle ne sont-elles pas dangereuses ! elles attisent sans cesse dans le cœur de votre parent, un feu dont il n’est pas toujours le maître d’empêcher l’explosion : le Comte de Loewenstein est porté naturellement à la jalousie, et s’il n’a pas vu sans inquiétude les empressemens de nos bons Germains, jugez de celle que doit lui faire éprouver un jeune homme, qui joignant un esprit agréable à toutes les grâces extérieures, a su acquérir si jeune encore une réputation de talent militaire, et de valeur éprouvée, si propre à faire un grand effet sur nous autres femmes qu’on dit être sensibles à l’éclat et à la célébrité. La jalousie du Comte est contenue par ses égards intéressés pour le Commandeur, il n’ose témoigner son aversion pour un homme qui lui est cher ; mais la Comtesse s’aperçoit quelquefois du déplaisir qu’il éprouve lorsqu’on parle avec éloge de la personne du Marquis ; lorsque sa mère et le Commandeur s’entretiennent de l’obligation qu’ils ont à son courage. La Comtesse est donc forcée sans cesse, Madame la Duchesse, de s’observer afin d’éviter de donner de l’aliment à l’amour de l’un, et à la jalousie de l’autre. Si l’on supposait que le cœur de la Comtesse n’est pas demeuré tout à fait insensible au mérite et aux agrémens du Marquis, si elle avait à contenir ses propres sentimens… vous sentez que sa situation serait encore plus embarrassante. Je ne dirai pas qu’elle puisse avoir des combats à se livrer ; l’empire de la vertu est trop bien affermi dans son ame ; mais elle peut être inquiète, elle peut craindre qu’un commerce intime avec un homme aimable ne lui fasse faire trop de progrès dans son cœur. Je parle à une femme d’esprit, à une femme sensible et honnête, je n’en dirai donc pas davantage, et je suis persuadée qu’elle pense comme moi, qu’il serait à désirer que le Marquis s’éloignât pour quelque temps.

J’ai commencé ma lettre en disant que des circonstances particulières me déterminaient âme hâter de vous consulter, les voici, madame la Duchesse, et vous jugerez de leur importance. Hier nous avons eu à dîner la vieille comtesse de Lindorf, dont les aventures galantes ne vous sont pas tout à fait inconnues ; c’est une femme qui, par l’ascendant de l’esprit, par de bonnes œuvres multipliées, et par la considération que donne une grande naissance et la richesse, a su faire oublier sa conduite passée. La comtesse de Loewenstein s’est mise après dîner à son ouvrage, et madame de Lindorf a fait la conversation avec le Commandeur ; ils se sont entretenus de leur vieux temps et le Commandeur lui ayant dit : vous souvenez-vous d’une certaine dame qui disparut un beau jour avec son amant ; la famille voulut faire croire qu’elle avait été aux eaux ; mais on n’en fut pas la dupe. C’était une femme déterminée, que celle-là, et qui s’embarrassait peu du qu’en dira-t-on. La comtesse de Lindorf l’interrompit : paix, paix monsieur le Commandeur, lui dit-elle, cette femme n’a jamais eu qu’une grande passion qui a causé tous ses malheurs ; au lieu de la déchirer disons comme dans l’évangile : beaucoup de péchés lui seront pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. À ces mots le comte de Loewenstein a fait une mine très-expressive, en regardant sa femme qui ne l’a pas vu ; mais elle ne m’est pas échappée. Le soir il m’a dit à la promenade, après une courte rêverie et à propos de rien : vous avez entendu la vieille Comtesse, sa morale n’est pas sévère, et pour peu qu’une femme aime bien, elle peut faire toutes les sottises qu’elle veut. Je me suis mise à rire pour éviter une plus ample dissertation. Le chagrin et l’inquiétude étaient dans mon cœur, pendant qu’un rire forcé était sur mes lèvres ; mais, madame la Duchesse, il faut tout vous dire, l’humeur de la Comtesse est changée depuis quelque temps ; on voit qu’elle s’efforce pour prendre part à la conversation, et deux fois je l’ai surprise dans son oratoire à des heures qu’il ne lui est pas ordinaire d’employer à la prière ; je l’ai surprise les yeux en larmes et je suis convaincue que fatiguée de sa position, elle s’adresse à Dieu pour en obtenir des consolations, et que sais-je, peut-être pour lui demander des forces. Vous savez combien cette femme estimable est attachée à ses devoirs, et quel empire a sur elle la religion ; voilà, bien des motifs qui doivent la rassurer ; mais en général, son système est de fuir le danger. Elle m’a annoncé qu’elle désirait faire un voyage en Westphalie avec son mari, pour se dérober aux empressemens du Marquis ; n’est-il pas plus naturel que ce soit lui qui s’éloigne. Il a fait des démarches pour être employé à l’armée de Condé. Mais il pourrait en attendant aller voir son ami le Président : donnez-lui de grâce ce conseil, avec tous les ménagemens que la circonstance exige ; il serait bien imprudent de faire connaître à la plupart des hommes qu’ils peuvent être dangereux ; mais le Marquis est trop honnête pour qu’on puisse avoir cette crainte avec lui. Adieu, madame la Duchesse, cette lettre ne vous apprendra rien peut-être, et si cela est, son effet n’en sera que plus décisif, parce que vous verrez que les choses que vous a fait prévoir votre pénétration, frappent à présent les yeux des autres, et qu’il est instant d’y apporter remède. Je vous recommande les intérêts de notre adorable amie, et vous assure d’une reconnoissance qui égalera, c’est tout dire, mon tendre attachement.

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LETTRE XCIX.

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La Cesse de Loewenstein la mère
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis en peine, Mademoiselle, de la santé de votre amie. Sans qu’il y paraisse aucun dérangement sensible à d’autres yeux, peut-être, qu’à ceux d’une mère ; je vois dans son visage l’altération d’une mauvaise nuit, le nuage de la plus légère contradiction, enfin je suis réellement plutôt instruite qu’elle-même du plus petit changement qu’elle éprouve. Depuis que vous l’avez vue elle semble livrée à une profonde mélancolie que votre présence avait paru suspendre, et qu’elle cherche, à ce qu’il semble, à vaincre. On voit que ses nerfs sont en souffrance ; le bruit d’une porte la fait tressailiir, et elle est souvent prête à pleurer. J’ai tâché plusieurs fois de l’engager à s’occuper de sa santé ; mais elle me répond qu’elle ne sent rien. Je lui ai demandé, si elle avait quelque chagrin, et elle me dit que non, et a peine en le disant à retenir ses larmes. Son mari vieillit et devient d’une humeur fâcheuse et contrariante, il est peut-être en partie cause de son chagrin. Hélas ! ce n’est point le mari qui convenait à ma Victorine, et j’ai appelé la raison à mon secours pour me déterminer à faire ce mariage : vingt-huit ans de plus c’est une furieuse disproportion… Le ciel jusqu’ici ne répond pas aux vœux de la famille, qui a tout sacrifié au désir de se perpétuer. Quand je vois un jeune homme qui a du mérite, et dont l’âge se rapporte à celui de ma fille, je ne puis m’empêcher de faire un triste retour sur le passé, et de songer que ma fille jouirait d’un sort plus heureux. La nature a ses lois et ses convenances, que l’on ne contrarie jamais impunément. Le marquis de St. Alban m’a donné occasion de faire bien souvent ces réflexions, et même pour mon propre intérêt ; j’aurais dans un jeune homme comme lui un fils tout à la fois, avec un gendre. Je ne me flatte pas au reste d’avoir pu trouver un homme de ce mérite, ils sont rares dans tous les pays ; mais j’en ai connu qui à son âge avaient une partie de ses qualités estimables. Ma fille a un cœur fait pour éprouver tous les sentimens que la nature inspire, croyez-vous qu’il ne sente pas le besoin d’un tendre attachement ? J’ai été pendant quinze années uniquement occupée de mon mari qui est plus sensible qu’il ne le paraît, et ce sentiment répandait sur ma vie un charme inexprimable ; il embellissait mon habitation telle qu’elle fût ; j’étais sûre de me trouver heureuse en rentrant chez moi. Monsieur de Loewenstein avait les mêmes goûts que moi ; il aimait la danse, les spectacles, c’était toujours ensemble que nous goûtions ces plaisirs. Pour moi, je crois Mademoiselle, que la vie pour être heureuse doit être, suivant les âges, remplie des sentimens dont la nature a déposé le germe dans nos cœurs. L’amitié dans le mien a succédé à une affection plus vive, et tout ce que mon cœur pouvait éprouver de passionné, l’amour maternel l’a absorbé. Vous éprouverez, Mademoiselle, cette succession naturelle de sentimens, parce que vous êtes destinée à un homme de votre âge, que vous aimez ; bientôt l’heure de bonheur sonnera pour vous. Il n’en a pas été ainsi pour ma pauvre Victorine ; la vanité a décidé de son sort ; je crains que ce ne soit la cause des nuages qui obscurcissent la sérénité de son ame ; sur-tout si l’humeur de son mari s’aigrissant encore, comme j’ai lieu de le craindre, lui fait éprouver dans l’intimité de leur commerce, des contraintes, et fait naître d’injustes querelles. Les hommes ne voient pas arriver la vieillesse avec moins de chagrin que les femmes, et les agrémens qu’un homme avancé en âge voit se développer dans une jeune femme qui lui appartient, lui font faire un triste retour sur lui-même ; le même objet semble à la fois pour lui, un objet d’envie et de jalousie. Parlez de grâce à ma fille, Mademoiselle, votre tendre amitié vous donne le droit de l’interroger, de lui tout dire, et de tout exiger d’elle. Je sais que vous n’avez rien de caché l’une pour l’autre, et je vous demande cependant, de ne pas lui parler de mes inquiétudes, du moins dans ce moment ; promettez-le moi, et je suis bien sûre que vous tiendrez parole. Adieu, Mademoiselle, j’embrasse tendrement notre Émilie.

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LETTRE C.

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La Duchesse de Montjustin
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je sens, Mademoiselle, comme vous, qu’il est à désirer que mon cousin fasse quelque voyage ; son repos, celui de notre amie y sont également intéressés, et comme il a un ami qui est à Dussfeldorf et qu’il serait fort aise de revoir, je lui donnerai le conseil d’aller passer quelque temps auprès de lui. Je n’ai que le temps de vous écrire ces mots par un homme qui part à l’instant pour Mayence, J’irai après demain causer avec vous amplement du sujet de votre lettre. Adieu, Mademoiselle, croyez que l’intérêt de votre amie m’est presque aussi cher qu’à vous.

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LETTRE CI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il est temps, mon cher cousin, que je vous parle sérieusement sur votre position avec la comtesse de Loewenstein, son repos et le vôtre sont intéressés à ce que vous fassiez un généreux effort sur vous-même ; son amie est inquiète de son état et moi qui ai plus d’expérience, j’en suis effrayée. Ah ! croyez-moi, c’est un malheur pour vous de l’aimer ; c’en serait un plus grand pour tous deux si elle vous aimait. Elle était si calme, si heureuse avant de vous connaître ! ne lui rendez pas odieuse la vie qu’elle vous doit. J’oserai vous dire que les obligations qu’elle vous a, doivent vous rendre encore plus circonspect. Une ardeur indiscrette de votre part semblerait être l’effet de la présomption que vous donnent vos services ; tout vous engage donc à respecter le repos d’une femme sage par habitude, vertueuse par principe, dont l’ame est si pure, le cœur si sensible, d’une femme admirée et chérie de tous ceux qui la connaissent, menant, au sein d’une famille honorable, une vie paisible, livrée à des goûts innocens, cultivant sans prétention des talens distingués ; telle est la Comtesse ; tout conspire chez elle à interdire tout espoir à votre amour ; mais supposons un instant que vous espériez de lui faire partager vos sentimens ; pouvez-vous vous dissimuler que votre espoir ne se borne pas à vous présager la seule possession de son cœur. Eh bien ! mon cher cousin, je suis convaincue, que si la passion faisait un instant oublier à la Comtesse, des devoirs si fortement gravés dans son ame, rendue à la raison après un court délire, elle vous détesterait, se détesterait elle-même, irait s’enterrer dans une de ses terres et périrait victime d’un instant de faiblesse. Ah ! comment un homme peut-il se dire ; je vais porter le trouble dans une ame pure et innocente, je lui rendrai odieux ses devoirs qu’elle suit sans contrainte ; je l’entourerai du cortège effrayant d’une passion ; j’éveillerai la jalousie dans le cœur de son mari, et le livrerai à toutes ses fureurs ; je conduirai sa femme dans un sentier glissant à travers mille précipices, et au moindre faux pas, cette réputation qui fait sa gloire, sera ternie à jamais ; ces plaisirs innocens, qui font le charme de sa vie, je les lui rendrai insipides ; ces attentions de ses proches, celle de la mère la plus tendre, je les rendrai souvent incommodes ; elle voyait avec complaisance les regards se fixer sur elle, je les lui rendrai redoutables par la crainte d’être pénétrée ; ces domestiques qui volaient à ses ordres, que le respect et l’attachement rendaient si soumis, il faudra acheter leur silence et en faire des complices. Votre amour sera-t-il un dédommagement de tant de sacrifices, de tant de dangers ? Ah ! mon cousin, voyez ce qu’elle a à perdre, et demandez-vous s’il vous appartient de changer son sort. Mais, ce qui est plus vraisemblable, la Comtesse en garde contre les passions, occupée de ses goûts, distraite par l’exercice de ses talens ne répondra point à vos sentimens ; elle sera réservée avec vous, circonspecte, souvent embarrassée, et vous perdrez ainsi les agrémens d’une charmante société ; enfin, tourmenté par votre passion, à laquelle vous aurez laissé prendre trop d’empire, vous serez malheureux. Il est temps, mon cher cousin, de prendre un parti décisif, que doit vous dicter votre amour même ; car le repos de la Comtesse exige que vous la quittiez pour quelque temps ; si vous vous refusez à mon avis, vous pouvez être sûr que vous serez également privé de la voir ; elle partira pour ses terres de Westphalie. Soyez un instant de sang froid, et réfléchissez sur l’embarras de sa position ; son mari est-il présent, elle craint si elle est familière avec vous, qu’il n’en soit scandalisé, elle craint si elle est réservée, qu’il ne suppose qu’elle se fait violence pour ne pas faire connaître ses sentimens, ou bien qu’assurés l’un de l’autre vous êtes convenus de vous contraindre devant le monde. La Comtesse jouissait avant de vous connaître du sort le plus heureux ; sa vie s’écoulait dans un calme animé des plus doux sentimens, vous troublez son cœur pur et tranquille, et il ne tient pas à vous d’y faire naître tous les orages des passions ; son mari, encore une fois, est plus jaloux que vous ne pensez et la Comtesse lit souvent dans ses yeux, prêts à s’enflammer, une inquiétude qui la choque et l’alarme. Partez, mon cousin, c’est le seul moyen de rétablir la paix dans l’ame de la Comtesse, évitez de confirmer par votre conduite la justesse de cette maxime de la Rochefoucault : On veut faire tout le malheur de la personne qu’on aime si l’on ne peut faire tout son bonheur. C’est un étrange effet de l’amour propre, principal acteur des scènes amoureuses, et qui n’est que trop dans la nature : qu’importe aux hommes que l’on souffre si c’est pour eux, si c’est par eux ; si les maux qu’on éprouve sont la preuve de leur domination dans un cœur.

Le Président est instruit et pense que vous ferez bien d’aller passer quelque temps avec lui ; partez donc au plutôt, la générosité l’ordonne et l’amitié vous tend les bras ; le premier moment de la séparation sera cruel, mais vous vous applaudirez bientôt de votre courage ; vous éprouverez cette noble et douce satisfaction qui paye les sacrifices de l’homme qui s’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même. Adieu, mon cousin, il ne fallait pas moins que ma tendre amitié, qu’un intérêt aussi puissant que celui du bonheur de la Comtesse, pour que je me sois abandonnée à ce torrent de morale.

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LETTRE CII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je cède à votre avis, mon Émilie, et ne parlerai pas à ma mère, comme je l’avais en quelque sorte résolu ; je prendrai un autre parti sur, mais hélas ! bien coûteux à mon cœur, puisqu’il m’éloignera de vous. Monsieur de Loewenstein qui compte dans peu se rendre à une de ses terres en Westphalie, n’ose pas me proposer de faire ce voyage, je suis sûre de lui faire un grand plaisir en l’accompagnant ; eh bien ; ma chère Émilie, je lui proposerai de le suivre ; ce voyage servira à me distraire ; je risque de m’ennuyer, mais je serai calme, tandis que la vue continuelle d’un homme qui souffre pour moi, par moi, me met au supplice. Depuis qu’il m’a fait connaître son amour, les plus innocentes marques d’affection de ma part semblent lui donner de l’espoir ; que veut-il de moi ? que je l’aime, que je lui en donne l’assurance, je l’ai mille fois assuré de ma reconnaissance et de la plus tendre amitié ; mais un sentiment si doux pour les cœurs innocens ne lui suffit pas ; c’est le mot d’amour qu’il faut prononcer… ah ! ma chère Émilie, je crois sentir au trouble que me fait éprouver quelquefois la présence du Marquis que l’amitié, ce sentiment si pur, si doux, n’est peut-être pas aussi suffisant pour mon cœur. Qu’ai-je dit, ma chère Émilie, rassurez-vous cependant, c’est de ma part une crainte bien plus qu’une certitude, mais quelque soit l’état de mon cœur, et soit que ma raison combatte des chimères ou des réalités, il faut fuir sa présence ; je sens que cela est nécessaire à mon repos, au sien. Diriez-vous que telle est ma situation, que le Marquis ne peut se présenter à moi sous un aspect qui me satisfasse ; paraît-il content, je suis effrayée, je repasse avec inquiétude ma conduite de la veille, et de la journée, et je me demande si quelque chose dans mes actions, dans mes discours, dans mes regards lui a donné de l’espoir ; paraît-il triste, rêveur, mon cœur est douloureusement affecté de le voir malheureux par moi ; il me serait si doux de faire son bonheur ; combien, ma chère amie, une telle idée, ne doit-elle pas transporter la femme qui peut en toute assurance suivre les sentimens, écouter la voix de son cœur ; qu’il est flatteur d’avoir un tel empire, et ce qui est encore plus, qu’il est doux de pouvoir l’exercer ! Il faut fuir, ma chère Émilie, voilà, mon refrain ; il faut que je vous quitte pour six semaines, deux mois, mon absence aura apporté quelque changement dans les habitudes du Marquis, et votre amie sera plus calme.

Adieu, mon Émilie, que vous êtes heureuse ! tout est chez vous dans le plus parfait accord, sentimens, devoir, bienfaisance ; et ce qui ferait la honte d’une autre, fait la gloire de mon Émilie.

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LETTRE CIII.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


Vous ne partirez pas, ma chère amie, c’est moi qui vous le dis, et c’est le trouble où vous êtes qui vous inspire cette pensée et vous fait oublier que le Marquis ne peut encore rester long-temps auprès de nous ; rappelez-vous donc qu’il a écrit au prince de Condé pour lui offrir ses services, aussitôt qu’il a eu l’espoir de son rétablissement. Je suis en outre instruite par madame de Montjustin, qu’il doit faire incessamment un voyage pour voir son ami le Président. Prenez donc patience, ma chère Victorine ; personne ne sent mieux que moi la délicatesse des circonstances où vous êtes ; la crainte d’être compromise par des empressemens indiscrets, l’embarras de nuancer ses expressions, de mettre dans ses regards, dans ses manières une mesure qui écarte la jalousie, ne donne point de prise à la malignité ; je sens que tout cela n’est pas sans difficulté, envers un homme aimable, qui a des droits à votre reconnaissance, et que l’amitié de toute votre famille pour lui, vous invite à aimer et à voir sans cesse ; mais aussi quelle femme plus éclairée que vous, plus habituée à la réserve, plus faite enfin pour triompher d’elle-même et en imposer aux autres ! Je lis dans votre cœur, ma chère amie, j’y lis… quoi ? tout ce qu’il renferme… rassurez-vous, je lis aussi dans l’avenir vos triomphes ; les anciens représentaient la vertu sous la forme d’une belle femme armée, ce qui prouve qu’elle ne se signale que par les combats. Point de confidence à votre mère, et point de projet de départ, ma chère amie ; j’irai d’ici à deux jours causer avec vous à fond de tout ce qui vous intéresse. Je vous quitte pour écrire une longue lettre au Baron qui me charge de le mettre à vos pieds ; je quitte, comme disent les dévots, dieu pour dieu quand je vais de ma chère victorine au Baron.

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LETTRE CIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Vous êtes bien sûre, ma chère Émilie de ma soumission à vos sentimens ; je ne parlerai pas à ma mère, je n’irai pas en Westphalie, et vous avez par-conséquent deviné ma réponse ; mais aussi vous viendrez me voir le plus souvent que vous pourrez. J’ai attendu hier toute la soirée mon Émilie, et mon espoir ne s’est évanoui qu’à l’arrivée de votre exprès. Je suis bien persuadée que l’incommodité de votre mère n’aura pas de suite ; mais si elle continue j’irai à Mayence ; car il m’en coûte trop d’être long-temps sans vous voir : dans tous les momens c’est un plaisir extrême pour moi, à présent c’est un besoin. Mon cœur est surchargé et semble ne pouvoir renfermer tout ce qui l’agite, et l’inquiète. J’envie quelquefois aux Catholiques Romains, une pratique dont nous nous moquons, c’est la confession. Un homme me disait assez plaisamment, que le désir d’occuper les autres, et le besoin de parler de soi, amenaient la plupart des femmes au confessionnal ; mais indépendamment des motifs de la religion, je crois que le cœur a plus de part aux confessions que l’amour propre ; notre ame fatiguée de ses combats, éprouve souvent un besoin d’appui contre sa faiblesse, et de consolations dans une situation pénible. On désire s’épancher en liberté, parler de ses maux, et c’est un soulagement. Le confesseur devant lequel on est prosterné n’est qu’un homme ; mais on voit dans cet homme, un intermédiaire entre soi et la divinité, il porte la lumière dans notre esprit incertain. Je me figure qu’en apprenant à se confier dans ses forces, il les augmente véritablement, et il apprend sans doute aussi à s’en défier. Les sentiers du cœur doivent lui être connus par l’expérience, et il doit savoir faire un-mélange habile de sévérité et d’indulgence, et employer ce que la religion a de touchant pour une ame sensible. Une prière fervente nous élève à Dieu ; mais la confession devient un motif pressant de redoubler de vigilance et de combattre de toute notre force. Les personnes agitées d’une grande passion sont sujettes à parler seules et cela prouve le besoin de l’effusion de l’ame.

Le Marquis paraît depuis quelque temps abattu et mélancolique. Son état me fait de la peine ; un homme à qui je dois la vie, et encore plus, celle de ma mère, ne peut cesser de m’intéresser ; mais quel mélange de profane et de sacré contient ma lettre ; je serais tentée de la déchirer, si je ne prenais pas un sensible plaisir à me faire voir à vos yeux telle que je suis.

Je ne me rappelais pas que le Marquis avait écrit pour être employé à l’armée du prince de Condé, et d’après cela il est à présumer qu’il ne tardera pas à partir. Cette guerre ne finira-t-elle donc pas ? que je plains ceux qui ont à trembler pour leurs parens, pour leurs amis ; heureusement que mon Émilie est à présent sans alarmes ; la commission dont on a chargé le Baron est honorable ; mais sa gloire me touche moins que sa sureté et la tranquillité de ma charmante amie.

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LETTRE CV.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Votre lettre est véritablement un torrent de morale, ma chère cousine ; mais ce n’est pas dans votre esprit qu’est sa source ; c’est madame de Loewenstein qui vous a sans doute inspiré l’idée de m’écrire, et c’est à elle que je répondrai. Partir !… la quitter !… ce conseil est bien aisé à donner de sang froid ; néanmoins je vous obéirai, ou pour mieux dire à elle. Mais qu’est-il donc arrivé pour qu’elle me presse si fort ? À peine je suis guéri d’une blessure grave, et je n’attends, elle le sait bien, qu’une permission de me rendre à l’armée, qui ne peut tarder. La complette aversion ne pourrait aller plus loin que l’ordre qu’on me donne. J’obéirai, encore une fois, oui, je m’arracherai d’auprès d’elle. Il lui en coûte bien peu de me donner un tel ordre ! mais elle saura ce qu’il en coûte pour l’exécuter. Dans trois jours, ma cousine, j’irai vous voir, et vous dire, adieu, pour long-temps, pour jamais peut-être !

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LETTRE CVI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Madame la Comtesse,

Vous ferez étonnée de recevoir une lettre d’un malheureux à qui vous permettez avec tant de peine de vous voir quelquefois, et le désespoir seul pouvait me donner la hardiesse de vous écrire. Ma cousine m’engage à fuir loin de vous ; c’est votre intérêt, dit-elle, qui l’anime, qui la force à me donner ce rigoureux conseil. Il m’est donné trop subitement, et avec trop d’instance de m’y conformer, pour qu’il ne me soit pas évident que ma cousine n’a fait que remplir vos désirs. Quoi ! Madame, il ne vous suffit pas de ne pas répondre à mes sentimens ; il ne vous suffit pas que je sois sans espoir, il faut pour vous satisfaire que je sois loin de vous. Ma cousine me reproche de troubler votre repos ; et comment peut-il être troublé par un homme qui vous est indifférent ? Parmi les hommes qui vous font leur cour, trois ou quatre sont soupçonnés d’avoir pour vous des sentimens passionnés, et vous n’usez pas envers eux de la même rigueur. Si je connaissais moins votre ame généreuse, je dirais qu’on traite les malheureux avec moins de ménagement, et qu’on n’y regarde pas de si près lorsqu’on est importuné par un homme sans fortune et sans asile, par un malheureux étranger, à qui il doit être indifférent de vivre dans un lieu ou dans un autre. Depuis le moment où mon cœur oppressé n’a pu contenir l’explosion de ses sentimens, avez-vous eu, madame la Comtesse, à vous plaindre de moi ?… Que j’étais éloigné de la vérité !… je croyais que depuis ce temps vous me saviez gré de mes efforts pour cacher, non-seulement aux autres, mais à vous-même mes tourmens. Que vous traitez cruellement un homme à qui vous avez donné le nom de frère, et à qui vous n’avez à reprocher que de vous aimer plus que tous les frères n’ont jamais aimé ! Pourquoi combler la mesure d’un malheur que je dévorais en secret : votre rigueur me fait rompre le silence ; condamné sans retour je puis avouer tous mes crimes ; oui, Madame, cette passion, cet amour, dont je ne vous ai entretenue que quelques momens, me domine tout entier ; dans le désespoir où vos ordres me réduisent, prêt à vous perdre pour jamais, c’est une espèce de consolation pour moi de ne plus rien ménager, et, vous parlant pour la dernière fois, de vous dire que je vous adore… J’en profiterai pour vous le répéter mille fois. Depuis le premier instant que je vous ai vue, il ne s’en est pas écoulé un seul sans que vous fussiez présente à ma pensée, et j’ai perdu dès-lors jusqu’à l’idée des malheurs qui m’accablent : patrie, fortune, gloire, tout ce qui n’est pas vous n’a plus de prise sur mon esprit. Je croyais renaître, me trouver dans un autre monde, pendant le court espace de temps que j’ai passé à Loewenstein ; consolé par vous, soigné par vous, tout ce qui m’était arrivé jusque-là n’était plus qu’un songe fugitif : c’est auprès de vous seule que j’ai vécu, et pendant quelques jours j’ai vécu pour le bonheur : ce sera désormais pour le malheur ; mais ce sera par vous que je l’éprouverai et pour vous, si j’en crois ma cousine : m’envierez-vous encore la douceur que j’éprouve au milieu de mes maux par l’idée qu’ils viennent de vous ; ah ! puissiez-vous véritablement avoir besoin de mon absence ! avec quel empressement je vous obéirais, si j’avais à fuir une femme qui m’aime, si je me disais, elle prend des précautions contre elle-même, et si elle ne m’aimait pas elle me souffrirait auprès d’elle ! Ne croyez pas, au reste, Madame, que je me fasse une telle illusion ; non, non, je n’emporterai aucune consolation en vous quittant ; je ne me croirai jamais qu’importun et non dangereux.

Vous aviez bien peu de temps à attendre pour être délivrée de moi ; dans quinze jours, un mois au plus, je vous quittais pour me rendre à l’armée ; je vous aurais quittée pour un devoir sacré, et non forcé par la plus étrange rigueur ; loin d’avoir eu aucun reproche à vous faire, je serais parti dans la douce illusion d’être regretté de vous ; j’aurais été jusqu’à croire que vous m’aviez plaint quelquefois. Je partirai puisque vous le voulez ; mais que je sache au moins que vous le voulez. Que j’entende mon arrêt de votre bouche : me refuserez-vous encore cette grâce ? Je pourrai bien dire si vous me l’accordez, comme le maréchal de Biron lorsqu’on lui annonça que le roi permettait qu’il fût exécuté dans l’intérieur de la Bastille, quelle grâce !… mais n’importe, que je sache, Madame, par vous, qu’en partant je vous obéis, et que vous me savez gré de ma soumission ; je partirai aussitôt après. Qui m’eût dit, il y a peu de mois, que les malheurs de la plus affreuse révolution n’avaient pas épuisé toute ma sensibilité, et qu’il me restait encore des maux à craindre. Adieu, madame la Comtesse, j’attends vos derniers ordres, et vous offre l’hommage de mon profond respect.

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LETTRE CVII.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Il y a déjà quelque temps, Madame, que je me suis aperçu des sentimens de notre jeune ami ; la chaleur avec laquelle il me parle de sa reconnaissance pour madame de Loewenstein, et les peintures qu’il m’en fait m’ont mis dans sa confidence. Ce qui vous étonnera, peut-être, c’est que malgré la vivacité de la passion qui le domine, et sans connaître celle qui l’a fait naître, je suis assuré qu’il n’exagère pas. Ses traits sont en quelque forte présens à mon esprit, par la connaissance que j’ai des objets propres à faire effet sur mon ami. La beauté est moins pour la plupart des hommes une harmonie sublime de proportions, qu’une réunion de traits qui leur présagent la volupté qu’ils cherchent. Plus on a cédé à l’empire de ses sens, et plus ils offrent à l’imagination, sans qu’on s’en rende compte, le genre de formes qui les flatte le plus ; mais celui qui a su résister à leur impétueuse ardeur, est différemment affecté ; la beauté se présente à lui sous des traits sublimes, qui peignent la beauté de l’ame et pénétrent la sienne d’un sentiment qui semble n’avoir rien de matériel ; les déesses chez les uns prennent des formes humaines pour se livrer aux dérèglemens des sensations, et chez les autres les mortelles semblent revêtir des formes célestes. Le Marquis, par son application a su échapper au désordre où vivent les gens de son état ; le repos des sens n’a donné que plus d’énergie à son ame, et j’ai toujours pensé qu’il ne pouvait être épris de la plupart des femmes que l’on trouve belles ou jolies, et qui n’inspirent que des désirs, qu’on prend si facilement pour de l’amour ; mais l’idée avantageuse, que je me fais de la comtesse de Loewenstein et le tendre intérêt que je prends au Marquis, me font regretter vivement, pour le bonheur de tous deux, que le fort les ait fait se connaître ; car ils ne peuvent se connaître sans s’aimer.

Il serait digne de la vertu et du courage du Marquis de s’absenter ; vous n’avez pas la figure et l’âge de Mentor ; mais la sagesse a quelquefois paru sous les formes séduisantes qui vous distinguent : eh bien ! Madame, arrachez Télémaque de l’île enchantée, qu’il vienne passer quelque temps auprès de son ami, en attendant que, monsieur le prince de Condé accepte ses services : vos représentations auront plus d’effet que mes lettres, parce que vous êtes bien plus à portée que moi de juger des circonstances ; mais vous pouvez, madame la Duchesse, vous appuyer, s’il est nécessaire de mon avis. Faites-lui connaître que le bonheur de la Comtesse y est intéressé, que c’est pour elle qu’il s’immole ; un tel motif doit être puissant sur lui ; il donnerait sa vie pour elle, qu’il fasse plus, qu’il la quitte et qu’il vive.

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LETTRE CVIII.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Je me hâte de vous prévenir, madame la Duchesse, que je suis obligé de faire un voyage à Ham, qui durera une quinzaine de jours ; je ne pourrai donc point d’ici à mon retour, recevoir notre ami, et c’est pour moi une peine sensible. J’aurais eu beaucoup de plaisir à le voir et j’aurais tenté de rétablir quelque calme dans son cœur agité par la première des passions. Le chemin qui y mène m’est connu, et il est habitué à m’entendre parler le langage de la raison. Ce retard, au reste, n’est pas considérable, et votre amitié pour lui et la comtesse de Loewenstein vous suggérera des moyens de le distraire, de rendre moins fréquentes ses visites au château. Pourquoi ne le feriez-vous pas engager par l’amie de la Comtesse à aller passer quelques jours à Mayence ? il aurait le plaisir de s’entretenir avec elle, si ce n’est de sa passion, au moins de la personne qui en est l’objet ; c’est quelque chose en amour. Mais à propos d’amour il faut que je vous parle d’une aventure qui a quelque rapport avec ce sentiment.

Mon hôtesse qui est fort officieuse, lorsqu’il ne lui en coûte rien, m’a dit hier qu’il y avait dans la maison voisine une Française qui avait grand besoin de secours, et elle m’a engagé à aller la voir ; je l’ai suivie dans un misérable galetas où j’ai trouvé couchée sur un méchant lit, une jeune femme fort souffrante : mon hôtesse s’est empressée de lui annoncer qu’elle m’avait engagé à venir lui offrir mes services ; je lui ai demandé son nom et son état, et elle m’a ingénuement répondu qu’elle avait été danseuse d’un petit spectacle des Boulevards, qu’elle avait fait d’ailleurs un métier qui n’était pas fort honnête, et dont elle se repentait. Sur sa table était un petit crucifix assez bien travaillé auquel était attaché quelque chose qui était enveloppé de satin. Je considérai le crucifix et lui demandai, si ce qui y était attaché était quelque relique. Non, dit-elle, et ayant ôté le satin, elle me fit voir en s’attendrissant un petit portrait de Louis XVI. C’est bien le cas de dire avec Molière où la vertu va-t-elle se nicher ?

Si le spectacle de l’émigration déchire le cœur, il est aussi une source de réflexions profondes. On y voit souvent l’homme rendu en quelque sorte à son état primitif, et réduit à vivre de son industrie ; on voit développer un grand courage à des gens qu’on croyait faibles et pusillanimes ; mais on apprend aussi que les malheurs généraux, loin d’adoucir les hommes et de resserrer les liens de l’humanité, les mettent dans un état de rivalité qui dégénère bientôt en hostilité. Combien de fois depuis mon émigration, je me suis rappelé ces vers.

« Je crois voir des forçats dans un cachot funèbre
« Pouvant se secourir, l’un sur l’autre acharnés,

« Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés. »

Adieu, madame la Duchesse, je vous écrirai à mon retour ; prévenez notre ami de mon voyage et agréez mon fidelle et respectueux attachement.

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LETTRE CIX.

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La Cesse de Loewenstein
au
Marquis de St. Alban.


Je n’ai engagé personne, Monsieur, à vous donner le conseil dont vous parlez ; l’inquiétude, souvent aveugle, de l’amitié, a pu seule inspirer à madame de Montjustin l’idée de vous écrire sur un objet que je ne discuterai pas. Que je suis loin, Monsieur, de vouloir aggraver vos malheurs !… Si le plus tendre intérêt suffisait pour en tempérer l’amertume, ils seraient devenus moins sensibles pour vous, dès les premiers momens de notre connaissance ; cet intérêt, depuis les obligations infinies que je vous ai, est devenu un devoir qu’il m’est bien doux de remplir. Votre lettre me touche infiniment, son désordre annonce le trouble de votre ame, et son principe est tel qu’il n’est pas en mon pouvoir d’y remédier ; et je fais plus, mon cœur, sur qui vos services vous donnent tant de droits, m’entraîne un peu au-delà de mes devoirs, en me faisant éprouver le regret de ne pouvoir répondre à vos sentimens. Adieu, Monsieur, ne consultez pour partir que vos intérêts et vos goûts, et comptez à jamais sur l’attachement de la plus tendre sœur.

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LETTRE CX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je vous envoie, ma chère amie, une lettre que j’ai reçue du Marquis, qui m’a causé le plus grand trouble, et j’imagine que c’est vous qui avez engagé la Duchesse à lui donner le conseil de partir ; je ne puis blâmer… mais j’aurais voulu qu’elle eût plutôt insinué que conseillé. Il veut que je lui ordonné de partir, et la passion qui cherche des alimens pour les espérances, lui inspire l’idée que la présomption suggérerait à un autre. Oui, ma chère amie, il croit être dangereux, il croit faire un sacrifice à mon propre repos, celui de mon cœur, troublé par sa présence ; il croit, ce qui n’est malheureusement que trop vrai !… Je lui ai répondu, j’ai mal fait ; je me le suis reproché un quart d’heure après ; mais non, je n’en dois pas être fâchée, j’aime mieux avoir un peu aggravé le mal pour le rendre plus sensible, et faire naître de l’augmentation du danger, la nécessité du remède. Je partirai donc, j’irai en Westphalie ; que le Marquis parte ou reste, ne m’arrêtez plus, mon Émilie ; croyez que mon bonheur y est intéressé, et si ce n’était que mon bonheur je le sacrifierais à mon Émilie. Je vous attends demain au soir ; réfléchissez d’ici à ce temps sur la lettre du Marquis, sur ma réponse et ma position ; l’amitié doit employer l’indulgence pour adoucir la mémoire des fautes passées, elle doit s’armer de sévérité pour les fautes à venir ; aidez-moi à manœuvrer au fort de la tempête ; j’entrevois la bonne route et c’est à vous à m’y faire entrer à pleines voiles. Encouragez-moi donc à partir au lieu de m’en empêcher, et si votre confiance en moi vous fait justement, je crois, penser que je ne risque pas de succomber… épargnez-moi le trouble, et peut-être des combats. Adieu, à demain, j’embrasse tendrement mon Émilie.

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LETTRE CXI.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


Je suis chargée, ma chère Comtesse, d’une singulière commission, dont le succès peut mettre fin à vos embarras ; ce qui m’empêche d’entrer dans aucun détail sur votre dernière lettre. Le destin vient à votre secours, à celui du Marquis, il arrange tout pour le mieux et de la manière la plus imprévue ; écoutez-moi, ma chère Comtesse, et vous verrez si j’ai tort. Nous avons été invités hier à dîner chez le comte d’Ermenstein, frère du respectable Prévôt du chapitre, et contre l’ordinaire il n’y avait que deux ou trois personnes ; après le dîner le Prévôt a été faire sa méridienne, ma mère a fait une partie avec le Comte et son aimable petite-fille, la partie finie, elles sont sorties, le Prévôt s’est réveillé et est venu nous joindre ; alors le Comte a dit : qu’on ne laisse entrer personne ; j’ai à vous parler nous a-t-il dit aussitôt, et je compte, ainsi que mon frère, et sur vos avis et sur vos bons offices. Vous savez combien j’aime ma petite-fille, elle est aimée de mademoiselle Émilie, et c’est ce que je puis dire de mieux en sa faveur : inclination modeste de ma part à ce flatteur compliment, sourire reconnaissant de ma mère, et se Prévôt a levé la main avec vivacité en signe d’approbation, s’écriant d’un ton affirmatif : oh ! cela est très-vrai. Le Comte a continué : ma petite-fille jouit d’une grande fortune, nous souhaitons qu’elle se remarie et je vous avouerai que nous voudrions faire son bonheur, et nous procurer dans l’époux qu’elle prendra une société agréable ; nous avons eu occasion de voir plusieurs fois chez vous, et chez l’aimable amie de mademoiselle Émilie, le Marquis de St. Alban, et il nous a inspiré un grand intérêt. À ces mots j’ai prévu sans faire un grand effort de pénétration la conclusion du discours et mon attention a redoublé : la naissance, l’esprit, la valeur, une figure avantageuse, des manières nobles et polies, tout cela se trouve dans le Marquis ; il est sans bien pour le moment, par l’effet d’un incroyable bouleversement, mais ce qu’il possède est plus rare, et plus distingué mille fois que la fortune, et il y a tout lieu de croire aussi qu’il rentrera quelque jour dans ses biens ; ces considérations m’ont fait naître l’idée d’engager ma petite-fille à lui donner sa main. Ici ma mère a levé les yeux au ciel, avec l’expression d’une extrême satisfaction, et je n’ai point paru moins contente. Si mon Émilie, était libre, a-t-elle dit, j’aurais pour elle la même idée. Eh bien ! a répondu le Comte, je suis enchanté d’avoir votre approbation, mettons les choses au pis, et supposons que le Marquis sera à jamais privé des biens qu’il possède en France ; ma petite-fille jouit aujourd’hui de vingt mille florins de rente, et après notre mort elle en aura autant au moins ; ce revenu n’est-il pas suffisant ? Je ne demanderai au Marquis que de prendre le nom d’Ermenstein, je crois que cette condition n’aura rien pour lui de désagréable, sur-tout dans un temps où la noblesse Française a perdu en quelque sorte son existence. Mais, a-t-il ajouté, vous me demanderez si je suis sûr que notre enfant approuvera ces dispositions, et elle y est trop intéressée pour que nous voulions la contraindre. Eh bien ! Mesdames, je crois être assuré de son consentement, et qu’il ne lui sera pas arraché ; je lui ai parlé plusieurs fois du Marquis sans affectation, et il m’a semblé qu’elle mettait quelque chaleur dans les éloges qu’elle en faisait ; mon frère a été plus loin, et lui a dit un jour, qu’on avait parlé du Marquis très-avantageusement en sa présence ; voilà comme je voudrais un parti pour ma chère nièce, ne pensez-vous pas qu’il serait propre à faire le bonheur d’une femme, si la fortune était jointe à tous les avantages qu’il possède ? Je pense a-t-elle dit que le défaut de fortune ne doit être un obstacle que pour la femme qui en serait également privée. Il a applaudi à sa façon de penser et a cru voir un rayon de joie briller dans ses yeux. Nous avons été de l’avis de la jeune Comtesse, et félicité le père et l’oncle des nobles sentimens qui leur avaient inspiré cette idée ; ils m’ont ensuite priée d’en conférer avec vous, et d’engager Madame votre mère et monsieur le Commandeur, à sonder les intentions du Marquis et à lui parler de ce mariage, comme d’une chose qui leur est venue en pensée d’après l’envie que le Comte d’Ermenstein a témoignée de voir sa petite-fille se remarier. Je me suis chargée avec un grand plaisir de la commission ; mais je leur ai dit que je croyais que l’affaire devait être entamée par le Commandeur, qui pourra se concerter avec la Duchesse. C’est à vous de l’engager à traiter cette grande affaire et cela ne sera pas difficile ; il aime le Marquis, désire de le voir heureux, et l’établissement dont il s’agit ne lui laisse rien à désirer. J’admire que de manière ou d’autre le destin vous force d’influer sur la vie du Marquis, et dans la circonstance présente ce serait pour y répandre le calme ; en considérant les choses sous un aspect ordinaire, je ne vois rien qui s’oppose au succès des vues du comte d’Ermenstein ; mais il est un aspect qui ne me laisse aucun espoir, et qui me fait craindre que la proposition même n’entraîne des inconvéniens… vous m’entendez, ma chère Victorine… un refus en effet de la part du Marquis paraîtra bien extraordinaire, comment imaginer qu’un homme affaibli par le besoin, et qui n’a que les plus vagues espérances pour le rétablissement de sa fortune, refuse une alliance qui lui procure au moment plus de vingt mille florins de rente, et la possession d’une jeune femme d’une figure agréable, d’un esprit doux et aimable, et d’un caractère qui la fait chérir de tous ceux qui la connaissent : quelle fortune pour un Émigré ! Il n’en est pas un qui ne l’envie ; quelle raison pourra donner le Marquis de la rejeter. On cherchera la véritable raison, voilà ce que je crains, et voilà ce que la Duchesse pourrait lui faire entrevoir. Adieu, ma chère Victorine, je suis entre la crainte et l’espoir ; avec quel plaisir j’apprendrais que le Marquis consent à n’être plus malheureux !

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LETTRE CXII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai fait part, ma chère Émilie, à ma mère et à mon oncle de votre lettre, et ils ont applaudi à la généreuse résolution du comte d’Ermenstein : je lui envie, a dit mon oncle, la satisfaction de faire la fortune d’un aussi brave homme, et j’ai regretté plus d’une fois de n’avoir pas une fille ou une nièce à marier. Mon oncle va à Francfort et il parlera à la Duchesse. Ma mère et lui n’ont pas élevé le plus petit doute sur le consentement du Marquis, et ils se livrent à la joie de le voir heureux et à l’agréable idée de vivre avec lui. Pour moi je vous avoue que j’ai craint quelquefois de n’avoir pas l’air aussi satisfaite, et alors je faisais effort pour me monter à leur ton ; la crainte d’un refus, et les commentaires, qui en seront la suite affectaient mon esprit. Mon mari est entré à la fin de la conversation, on lui a fait part du sujet que l’on traitait, et la satisfaction qu’il a montrée est une preuve que nos conjectures sont fondées ; car il n’aime pas assez le Marquis pour être sensible à ce qui lui arrive d’heureux. C’est demain, pas plus tard, que mon oncle parlera à la Duchesse, et dans trois ou quatre jours nous saurons la décision du Marquis ; les craintes que vous avez de son refus me troublent ; mais en y réfléchissant elles se dissipent un peu ; les avantages qu’on lui offre sont si grands, sur-tout dans sa position ; il a vu la jeune Comtesse et m’en a parlé avec éloge ; une passion quelque violente qu’elle soit, lorsqu’elle est privée de tout espoir, peut-elle aveugler au point de se refuser au sort le plus heureux ; et si je consulte la raison, si je lui accorde quelque empire, elle doit arrêter sur le bord du précipice celui que la passion entraîne. Cependant, vous le dirai-je, ma chère amie, hier au soir en m’occupant de cette affaire, je me supposais en pareille circonstance, je me voyais pauvre et délaissée, mon cœur en même temps dominé par la plus violente passion, et je sentais que les plus grands avantages me seraient vainement offerts, s’il fallait les acheter par un mariage ; mon consentement me paraîtrait une véritable infidélité, et chacune des familiarités que le mariage autorise autant d’outrages à l’amour. Comment le cœur tout rempli d’un autre, peut-on sans fausseté se permettre les plus petits témoignages d’affection, que les liens du mariage changent pour celui qui les reçoit en preuves d’amour ? Comment, me disais-je, se résoudre à la nécessité de tromper, ou à celle de rendre quelqu’un malheureux ? Enfin si mon amour est connu de la personne qui l’inspire, n’est-elle pas en droit de regarder tout ce que je lui ai dit comme des mensonges ; mes regards passionnés, mes gestes, mes manières, comme le produit d’un habile artifice. Mais laissons ma façon de penser et de sentir, lorsqu’il est question des hommes ; ils ne sont pas capables des mêmes délicatesses, croyez que le Marquis, et je le souhaite bien vivement, acceptera les brillantes et flatteuses proportions de mon oncle ; ce n’est pas que je le croie faux ; mais les hommes le sont tous en quelque sorte, par cette habitude de galanterie qui est l’imitation et le jargon de l’amour, et le goût du plaisir est leur suprême loi. Il n’en est pas ainsi de la femme honnête ; elle ne sépare jamais le plaisir d’avec l’amour. Je cherche, hélas ! en quelque sorte, querelle aux hommes pour y envelopper le Marquis, mais je crains bien qu’il ne soit que trop à distinguer parmi eux ; je crains, que ses sentimens ne se rapprochent trop des miens ; alors il refuserait, et quel serait mon chagrin, ma chère amie, de voir que dans tous les sens je suis entraînée à le rendre malheureux ? Il aurait sans moi accepté ce que lui offre la fortune : sans moi les malheurs de son pays seraient sans effet pour lui, et le plus grand qu’il aurait éprouvé serait donc de m’avoir connue. Cette idée me trouble à l’excès, et je ne sais en vérité ce que je dois craindre et désirer. Après demain le Commandeur nous rendra compte de sa négociation ; vous en serez instruite aussitôt. Adieu, mon Émilie, vous avez moins besoin que jamais, en ce moment, de votre pénétration pour lire dans un cœur qui s’ouvre à vous entièrement, ma tendre amie.

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LETTRE CXIII.

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Le Commandeur de Loewenstein
à Madame
La Cesse de Loewenstein.


J’ai fait votre commission, ma chère sœur, auprès de madame la Duchesse, et nous n’avons pas eu besoin d’attendre la réponse du Marquis, il était chez elle ; j’ai fait part à ce brave homme des intentions favorables de notre ami le comte d’Ermenstein ; il y a été aussi sensible qu’il le doit, mais un obstacle insurmontable l’empêche d’accepter d’aussi flatteuses propositions, et je n’ai rien à répondre. Son nom, m’a-t-il dit, ne lui appartient pas mais à toute sa maison, dont il est le chef, et il ne lui est pas permis de l’enterrer dans l’oubli, d’éteindre ainsi le souvenir d’une longue suite d’illustration et de services, enfin son père vit, et quoique philosophe et peu attaché aux préjugés de la naissance… je l’ai arrêté, par parenthèse sur ce mot de préjugés : dites droits, monsieur le Marquis, et c’est tout ce que j’ai eu à reprendre dans son discours. Mon père ne fera pas, a-t-il ajouté, le sacrifice qu’on exige ; les mêmes principes qui le font demander le porteront à le refuser ; c’est par un juste attachement à son nom que monsieur d’Ermenstein désire que le mari de sa petite-fille le perpétue, le même motif doit m’empêcher de renoncer au mien.

Je n’ai rien eu à répondre à un tel raisonnement, et n’ai pu qu’applaudir à la noblesse des sentimens de ce cher Marquis ; malgré mon chagrin de voir manquer une affaire aussi avantageuse pour lui. Le Marquis au resté, m’a plusieurs fois répété que le nom d’Ermenstein était glorieux à porter, et que s’il lui était permis de renoncer au sien, il ne pourrait l’échanger contre un plus illustre. Je me suis étendu alors avec plaisir sur l’antiquité, et la splendeur de la maison d’Ermenstein avec laquelle la nôtre a plusieurs alliances ; je ne lui ai pas même laissé ignorer qu’un célébre généalogiste de l’ordre Teutonique en changeant er en ar, et men en min et stein en ius ce qui n’est pas trop forcé, faisait remonter cette maison au grand Arminius, ou Irmensal.

Je vous prie, ma chère sœur, de faire part au Comte de ce qui s’est passé dans notre entrevue, et de lui dire que je n’ai rien oublié, comme vous le voyez, de ce qui pouvait donner au Marquis une juste idée de la grandeur de sa maison ; parlez-lui aussi de la reconnaissance et des regrets du Marquis, et dites que ce digne homme a parlé de lui avec une haute considération, et avec beaucoup d’estime de la jeune Comtesse. Adieu, ma chère sœur, comptez toujours sur ma tendre affection et embrassez pour moi ma chère nièce.

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LETTRE CXIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le Marquis refuse, ma chère Émilie ; lisez la lettre de mon oncle que je joins ici, et tâchez d’excuser auprès de vos amis, un refus qui ne doit avoir rien d’étonnant à leurs yeux. Je juge d’eux par mon oncle qui ne désapprouve pas le Marquis. Croyez-vous, mon Émilie, que l’attachement du Marquis à son nom soit son véritable motif ? je suis tentée de le désirer, pour n’avoir pas à me reprocher d’être le principe de son malheur, si la fortune continue à le maltraiter, mais il a tant de justesse dans l’esprit, il est tellement supérieur aux illusions de la vanité, qu’il est bien difficile de croire qu’il ait pu mettre dans la balance la fortune, et quelques syllabes ; au reste il a des espérances très-fondées d’un sort passable ; son père vit, ses biens ne sont pas confisqués, et il doit lui faire passer des fonds considérables ; s’il n’a pas la grande fortune qui lui était assurée sans la Révolution, il aura de quoi se soutenir honorablement, et avec son nom, de la valeur, une bonne conduite, il n’est rien à quoi il ne puisse prétendre dans un pays on dans un autre. Puisse-t-il être heureux autant qu’il le mérite, c’est le vœu que je forme du plus profond de mon cœur, et c’est celui de tous ceux qui le connaissent ; vous en conviendrez, ma chère Émilie, et l’offre que lui a faite le comte d’Ermenstein en est la preuve. Que n’ai-je une sœur, mes parens la lui offriraient, et nous jouirions tous avec une extrême satisfaction de sa société. Adieu, ma chère amie.

P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire que le Marquis est venu ici, il y a une heure, et qu’il n’a parlé de rien. Ma mère a dit quelque chose d’indirect sur la proposition qui lui a été faite. et il a trouvé le moyen d’éluder la réponse, en détournant la conversation ; il a porté sur moi un regard de sensibilité qui m’a touchée et embarrassée.

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LETTRE CXV.

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La Duchesse de Montjustin
au
Président de Longueil.


Vous recevrez par le courrier, Monsieur, une lettre de mon cousin, qui vous apprendra tout ce que la fortune a voulu faire en sa faveur. Il n’a tenu qu’à lui de retrouver en terre étrangère une partie des avantages qu’il a perdus, et il en fait le sacrifice à une passion qui n’est soutenue d’aucun espoir et le domine entièrement ; la condition qui lui a été imposée de prendre le nom d’Ermenstein n’est certainement pas le motif qui a dicté son refus ; il aime, il adore la comtesse de Loewenstein, il lui serait impossible de rendre des soins à une autre femme, et le serment du mariage lui paraîtrait un parjure envers l’amour. L’estime infinie que j’ai pour la Comtesse, objet de sa malheureuse passion, m’a fait craindre quelques momens qu’elle ne fût compromise par le refus du Marquis, dont on chercherait à pénétrer les causes ; mais les préjugés de la noblesse Allemande, son entêtement des titres, et des noms antiques, ont détourné l’attention du véritable motif, et l’on approuve également et le comte d’Ermenstein qui prétend qu’on anéantisse en quelque sorte un nom pour faire vivre le sien, et le Marquis, dont le noble orgueil préfère l’indigence au sacrifice de son nom. Tous deux ont raison aux yeux qui s’extasient devant des arbres généalogiques, et cette aveugle manie dérobe la Comtesse à la malignité : je crois qu’elle n’est pas la dupe de la raison que le Marquis allègue, et qu’au fond de son cœur elle jouit d’une satisfaction qu’elle s’efforcera d’y renfermer ; mais aussi quelles doivent être ses inquiétudes en songeant à la situation du Marquis, aux privations, à la misère même qui le menacent ; l’amour peut dédommager de tout, et changer les chaumières en palais ; mais c’est l’amour heureux, et la vertu interdit à la Comtesse d’accorder la plus faible consolation. Je plains le Marquis, Monsieur, et ne lui ai point fait de reproches, il est aussi inutile de lui dire de modérer sa passion, qu’à un homme qui a la fièvre d’en réprimer les ardeurs. Ce sont des remèdes qu’il faut chercher, et je n’en vois pas de meilleur que de l’éloigner de la Comtesse, et de l’arracher à la domination d’une aussi vive passion par l’empire de quelqu’autre profond sentiment ; vous connaissez son attachement à la monarchie, son dévouement à l’infortuné rejeton de tant de Rois ; eh bien ! Monsieur, il en faut profiter, et pour son bien et pour celui de cette grande cause qui a besoin de fidelles et ardens défenseurs. Pressez le Vicomte de… votre ami de lui procurer de l’emploi dans l’armée de Condé ; le Marquis malgré son amour volera auprès du digne descendant du grand Condé, et le désir de la gloire, les fatigues, les dangers serviront de contre-poids à la passion qui le domine ; voilà, Monsieur, suivant moi le remède le plus efficace à employer pour notre ami, et je vous conjure de vous en occuper promptement. Adieu, Monsieur, c’est toujours pour moi un grand plaisir que de vous renouveler l’assurance de mon tendre, ancien et éternel attachement.


LETTRE CXVI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Président de Longueil.


Les Émigrés raisonnent à perte de vue, Monsieur, sur le présent et l’avenir ; les uns désespèrent, les autres voient la Contre-révolution prête à s’opérer. Une de mes amies s’entretenait avec moi de sa situation, elle me demanda mon sentiment sur la durée des événemens actuels : j’ai dépensé imprudemment, me dit-elle, des fonds assez considérables, abusée par les espérances que faisaient naître en moi mes compatriotes, et je vois de jour en jour combien ils se trompent. Je lui fis part des raisonnemens que contenait votre lettre à mon cousin, et ils ne sont pas faits pour favoriser l’espoir d’un prompt et heureux changement ; elle en fut frappée et vint me revoir le lendemain, après avoir fait de profondes et tristes réflexions. C’est une femme à peu près de mon âge, expatriée comme moi, comme dix mille autres, et qui n’a d’autres ressources pour vivre qu’une petite industrie, dont elle a jusqu’ici tiré un assez bon parti. Elle attend quinze à dix-huit mille francs, et c’est le seul secours qu’elle puisse espérer jusqu’au moment très-incertain du rétablissement de la monarchie. Que fera-t-elle de ce capital ? Si elle le place en rente sur un pays, elle court des hasards ; la guerre, des troubles à craindre dans l’intérieur des états, rendent douteux les moyens et le crédit des plus puissans ; la fortune des particuliers est liée à celle des gouvernemens, et dépend en outre de leur propre conduite ; les banquiers de Gênes, de Venise donnent des intérêts trop médiocres, et quand il s’agit de la subsistance, on ne peut s’exposer à aucun hasard, ni faire le plus petit sacrifice. Voilà bien des raisonnemens, et les plus grands intérêts de l’Europe calculés pour six ou sept cents livres de rente ; mais mon amie est fondée à dire : Guenille soit, mais guenille m’est chère. Dans cette incertitude, l’idée lui est venue de passer en Amérique, d’y employer ses fonds en terre et de vivre, bien sobrement hélas ! sur un sol qui n’est menacé d’aucun ébranlement. Ce parti demande du courage, elle n’en manque pas, et l’idée de n’être à charge à personne l’affermit dans ce projet. Si l’on en croit la plupart des Émigrés, la Révolution touche à sa fin ; mais elle dure depuis quatre ans, et depuis quatre ans ils se livrent au même espoir toujours déçu : c’est cet espoir qui a fait consommer à la plupart des capitaux qui, si ils avaient été ménagés, les mettraient aujourd’hui au-dessus du besoin. Mon amie craint de se livrer à de nouvelles illusions, elle veut prendre un parti pour échapper à l’indigence et s’affranchir de toute dépendance ; elle vous connaît de réputation, et me prie de vous demander votre avis sur son projet de passer en Amérique, et vos conseils pour y former un établissement. Faites-moi l’amitié, mon cher Président, d’y réfléchir avec attention, et de m’écrire ce que vous pensez ; votre avis sera reçu par mon amie avec soumission, comme la décision d’un oracle, et par moi avec reconnaissance comme une nouvelle preuve d’une amitié qui fait depuis si long-temps le bonheur de ma vie. Adieu, mon cher Président, je n’ai rien à vous dire sur nos tristes affaires, que vous ne sachiez, et pour vous parler de quelque chose qui vous intéresse, je vous dirai que le Marquis se porte bien, mais que son cœur est bien malade ; il fait chaque jour le projet de ne pas voir la Comtesse, pour le repos de cette charmante femme et pour le sien, et comme les joueurs chaque jour il manque à son serment ; il me rappelle ces vers qui sont je crois de Voltaire, et peignent si bien les faibles humains :

Le matin je fais des projets
Et le long du jour des sottises.

Adieu, comptez, mon cher Président, à jamais sur ma tendre amitié.

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LETTRE CXVII.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Je n’ai pas besoin, madame la Duchesse, de beaucoup de réflexions pour former mon avis sur la proposition de votre amie. Le parti de passer en Amérique est bon pour un homme jeune, actif et qui possède un capital de cinquante ou soixante mille livres ; mais il ne convient point à une femme, et surtout lorsqu’elle n’a jamais eu, comme je suis porté à le supposer dans votre amie, aucune habitude de détails économiques, d’ordre et de soins. Abattre des bois, défricher, semer, planter, construire une maison, tout cela est au-dessus des facultés d’une femme habituée à l’opulence et à l’insouciance des détails que donnaient une grande fortune, et la dissipation de la vie de Paris. Voilà, Madame, ce que j’ai à répondre, non à votre amie, mais à celle qui se cache sous ce masque, à vous enfin madame la Duchesse ; car il m’a été facile de deviner que vous aviez pris ce détour pour ne pas alarmer ma tendre amitié. Vous n’ignorez pas que j’ai des fonds suffisans pour nous faire vivre tous deux dans l’aisance, et vous savez que mon projet est de vous rejoindre avant peu, d’habiter le séjour qui vous conviendra, et de confondre nos fortunes jusqu’à des temps plus heureux. Je serais donc fondé à vous reprocher de faire un outrage à l’amitié ou à votre ami ; mais je sens que vous vous êtes dit, qu’on peut recourir à un ami dans un besoin pressant, et lui demander un secours passager ; qu’il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de lui enlever chaque jour une partie de son bien-être, de restreindre ses jouissances. Une telle délicatesse semble pouvoir s’allier avec l’amitié qui souffre des privations d’une personne chère. Cependant, Madame, ces sacrifices ne doivent-ils pas être plutôt enviés que redoutés par celle qui en est l’objet. Vous pouvez aussi mettre dans la balance quelques jouissances du superflu avec la privation du nécessaire pour vous. J’abrège des détails qui fatiguent désagréablement mon cœur, et je passe au moyen qui m’est venu dans l’idée pour concilier votre bien-être, ma satisfaction, et votre délicatesse ; je vous offre, madame la Duchesse, de rendre tous nos intérêts communs. Le don de votre main me permettra de vous procurer dans ce moment une vie exempte d’inquiétude, et le don de tout ce que je possède vous en assurera après moi la continuation. Je n’ai point goûté le plaint d’être riche quand une grande fortune était mon partage, mais en mettant à vos pieds ses faibles restes, j’éprouve la plus douce satisfaction qui puisse remplir un cœur. Songez, madame la Duchesse, que des personnes qui s’aiment et s’estiment, ne sauraient trop dans ces malheureux temps resserrer les nœuds d’une tendre affection et renforcer mutuellement leur courage au milieu de l’abandon général où ils vivent dans les pays étrangers. Si je ne vous croyais pas supérieure à toute vanité, je me reprocherais de vous faire perdre par notre union, un rang et un titre qui avaient naguères tant d’éclat en France, et distinguent honorablement chez l’étranger ; mais vous savez apprécier à leur juste valeur, les choses et les temps, et les personnes. Réfléchissez, ou plutôt écoutez la voix de votre cœur, et soyez assurée qu’il tient à vous de faire le bonheur de ma vie. Adieu, madame la Duchesse, j’attends impatiemment votre réponse, et vous renouvelle mon tendre et respectueux attachement.

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LETTRE CXVIII.

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La Duchesse de Montjustin
au
Président de Longueil.


Votre lettre ne me laisse rien à dire, mon cher Président, et un oui, que je répéterai en face des autels avec une sensible joie, sera toute ma réponse. Le bonheur dont je me fais l’idée, pénètre mon ame de la plus douce satisfaction ; décidez, mon tendre ami, du jour, du moment où je serai entièrement à vous, où vous me tiendrez lieu de tout, de parent, d’ami, de patrie ; croyez que je serai fière de porter le nom de l’homme le plus estimable que je connaisse, et que je me ferai un honneur de devoir tout à l’amitié. C’est après avoir passé par tous les orages de la vie que nous arrivons au port, et le bonheur qu’un de vos amis définissait, l’intérêt dans le calme, sera à jamais notre partage. Notre jeune ami est dans le ravissement de notre union ; il ose depuis quelques jours soulever le voile de l’avenir, et l’espoir brille à ses yeux long-temps obscurcis par le malheur. Adieu, mon tendre ami, arrivez et nous serons heureux.

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LETTRE CXIX.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Vous êtes, dites vous mon cher et jeune ami, enchanté de mon mariage, mais vous en seriez surpris si vous ne connaissiez pas autant les excellentes et aimables qualités de la Duchesse de Montjustin, parce que vous avez toujours cru voir en moi de la répugnance pour un semblable lien. Rien n’est plus vrai, et des nœuds indissolubles m’ont toujours paru contraires non-seulement au bonheur, mais à la nature humaine, et la faculté du divorce peut seule les rendre supportables. Quel homme, en y réfléchissant, pouvait se décider à s’unir pour la vie entière, comme l’on faisait en France, d’après les seules convenances de la naissance et de la fortune ? Comment pouvait-on se résoudre à éprouver toute sa vie l’humeur, la contradiction, les caprices d’une femme, à lui confier son honneur, puisque tel était le préjugé, à mettre son amour propre en commun avec un être qui peut le faire souffrir sans cesse ; à se priver enfin à jamais de la faculté de choisir un objet propre à faire notre bonheur ? L’assemblage de tant de dangers et d’inconvéniens m’a empêché jusqu’ici de me marier, et voici l’idée que je me suis faite depuis long-temps de ce lien que je redoutais. Le mariage, suivant moi, ne convient à un homme sage que dans trois circonstances : la première lorsqu’il est amoureux ; le bonheur peut dans cette situation n’être pas long-temps son partage, mais il est sûr d’avoir quelques beaux jours : il est, dit la Rochefoucault, des mariages heureux, il n’en est point de délicieux. On ne peut rien objecter à l’homme passionné, il voit tout en beau, il voit tout éternel, comment ne céderait-il pas à un penchant qu’il essayerait en vain de combattre, et ne formerait-il pas des nœuds que l’imagination lui présente comme des guirlandes de fleurs ? La seconde circonstance est celle où, parvenu à un certain âge, un homme se trouve attaché depuis quelque temps par une tendre affection à une femme dont il a été l’amant ou l’intime ami ; alors tous les deux s’étant mutuellement éprouvés, connaissant leurs goûts, leurs opinions, leurs sentimens, n’ont plus rien à craindre de l’orage des passions remplacées par de doux et solides sentimens, et le mariage est pour eux un moyen de consacrer leur amitié aux yeux de tous, et de passer agréablement la soirée de la vie. La troisième circonstance vous paraîtra singulièrement choisie, c’est celle où un homme riche, parvenu à un âge avancé, sans parens qui l’affectionnent, se trouve étranger à la société, et sans intérêt. Alors qu’il fasse la fortune d’une très-jeune personne ; je dis très-jeune, parce qu’il faut qu’elle n’ait encore pris aucun pli, et qu’elle lui offre l’image des beaux jours de la jeunesse. Il faut que sans espoir de lui plaire comme amant, il soit forcé de se borner à s’en faire aimer par ses bienfaits, ses dons, sa complaisance, à l’amuser, enfin à en être amusé. Une jeune personne répand alors la vie, et le mouvement dans sa maison, y attire du monde, chasse de son esprit les sombres nuages de la morosité qui accompagne la vieillesse, ranime dans son cœur la cendre des tendres sentimens. Un vieillard dans un tel mariage ressemble à un homme qui se plaît à regarder d’agréables peintures, à voir danser de jeunes filles, et à entendre leurs chants. Je me trouve avec madame de Montjustin dans la seconde de ces positions, et l’émigration y joint un nouveau genre d’intérêt. Pour vous mon cher Marquis, vous vous trouvez dans la première des circonstances que j’ai décrites, j’ose tout espérer pour vous d’après l’amitié de la famille, et je pense que votre cœur vous dit aussi que la Comtesse ne mettra point d’obstacles à votre bonheur. Adieu, mon jeune ami, et ce n’est pas pour long-temps. J’ai quelques affaires à arranger ici qui m’y retiendront sept à huit jours, et ce temps écoulé, je me rends à Francfort pour être le reste de ma vie tout entier à l’amitié.

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LETTRE CXX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Notre aimable Duchesse, ma chère amie, ne fera plus de fleurs, elle épouse le Président dont vous entendez si souvent parler au Marquis ; il est depuis quinze ans l’ami de la Duchesse, et touché de sa triste situation, il n’a pas trouvé de moyen plus noble de venir à son secours, que celui d’unir son sort au sien, et de lui faire ensuite partager sa fortune. Voilà donc notre intéressante amie à jamais au-dessus du besoin. Le tableau de cette union douce, paisible, animée d’un sentiment vrai et solide, m’enchante. J’ai une extrême envie de faire connaissance avec le Président, j’aurais dit de faire sa connaissance, si le Marquis ne me reprenait sans cesse de cette expression qu’il dit Allemande. Enfin je désire de connaître un homme qui est le second père du Marquis, et le premier même par la constance de ses soins ; il a présidé à son éducation, et l’on peut dire qu’elle lui fait honneur. Il demeurera dans la maison de la Duchesse, et ce sera un grand bonheur pour lui de vivre dans la société de deux personnes qui lui sont chères. Il ne sera plus étranger à tout ce qui l’environne, et il pourra parler la langue de son cœur et de son esprit. Cette circonstance ajoute encore au plaisir que me cause un mariage qui fait éprouver à la Duchesse un aussi heureux changement de fortune. Ne manquez pas de lui écrire pour lui témoigner l’intérêt que vous prenez à cet événement. Adieu, j’embrasse bien tendrement, ma charmante amie.

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LETTRE CXXI.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


Je savais, ma chère Comtesse, le mariage de la Duchesse, et hier chez le prévôt du chapitre on s’est fort étendu sur le sacrifice qu’elle était obligée de faire du titre de Duchesse ; on l’aurait trouvée, je crois, moins à plaindre de conserver ce titre glorieux en vivant de son travail dans un grenier. La compagnie s’est un peu calmée lorsque le comte de Versterbourg a dit que le Président était allié aux plus grandes maisons de la Cour ; mais la satisfaction a été complette lorsqu’il a ajouté que la qualité de Président donnait le droit de mettre sur ses armoiries un manteau pareil à celui des ducs, et que l’écusson de la Duchesse conserverait ce brillant attribut. Enfin on a été ravi de savoir qu’elle ne s’appellerait pas Présidente, mais comtesse de Longueil. Voilà ma chère amie, les commentaires qui ont été faits sur le mariage. Pour moi je n’ai songé, comme vous pensez bien, qu’à l’heureux changement de situation de notre amie ; c’est le seul point de vue sous lequel j’envisage cet événement ; car vous savez qu’il faut, pour qu’un tel lien m’intéresse, qu’il unisse des personnes jeunes, aimables et passionnées ; mais un mariage retardé par un accès de goutte ne présente rien de séduisant à l’imagination. Le Président ne peut être le sujet d’un roman, et dans tout ce qui a rapport à l’union des sexes, j’aime les idées romanesques. Il a cinquante-quatre ans, et il pourrait être le père de la Duchesse qui n’en paraît avoir que vingt-cinq, c’est-à-dire dix de moins que son âge ; elle peut donc prétendre encore à m’intéresser, mais pour le Président il ne s’offre à mes yeux que sous l’aspect d’un père ou d’un oncle respectable, et à ce titre je lui sais gré, ainsi que vous, de l’éducation du Marquis. J’ai écrit à la Duchesse, pour lui faire mon bien sincère compliment ; je songeais souvent pour elle avec effroi à l’avenir, je la voyais malade, infirme et forcée d’interrompre son travail ; le sort ne peut plus rien contre elle, grâce au respectable Président. Adieu, ma Victorine.

Le Baron se porte bien, et m’a écrit une lettre charmante que je vous montrerai ; il y est fort question de vous et je serais tentée d’être jalouse de tout ce qu’il en dit.

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LETTRE CXXII.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je m’acquitte, mon cher et jeune ami, d’une triste fonction que l’amitié m’impose. La lettre et les papiers que je joins ici, vous apprendront un événement qui m’est aussi sensible qu’à vous : votre père n’est plus, sa mort a suivi de près l’écrit que je vous envoie, et qui contient ses dernières volontés. Vous perdez un père bon, humain, généreux, et plus sensible qu’il ne croyait l’être, et moi je perds un ami fidelle et d’une inaltérable probité. Il s’était fait des principes de philosophie différens des miens, il méprisait les hommes et leurs affaires, et renonçant aussitôt qu’il le put aux emplois et à la fortune, il ne voulut avoir avec le monde que des rapports de plaisirs et de bienfaisance. Croyant devoir suivre une autre route, j’ai pris un rôle actif dans la société, pour être plus utile aux hommes, et j’ai eu la présomption de remplir avec plus de zèle qu’un autre les fonctions auxquelles je m’étois voué ; j’ai espéré que je diminuerais aussi la masse des injustices, qui naissent de l’inattention de la légéreté et quelquefois de l’improbité. Vous trouverez dans ce paquet un recueil de maximes, qui contiennent de grandes et tristes vérités auxquelles sont préférables de douces illusions. Le philosophe qui analise, décompose, ressemble à un anatomiste qui dirait en voyant une belle femme : ce sont des os, des chairs, des muscles ; mais l’homme qui la contemple et sur-tout à travers le prisme de la jeunesse, voit une figure charmante, et des formes qui le ravissent. Un géomètre assistant à une tragédie touchante disait : qu’est-ce que cela prouve ? Le sort de son voisin dont le cœur était attendri, dont les yeux répandaient des pleurs délicieux, qui sentait enfin vivement, n’est-il pas préférable à celui de l’insensible géomètre ? Les maximes que je vous envoie doivent être lues avec précaution ; c’est ce qui m’a engagé à vous faire, dans une aussi triste circonstance, ces courtes observations. Vous perdez un père qui avait tâché de substituer la raison au sentiment, et qui ne vous en aimait pas moins ; son esprit était véritablement dupe de son cœur, et si quelque chose peut adoucir la perte que vous faites, c’est le sort auquel cet homme estimable était exposé. Vous êtes privé d’un père, c’est tout ce que vous verrez et sentirez dans votre douleur ; mais il a fini tranquillement au milieu de troubles sanglans, qui ne sont pas encore à leur terme ; il a fini au moment où il était menacé d’en être la victime.

C’est dans des temps semblables, au milieu des proscriptions, qu’un ami de Ciceron s’efforçait de le consoler de la perte de sa fille et par les mêmes motifs. Voici la lettre de Sulpicius à ce grand homme, et le nom fille changé en celui de père, elle renferme tout ce que je pourrais vous marquer de plus sage, et de plus touchant.

Servius Sulpicius à M. Tulius Ciceron.

« Pourquoi donc vous livrer à la tristesse avec si peu de modération ? Considérez comment la fortune nous a déjà traités. Elle nous a privés de tout ce qui nous est aussi cher que nos enfans, de notre patrie, de notre crédit, de notre dignité et de nos honneurs. Après tant de pertes, quel mal pouvons-nous recevoir d’une disgrâce de plus, ou comment peut-il nous rester quelque sensibilité, pour ce qui ne peut jamais égaler les malheurs que nous avons déjà ressentis ? Est-ce le sort de votre père que vous pleurez ? Eh ! comment ne faites-vous pas réflexion à ceux qui dans le temps où nous sommes ont payé le dernier tribut à la nature, sans avoir eu beaucoup à souffrir dans la vie ? Connaissez-vous quelque chose dans les circonstances présentes qui ait pu la faire aimer à votre père ? Quels désirs, quelles espérances, quels projets de bonheur avait-il à former ? Était-ce de voir son fils s’élever à tout ce qu’il y a de plus brillant pour la jeunesse Française ? Était-ce d’avoir de petits-enfans pour ressentir le plaisir de les voir arriver dans la suite à la fortune de leurs plus proches parens, de les voir jouir des honneurs de leur état, et recueillir enfin tous les avantages de leur naissance, dans la société de leurs amis, et avec le pouvoir de leur rendre service ? Nommez-moi un seul de tous les biens dont ils n’eussent pas perdu l’espoir avant que de pouvoir y prétendre. Mais c’est un malheur, direz-vous, de perdre un père qu’on révère et qu’on aime. J’en conviens ; mais n’en est-ce pas un plus grand de souffrir tous les maux qui nous accablent aujourd’hui ? Je ne puis oublier une réflexion qui m’a beaucoup soulagé, et qui aura peut-être la même force pour diminuer votre affliction. À mon retour d’Asie je faisois voile d’Égine vers Mégare, j’ai fixé les yeux sur les pays qui étaient autour de moi. Égine était derrière, Mégare devant, Pyrée sur la droite et Corinthe à ma gauche ; toutes ces villes autrefois célèbres et florissantes, sont aujourd’hui renversées et presque ensevelies sous leurs ruines. À cette vue je n’ai pu m’empêcher de tourner mes pensées sur moi-même. Hélas ! disais-je, comment nous livrons-nous si amèrement à la douleur pour la mort de nos amis dont la vie doit être si courte, tandis que les restes de tant de villes fameuses sont étendus devant nos yeux sans vie et sans forme ? Croyez-moi cette méditation ne m’a pas peu fortifié. Faites en l’essai sur vous-même, et représentez-vous le même spectacle. Mais pour en revenir à ce qui vous touche de plus près, si vous considérez combien nous avons perdu de grands hommes dans ces derniers temps, quelle destruction nous avens vue dans l’Empire, quel ravage dans toutes les provinces, serez-vous si frappé de la perte d’un homme dont le sort était de mourir dans peu d’années ? Votre père a vécu aussi long-temps que la monarchie a duré ; il a joui de tous les agrémens de la vie. »

Appliquez-vous, mon cher ami, tout ce que dit Sulpicius à Ciceron, et peut-être sentirez-vous moins vivement des malheurs qui sont le partage d’un aussi grand nombre de gens vertueux de toutes les classes de la société. On est tenté de croire que ce qui nous afflige est sans exemple, mais il n’est rien dans l’humanité qui soit inoui, et c’est faute de réflexion et de savoir, qu’on est étonné.

Adieu, mon cher et malheureux ami, comptez que tant que je vivrai, vous aurez le père le plus tendre. Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur.

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LETTRE CXXIII.

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Le Comte de St. Alban
au
Président de Longueil.


Je m’adresse à vous, mon cher Président, parce que le hasard m’a fait savoir votre demeure en Allemagne, et que j’ignore où est mon fils ; son attachement pour vous me porte à croire qu’il ne vous aura pas laissé ignorer son sort, et si vous en êtes instruit, je vous prie de lui faire parvenir se paquet ci-joint. Il contient une lettre pour lui, une assez grosse somme en billets de la banque d’Angleterre, et c’est ce qu’il y a de plus intéressant. J’y ai joint une espèce de catéchisme de morale qui peut être utile, lorsque l’on n’est point entraîné par la fougue des passions ; prenez non cher ami, lecture du tout, et si vous appreniez que mon fils n’est plus, daignez accepter comme un don de la plus tendre amitié, la somme portée dans les billets. Si vous n’en avez pas besoin pour améliorer votre sort, ils vous serviront à soulager des malheureux. Adieu, mon cher ami, et pour jamais. Hélas ! Combien ce jamais me paraît affreux en ce moment… Ma lettre à mon fils vous apprendra ma situation, mes sentimens, mes opinions ; il est donc inutile que j’entre avec vous dans un détail qui ne serait qu’une répétition. Recevez, mon cher ami, mes éternels adieux, je touche à la fin de ma carrière qui a été heureuse jusqu’à ce moment, et je puis, au milieu des sanglantes et journalières exécutions, dire avec plus de vérité que Ninon : je ne laisse au monde que des mourans.

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LETTRE CXXIV.

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Le Comte de St. Alban
au
Marquis de St. Alban.


Je profite d’un moment de calme, mon cher fils, pour vous écrire, non mes dernières volontés, car je n’ai rien à faire exécuter, mais pour vous instruire de ma situation, et vous faire passer des secours que vous a ménagés mon amitié. Je joins un petit recueil de maximes, croyant vous devoir mes pensées comme ma fortune, afin de vous laisser tout ce que je possède. Si vous n’usez pas de mes maximes, elles seront pour vous ce qu’est le portrait d’une personne qui nous fut chère, ou qui du moins vous a aimé, elles me rappelleront à votre souvenir : leur ensemble forme en quelque sorte le tableau de mon ame.

Je n’entreprendrai pas de vous donner d’autres conseils, car je sais trop combien ils sont inutiles en général, et à quel point l’imprimerie a détruit l’influence paternelle. Que pourrais-je vous dire, que des écrivains, qui ont beaucoup plus de lumières, ne vous ayent bien mieux enseigné ? Mes conseils au reste seraient conformes aux principes que vous suivez, et qui, changés pour la plupart des hommes en préjugés, n’en étaient que plus utiles à la société. La noblesse française et le peuple étaient plus qu’aucune autre nation attachés à leur Roi, et leur cri de vive le roi, dont l’accent partait de l’ame, avait sa racine dans une longue suite de faits. Aucune race de souverains ne régnait sur un grand peuple depuis un aussi grand nombre d’années, et l’origine de la nation se confondait en quelque sorte, avec celle de la dynastie régnante : de là ce respect profond des Français pour leurs monarques. La majeure partie de la nation leur devait la liberté dont elle jouissait depuis six cents ans : de là cet amour, pour ainsi dire inné, et qui pour n’être pas raisonné, n’en était peut-être pas moins fondé sur la raison. Vous vous êtes ainsi dévoué, mon fils, à la monarchie, sans vous en rendre compte ; une perspective éclatante et l’accueil favorable qu’on vous a fait à la cour, vous ont inspiré de bonne heure un attachement particulier pour le monarque. Ainsi votre éducation, votre naissance, votre ambition et la reconnaissance vous ont rendu nécessairement partisan de l’ancien régime. J’étais autrefois bien éloigné de penser de même, et mes sentimens se sont ressentis, presque jusqu’à ce jour, de la manière dont j’ai passé ma première jeunesse. Élevé dans un collège, je ne me suis point regardé comme un être privilégié ; des camarades forts et courageux m’ont appris à me défier de mes forces, et d’autres, spirituels et appliqués, à ne point m’aveugler sur mes talens sans cesse comparés. Je lisais avec intérêt les anciens auteurs, ils m’inspiraient la haine de l’oppression, et l’amour de la liberté. Ensuite les tragédies de Corneille et plusieurs de celles de Voltaire fortifièrent en moi ce penchant vers cette liberté, idole des anciens peuples. L’histoire des temps modernes ne m’inspirait que du dégoût : elle me présentait des usurpateurs barbares, des superstitions cruelles et stupides, au lieu des charmantes allégories de l’antiquité ; enfin des noms dissonans hérissés de consonnes, au lieu des noms harmonieux des héros Grecs et Romains. Les idées de liberté et de grandeur d’ame attachées en quelque sorte au peuple de la Grèce et de Rome, en me faisant contracter du mépris pour nos gouvernemens, éteignirent en moi jusqu’au germe de l’ambition ; il m’aurait fallu, pour lui donner l’essor, être transporté dans le Forum. Quand je voyais les courtisans se presser à la toilette de madame de Pompadour et assiéger la porte, de quelques ministres ; quand je songeais que ceux qui s’élevaient aux plus grands emplois, n’auraient osé révéler par quels bourbeux sentiers ils avaient dirigé leur marche oblique, je mettais en opposition le brillant Alcibiade ami de Socrate et de Périclès, les Hortensius, les Cicéron régnant par la parole, élevant ou abaissant à leur gré les flots d’un peuple tumultueux ; enfin marchant rapidement à la clarté de leurs vertus, dans la brillante carrière des honneurs.

L’état militaire était le seul qui convînt à ma naissance, et j’entrai au service par obéissance pour mes parens ; mais cet état me répugnait ; j’avais de la peine à me résoudre à être l’instrument du caprice des rois, et à faire couler le sang des hommes pour une gloire mensongère ; la mort de mon père m’ayant rendu libre, je m’empressai de quitter le service.

Depuis cette époque je ne songeai qu’à faire aux hommes qui m’environnaient, tout le bien que comportaient mes facultés. L’organisation des êtres animés me parut être ce qu’il y avait de plus admirable dans la nature, et respectant jusqu’à la vie des animaux, je répétais souvent avec enthousiasme ces sublimes vers de Métastase :

« Il torre altrui la vita,
« E facotta commune
« Al più vil della terra. Il dar’ la è solo
« De’ numi e de’ regnanti. »

Je me livrai à l’étude, mais désespérant de pouvoir approfondir le système physique et moral de l’univers, je me bornai bientôt aux ouvrages de pur agrément. Les plaisirs sont la seule ressource de l’homme ardent et passionné dont l’ambition est contrariée : je ne pouvais prétendre à jouer le rôle de Cicéron et je pris celui de Pétrone. Le goût des lettres et l’amour d’une vie voluptueuse amortirent en peu de temps mon ambition, et jusques à l’assemblée des Notables je ne fus occupé que des lettres, de mes plaisirs et du bien que je pouvais faire aux hommes.

La perspective des États-généraux réveilla une partie de mes anciennes idées, mais elles étaient tempérées par l’âge. La grande scène qui s’ouvrit bientôt après leur assemblée, excita tout mon intérêt. Je pensai qu’il serait possible d’assurer la liberté et la propriété, et que le désir même de conserver ses richesses, qui rend égoïste, pourrait dans un siècle corrompu créer en quelque sorte un esprit public. Je me faisais donc l’idée d’un gouvernement tel que le peint Tacite, et qui est le mélange des trois genres de gouvernement. Ce beau songe fut bientôt suivi d’un funeste réveil ; la prise de la Bastille m’apprit qu’il n’y avait plus de roi.

Le trésor de l’opinion était épuisé, celui du fisc ne l’était pas moins, et je me rappelai alors ces mots du marquis de Mirabeau, imprimés dès le temps de Louis XV : « Sire vous avez vingt-quatre millions, plus ou moins de sujets, et vous en êtes réduit à ce point de ne pouvoir obtenir leurs services. » Je présageai le massacre du malheureux monarque et de sa noble et infortunée compagne ; mais un assassinat juridique ne se présenta pas, je l’avoue, à mon esprit. La déclaration des droits de l’homme, par son titre seul, animait le peuple, flatté d’entendre parler de ses droits. Les hommes ne naissent malheureusement pas égaux en droits, car dans l’état de nature, l’homme faible ou inepte n’a pas un droit égal à celui de l’homme fort et adroit, sur les animaux propres à sa subsistance. La nature, s’il m’est permis de me servir d’une telle comparaison, semble avoir établi un arbre de Cocagne, au haut duquel sont les objets nécessaires à la subsistance de l’homme et à sa conservation. Les plus adroits et les plus agiles atteignent le but, les autres languissent et meurent. À cette maxime des droits de l’homme il faudrait substituer celle-ci : « les hommes naissent égaux en droits à la protection de la loi. » Il n’est point de vérité absolue, et les hommes se trompent bien moins, faute d’entrevoir la vérité, que faute d’en apercevoir les limites. Les mots décevans d’égalité chatouillèrent l’oreille du peuple ; il se crut reporté aux premiers âges d’un monde fabuleux, et appelé à partager avec les riches. Ah ! combien, mon fils, il est faux que la nature qui s’embarrasse si peu des individus, ait fait les hommes égaux ; et combien on s’éloignerait de l’humanité en voulant rapprocher les hommes de ce que l’on appelle l’état de nature. Le monde considéré sous cet aspect, n’offre qu’une scène de douleur, uniforme et dégoûtante ; des millions d’êtres doués du sentiment et de la vie, qui ne se conservent qu’aux dépens, qu’au prix des souffrances et de la destruction d’autres êtres qu’ils dévorent, et qui ont de commun avec eux la sensibilité, peut-être même la pensée. Quels crimes ne seraient pas consacrés par le récit des guerres perpétuelles et sanglantes des habitans de l’air, des mers et de la terre ! Que le système de Pope est absurde, et qu’il est insultant pour l’humanité souffrante ! La nature fournit des germes, mais c’est à la raison, à la perfectibilité, dont l’homme a été doué, de les cultiver, les modifier et les développer.

On commençait à parler de république ; j’avais été leur admirateur dans ma jeunesse, et je relus avec le plus vif intérêt, l’histoire de la Grèce et de Rome. Combien alors je jugeai différemment ces temps et ces mœurs que mon esprit n’avait considérés que sous le côté brillant, que présente la réunion des plus grands talens. Entraîné par les circonstances à approfondir, je trouvai autant de barbaries exercées par ces hommes si polis, si éloquens, que par des hordes sauvages. J’aperçus aussi, en réfléchissant attentivement, qu’il n’y avait jamais eu de véritable démocratie. La noblesse parmi les Grecs donnait un ascendant marqué, et Rome avec ses Consuls, ses Dictateurs, ses Patriciens, ne présente aucune apparence d’égalité. Comment imaginer, me dis-je alors, d’établir sur d’immenses proportions, une machine qui n’a pu dans la Grèce réussir, même en petit ? Revenu des erreurs qui avaient enchanté ma jeunesse, je commençai à douter des avantages que retire l’homme du progrès des lumières, j’allai même jusques à croire qu’il était fatal par delà un certain degré ; enfin je fus frappé de voir que toutes les religions s’accordaient avec mon sentiment. Toutes sont en effet fondées sur le danger d’éclairer les hommes : ouvrez la bible, qui est une histoire sacrée et véritable, dont les autres nations ont emprunté les idées pour appuyer leurs fables, vous verrez dans ce livre, Dieu interdire à l’homme le fruit de l’Arbre de vie, qui communique la science du bien et du mal. Vous entendrez Dieu qui dit en parlant d’Adam : il se croit semblable à nous. Le peuple qui, brisant tous les liens, croit pouvoir gouverner, ne serait-il pas cet Adam qui se croit semblable à Dieu. La fable de Pandore est une copie de la Bible, et cet ingénieux emblème apprend également le danger de la curiosité de l’esprit. Il en est de même de celle de Prométhée qui ravit le feu du ciel, et du Satyre qui brûle sa barbe, en s’approchant du feu ; enfin les anciens mystères n’étaient-ils pas des précautions prises pour circonscrire la propagation des lumières dont l’abus est si dangereux ? En voyant les fondateurs des religions les appuyer toutes sur cette même idée, ne serait-on pas fondé à croire que, les hommes, dans des temps reculés et dont on ne peut fixer l’époque, avaient atteint le dernier degré des lumières qu’ils peuvent acquérir, et qu’une grande révolution ayant fait périr la plus grande partie de cette race d’hommes, les plus éclairés parmi ceux qui restèrent, frappés des inconvéniens de la science, crurent devoir faire leurs efforts pour la proscrire, et établirent des religions d’après ces principes ? Pénétré de ces idées, je déplorai les fatales lumières du dix-huitième siècle, et prévoyant les malheurs qui devaient résulter de la fermentation de la lie de la nation, je me retirai dans ma terre. On m’a cru misantrope dans le monde, tandis que la philantropie était en quelque sorte chez moi une passion. Le premier des hommes de ce siècle, est à mes yeux J. Howard parcourant l’Europe et l’Asie pour examiner la situation des malheureux détenus dans les prisons, et descendant dans les plus affreux cachots, pour adoucir le sort des victimes des institutions sociales.

Jugez d’après ces sentimens, de l’horreur que m’inspirent les temps présens, et même l’avenir qui me paraît chargé des plus sombres nuages. Si les Français sortent victorieux du grand combat où ils sont engagés, et si leur gouvernement se soutient pendant quelques années, quel état sera à l’abri de la contagion démocratique, s’il n’use pas des plus grandes précautions ? La doctrine de Luther s’est établie en moins de trente ans sur les ruines du catholicisme ; les peuples étaient alors plus superstitieux, et les idées qu’il s’agissait d’établir, pour la plupart abstraites ; enfin il fallait être à un certain point instruit pour discuter et persuader ; il n’en serait pas de même des idées de liberté, appuyées de l’exemple d’une grande nation, ornées de la gloire du succès. Je ne serais pas étonné que le chef de l’Empire, frappé de ces considérations, ne proscrive à la paix la langue française de sa cour et de ses états, n’interdise l’entrée des ouvrages écrits en cette langue et ne renvoie de son armée tous les déserteurs Français. Une langue, ne peut être dominante, sans que les idées qu’elle transmet ne prennent un grand ascendant sur les esprits, et une nation qui parle une autre langue que la sienne, perd insensiblement son caractère.

Après avoir passé une assez longue vie, dans un cercle de plaisirs et d’émotions agréables, la Révolution marchant à pas de géant m’a fait connaître que j’aurais peine à me dérober aux fureurs de ses agens ; je ne crains point la mort, c’est-à-dire de cesser d’être, mais je redoute infiniment la douleur. Il est évident, que menacé fortement d’une fin douloureuse, après avoir vécu sain et heureux, aussi long-temps que le comporte la nature humaine, la raison me dictait de mettre un terme à ma vie, et de me rendre maître de mes derniers momens pour en écarter les horreurs dont les aurait environné la barbarie révolutionnaire ; c’était abandonner un vase qui ne contenait plus que la lie d’une liqueur enchanteresse ; ce n’était que diminuer de quelques mois une carrière qui n’offrait plus que des craintes et des troubles, et qu’est-ce que ce peu de temps de plus à vivre, comparé aux souffrances et à l’humiliation de la captivité, à une mort violente, soufferte et donnée de sang froid ? J’étais déterminé à user d’un poison aussi sûr que prompt, que j’ai toujours porté sur moi depuis la Révolution, lorsque la nature bienfaisante m’a épargné cette peine. Ma poitrine s’est affectée, et le mal augmentant sans me faire souffrir, m’a conduit insensiblement au dernier terme. Je me suis alors occupé de vous faire passer les fonds que j’avais rassemblés pour vous ; tâchez de les placer surement en pays étrangers ; car ils sont peut-être votre dernière et unique ressource. Il faut avant tout se garantir de la misère ; tout autre malheur doit peu affecter un homme jeune et bien portant ; mais le besoin, la dépendance, et le mépris des autres empoisonnent la vie, flétrissent l’ame, abâtardissent le génie. Je ne vous demande point de vous souvenir de moi, car je ne suis pas assez insensé pour exiger et attendre d’un être aussi mobile et changeant que l’homme, des sentimens durables, et ces sentimens ne me serviroient à rien. Je ne vous parlerai pas non plus de ma tendresse paternelle ; ôtez de ce sentiment l’amour de la domination, et la vanité de se perpétuer, ôtez-en l’habitude, que reste-t-il ? La domination ne m’a jamais plu, et me fatiguerait ; la vanité, j’ai passé ma vie à la combattre ; l’habitude, j’ai peu vécu avec vous, et nos goûts et nos sentimens diffèrent comme nos âges. J’ai donc pour vous ce sentiment que produit l’impression d’un objet qui plaît : votre figure m’intéresse, votre esprit m’est agréable, et votre cœur m’a paru bon ; tout cela joint à la raison, m’a conduit à m’occuper de vous rendre heureux. Quel est ce sentiment ? Ce n’est pas celui qu’on appelle amitié ? non, car il suppose des rapports d’âge et de goûts, c’est donc affection, prédilection, et tel est mon sentiment pour vous. Adieu, je ne serai plus quand vous recevrez cette lettre.

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Si quid novisti rectuis istis Candidus imperti ; si non, his utere mecum.
Horace.


« La vertu n’est pas une chose arbitraire ; mais il faut savoir la définir, et en séparer tout ce qui tient à l’exaltation de l’ame. La vertu est l’amour de l’ordre, et l’art d’opérer son propre bonheur sans aucun dommage pour autrui. De l’habitude de cet ordre résulte une satisfaction intérieure, qui écarte de nous le trouble, les regrets, l’incertitude, et nous encourage à suivre la même route. »

« Chacun doit s’empresser de faire aux autres le bien que comportent ses facultés, sans attendre de reconnaissance, et sans mettre dans ses actes de bienfaisance, rien de passionné qui puisse compromettre le repos. »

« L’homme ne peut arriver à la bonté dont il est susceptible, que par la réflexion et le calme ; l’homme passionné a toujours entre les mains une arme dangereuse de laquelle il doit, ainsi que les autres, se défier. »

« Ce qui doit dégoûter de la science, c’est que jamais elle ne nous apprendra ni l’origine du monde, ni le premier principe des êtres, ni leur destination. »

« La science de la morale est la seule utile à l’homme ; elle doit être pour lui, ce qu’est au pilote la connaissance des vents et des écueils ; par elle on connaît les principes qui dirigent les actions des hommes, ce que l’on doit craindre ou espérer d’eux, elle nous éclaire enfin sur nos penchans, et nous apprend à les régler. »

« Deux penchans opposés attirent l’homme en sens contraire ; l’horreur de l’ennui et l’amour du repos : le grand art est d’échapper à l’un sans troubler trop violemment l’autre, de trouver un état mitoyen entre la léthargie et la convulsion. »

« Le plus grand des biens est la volupté des sens ; l’art le plus nécessaire au bonheur est de savoir jouir, et de savoir s’abstenir pour jouir mieux et plus long-temps. »

« Il est bon d’exercer son esprit pour se procurer des plaisirs à tous les âges ; il est bon de se former des plaisirs intellectuels, qui servent d’entr’actes aux plaisirs des sens, qui sont les seuls réels[6]; enfin, pour que l’imagination leur prête encore de nouveaux charmes, prolonge leur durée par d’ingénieuses recherches, et multiplie nos émotions. »

« Le terme des plaisirs doit être le degré où ils deviennent nuisibles à nous ou aux autres. »

« Celui qui a éprouvé dans sa journée, la somme de sensations agréables, dont ses organes sont susceptibles sans altération, et dont l’ame a éprouvé des émotions dégagées de trouble, a été heureux ce jour-là, et si le nombre de pareils jours l’emporte dans le cours de sa vie, il peut se dire en mourant, qu’il a eu de la nature un des meilleurs lots. »

« Il faut dans les maux physiques, employer des remèdes tirés du moral, et dans les chagrins des remèdes physiques, exalter l’ame pour faire diversion à la douleur, exercer et fatiguer le corps pour faire diversion au chagrin. »

« L’ambition est une passion dangereuse et vaine, mais ce serait un malheur pour la plupart des hommes que d’en être totalement dénués ; elle sert à occuper l’esprit, à préserver de l’ennui qui naît de la satiété ; elle s’oppose dans la jeunesse à l’abus des plaisirs, qui entraînerait trop vivement ; elle les remplace en partie dans la vieillesse, et sert à entretenir dans l’esprit une activité qui fait sentir l’existence, et ranime nos facultés. »

« Les grandeurs et la gloire perdent tout leur prix, quand on considère que celui qui sait les mépriser, est réellement au-dessus de celui qui est flatté de les posséder. »

« Les richesses par delà une certaine mesure ne servent pas au bonheur ; et l’homme sage doit ôter du prix qu’on y met, tout ce qui est relatif à la vanité. »

« L’habitude semble avoir été donnée à l’homme pour établir un équilibre de biens et de maux, elle diminue du prix des avantages dont jouit l’homme fortuné, et affaiblit le sentiment des maux et des privations qu’éprouve l’homme malheureux ; cette compensation bien examinée, on verra qu’il y a moins de différence qu’on ne croit entre le riche et le pauvre. »

« Ceux qui envient le sort des riches semblent croire qu’ils sont toujours prêts à jouir de tous les objets qui peuvent leur plaire, et qu’ils voient toujours avec une égale satisfaction les objets agréables qui les environnent ; cette erreur est pareille à celle des religieuses, dont le Prince d’Orange disait : “Elles croient que les maris goûtent sans cesse avec leurs femmes les plaisirs de l’amour, que les ambassadeurs écrivent du matin au soir, et que les militaires ont toujours le sabre à la main”. »

« Celui qui n’est pas heureux avec de la santé et de l’argent, est un fou. »

« Tout ce qu’il y a de moral dans l’amour est factice et dangereux, et il n’y a de bon que le physique de cette passion. »

« Il faut croire assez à l’amitié pour avoir de douces illusions, mais jamais ne s’abandonner assez fortement, pour être surpris de n’avoir embrassé qu’un nuage. »

« Il n’est personne à qui l’on doive confier des secrets dont la publication peut compromettre la vie et le bonheur ; il faut donc séparer d’avance dans sa pensée, tout ce qui doit être l’objet d’un profond silence avec le plus intime ami, et s’abandonner à lui pour tout le reste. C’est une vaste maison ouverte à l’amitié, dont une seule pièce reste fermée. »

« Le plus grand plaisir en amitié est de parler de soi, et cet épanchement provient d’une faiblesse mêlée d’amour propre. »

« Ce qu’il y a de plus rare parmi les hommes, c’est le secret ; les grands y manquent envers leurs inférieurs par une sorte de mépris de leurs intérêts, et on y manque envers ses égaux par le même principe qui leur fait confier leur secret. Il ne faut jamais perdre de vue le proverbe italien : un et un sont deux. »

« Cacher son amour propre et caresser celui d’autrui est le contraire de ce que font les hommes, et c’est cependant le seul moyen d’avoir avec eux des rapports agréables, et de leur plaire. »

« Il faut éviter les méchans reconnus pour tels, et particulièrement ceux qui joignent à la méchanceté un degré de folie, parce que leurs actions sont incalculables. »

« À mesure que l’on vieillit, il faut se concentrer davantage dans soi-même, se réduire au bonheur sensuel, et restreindre ses rapports avec les autres, parce qu’on n’en peut attendre que des marques du mépris inné dans le cœur de l’homme pour tout ce qui décèle l’impuissance, et que la vieillesse est la plus grande des impuissances. »

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LETTRE CXXV.

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Le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


J’ai reçu, mon respectable ami, votre lettre et les tristes dépêches qui l’accompagnaient : me voilà donc privé à jamais de tout ce que j’avais de plus cher ; aimez-moi, s’il est possible, encore plus, car vous seul me restez, et me tenez lieu de tout ce que j’ai perdu. J’ai peu vécu avec mon père, mais je connaissais ses estimables qualités, et je savais que son cœur contrariait les maximes de son esprit. Hélas ! je me flattais de le rejoindre, et qu’il vivrait encore vingt ans ; le chagrin a certainement abrégé les jours d’un homme aussi humain ; il n’a pu soutenir tant de spectacles horribles, entendre tant d’affreux récits. Que la consolation tirée d’un avenir plus effrayant est cruelle ! et je sens qu’elle est fondée. Quel temps que celui où la douleur d’une séparation éternelle peut encore être aggravée ! celle que j’éprouve trouve mon ame déjà affaiblie, et me rend comme stupide. Si j’avais le courage de me soulever dans cet état d’abattement, j’irais vous joindre, mon respectable ami, et je ne désespère pas d’en trouver la force. Je n’ai pas eu celle de lire les maximes, et je n’y comprendrais rien dans l’état où je suis. Adieu, mon ami, mon père : tant que vous vivrez, je pourrai encore prononcer ce nom.

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LETTRE CXXVI.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous devez être instruite, madame la Duchesse, de la triste nouvelle que j’ai été chargé d’annoncer à un homme que nous aimons tous deux avec une égale tendresse, il ne paraissait pas possible qu’il y eût rien à ajouter au déplorable événement dont je lui ai fait part, mais la barbarie du dix-huitième siècle et du peuple le plus féroce, n’a point de terme où elle s’arrête. Le malheureux comte de St. Alban voyait avec plaisir les progrès d’une maladie qui allait le dérober à la cruauté révolutionnaire ; mais la nature l’avait en vain condamné, la Convention lui a envié sa mort ; que vous dirai-je ? il a été amené à Paris et jugé sans qu’il ait pu entendre son arrêt, vainement prononcé à un homme expirant. Lucain voulant peindre le dernier excès de la barbarie, dit en parlant d’enfans innocens immolés au berceau, sed satis est potuisse mori ; c’est assez d’avoir une vie à perdre. La Convention l’emporte, elle supplicie ceux qui sont sans vie. Le Comte a été traîné sans connaissance à l’échafaud, et avait cessé de vivre avant que la hache l’ait atteint. Je frissonne d’horreur à ce récit, et je l’épargnerais à votre sensibilité, s’il n’était intéressant d’en dérober les affreuses circonstances au fils du malheureux Comte. Tâchez donc, madame la Duchesse, d’éloigner de lui les papiers publics, afin qu’il ignore, s’il est possible, la déplorable destinée de son père ; sa mère a été sa victime des affreux spectacles de la Révolution ; deux de ses proches parens ont été immolés à ses fureurs, et la mort affreuse de son père ajoutée à tant de désastres, fait de notre jeune ami un des hommes les plus infortunés. Je n’ajouterai rien au triste récit que contient cette lettre, car mon esprit éprouve un affreux bouleversement d’idées. Adieu, ma chère et unique amie ; combien il me tarde de vous joindre pour ne jamais vous quitter ! La goutte me retient toujours dans mon lit, mais l’accès est sur sa fin, et j’espère en être délivré d’ici à quelques jours ; ce ne sera jamais assez tôt.

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LETTRE CXXVII.

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La Duchesse de Montjustin
au
Président de Longueil.


Le coup était porté, mon cher Président, au moment de l’arrivée de votre dernière lettre, le Marquis avait été le matin au cabinet littéraire de Francfort, et là il avait lu les détails affreux des derniers momens de son père ; il est revenu chez moi comme égaré, et pouvant à peine parler ; j’ai envain essayé de calmer son désespoir, en lui représentant que la mort lui avait dérobé le spectacle des horreurs que la barbarie avait exercées sur un être inanimé ; mais cette circonstance semble au contraire ajouter à sa douleur, par l’idée que l’a mort même n’a pu sauver son père de la rage révolutionnaire. Je vous avoue que j’éprouve aussi le même effet ; on est habitué à un certain respect pour les morts, et les indignités qu’on exerce sur leurs restes inanimés, nous inspirent une horreur extrême. J’ai voulu engager notre malheureux ami à rester avec moi, et à habiter pendant quelques jours une petite chambre de mon humble demeure ; il a voulu partir absolument, pour retourner à son hermitage ; mais je ne souffrirai pas qu’il reste seul abandonné à sa douleur, et je me rendrai demain auprès de lui. La cruauté semble chaque jour prendre en France de nouvelles forces, il n’est point de villes qui n’ait l’abominable ambition d’imiter les fureurs de la Capitale. Je tremble pour ma grand’mère qui est demeurée à Paris ; vous connaissez mon respect pour elle, et mon tendre attachement ; ses quatre-vingts ans ne seront pas un motif d’indulgence pour les tigres de la France. La mort du comte de St. Alban renouvelle et augmente toutes mes terreurs pour elle, ainsi que pour quelques autres personnes qui me sont chères. Adieu, mon cher Président, je vous donnerai des nouvelles de notre ami, que je quitterai le moins qu’il me sera possible : vous connaissez les sentimens d’estime et le tendre attachement que je vous ai voués pour jamais.

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LETTRE CXXVIII.

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La Duchesse de Montjustin
à la
Cesse de Loewenstein.


Vous désirez, madame la Comtesse, que je vous donne des nouvelles de mon malheureux cousin, il est d’un abattement extrême, et sans cesse son esprit est assiégé des plus sinistres idées. J’ai beau vouloir ne pas le quitter, il s’échappe et s’enfonce dans la forêt, d’où il ne revient que bien tard, et les plus noirs pressentimens s’emparent de moi, lorsque son absence se prolonge. Monsieur le Commandeur est venu le voir deux fois, et mon cousin a paru très sensible aux marques sincères de son amitié. Monsieur se Commandeur lui a proposé d’aller passer quelques jours à Lœwenstein, et la crainte de le désobliger à empêché le Marquis de le refuser, mais il aura de la peine à se déterminer : il me répète sans cesse que l’aspect de la douleur ne peut qu’être importun. Madame la Baronne de *** est venue aussi nous voir, et a fortement pressé le Marquis de venir passer quelques jours chez elle ; il y a toujours assez de monde, et c’est une raison de plus pour me faire désirer qu’il cède à ses instances : il est bon je crois, quand on est dominé par un chagrin violent, de se trouver avec des personnes qu’on considère, et en la présence desquelles on est forcé de se contraindre un peu. Le Marquis ne se gêne pas avec moi ; il m’interrompt et me quitte sans façon, il est enfin comme s’il était seul ; mais avec d’autres personnes il s’efforcerait par politesse d’écouter la conversation, et finirait par y prendre part ; enfin il n’aurait pas la liberté de manger à la hâte, de quitter la table, et de s’abandonner si facilement à ses tristes réflexions. On ne peut attaquer de front les sentimens profonds, il faut user de ruse, et opérer le plus naturellement possible des distractions. Vous êtes heureuse, madame la Comtesse, au milieu d’une famille qui vous chérit, et je me reprocherais de noircir votre imagination par cette triste lettre, si je ne savais que la sensibilité a besoin de s’exercer, et préfère à une indifférence apathique les objets même qui lui procurent de douloureuses affections. Je continuerai à vous donner des nouvelles du Marquis, et ce sera toujours pour moi un grand plaisir que de vous renouveler l’assurance de mon très-tendre attachement.

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LETTRE CXXIX.

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La Cesse de Loewenstein
à la
Duchesse de Montjustin.


Mon oncle est retenu par la goutte dans son lit, et vous devez, madame la Duchesse, penser que sans cet accident, il aurait été voir le Marquis. Un peu avant l’arrivée de votre lettre, il nous en parlait avec attendrissement et se reprochait de ne lui avoir pas fait plus d’instances pour l’amener ici ; mais ma nièce, a-t-il dit, si vous lui écriviez de venir, il ne refuserait pas l’invitation d’une belle dame. Je n’ai rien répondu ; il a ensuite fait venir du papier, des plumes et m’a dicté la lettre que je joins ici, je ne sais si elle déterminera votre cher cousin à venir, mais j’espère, madame la Duchesse, que vous voudrez bien l’accompagner, et nous aider si ce n’est à le consoler au moins à le distraire.

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LETTRE CXXX.

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La Cesse de Loewenstein
au
Marquis de St. Alban.


Je croyais, monsieur le Marquis, que vous étiez homme de parole ; vous avez promis à mon oncle de venir nous voir, et vous ne doutez pas du plaisir que vous auriez fait à tout ce qui habite Lœwenstein. Mon oncle est très-fâché contre vous ; il me charge de vous dire qu’il est malade et qu’il vous attend pour lui tenir compagnie, qu’on s’ennuie quelquefois en famille, et jamais avec ses amis. Vous n’en avez jamais eu de meilleur que mon oncle ; il vous plaint, mais il dit, qu’il ne faut pas se refuser aux consolations de l’amitié, dussent-elles être inutiles. Venez donc, monsieur le Marquis, nous vous désirons tous, et nous partageons votre douleur.

Après avoir écrit sous la dictée de mon oncle, j’ajoute pour moi, que j’ai l’honneur d’être avec un bien sincère attachement, votre très-humble, et très-obéissante servante

La Cesse
de Lœwenstein
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LETTRE CXXXI.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mon oncle m’a fait écrire au Marquis sous sa dictée, pour l’engager à venir ici ; n’admirez-vous pas, ma chère amie, comme mes parens conspirent en quelque sorte pour lui, et, le dirai-je, contre moi ; j’ai beau faire, ils déjouent tous mes plans, contrarient mes plus sages résolutions : en vérité, je suis tentée de croire au fatalisme, et de m’abandonner à ma destinée. Le Marquis malgré sa douleur ayant cédé aux instances du Commandeur, est arrivé ici avec la Duchesse. Il est changé comme s’il avait été six semaines malade, son abattement est extrême ; cependant il fait effort pour prendre part à la conversation, et cette contrainte, qui l’empêche de se livrer à ses regrets, lui est salutaire. Sa situation me touche infiniment, j’éprouve moi-même une sorte de terreur, en me trouvant près d’un homme dont le père a eu une fin si affreuse ; sa vue semble me rapprocher de l’événement, et malgré moi mon imagination m’en retrace les horribles circonstances. La Duchesse est occupée de lui, et emploie une extrême adresse pour ne pas favoriser, ni trop contrarier ses mélancoliques dispositions ; elle évite de prendre le rôle de consolatrice, semble souvent ne pas faire attention à lui, et ne le perd jamais de vue ; enfin elle a tous les ménagemens que peut dicter un grand intérêt, joint à une délicatesse exquise de sentimens, et une grande connaissance du cœur humain. Sa douleur, m’a-t-elle dit, ne peut être au fond très-forte, parce qu’il a peu vécu avec son père ; sa perte n’est donc pas pour lui une grande privation, et ses regrets tiennent à des idées de devoir et à la reconnaissance ; c’est le genre de mort, ce sont ses détails affreux qui ravagent son imagination et aliènent presque son esprit. S’il n’en parle pas, dit-elle, s’il s’efforce d’écouter des discours indifférens, s’il n’entend pas parler des affaires de France, les sombres idées qui le dominent s’affaibliront. La douleur qui naît d’un profond sentiment est bien plus difficile à calmer. C’est son esprit qui est malade bien plus que son cœur. Ces raisonnemens me paraissent convaincans, et me font espérer que le Marquis ne sera pas long-temps dans une aussi triste situation. Il montre une extrême sensibilité pour les plus légers témoignages d’interêt que je lui donne. L’abattement de son ame se montre dans les plus petites choses, si je le regarde, avec intérêt, les larmes lui viennent aux yeux, et hier, s’étant empressé de ramasser mon gant, il m’a pris la main en me le rendant, et la sienne tremblait. Venez nous voir, ma chère Émilie, venez contribuer à la guérison d’un malade qui vous est fort attaché ; vous avez conjuré contre lui par amitié pour moi, hélas ! le malheureux n’est pas à craindre à présent. Adieu, ma tendre amie, mon unique amie.

P. S. Je vous renvoie la lettre du cher Baron ; je le conçois bien en vérité, lorsqu’il dit, qu’il craint de devenir poltron par l’attachement qu’il a pour une vie que vous devez embellir.

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LETTRE CXXXII.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


La Duchesse doit être à présent auprès de vous, ma chère Victorine, et vous sera au moins aussi utile que moi, pour dissiper ou consoler le Marquis ; mais vous n’avez besoin de personne, le seul plaisir de vous voir suspend sa douleur, et écarte de son esprit toute idée affligeante ; il me parlait il y a deux jours d’Esther, en me citant avec enthousiasme ces deux vers de cette pièce :

« Du chagrin le plus noir, elle éclaircit les ombres
« Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.

Il vous regardait en les récitant d’une manière touchante, et il était aisé de voir avec quel plaisir il vous en faisait l’application ; tant qu’il sera dans la trille situation d’esprit où l’a mis son dernier malheur, il n’aura rien d’embarrassant pour vous, ma chère Victorine ; mais votre présence en chassant un mal en aggravera un autre, dont il sentira plus vivement un jour les atteintes ; et la sienne sera-t-elle sans inconvénient pour vous ? Cette habitude de voir un homme aimable que poursuit le malheur, l’intérêt qu’il excite, et dont on vous force en quelque forte de multiplier les témoignages, fournissent à la sensibilité de ma chère Victorine des alimens dangereux pour son repos. Ce n’est pas votre faute, qu’est-il possible de faire que vous n’ayez tenté ? Toutes les femmes doivent réciter avec bien de la ferveur cet article du pater : ne nous induisez pas en tentation.

Écrivez-moi, ma chère amie, tout ce que vous éprouvez. Je vous embrasse mille et mille fois de tout mon cœur.

P. S. Dites-moi donc si le Président arrive ; je vois le sort de la Duchesse assuré ; dites-lui mille choses tendres pour moi.

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LETTRE CXXXIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie.


Vos inquiétudes, ma chère amie, me touchent bien vivement, et j’y reconnais la tendresse de votre cœur. Si c’est un crime de prendre le plus vif intérêt à un homme malheureux, que d’estimables qualités distinguent si avantageusement, je suis en vérité bien coupable ; j’avouerai aussi que je suis malheureuse par la comparaison que je fais de lui avec les autres hommes, comparaison qui me fait un besoin de sa société. Il en est de même de la vôtre, elle m’a depuis long-temps dégoûtée de celle de la plupart des femmes que je vois. Le goût et l’intérêt ne peuvent-ils donc exister dans la liaison d’un homme et d’une femme, sans qu’il y ait de passion ? Vos craintes, me direz-vous, en montrent peut-être la difficulté ; mais est-ce de moi dont je me défie, ou de la malignité du monde et de ses jugemens ? J’interroge mon cœur, et je le trouve pur ; cela me suffit. Cependant, pour le repos du Marquis, pour le mien que trouble le spectacle d’un homme que la passion égare et rend malheureux, j’éloignerai, autant qu’il me sera possible, les occasions de le revoir ; je m’interdirai le plaisir de m’entretenir avec lui, pour ne pas trouver mes anciennes sociétés de plus en plus insipides. Je n’ai point à me plaindre de ses empressemens depuis qu’il est ici ; il m’embarrasse seulement quelquefois, par l’attendrissement que lui fait éprouver l’intérêt que je prends à sa situation ; je ne puis me dissimuler que j’ai contribué à l’adoucir, et la satisfaction que j’en ressens me fait passer sur le danger de l’empire que j’exerce. La Duchesse est partie avant-hier, et le Marquis retourne demain dans son hermitage ; il reviendra ici pour le jour de naissance de ma mère, le monde qui s’y trouvera et la petite fête que j’ai imaginée feront pendant son court séjour ici, diversion à ses affections de tout genre. Adieu, mon Émilie, j’espère bien que vous vous ferez belle pour ma fête. Le Marquis ne vous a pas encore vue dans tous vos atours. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

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LETTRE CXXXIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Il ne faut pas se familiariser avec le danger, ma chère amie, je ne l’éprouve que trop. Je m’applaudissais du calme qui avait accompagné le séjour du Marquis, et peu de momens après, votre Victorine s’est trouvée dans un grand embarras, dont le souvenir la trouble encore. Hier, un instant après le départ de la lettre que je vous ai écrite, mon oncle s’est mis à la fenêtre pour voir un cheval qu’on dit très-méchant, et que son piqueur n’a pu dompter ; le Marquis étant descendu dans la cour, pour le mieux examiner, a voulu essayer de le monter ; à peine a-t-il été dessus, que le cheval s’est cabré d’une manière effrayante pour les spectateurs, et quelques momens après, il s’est renversé sur le Marquis ; j’ai fait un grand cri et je me suis évanouie. Revenue à moi, j’ai vu le Marquis qui me faisait respirer un flacon de sel d’Angleterre ; toute ma famille m’entourait, vous pouvez imaginer les idées qui se sont présentées à mon esprit : j’ai été au moment de me trouver mal une seconde fois, en remarquant les regards d’observation et d’inquiétude que mon mari portait sur moi, ainsi que sur le Marquis ; j’ai balbutié quelques phrases sur l’imprudence de monter, étant encore faible, un cheval pareil ; ma mère a dit qu’elle avait aussi pensé se trouver mal. J’ai quitté aussitôt le sallon pour monter chez moi, où je me suis désespérée de mon accident, qui aura donné lieu à mon mari de faire des réflexions désavantageuses pour moi ; je me suis trouvée honteuse de mon embarras ; hélas ! me suis-je dit, combien ne doivent pas être humiliées les femmes que leur passion surmonte et réduit à feindre, à tromper et à mentir. Le Marquis est parti le matin, et il semble que mon mari soit, comme on dit, plus libre dans sa taille.

Adieu, ma chère amie, je vais m’occuper de ma petite fête, mais j’ai bien peu de disposition à la gaieté ; j’embrasse bien tendrement ma charmante Émilie.

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LETTRE CXXXV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Nous allons tous dîner chez le Commandeur, je n’ai qu’un moment pour vous écrire et vous mander une très-grande nouvelle qui me fait un extrême plaisir. Il s’est passé, ma chère amie, un événement bien important depuis que je vous ai écrit. Le Président est arrivé à Francfort le jour même que la Duchesse est partie d’ici, et le surlendemain il n’y avait plus de duchesse de Montjustin, mais une comtesse de Longueil. Le Président n’avait pas la goutte, ainsi rayez cet article qui vous paraissait peu convenable pour un roman, il a eu une fluxion de poitrine qu’il a cachée à la Duchesse pour ne pas l’alarmer. Notre amie est établie dans une jolie petite maison à Francfort ; son sort est uni à celui d’un homme qu’elle chérit depuis long-temps, et qui a l’estime publique : elle est heureuse et je partage sa félicité. Nous verrons dans deux jours les nouveaux époux, je fuis sûre que vous embrasserez la Comtesse de bon cœur. Adieu, ma tendre amie.

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LETTRE CXXXVI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Je comptais partir après dîner, ma cousine, pour aller passer deux jours chez la Comtesse ; mais au moment de me mettre à table, j’ai vu arriver un postillon tout en nage, qui m’a remis le billet que je joins ici. La mort d’un homme aussi gros, et qui faisait aussi peu d’exercice, n’a rien d’extraordinaire ; mais on est toujours frappé des morts subites. La pauvre Comtesse aura eu sous les yeux un triste spectacle, et la bonté extrême de son cœur fera en elle ce que l’affection produit dans les autres. Elle sera touchée, et ingénieuse à se tourmenter ; elle se rappellera tout ce que son mari avait de bonnes qualités, les exagérera, diminuera ses défauts, tant il lui est nécessaire d’exercer sa sensibilité ; tant il est difficile à cette ame céleste de se laisser surprendre par le sentiment de son propre intérêt, lorsqu’il est opposé à celui des autres. La voilà donc veuve, libre ; j’ignore si sa fortune en souffrira, et ce n’est pas là ce qui l’occupe en ce moment. Je ne songe à cet objet qu’à cause de la dépendance où pourrait la mettre une grande diminution dans son revenu. Voyez, ma cousine, si vous ne pourriez pas être utile à la Comtesse dans ce moment pour dissiper un peu, je ne dis pas le chagrin, mais la tristesse inséparable de pareilles circonstance. Ah ! que ces circonstances, ma chère cousine, feraient former de vœux, exciteraient de flatteuses espérances dans un pays où existeraient des hommes en état de sentir le mérite de la Comtesse, et d’être touchés de l’heureux accord des charmes les plus séduisans et des plus grandes qualités. Adieu, ma cousine, il suffit de vous avertir pour que vous fassiez ce qu’il y a de mieux : je m’en rapporte donc entièrement à vous.

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LETTRE CXXXVII.

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Le Baron de Warberg
au
Marquis de St. Alban.


Moniieur le Marquis, J’apprends que votre projet est de venir ce soir ici, et je m’empresse de vous éviter un affreux spectacle. Le pauvre comte de Loewenstein, après avoir déjeuné ce matin avec nous, sans aucune apparence d’incommodité, nous a quittés pour aller chez lui ; mais à peine a-t-il eu fait quelques pas que nous l’avons vu tomber auprès de la porte du sallon ; nous sommes accourus, il était déjà expiré. Il n’a pas fait un mouvement, donné un signe de vie, quelques moyens qu’on ait employés pour le ranimer. C’est un coup de sang, qui aura vraisemblablement fait périr cet honnête gentilhomme. Vous jugez, monsieur le Marquis, de la désolation de tout le château. La mère de la Comtesse dont vous connaissez l’excellent cœur, m’a chargé de vous écrire pour vous prévenir de l’affreux accident qui ne lui permettra pas de vous recevoir. J’ai l’honneur d’être avec la plus haute considération,

Monsieur le Marquis,


Votre très-humble et très-
obéissant serviteur,

le Baron de Warberg.
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LETTRE CXXXVIII.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai écrit, Mademoiselle, ainsi que mon cousin, à madame de Loewenstein, pour lui faire mon compliment de condoléance sur la perte qu’elle vient de faire ; elle doit être importunée des visites de cérémonie, et j’attendrai que le cours en soit fini, pour tenter de la voir. Ce n’est pas un compliment banal que j’ai à lui faire, et par cette raison je n’ai pas voulu être confondue avec les indifférens. Mon tendre attachement pour notre intéressante amie, fait que je me mets à sa place, et que je sens comme elle ; il en est de même de vous, Mademoiselle, et je crois que sans nous parler, nous savons ce que nous pensons, dans une circonstance plus triste qu’affligeante. Je ne crois pas qu’il y ait d’inconvénient à ce que mon cousin m’accompagne ; cependant je vous laisse maîtresse de décider de son voyage. Il est inutile que je vous dise combien il désire de voir la Comtesse, et toute la part qu’il prend à la perte qu’elle fait. Le comte de Longueil est bien fâché de ce que les circonstances actuelles ne lui permettent pas de rendre ses hommages à notre amie ; il attend impatiemment le moment de lui être présenté. Ce ne sera pas pour lui une nouvelle connaissance, ni pour elle, ni pour vous, Mademoiselle. Tout ce que nous lui avons dit des habitans de Lœwenstein et de vous ; tout ce que nous vous avons dit du Président, fait qu’il sera établi dans votre société, une heure après y avoir été présenté, comme s’il y était depuis long-temps admis. C’est ainsi que l’amitié embrassant tous les rapports des gens qu’on aime, étend son cercle par des adoptions qui lui donnent de nouveaux alimens.

Mais, je m’arrête, Mademoiselle, car on ne peut rien apprendre en amitié, à l’amie de la comtesse de Loewenstein. Je suis obligée de vous quitter pour une malheureuse Émigrée qui a besoin de moi. Adieu, Mademoiselle, je vous renouvelle avec un plaisir extrême, l’assurance de la tendre amitié que je vous ai consacrée pour ma vie.

Permettez qu’en faveur de l’ancienne connaissance, le comte de Longueil vous offre l’hommage de son profond respect.

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LETTRE CXXXIX.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je reçois votre aimable lettre, Mademoiselle, et je suis désespérée de ne pouvoir profiter de l’invitation du Commandeur ; une fièvre de rhume, qui m’a prise hier au soir, me retient dans mon lit, et m’empêche de vous écrire moi-même ; mon cousin, plus heureux que moi, se rendra demain chez monsieur le Commandeur. Adieu, Mademoiselle, conservez-moi vos bontés, agréez mon tendre attachement, et daignez faire part au Commandeur et à la Comtesse de mes remercîmens, de mes regrets et de mon impatience de les voir.

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LETTRE CXL.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


La Comtesse et toute la famille sont au château du Commandeur, depuis le triste événement dont je vous ai fait part, et je m’y suis rendu hier, d’après les vives instances que m’en a fait le maître du château. Mademoiselle Émilie est auprès de son amie. On ne peut pas dire qu’il règne une grande douleur dans la maison ; on y est plutôt sérieux que triste. Le Comte n’était ni aimé ni haï, et personne ne perd rien à sa mort ; il ne mettait dans la société ni agrément ni gêne ; lorsqu’il s’absentait, il ne faisait éprouver aucun vide, et sa mort ne serait regardée que comme une longue absence, si ses circonstances ne lui avaient donné un caractère tragique. Le Commandeur, qui n’avait pas beaucoup d’espoir de voir son nom se perpétuer par lui, est peu affligé. La mère de la Comtesse n’avait à lui reprocher aucun mauvais procédé envers sa fille, mais il tenait la place d’un homme qui aurait pu embellir la vie d’une fille si chère ; la mère la plus tendre voyait sans doute avec regret qu’elle devait borner sa satisfaction à ne pas voir malheureuse, une personne dont elle aurait acheté de sa vie la félicité. La Comtesse sans rien affecter, paraît véritablement affligée, et le spectacle d’une mort subite a rempli son esprit d’étonnement et d’effroi. Le devoir a sur son ame un empire qui lui fait illusion ; enfin cette intimité que donne le mariage, l’habitude, la bonté de son cœur lui rendent sensible, dans les premiers momens, la perte d’un homme qu’elle ne pouvait aimer. Il est des événemens, des circonstances qui nous font prendre, à nous et aux autres, le change sur ce que nous éprouvons ; nous croyons être affligés de la mort d’une personne, quand c’est la mort seule qui fait impression sur nous, et les spectateurs prennent notre émotion et notre étonnement pour de la douleur. Je ne suis pas accoutumé à réfléchir sur les sentimens et à les analyser, mais j’aime à me rendre compte de tout ce qui me frappe dans la Comtesse, et quand je la quitte, ses actions, ses gestes, ses plus légers mouvemens se retracent à mon esprit ; j’en cherche le principe, et le résultat m’offre toujours de nouveaux motifs de l’admirer.

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LETTRE CXLI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


On ne parle dans le château de Lœwenstein, ma chère cousine, que de l’arrivée du prince de *** qui doit venir passer ici deux jours. Tout est en l’air, à la cuisine, à l’office, et l’on s’empresse de meubler un bel appartement ; au milieu de tout ce mouvement le Commandeur fait semblant de n’être pas flatté autant qu’il l’est réellement de recevoir un aussi grand seigneur. Eh ! mon dieu, dit-il à sa sœur, ne semble-t-il pas que vous n’ayez jamais vu de prince, pourquoi tout ce tracas ? Donnez-lui un bon dîner comme vous avez coutume, et un appartement honnête comme il y en a plusieurs dans ce château, c’est tout ce qu’il faut ; à voir votre occupation, il semblerait qu’il faut lui donner un spectacle et un feu d’artifice. Il affecte de parler ainsi devant moi, mais je le surprends occupé de donner des ordres tout comme sa belle-sœur. Je m’étends sur cette arrivée parce qu’un gentilhomme du voisinage, qui est venu dîner ici, m’a dit, que le bruit courait que le Prince était amoureux de la Comtesse, et avait le projet de l’épouser. La famille serait certainement flattée d’une telle alliance, mais je serais surpris que la Comtesse fît de nouveau le sacrifice de sa liberté par aucun motif de convenance. Elle m’a dit bien souvent avant la mort de son mari, qu’une fille devait se résigner à la volonté de ses parens, à moins de quelque répugnance invincible et bien fondée, mais qu’on ne devait qu’une fois cette soumission, et qu’une veuve pouvait bien en se remariant ne suivre que son propre goût ; cependant de si grands avantages se trouvent dans l’alliance dont il s’agit ! un rang qui la met au-dessus de la plus haute noblesse, des richesses immenses, des terres superbes, des moyens de placer ses parens à l’armée, ou dans d’autres emplois, tout cela peut faire une exception à des principes généraux. Si je n’étais pas un malheureux Émigré, je hasarderais de la disputer à tous les Princes du monde, et je vous avoue que ce ne serait pas sans quelque espoir. La Comtesse me marque en toute occasion une amitié qui ferait le bonheur d’un frère ; souvent même elle montre en me voyant, en m’écoutant, un trouble que ne connaît pas l’amitié ; mais ce prince m’inquiète, je deviens démocrate en ce moment, je déteste les princes et suis partisan de l’égalité : c’est après-demain qu’il vient, je vous écrirai la réception. Adieu, ma chère cousine, que j’aime et aimerai toute ma vie bien tendrement.

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LETTRE CXLII.

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La Comtesse de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je profite d’une occasion, mon cousin, pour vous répondre sur le champ, et je suis tentée de vous dire, que vous êtes bien nigaud de ne pas trouver le moyen de pénétrer les dispositions de la Comtesse, sur son prétendu mariage avec le Prince ; personne n’est moins capable de dissimulation, et tout se peint malgré elle au moment sur sa charmante figure, il est donc aisé d’y lire, et comment ne profitez-vous pas dans cette occasion, de cette facilité ? Disposée à accepter les propositions du Prince, ou déterminée à les rejeter, dans le premier cas, il est impossible que quelque symptôme de satisfaction n’éclate sur son visage, lorsqu’il est question de lui ; dans la seconde supposition, elle doit montrer des mouvemens d’impatience et d’inquiétude. Supposons qu’elle ne fasse voir que de l’indifférence, alors il est clair qu’elle est, non-seulement déterminée à refuser ses offres séduisantes, mais qu’elle est assurée que ses parens ne lui feront aucune instance ; car l’idée d’avoir à combattre leurs sentimens, lui causerait un chagrin facile à démêler ; examinez donc bien la Comtesse, et vous saurez, et ses intentions et celles de ses parens ; pour moi je ne doute pas qu’ils ne la laissent absolument maîtresse de refuser le Prince, et je serais bien tentée de croire, qu’ils lui laisseront encore une plus grande liberté, celle d’épouser un homme qui ferait de son goût, un Émigré même, s’il avait su leur plaire et s’en faire estimer. C’est assez vous en dire, et voilà je crois, mon cousin, de toutes mes lettres celle qui vous aura fait le plus de plaisir. Adieu, mandez-moi la réception du Prince, et comptez à jamais sur la tendre amitié de votre cousine.

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LETTRE CXLIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Il faut convenir, ma chère cousine, que les femmes l’emportent infiniment sur les hommes, pour la pénétration ; les moyens que vous m’indiquez pour savoir les dispositions de la Comtesse, m’ont paru infaillibles, et j’en ai fait usage ; mais il faut avant de vous en instruire, vous parler du Prince. Il est arrivé hier, une heure avant dîner, accompagné de deux gentilshommes et ayant à sa suite beaucoup de chevaux et de valets. Le Commandeur était dans sa grande tenue, ainsi que le comte de Loewenstein, et la Comtesse, était mise fort élégamment pour plaire à son oncle ; une douzaine de gentilshommes des environs, ou de Mayence, s’était rendue à Lœwenstein, pour faire leur cour au Prince et chasser avec lui ; lis ont été le recevoir avec le Commandeur au sortir de sa voiture, et sont entrés avec lui ; la Comtesse s’était avancée avec sa mère dans l’antichambre, et je les avais suivies : grands complimens du Commandeur, réception polie et gracieuse de la part des femmes, de la part du Prince révérences sur révérences. Le Commandeur m’a présenté à lui, et suivant l’usage, le Prince m’a dit être fort aise de faire ma connaissance. Bientôt après on a parlé de chasse, et le Prince a demandé à la Comtesse si elle y allait quelquefois ; sur la réponse qu’elle lui a faite, il s’est empressé de l’inviter à venir chez lui, et l’a assurée qu’il avait des chevaux très-sûrs à lui offrir. On a averti pour dîner, il s’est placé entre les deux dames, et moi, je me suis mis à côté de la Comtesse. J’aurais dû vous parler de la figure du Prince, et cela ne sera pas long : vous avez vu mille enseignes au prince de *** au Landgrave, à l’électeur de *** ; eh bien ! vous avez vu le Prince, c’est-à-dire un homme gros, blond et sans physionomie ; ses terres, ses chevaux, ses forêts sont pour lui un fond inépuisable de conversation, et tout cela est mêlé de grands complimens aux dames, parce qu’il est persuadé qu’il faut qu’un prince soit galant. Il s’est fort occupé de la Comtesse, et avec plus d’intention que ne le comporte la galanterie générale ; j’ai remarqué même quelque signe entre lui et un des gentilshommes qu’il avait amenés, et ces lignes semblaient dire : n’approuvez-vous pas mon dessein ? La Comtesse a répondu avec simplicité à ses empressemens, et n’a témoigné ni embarras ni plaisir. Le dîner a été long et les dissertations sur la chasse, des nouvelles de la guerre, les affaires de la France, et les louanges des vins du Commandeur ont fourni une ample matière à la conversation. Au sortir de table, le Prince s’est arrêté dans un sallon rempli de portraits de famille, où l’on voit entre autres un Loewenstein grand chambellan de l’empire Romain sous Conrad le Salique. Il a admiré l’antique illustration de la maison, s’est aussi arrêté devant le portrait d’une princesse de son nom, mariée il y a quatre cents ans à un Loewenstein, et a dit à ce sujet au Commandeur, qu’il n’ignorait pas que sa maison avait eu l’honneur de s’allier plusieurs fois avec la sienne, et que sa quatrième aïeule était Loewenstein ; un instant après il a regardé très-significativement le gentilhomme auquel il avait fait des signes, et son regard voulait dire : vous voyez que l’alliance que je projette n’est pas sans exemple. Il m’a paru, à la manière dont la Comtesse était aussi regardée par plusieurs des personnes de la compagnie, que le bruit du mariage était déjà répandu. J’ai voulu m’en assurer, et j’ai dit à un jeune homme qui me paraît assez bien avec le Prince : « si ce que l’on dit est vrai, cela ne sera pas une chose nouvelle, quoique flatteuse pour la maison de Loœenstein. Le mariage, m’a-t-il répondu ; il est vrai qu’on en parle, et je n’en serais pas surpris ; le Prince au retour de ses voyages a vu la Comtesse qui venait de se marier, et en est devenu amoureux autant qu’il peut l’être ; mais il a vu bientôt qu’il soupirerait en vain pour elle, et la chasse et le vin de Champagne ont paru achever sa guérison ; depuis qu’elle est veuve il en parle sans cesse, et il ne pourrait rien faire de mieux que de l’épouser ; elle est comtesse de l’Empire, alliée à plusieurs maisons souveraines, et sa fortune sera plus considérable que celle des personnes de son rang, auxquelles il est en droit de prétendre. La Comtesse de son côté serait fort bien, elle trouverait dans cette alliance une grande élévation, et tous les plaisirs que peut procurer une immense fortune, enfin le Prince est d’un très-bon caractère, et il la rendrait heureuse. » Cet homme ne connaît pas, à ce que je vois, la Comtesse, s’il croit que le Prince peut la rendre heureuse ; il n’a point l’idée des besoins de son cœur et de son esprit. Je juge le Prince, me direz-vous, sans le connaître, mais il montre si promptement ce qu’il n’est pas, que je me soucie peu de savoir ce qu’il est, et au rang, et à l’âge près, je ne le crois pas au-dessus du mari de la Comtesse. La soirée s’est passée à jouer et à prendre du thé ; le Prince a été fort occupé de la Comtesse, et ses gentilshommes se confondaient en révérences et en empressemens pour elle. On est allé se coucher. Le Prince doit partir demain pour la chasse, et ne reviendra que tard. Adieu, je vous ai fait part de tout ; jugez, ma cousine, et continuez à votre cousin vos conseils et vos bontés. Je vous écrirai après-demain.

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LETTRE CXLIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je ne puis différer un instant, ma chère amie, de vous faire part de ce qui m’est arrivé ce matin. Mon oncle, après avoir déjeuné avec nous, c’est-à-dire avec mon père, ma mère et moi, m’a dit en tenant un verre de vin du Rhin à la main : « Il faut que je boive à la santé de son Altesse madame la princesse de ***. » Nous avons gardé le silence. « Eh bien ! vous ne dites rien ma nièce ? — Je dis, mon oncle, que vous avez envie de vous amuser. — Non, rien n’est plus sérieux ; un gentilhomme du Prince, est venu hier me faire part de son désir de s’allier avec moi, mais j’ai répondu, que ma nièce était encore dans la douleur d’une perte bien récente, et que je ne pouvais prendre aucun engagement sans l’avoir consultée ; j’ai ajouté, qu’elle avait fait notre volonté en se mariant, et qu’il était juste que dorénavant elle disposât d’elle ; enfin, j’ai fini par dire que je ferais part à ma nièce dans quelque temps, des propositions qui m’étaient faites, et dont toute ma famille serait infiniment flattée. » Il s’est arrêté pour nous regarder, et ensuite attachant ses yeux sur moi : « n’ai-je pas bien répondu ma nièce ? — Tout ce que vous faites, mon cher oncle, est très-bien. — Voilà comme sont les princes, ils croient que les bienséances ne sont pas pour eux, et qu’on n’a rien à leur refuser. Les Loewenstein ont épousé des princesses, et ne sont pas enthousiasmés d’alliances qui leur sont familières. Je trouve que le Prince se presse beaucoup. J’ai voulu vous donner, a-t-il ajouté, de la marge, et que ma chère nièce eût le temps de réfléchir. Ce prince nous est arrivé en vérité comme une bombe. Réfléchissez, mon enfant, sur votre état présent et à venir et sur vos sentimens. C’est beau d’être princesse souveraine, mais on peut être heureuse sans être si grande Dame. Moi, par exemple, je préférerais une femme que j’aimerais, à toutes les grandeurs que pourrait m’offrir une princesse. Adieu, je vais me promener. » Nous avons gardé pendant quelque temps le silence, ensuite mon père a dit : « cela mérite grande réflexion ; le Prince est un parti tel qu’il est rare d’en trouver, et mon frère aurait pu montrer un peu plus d’empressement. Vous y songerez sans doute à deux fois, ma fille, avant de refuser une alliance aussi honorable, n’êtes-vous pas de mon avis Madame, en s’adressant à ma mère ? Je pense comme le Commandeur, a-t-elle dit, et c’est à ma fille à en décider. » Mon père semblait chercher à lire dans mes yeux. J’ai répondu que je ferais mes réflexions, et que j’étais charmée qu’on voulût bien me laisser maîtresse de mon fort. Adieu, ma chère Émilie, je vous embrasse de tout mon cœur, qui est bien agité.

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LETTRE CXLV.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


J’ai été un peu indisposé depuis deux jours, ma chère cousine, et la fièvre ne m’a pas permis de vous écrire ; le Prince a dîné avec nous hier et est ensuite parti ; il est évident qu’il a le projet d’épouser la Comtesse, et qu’il est même fort aise qu’on devine ses intentions ; il n’est pas moins visible qu’il ne met pas en doute qu’une aussi flatteuse proposition ne transporte de joie toute la famille. Je n’ai cependant point vu dans le Commandeur et la mère de la Comtesse, un empressement fait pour lui inspirer cette présomption ; il n’y avait pas dans leurs manières envers lui, une seule nuance distincte du respect, et je n’ai trouvé au Commandeur que plus de dignité. Je n’en dirai pas de même du comte de Loewenstein, il était transporté, et on lisait dans ses yeux, qu’il aurait mis son adorable fille aux pieds du Prince. La Comtesse avait dans ses politesses un degré de considération de plus qu’avec les autres personnes de la société, et montrait une réserve qui m’a paru être réfléchie et dictée par la connaissance des intentions du Prince, qu’elle ne voulait pas avoir l’air d’entendre et encore moins de seconder. J’ai osé quelquefois lever les yeux sur elle dans certains momens, et j’ai cru apercevoir dans les siens une expression de bienveillance propre à me rassurer, à m’enhardir même : que sais-je ? ma cousine, telle est la devise de Montaigne ; la Comtesse paraît me distinguer, elle s’est aperçue dans un temps où elle n’était pas libre, de sentimens que je m’efforçais en vain de contenir, et si quelquefois elle a eu de la colère contre moi, jamais elle n’a marqué de mépris ; je puis sans présomption me flatter d’être agréable à sa famille, que sais-je donc ? n’est-il pas possible qu’ils préfèrent une alliance qui leur procurerait une société qui leur plaît ; que le Commandeur, le plus généreux des hommes, ne soit flatté de faire le bonheur de quelqu’un qui l’estime ? J’espère, oui j’espère, ma cousine, mais je contiendrai plus que jamais l’essor de mes sentimens ; si la Comtesse était sans fortune, je serais plus hardi ; mais demander une femme qui doit avoir un jour quarante mille florins de rente, lorsqu’on est étranger dans un pays, et qu’à peine on a de quoi vivre… Cependant si la Comtesse m’encourage par des bontés marquées, si le Commandeur refuse le Prince, laisse sa nièce libre, j’aurai un grand espoir, et je tenterai d’aspirer au bonheur. Adieu, ma chère cousine.

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LETTRE CXLVI.

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Melle Émilie
à la
Cesse de Loewenstein.


J’ai été bien fâchée de vous quitter, ma chère Victorine, et vous n’en doutez pas ; l’incommodité de mon oncle, pour laquelle on m’a fait revenir, n’en valait pas la peine ; mais il semble que les parens se plaisent à marquer leur importance par le mépris des goûts et des arrangemens de ceux qui dépendent d’eux ! Le plus léger accès de fièvre d’un oncle exige suivant eux, que toutes les nièces et neveux accourent auprès de lui, et les amitiés les plus tendres ne sont rien à leurs yeux, comparées aux sentimens qui leur sont dûs. Je vous avoue, ma chère Victorine, au hasard de vous déplaire, qu’autant je suis empressée de rendre des devoirs à mes parens dans les circonstances qui en valent la peine, autant je suis révoltée de l’exigence de la plupart. Je n’oublierai jamais que mon oncle ayant été l’an passé un peu enrhumé, il me fut défendu d’aller à un bal charmant où vous étiez ; ma mère en était aussi fâchée que moi ; elle n’a pas cette façon de penser, et souvent je l’ai vu souffrir et cacher des maux assez graves, dans la crainte de porter obstacle aux plaisirs de sa fille.

Je me laisse aller à l’humeur contre les parens, parce que j’ai été bien contrariée de vous quitter ; mais si je leur reproche d’abuser de leur autorité, je vous reproche, ma chère amie, de multiplier et d’exagérer vos devoirs : c’est un goût qui n’est pas commun, j’en respecte les principes et cela ne m’empêchera pas d’en combattre les effets, parce que votre repos y est intéressé. Vous avez perdu un mari qui vous était indifférent, et dont plusieurs fois vous avez eu à vous plaindre ; une autre que vous, ma chère amie, se contenterait de montrer un visage triste, et de porter un deuil extérieur, se bornerait enfin aux bienséances ; mais vous avez vu des veuves très-affligées, parce qu’elles avaient perdu un époux chéri, et comme vous avez lu dans votre catéchisme qu’une femme devait aimer son mari, vous vous efforcez sans hypocrisie d’avoir du chagrin, vous vous faites scrupule de n’être pas pénétrée d’une assez profonde douleur, enfin vous vous rendez malheureuse par celle que vous avez et que vous outrez, et par celle que vous n’avez pas. Monsieur de Loewenstein, ma chère amie, a payé un tribut, que la plupart des hommes payent bien plutôt ; il n’y a donc pas de grandes lamentations à faire sur son sort ; vous ne perdez rien, car votre cœur ne sentait rien pour lui, voilà l’exacte vérité que vous me forcez de vous exposer : vous êtes quelquefois tentée de vous reprocher d’avoir excité sa jalousie ; il a pu avoir de l’envie contre une certaine personne que la nature a bien mieux partagée ; mais de la jalousie contre sa femme, tant pis pour lui, car on n’a jamais été plus sévère pour soi et plus circonspecte qu’elle dans sa conduite. Admirez au reste, ma chère amie, ma discrétion ; je ne vous ai pas parlé de cette personne, dont je suis cependant bien occupée pour vous, et un peu aussi pour elle, je m’égare quelquefois dans un avenir bien agréable, et je me vois dans une charmante société. L’espoir brille à mes yeux, et a je crois aussi parfois soulevé vos crêpes. Que ne donnerais-je pas pour voir ma Victorine aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et son bonheur viendra toujours de son cœur… Voilà quels ont été souvent mes souhaits, ma chère amie, et ils commencent à devenir des désirs, soutenus d’espérance. Adieu, je vous embrasse mille fois de toute mon ame.

P. S. Ma mère se porte fort bien, elle est bien fâchée d’avoir été obligée de me rappeler ; mais un oncle, et un oncle riche ! encore si c’était le bon Commandeur,


LETTRE CXLVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Épargnez-moi, ma chère Émilie, et songez combien peu de temps s’est écoulé depuis la mort de mon mari. Cet affreux spectacle et sa soudaineté m’ont consternée ; j’ai été saisie d’épouvante et d’horreur ; quel serait grand dieu l’état de mon ame, si je perdais une personne chère à mon cœur ! je ne crois pas qu’il soit possible de résister à un pareil malheur. Fasse le ciel que tous ceux que j’aime me survivent, et que leur esprit ait une force que le mien n’aura jamais. Je n’aimais pas le Comte ; mais j’étais bien loin de le haïr ; il ne m’a jamais donné de grands sujets de plainte ; il n’avait rien de brillant dans l’esprit, mais ne manquait pas de sens ; s’il ne flattait pas mon amour propre, il l’embarrassait rarement à un certain point, et ses voyages, ses occupations ne permettaient pas que ses assiduités me fussent importunes ; enfin je crois qu’il y a beaucoup de femmes plus mal partagées que je ne l’étais. Vous avez toujours eu contre lui une sorte d’aversion que je m’efforçais de vaincre ; vous saviez mauvais gré d’être mon mari, à un homme, disiez-vous, si inférieur à moi ; mais comme je vous l’ai dit mille fois, sans adopter les illusions de votre amitié, ce n’est point à lui qu’il fallait s’en prendre, mais à toute la famille. Hélas ! que nous laissons peu de traces sur la terre, ma chère Émilie ! rien n’est changé dans le lieu que ce pauvre Comte habitait, et sans la couleur de mes habits et ceux de mes gens, qui se douterait que quelqu’un a disparu de ce monde, que dis-je, du petit espace que renferme cette habitation ? On fait les mêmes choses, aux mêmes heures, et tout va son train accoutumé.

Nous avons eu une quantité de visites depuis quelques jours, qui ont contribué encore à distraire. Le Marquis est venu nous voir deux fois, et mon oncle l’a amené dîner hier. Je ne crois pas qu’il aimât davantage son fils, s’il en avait un ; il fait son éloge à la plus petite occasion qui s’en présente, et il nous disait ce matin, en prenant du thé : « Le Marquis se flatte qu’on pourra lui faire sortir des fonds de France ; mais je crois que cela est bien difficile : le brave homme, a-t-il ajouté, avec quel courage il supporte ses malheurs ! si j’étais un souverain, il ne serait pas à plaindre ; mais, sans l’être, il y a des moyens de lui faire accepter ; oui, il y a des moyens de le rendre heureux, je m’entends ma nièce… n’êtes-vous pas d’avis, mon enfant, que c’est s’honorer soi-même, que de venir au secours d’un homme aussi estimable, et je crois qu’il y en a peu qui soient aussi aimables. » Vous pensez bien que j’applaudis de bon cœur à des intentions aussi généreuses. « Hélas ! ai-je dit, en regardant ma mère, c’est lui qui nous l’a rendue, c’est par lui que la meilleure des mères respire, jugez par là du plaisir que j’ai de vous entendre parler ainsi. » J’ai lieu de croire d’après cela que mon oncle roule dans sa tête quelque projet utile à la fortune du Marquis. Ma mère m’a dit après dîner en souriant : « avez-vous pris garde, ma fille, à ce qu’a dit votre oncle à déjeuner. » Et le ton dont ma mère a dit ces mots, et l’intention qu’elle a cherché à mettre dans ses regards m’ont éclairée, et fait songer à ce qui ne m’avait pas d’abord frappée. Je ne veux pas vous en dire davantage, il m’en coûterait pour m’étendre sur ce sujet, que je laisse à commenter à mon Émilie. Je vous dirai seulement que ma mère n’a pas été plus loin, et a fini en disant : chaque chose a son temps ; et elle m’a embrassée avec une singulière tendresse. On dit qu’une partie des troupes aura des quartiers d’hiver, et que le régiment du cher Baron sera du nombre. Je partage bien vivement le plaisir que doit vous faire cette nouvelle. Adieu, ma chère amie.

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LETTRE CXLVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Félicitez-moi, ma chère cousine, je suis au comble du bonheur : je puis aspirer à la main de la Comtesse, tout pauvre Émigré que je suis ; mais ce serait peu de sa main, si le don de son cœur n’y était joint. Vous savez la contrainte que je me suis imposée depuis la mort du Comte ; j’ai respecté la douleur apparente que prescrit l’état de veuve, mais j’ai permis à mes regards, cependant, un peu plus de liberté et d’expression, et une ou deux fois, j’ai cru voir que ceux de sa Comtesse ne m’étaient pas défavorables. Il y a deux jours aussi, que parlant avec chaleur de la félicité dont jouit un de mes amis qui s’est marié à une femme qu’il adorait, elle parcourut de l’œil ses habits de deuil, et elle m’aurait parlé, elle m’aurait expliqué dans le plus grand détail que les usages et la décence ne lui permettaient pas encore de suivre ses sentimens, qu’elle n’aurait pu rien ajouter à ce que j’ai lû dans ses yeux : mais, ma cousine, il ne s’agit plus de conjectures, j’ai l’assurance d’être heureux.

Aujourd’hui j’ai été me promener après le dîner avec le Commandeur ; il m’a beaucoup parlé de sa nièce, et m’a dit, en me regardant fixement : ne pensez-vous pas, monsieur le Marquis, qu’il faut qu’elle se marie. Je lui ai répondu que je ne pouvais juger de ce qui lui convenait, mais qu’il y avait une chose sûre pour moi, c’est que celui qui l’épouserait serait le plus fortuné des hommes. Touchez-là Marquis, vous êtes cet homme. S’il suffit de connaître tout le prix d’une telle alliance, j’en suis digne, lui ai-je dit ; mais songez-vous, Monsieur, que je n’ai rien dans ce moment, et peut-être serai-je à jamais privé de ma fortune. Mon père, a laissé en mourant des fonds assez considérables avec ordre de me les faire passer incessamment ; mais qui sait s’ils arriveront jusqu’à moi ? — Tant mieux s’ils viennent, si non on s’en passera. Tenez, Marquis, je vous aime et vous estime, et il n’y a qu’un mot qui serve ; j’ai trente mille florins de rente et deux belles terres ; je vous en cède une en ce moment, avec dix mille florins de revenu. Je n’ai pu répondre au Commandeur qu’en me jetant à son col. Je n’y mets, a-t-il ajouté, que la condition de prendre le nom de Lœwenstein, qui, je crois, ne peut déshonorer personne ; vous y joindrez le vôtre, si vous voulez, et vos armes seront mi-parties ; et quant à la livrée on pourra également mélanger les galons. — Comment, monsieur le Commandeur, ne porterais-je pas avec plaisir un nom illustre, le nom de mon bienfaicteur, de mon père, enfin le nom d’une femme que j’adore ; c’est un bonheur de plus que tout soit confondu, et l’union en semblera plus intime. Il m’a embrassé à son tour, même en me serrant tendrement entre ses bras, et m’a dit : le commandeur de Loewenstein ne sait ce que c’est que de s’arrêter en beau chemin, venez et suivez-moi. Nous sommes entrés ensemble chez la Comtesse qui était avec sa mère, le Commandeur dès qu’il les a vues, a dit à sa belle-sœur : « ne seriez-vous pas bien aise, ma sœur, d’avoir un fils bien élevé, brave, honnête homme ? — Qui en doute, mon frère, quoique cependant Victorine ne me laisse rien à désirer ; mais pourquoi cette question ? — En voici un que je vous ai trouvé, (en me montrant,) et d’assez bonne mine comme vous voyez ; eh bien ! c’est votre fils, c’est mon neveu, si la Comtesse ne s’y oppose pas. Qu’en dis-tu ma nièce ? Allons nous promener ma sœur et parlons à mon frère. Il faut laisser ma nièce s’expliquer avec le Marquis ; il vaut mieux, si elle le refuse, qu’il n’y ait pas de témoins de sa disgrâce. » Sa belle-sœur a ri, nous a regardés avec attendrissement, et a suivi le Commandeur. Je me suis jeté aussitôt aux pieds de la Comtesse, sans pouvoir d’abord prononcer une parole. Je lui ai dit ensuite : c’est à vous, Madame, à décider de mon sort. — Levez-vous. Marquis, m’a-t-elle dit toute troublée et interdite. — Non, Madame, en prenant ses mains que j’ai couvertes de baisers enflammés, c’est à vos pieds que je dois attendre mon arrêt ; prononcez si je dois vivre ou mourir. J’ai répété ces mots plusieurs fois, toujours à genoux, et mes larmes inondant ses mains.

Vivez, m’a-t-elle dit enfin avec un sourire enchanteur. Je ne vous peindrai pas les transports de ma joie, et si je voulais vous en donner une idée, je me comparerais à un aveugle né, à qui on vient d’ôter la cataracte, qui est inondé d’un torrent de lumière qui, pour la première fois, lui fait voir une femme qu’il lui avait suffi de toucher et d’entendre pour l’adorer. Lorsque le calme a été un peu rétabli, et que j’ai pu dire quelques mots de suite, j’ai fait à la Comtesse le récit de ce qui s’était passé entre le Commandeur et moi. Il faut bien que j’obéisse à un si bon oncle, a-t-elle dit, en me jetant un regard plein de la plus douce bienveillance. Peu à peu je suis parvenu à obtenir qu’elle lui obéirait sans regret, ensuite avec plaisir, enfin, enfin, mon ambition croissant sans cesse, j’ai emporté l’aveu d’une tendre amitié, tendresse aurait mieux valu, amour encore plus ; mais il y a du tendre et je suis satisfait.

Je ne suis plus le même homme, un nouvel univers, un monde enchanté semble s’offrir à moi. Tout prend un aspect riant, tout s’embellit ; j’aime tout ce qui m’environne, et je suis tenté d’embrasser tous ceux que je rencontre. Il faut que je finisse les détails de mon heureuse journée.

Le Commandeur est rentré avec son frère et sa sœur. Monsieur, a-t-il dit à son frère, voilà des gens qui se sont haïs dès le moment qu’ils se sont vus. La Comtesse, à ces mots, a rougi. N’êtes-vous pas d’avis qu’ils se raccommodent ? Il m’a pris la main au même instant et m’a conduit vers le Comte, qui m’a embrassé de fort bonne grâce, et m’a dit : vous avez pu voir que je suis toujours porté à être de l’avis de mon frère, mais jamais je n’ai eu autant de plaint à me trouver d’accord avec lui. Le Commandeur a pris ma main, celle de sa nièce, les a jointes ; enfin que vous dirai-je ? il nous a fait embrasser. Est-ce un rêve ? me suis-je écrié, et j’ai embrassé et la mère, et le Commandeur, et le père à dix reprises. Des larmes qui n’étaient point amères, je crois, ont coulé sur les joues de la Comtesse ; est-il possible que tout ce que je vous dis soit vrai !… est-il possible que tant de bonheur se soutienne ! que dis-je, qu’il augmente encore !… non, ma cousine, je ne puis suffire à ce que j’éprouve. Quelque malheur affreux viendra détruire cet enchantement ; je suis ivre de joie en vous écrivant, et tout à coup une secrète terreur me saisit, de noirs pressentimens affligent mon esprit. Que pourrait-il m’arriver !… l’oncle, la mère, le père, la Comtesse conspirent en ma faveur. Six semaines, quarante jours sont bientôt passés, et alors je suis l’heureux possesseur de la céleste Victorine : alors rien ne peut plus me séparer d’elle… pourquoi trembler ?… pourquoi tressaillir ?… mon bonheur m’accable, il m’effraie, ma cousine. Pardon mille fois du désordre de cette lettre, il est trop tard pour la recommencer ; croyez-vous que je puisse dormir ? vous pensez que l’agitation de la joie me tiendra éveillé ; eh bien ! encore une fois, c’est de l’effroi que souvent me cause tant de bonheur.


Billet du Marquis de St. Alban à la Comtesse de Longueil inclus dans la lettre ci-dessus.

Je vous ai écrit hier au soir, ma chère cousine, et je rouvre ma lettre pour vous dire encore deux mots avant le départ de mon exprès. J’étais à prendre du thé avec la charmante famille qui m’a adopté. Un domestique qui descendait de cheval est entré, et a remis un paquet au Commandeur ; il s’est retiré près d’une fenêtre, a lû une lettre et parcouru des papiers. Nous avons causé pendant ce temps d’affaires indifférentes. Un demi-quart d’heure après il s’est approché de la table et a dit : ma sœur j’ai envie de boire un verre de votre bon vin de Tokai. On en a apporté une bouteille. Le Commandeur a rempli cinq petits verres. Victorine, a-t-il dit, tu ne hais pas le vin de Tokai, et vous monsieur le Marquis, c’est un excellent vin, il faut que vous buviez tous à ma santé, je me sens en joie aujourd’hui. Alors il a pris son verre d’une main, et de l’autre un papier qu’il a présenté à la Comtesse ; puis a dit en avançant son verre vers le sien et vers le mien : j’ai l’honneur de boire à la santé de monsieur et de madame la baronne de *** ; lis donc Victorine ; et elle a lû une donation de la baronnie de ***, avec l’usufruit pour moi en cas que je perde la Comtesse. Vous jugez de l’attendrissement des spectateurs et des transports de ma reconnaissance.

Adieu, je finis, et c’est aussi-bien fait, car un volume ne contiendrait pas ce qui se passe dans mon cœur et dans mon esprit. Le plus heureux des hommes embrasse la plus chérie, la plus courageuse, la plus obligeante, la plus raisonnable et la plus spirituelle des cousines passés, présentes et futures.

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LETTRE CXLIX.

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Melle Émilie
à la
Cesse de Loewenstein.


Quel plaisir m’a fait votre lettre, ma chère Victorine, et que le Commandeur est admirable et généreux ! Il a fait en un instant changer la scène comme le plus habile magicien qui d’un désert fait un lieu de délices. Combien, ma chère, avez-vous vécu depuis cinq mois ? un siècle, je crois, si l’on en juge par la multitude des sentimens qui vous ont agitée. J’ai tremblé quelquefois pour ma Victorine sans le lui dire ; je la voyais sur une mer orageuse, avec un excellent pilote à la vérité, qui est sa vertu, mais tant d’écueils étaient sur sa route, qu’il était naturel à l’amitié de s’alarmer ; enfin, pour continuer ma figure, vous voilà dans le port ; dans un port qui s’est trouvé près de vous, et que vous ne pouviez espérer de trouver, et le vent le plus favorable, le plus inattendu vous y a poussée à pleines voiles. On me fait espérer qu’il y aura des quartiers d’hiver ; il serait donc possible, ma Victorine, que vous, que moi, le baron et le Marquis, le même jour, à la même heure, dans le même temple recevions ensemble du ciel la permission d’être heureux : cette idée m’occupe et me transporte, ma chère amie, et j’en ai déjà fait part au Baron qui en est enchanté. Ce pauvre Baron prend bien part au bonheur de mon amie. Combien la destinée nous est favorable ! sera-t-il sur la terre une société aussi heureuse que la nôtre, lorsque nous serons réunis tous les quatre avec la Duchesse, enfin avec votre mère, avec votre généreux oncle, Charlotte qui devient de jour en jour plus intéressante, et qui finira par avoir un sort digne d’elle ? Est-il un genre de sentimens qui manquera à nos cœurs ?… l’amour, l’amitié, la reconnaissance, c’est là tout ce que j’ai trouvé dans la langue Française ; ah qu’elle est pauvre pour les cœurs, cette langue si élégante ! Toujours aimer, pour tout ! On aime sa maîtresse et son ami, la chasse, le vin ; quelle profanation d’un mot sublime, et combien il faudrait créer d’expressions pour rendre sensibles les diverses affections du cœur !… Votre seule famille rassemble des personnes dont chacune éprouve des sentimens différens : dans l’une règne l’inépuisable tendresse d’une mère pour sa fille, mêlée à un sentiment de supériorité qu’inspire la plus légitime des autorités ; dans l’autre la tendresse d’une fille jointe à la docilité, à la vénération, à la reconnaissance. Quel terme peut rendre l’amour à la fois vif, paisible et légitime de deux époux, qui a été long-temps traversé par mille obstacles ; et l’affection de ce bon Commandeur, composée d’un penchant naturel qui le porte vers sa nièce, et d’un peu d’orgueil qui se complaît dans ses perfections, en la regardant comme une propriété ; son amitié pour le Marquis, dans laquelle, à l’estime des plus excellentes qualités, se joint la considération pour un grand nom, et un peu de vanité qu’inspire la puissance de lui restituer une partie de son éclat ; l’intérêt que nous inspire à tous Charlotte, mêlé du plaisir orgueilleux qu’on trouve à protéger ; mais nous sommes destinés à éprouver encore un autre sentiment, c’est celui que nous inspirera le Président qui viendra tous les ans passer quelques mois avec nous ; c’est le père, l’ami, le conseil, l’oracle du Marquis, que de titres pour être chéri de nous, ma chère Comtesse ! Je me le représente comme un des sept sages de la Grèce. Je lui vois une barbe noire qui commence à grisonner ; il a le nez acquilin, les yeux vifs et enfoncés qui ressemblent à des flambeaux au fond d’une caverne, il à l’air sérieux et se prête facilement à la gaieté ; sa conversation est variée parce qu’il a beaucoup vu et réfléchi ; il juge sévèrement les hommes en général, et est indulgent pour chacun d’eux en particulier ; tout cela produira un attachement mêlé de respect, un peu de crainte d’abord, et ensuite, peut-être une grande confiance excitée par son indulgente supériorité, qui ira chercher au-dedans de nous le peu de bonnes qualités qui s’y trouvent. Vous croyez que j’ai fini ; mais il faudrait encore une expression pour rendre, ce sentiment, (dirai-je commun ou public, comme on dit esprit public,) ce sentiment qui est le partage de tous pour cette charmante société, et qui fait que chacun des membres est cher à tous, par-cela seul qu’il en est membre, et qu’il est particulièrement cher à l’un d’eux. Ai-je tort, ma chère amie, de trouver que le Français, et même l’Allemand, quoiqu’un peu plus riche ; et toutes les langues, je crois, manquent de termes pour rendre les affections si variées du cœur.

Rendez grâce pour le coup à votre métaphysicienne, puisqu’elle vous prouve que notre bonheur est au-dessus de toute expression. Les hommes personnels, dont tous les sentimens se rapportent à eux, pourroient-ils comprendre la félicité que fait éprouver cette variété de tendres affections. Chacune d’elles est je crois pour mon cœur, ce que les sens sont au corps ; n’est-ce pas un bonheur que d’en avoir plusieurs ? ils se renforcent l’un par l’autre et forment une succession de sensations diverses : n’est-ce pas véritablement savoir s’aimer, que de se reproduire en quelque sorte dans plusieurs autres qui sont autant de nouveaux moi. Celui qui est doué d’une vive sensibilité, ressemble à un homme qui a part dans les billets de loterie de plusieurs autres, il a plus de chances pour être heureux, et il voit des hommes heureux de son propre bonheur, comme il l’est du leur. Adieu, ma chère amie, vivons et nous n’aurons rien à désirer.

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LETTRE CL.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je n’ai pas dormi de la nuit, ma chère amie, en songeant au groupe heureux dont votre lettre m’a donné l’idée. Quoi ! vous et le Baron, le Marquis et moi heureux le même jour, et vos parens et les miens ne formant qu’une seule famille, et s’applaudissant du bonheur de leurs enfans ! quoi, vous et moi pénétrées d’une mutuelle affection et goûtant les mêmes plaisirs ! Je vois le Baron et le Marquis unis d’une tendre amitié se communiquer mutuellement leur bonheur, s’entretenir des craintes et des espérances qui l’ont précédé ; et vous et moi, ma chère Émilie, que n’aurons-nous pas à nous dire ! Nous avons assisté quelquefois ensemble à une pièce nouvelle, et chacune se plaisait à dire à l’autre ce qu’elle éprouvait ; il semblait que nous participions aux mêmes émotions ; notre plaisir croissait lorsqu’il était également senti par nous deux : tout cela était passager et finissait avec la pièce ; mais lorsque nos cœurs seront livrés à des sentimens semblables, vifs et durables, quelle sera notre félicité ! Mon imagination ne connaît pas de bornes, quand il s’agit de l’union de nos cœurs, vous dirai-je à quel point elle s’égare ? Je songe quelquefois à nos enfans, je songe à nous reproduire pour nous confondre. Adieu, ma tendre amie.

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LETTRE CLI.

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La Comtesse de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je suis après vous, mon cousin, la personne la plus heureuse et j’adore le Commandeur. Vous êtes effrayé, je le conçois ; les criminels espèrent sur l’échafaud, et la crainte glace les hommes qu’un grand bonheur accable. Vous êtes comme ce tyran qui retrouvant sa bague dans le corps d’un poisson qu’on lui avait servi, tremblait qu’une affreuse catastrophe ne suivît de près ; mais, mon cher cousin, soyez moins ingénieux à vous tourmenter, et songez, comme vous le dites, que rien ne peut faire obstacle à votre bonheur. Quand le calme sera rétabli dans votre esprit, vous vous familiariserez un peu avec la perspective qui vous enchante, et la crainte fera place à l’impatience. Vous m’avez peut-être trouvée un peu pédante jusqu’à ces derniers temps, mais à présent vous me verrez aussi ardente que j’étais circonspecte ; vous me verrez engager la Comtesse à vous prodiguer les témoignages d’une tendresse dont je n’ai jamais douté, et c’est ce qui causait mes alarmes ; je la presserai de convenir qu’elle vous aimait ; car un tel aveu, précédé de sa conduite, fait son éloge, et lui fait autant d’honneur en ce moment, qu’il aurait été contraire, il y a deux mois, à sa gloire ; mais mon cher cousin, croyez que je vous donne par là une bien grande marque d’estime, car je connais les hommes, et la plupart seraient moins empressés, d’après un tel aveu, d’applaudir à des combats victorieux, que disposés à pronostiquer une infaillible défaite. Si les choses n’eussent pas changé, oui, mon cousin, cet aveu si flatteur deviendrait en général, le principe d’une secrète jalousie, prête à s’éveiller à la plus légère apparence. Adieu, mon cousin, il nous est donc permis de goûter le bonheur ; il serait sans nuage, il serait extrême ; mais le malheur de mes compatriotes en corrompt la douceur. Je me reprocherai de m’y livrer comme si tout ce dont je jouirai leur était enlevé. Adieu, nous sommes bien heureux.

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LETTRE CLII.

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La Cesse de Loewenstein
à la
Comtesse de Longueil.


Vous me comblez de joie, madame sa Duchesse, en acceptant les offres que mon cœur vous faisait intérieurement de ne plus former qu’une famille ; quelle charmante image je me fais des jours que je passerai avec vous ! et que le Marquis sent vivement le plaisir d’une telle réunion ! Vous croyez que mon cœur dès les premiers instans que je l’ai vu, s’est senti entraîné vers lui, et vous intéressez ma gloire à cet aveu ; s’il peut ajouter à son bonheur, je ne balancerai pas à le faire : son bonheur est, dès ce moment, la seule loi qui me dirige, et l’unique principe que je consulterai le reste de ma vie. Je sens, comme vous me le faites entendre, qu’il y aurait quelque risque à faire un tel aveu à tout autre homme parce qu’en général ils préfèrent la sagesse à la vertu ; mais la prudence qui dérive toujours de la défiance, répugne à mon cœur, lorsqu’il s’agit du Marquis. Je veux qu’il pénètre dans ses plus petits replis, et que dans tous les instans de ma vie, il lise toujours la plus secrète de mes pensées. Dites-lui donc, madame la Duchesse, que je l’ai aimé, puisqu’il y met tant de prix ; mais dites-lui sur-tout que je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir.

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LETTRE CLIII.

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Le Comte de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je crois, mon cher Marquis, que vous êtes après, le cardinal Maury, le seul qui ayez gagné à la Révolution. Votre fortune ne surpasse pas comme la sienne celle que vous aviez en France ; mais elle est honnête et deviendra plus considérable, et le bonheur que vous avez eu de rencontrer une femme charmante, et d’obtenir sa main, est au-dessus de toutes les fortunes. Je me rendrai avec grand plaisir à votre invitation ; oui, j’assisterai à l’union de deux époux, qui me seront dans peu également chers, et je prends l’engagement de passer chaque année quelques jours chez vous. Je conçois que votre bonheur vous accable en quelque sorte. C’est l’effet de la surprise, c’est l’effet de la violence de la passion ; les transports de la joie ne durent que quelques momens, l’ame ensuite se concentre dans elle-même, et se répand peu au-dehors. Il est trois sortes de gens qui parlent peu, ce sont les savans et les gens fort heureux ou fort malheureux ; ainsi l’on peut dire que le savoir, la douleur et le bonheur sont muets. Les uns ont trop à dire pour parler, et les autres ne trouvent point d’expressions qui puissent les satisfaire. La nature même leur refuse les moyens ordinaires de manifester leurs sentimens : il n’est point de larmes pour les grandes douleurs. J’ai souvent remarqué dans les sociétés de Paris, de jeunes femmes entourées chez elles de semillans adorateurs qui cherchaient à plaire et obtenaient quelques marques de bienveillance, qu’ils regardaient comme des faveurs, ce n’était pas parmi eux que je cherchais l’amant heureux ; je voyais entrer un homme qu’on saluait d’un sourire, qui ne s’empressait pas de parler, qui était pensif ou distrait ; voilà, disais-je, l’amant fortuné, et je me trompais rarement. J’ai entendu souvent raisonner de politique, d’administration devant un ministre consommé dans les affaires, à peine écoutait-il, il ne se donnait pas la peine de parler, il aurait eu trop à dire, et celui qui possède à fond un objet, n’en parle qu’avec un certain dégoût, enfin il n’est pas stimulé par la vanité ; car il paraîtrait bien simple qu’il fût instruit de choses qui l’ont occupé toute sa vie. Je vous dirai encore, mon cher marquis, par une suite de réflexions sur les heureux, et de la peinture que vous me faites de votre ame, je vous dirai, que l’homme passionné est sérieux, que le plaisir lui-même est mélancolique. Une manière vive de sentir n’est pas compatible avec cette disposition d’esprit et de l’ame qu’on appelle gaieté, et qui fait voltiger sur les surfaces sans s’arrêter. Il ne faut pas chercher les femmes sensibles, ou celles qui ont du penchant pour les plaisirs de l’amour, parmi celles qui sont les plus vives, les plus gaies, les plus folâtres, mais parmi les femmes sérieuses et composées. Malgré tout ce que je viens de dire, j’espère que votre société n’aura rien de triste, et que si elle n’est pas joyeuse, elle sera satisfaite. Parlez à monsieur le Commandeur de mon admiration, et dites-lui que je partage votre reconnaissance ; offrez mes respects à madame la Comtesse, et demandez-lui son amitié, pour un homme à qui votre bonheur est plus cher que le sien. Je vous félicite et vous embrasse de tout mon cœur. Vale et ama.

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LETTRE CLVI.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


La plus affreuse nouvelle, à laquelle on devait depuis long-temps s’attendre, Mademoiselle, nous empêchera, mon cousin et moi, d’aller demain dîner chez vous ; peut-être influera-t-elle aussi sur vos dispositions, et vous fera remettre votre concert. La fille de Marie Thérèse, la descendante de vingt Empereurs, a succombé sous la hache des bourreaux. Un sentiment d’horreur m’empêche de vous tracer les circonstances de sa déplorable fin, qu’on a cherché à rendre plus affreuse que celle du Roi, en y joignant l’ignominie des traitemens. Je me bornerai à vous dire, que l’infortunée Marie Antoinette a montré jusqu’au dernier moment, un courage héroïque et sans aucune ostentation. Croirez-vous, Mademoiselle, que dans cet effroyable événement il y ait quelque chose de plus étonnant encore que l’attentat lui-même, quelque chose qui puisse rendre encore les Français plus odieux ? Il était possible à l’esprit de supposer que des sujets tremperaient leurs mains parricides dans le sang de leurs souverains, l’histoire en fournit quelques exemples ; mais qui que ce soit n’aurait imaginé, aucun philosophe n’aurait pu prévoir, que le supplice d’une reine, ne produirait pas une grande sensation. Les lettres qui ont apporté cette nouvelle, s’accordent à dire que le peuple familiarisé avec les supplices, habitué à voir tomber chaque jour les têtes des plus illustres personnages, à entendre outrager sa majesté royale, et avilir un nom auguste qu’on a cherché à remplacer par une ridicule dénomination, que ce peuple abreuvé de sang avait confondu le supplice de la Reine, avec celui de mille autres victimes ; que ce spectacle affreux n’a rien eu de plus étonnant pour lui, que les autres scènes sanglantes du même genre. Cette monstrueuse indifférence, cet endurcissement au crime ne sont-ils pas pires à vos yeux, que la fureur ? Nous avons tous pensé, en lisant ces détails, que les transports de la rage sont moins atroces que l’insensibilité des Parisiens. Madame de Loewenstein sera bien affectée de ce déplorable événement. Elle a dans sa chambre un portrait de l’immortelle Marie Thérèse, que je lui ai souvent vu contempler avec plaisir ; quels souvenirs lui retracera ce portrait où règnent la majesté et la bonté !… Adieu, Mademoiselle, daignez dire mille choses pour moi à notre amie, et agréez mon tendre attachement.

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LETTRE CLV.

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Le Vicomte de ****
au
Marquis de St. Alban.


Je m’empresse, mon cher Marquis, de vous donner une bien bonne nouvelle ; son Altesse vient de vous accorder de son propre mouvement le commandement d’un bataillon. Je n’ai pas besoin de vous dire combien il est flatteur d’avoir dans les circonstances actuelles sous ses ordres, cinq compagnies composées en parties de gentilshommes. Il y a parmi les simples soldats des capitaines, des lieutenants-colonels, des officiers qui ont le brevet de colonel. La noblesse Française ne s’embarrasse pas des grades, quand il s’agit de servir son roi, et l’on verse des larmes d’admiration, en voyant des hommes blanchis dans le commandement, s’honorer d’être soldat ou cavalier. Ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de son Altesse, qui me charge de vous faire part du choix qu’elle a fait de vous, et de vous prévenir qu’il se passera quelque chose d’intéressant avant peu : je jouis de la satisfaction que vous éprouverez en apprenant cette nouvelle, et de l’espérance qu’il nous semble enfin permis de concevoir ; je vous renouvelle avec bien du plaisir mon fidelle, ancien et éternel attachement.

Le vicomte de ***

P. S. Je vous envoie à tout hasard vingt-cinq louis, mon cher Marquis, pour votre route, afin que rien ne puisse s’opposer à votre impatience. Si vous n’en avez pas besoin, vous me les rendrez en arrivant, mais ne vous faites aucun scrupule d’accepter ce faible service.

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LETTRE CLVI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Lisez, ma chère Comtesse, et vous verrez à quelle loi je suis forcé d’obéir. Vous hâteriez vous-même mon départ, si je balançais, et je me figure vous obéir en m’arrachant à vous. Je n’hésite pas, ô ma divine amie ! mais mon cœur est déchiré, et mon esprit presque égaré en consommant un aussi douloureux sacrifice. Il faut que je vous fuie, au moment où l’espoir brille à mes yeux. Ah ! combien la perspective du bonheur se recule dans un affreux lointain !… Mais quoi, est-il vrai que je vous quitte ? est-il donc dans l’univers entier une force qui puisse m’y contraindre ? Malheureux que je suis ! elle existe cette force, c’est mon roi, c’est l’honneur !… Vous m’appelez je crois, ma chère Comtesse, vous me retenez et me dites : « quel engagement avez-vous pris ? n’avez-vous pas déjà assez fait ?… vos blessures sont à peine guéries… » Ah ! si vous m’appeliez !… J’en frémis… que deviendrais-je ? mais vous ne seriez plus alors cette céleste Victorine que j’adore ; cette Victorine sur qui la voix du devoir a tant d’empire, et qui sait elle-même combattre et vaincre. Daignez prendre pitié de moi, et relevez mon courage abattu de ses propres efforts ; que les témoignages de votre bonté me rassurent sans cesse, me soutiennent pendant une aussi cruelle absence. Promettez-moi, je vous en conjure à genoux, qu’à dater du moment de mon retour, une semaine ne s’écoulera pas sans que je sois le plus fortuné des hommes. Agréez mon admiration et tous les sentimens d’un cœur rempli de vous.

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LETTRE CLVII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Je suis arrivé ce matin, ma chère cousine, au quartier-général, et j’ai été reçu du Prince avec une extrême bonté. Il m’a paru bien plus grand dans une espèce de grange, où je l’ai trouvé logé, que dans son château de Chantilli ; je ne voyais pas là les superbes tableaux qui représentent les batailles du grand Condé, mais je le voyais lui-même ; je voyais en lui la simplicité de l’oncle d’Henri IV. disant froidement au comte de Rove, son beau-frère, dont le cheval venait de lui casser la jambe : vous voyez combien les chevaux fougueux sont dangereux un jour d’affaire. Les grands hommes sont comme les athlètes qui perdent à être vus couverts des plus beaux habits ; c’est nus qu’il faut les voir pour juger leurs belles proportions. C’est dans l’adversité qu’il faut juger les hommes que le sort a mis au-dessus des autres ; c’est lorsqu’il les a rejetés dans la foule et dépouillés de cette pompe qui fait paraître en quelque sorte égaux, tous les hommes qu’elle environne de son éclat. Trois générations sont animées du même zèle, brillent de la même valeur, et la frugalité des Spartiates semble naturelle à des princes habitués aux délices d’Athènes. Je me suis en quelque sorte efforcé, ma chère cousine, pour payer ce tribut à l’héroïsme, parce qu’il m’est presque impossible de vous entretenir de quelque chose d’étranger au sentiment qui remplit mon cœur et mon esprit. C’est une gêne insupportable pour moi, que de me trouver au milieu d’hommes agités du plus grand intérêt, et je parais en écoutant les détails les plus curieux, sortir d’un profond rêve. Je prends part quelquefois à ce qu’on dit, comme les sourds qui s’efforcent de prendre un air affectueux ou riant, pour faire croire qu’ils comprennent ce que l’on dit d’intéressant ou de plaisant. J’ai retrouvé ici plusieurs de mes anciens camarades qui m’ont comblé d’amitié, et demain nous espérons joindre les Patriotes. La poste ne partira qu’après-demain, ainsi, ma chère cousine, vous saurez le succès de notre attaque.

P. S. Je vous, envoie, ma chère cousine, un bulletin qui contient tous les détails d’un avantage que nous avons remporté ; donnez-moi en retour de vos nouvelles, et parlez-moi de la Comtesse, de la santé de tout ce qui l’intéresse. Soyez auprès d’elle le plus souvent possible, en attendant l’heureuse époque qui nous réunira à jamais. Elle vous aime pour vous, et un peu aussi pour moi ; je voudrais que vous vous arrangeassiez avec mademoiselle Émilie, pour que l’une de vous fût toujours auprès d’elle. C’est le plus sûr moyen d’écarter l’inquiétude de son esprit, de rendre son espoir supérieur à ses craintes ; je m’efforce dans la lettre que je lui écris.

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LETTRE CLVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Qui m’eût dit, il y a six mois, ma chère Comtesse, qu’un jour, mon premier devoir après un combat, serait de vous rassurer ! c’est pour moi un très-grand plaisir de reconnaître vos droits, votre empire, dirai-je votre propriété, en vous rendant compte de tout ce qui me concerne. Nous avons livré hier aux Patriotes un combat, qui a duré six heures. Ils ont d’abord été enfoncés et fait une perte considérable ; mais ensuite ils sont revenus à la charge avec des troupes fraîches, et ils ont été au moment de l’emporter par le nombre d’hommes renaissant, et à force de canons ; nous sommes cependant restés maîtres du terrein, et ils ont été obligés de se retirer à une lieue fort en désordre. On estime à deux mille hommes leur perte, et la nôtre est de trois cents. Je ne vous ferai point de détails militaires ; mais je vous dirai que d’ici à huit ou dix jours, il n’y aura pas d’affaires importantes, et seulement quelques affaires de poste, qui n’engagent qu’une petite partie de notre armée. N’ayez point d’inquiétude sur mon compte, mon adorable amie, le destin n’a pas tant fait pour moi, pour en rester là. On est souvent et long-temps de suite aussi peu exposé à l’armée que dans une ville éloignée de l’ennemi. Je n’ai jamais songé à ma conservation ; mais chaque jour à présent je m’applaudis d’exister, d’avoir un jour de plus. Il arrivera, celui où jetant les yeux sur l’univers entier, je ne verrai personne à qui je puisse envier quelque chose ; je ne verrai rien qui soit l’objet d’un désir pour moi. Les plus grands empereurs avaient encore des souhaits à faire, pour la gloire ou la puissance ; mais moi, et permettez que je dise vous, nous n’aurons de vœux à former que pour la durée de notre bonheur. Je suis tout entier à l’espoir, aucune crainte ne me trouble, et ces heureux pressentimens ne seront point trompés. Je n’éprouve de désirs que de voir aller le temps plus vite. Encore six semaines !… elles s’écouleront, ma chère amie, toutes lentes qu’elles paraissent. Ménagez votre santé, calmez votre ame vive et sensible, dissipez-vous par quelque voyage. Je pratique ce que je vous recommande ; mais j’en ai plus de moyens et d’occasions. On vient m’avertir pour aller à un conseil. Adieu, mon adorable amie, mon univers. Je baise mille et mille fois vos belles mains, la main dont le don est à envier par tout ce qui respire.

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LETTRE CLIX.

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Bertrand
à Madame
La Cesse de Loewenstein.


Je remplis les ordres de madame la Comtesse, en lui donnant des nouvelles de mon cher maître ; il se porte comme un charme, et il est toujours à cheval : il m’est avis que cela lui est bon ; car lorsqu’il est seul chez lui, il va et vient sans cesse. Il veut lire et bientôt voilà qu’il jette là son livre ; il écrit, déchire, et il est, pardonnez-moi le mot, tout ahuri. Monsieur le Prince est venu deux fois le voir, et je crois qu’ils en ont dit de bonnes sur nos malheureuses affaires ; car on dit que monsieur le Marquis est encore un grand politique, outre qu’il est un si brave homme. J’ai quelquefois entendu monsieur le Président, qui est un grand esprit, c’était son terme, en montrant la tête de mon maître : il y a du monde au logis. Nous avons frotté par deux fois ces enragés de Patriotes ; il y en a beaucoup parmi eux qui n’ont tant seulement pas de souliers ; ils se sont tuer comme des mouches, et pour un bon Français de tué ou de blessé, il y a cinquante Patriotes à bas, mais c’est leur canon qui les rend forts, ils en ont autant que de fusils, c’est une manière de parler. Je quitte monsieur le Marquis le moins que je puis, et lorsque je crois qu’il y a quelque échaffourée, je suis le plus près possible, avec un bon sabre et des pistolets, comme je l’ai promis à madame la Comtesse. De grandes batailles, il n’y en a pas ; mais ce qu’ils appellent des affaires de poste. Ce n’est pas qu’il n’y fasse chaud aussi ; mais tout le monde n’en est pas, et en voilà plusieurs où monsieur le Marquis n’était pas, parce qu’il était resté dans les lignes. Madame la Comtesse peut se faire expliquer tout cela ; mais je crois qu’elle le sait, parce que tous les seigneurs de sa famille ont toujours été à la guerre, et on les entend parler. J’ai l’honneur de la prier de recevoir le respect de son

très-humble serviteur
Bertrand.

P. S. Si je manquera quelque chose, madame la Comtesse voudra bien m’excuser, parce que je ne suis pas accoutumé à écrire à des dames comme elle.

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LETTRE CLX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


J’ai eu hier, mon adorable amie, une bien agréable visite, et, le diriez-vous, celle d’un homme aussi heureux que moi. Le baron de *** a été envoyé au Prince, par son général, et s’est empressé de venir voir un homme, dont sa chère Émilie lui a si souvent parlé, et à qui sa céleste amie destine un sort à envier de tous les mortels. Vous pensez bien que la conversation n’a pas langui : question sur question de la part du Baron, sur votre santé et celle de votre amie, sur vos occupations, sur vos projets, enfin sur l’époque fortunée. Nous avons en quelque sorte épuisé le passé, le présent et l’avenir. Il n’a pas éprouvé les mêmes traverses que moi, avant d’arriver au bonheur ; mais notre position, notre manière de sentir, nos craintes et nos espérances sont les mêmes à présent, et tourmentés d’une égale impatience, nous avons également la perspective enchanteresse d’un bonheur inépuisable. Que n’étiez-vous, ainsi que l’aimable Émilie, avec nous, ma tendre amie, vous auriez toutes deux été charmées des projets qu’enfantait notre imagination, excitée par la sensibilité et sa chaleur de notre ame ; on n’a peut-être jamais rassemblé quatre personnes réunissant entre elles des rapports pareils d’âge, de sentimens, de caractère et d’opinions. S’il est des mortels dont le bonheur puisse être le partage ; si c’est dans le cœur que s’en trouve la source, n’est-ce pas à nous qu’il est réservé, à nous dont le cœur éprouve tout ce que l’amour a de plus vif, tout ce que l’amitié a de plus doux ? Vous passerez sans cesse des bras du plus tendre amant dans ceux de la plus charmante amie. Je ne puis dans ce moment parler qu’en général de mon bonheur qui m’enivre, il faut que je sois plus calme pour entrer dans les détails d’un plan de vie, que nous avons formé. J’ai été charmé de la figure, des manières et de l’esprit du Baron ; on ne peut pas dire qu’il à l’air Français, et il n’a pas l’air Allemand ; la fréquentation de diverses nations, celle des cours et des camps lui ont donné une manière d’être à lui, qui n’est d’aucun pays, et il semble avoir pris ce que chacun a de bien.

Je suis forcé de finir ici ma lettre, le Prince m’envoie dire de venir chez lui à l’instant. Je suis au désespoir d’être interrompu, j’avais encore tant de choses à vous dire, ma charmante amie. Adieu, mille fois tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’aime et j’aimerai.

P. S. Dites à mademoiselle Émilie, que le Baron se porte bien, ne soyez pas inquiète si vous entendez parler d’un petit combat ; l’armée de Condé a été attaquée près de Hochfeld, mais elle a perdu très-peu de monde.

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LETTRE CLXI.

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Le Comte de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai l’honneur de vous envoyer, Mademoiselle, un paquet dont le détail est bien triste à vous faire ; il renferme une copie d’une lettre de monsieur le Vicomte de ***, qui vous apprendra la perte que nous avons faite, et j’ose dire la France ; plus une lettre pour vous recommander la Comtesse, dans l’affreuse situation où elle se trouve : cette lettre a été dictée au Marquis par le plus noir pressentiment, que l’avenir n’a que trop justifié ; enfin à ces deux lettres est joint un portrait de la Comtesse, fait par le Marquis avec cette inscription :

Natura la fece et poi ruppe la stampa.

Les expressions me manquent, Mademoiselle, pour continuer, pour m’étendre sur un pareil sujet ; quel funeste devoir vous avez à remplir ! car c’est de vous seule que la Comtesse peut apprendre l’horrible sort du Marquis, l’excès de son propre malheur. Que pourrais-je vous dire et vous conseiller ? votre prudence et votre amitié iront par de-là ce que je pourrais prévoir et vous recommander. Madame de Longueil est malade en ce moment, et plongée dans le plus affreux désespoir ; elle semble se multipier, pour éprouver à la fois et le sentiment de sa profonde douleur, et celui de la Comtesse et du Commandeur. Si près d’être heureux, quel coup de foudre ! J’ai à m’occuper des dernières dispositions de notre ami, dont son amitié m’a confié l’exécution : elles seront littéralement suivies ; c’est un triste et douloureux ministère, mais le plus désolant est celui dont vous êtes chargée ; rappelez tout votre courage, Mademoiselle, pour apprendre à notre amie l’excès de son infortune. Je vous envoie une copie du testament et un récit affreux qui vous instruira de tout. J’espère qu’après-demain je pourrai me rendre auprès de vous, avec Madame de Longueil ; puissions-nous, Mademoiselle, aider à vous soutenir dans vos douloureuses fonctions, et les adoucir en les partageant. Agréez mon profond respect et mon fidelle attachement.

Madamede Longueil vous embrasse tendrement, et sa main tremblante de douleur ne lui permet pas de vous écrire deux lignes que ses larmes effaceraient.

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LETTRE CLXII.

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Le Marquis de St. Alban
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je suis parti, Mademoiselle, l’esprit attaqué des plus noirs pressentimens. Je souhaite que cette lettre ne vous parvienne jamais ; car il y aurait dans le monde une personne bien malheureuse, si j’en juge par mes sentimens. Je vous la recommande, Mademoiselle, dans cette cruelle supposition, et je vous demande de vous souvenir d’un homme qui vous est tendrement attaché.

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LETTRE CLXIII.

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Le Vicomte de ****
au
Comte de Longueil.


J’ai à remplir, monsieur le Comte, un bien douloureux devoir auprès de vous ; nous avions un ami, hélas ! il n’est plus : agité d’un noir pressentiment il me remit, quelques jours après son arrivée à notre armée, un porte-feuille qu’il me pria de faire déposer dans quelque lieu sûr, pour vous être remis, s’il périssait dans cette campagne. Il a toujours été, depuis qu’il nous a joints, en proie d’une profonde tristesse, dont il m’a fait connaître la cause sans entrer dans de grands détails ; mais il m’en a dit assez pour que je sois sûr qu’il existe en ce moment une personne bien malheureuse. N’ayant pas la force de vous faire un récit déchirant, j’ai fait transcrire un article de l’une des infâmes gazettes qui circulent en France ; il vous apprendra ce que ma main répugne à tracer. J’imagine que votre malheureux ami vous charge de quelque commission, peut-être bien pénible à remplir ; mais qui connaît mieux que vous, monsieur le Comte, les devoirs de l’amitié, et quel homme a plus que vous de courage et de sensibilité ? Notre ami se plaisait souvent à s’entretenir avec moi des obligations qu’il vous avait, et de vos généreux sentimens. Recevez, monsieur le Comte, l’hommage bien sincère de mon respectueux attachement, et conservez-moi un peu de part dans votre souvenir.

Le Vicomte de ***.
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EXTRAIT
DE LA GAZETTE DE***


le… 179…


« On a transporté ici le vingt, un fameux Aristocrate, appelé ci-devant le marquis de St. Alban, et comme il avait été fait prisonnier en combattant contre la République, son procès n’a pas été long à faire. Amené hier devant le tribunal révolutionnaire, lorsqu’on a demandé son nom, il a répondu, le marquis de St. Alban. Le peuple a témoigné aussitôt son indignation par des huées ; mais dès que le Président a eu dit de se taire, le peuple plein de respect pour la loi et pour ses organes, a gardé le plus profond silence. L’ex-noble a eu l’insolence de jeter les yeux sur l’assemblée d’un air méprisant, et a cru faire quelque chose de beau en répétant : je m’appelle le marquis de St. Alban. On lui a demandé, s’il n’avait pas été pris les armes à la main contre les troupes de la République, et il a répondu, suivant leur langage ordinaire, qu’il se glorifiait d’avoir combattu pour son roi et sa patrie, et de mourir pour la défense d’une aussi belle cause, qui était celle de l’humanité. Alors le Président a dit qu’il n’y avait rien de plus à entendre. Bientôt après, sa sentence lui ayant été prononcée, il a voulu haranguer le peuple ; mais le Président a fait aussitôt signe de le faire sortir. Alors le ci-devant Marquis ayant tiré son mouchoir, et s’étant un peu baissé comme pour en faire usage, s’est frappé d’un stylet très-mince, et est tombé à l’instant sans vie. On a ramassé un papier qui était tombé de dessous sa redingote, et le peuple s’est avancé en foule pour en entendre la lecture ; mais il était si rempli de sang qu’on a eu peine à en lire d’autres mots que ceux-ci : je n’ai pas voulu souffrir qu’une main infame s’approchât de moi, et la mienne achèvera seule le sacrifice de ma vie, que je fais à mon roi et à ma patrie. Le peuple au mot de roi est entré en fureur, s’est jeté sur le corps inanimé de l’Aristocrate, qu’on n’a pu l’empêcher de mettre en pièces. L’humanité se révolte de ces sanglans excès ; mais dans tout les pays les racines de l’arbre de la liberté ont été arrosées de sang, et comment pouvoir contenir un peuple qui voit outrager son gouvernement et des lois qui lui sont si chères ? On a su le même jour que le Marquis avait passé à écrire, la nuit qui avait précédé le jour de sa mort, et l’on a trouvé plusieurs papiers écrits de sa main, et répandus dans divers endroits de la prison, qui contenaient des exhortations aux prisonniers pour se révolter, et un plan de conjuration contre la République. Tous ces papiers ont été remis au concierge, est on a signifié aux prisonniers que celui qui en garderait un seul, serait guillotiné sans être même écouté. etc. etc.



TESTAMENT
DU MARQUIS DE St. ALBAN.
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Dans le cas où je viendrais à mourir avant d’être marié ou réintégré dans mes biens en France, mon intention est que mon bien actuel, montant à la valeur d’environ deux cents vingt mille livres, soit partagé de la manière suivante.

1o. Je laisse à madame la comtesse de Longueil soixante-dix mille livres, et pareille somme à monsieur le comte de Longueil, sur lesquelles sommes ils voudront bien prélever celle de six mille livres pour l’employer à secourir au moment, un ou deux des plus malheureux de mes compatriotes.

2o. Je laisse sa somme de quarante mille livres à mademoiselle Charlotte de ***, fille de monsieur le Comte de ***, lieutenant général des armées du roi de France, et mon intention est que ce fond soit placé par monsieur le comte de Longueil, qui voudra bien se charger de ce soin, et qu’il soit remis à mademoiselle de ***, lorsqu’elle aura atteint sa dix-huitième année.

3o. Je laisse à Bertrand, mon valet de chambre, qui m’a servi pendant quinze ans avec une fidélité et un zèle rare, et m’a donné depuis que j’ai quitté la France, des preuves du plus grand attachement, tout mon mobilier, consistant en linge, meubles et argent comptant, qui se trouverait en ma possession au jour de mon décès en pays étrangers, et en outre la somme de douze mille livres.

4o. Dans la supposition où sa monarchie Française serait rétablie, et les fidelles serviteurs du Roi réintégrés dans leurs biens, je laisse la totalité de mes biens, de quelque nature qu’ils soient, au chevalier de ***, mon cousin du même nom que moi ; mais quant à la jouissance, mon intention est que la moitié du revenu que je suppose devoir s’élever à cent vingt mille francs, soit distribuée en autant de portions de mille livres, que je supplie monsieur le comte de Longueil de vouloir bien répartir suivant ses lumières et conscience, à autant de militaires, prêtres ou magistrats, qui se seront distingués par leur zèle pour la personne du Roi, et le rétablissement de la monarchie. J’observerai qu’elles ne doivent pas se faire de scrupule d’accepter ce secours d’un particulier, puisqu’il n’aura lieu qu’après sa mort, et que cette circonstance excluant toute dépendance, permet à la délicatesse de recevoir les dons de l’estime ou de l’amitié.

5o. Sur les sommes restantes, il sera pris celle nécessaire pour faire faire un souvenir d’or émaillé, avec ces mots en diamans : souvenir du plus tendre amour, que je supplie madame la comtesse de Loewenstein d’accepter. Secondement trois autres pareils, avec ces mots : souvenir d’amitié, dont l’un sera remis à mademoiselle Émilie de Wergentheim, l’autre à monsieur le Commandeur de Loewenstein et le troisième à monsieur le comte de Longueil.

Je supplie monsieur le comte de Longueil, que j’ai depuis long-temps regardé comme mon père, de vouloir bien accepter la qualité de mon exécuteur testamentaire et l’hommage des sentimens profonds d’estime, d’attachement et de reconnaissance que je lui ai à jamais consacrés.

Fait à Brumpt,
le 25 Octobre 1793.
Signé le Mis de St. Alban.
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LETTRE CLXIV.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


J’ai reçu, madame sa Comtesse, le paquet que vous m’avez envoyé. J’y ai trouvé le portrait de mon amie, et une lettre du Marquis écrite avant son départ, mais, Madame, je n’ai pas la force de parler d’autre chose que de la Comtesse : elle est instruite comme vous le verrez par une lettre du Commandeur que je vous envoie ; son état est très-alarmant, et sa raison est comme égarée. La fièvre et l’abattement se succèdent, et les plus noires vapeurs l’obsèdent ; échafaud, bourreaux, voilà les mots qu’elle prononce sans cesse. Tâchez de venir au plutôt ; elle me parle souvent de vous ; elle vous parle comme si vous étiez présente. On m’appelle pour retourner auprès d’elle, et je ne puis vous écrire que ce peu de lignes qui vous perceront le cœur ; le mien est déchiré. Hélas ! je sens vivement le malheur de mon amie, et je songe que je pourrais être aussi malheureuse. Adieu, madame la Comtesse.

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LETTRE CLXV.

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Le Commandeur de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mademoiselle,


Voilà le moment de donner des preuves de votre amitié à ma malheureuse nièce, et je vous prie de venir auprès d’elle, sans perdre un seul instant. Vous savez combien le marquis de St. Alban était cher à toute la famille, à moi, à ma pauvre nièce ; l’année ne se serait pas passé sans qu’il entrât dans cette famille qui l’honorait, le chérissait : hélas ! il n’est plus de bonheur pour moi, pour nous. Je pressais depuis long-temps ma nièce d’aller dîner à deux lieues d’ici, chez ma bonne amie la comtesse d’Alfinbourg, et elle avait enfin accepté ; mais sa mère qui est incommodée, n’a pu venir avec nous ; elle m’a dit pendant la route, qu’elle avait reçu une lettre du Marquis, qui la rassurait beaucoup, en lui mandant qu’il avait passé plusieurs jours aux avant-postes, mais qu’il était rentré dans la ligne. Je lui ai expliqué ce que c’était, et elle a paru fort tranquille. Hélas ! Mademoiselle, mon cœur saigne en me rappelant les espérances auxquelles s’est livrée ma pauvre nièce. Nous avons parlé de divers arrangemens, et je l’ai assurée que le mois de janvier ne se passerait pas, sans qu’il se formât une alliance qui ferait notre bonheur à tous. Quelle reconnaissance ne m’a-t-elle pas témoignée, en me rappelant le don que je lui avais fait de ma terre et baronnie de *** ! Nous sommes arrivés, comme vous voyez, Mademoiselle, fort gais et fort contens, chez la Comtesse, qui nous a fait la meilleure chère du monde. On a joué après le dîner, et les parties faites, le baron de Blomberg a tiré de sa poche le moniteur qu’il a lû tout haut. Ma nièce n’a pas paru y faire grande attention, et causait à voix basse avec la Comtesse. L’article du tribunal révolutionnaire est venu, et sur la liste des victimes il a lû d’abord plusieurs noms obscurs, et continuant, il a lû : Henri Victor St. Alban, ex-marquis ; un cri perçant s’est fait entendre, c’était ma pauvre nièce qui était tombée sans connaissance. J’ai regardé l’article pour voir si c’était bien son nom, et je n’ai pu en douter. On a eu toutes les peines du monde à faire revenir ma nièce, et quand elle a repris ses sens elle nous a regardés avec un air qui m’a déchiré le cœur. Hélas ! Mademoiselle, tout ce qui était autour d’elle fondait en larmes, quoiqu’il n’y eût que quelques personnes instruites du sujet de sa douleur. « Les monstres ! s’est-elle écriée, retirez-vous bourreaux. » Elle a perdu connaissance à plusieurs reprises, il n’a pas été possible de songer à la ramener, et je n’aurais pu soutenir pendant la route un tel spectacle. La Comtesse l’a fait conduire dans une chambre, et je suis resté seul avec elle, auprès de ma malheureuse nièce. Elle tient dans ses mains un portrait du Marquis qu’elle inonde de larmes, qu’elle approche sans cesse de ses lèvres, ou presse sur son cœur, et elle s’écrie quelquefois : « je vous rejoindrai bientôt, mon cher Marquis. » Voilà, Mademoiselle, l’état de votre amie, arrivez je vous prie, vous seule pouvez lui donner quelque consolation, s’il en est ; ou du moins la calmer. Ne perdez pas de temps, je vous en conjure, au nom de votre tendre amitié pour cette femme infortunée. Je suis avec un profond respect, Mademoiselle,


le Commandeur de Lœwenstein.
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LETTRE CLXVI.

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Bertrand à Jenny.


Tu sais sans doute à présent, ma chère Jenny, que j’ai perdu mon cher maître. J’avais comme une idée de ce qui est arrivé à ce brave homme que je n’oublierai jamais. Ton pauvre Bertrand, aurait été pris avec lui, s’il avait pu le suivre, et serait à présent ad patres ; mais il aurait accompagné jusqu’au bout son cher maître, et qui sait s’il ne l’aurait pas dégagé des mains de ces enragés, car tu sais que l’ai le bras bon. Hélas ! je l’ai vu, ma chère amie, entre les mains de ces coquins de Patriotes, et je courais comme un fou, pour envoyer des cavaliers à leurs trousses et le rattraper. C’est moi qui ai fait part de ce malheur à monsieur le Vicomte qui commande le corps, et il a été bien fâché. Il m’a dit comme ça : Bertrand venez demain chez moi, j’y suis été, et je ne pouvais lui parler, tant la douleur me serrait le cœur. Ce bon seigneur m’a pris la main, et il avait lui-même les larmes aux yeux, « Vous perdez un bon maître, mon cher Bertrand, et moi un excellent ami. Mais Monsieur, lui fis-je, il ne mourra peut-être pas ? — Ah ! mon ami, il faut le regarder comme mort entre les mains de ces gens-là, et je sais qu’ils le mènent à Paris ; » et puis il m’a dit : « voilà un paquet qu’il faut porter à monsieur le comte de Longueil ; il renferme les dernières volontés du Marquis, et je crois savoir ses intentions pour vous, dont vous n’aurez pas lieu d’être mécontent. Voilà cent douze ducats qu’il m’avait remis il y a trois jours. Servez-vous-en pour les frais de votre route, et vous remettrez le reste à votre arrivée à monsieur le comte de Longueil. » J’ai baisé mille fois les mains de ce bon seigneur, et je suis parti pour aller trouver monsieur le Comte. Quand j’ai paru devant cet honnête homme, il m’a dit aussitôt : « mon pauvre Bertrand, je suis sûr que vous êtes bien affligé, » et il a levé les mains au ciel ; ensuite il a ouvert le paquet de monsieur le Vicomte. J’ai remis à monsieur le Comte cent six ducats, des cent douze que m’avait donnés monsieur le Vicomte, en lui disant que j’avais tâché de dépenser le moins possible. « Le tout vous appartient mon cher Bertrand, et vous êtes plus riche que vous ne pensez. » Il a ouvert alors un petit tiroir où il m’a montré des rouleaux. Je n’en ai jamais tant vu, ma chère Jenny, et j’étais là comme une pierre, d’étonnement, et il en a compté neuf d’une fois, en disant cela fait dix ; tu entends, parce que j’en avais cent, et il en a compté encore plus de deux cents, et il m’a dit : « tout cela vous appartient mon cher Bertrand. » Je me suis mis à pleurer. « Ah ! Monsieur, lui fis-je, monsieur le Marquis était bien bon ; mais comment peut-il donner tout cela à Bertrand ? il ne mérite pas cela Monsieur ; qu’il ait un morceau de pain, voilà qui est bon pour lui. Vous n’êtes pas le seul, m’a dit monsieur le Comte, à qui le Marquis a songé en mourant, et voilà des fonds considérables que l’on a trouvé moyen de lui faire passer par la voie de la Suisse, et j’allais l’en prévenir, lorsque j’ai appris la fatale nouvelle. » Il m’a fait après cela la lecture d’un article du testament de mon cher maître, que j’ai écouté tout tremblant. « Il faut que vous en ayez une copie, me fit-il, et comme cela n’est pas long, je vais le transcrire et le signer ; » et il m’a remis cet article, que j’ai baisé mille fois tout pleurant. Te voilà donc ma chère Jenny avec bien de bons ducats ; car toi ou moi ça ne fait qu’un. N’ai-je pas raison ? et tu penses de même, tout ce que tu as est à ton pauvre Bertrand. Que je serais content, ma chère Jenny, d’avoir toute cette fortune, si Monsieur vivait ! Il serait lui-même bien content, j’en suis bien sûr, ce bon seigneur, de voir son Bertrand heureux. Il m’avait bien des fois promis, qu’il me donnerait de quoi vivre, et faire un bon petit commerce ; mais comme je me souviens toujours de mon pauvre père qui avait à Troye, une belle et bonne auberge, connue à cent lieues à la ronde. C’était le lion d’or, et on y faisait des biscuits excellens, dont les plus grands seigneurs faisaient provision en passant. J’en ai la recette, et qui nous empêcherait d’en faire ? sans le feu qui a pris à la maison et l’a toute brûlée, (je me souviens encore de cela comme si j’y étais,) Bertrand n’aurait jamais été domestique. J’étais là comme le poisson dans l’eau, et l’argent roulait dans la maison ; mais tout est pour le mieux, ma chère Jenny, et j’aurais été vingt ans dans la misère, que je n’en serais pas fâché, vois-tu, si il fallait cela pour avoir connu Jenny. Je serai presque aussitôt que ma lettre à Lœwenstein, ma chère amie, avec mon petit trésor. Ah mon dieu ! qu’il m’en coûtera pour revoir la cousine de mon maître, et madame la Comtesse, pour celle-là si elle en mourait, je n’en serais pas surpris. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quand je songe que cette brave dame, qui aimait tant mon maître, allait être ma maîtresse ! mon cœur saignera, je t’assure, bien fort en rentrant chez le bon homme Schmitt, en voyant la chambre de mon maître. Adieu, ma chère Jenny. Je t’embrasse de tout mon cœur. Fais bien mes complimens, je t’en prie, à monsieur Jean, et dis bien des choses à la bonne Madelaine.

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LETTRE CLXVII.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


Qu’ai-je à vous apprendre ? hélas ! madame la Comtesse, la raison de notre amie est absolument égarée. Elle a voulu rester seule, pendant un jour et demi, et n’a pas mangé, quelque instance qu’on lui ait faite. Comme la contradiction est funeste dans l’état où elle est, on s’est conformé à ses idées, et on l’a laissée seule ; tel a été l’avis du médecin qui nous a fort engagés à éviter la plus légère irritation, et à entrer même dans son sens. Nos précautions ne paraissent pas avoir eu grand succès, et ce matin son esprit était absolument aliéné. Quand je suis entrée dans sa chambre : « j’entends, a-t-elle dit ; j’y vais, le tombereau est-il là ?… c’est celui de la reine… je ne suis pas si grande dame qu’elle, pourquoi n’irais-je pas ? » Le médecin avait un habit noir ; elle l’a pris pour un prêtre : « je meurs innocente, Monsieur, donnez-moi l’absolution. » Elle a voulu couper ses cheveux ; nous nous y sommes fortement opposés, et elle les a relevés, ensuite prenant le portrait du Marquis : « vous m’appelez, vous êtes là haut mon cher, j’y vais, qu’attend-on ? » Elle est tombée sur son lit comme épuisée. Une demi-heure après, elle s’est relevée, et avec un rire forcé, que je ne puis vous rendre, elle a dit : « il fait bien beau aujourd’hui ; mais je vais dans un monde où il fera bien plus beau : n’est-ce pas Monsieur ? » s’adressant au médecin. Cette scène a fini par un long assoupissement, et à son réveil elle a été encore plus agitée ; toujours parlant de bourreaux et de guillotine, comme s’ils étaient sous ses yeux. Elle continue à ne rien prendre, elle est insensible aux pleurs de sa mère, et à ceux de son oncle, ainsi qu’aux miens. Je ne sais comment je puis soutenir ces déchirantes scènes ; ma mère veut que je revienne chez elle ; mais je la conjure de me laisser ici jusqu’à votre arrivée. Adieu, madame la Comtesse, combien votre ame doit souffrir au milieu de tant d’infortunes, qui se succèdent pour la déchirer ! heureusement votre courage égale votre sensibilité.

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LETTRE CLXVIII.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


Je continue, madame la Comtesse, le triste journal qu’exige votre amitié. Je suis entrée avec le médecin à huit heures, ce matin, dans la chambre de notre amie ; il lui a trouvé un peu de fièvre, et il a paru désirer qu’elle fût plus forte : « je crains, dit-il, qu’elle ne soit si peu sensible que parce que l’abattement est extrême. » Il lui a fait prendre un cordial qui l’a ranimée, et la matinée s’est passé assez doucement, à quelques tressaillemens près, et de profonds soupirs par intervalle. J’ai interrogé le médecin, et il m’a répondu, que l’état où elle se trouvait, lors de la fatale lecture, aggravait prodigieusement son mal ; qu’il était à craindre qu’il n’y eût engorgement au cerveau, et que sa raison ne soit long-temps altérée. Quelle affreuse perspective !… mais enfin, qu’elle vive. Ce qui restera de ma charmante amie me sera toujours précieux, et ne pourra-t-elle pas reconnaître quelquefois son amie ? Recevez, madame la Comtesse, l’hommage de mon respect.

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LETTRE CLXIX.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je ne suis pas sans espoir, Mademoiselle, sur l’état de notre amie. J’ai vu plusieurs femmes, par des accidens à peu près semblables, privées plusieurs mois de leur raison, et la retrouver avec la santé ; il est vrai que je n’en ai pas vu qui fussent affectées en même temps d’une si violente douleur ; l’horreur du genre de mort ajoute encore au regret infini de la perte, et le plus affreux spectacle se présente sans cesse à l’imagination. Je suis occupée à soigner ici, une de mes amies réduite à la plus affreuse misère, et qui périt d’une consomption causée par le chagrin. Elle n’a que moi pour la consoler et la secourir ; quand je m’absente une demi-journée, elle est dans la désolation. Cette malheureuse femme est mon amie dès l’enfance ; nous avons été inséparables jusqu’à cette affreuse Révolution, est-ce le moment de la quitter, Mademoiselle ? Je tâcherai cependant de lui faire entendre raison, et d’obtenir d’elle, sa permission de m’absenter pour aller voir notre amie. J’ai beaucoup d’espoir de vos soins pour notre chère Comtesse, et si quelqu’un peut parvenir à lui procurer quelque calme, c’est vous, Mademoiselle, qui connaissez si bien la route de son cœur et de son esprit. Daignez continuer de me donner de ses nouvelles, que je tremble et désire de savoir.

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LETTRE CLXX.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


L’état de notre pauvre amie, madame la Duchesse, semble empirer tous les jours ; quelquefois elle passe plusieurs heures tranquille en apparence, mais c’est le calme de l’abattement ; hier elle a été ainsi presque toute la journée, et l’espérance se glissait dans mon cœur ; cet état s’est soutenu jusqu’à dix heures qu’elle s’est couchée, et je suis restée près d’elle, jusqu’à ce que je l’aye vue endormie. Sa femme de chambre m’a remplacée, et j’ai été me mettre à table ; mais une demi-heure après, cette femme est rentrée dans la salle à manger pour me prier de monter : sa maîtresse, m’a-t-elle dit, venait de se réveiller en sursaut, et tout en sueur. Elle se tord les mains, frissonne, tressaillit. Arrivée près de cette chère amie, quel spectacle m’a frappée ! je l’ai trouvée dans le plus grand désordre, sans bonnet, sans fichu, sanglotant, haletant, et ensuite demeurant un quart d’heure les yeux fixes. Je lui ai pris les mains, j’ai pleuré moi-même, et n’ai pu que prononcer de moment en moment : ma chère Victorine. Il s’appelait Victor aussi, s’est-elle écriée ; c’était son nom, nous avions le même nom… Je l’ai recoiffée, et j’ai voulu l’engager à prendre quelque nourriture, car elle n’avait pas mangé de la journée. « Pourquoi, a-t-elle dit, vouloir prolonger ma vie ? — Vous voulez donc abandonner votre Émilie ? » Le Commandeur est entré, et sachant de quoi il s’agissait, il a parlé bas à la femme de chambre, qui est revenue bientôt après avec un bouillon. Le Commandeur l’a pris de ses mains, et se mettant à genoux près du lit : « sera-t-il dit que ma chère nièce me refuse ? — Non, non, mon cher oncle, je vous obéirai jusqu’au dernier moment de ma vie. » Quelque temps après, le médecin est entré, et l’a engagée à prendre une potion calmante, qui a paru lui faire du bien ; nous sommes sortis, et la nuit a été assez tranquille.

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LETTRE CLXXI.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


Notre pauvre malade, a supporté assez bien la route, madame la Comtesse, et est arrivée hier à cinq heures ; on se flattait qu’elle pourrait passer une bonne nuit, parce qu’elle était assez tranquille. L’abattement était extrême ; ses yeux étaient fixes, quelquefois égarés ; mais par un hasard bien malheureux, Bertrand qui venait voir Jenny, s’est rencontré dans le vestibule ; elle s’est élancée vers lui avec un cri perçant : « et votre maître mon cher Bertrand, vous venez donc d’arriver ? J’ai eu bien du chagrin ; mais où est-il ? » Bertrand est demeuré interdit, on a pris la Comtesse sous le bras, pour la faire monter, et Bertrand a disparu. « Le Marquis est donc là haut ?… » Elle a cherché en entrant dans son appartement, parlant tout bas, elle s’est ensuite écriée : « ah ! il n’y a plus d’espoir ; mais ai-je rêvé, j’ai vu Bertrand ; » et elle l’a appelé pendant quelques minutes. On lui a dit qu’il était parti pour Francfort. Abandonner ainsi son maître, a-t-elle dit, l’ingrat ! et elle est entrée en fureur. On a été obligé d’user de quelque force pour la faire coucher. Le médecin est arrivé, lui a trouvé une fièvre ardente, et elle est tombée pendant sa visite, dans le plus affreux délire. Je vais tâcher de dormir quelques heures, madame la Comtesse, et je continuerai demain mon triste journal.

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LETTRE CLXXII.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


Le délire a subsisté toute la nuit et a duré encore ; les plus effrayantes convulsions se sont jointes à cet état, et le médecin désespère. C’est tout ce que je puis faire que de rester un quart d’heure de temps en temps dans sa chambre : le spectacle est affreux ; elle s’est mise cette nuit, le visage tout en sang ; elle fait des cris qui sont entendus au fond de la cour. J’ai frémi lorsqu’en entrant ce matin, je l’ai entendu dire : « on coupe ses cheveux, qu’on me les donne… ah ! gardez tout bourreaux ! » Le médecin vient d’entrer, il a prié le père et la mère de la Comtesse de sortir, et a fait refuser la porte au Commandeur. Il s’est ensuite approché de la malade et a levé les yeux au ciel. Je lui ai demandé s’il y avait quelque nouvel accident. Hélas ! m’a-t-il dit, elle a des soubresauts dans les tendons, c’est un symptôme bien fâcheux ; sortez de grâce, Mademoiselle. Je n’ai pas voulu la quitter, et je me suis fait apporter à dîner dans son cabinet de toilette. Adieu, Madame, à demain : mes yeux sont enflés et ma tête est étonnée ; il semble qu’elle va se fendre. Vous êtes attendue par toute la famille, avec bien de l’impatience, et je suis au désespoir de ne pouvoir me trouver à votre arrivée ; mais vous savez que je suis obligée de me rendre pour deux jours à Mayence. Vos soins ne laisseront rien à désirer pour notre amie, et je vous conjure de me donner de ses nouvelles demain au soir. Adieu, Madame.

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LETTRE CLXXIII.

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La Comtesse de Longueil
à
Melle Émilie de Wergentheim.


C’est à moi, Mademoiselle, à vous rendre compte de l’état de votre amie ; mais avant, je dois vous faire part d’une idée qui m’est venue, en apprenant qu’il n’était pas mort sur l’échafaud, mais s’était tué en présence des juges. Notre sensible et malheureuse amie se croit sans cesse entourée de bourreaux, en rongeant à la mort tragique du Marquis ; j’avais pensé que ce serait peut-être un soulagement pour elle, d’apprendre que ses derniers instans n’ont point été souillés par l’approche des bourreaux, et qu’il a dérobé sa personne à leurs mains infâmes. J’ai communiqué mon idée à la mère de notre amie, au Commandeur, et au médecin : ah ! Mademoiselle, je ne puis vous rendre ce qui s’est passé dans cette consultation. Les larmes, les sanglots l’interrompaient à chaque instant, parce qu’il nous a fallu lire l’affreux récit de la mort du Marquis, et en détailler les circonstances, pour juger de l’effet qu’elles produiraient. Le docteur Sivermarus, dont vous connaissez l’impassible gravité, avait sans cesse son mouchoir à la main. Son avis a été contraire à mon opinion, et je ne pus m’empêcher d’y déférer. Il nous a dit que la Comtesse avait un grand fond de religion, et qu’en apprenant que le Marquis avait attenté sur ses jours ; sa douleur et ses alarmes deviendraient encore plus profondes et plus vives. « Son imagination, nous a dit ce respectable docteur, ne fera que substituer une scène d’horreurs à une autre ; mais il est à craindre qu’au lieu d’un innocent qui a droit à la miséricorde divine, elle ne lui représente le Marquis comme un coupable qui, prévenant les décrets de la providence, a disposé d’une vie qui lui devait être soumise. Elle croit le Marquis dans le sein de la divinité, jouissant des récompenses accordées aux justes ; elle se flatte, l’infortunée, de le rejoindre dans peu ; hélas ! nous lui ôterons cet espoir ; elle se le représentera sans cesse, condamné aux tourmens de l’enfer, et séparé d’elle pour l’éternité. Les idées religieuses sont celles qui ont le plus de prise sur les ames sensibles, jugez, a-t-il ajouté, de la profonde impression que doit produire sur celle de madame la Comtesse, le tableau d’un Dieu irrité, qui demande compte à un mortel, du dépôt qu’il lui a confié, et celui des tourmens réservés à ceux qui ont transgressé ses immuables lois. » Il ne sera plus question, d’après ces considérations, d’instruire la Comtesse et de changer le cours de ses idées. Elle est à peu près dans le même état où vous l’avez vue, mais l’abattement semble être plus marqué. Adieu, Mademoiselle.

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LETTRE CLXXIV.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


L’état de la malade est à peu près le même, depuis votre départ ; mais les forces diminuent sensiblement. La fièvre a pris à sa malheureuse mère, le Commandeur est tourmenté d’un cruel accès de goutte, et garde son lit bien malgré lui. Je serais seule auprès de la Comtesse, si la petite Charlotte, guidée par son cœur, n’avait tant fait qu’elle a obtenu la permission de se rendre ici. Elle a passé la nuit dernière, toute entière auprès de notre amie, sans dormir un instant, toujours debout ou à genoux auprès de son lit, lui serrant les mains, pleurant avec elle ; le Marquis avait bien raison de dire que ce serait un charmant sujet. Je suis obligée de monter et de descendre sans cesse, pour donner des nouvelles à la mère, au Commandeur. Le docteur est revenu ici, peu après votre départ, et y passera deux jours. Il nous a donné quelquefois un peu d’espérance ; mais il évite depuis son retour de répondre à nos questions. Ah ! Madame, je vois bien en noir.

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LETTRE CLXXV.

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Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


Je m’étais couchée à neuf heures. Je me suis relevée à quatre ; le chirurgien avait veillé auprès d’elle, il m’a dit qu’elle avait été tranquille à force d’abattement. Je l’ai trouvée un peu assoupie, une heure après elle s’est éveillée et a pris un peu de bouillon. « Où suis-je, a-t-elle dit ? Ah ! mon Émilie ! »… elle m’a serré les mains avec assez de force. « Ah ! mon pauvre esprit !… mais aussi, quelle horreur ! » La raison a paru lui être entièrement revenue, et j’ai fait un cri de joie. Le médecin m’a regardée avec un air de compassion, la faiblesse a toujours été en augmentant, elle est retombée dans l’assoupissement.

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LETTRE CLXXVI.

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Le Docteur Sivermarus
à la
Comtesse de Longueil.


Madame la Comtesse, personne ici n’a la force de vous écrire, et l’on exige de moi, que je vous apprenne une affreuse nouvelle : vous avez perdu une tendre amie, et la nature est privée d’un de ses plus beaux ornemens. On n’entend ici que des sanglots, dans quelque endroit qu’on aille. Lors du fatal moment, il y avait deux cents paysans dans la cour, qui venaient savoir de ses nouvelles, et aussitôt on a entendu un gémissement universel et des cris de désespoir. Tout le monde part demain. Je suis avec respect

Madame la Comtesse


Votre très-humble et très-
obéissant serviteur,
Le docteur Sivermarus.


Fin.
  1. Cette lettre a été écrite en 1793, et depuis cette époque, le roi de Prusse a donné des terres à plusieurs Émigrés Français dans l’intérieur de ses états, et dans la nouvelle partie de la Pologne, acquise par le dernier partage. Une congrégation de religieuses a demandé un asile, et le Roi leur a accordé une maison où elles vivent facilement du travail de leurs mains, et selon leur institut. Enfin les Émigrés, que distingue leur mérite littéraire, ont obtenu dans l’académie de Berlin des places auxquelles sont attachés des appointemens.
  2. Un homme d’esprit, à qui l’Abbé Sieyès demandait son sentiment sur cet ouvrage, lui dit à ce sujet un mot plaisant et d’un grand sens : l’ouvrage est excellent, lui dit-il, mais c’est dommage qu’il n’ait pas paru le lendemain de la création.
  3. Les poutres enfoncées dans le lit de la rivière, ne sont point à plomb ; celles qui sont dans la partie supérieure sont pliées au cours de l’eau, et celles de dessous à rebours.
  4. Dans le roman de Grandisson.
  5. L’infame tyran de la France a le premier proposé à l’assemblée constituante l’abolition de la peine de mort.
  6. Ceux qui seront surpris de cette assertion, n’ont qu’à lire les lettres de Milady Montaigu, femme dont les mœurs n’ont point été critiquées, et dont l’esprit est reconnu, ils y trouveront : Les plaisirs des sens sont les seuls véritables.
    Lettre XLIII.