L’Émigré/Lettre 171
LETTRE CLXXI.
à la
Comtesse de Longueil.
Notre pauvre malade, a supporté assez bien la route, madame la Comtesse, et est arrivée hier à cinq heures ; on se flattait qu’elle pourrait passer une bonne nuit, parce qu’elle était assez tranquille. L’abattement était extrême ; ses yeux étaient fixes, quelquefois égarés ; mais par un hasard bien malheureux, Bertrand qui venait voir Jenny, s’est rencontré dans le vestibule ; elle s’est élancée vers lui avec un cri perçant : « et votre maître mon cher Bertrand, vous venez donc d’arriver ? J’ai eu bien du chagrin ; mais où est-il ? » Bertrand est demeuré interdit, on a pris la Comtesse sous le bras, pour la faire monter, et Bertrand a disparu. « Le Marquis est donc là haut ?… » Elle a cherché en entrant dans son appartement, parlant tout bas, elle s’est ensuite écriée : « ah ! il n’y a plus d’espoir ; mais ai-je rêvé, j’ai vu Bertrand ; » et elle l’a appelé pendant quelques minutes. On lui a dit qu’il était parti pour Francfort. Abandonner ainsi son maître, a-t-elle dit, l’ingrat ! et elle est entrée en fureur. On a été obligé d’user de quelque force pour la faire coucher. Le médecin est arrivé, lui a trouvé une fièvre ardente, et elle est tombée pendant sa visite, dans le plus affreux délire. Je vais tâcher de dormir quelques heures, madame la Comtesse, et je continuerai demain mon triste journal.