P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 134-138).


LETTRE CXLVI.

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Melle Émilie
à la
Cesse de Loewenstein.


J’ai été bien fâchée de vous quitter, ma chère Victorine, et vous n’en doutez pas ; l’incommodité de mon oncle, pour laquelle on m’a fait revenir, n’en valait pas la peine ; mais il semble que les parens se plaisent à marquer leur importance par le mépris des goûts et des arrangemens de ceux qui dépendent d’eux ! Le plus léger accès de fièvre d’un oncle exige suivant eux, que toutes les nièces et neveux accourent auprès de lui, et les amitiés les plus tendres ne sont rien à leurs yeux, comparées aux sentimens qui leur sont dûs. Je vous avoue, ma chère Victorine, au hasard de vous déplaire, qu’autant je suis empressée de rendre des devoirs à mes parens dans les circonstances qui en valent la peine, autant je suis révoltée de l’exigence de la plupart. Je n’oublierai jamais que mon oncle ayant été l’an passé un peu enrhumé, il me fut défendu d’aller à un bal charmant où vous étiez ; ma mère en était aussi fâchée que moi ; elle n’a pas cette façon de penser, et souvent je l’ai vu souffrir et cacher des maux assez graves, dans la crainte de porter obstacle aux plaisirs de sa fille.

Je me laisse aller à l’humeur contre les parens, parce que j’ai été bien contrariée de vous quitter ; mais si je leur reproche d’abuser de leur autorité, je vous reproche, ma chère amie, de multiplier et d’exagérer vos devoirs : c’est un goût qui n’est pas commun, j’en respecte les principes et cela ne m’empêchera pas d’en combattre les effets, parce que votre repos y est intéressé. Vous avez perdu un mari qui vous était indifférent, et dont plusieurs fois vous avez eu à vous plaindre ; une autre que vous, ma chère amie, se contenterait de montrer un visage triste, et de porter un deuil extérieur, se bornerait enfin aux bienséances ; mais vous avez vu des veuves très-affligées, parce qu’elles avaient perdu un époux chéri, et comme vous avez lu dans votre catéchisme qu’une femme devait aimer son mari, vous vous efforcez sans hypocrisie d’avoir du chagrin, vous vous faites scrupule de n’être pas pénétrée d’une assez profonde douleur, enfin vous vous rendez malheureuse par celle que vous avez et que vous outrez, et par celle que vous n’avez pas. Monsieur de Loewenstein, ma chère amie, a payé un tribut, que la plupart des hommes payent bien plutôt ; il n’y a donc pas de grandes lamentations à faire sur son sort ; vous ne perdez rien, car votre cœur ne sentait rien pour lui, voilà l’exacte vérité que vous me forcez de vous exposer : vous êtes quelquefois tentée de vous reprocher d’avoir excité sa jalousie ; il a pu avoir de l’envie contre une certaine personne que la nature a bien mieux partagée ; mais de la jalousie contre sa femme, tant pis pour lui, car on n’a jamais été plus sévère pour soi et plus circonspecte qu’elle dans sa conduite. Admirez au reste, ma chère amie, ma discrétion ; je ne vous ai pas parlé de cette personne, dont je suis cependant bien occupée pour vous, et un peu aussi pour elle, je m’égare quelquefois dans un avenir bien agréable, et je me vois dans une charmante société. L’espoir brille à mes yeux, et a je crois aussi parfois soulevé vos crêpes. Que ne donnerais-je pas pour voir ma Victorine aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et son bonheur viendra toujours de son cœur… Voilà quels ont été souvent mes souhaits, ma chère amie, et ils commencent à devenir des désirs, soutenus d’espérance. Adieu, je vous embrasse mille fois de toute mon ame.

P. S. Ma mère se porte fort bien, elle est bien fâchée d’avoir été obligée de me rappeler ; mais un oncle, et un oncle riche ! encore si c’était le bon Commandeur,