L’Émigré/Lettre 144
LETTRE CXLIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je ne puis différer un instant, ma
chère amie, de vous faire part de ce
qui m’est arrivé ce matin. Mon oncle,
après avoir déjeuné avec nous, c’est-à-dire
avec mon père, ma mère et
moi, m’a dit en tenant un verre de
vin du Rhin à la main : « Il faut que
je boive à la santé de son Altesse madame
la princesse de ***. » Nous
avons gardé le silence. « Eh bien !
vous ne dites rien ma nièce ? — Je dis, mon oncle, que vous avez envie
de vous amuser. — Non, rien n’est
plus sérieux ; un gentilhomme du
Prince, est venu hier me faire part de
son désir de s’allier avec moi, mais
j’ai répondu, que ma nièce était encore
dans la douleur d’une perte bien
récente, et que je ne pouvais prendre
aucun engagement sans l’avoir consultée ;
j’ai ajouté, qu’elle avait fait
notre volonté en se mariant, et qu’il
était juste que dorénavant elle disposât
d’elle ; enfin, j’ai fini par dire que je
ferais part à ma nièce dans quelque
temps, des propositions qui m’étaient
faites, et dont toute ma famille serait
infiniment flattée. » Il s’est arrêté
pour nous regarder, et ensuite attachant
ses yeux sur moi : « n’ai-je pas
bien répondu ma nièce ? — Tout ce
que vous faites, mon cher oncle, est
très-bien. — Voilà comme sont les princes, ils croient que les bienséances
ne sont pas pour eux, et qu’on n’a
rien à leur refuser. Les Loewenstein
ont épousé des princesses, et
ne sont pas enthousiasmés d’alliances
qui leur sont familières. Je trouve
que le Prince se presse beaucoup. J’ai
voulu vous donner, a-t-il ajouté,
de la marge, et que ma chère nièce
eût le temps de réfléchir. Ce prince
nous est arrivé en vérité comme une
bombe. Réfléchissez, mon enfant, sur
votre état présent et à venir et sur
vos sentimens. C’est beau d’être princesse
souveraine, mais on peut être
heureuse sans être si grande Dame.
Moi, par exemple, je préférerais une
femme que j’aimerais, à toutes les
grandeurs que pourrait m’offrir une
princesse. Adieu, je vais me promener. »
Nous avons gardé pendant
quelque temps le silence, ensuite mon père a dit : « cela mérite grande
réflexion ; le Prince est un parti tel
qu’il est rare d’en trouver, et mon
frère aurait pu montrer un peu plus
d’empressement. Vous y songerez
sans doute à deux fois, ma fille, avant
de refuser une alliance aussi honorable,
n’êtes-vous pas de mon avis
Madame, en s’adressant à ma mère ?
Je pense comme le Commandeur, a-t-elle
dit, et c’est à ma fille à en décider. »
Mon père semblait chercher à
lire dans mes yeux. J’ai répondu que
je ferais mes réflexions, et que j’étais
charmée qu’on voulût bien me laisser
maîtresse de mon fort. Adieu, ma
chère Émilie, je vous embrasse de
tout mon cœur, qui est bien agité.