L’Émigré/Lettre 142
LETTRE CXLII.

au
Marquis de St. Alban.
Je profite d’une occasion, mon cousin,
pour vous répondre sur le champ, et
je suis tentée de vous dire, que vous
êtes bien nigaud de ne pas trouver le
moyen de pénétrer les dispositions de
la Comtesse, sur son prétendu mariage
avec le Prince ; personne n’est moins
capable de dissimulation, et tout
se peint malgré elle au moment sur
sa charmante figure, il est donc aisé
d’y lire, et comment ne profitez-vous
pas dans cette occasion, de cette facilité ? Disposée à accepter les propositions
du Prince, ou déterminée à
les rejeter, dans le premier cas, il est
impossible que quelque symptôme de
satisfaction n’éclate sur son visage,
lorsqu’il est question de lui ; dans la
seconde supposition, elle doit montrer
des mouvemens d’impatience et d’inquiétude.
Supposons qu’elle ne fasse
voir que de l’indifférence, alors il est
clair qu’elle est, non-seulement déterminée
à refuser ses offres séduisantes,
mais qu’elle est assurée que
ses parens ne lui feront aucune instance ;
car l’idée d’avoir à combattre
leurs sentimens, lui causerait un chagrin
facile à démêler ; examinez donc
bien la Comtesse, et vous saurez, et
ses intentions et celles de ses parens ;
pour moi je ne doute pas qu’ils ne la
laissent absolument maîtresse de refuser
le Prince, et je serais bien tentée de croire, qu’ils lui laisseront encore
une plus grande liberté, celle d’épouser
un homme qui ferait de son
goût, un Émigré même, s’il avait su
leur plaire et s’en faire estimer. C’est
assez vous en dire, et voilà je crois,
mon cousin, de toutes mes lettres celle
qui vous aura fait le plus de plaisir.
Adieu, mandez-moi la réception du
Prince, et comptez à jamais sur la tendre
amitié de votre cousine.
