L’Émigré/Lettre 140
LETTRE CXL.
à la
Comtesse de Longueil.
La Comtesse et toute la famille sont
au château du Commandeur, depuis le
triste événement dont je vous ai fait
part, et je m’y suis rendu hier, d’après
les vives instances que m’en a fait le
maître du château. Mademoiselle
Émilie est auprès de son amie. On
ne peut pas dire qu’il règne une
grande douleur dans la maison ; on y
est plutôt sérieux que triste. Le Comte
n’était ni aimé ni haï, et personne ne
perd rien à sa mort ; il ne mettait
dans la société ni agrément ni gêne ; lorsqu’il s’absentait, il ne faisait
éprouver aucun vide, et sa mort
ne serait regardée que comme une
longue absence, si ses circonstances
ne lui avaient donné un caractère
tragique. Le Commandeur, qui n’avait
pas beaucoup d’espoir de voir son
nom se perpétuer par lui, est peu affligé.
La mère de la Comtesse n’avait
à lui reprocher aucun mauvais procédé
envers sa fille, mais il tenait la place
d’un homme qui aurait pu embellir la
vie d’une fille si chère ; la mère la
plus tendre voyait sans doute avec
regret qu’elle devait borner sa satisfaction
à ne pas voir malheureuse,
une personne dont elle aurait acheté
de sa vie la félicité. La Comtesse sans
rien affecter, paraît véritablement affligée,
et le spectacle d’une mort subite
a rempli son esprit d’étonnement
et d’effroi. Le devoir a sur son ame un empire qui lui fait illusion ; enfin
cette intimité que donne le mariage,
l’habitude, la bonté de son cœur lui
rendent sensible, dans les premiers momens,
la perte d’un homme qu’elle ne
pouvait aimer. Il est des événemens,
des circonstances qui nous font prendre,
à nous et aux autres, le change sur ce
que nous éprouvons ; nous croyons
être affligés de la mort d’une personne,
quand c’est la mort seule qui fait
impression sur nous, et les spectateurs
prennent notre émotion et notre
étonnement pour de la douleur. Je ne
suis pas accoutumé à réfléchir sur les
sentimens et à les analyser, mais j’aime
à me rendre compte de tout ce qui me
frappe dans la Comtesse, et quand je
la quitte, ses actions, ses gestes, ses
plus légers mouvemens se retracent
à mon esprit ; j’en cherche le principe,
et le résultat m’offre toujours de nouveaux
motifs de l’admirer.