L’Émigré/Lettre 087
LETTRE LXXXVII.
au
Marquis de St. Alban.
Il faut, mon cher cousin, que je
vous donne un avis dont vous me
saurez gré, si vous êtes raisonnable,
comme je le crois. La Baronne
de ****, dont vous connoissez les
prétentions au bel esprit, s’est mis dans la tête de jouer la comédie, et
je sais qu’elle compte sur vous et la
Comtesse pour les rôles de Zaïre et
d’Orosmane. Le Commandeur ne
manquera pas d’adopter cette idée et
d’user de tout son ascendant sur sa
nièce pour se procurer le plaisir de
la voir applaudir. Si cette proposition
est faite, la Comtesse éprouvera
un grand embarras, d’avoir, ou à contrarier
son oncle, ou à se trouver en
scène avec vous. Comme vous êtes
l’acteur sur lequel on compte le plus,
le projet n’aura pas lieu si vous refusez.
Vous avez un motif bien légitime
comme Français. Il ne serait
pas besoin de vous rappeler ce que
ce nom impose dans les circonstances
actuelles ; mais le plaisir de pouvoir
exprimer ses véritables sentimens, en
n’ayant que l’air de jouer un rôle,
l’intimité que donnent les répétitions, la douce nécessité de se voir souvent ;
tout cela peut faire oublier quelque
temps à un homme amoureux, ce
que la bienséance exige. Prévenez
donc d’avance la Baronne, ou permettez-moi
de lui dire qu’il est impossible,
quelque peu nombreuse que
soit l’assemblée, qu’un Français, dans
les tristes conjonctures où nous
sommes, paraisse sur un théâtre.
Adieu, mon cher cousin, répondez-moi
au plutôt je vous prie, et aimez
toujours votre cousine, qui le mérite
bien par son tendre attachement.