L’Émigré/Lettre 046
LETTRE XLVI.

au
Marquis de St. Alban.
Quel siècle que celui où nous vivons,
monsieur le Marquis, et combien il
rassemble d’infortunés et de scélérats,
de crimes et d’actes héroïques. La
situation du malheureux général que
vous avez si généreusement secouru,
et celle de sa petite-fille, dévouée si
jeune à ce que l’adversité a de plus
cruel et de plus humiliant, m’ont
vivement touchée, et je vous remercie
d’avoir songé à moi pour contribuer
à adoucir leur sort. Mon oncle partage l’intérêt qu’inspire une aussi déplorable
situation ; mais il s’est récrié avec
une sorte d’indignation, sur l’idée de
mettre en service la fille d’un homme
de qualité. Le Commandeur de Lœwenstein,
a-t-il dit, rougirait de
dégrader une infortunée en voulant
la secourir. Il entre en colère au
mot de femme de chambre : elle sera,
si je le puis, dit-il, fille d’honneur
de quelque princesse ; et en attendant,
il aura soin de la placer convenablement
dans un couvent de Mayence.
Que diraient les Démocrates, a-t-il
ajouté, en voyant ces Aristocrates, si
fiers suivant eux, borner leur générosité
pour leurs semblables à l’offre
d’une infâme servitude. Je viens
d’écrire par ses ordres à une de mes
amies, de retenir une place pour une
pensionnaire dans un couvent où j’ai
habité pendant un voyage de ma mère en Westphalie. Mon oncle, monsieur
le Marquis, se charge de tous les
frais nécessaires pour l’installer, et
de pourvoir au payement de la pension
qui est peu considérable ; ainsi, au
moment où elle perdra son malheureux
aïeul, envoyez-moi cette pauvre
orpheline, et ayez la bonté pour
satisfaire mon oncle, de me faire remettre
en même temps tous les renseignemens,
titres, brevets qui peuvent
servir à constater sa naissance,
et son rang. Mon oncle vous prie de
permettre qu’il s’associe à vous pour
procurer au malade tous les secours
qu’exige son état. Je joins donc ici,
par ses ordres, trente ducats et vingt
autres que nous désirons, ma mère
et moi, être employés à habiller la
jeune personne. Madame la duchesse
de Montjustin voudra bien se charger
de ce soin ; mais pour le moment nous pensons qu’il faut se borner à
ce qui est exactement nécessaire,
parce qu’il paraît qu’elle est menacée
d’avoir bientôt besoin d’un habit de
deuil. Mon oncle vous prie d’excuser,
s’il ne vous envoie pas une plus
forte somme en ce moment ; mais
vous pouvez compter sur lui pour
pourvoir à tout ce qui sera nécessaire
à la jeune personne. Je sens que
vous devez, monsieur le Marquis,
éprouver un grand regret d’être
obligé de recourir aux autres pour
secourir des malheureux, et que ce
n’est pas ce que votre situation a
de moins sensible pour un cœur
comme le vôtre. J’espère que nous
aurons bientôt le plaisir de vous revoir,
et nous pourrons alors arranger
tout ce qui concerne votre petite
protégée à qui ses malheurs, et
l’intérêt que vous y prenez assurent tous les services qui peuvent dépendre
de nous. J’ai l’honneur
d’être etc.
P. S. Vous trouverez quatre ducats de plus, que j’ose vous prier de remettre à ce bon nègre pour s’habiller, et je suis persuadée que vous ne trouverez pas ce soin au-dessous de vous.
