L’Émigré/Lettre 025
LETTRE XXV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
La marchande de fleurs est, ma
chère Émilie, l’intime amie de ce
Président, dont nous parle si souvent
le Marquis ; il me l’avait peint comme
un des sept sages de la Grèce ;
mais les sages sont donc aussi sensibles
à l’amour ; car je crois que le
Président a été plus que l’ami de la
Duchesse, et que leur liaison a pris
avec le temps la couleur de l’amitié ;
ne pourrait-on pas appliquer à un tel sentiment ce que dit le célébre
fabuliste des Français. C’est le soir d’un beau jour. Cette comparaison
ne serait pas moins juste que l’autre ;
car les belles soirées succèdent
à des chaleurs brûlantes. Il y
a long-temps que la Duchesse a
perdu son mari, ainsi je ne lui fais
pas de tort en supposant qu’elle ait
aimé un homme estimable. La Duchesse
a montré une grande satisfaction
en apprenant que le Président
avait échappé aux fureurs démocratiques,
et qu’il était dans une situation
supportable du côté de la fortune.
Le Parlement a été presque entièrement
immolé, et le Président, à
ce qu’elle m’a dit, était un homme
trop marquant par sa naissance, ses talens,
et enfin par son zèle, pour n’avoir
pas été une des premières victimes.
Je n’ai pu m’empêcher de dire à madame de Montjustin que je
voudrais être à sa place, pour jouir
d’un bonheur aussi vif. Elle m’a répondu
en m’embrassant, et a eu l’air
de s’attendrir sur moi. Je ne saurais
vous exprimer ce qui était dans ses
regards, peut-être lui en demanderai-je
quelque jour l’explication. Le
Marquis est heureux dans les personnes
de son ami et de sa cousine. Je crois
qu’il les regarde aussi avec la même
envie que moi ; car son ame est sensible
et je vous avouerai que je n’ai
trouvé que lui qui m’ait parlé sentiment
d’une manière attachante et
vraie. La plupart des hommes cherchent
à montrer de l’esprit lorsqu’ils
en parlent, ou bien s’expriment avec
une chaleur exagérée. On voit que
ce que dit le Marquis part de l’ame,
et on le croirait profondément sensible
au seul son de sa voix, à la manière dont il prononce le mot
d’aimer. Adieu, ma chère amie,
raisonnez sur tout cela à votre charmante
manière, votre Victorine vous
embrasse mille et mille fois.