L’Élu/Chapitre XXIII

Chapitre XXIII

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— Eh bien ! Justin ? demandait Pierre anxieux.

— M. Luigi n’est pas encore rentré cette nuit.

— Cela fait neuf jours, Justin !

— Oui, monsieur, cela fait neuf jours !

— Et vous êtes certain qu’il n’est pas même venu ?

— Pas même, monsieur ; autrement M. Luigi n’aurait pas manqué de prendre son argent sans doute ?

Et Pierre avait de grands gestes de découragement !

Il n’y pouvait rien faire !… Il ne voulait pas monter dans cette chambre qu’il fit si élégamment installer pour son petit ami. Il avait eu la délicatesse de la faire tendre d’une étoffe semblable à celle de la pièce que Luigi occupait à Meiras et qui lui avait plu. L’enfant adorait les fourrures, Pierre avait fait jeter sur les tapis crème, devant son lit, une peau d’ours blanc de toute beauté. Du plafond tombait, comme à Meiras, un vrai lustre hollandais qui portait en aigrette, dans son enfilage orné de rinceaux, quatre petites lampes électriques. De chaque côté de la glace deux autres lampes jaillissaient des appliques de cuivre. Et toute la gamme de cette chambre d’adolescent, vert amande et crème, était le cadre ravissant où rayonnait la blonde adolescence du petit marchand de fleurs de la place d’Espagne. Ravissant, ce cadre, soit que la lumière tombât, la nuit, des ampoules d’or en fusion ; soit que le soleil filtrât, le jour, ses gloires à travers les stores de mousselines et de guipures pour en caresser le lit ivoire et cuivre poli encourtiné de damas broché vert pâle, ou illuminer l’authentique Tanagra de la cheminée, tournoyant devant la glace dans ses voiles d’ocre rose entre deux vases grecs de la belle époque.

Pierre pouvait-il mieux faire ! qui s’était efforcé, qui s’efforçait toujours à ce que l’adolescent vécût dans un milieu plaisant, et que ce petit être si joli, si caressant, dont la bouche gamine se prêtait aux baisers comme la pulpe d’un fruit sucré se donne aux abeilles d’ambre, ne pût jamais, sur son chemin, trouver que joies et sourires…


Neuf jours déjà !

Marc de Bricey entra dans l’atelier :

— Eh bien ! mon Pierre, pas encore là ?

— Non… Il n’est pas rentré cette nuit… c’est le neuvième jour !… Tu as vu Fédergine ?

— Je le quitte à l’instant. Le professeur – est-il aimable et bon, ce Fédergine ! – ne connaît pas assez Luigi, naturellement. Il aurait fallu qu’il l’auscultât quand il venait ici avant son départ. Il regrette que tu n’aies pas songé à lui parler de Luigi plus tôt. Enfin, il suppose que la jeunesse du petit drôle peut le garantir contre la catastrophe que prévoyait le chef de clinique des Bene fate, fratelli. Cependant… cependant…

— Oui, voilà ! Il peut être garanti… cependant !… Ah ! La gueuse !… Les gueuses !… Et nous leur laissons prendre nos fils, nos frères, nos pères. Nous supportons que des enfants de seize ans, de dix-sept ans, comme Luigi, deviennent la proie de ces sangsues et qu’elles étalent cyniquement les dépouilles des jeunes hommes ou des vieillards tués ou minés, sans un mot de blâme, tu entends, Marc, sans une protestation même lointaine !… au contraire.

— Tu exagères, mon petit. Elles ne prennent rien. Nous allons à elles. Nous n’allons pas nous blâmer nous-mêmes, voyons ! Tu n’as qu’une consolation, formidable celle-là. Elles sont, à Paris seulement, quatre-vingt mille filles, ou matriculées ou surveillées, avouées, enfin. Je ne parle pas des autres. Quatre-vingt mille… Je ne sais plus qui disait en mesurant l’énormité de ces chiffres : « C’est ça qui donne une crâne idée des hommes !… » Eh bien ! mon Pierre, si tu pouvais te consoler de ce qui est pour d’autres une meurtrissure, un meurtre dirais-je, sache que chaque année quatre mille de ces malheureuses filles ou femmes succombent à la tâche. Je dis quatre mille, étant donné que ces quatre-vingt mille filles exercent chacune leur horrible métier pendant vingt ans, ce qui n’est pas certain. Tu vois, elles aussi en meurent. C’est leur punition ; ce n’est pas notre honneur. Quelle rançon de ce qui constitue le plus clair de la vanité des dons Juans, et leur mérite l’admiration béate du monde !

— Et quel piédestal de sang et de boue sur quoi ériger la statue de cette « FEMME » triomphante dont les avantages sexuels priment aujourd’hui toutes les manifestations esthétiques, fussent-elles dix fois plus nobles que son culte purulent et cent fois moins cruelles que le lent assassinat auquel la condamnent, cette « Femme » dont ils ont plein la bouche, les mâles imbéciles et gredins, sous prétexte de respect et d’admiration. Ils l’arrangent leur « Femme » ! et véritablement ils peuvent être fiers de n’aimer qu’elle !… Comme s’ils l’aimaient, ces boucs !…

— Elle le leur rend bien, va, mon Pierre ; et puisque je ne veux rien te celer qui puisse avoir quelque intérêt pour toi et ce pauvre petit fou de Luigi, je sais qu’Albine se vante de ne te le renvoyer que… ah ! la gredine !… que crevé !… Elle l’a dit.

— Que ?… Marc, Marc, as-tu vraiment entendu cela, vraiment ?…

— Hélas, mon petit Pierre, si je l’ai entendu ! La gueuse a pris soin que je ne perdisse rien de sa menace. Elle l’a proférée hier soir après dîner en faisant appeler sa voiture, à Armenonville, et assez haut pour que je n’en doutasse pas.

— Elle était avec Le Hel ?

— Non, elle était avec deux jeunes crétins dont les éclats de rire idiots m’ont donné à ce moment une furieuse envie d’aller tirer leurs oreilles simiesques.

— Mais enfin, Marc, pense donc à ce que cette menace contient de grave pour lui… et pour moi !… Nous ne pouvons pas la laisser assassiner ce gamin… car elle l’assassinera, le pauvre petit bonhomme !

— Je ne voulais pas te le dire, mais j’ai vu Céline à son sujet. Elle a été bonne et affectueuse autant que l’autre est canaille et impitoyable, Elle a osé en parler à son mari… son mari ? enfin !… par amitié pour toi, m’a-t-elle dit…

— … Pauvre Céline, aussi !

— … Ce rustre lui a répondu par des grossièretés immondes pour elle-même, pour Djino et pour…

— … Et pour moi, naturellement… Brave cœur, va. Hein, mon petit Marc, quel esprit, quelle âme élevés ! C’était bien utile encore que nos maîtres s’attachassent à ce misérable, pour le bien que tout le monde en reçoit ! Car tu te rappelles ce qu’ils ont été bons pour lui et ce qu’ils l’ont honoré, cajolé… Pauvre Djino ! J’aurais mieux fait de le laisser mendier sur la place d’Espagne. La Sanguisuga ne se serait pas tuée ; peut-être aurait-il trouvé avec elle, à la fin, le bonheur que je n’ai pas su lui donner et qu’il ne trouvera pas chez cette Miromesnil… Et puis toutes les Sanguisugue valaient mieux pour lui que la maîtresse à ce Le Hel et que ce Le Hel lui-même car ils sont, je suppose, associés dans leur infamie !… Elles, ce n’étaient que de malheureuses filles. Eux, ce sont de fieffées crapules… Et comme je suis peiné pour toi aussi, Marc, des insolences de cet être !

— Pour moi ? Ah ! mon Pierre, je suis assez tranquille à ce sujet ! Seulement, je compte, un jour, trouver l’occasion de régler tout cela.

— Tu ne voudrais pas te commettre avec ce type-là, je suppose ?

— Si, mais dans une occasion qui en vaille la peine. Qu’elle se présente, je ne la laisserai pas insister.

Et Pierre n’entendit qu’à demi de Bricey ajouter entre ses dents :

— Quand ce ne serait que pour en débarrasser Céline…

— Tu dis, Marc ?

— Je dis… que je le guérirai de cette coquine. N’aie pas peur pour Gilberte, mon pauvre ami. Ce jour-là j’aurai le choix des armes… et il n’y a que Le Hel pour croire à sa propre force à l’épée. Le terrain n’est pas une salle d’armes. On ne « la fait pas à l’épate » là, comme il dit !…


Le lendemain, le surlendemain, le jour suivant, Pierre attendait encore. Justin revenait désolé, le matin, sans pouvoir donner à son maître aucune autre réponse que : Il n’est pas rentré !

Cette phrase terrible enfonçait, comme autant d’aiguillons, ses cinq syllabes dans le cœur du jeune céramiste. Toute la journée il en demeurait anéanti. Le soir la phrase maudite s’élargissait, prenait de l’ampleur et s’étendait comme un voile sombre sur sa nuit… Il ne voyait pas Djino pâmé dans de voluptueuses étreintes, il le devinait crucifié à nouveau dans une misère effroyable d’où il lui était impossible de le tirer ; et ses pauvres beaux yeux de petit gosse versaient des larmes que personne ne venait consoler… Puis, le matin, ah ! le matin, tout de suite, dès qu’éveillé de son mauvais sommeil la douleur cuisante s’imposait en pensée première et navrait chaque heure du jour, chaque minute… Et Pierre ne pouvait pas, il ne pouvait pas s’arracher au besoin de voir Djino, à l’obsession de ne penser qu’à lui !

Et puis ce mensonge dont il entretenait Gilberte, décidément, il était à bout de vraisemblance ; ou Djino était gravement malade et elle voulait le voir. Ne finirait-elle pas par deviner, d’ailleurs ? Et si elle rencontrait Luigi auprès de la courtisane, que de choses expliquées tout à coup, toutes ces rencontres préparées !… Et si quelque âme charitable, venimeusement, la lui glissait, cette vérité ! Pierre redoutait aussi, pour cela, qu’il eût été la cause d’un scandale dans sa maison et se reprochait amèrement d’avoir aimé le petit Sicilien blond, de l’aimer encore, de l’aimer plus que jamais !