L’Éloquence politique et judiciaire à Athènes/03

L’ÉLOQUENCE


POLITIQUE ET JUDICIAIRE


À ATHÈNES[1]




ANTIPHON, LE PREMIER RHÉTEUR ATHÉNIEN.



I. Histoire de la littérature grecque jusqu’à Alexandre le Grand, par Ottfried Muller, traduite, annotée et précédée d’une étude sur Ottfried Muller, par M. K. Hillebrand ; 2 vol. in-8o, Paris. — II. Demosthenes und seine Zeit, von Arnold Schæfer, 4 vol. in-8o, Leipzig — III. Des Caractères de l’atticisme dans l’éloquence de Lysias, par M. Jules Girard ; in-8o, Paris. — IV. Le Discours d’Isocrate sur l’Antidosis, traduit en français pour la première fois par M. A. Cartelier, avec une introduction par M. Ernest Havet, grand in-8o, Paris.




Après Alexandre, quand la Grèce eut débordé sur tout le monde connu des anciens, lorsqu’elle eut poussé ses conquêtes jusqu’au centre de l’Asie, jusqu’à l’Indus, jusqu’aux cataractes du Nil et aux déserts de l’Afrique, son génie, comme épuisé par ce prodigieux effort, parut perdre sa fécondité créatrice, et ne produisit plus rien de grand. En vain l’Achille macédonien soumit l’immense empire des Perses en moins d’années qu’il n’en fallait, semblait-il, pour le parcourir tout entier, en vain il entra dans toutes ses capitales, et mourut à trente-deux ans, apurés la plus étonnante suite de victoires qu’on eût jamais vue : les dieux restèrent sourds à la prière qu’il leur avait adressée auprès de la tombe du fils de Pelée ; il ne trouva pas de nouvel Homère pour chanter ses exploits, ou même de nouvel Hérodote pour raconter ce brillant épisode de la lutte séculaire entre l’Europe et l’Asie. Non-seulement, quoique jamais héros n’eût paru plus fait pour l’épopée que le vainqueur du Granique d’Issus et d’Arbelles, la Grèce ne vit pas naître une seconde Iliade mais ces extraordinaires aventures n’inspirèrent même pas un historien qui méritât ce titre ; Alexandre n’eut que des historiographes. Dans toute cette littérature de journaux militaires et de mémoires qu’a compulsée et résumée Arrien, il n’y avait pas un ouvrage qui pût même rivaliser avec l’Anabase de Xénophon. Quant à ceux qui conçurent de plus hautes ambitions, comme Clitarque, ils restèrent encore bien plus au-dessous de leur tâche, ils se mirent à l’école des rhéteurs, élèves d’Isocrate, tels que Ephore et Théopompe ; ils ne surent tirer d’un si beau thème que des amplifications où manquaient la critique, la mesure et le goût. Toutes les œuvres de l’esprit, vers cette époque, portent la trace de ce même affaiblissement. Après Aristote, Théophraste, Epicure et Zénon, il n’y aura plus de philosophes, il n’y aura, pendant des siècles, que des professeurs de philosophie, ce qui est bien différent. La grande éloquence, elle n’a plus de place dans le monde macédonien, elle est morte avec la liberté. La poésie, malgré la réputation dont jouirent auprès de leurs contemporains les Apollonius, les Callimaque et les Philétas, elle n’existe plus que de nom ; tous ces hommes ne sont que des érudits, gens d’esprit qui savent bien faire les hexamètres ou les ïambes. Seul, au milieu de tous ces versificateurs, Théocrite est un vrai poète : l’idylle, entre ses mains, possède une grâce et une couleur dont la vivacité et le charme n’ont jamais été égalés par aucun de ses imitateurs ; mais lui non plus n’est pas exempt de quelque recherche, et là même où il approche le plus de la perfection, encore n’est-ce que dans un cadre étroit et dans de courtes pièces. L’idylle, ce petit tableau, comme le dit son nom même, ne peut, à elle seule, suffire à compenser ce qui manque à la littérature alexandrine du côté des genres supérieurs, l’épopée, l’ode et le drame.

Cette décadence du génie grec, on l’a parfois attribuée aux conquêtes mêmes d’Alexandre ; on a dit qu’il avait vu diminuer sa force pour être sorti de chez lui, pour être entré en contact avec l’esprit étranger, pour avoir inondé l’Égypte, la Phénicie, l’Assyrie et la Perse. Tel un beau fleuve qui, après avoir roulé à grand bruit, entre de hautes berges, ses eaux limpides, arrive à des terrains plats où il peut se répandre en tout sens sur de vastes espaces ; il perd alors en profondeur ce qu’il gagne en étendue ; la poussière le trouble, le soleil l’échauffé, le courant devient lac ou marais. Il y a dans cette explication une part de vérité ; mais là n’est pourtant point la cause principale de ce changement. À y bien regarder, cette fatigue du génie grec se trahissait déjà par plus d’un grave symptôme avant qu’Alexandre n’eût ouvert à la Grèce les portes de l’Asie. La Grèce avait subi la loi à laquelle sont soumis tous les êtres vivans, les peuples comme les individus : elle touchait à la vieillesse. Ses jours n’étaient point comptés : avec un sage régime, elle pouvait vivre encore de longues années ; mais elle n’avait plus cette jeune sève qui aspire à se répandre au dehors et à donner la vie, elle avait passé l’âge d’enfanter. Il y avait six ou sept siècles que la Grèce avait produit son premier chef-d’œuvre, l’épopée homérique ; à partir de ce moment, c’avait été une suite ininterrompue de merveilles ; après l’épopée étaient venues la poésie didactique, l’ode et l’élégie, puis le drame athénien avec la riche diversité de ses formes, d’Eschyle à Euripide, d’Aristophane à Ménandre. Au moment où baissait le souffle poétique, la prose était née : on avait eu l’histoire, l’éloquence et la philosophie. Les arts plastiques, pour ne s’être développés qu’après les lettres, n’avaient pas été moins féconds : architectes, peintres et sculpteurs s’étaient montrés les dignes émules des poètes dont ils traduisaient les conceptions, et ce qui reste de leurs ouvrages n’a depuis lors cessé de faire l’admiration et le désespoir de la postérité. Chaque saison, on le voit, avait eu sa récolte. Le tronc puissant de ce grand arbre avait poussé en tout sens, l’une après l’autre, des branches vigoureuses qui, chacune à son tour, s’étaient couvertes de fleurs et de fruits ; puis, peu à peu, tout en gardant un vert feuillage qui prouvait que la vie n’était pas éteinte au cœur du vieux chêne, elles étaient toutes devenues stériles. Plus tard, à la faveur de la paix romaine, il devait même y avoir une sorte de renaissance. Comme ces marronniers que l’on voit parfois, quand l’automne est beau, prendre le mois d’octobre pour le mois d’avril, et faire une seconde fois leur toilette de printemps, la Grèce devait avoir encore, sous les empereurs, sinon des poètes, sinon même des prosateurs qui égalassent les anciens maîtres, tout au moins des artistes distingués, des historiens intéressans, de profonds philosophes, d’éloquens orateurs ; mais il lui fallait, avant ce regain de vitalité féconde, un repos de deux ou trois siècles.

Ce repos, dont la Grèce avait besoin, ne fut pas d’ailleurs l’inaction. L’imagination était lasse ; elle se sentait incapable de plus rien créer de simple et de grand, et jamais pourtant l’esprit grec ne se donna plus de mouvement, ne fut plus actif et plus curieux. Ce fut Alexandrie qui, pendant toute cette période, grâce à sa situation et aux établissemens scientifiques dont la dotèrent les premiers Ptolémées, fut la vraie capitale intellectuelle de l’hellénisme ; sans méconnaître les titres de Pergame, de Rhodes et d’Athènes, qui eurent aussi leurs bibliothèques et leurs chaires, nous nous conformerons donc à l’usage généralement reçu : Alexandrie résumera pour nous tout l’effort, tout le travail de la Grèce macédonienne.

La partie utile et vraiment féconde de cet effort, de ce travail, elle est tout entière dans ce que nous appelons aujourd’hui l’érudition et la critique. Arrivée au terme de son évolution, la race grecque, qui, depuis six siècles environ, n’a cessé de multiplier les œuvres originales, a l’idée de classer ses richesses. Comme l’industriel ou le négociant qui songe à la retraite, elle veut mettre ses comptes en ordre, faire ce que dans la langue commerciale on nomme son inventaire. Les ouvrages qui ont survécu au temps qui les vit naître sont d’inégale valeur : il s’agit de reconnaître ceux qui méritent le mieux d’être conservés et étudiés. Bien des livres ne portent pas le nom de leur véritable auteur, d’autres ont été altérés par des interpolations plus ou moins graves ; enfin, même pour les chefs-d’œuvre, comme les poèmes d’Homère et les drames des trois grands tragiques, c’est à peine si tout récemment on a commencé à se préoccuper de les lire dans un texte exact et correct. Entre toutes ces recherches, les savans hommes qui se groupèrent autour du Musée d’Alexandrie n’avaient que l’embarras du choix ; l’admirable collection de livres qu’y avait formée la munificence des Ptolémées facilitait singulièrement leurs études et leurs travaux. Quelques-uns de ces érudits, comme Zénodote, Aristophane de Byzance, Aristarque, furent surtout des éditeurs ; on connaît leurs recensions d’Homère et de différens auteurs célèbres. D’autres, comme par exemple Callimaque, paraissent s’être occupés plutôt de dresser le bilan du passé, de déterminer les genres, de vider les questions d’authenticité, de signaler, parmi ces milliers d’auteurs dont on avait recueilli les ouvrages, ceux qui dans chaque genre étaient le plus dignes de servir de modèles. Le Musée était aussi une université en même temps qu’une bibliothèque et une académie : il y avait là des chaires de grammaire, de critique verbale, d’histoire littéraire. C’est pour répondre aux exigences de l’enseignement, pour guider les maîtres et les élèves, que Callimaque rédigea un livre qui n’est point arrivé jusqu’à nous, mais d’où proviennent une foule de renseignemens qu’on trouve épars chez les lexicographes et les scoliastes. On le rencontre cité tantôt sous ce titre : Tableau de toute espèce d’écrits, tantôt sous cet autre, qui n’est que le développement du premier : Tableaux de ceux qui ont brillé dans les lettres et les ouvrages qu’ils ont laissés.

C’est, à ce qu’il semble, la première histoire littéraire qu’ait vue paraître le monde ancien. Elle était distribuée en cent vingt livres, par ordre de matières. Chaque livre comprenait un genre pu plutôt une subdivision de tel ou tel genre. Au nom de chaque auteur s’ajoutaient des renseignemens chronologiques et biographiques avec l’indication des ouvrages authentiques, douteux ou apocryphes qui lui étaient attribués. C’était là, on le devine d’après le titre, plutôt un manuel destiné aux bibliothécaires, aux professeurs, aux étudians, qu’une composition semblable à nos cours de littérature, où l’on pût chercher quelque intérêt et quelque agrément. Tout ce que l’on pouvait demander à l’auteur, c’était la solidité de l’érudition et la sûreté de la critique. Quelle confiance Callimaque méritait-il à cet égard ? Il est difficile de répondre à cette question. Nous savons qu’Aristophane de Byzance, un des maîtres de la science alexandrine, avait écrit un livre où il discutait et réfutait beaucoup des assertions de Callimaque. Ce qui paraît probable, c’est que toutes les parties de ce vaste ensemble étaient bien loin d’avoir la même valeur ; un seul homme n’aurait pu suffire à cette immense tâche. Poète lui-même, Callimaque avait étudié avec le plus grand soin les épiques, les hymnographes, les élégiaques, les lyriques, qu’il imitait avec un art ingénieux ; il était moins compétent pour ce qui regardait l’éloquence attique. On a lieu de croire que c’est lui qui a rangé les discours dont se compose la collection des orateurs dans l’ordre et sous les rubriques où nous les trouvons dans nos manuscrits ; or, pour ne parler que de Démosthène, la collection des discours qui portent son nom contient un certain nombre de pièces à propos desquelles le doute n’est point permis, qui ne peuvent évidemment pas lui appartenir. Callimaque, dans ce chapitre de son encyclopédie, aurait donc fait preuve de quelque insuffisance et de quelque légèreté.

Pour chaque genre, Callimaque, dont l’exemple fut suivi par ses successeurs, avait dressé la liste des auteurs qui l’avaient cultivé avec le plus de succès, qui étaient ce que nous appellerions les classiques. Ces listes portaient le titre, sous lequel on les apprenait par cœur dans les écoles, de canons ou règles. Il y eut le canon des poètes épiques, celui des lyriques, celui des orateurs. Il va de soi que l’arbitraire dut jouer un grand rôle dans la rédaction de ces listes ; le désir d’atteindre ou de ne pas dépasser un certain chiffre, d’aider la mémoire et d’obtenir l’uniformité, dut ici faire admettre parmi les classiques tel auteur médiocre, et là au contraire exclure et exposer ainsi à l’oubli tel écrivain distingué. Le nombre dix revient souvent dans ces tables, qu’ont reproduites les grammairiens postérieurs. C’est celui qui nous est donné pour les orateurs attiques. Ils y sont ainsi rangés, par ordre chronologique : Antiphon, Andocide, Lysias, Isocrate, Isée, Eschine, Lycurgue, Démosthène, Hypéride et Dinarque. Nous nous proposons aujourd’hui d’étudier l’homme remarquable qui figure en tête de cette liste, Antiphon : c’est à la fois un type curieux et aristocrate athénien et un écrivain d’une haute valeur, le maître et le modèle du plus grand historien de l’antiquité, de Thucydide.


Antiphon, fils de Sophilos, était du bourg de Rhamnunte, situé sur la côte septentrionale de l’Attique, en face de l’Eubée, au milieu d’âpres montagnes. Ce canton sauvage et privé d’eau, avec sa plage qui n’a point de ports, avec les profonds ravins qui le coupent en tout sens, n’a jamais dû être très peuplé, ni posséder une ville florissante par l’agriculture ou le commerce maritime. C’était surtout comme centre religieux, comme domicile d’un culte antique et particulier, celui de la vieille déesse Némésis, c’était aussi comme position militaire sur cette pointe avancée d’où l’on surveille toute l’entrée de l’Euripe que Rhamnunte avait du attirer l’attention des Athéniens. Toujours est-il que, dans le cours du ve siècle et du temps même où vivait Antiphon, on construisit là une acropole tout en marbre blanc, qui, par la perfection de l’appareil, est un des plus beaux modèles aujourd’hui conservés de l’architecture militaire des Grecs. Au-dessus de cette citadelle, qui domine le rivage, se dressaient deux temples, portés sur une terrasse qui, comme l’un de ces édifices religieux et comme la forteresse, est aussi construite en belles assises régulières de marbre. Des deux temples, le plus petit, bâti en pierre, doit, avec son appareil polygonal, être le plus ancien ; on l’a cru parfois antérieur aux guerres médiques. Quant à l’autre, d’après les architectes qui l’ont étudié de près, il rappelle à certains égards le temple de Thésée ; il appartiendrait donc, comme la terrasse qui le soutient, comme la citadelle qui en défendait les abords, à l’âge classique de l’art athénien, à l’époque de Cimon et de Périclès.

Aujourd’hui tout ce district est presque désert ; seuls, quelques archéologues et quelques artistes affrontent ces gorges pierreuses et ces scabreux sentiers ; on prend alors ce chemin pour aller de Marathon à Chalcis et revenir à Athènes par Décélie, entre le Pentélique et le Parnès. Ces raonumens de Rhamnunte offrent des traits curieux qui les rendent intéressans pour le voyageur érudit ; mais de plus les ruines mêmes et le site ont assez de beauté pour dédommager de leur peine ceux qui recherchent surtout le pittoresque. Je n’oublierai jamais les quelques heures que j’ai passées là, il y a déjà quelque temps, par une radieuse matinée d’avril. Pendant que nous examinions ce qui restait des anciens sanctuaires et de leurs défenses, notre guide songeait au déjeuner ; il avait acheté un agneau à l’un de ces pâtres appelés Vlaques qui, avec leurs brebis et leurs chèvres éparses dans les buissons de myrtes et de lentisques, sont à peu près les seuls habitans de ce canton Quand nous revînmes, l’agneau, soutenu sur deux fourches fichées en terre par un jeune pin sylvestre qui servait de broche cuisait tout entier devant un feu clair, et la graisse coulait à grosses gouttes sur les charbons ardens. Devant notre tapis étendu à l’ombre avait été préparée une jonchée de verts branchages sur lesquels le succulent rôti, rapidement découpé par le coutelas d’un berger laissa bientôt tomber côtelettes et gigots. S’il est vrai, comme dit le poète,

Qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans un jour de douleur,


écartons vite ces images, et n’exposons pas, en ce cinquième mois du siège, les gourmets parisiens au supplice d’envier l’ordinaire des pâtres et des klephtes grecs.

Ce qui nous fit prolonger là notre halte longtemps après que notre appétit fut satisfait, ce fut la vue magnifique dont on jouissait de la plate-forme où nous étions établis, dans un coin de l’acropole. À nos pieds, c’était la mer, veloutée de chatoyans reflets par le soleil, par la brise, par les nuages qui passaient au ciel. En face de nous se dressaient les hautes et sévères côtes de l’Eubée, dominée par la pyramide du Dirphys. Ce fier sommet était encore tout blanc des neiges de l’hiver ; au contraire, si nous nous retournions vers les gorges qui se creusaient autour de nous dans la montagne, entre des parois de marbre rougies et comme hâlées par le soleil, c’était le printemps de la Grèce dans tout son épanouissement et son éclat. Dans le fond des ravins, là où un peu d’eau filtrait sous les cailloux, arbres de Judée et cytises mêlaient leurs brillantes couleurs au tendre feuillage des platanes, et sur les pentes les plus âpres des milliers de genêts en fleurs étincelaient parmi la verdure des genévriers, des chênes et des oliviers francs.

Dans l’antiquité, toute cette portion du territoire athénien, qui faisait partie de ce que l’on appelait la Diakria ou le « haut pays, » sans avoir de gros villages ni une population aussi dense que celle des plaines d’Athènes ou d’Eleusis, devait pourtant présenter un aspect assez différent de celui qu’elle offre aujourd’hui : je me la représente assez semblable à ce que sont maintenant certains districts montueux de la Grèce moderne où le désir d’éviter le contact des Turcs avait rejeté et cantonné les Hellènes : il en était ainsi du Magne, de la Tzaconie, des environs de Karytena en Arcadie. Partout là, une industrieuse persévérance a mis à profit tout ce que pouvaient offrir de ressources le sol et le climat. Sur des pentes abruptes et presque verticales, de petits murs en pierres sèches s’efforcent de retenir une mince couche de terre végétale ; malgré ces précautions, les grandes pluies de l’hiver et les vents de l’été en emportent une partie jusqu’au fond de la vallée ; sans jamais se lasser, hommes, femmes, enfans, travaillent sans relâche à réparer ces dégâts. Que de fois, admirant la patience de ces sobres et tenaces montagnards, je les ai suivis des yeux pendant qu’ils allaient ainsi lentement, le dos courbé sous leurs hottes pleines, gravissant des sentiers sablonneux ou d’étroits escaliers taillés à même la roche qui leur renvoyait toutes les ardeurs du soleil ! Au bout de quelques années, il n’est peut-être pas une parcelle du terrain, dans chacun de ces petits champs, qui n’ait fait plusieurs fois le voyage, qui n’ait glissé jusqu’au bord du torrent pour être ensuite ramenée, pelletée par pelletée, sur une des terrasses supérieures. Ces sacrifices sont récompensés. Le long du ruisseau, là où les côtes s’écartent et laissent entre elles un peu d’espace, l’eau, soigneusement ménagée, mesurée par heures et par minutes à chaque propriétaire, court bruyante et claire dans les rigoles ; elle arrose des vergers où croissent, suivant les lieux, soit l’oranger, le citronnier et le grenadier, soit les arbres de nos climats tempérés, le pêcher, le pommier et le poirier ; à leur ombre grossissent la fève et l’énorme courge. Plus haut, sur les versans les moins raides et les moins pierreux, là où la légère charrue inventée par Triptolème a trouvé assez de place pour tracer le sillon, l’orge et le seigle verdissent au printemps, et, dans les bonnes années, profitent pour mûrir des tardifs soleils d’automne. Ce qui d’ailleurs réussit le mieux dans ces montagnes, ce qui paie vraiment les habitans de leurs peines, c’est l’olivier, dont les puissantes racines étreignent le roc et semblent faire corps avec lui, c’est la vigne, qui, d’étage en étage, grimpe presque jusqu’aux sommets. À l’un et à l’autre, pour donner une huile et un vin qui seraient les plus savoureux du monde, s’ils étaient mieux préparés, il suffit de beaucoup de soleil, d’un peu de terre, et de quelques coups de hoyau qui viennent à propos ameublir le sol et le dégager des plantes parasites.

C’est ainsi que dans l’Attique, au temps de sa prospérité, même les cantons aujourd’hui les plus déserts et les plus stériles devaient être habités et cultivés. Sur beaucoup de ces croupes où le roc affleure presque partout, où verdit à peine, aux premiers jours du printemps, une herbe courte, diaprée d’anémones et de cistes, qui jaunira dès le mois de mai, il y avait jadis une couche plus épaisse de terre végétale. Dans les ravins, là où j’ai perdu plus d’une fois mon chemin en poursuivant la perdrix rouge ou la bécasse à travers des maquis touffus, on a, pendant bien des siècles, fait la vendange et la cueillette des olives ; c’est ce dont témoignent, sur les pentes les mieux exposées aux rayons du midi ou du couchant, des restes de murs et de terrassemens que l’on distingue encore dans l’épaisseur du fourré. Dans les endroits où la culture était à peu près impossible, des bois de pins, aujourd’hui presque entièrement détruits, empêchaient la montagne de se dénuder ; dans les clairières et entre les rocs mômes poussaient la sauge, la campanule et le thym, toutes ces plantes aromatiques, tous ces vigoureux arbustes que se plaît à tondre la dent des moutons et des chèvres.

Tous ces cantons agrestes et montueux de l’Attique semblent avoir été, dans le siècle de Solon et surtout après les guerres médiques, l’asile et le rempart des traditions aristocratiques. Les matelots du Pirée, les artisans et les petits marchands de la ville, enhardis par les services rendus à la cité, enrichis par le commerce, éprouvèrent de bonne heure le désir de s’assurer des garanties contre l’autorité que les eupatrides ou nobles avaient jusqu’alors exercée sans contrôle. Bientôt ces garanties, qui, après Solon et Clisthènes, étaient déjà sérieuses, ne suffirent plus à leur ambition ; victorieuse à Salamine, « la foule maritime, » comme l’appelle Aristote, voulut un rôle plus actif et réclama sa part du pouvoir. Aristide ouvrit aux citoyens de la dernière classe l’accès des magistratures ; d’autres, peut-être Éphialte et Périclès, établirent les grands jurys populaires et les firent présider par des archontes que le sort avait désignés. Quoique ces réformes eussent profondément changé la constitution d’Athènes, les héritiers des eupatrides ne se résignèrent point. Pendant tout le ve siècle, ils ne cessèrent de lutter sur le Pnyx en faisant, ce qui était leur droit, le plus habile usage de toutes les armes légales ; mais, ce qui est moins à leur honneur, quand ils voyaient le scrutin se prononcer contre eux, ils n’hésitaient point à recourir aux complots et à conspirer avec l’étranger. Ils avaient souhaité la victoire des Spartiates ; ils ne rougirent donc pas, après Ægos-Potamos, d’accepter des mains de Lysandre Athènes vaincue, affamée, agonisante. Là les attendait le châtiment. Par la manière dont elle exerça le pouvoir, l’oligarchie des trente déshonora sans retour sa cause et son nom même. Ce fut moins Thrasybule et ses braves compagnons que Critias et ses complices qui tuèrent à Athènes la tradition aristocratique. Pendant quelques mois, ce fut une véritable orgie de vengeance, de rapine et de folle cruauté ; puis ce parti disparut à jamais de l’histoire d’Athènes. Il avait fini, comme finissent dans leur dernier retour de fortune tous les partis rétrogrades, par un suicide.

On n’en était pas encore là dans les brillantes années qui virent, au lendemain de Salamine et de Platée, la société athénienne se reconstituer. Entre les grandes familles avec leur héréditaire prestige et ce peuple qui devenait d’année en année plus nombreux et plus entreprenant, les forces paraissaient à peu près balancées. Le parti aristocratique représentait la propriété foncière, le parti démocratique la propriété mobilière. Pendant des siècles, il n’y avait guère eu d’autre manière d’être riche que de posséder beaucoup de terres et de troupeaux ; c’était le commerce qui, depuis le moment où Athènes était maîtresse des mers, avait fait travailler l’argent et créé ainsi une nouvelle forme de la richesse. Les laboureurs de la plaine et les vignerons des collines tournées vers Athènes, cultivant les meilleures ou, si l’on veut, les moins mauvaises terres de l’Attique, avaient dû acquérir de l’aisance et devenir peu à peu propriétaires d’une partie tout au moins du sol. Voisins de la ville où leurs affaires les amenaient sans cesse, il leur était plus facile d’assister régulièrement aux assemblées et de s’y imprégner de l’esprit nouveau, de s’associer aux réclamations et aux ambitions de la petite bourgeoisie urbaine. Au contraire les habitans de ces districts reculés, auxquels il fallait pour gagner Athènes une grande journée de marche, s’y rendaient bien moins souvent ; ils n’y paraissaient que de loin en loin. Plus disséminés, plus pauvres et plus rudes que leurs concitoyens de la ville et du port, ils restaient sans doute plus soumis à la tradition, plus fidèles aux anciens usages, plus respectueux envers les riches propriétaires qui de père en fils possédaient de vastes domaines dans ces montagnes, livrées en grande partie à la vaine pâture. L’aristocratie ne pouvait manquer de compter beaucoup de cliens parmi ces vignerons, ces bûcherons et ces bergers. Là, dans les rangs de ces montagnards accoutumés aux durs ouvrages, se trouvaient ces « soldats de Marathon, » ces Marathonomaches, comme dit Aristophane, qu’il célèbre comme les vrais représentans de l’ancienne énergie et des vieilles vertus nationales. Accoutumés à vivre sous le patronage d’eupatrides dont la demeure patrimoniale était la plus belle maison de leur village et dont la généalogie se rattachait à des légendes et à des religions locales, ces hommes, quand ils descendaient à Athènes pour assister à l’assemblée, appuyaient en général de leur vote les chefs de ce que nous appellerions dans la langue de la politique moderne le parti conservateur.

C’est sans doute à une ancienne famille, qui avait là ses propriétés et son influence héréditaire, qu’appartenait Antiphon, du bourg de Rhamnunte, l’homme qui, pendant la guerre du Péloponèse, fut, sans jouer en public le premier rôle, la plus forte tête et le véritable meneur du parti aristocratique. Pur malheur, si nous en savons assez pour nous faire une haute idée du talent d’Antiphon et de l’importance de son rôle, nous manquons de détails sur les circonstances de sa vie. Les biographies que lui ont consacrées le Pseudo-Plutarque et Philostrate sont pleines de confusions et de contradictions ; ce qui nous est resté de ses œuvres ne nous apprend rien sur sa personne. Le texte capital, celui qui, bien mieux que tous les bavardages des compilateurs, nous fait connaître Antiphon, c’est une page d’un contemporain, de Thucydide. C’est à propos de la révolution aristocratique, tentée en 411 pour supprimer la constitution athénienne, qu’il insiste sur Antiphon et sur la part que prit ce personnage à toutes ces intrigues. Le nouveau gouvernement, raconte-t-il, fut publiquement proposé au peuple par Pisandre ; mais celui qui en avait tracé tout le plan et qui s’était occupé surtout de l’exécution, c’était Antiphon, « homme, continue l’historien, qui ne le cédait en mérite à aucun de ses compatriotes, et qui excellait tout à la fois à concevoir et à exprimer ses pensées. Il est vrai qu’il ne prononçait pas de discours devant le peuple et ne s’engageait de lui-même dans aucun débat public, car il craignait la méfiance qu’inspirait au peuple la puissance de sa parole ; mais il n’y avait personne à Athènes de plus capable de servir par ses conseils ceux qui avaient une lutte à soutenir en justice ou devant le peuple, et la défense la plus parfaite qui ait été jusqu’à ce jour entendue dans une cause capitale est celle que prononça Antiphon alors qu’après la chute des quatre cents, il fut accusé comme leur partisan. »

Cette éloquence ne suffit pas à le sauver. Selon le droit du temps, il ne méritait que trop la mort. Depuis plusieurs mois, ses amis et lui avaient fait disparaître tous les plus honnêtes gens du parti opposé. Les uns avaient été frappés dans l’ombre par des spadassins qu’enrôlaient et que payaient les membres des hétairies ou clubs aristocratiques ; les autres avaient succombé sous des verdicts arrachés aux tribunaux par la terreur, et qui n’étaient autre chose que des meurtres juridiques. Tous ceux qui n’avaient point cherché à temps un refuge auprès de l’armée de Samos étaient ainsi tombés tour à tour. Bientôt les meneurs oligarchiques avaient vu que la résistance de cette armée, sincèrement attachée aux institutions démocratiques et dirigée par des hommes de cœur tels que Thrasylle et Thrasybule, pouvait faire avorter leurs projets. Alors Phrynichos et Antiphon étaient partis pour Sparte comme ambassadeurs ; en échange de l’autorité qui leur serait garantie, ils offraient de recevoir la flotte péloponésienne dans le Pirée et une garnison dans l’acropole ; ils voulaient livrer Athènes à l’étranger. Si Athènes fut alors sauvée, elle ne le dut qu’à l’apathie et à la lenteur spartiates. Voilà ce qu’avait fait Antiphon : n’était-ce point assez pour justifier toutes les représailles, toutes les violences même de la démocratie triomphante ? Mais un siècle de gouvernement libre avait donné à ce peuple athénien, que l’on a tant calomnié, un profond respect de la légalité ; ceux même qui avaient mis à mort sans jugement beaucoup des meilleurs parmi leurs concitoyens obtinrent le bénéfice d’un débat public et contradictoire. On peut lire dans le Pseudo-Plutarque le texte du plébiscite qui renvoya devant le jury Antiphon, accusé de haute trahison, et celui de la sentence qui le frappa. Des principaux auteurs du coup d’état qui avait mis Athènes à deux doigts de sa ruine, Antiphon était, avec un certain Archéptolème, le seul qui ne se fût pas soustrait par la fuite à la juste colère du peuple. Fut-ce l’âge et les infirmités qui le retinrent, comptait-il sur le pouvoir et le charme de son éloquence ? On ne sait ; toujours est-il qu’il ne fit aucun effort pour éviter le danger et qu’il se présenta au jour dit devant le tribunal qui devait prononcer sur son sort.

Les débats de ce procès, où se pressa la foule, firent sur l’esprit des Athéniens une profonde impression, et laissèrent des souvenirs dont la vivacité nous est attestée par les expressions mêmes de Thucydide, ainsi que par différentes allusions et anecdotes qu’il serait aisé de recueillir chez les anciens. L’importance politique de l’affaire aurait déjà suffi à éveiller l’attention : il s’agissait de savoir si des ambitieux, ennemis héréditaires des institutions que s’était données la majorité du peuple athénien et qui lui avaient assuré tout un siècle de prospérité et de grandeur, pourraient impunément continuer à troubler la cité, à l’agiter de leurs rancunes et de leurs haines, à conspirer dans l’ombre de leurs sociétés secrètes, et à menacer son indépendance en mendiant contre elle le secours de l’étranger. Les Athéniens en ce moment étaient d’autant plus attachés à leurs libertés qu’ils les avaient crues, quelques semaines auparavant, détruites pour toujours ; ils avaient d’ailleurs pu juger à l’essai le régime dont les feraient jouir, quand ils seraient les maîtres, ceux qui se décernaient si complaisamment a eux-mêmes le titre de parti des meilleurs, des honnêtes gens. Le sentiment démocratique avait donc alors un entrain, une chaleur qu’atteste assez l’éloquent décret de Démophante. Ce texte curieux nous a été conservé dans le discours d’Andocide sur les mystères ; il contient un serment que durent prêter en 410 tous les Athéniens, serment par lequel ils s’engageaient à maintenir envers et contre tous les vieilles lois de Solon et les franchises qu’elles consacraient. Par la véhémence de ces paroles enflammées, on peut se faire une idée de la sourde indignation qui fermentait dans tous les cœurs le jour où le jury, pour la première fois convoqué après quatre mois de clôture de la salle de ses séances, vit paraître à sas barre les deux prévenus qui, en l’absence des autres conspirateurs plus avisés, venaient seuls répondre des intrigues et des violences au moyen desquelles on avait essayé de changer la constitution d’Athènes.

Mais là n’était pas tout l’intérêt. Les Athéniens étaient trop amateurs du talent et du beau langage, trop artistes en un mot, pour que la curiosité, même en de si graves conjonctures, ne conservât pas ses droits. Antiphon n’était pas populaire. Les Athéniens avaient conscience de l’empire qu’exerçait sur eux l’éloquence, et ils craignaient toujours de ne point être assez en garde contre ses séductions. Ils étaient mal disposés pour tous ces esprits raffinés que l’on désignait sous le nom de sophistes, lesquels aimaient à se vanter de savoir persuader à la foule ce qu’il leur plaisait de lui faire croire, d’enseigner à la tromper et à se jouer de sa crédulité. La foule se sentait, non sans quelque raison, méprisée par eux ; elle savait qu’ils ne se faisaient point faute de railler dans leurs petits cercles fermés, au milieu d’auditeurs qui ne voyaient que par leurs yeux, les institutions démocratiques et l’égalité qu’elles prétendaient établir entre les hommes. Le peuple se méfiait donc de ces gens qui se donnaient comme plus sages que tous leurs concitoyens et que le législateur même ? il les craignait comme des magiciens toujours disposés à faire sur lui l’expérience de leur pouvoir et de leurs sortilèges ; il devinait chez eux un dédain et une malveillance qui pouvaient, comme ce fut le cas pour Antiphon, se changer au premier jour en une hostilité déclarée. Déjà, on le sait, un des maîtres de Périclès, Damon, avait été victime de ces soupçons ; l’ostracisme l’avait frappé moins pour un crime défini que pour les sentimens qui lui étaient attribués par les inquiétudes de l’opinion. Plus tard, ce qui surtout perdit Socrate, ce fut la réputation qu’il avait d’être ennemi de la démocratie. Antiphon, bien avant même que, dans les dernières années de sa vie, il ne jouât un rôle important, avait dû être suspect au public. L’aïeul d’Antiphon, qui, suivant l’usage athénien, portait sans doute le même nom que son petit-fils, passait déjà pour avoir été mêlé à je ne sais quelles menées factieuses, probablement comme partisan de l’oligarchie ; c’est ce que nous apprennent quelques mots de la défense d’Antiphon conservés par un lexicographe. Son père, Sophilos, s’il faut en croire l’auteur de ces Vies des dix orateurs qui ont été recueillies parmi les œuvres de Plutarque, était lui-même sophiste. Sophilos avait été le premier maître de son fils. Ainsi Antiphon avait hérité tout à la fois des connaissances paternelles et de la défaveur qui s’attachait aux études des sophistes. L’attitude qu’il prit n’était pas faite pour lui ramener les sympathies que s’était déjà aliénées sa famille. En effet, il ne s’était pas contenté d’enseigner la rhétorique, comme Tisias ou Gorgias ; il avait le premier donné l’exemple d’écrire à prix d’argent des discours pour ceux qui avaient à paraître en justice, et qui ne se sentaient point capables de rédiger eux-mêmes le plaidoyer qu’ils devaient prononcer. Le plaideur apprenait par cœur la harangue qu’il avait achetée, et la récitait de son mieux en tâchant de faire croire qu’il en était l’auteur. Il y avait là une sorte de tricherie que les Athéniens toléraient, tout en éprouvant quelque déplaisir de ne pouvoir faire autrement : c’était un moyen d’éluder la loi qui exigeait que tout Athénien comparût en personne et exposât lui-même son affaire, c’était une fraude qui exposait les juges à se voir trompés par les secrètes habiletés et l’art subtil du rhéteur, caché derrière le plaideur, simple bourgeois ou paysan que l’on était disposé à écouter sans défiance. Le jury athénien sentait là un piège tendu à sa bonne foi ; il en voulait à ceux qui, en faisant métier et marchandise de la parole, le forçaient à se mettre toujours en garde contre des surprises dont souffriraient l’équité et le bon droit. Déjà mal vu comme sophiste et rhéteur, Antiphon s’était rendu plus suspect encore en créant à Athènes cette nouvelle et profitable industrie du logographe ou fabricant de discours. Ce n’était pas, comme plus tard Isocrate, une invincible timidité qui l’avait écarté de la tribune da Pnyx et empêché d’être, tant que dura le régime démocratique, un orateur, un homme public : il ne donna, dans la dernière partie de sa carrière, que trop de preuves d’une décision et d’une énergie qui ne reculait même pas devant le crime. Non, ce qui l’avait tenu à l’écart, ce qui l’avait réduit, jusqu’au jour où ses amis s’emparèrent violemment du pouvoir, à n’être qu’une sorte d’homme d’état consultant, chef occulte d’un parti de conspirateurs, c’étaient les craintes et l’antipathie qu’il inspirait.

On ne l’aimait donc pas, mais on n’en avait qu’une plus haute idée, des ressources de son art et de son talent. Les méfiances qui lui avaient fermé le Pnyx et les tribunaux avaient privé le public des moyens de l’entendre ; ce privilège n’avait été accordé qu’à ses élèves et à ses amis politiques. Sans doute, depuis qu’il avait assumé la direction de l’intrigue oligarchique, Antiphon avait dû plus d’une fois prendre la parole dans les réunions des conjurés et dans le conseil des quatre cents ; mais ce qui est certain, c’est que ce lettré, ce rhéteur, cet ennemi des institutions démocratiques n’avait jamais fait à ce peuple qu’il méprisait l’honneur de lui adresser la parole soit sur le Pnyx, soit dans un de ses tribunaux. La nécessité le contraignait enfin à sortir de ce silence dédaigneux ; on allait voir comment se tirerait d’affaire, maintenant que sa propre vie était en péril, cet habile avocat dont l’adresse avait peut-être soustrait tant d’accusés à une juste condamnation. Il y avait là pour le peuple une satisfaction de vanité tout à la fois et un grand intérêt de curiosité ; tout en punissant des actes qu’il semblait devoir être bien difficile de justifier, on aurait le plaisir d’entendre enfin l’homme qui, depuis que Gorgias ne séjournait plus à Athènes, y représentait avec le plus d’éclat cet art nouveau de la rhétorique. Plus d’un ennemi politique d’Antiphon se demandait si ses disciples et son parti ne l’avaient pas surfait, si ce n’était point là une de ces réputations de coterie qui ne supportent point l’épreuve de la discussion publique et du plein jour. Quant aux lettrés et aux délicats, ils savaient à quoi s’en tenir, et dès l’aube ils étaient à leur poste, pressés devant les portes encore fermées du tribunal ; ils voulaient être les premiers à les franchir dès qu’elles s’ouvriraient, afin d’être placés tout près de la barrière qui séparait les jurés de l’auditoire ; il ne fallait pas perdre une seule des paroles de l’éloquent orateur, qu’élèverait encore au-dessus de lui-même la gravité des circonstances. Comme plus tard ce procès de Callistrate d’Aphidna auquel on attribue le mérite d’avoir éveillé le génie du jeune Démosthène, le procès d’Antiphon, dans cette ville passionnée pour les choses de l’esprit, fut un événement littéraire autant que politique.

Les débats répondirent à l’attente qu’ils avaient excitée. Dix co-accusateurs (συνήγοροι) avaient été chargés de porter la parole au nom de la cité. C’est ce qui se faisait d’habitude dans les procès de haute trahison ; de plus le décret du sénat qui renvoyait Antiphon devant le jury avait réservé à tout citoyen la faculté de s’adjoindre à ces délégués pour mieux mettre en lumière les crimes d’Antiphon. C’était en effet au patriotisme des particuliers qu’était confié, dans le cours ordinaire des choses, le soin de faire observer les lois et de citer devant le magistrat compétent ceux qui les enfreignaient ; pour que l’état prît la peine de se donner à lui-même des avocats, de désigner les orateurs qui seraient investis du droit de poursuivre, il fallait des cas exceptionnels et une procédure spéciale, que l’on appelait eisangélie (είσαγγελέα)ou dénonciation ; mais alors même qu’elle instituait ainsi une sorte de ministère public, Athènes tenait à ne point décourager, à ne jamais exclure l’initiative privée.

Quelque ennemi personnel d’Antiphon profita-t-il de la permission, les accusateurs qu’avait nommés le sénat firent-ils honneur à ce choix ? Tout ce que nous savons par un court fragment d’Antiphon, c’est que l’un de ceux qui portèrent la parole contre lui s’appelait Apolexis. Ce personnage est d’ailleurs à peu près inconnu. La seule chose certaine, c’est que le principal acteur du drame, Antiphon, se montra tout à fait à la hauteur de sa réputation. Son discours avait été recueilli et conservé. C’est, on n’en saurait guère douter, celui que les grammairiens mentionnent à plusieurs reprises sous ce titre : De la révolution (περί μεταστάσεωζ). Antiphon dut en effet se trouver conduit à y exposer tout le plan des prétendues réformes que ses amis et lui avaient essayé d’accomplir ; il ne pouvait dissimuler la part qu’il avait prise à ces tentatives. Malheureusement les fragmens qui nous sont donnés comme appartenant à ce plaidoyer ne se composent guère que d’un mot ou d’une phrase sans aucun intérêt ; mais Suidas cite, sans indication du discours auquel il l’emprunte, un fragment qui doit être restitué à cette apologie : « on vous a demandé de ne pas vous laisser prendre de pitié pour moi ; on a craint que par des larmes et des supplications je ne m’efforçasse de vous fléchir. » Ceci s’encadre merveilleusement dans l’exorde de cette défense, telle que nous pouvions nous l’imaginer d’après ce que nous savons des habitudes de l’ancienne éloquence athénienne et du caractère même d’Antiphon. L’orateur à Athènes était forcé de s’interdire tout ce qui aurait semblé ne s’adresser qu’à la partie sensible de l’âme. Sans doute un habile homme, comme Antiphon ou Lysias, savait bien trouver moyen de toucher et de remuer les cœurs sans en avoir l’air ; mais il fallait qu’il cachât son jeu, autrement ses auditeurs se seraient mis en garde. Les cordes qu’il voulait faire vibrer se fussent détendues ou brisées sous l’archet. Antiphon avait une trop haute idée de lui-même et de son art pour s’exposer à recevoir de personne une leçon de goût.

Il avait aussi trop d’orgueil pour chercher à se soustraire, par un humble et tardif désaveu, aux conséquences de ses actes. Peut-être le sentiment qui l’avait décidé à rester, quand ses complices fuyaient de toutes parts, le porta-t-il à revendiquer hautement la pleine responsabilité de la politique dont il avait été le principal inspirateur. Sa seule chance de salut, c’était de prouver aux juges qu’il n’avait agi ou cru agir que pour le bien d’Athènes. La rhétorique, pour emprunter les mots mêmes dont se sert un des successeurs les plus convaincus d’Antiphon, Isocrate, « sait faire paraître petites les grandes choses, et grandes les petites. » Ce n’était vraiment pas trop vanter sa puissance, si elle réussissait à désarmer d’une juste colère la démocratie, victorieuse, à la convaincre des bonnes intentions de ceux qui avaient assassiné ses chefs et tout préparé pour ouvrir les portes d’Athènes à son plus cruel ennemi. Malgré tout son talent, Antiphon ne pouvait pas faire, ne fit pas ce miracle. Le jury, nous ne savons à quelle majorité, déclara par son verdict les deux prévenus coupables du crime de haute trahison. Antiphon était sans doute le premier a prévoir cette sentence ; il n’en fut point abattu ; il jouit plutôt de l’impression produite par son style savant et sa ferme parole. Les juges même qui le condamnaient n’avaient pu dissimuler le plaisir qu’ils éprouvaient à l’entendre ? peut-être avaient-ils eu grand’peine à s’empêcher d’applaudir aux beaux endroits. Quant aux curieux et aux connaisseurs, ils laissaient éclater bien haut leur enthousiasme. Le poète tragique Agathon, que Platon nous présente dans le Banquet comme l’un des esprits les plus vifs et les plus délicats de son temps, comme le digne interlocuteur de Socrate, d’Aristophane et d’Alcibiade, avait assisté à cette joute oratoire. Après l’arrêt, il s’approcha d’Antiphon pour lui dire combien il avait été frappé de son éloquence et attristé de sa condamnation. « Le suffrage d’un seul homme de goût, répondit Antiphon en souriant, a pour moi plus de valeur que celui de toute une foule de gens du commun[2]. » Il y avait à la fois dans Antiphon l’orgueil de l’aristocrate et la vanité de l’acteur ; avoir contraint à l’admiration ce peuple qu’il méprisait et par son attitude lui témoigner jusqu’au bout son dédain, recueillir en même temps le sincère hommage de ceux qu’il reconnaissait comme ses pairs en matière d’éducation et de langue, quitter sur un grand succès la scène où il venait enfin de jouer le premier rôle, ce n’était pas un sort fait pour déplaire à cet énergique et hautain personnage.

Le texte de la sentence existe. « Ont été condamnés pour trahison Archéptolème, fils d’Hippodamos, du dème d’Agrylé, qui a comparu ; Antiphon, fils de Sophilos, du dème de Rhamnunte, qui a comparu. La peine qui a été prononcée contre eux est celle-ci : ils seront livrés aux onze ; leur fortune sera confisquée, et la dîme en sera consacrée à la déesse. Leurs maisons à tous les deux seront démolies, et sur l’emplacement qu’elles occupaient on dressera des bornes portant cette inscription : « maison d’archeptoleme, maison d’antiphon, traitres a la patrie. » Les démarques de leurs bourgs indiqueront au magistrat leurs maisons et leurs biens. Archéptolème ni Antiphon ne pourront être ensevelis à Athènes, ni nulle part en terre athénienne. Archéptolème et Antiphon seront notés d’infamie, ainsi que leurs descendans légitimes ou bâtards ; si quelqu’un adopte un descendant d’Archéptolème ou d’Antiphon, que celui qui aura fait l’adoption soit-aussi noté d’infamie. Cette sentence sera gravée sur une table de bronze, table qui sera placée à côté de celle qui contient le jugement rendu contre Phrynichos. » Phrynichos était un autre des chefs de la faction aristocratique et du conseil des quatre cents ; il avait accompagné Antiphon à Sparte dans cette ambassade qui avait pour but d’admettre dans le Pirée la flotte lacédémonienne. À son retour, il avait été tué par un jeune soldat athénien, et après enquête le jury avait approuvé ce meurtre et flétri la mémoire de Phrynichos par un arrêt qui devait être rédigé à peu près dans les mêmes termes que la sentence rendue contre Archéptolème et Antiphon.

Avec son caractère et son tour d’esprit, Antiphon ne dut pas s’émouvoir beaucoup des peines accessoires que cette sentence prétendait ajouter pour lui à la rigueur du dernier supplice. Antiphon devait être élève des sophistes en matière de morale aussi bien que d’art, et se rattacher à l’école sceptique. L’œuvre de Thucydide, dont les relations avec Antiphon ne sont pas douteuses, nous fournit aussi quelques indices ; il en ressort que, dans le groupe auquel appartenait l’orateur, on ne partageait pas les croyances et les craintes religieuses du peuple athénien ; on y était aussi dégagé que possible de sentimens que l’on traitait de préjugés. Pour conquérir la puissance, Antiphon avait fait un effort hardi et vigoureux ; la tentative avait échoué par la faute des circonstances ; il avait perdu la partie ; en beau joueur, il était prêt à en payer l’enjeu. Que lui importait-il que sa cendre fût jetée au vent ? Il ne croyait pas aux fables des enfers et aux mânes exilés des sombres bords pour n’avoir pas reçu les derniers honneurs. Ne s’est-il pas moqué, dans une phrase que nous a conservée Stobée, de ces gens « qui ne vivent pas la vie présente, mais qui se préparent à grand’peine, comme s’ils avaient à vivre une autre vie, et non la vie présente ; en attendant, le temps leur échappe et fuit[3]. » Quant à la note d’infamie que les démocrates athéniens prétendaient attacher à sa mémoire, il les méprisait trop pour s’inquiéter de ce que diraient de lui, après sa mort, ceux dont il n’avait jamais, pendant sa longue vie, cherché à gagner l’estime et les sympathies. Si la pensée de l’avenir pouvait le toucher, n’aurait-il pas, pour protester contre ces anathèmes gravés sur le bronze, le fidèle souvenir de ces « gens de goût » dont ! e poète Agathon s’était fait l’interprète au moment même où les autres prononçaient leur arrêt ? N’aurait-il pas surtout cet élève, cet ami dont il avait dû apprécier l’un des premiers le rare mérite, ce Thucydide qui, dans son exil, les yeux fixés sur Athènes, écrivait l’histoire de ses luttes militaires et civiles ? Certes Thucydide, quand il raconterait cette révolution si habilement conduite, ne manquerait pas de s’arrêter un instant pour honorer d’un impérissable hommage le maître auquel il devait tout ce qui n’était pas chez lui don de nature et de génie. Peut-être enfin, avec la sagacité de la haine, Antiphon entrevit-il, par-delà cette victoire apparente de la démocratie, ses prochains revers ; peut-être, par un pressentiment de la dernière heure, devina-t-il comment Critias et les trente, au bout de quelques années, vengeraient les quatre cents et verseraient à flots le sang de ces orateurs qui avaient porté la parole contre lui, de ces juges qui l’avaient condamné.

Antiphon, aussitôt le verdict rendu, fut donc livré aux onze : c’était un collège de magistrats inférieurs qui exerçaient à peu près les mêmes fonctions qu’à Rome les triumvirs capitaux ; ils étaient chargés de garder les prisonniers, de mettre à la torture, quand il y avait lieu, les esclaves ou les étrangers, et de faire exécuter les sentences prononcées contre toute espèce de coupable. Humaine jusque dans ses sévérités, la loi athénienne ne connaissait pas pour les citoyens d’autre forme du dernier supplice que l’empoisonnement par la ciguë, et le condamné s’éteignait sans vives douleurs dans la prison, loin des regards cruels et des insultes de la foule, entouré de paroles amies et de mains pieuses empressées à lui fermer les yeux. Nous ne savons rien des derniers momens d’Antiphon ; je me le représente prenant et vidant la coupe sans pâlir, et, tant que la voix ne lui manqua point, trouvant, comme un peu plus tard Théramène, pour railler ses ennemis, des paroles amères et moqueuses que les gens d’esprit se répétaient le lendemain sur l’Agora. Au moment où le saisissait la torpeur avant-courrière du sommeil suprême, lorsqu’il s’étendait, comme Platon nous le raconte de Socrate dans le Phédon, sur la couche d’où il ne devait pas se relever, regrettait-il beaucoup la vie ? Il serait permis d’en douter, si ceux qui paraissent les plus fermes n’étaient exposés à se démentir sous les affres de la mort, s’il ne leur arrivait d’oublier alors tout ce qu’ils ont dit et écrit autrefois à ce sujet. Voici en effet comment notre orateur, nous ne savons dans lequel de ses écrits, avait jugé la condition humaine : « notre existence, c’est une journée de prison ; la longueur, c’en est un jour pendant lequel nous levons les yeux vers la lumière pour céder ensuite la place à nos successeurs[4]. » Ailleurs éclatait ce cri de mélancolie qui fait songer à Lucrèce : « oui, mon cher, toute vie humaine justifie merveilleusement le reproche et la plainte ; elle n’a rien de satisfaisant, de grand et d’auguste, mais ce ne sont que choses mesquines, chétives et de courte durée, mêlées de grands chagrins[5]. »

C’est l’homme, son caractère et son rôle, que l’on a vu jusqu’ici dans Antiphon ; on a tenté de dégager à force d’attention cette figure originale des ombres qui l’enveloppent, d’en retrouver le mouvement et l’expression vraie. Il nous restera étudier l’écrivain, à montrer ce qu’il fit pour l’éloquence et pour la prose attique.

On avait à l’époque romaine soixante discours qui portaient le nom d’Antiphon ; mais déjà le grammairien Cœcilius, contemporain d’Auguste et l’un des critiques qui paraissent avoir le mieux connu les orateurs, dans son Commentaire sur Antiphon (σύνταγμα περί Άντιφώντοζ), en rejetait vingt-cinq comme apocryphes. Nous n’en possédons aujourd’hui plus que quinze : tous ces quinze ont été prononcés ou sont censés l’avoir été dans des causes de meurtre ; on peut donc croire qu’ils appartenaient à une même partie de la collection, qu’ils formaient le livre ou rouleau renfermant toute cette catégorie de plaidoyers. On reconnaît à divers signes que, dans les éditions des orateurs, les discours et plaidoyers étaient en général disposés non par ordre chronologique, mais par ordre de matières. Il est arrivé ainsi que, quand l’œuvre d’un orateur ne nous parvenait pas tout entière, la partie conservée, qui faisait une des subdivisions de la collection complète, ne renfermât que des plaidoyers de même espèce. Il en est ainsi pour Isée : les onze discours que nous possédons ont tous été prononcés dans des questions d’héritage. Dans ce que nous avons de Lysias, on a cru reconnaître d’une part certains livres d’une édition ordonnée d’après ce principe, et de l’autre des restes d’une édition qui n’aurait compris que les meilleurs discours, les œuvres choisies.

Des quinze discours d’Antiphon, trois sont de vrais plaidoyers, qui ont tout l’air d’avoir été débités devant un tribunal athénien ; ils ont pour titres : Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, — Défense pour Hélos à propos du meurtre d’Hérode, — Sur le choreute. Les douze autres sont évidemment des exercices d’école ; ils forment trois tétralogies, c’est-à-dire trois groupes composés chacun de quatre discours. Chacune de ces tétralogies contient l’accusation, la défense, une réplique du demandeur, une autre du défendeur. Toutes ces compositions sont fort courtes ; ce sont plutôt des sommaires, des canevas que des discours ; les argumens y sont plutôt indiqués que développés. Il s’agissait de montrer à l’élève, à propos d’une cause fictive, comment, dans tous les cas analogues, il pourrait tirer parti de son sujet. Voici par exemple la matière de la première tétralogie : un homme a été assailli la nuit avec l’esclave qui l’accompagnait ; il a été tué sur le coup ; son esclave a survécu assez longtemps pour déposer qu’il avait reconnu dans l’assassin un citoyen avec qui son maître était en procès. Ce citoyen est accusé du meurtre. Les preuves font également défaut à l’attaque et à la défense ; tout le débat porte sur des vraisemblances. C’était là ce que les rhéteurs appelaient la démonstration artificielle (έντεχνοι πίστειζ), parce que, pour donner à toutes ces inductions, à toutes ces conjectures un air de vérité, pour les imposer à l’esprit du juge tout au moins comme un commencement de preuve, il fallait toute l’adresse d’un avocat consommé. Là au contraire où l’une des parties avait à produire un document qui par lui-même tranchait la discussion, il y avait, disait-on, démonstration étrangère à l’art. Qu’est-il en effet besoin de talent pour faire entendre un témoignage formel ou exhiber un acte authentique et que peut opposer le plus habile homme du monde à l’adversaire pourvu de pareilles armes ? Il me semble d’ailleurs, pour prendre le cas qui fait ici l’objet du litige qu’aucun tribunal, pas plus à Athènes que chez nous, n’oserait condamner un prévenu sur de simples probabilités, sous quelque jour spécieux qu’elles fussent présentées. Pas plus que celle-ci les deux autres tétralogie, ne contiennent de noms d’hommes ou de lieu ; c’est partout le même caractère abstrait et fictif. Cela seul suffirait, à défaut d’autres argumens, pour nous avertir qu’il n’y a point à chercher ici des monumens de l’éloquence judiciaire à Athènes, qu’il faut seulement y voir un échantillon des modèles que ce rhéteur proposait à ses disciples. À cette même catégorie appartenait un recueil que nous trouvons plusieurs fois cité sous ce titre : Exordes et péroraisons (Προοίμια καί έπίλογοι). La collection d’exordes qui nous a été conservée sous le nom de Démosthène suffit à nous donner une idée de ce que pouvait être cet ouvrage ; il ne semble pas qu’il y ait lieu d’en beaucoup regretter la perte.

Pour un homme tel qu’Antiphon, ce n’était pas tout de se rompre lui-même, par de semblables exercices, à tous les tours de force de la controverse judiciaire et d’y former ses élèves. Ni le maître ni ceux qui écoutaient ne se fussent résignés à se contenter de l’habileté pratique ; on avait de plus hautes ambitions, on aspirait à faire la théorie de cet art auquel on attribuait une irrésistible puissance, un pouvoir analogue à celui que prêtaient aux magiciens les vieilles légendes. Aujourd’hui nous ne nous faisons plus d’illusions ; nous savons que, pour remuer les âmes par la parole, il n’est qu’un secret, bien connaître les hommes, avoir de la passion et des idées claires. L’éloquence est pour nous affaire de dispositions naturelles d’expérience et d’émotion ; elle se passe quelquefois de l’éducation, et celle-ci ne peut jamais suffire à la donner. Les modernes ne voient dans la rhétorique qu’une série de remarques sur les procédés que l’esprit humain emploie de préférence quand il veut réussir à communiquer ce qu’il croit être la vérité, à entraîner et à dominer d’autres intelligences ; ils y trouvent surtout cet avantage qu’elle fournit l’occasion de former le goût des jeunes gens, qu’elle fait passer sous leurs yeux les plus beaux traits des orateurs, les chefs-d’œuvre de l’éloquence. À proprement parler, elle ne comporte pas de règles et de préceptes, mais elle suggère des observations, et, pour celui qui veut apprendre à écrire ou à parler, elle éveille la sagacité, elle devance et prépare l’expérience. Aux yeux des anciens, c’était bien autre chose ; pour ces esprits à la fois raffinés et encore naïfs, celui qui aurait été maître de tous les secrets de la rhétorique se serait, par là même, rendu maître de toutes les intelligences et de tous les cœurs : il en aurait eu, pour employer une expression vulgaire, mais qui rend bien leur pensée, la clé dans sa poche. C’était là un idéal dont chaque rhéteur en renom prétendait approcher d’un peu plus près que ses devanciers ; Antiphon ne pouvait donc manquer d’écrire sa techné ou son manuel de l’art. Nous savons en effet qu’il avait laissé une rhétorique en trois livres ; mais il n’en est rien arrivé jusqu’à nous.

Une question délicate, déjà douteuse pour les anciens, c’était de savoir s’il fallait attribuer à Antiphon de Rhamnunte, le célèbre orateur, un traité en plusieurs livres qui avait pour titre : Discours sur la vérité, et qui existait encore à l’époque romaine. Les courtes citations qui nous en sont parvenues ne nous permettent pas de juger du style de cet ouvrage ; mais Hermogène, qui l’avait sous les yeux, affirme que la diction en différait sensiblement de celle qu’il était accoutumé à trouver dans les plaidoyers d’Antiphon, et c’était aussi l’avis de Didyme, un des plus savans grammairiens de l’antiquité. Il semble bien y avoir eu, tous deux contemporains de Socrate, deux Antiphon, l’un l’homme politique, l’orateur que nous étudions, l’autre un simple sophiste, qui s’était occupé surtout d’interpréter les prodiges et les songes ; il cherchait, autant que nous pouvons en juger d’après de rares débris, à en bannir le merveilleux, à en donner des explications qui eussent un caractère scientifique. D’après ce qu’en dit Celse, ce serait une sorte de précurseur d’Épicure. Comme presque tous les philosophes grecs, il avait mêlé dans son livre la métaphysique à des théories de physique générale.

Il y a là une direction d’esprit qui s’écarte de celle de notre orateur, tout entier tourné vers les luttes judiciaires et politiques, tout épris de l’art auquel ceux qui le cultivent devront le premier rang dans la cité. Xénophon nous rapporte une conversation, qui ne présente d’ailleurs pas un grand intérêt, entre Socrate et Antiphon. Un grammairien, Adrantos, avait écrit une dissertation intitulée Quel est l’Antiphon dont a voulu parler Xénophon ? Il me semble que l’auteur des Mémorables avait répondu lui-même à cette question. Il désigne l’interlocuteur de Socrate par ces mots : Antiphon le sophiste. Or c’était comme maître de rhétorique et auteur de plaidoyers que le fils de Sophilos était connu à Athènes. Si c’était lui que Xénophon eût mis en scène, il l’aurait appelé Antiphon le rhéteur. Par cette qualification de sophiste il a voulu nous avertir qu’il était ici question d’un autre Antiphon que le célèbre Rhamnusien. Aristote mentionne aussi ce sophiste, qui, dit-il, était avec Socrate dans de mauvais termes, qui, selon toute apparence enviait son influence sur les esprits et redoutait sa dialectique L’existence de deux Antiphon à peu près contemporains, attestée par les grammairiens et indirectement confirmée par des textes moins explicites, mais plus anciens, me paraît donc hors de doute. C’est à Antiphon le sophiste, dont nous ignorons la patrie et la famille qu’il convient d’attribuer les Discours sur la vérité.

Enfin nous possédons un certain nombre de fragmens, dont quelques-uns assez étendus, qui nous sont donnés par Stobée sous cette simple rubrique : « d’Antiphon. » Stobée ne nous indique pas à quel Antiphon ils appartiennent, ni de quel ouvrage ils sont tirés C’est pourtant, croyons-nous, l’orateur qui a le droit de les revendiquer. Sa notoriété était bien plus grande que celle du sophiste son homonyme et son contemporain ; quand plus tard, sans autre désignation, on prononce le nom d’Antiphon, c’est à l’orateur que tout le monde pense : s’il se fût agi ici du sophiste, Stobée eût sans doute jugé bon, pour éviter toute confusion, de nous prévenir que c’était à lui qu’il faisait ces emprunts. Le style de ces morceaux paraît d’ailleurs ressembler beaucoup à celui des plaidoyers d’Antiphon ; peut-être seulement est-il plus travaillé, d’une élégance qui sent plus l’effort. C’est que les fragmens en question auront été détachés d’une autre partie de l’œuvre d’Antiphon. Les critiques de l’époque romaine citent, sous le nom de discours politique, discours sur la concorde, des compositions dont ils indiquent eux-mêmes le caractère spécial, lesquelles paraissent avoir été analogues à celles qui avaient fait la réputation de Gorgias, qui firent plus tard celle d’Isocrate. Ces compositions auraient été destinées à la lecture plutôt qu’à l’audition, et elles rentreraient ainsi dans ce genre que nous avons essayé de définir à propos des sophistes, le genre démonstratif ou discours d’apparat. Dans ses plaidoyers, écrits pour un autre qui les débitait en son propre nom, ce que devait chercher surtout Antiphon, c’était à s’effacer autant que possible derrière son client, à laisser croire aux juges que c’était bien celui-ci qui portait la parole. Au contraire, dans ces compositions que nous avons comparées à nos éloges et discours académiques, tout le conviait à faire valoir les finesses et les grâces de son esprit, à déployer toutes les ressources de son talent et de son style.

Dans l’Invective contre Alcibiade, que cite Plutarque, il faut voir aussi plutôt un pamphlet politique, fait pour être répandu dans la cité, qu’une accusation intentée devant un tribunal athénien. L’histoire, assez bien connue, du brillant et funeste Athénien ne nous offre nulle part trace d’un procès de ce genre ; mais vers le moment où Alcibiade, réfugié à Milet, commençait à traiter de son retour avec les chefs de l’armée de Samos, les aristocrates, qui croyaient déjà toucher au but, ne se virent pas, sans un vif tressaillement de haine et de colère, exposés à trouver sur leur chemin un homme dont ils craignaient tout à la fois le génie et la versatilité politique. Ce serait alors qu’Antiphon, le publiciste du parti, aurait lancé contre Alcibiade une sorte de libelle destiné à agir sur l’opinion : il y racontait à sa manière la jeunesse et toute la carrière de ce personnage, sa vie publique et privée ; il cherchait à réveiller toutes les préventions, tous les soupçons. Par malheur, Alcibiade, avant et après son exil, avait fait la partie belle à ses ennemis.

C’est surtout, croyons-nous, à des ouvrages de ce genre, aux écrits d’Antiphon plutôt qu’à ses plaidoyers judiciaires, que sont empruntés les extraits assez étendus que Stobée, dans son précieux recueil de morceaux choisis, a faits de l’œuvre d’Antiphon. Ce qu’ils contiennent tous, ce sont des réflexions sur la vie humaine, sur le caractère et les mœurs des hommes. Sans doute cela ne peut se comparer ni aux profondes analyses d’un Aristote, ni aux grands traits d’un Pascal, ni à la pénétrante sagacité d’un La Rochefoucauld ; mais il faut songer que nous assistons là au début de ces études, et que l’homme, après tant de siècles pendant lesquels il avait vécu d’une vie toute naïve et spontanée, commençait alors seulement à se regarder et à s’observer lui-même. Certaines pensées, qui nous paraîtront aujourd’hui presque banales, avaient alors une fleur de nouveauté qui charmait les contemporains. D’ailleurs celles même de ces remarques dont le fond ne nous semblerait pas offrir un grand intérêt se recommandent encore par l’élégante sobriété et le relief de l’expression : c’est là un mérite dont aucune traduction ne saurait donner l’idée. Nous nous bornerons à citer quelques lignes où l’écrivain défend ce que nous appelons le principe d’autorité ; elles sont curieuses en ce qu’elles semblent porter l’empreinte des opinions politiques d’Antiphon, et nous donner une des raisons de sa haine pour un régime démocratique où il voyait une véritable anarchie. « Pas de mal plus grand pour les hommes, dit-il, que l’absence de commandement. C’est ce que comprenaient les hommes d’autrefois ; aussi habituaient-ils les enfans dès leurs premières années à obéir, à faire ce qu’on leur ordonnait, pour qu’ils ne risquassent point ensuite, le jour où ils deviendraient hommes, de trouver dans la vie un grand changement qui les dépayserait[6]. » Nous renverrons aussi les amateurs au plus long de ces fragmens : il a pour sujet le mariage et ses inconvéniens, qui l’emportent de beaucoup sur ses joies et sur ses avantages. Toutes ces maximes nous donnent l’idée d’un esprit ferme, net, qui a beaucoup réfléchi et ne garde aucune illusion ; c’est une ressemblance de plus avec Thucydide, chez qui l’on retrouve ce même accent triste et presque dur. À tout prendre, on peut dire qu’Antiphon, qui pour les anciens n’est guère qu’un rhéteur et un logographe, inaugure avec distinction la série des moralistes grecs.

À propos de la partie conservée de l’œuvre d’Antiphon, une question se pose que nous ne pouvons discuter ici comme elle le mériterait, c’est la question d’authenticité. Il y a eu quelques hypercritiques pour lesquels les quinze discours attribués à Antiphon par les manuscrits sont tous des ouvrages postérieurs, dus à des rhéteurs de l’époque alexandrine ou romaine ; mais, hâtons-nous de le dire, cette opinion extrême n’a guère trouvé de partisans. On s’accorde en général à placer au-dessus du soupçon le discours sur le meurtre d’Hérode ; il nous est cité par les anciens comme l’une des œuvres les plus connues et les plus admirées d’Antiphon. Le style en a au plus haut degré les caractères que les grammairiens signalaient chez les premiers maîtres de l’éloquence athénienne ; enfin il contient des détails de mœurs originaux et naïfs qu’un rhéteur n’aurait point inventés. Les deux autres discours sont sans doute de moindre valeur, mais ils sembleront, à quiconque en commencera l’étude sans parti-pris, avoir aussi toute l’apparence de véritables plaidoyers ; nous n’y trouvons aucun de ces indices qui trahissent la fiction et le goût des temps de déclin. La plupart des critiques s’entendent pour en admettre aussi l’authenticité. C’est sur les trois tétralogies que portent les doutes les plus sérieux. La langue en paraît moins pure, l’intérêt en est médiocre, et dans plusieurs de ces discours, on a signalé à côté d’étranges subtilités bien des argumens omis qui semblaient se présenter d’eux-mêmes à l’esprit : on a vu là une inexpérience et une maladresse dont on n’osait pas accuser Antiphon. Ces objections ne sont pas sans réponse. Les tétralogies, qui sans doute avaient moins intéressé et occupé les éditeurs que les plaidoyers, nous sont arrivées plus altérées ; certains des défauts que l’on reproche à la langue de ces ouvrages peuvent s’expliquer par ce mauvais état du texte. Enfin nous n’avons là que des exercices d’école où Antiphon n’a pas mis tout son talent et tout son effort, dont le canevas a peut-être été tracé par lui d’une main rapide pour les besoins de son enseignement. En pareil cas, il ne serait pas étonnant qu’il n’épuisât point son sujet ; quant à la subtilité, c’est l’éternel défaut du génie grec, l’inévitable rançon de ses qualités. Platon lui-même n’en sera pas plus exempt que ces sophistes et ces rhéteurs dont il raille les arguties ; Démosthène est presque le seul qui, dans ses chefs-d’œuvre, échappe à ce danger, à cette exagération de la finesse. Sans oser rien affirmer, j’inclinerais donc à croire que les tétralogies, elles aussi, remontent à une époque reculée, qu’elles nous viennent d’Antiphon ou tout au moins de son école. Il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’elles appartinssent moins à lui-même qu’à ses élèves ; n’avons-nous pas conservé dans les œuvres des rhéteurs latins Sénèque le père et Quintilien de nombreux essais dus aux jeunes gens qu’ils exerçaient à l’art de la parole ?

L’enseignement de la rhétorique, avec le succès qu’il avait obtenu tout d’abord en Sicile, à Athènes et dans toute la Grèce, avait déjà pris une forme assez régulière et assez complexe pour qu’il n’y ait rien d’invraisemblable dans cette hypothèse. Remarquons en effet qu’Antiphon ne représente que la troisième génération des rhéteurs grecs ; Corax et Tisras avaient ébauché la théorie, Gorgias et ses émules l’avaient développée, Antiphon recueille leur héritage ; mais il laisse de côté ces spéculations philosophiques auxquelles se complaisaient les sophistes, il dédaigne les sujets mythologiques, comme cet Eloge d’Hélène qu’avait composé Gorgias. Ceux même de ses ouvrages qui se rattachent au discours d’apparat, comme le Discours politique et le Discours sur la concorde, ont encore trait à la vie réelle, doivent agir sur les esprits de ses contemporains, leur donner certaines dispositions, certaines idées dont l’écrivain prétend bien tirer profit dans l’intérêt de ses opinions et de son parti. Comme c’était en dernier lieu devant les tribunaux que venaient se décider à Athènes toutes les questions, c’est l’éloquence judiciaire qu’il a surtout en vue, c’est elle qu’il cultive en écrivant des plaidoyers pour quiconque le paie, c’est elle qu’il enseigne surtout aux jeunes gens riches, ambitieux et bien doués, qui se pressent dans sa maison. Il a mieux défini que ses prédécesseurs, il a circonscrit le domaine de la rhétorique ; aussi creuse-t-il le terrain plus profondément et le rend-il plus fécond. Nous avons déjà parié des tétralogies et du recueil des exordes et péroraisons ; Cicéron, traduisant Aristote, nous avertit qu’Antiphon avait aussi accordé grande attention à la théorie de ces développemens généraux ou lieux-communs dont Gorgias avait le premier pressenti l’importance et indiqué le rôle. Le peu que nous possédons des ouvrages d’Antiphon suffit pourtant à justifier l’assertion d’Aristote, à nous donner une idée de ce que notre orateur enseignait à ce sujet, des modèles qu’il offrait à ses élèves. Nous signalerons un développement sur « la sainteté des lois qui punissent le meurtre. » Il figure à la fois dans le discours sur le meurtre d’Hérode (§ 14) et dans le discours sur un choreute (§ 2). Il en est de même de réflexions sur le caractère irrévocable d’une sentence capitale ; vous les rencontrez, conçues à peu près dans des termes identiques, à la fin du premier de ces deux discours et au commencement du second.

Le plus important des plaidoyers conservés, c’est de beaucoup cette défense écrite pour Hélos, un Lesbien, à propos du meurtre d’Hérode ; comme cela arrivait au temps de l’hégémonie athénienne, la cause était venue en appel devant le jury athénien. Quoique la vie même du défendeur soit en jeu dans le débat, il ne faut pas chercher là de pathétique et de passion. On a vu comment le goût athénien, surtout à cette époque, imposait à l’orateur l’obligation de ne paraître s’adresser qu’à la raison des juges ; mais, avec ce qui peut nous sembler de la froideur, il y a dans ce discours une logique serrée, un rigoureux enchaînement de preuves, beaucoup d’habileté à prévoir et à déjouer d’avance toutes les attaques de l’adversaire, à ne laisser aucune allégation sans réponse. Rien n’est négligé pour concilier au plaideur la bienveillance des jurés. Le ton est d’une aisance et d’une simplicité parfaites ; il faut y regarder de près, faire attention à la qualité et comme au grain de cette belle langue attique, pour se dire que ce ne peut être ainsi que parlerait, abandonné à lui-même, un homme du commun, un étranger. Il y a déjà là, avec moins d’abondance, de souplesse, de variété et de grâce, tous les mérites que nous aurons à faire ressortir chez Lysias et Démosthène, les deux plus éminens représentans de la pure tradition attique.

C’est d’après ce discours et d’après les fragmens conservés par Stobée que l’on peut juger surtout le style d’Antiphon. Il ressemble beaucoup à celui de Thucydide, avec la différence qu’il y a toujours entre le style d’un homme de génie et celui d’un homme de talent : l’un et l’autre, on le sent, ont subi l’influence de Gorgias.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la manière dont Antiphon et Thucydide assemblent leurs phrases. À cet égard, leur style tient le milieu entre celui d’Hérodote et celui d’Isocrate. Chez Hérodote, il n’y a point, à proprement parler, de phrases, mais des membres de phrase qui se lient l’un à l’autre par des conjonctions copulatives ou disjonctives, comme et, puis alors, ensuite, mais ; chacun des détails de l’idée forme un groupe de mots isolé, et semble avoir même valeur que ce qui le précède et ce qui le suit. Tout est, pour ainsi dire, au même plan et sur la même ligne. Les pensées ne sont pas rangées en ordre de bataille ; mais, l’une après l’autre, à mesure qu’elles se présentent à l’esprit du conteur, elles viennent défiler devant le lecteur. C’est la conversation avec toute son aisance aimable et toutes ses grâces, comme aussi avec tout son laisser-aller, avec sa courte haleine et ses pauses fréquentes, avec ses répétitions qui aident le causeur en lui donnant du temps. Chez Isocrate au contraire, on trouve la période savante, qui forme un ensemble de parties artistement agencées et équilibrées ; la place de chacune de ces parties indique dès le premier moment si elle est principale ou accessoire, et on ne pourrait, sans troubler toute l’harmonie, l’enlever du lieu où l’auteur l’a mise, pas plus que dans un corps vivant l’on n’enlèverait un organe sans jeter le désordre dans toutes les fonctions. Chez Antiphon et Thucydide, les phrases sont déjà plus étendues, bien plus longues et plus pleines que celles d’Hérodote mais chacune de ces phrases n’est encore qu’une accumulation d’idées qui se produisent sans qu’un art sûr de lui-même ait commencé par les subordonner les unes aux autres et par définir les limites de chaque groupe. Il arrive à tout instant, notamment chez Thucydide, dont l’esprit est beaucoup plus fécond, que de nouvelles pensées qui semblaient avoir été oubliées, viennent tout d’un coup s’ajouter à la phrase quand on la croyait finie, ou s’y insérer, par une sorte de parenthèse, là où il n’y avait point d’endroit réservé pour les recevoir De là résulte tantôt un allongement qui rend le style traînant tantôt une sorte de pléthore ou de congestion qui le rend embarrassé et obscur.

Mais, si ces écrivains ne savent pas encore subordonner l’accident à la loi, le secondaire au principal, ils savent déjà établir un rapports entre les idées, les coordonner au moyen de particules copulatives, adversatives ou disjonctives. Quand tous leurs plans ne sont pas dérangés, comme cela arrive souvent chez Thucydide, par l’intervention inopinée de pensées qui se jettent tout d’un coup à la traverse, la phrase observe une symétrie qui se présente sous deux formes préférées ; ou les idées se groupent sur deux lignes parallèles, ou elles s’opposent comme en deux fronts ennemis. Dans l’un et l’autre cas, il y a une exacte correspondance des deux phrases ou des deux parties de la phrase ; à chaque côté est assigné le même nombre de mots, et, autant que possible, de mots qui sonnent à peu près de même à l’oreille. Cela rappelle la symétrie raide et le parallélisme de mouvemens qui règnent dans les ouvrages anciens de la sculpture grecque.

Si, de la manière dont les mots sont disposés, l’on passe au choix même de ces mots, on trouve encore cette même ressemblance entre Antiphon et Thucydide. Ce que l’un et l’autre recherchent par-dessus tout, c’est une exacte propriété dans le choix des termes. Obéissant aux leçons de Prodicos, qui avait le premier donné l’exemple de ces recherches et de cette insistance, ils font un visible effort pour distinguer nettement jusqu’aux expressions synonymes : ceci, chez Antiphon, va souvent jusqu’à l’exagération. Cette justesse et cette précision, voilà ce qui passe avant tout pour ces écrivains ; aussi ne faut-il pas leur demander l’élégance et la richesse de l’âge suivant. C’est ce qui fait que les critiques de l’antiquité citent Antiphon et Thucydide comme les maîtres du style ancien ou sévère. Ce qu’il faut entendre par là, ce n’est point une rudesse et une âpreté que l’on chercherait vainement dans l’œuvre de ces esprits si cultivés et si polis. Ce qui fait la différence entre ce style d’Antiphon, le premier venu des orateurs athéniens, et celui de Démosthène, en qui l’art s’achève et se résume, c’est qu’il n’y a pas ici l’ampleur et les libres allures, les belles proportions de la période ; c’est aussi qu’à côté de ce que les grammairiens appellent les figures de mots, on n’y rencontre pas les figures de pensée, le cri de l’indignation, la question ironique et railleuse, la répétition énergique et violente de la même idée reproduite sous plusieurs formes, la gradation qui frappe sur l’intelligence comme une suite de coups toujours de plus en plus forts. Non, rien ici ne trahit la passion. L’orateur va droit au but sans jamais courir, d’un pas ferme, égal, cadencé. Il est tout occupé de saisir et de mettre en lumière toutes les faces de la pensée, de trouver des mots qui en rendent les moindres nuances. Alors même que l’éloquence attique se sera échauffée et colorée, elle gardera pourtant toujours ce caractère qui frappe chez elle à ses débuts ; plus que ne l’a jamais fait celle d’aucun autre peuple, elle prétendra ne parler ou ne paraître parler qu’à la raison.

Ce ferme propos de serrer près la pensée et d’égaler toujours le mot à l’idée, c’est ce qui, malgré l’absence de grâce, de poésie et de sentiment, rend si intéressans ces premiers maîtres de la prose attique. Chez eux bien mieux que chez des écrivains appartenant aux époques où la facilité acquise sait jouer le talent, on voit travailler l’intelligence, on suit ses mouvemens et ses démarches, avec la même curiosité que l’œil d’un statuaire les muscles tendus d’un ; lutteur nu ; on jouit de cette activité infatigable, de cette élasticité de l’esprit, du plaisir qu’il semble éprouver à comprendre les choses et à montrer, en les exprimant, qu’il les a comprises.

Il ne nous a été conservé de l’œuvre d’Antiphon qu’une faible partie, et il nous manque celui de tous ses discours qui avait donné à ses contemporains la plus haute idée de son mérite. C’en est assez cependant pour apprécier la netteté et la vigueur de cet esprit. Avec cette habitude des débats judiciaires, avec cet art de manier et d’ordonner les idées, avec la profonde connaissance qu’il avait de toutes les ressources et les finesses de la belle langue attique, un pareil homme, animé par les émotions d’une lutte où il s’agissait de son honneur et de sa vie, a pu, comme l’atteste Thucydide, avoir son jour de grande éloquence. Cette éloquence, on ne peut en trouver dans les plaidoyers qui nous sont parvenus qu’un lointain reflet ; mais ils suffisent pour expliquer la place qui avait été assignée à Antiphon en tête de la liste des orateurs attiques, et la réputation qu’il avait laissée. Comme rhéteur, Antiphon, en abandonnant une portion du terrain qu’avaient cultivé les sophistes, sut faire porter au reste un meilleur fruit ; il délaissa les argumentations philosophiques et les sujets de fantaisie pour appliquer aux débats judiciaires toute la sagacité de son esprit ; il en créa la langue et en agrandit le cadre tout ensemble par les leçons qu’il donnait à ses élèves et par les exemples qu’il leur fournit en écrivant le premier des discours judiciaires. L’éloquence politique, dont Démosthène, moins d’un siècle plus tard, offrit les plus nobles modèles qui aient jamais été proposés à l’admiration des hommes, devait elle-même profiter de ces progrès : les luttes du barreau ont toujours été l’école où se sont formés les maîtres de la tribune. Comme moraliste, Antiphon est un des prédécesseurs de Platon et d’Aristote : avec un goût plus sûr et plus sévère que Gorgias, il travailla comme lui à rendre la prose attique capable d’exprimer les idées générales, de résumer en termes à la fois vrais et vivans les jugemens que l’intelligence, d’année en année plus curieuse et plus éveillée, porterait sur l’homme et sur les choses. Enfin si, comme l’attestent à la fois la tradition de l’antiquité et la comparaison des styles, Antiphon a contribué à nous donner Thucydide, c’est là son plus bel ouvrage et son titre le plus glorieux.

George Perrot.
  1. Voyez la Revue du 1er novembre et du 15 décembre 1870.
  2. Ce n’est pas là une de ces anecdotes apocryphes qui fourmillent dans les compilateurs de l’époque romaine. Le mot nous a été conservê par le plus sûr des témoignages, presque par un contemporain, par Aristote lui-même (Éthiques à Eudémos, III, 5). Il le donne comme un exemple de ce qu’il appelle la grandeur d’âme (μεγαλοψυχία).
  3. Fragment 125.
  4. Fragment 130, édit. Didot.
  5. Fragment 129.
  6. Fragment 132.