L’Éloquence parlementaire en France avant 1789/01

L’Éloquence parlementaire en France avant 1789
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 646-671).
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L'ELOQUENCE
POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE
EN FRANCE AVANT 1789

I.
LES INSTITUTIONS REPRÉSENTATIVES ET LA PAROLE PUBLIQUE AVANT LES ÉTATS-GENÉRAUX DE 1302.

L’âge viril de l’éloquence politique commence chez nous en 1789 ; de cette époque datent sa gloire et sa puissance, car c’est alors seulement que la nation française, maîtresse d’elle-même, a pu élever la voix avec autorité, exprimer librement toute sa pensée et déclarer ses volontés à la tribune. Est-ce à dire pourtant qu’avant cet affranchissement définitif, avant cet avènement de la souveraineté nationale, la parole n’ait exercé aucune action efficace sur la conduite des affaires publiques dans notre pays ? Est-ce à dire que, sous l’ancien régime, les destinées de la France aient été entièrement livrées aux caprices irresponsables des gouvernemens de silence absolu, à des génies de politique secrète et de despotisme taciturne, ou, ce qui est une pire infortune, à des taciturnes sans génie ? Ou bien, si, par intervalles, quelques généreuses inspirations, saisissant l’occasion d’éclater, secouaient et réveillaient l’esprit public, ces saillies imprévues d’une éloquence qui étonnait tout le monde et s’ignorait elle-même se sont-elles évanouies sans trouver d’écho, sans laisser de trace ; n’ont-elles point mérité d’être recueillies et conservées par la reconnaissance ou l’admiration des hommes ? L’histoire, scrupuleusement interrogée, fournit une ample réponse à cette double question.

Quand nous lisons, par exemple, les mémoires et les correspondances politiques du XVIIIe siècle, que voyons-nous ? Une émotion extraordinaire se manifester dans Paris, toutes les fois que la grand’chambre du parlement discute une question de liberté de conscience ou d’enregistrement d’impôts : un intérêt passionné s’attache non pas seulement au résultat de la délibération, mais aux discours que les magistrats prononcent avant de voter pour expliquer et motiver leur opinion. On prend note de ces discours, on en distribue sous le manteau des copies manuscrites ; on se montre avec enthousiasme les conseillers les plus éloquens ; on compare les talens rivaux, et quand l’un de ces protecteurs des libertés publiques vient à paraître dans les rues voisines, remplies d’une foule ardente, on bat des mains, on leur jette des couronnes, on crie sur leur passage : « Voilà de vrais Romains, les pères de la patrie ![1]. » Remontons plus haut ; ouvrons les archives de nos états-généraux, même les plus anciens. A côté des harangues d’apparat, qui se débitaient dans les séances d’ouverture ou de clôture, nous trouverons, sous les formes les plus variées, les improvisations d’une éloquence naturelle, parfois diffuse, souvent énergique, de vrais discours d’une audace toute moderne prononcés dans les débats à huis clos où les trois ordres, tantôt séparés, tantôt réunis, discutaient les articles du cahier des états. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le travail des commissions. Là se déclarent, dans le feu de la controverse, des talens oratoires, inconnus la veille, des tempéramens de tribuns qui fermentaient en secret et dont un incident provoque la bruyante manifestation.

On découvre donc, en pénétrant dans les profondeurs de la vie morale et civile de l’ancienne France, au cœur même de ses institutions mal définies, une tradition non interrompue de libéralisme éloquent, une sève de courageuse et savante parole toujours prête à se répandre ; et ces subites apparitions, passagères comme l’événement qui les suscitait, ces échappées irrégulières de sentimens longtemps contenus, ces protestations du bon sens et de la loyauté, souvent inutiles, mais respectables jusque dans leur insuffisance, forment l’introduction, la préface obligée d’une histoire de la tribune moderne » Nos brillans orateurs contemporains peuvent aisément retrouver, dans ce lointain des siècles, des précurseurs et des ancêtres qui ne sont pas toujours indignes d’eux pour la vigueur de la pensée, sinon pour le talent de l’expression : la forme est rude, sans doute, et quelque peu embarrassée chez les premiers défenseurs de l’opinion publique ; ils semblent fléchir sous le poids de la parole, leur conviction militante est emprisonnée dans les mots comme un guerrier dans une lourde armure ; mais sous ces dehors ingrats, sous cette grossière écorce, on sent un esprit juste, une âme sincère et forte. Voilà un aspect du passé, assez obscur encore, sur lequel nous essaierons de jeter un peu de lumière ; nous voudrions donner quelque relief à cette face du génie français, imparfaitement étudiée et qui a comme disparu sous l’éclat éblouissant de notre littérature classique. Nous recueillerons avec soin ce qui reste de ces anciens discours dont la plupart ont péri par l’indifférence même de ceux qui les ont prononcés ; nous demanderons aux chroniques, aux poèmes, aux journaux, aux procès-verbaux des assemblées, aux registres des parlemens, le souvenir des luttes soutenues par les orateurs libéraux d’un régime si avare de liberté, le témoignage de l’influence qu’ils ont exercée, du bien qu’ils ont fait, du mal qu’ils ont arrêté ou prévenu, de la gloire fugitive qui un instant a brillé sur leur nom. Si peu que nous soyons touchés du patriotique désir qui excitait Cicéron dans le Brutus à remuer la poussière des antiquités romaines pour y chercher des fragmens de harangues primitives et des vestiges de réputations oratoires, les indices significatifs se multiplieront sous nos regards ; nous verrons se ranimer, se développer cette existence pour ainsi dire préhistorique d’une éloquence politique française conforme au sérieux esprit et aux trop sévères institutions de la France d’autrefois.

La matière qu’un tel sujet, ainsi caractérisé et limité, comporte nous présente tout d’abord deux divisions capitales. De 1302 à 1614, les états-généraux occupent la scène politique ; ils ont seuls le droit de parler au nom de la nation ; de 1615 à 1789, les parlemens, et surtout le parlement de Paris, reprennent et défendent le mandat que les états-généraux ont cessé de remplir. De là, deux époques et deux parties bien distinctes dans le développement que nous venons d’annoncer ; de là, deux sortes d’éloquence politique, dont chacune a son génie, son langage, ses moyens d’action, son originalité. Ces deux époques considérables, ces deux larges espaces, pleins de la richesse visible de notre sujet, sont eux-mêmes précédés d’une période confuse, indéterminée, qui semble vide, mais que l’historien doit bien se garder de négliger, s’il a l’ambition de pénétrer au-delà des surfaces et des apparences, s’il veut atteindre aux principes cachés, à la naissance lointaine des choses. Tout se tient, tout s’enchaîne dans l’histoire des lois, des coutumes et de la civilisation d’un peuple ; le fond de son existence se compose d’un ensemble de traditions qu’un progrès quelquefois contrarié ou précipité par les révolutions, mais toujours logique, modifie sans cesse, et qui durent et subsistent en se transformant. L’institution des états-généraux, en 1302, a renouvelé et complété, sous une forme appropriée aux changemens survenus, d’autres institutions beaucoup plus anciennes : elle est une suite, et non un point de départ, elle est un effet et non une cause première. Il y avait eu des assemblées politiques, tantôt partielles, tantôt générales, à l’époque carlovingienne et dans les temps féodaux ; la Gaule romaine avait possédé pendant quatre siècles une savante organisation de libertés municipales et provinciales où l’intervention de la parole publique était aussi fréquente qu’efficace : ce régime longtemps solide et prospère, les invasions l’avaient bouleversé sans le détruire ; on aperçoit, dans le clair-obscur des périodes les plus troublées, d’imposans débris encore debout, des germes vivans sous les ruines, des usages persistans, des traditions ineffaçables. Tout cela renaît et refleurit vers le XIIIe et le XIVe siècle dans les institutions du moyen âge français ; les apparentes innovations de la royauté capétienne ont leurs racines dans un passé profond et résument l’effort constant, le travail accumulé de nombreuses générations.

Il y a plus. En civilisant la Gaule, les Romains avaient respecté tout ce qui ne contrariait pas les vues générales de leur politique et l’intérêt supérieur de l’empire : les états vaincus gardèrent leur ancien nom, leur territoire, leurs magistratures, la plupart de leurs franchises locales ; le génie gaulois, assoupli et fortifié, sembla prendre sa croissance régulière et suivre son essor naturel sous une discipline amie, sous une tutelle bienfaisante qui réglait sa destinée beaucoup plus qu’elle n’entravait son ardeur. Aussi peut-on dire que les élémens essentiels de la constitution primitive du peuple gaulois ont passé dans l’organisation perfectionnée qu’il a reçue du génie romain ; de là pour nous une évidente nécessité de remonter bien haut dans le passé et d’en fouiller l’obscurité féconde, si nous voulons établir avec certitude, marquer avec précision l’origine, le progrès, la nature complexe, les transformations successives de nos institutions de liberté et de nos traditions d’éloquence politique. Deux choses, selon nous, méritent une attention particulière et doivent ressortir nettement de cet examen rétrospectif : d’abord le goût et l’aptitude de la race pour l’éloquence, sa vocation oratoire, telle que l’attestent les monumens historiques ; en second lieu, son invariable désir, sa volonté souvent manifestée d’intervenir dans le gouvernement de ses propres affaires et d’y introduire, avec l’action de la parole publique, des habitudes de discussion. C’est à ce double signe que se reconnaît dans la mêlée des événemens, à travers la variété des temps et des régimes, le caractère permanent de la tradition libérale ; par ce moyen, on peut distinguer les formes récentes et le fond séculaire des innovations politiques ; on assigne à chaque époque sa part de mérite dans l’œuvre collective et dans le progrès continu. Voilà le travail de recherche, d’analyse, d’explication que nous entreprenons aujourd’hui ; nous voulons savoir, d’après les historiens et d’après les inscriptions, quelles sont les institutions ou les coutumes de liberté, quelles sont les habitudes d’éloquence politique que les Gaulois et les Gallo-Romains ont connues et pratiquées, — ce qui a subsisté de ces coutumes après les invasions, ce que les usages barbares y ont ajouté ou substitué, ce qui s’est ainsi transmis à la France mérovingienne, carlovingienne et féodale pour aboutir aux états-généraux et provinciaux du XIVe siècle, pour y reparaître et s’y développer.


I

La Gaule, au temps de César, comptait environ quatre-vingts états indépendans et souverains, de constitution monarchique ou républicaine. Dans chacun de ces états, il y avait, à côté du roi élu ou du président annuel, un sénat aristocratique, qui partageait le pouvoir avec le chef suprême, une assemblée populaire où l’on nommait les généraux et les magistrats. Il y avait aussi, et c’est là le trait caractéristique de la situation, des partis acharnés à se supplanter, à se proscrire, des factieux omnipotens, des chefs de clientèle révolutionnaire qui, soulevant et soudoyant la plèbe, faisaient échec aux pouvoirs légaux, chassaient les rois, les présidens, les sénats et mettaient à la place des lois leur dictature. C’est ce que César indique avec une expressive simplicité : « Il existe en Gaule, dit-il, des particuliers plus puissans que le gouvernement ; esse nonnullos qui privatim plus possint quam ipsi magistratus. » Toujours en travail de quelque tyrannie démagogique, les communes gauloises, civitates gallicœ, vivaient dans une perpétuelle agitation entretenue par une discorde profonde. Ce déchirement général, incurable du pays gaulois, si utile aux desseins de l’étranger, avait singulièrement frappé l’esprit observateur de César : « Ici, dit-il encore, la division est partout ; non-seulement les villes et les bourgades, mais les familles sont pleines de dissensions et de cabales ; chaque maison, comme chaque cité, se partage en plusieurs factions. » C’est là l’exact résumé de ce que nous savons sur la constitution politique de l’ancienne Gaule ; c’est dans cette anarchie qu’elle s’épuisait et se dévorait elle-même quand la conquête romaine la surprit. Croit-on que les passions surexcitées n’aient trouvé, pour éclater, d’autre expression que les fureurs muettes et les stupides excès de la force brutale ? Est-il vraisemblable que la parole n’ait exercé aucune action sur les crises intérieures des états et qu’elle n’ait pas attisé les feux de ces discordes privées et publiques ?

Chez les peuples primitif, où surabonde une sève d’esprit désordonnée que l’art un jour rendra féconde, la verve d’imagination qui, sous l’empire de certains sentimens, crée une poésie héroïque ou religieuse, peut bien aussi, dans les fortes émotions de la liberté politique, susciter et produire une éloquence irrégulière, spontanée, pleine de chaleur et d’énergie. Les sociétés qui vivent à l’état simple, qui se contentent d’une ébauche de gouvernement et de civilisation, parlent d’autant plus qu’elles écrivent moins ; l’influence personnelle du citoyen sur la cité et des chefs sur la masse n’y est en effet suppléée par rien. À notre avis, les anciens Gaulois, moins policés que les peuples d’origine grecque ou latine, mais très alertes d’esprit et de langage, prompts à s’émouvoir, avaient dans leurs sénats, dans leurs comices populaires, sur leurs places publiques, des discoureurs, des tribuns, des meneurs d’assemblées et des boute-feux de sédition, comme ils avaient dans leurs camps et dans leurs forêts sacrées des bardes pour chanter les héros et les dieux. César a noté l’influence des harangueurs populaires sur le soulèvement des cités. Les personnages puissans et intrigans qu’il met en scène dans ses récits, les Dumnorix, les Indutiomare, les Ambiorix et d’autres, ont presque tous le talent de capter, de diriger et de retenir par d’insidieuses paroles ces multitudes barbares, à l’humeur mobile et turbulente, aux instincts exaltés, capables des emportemens les plus imprévus, toujours prêtes à briser un despote après l’avoir acclamé. Cette adresse est un des secrets de leur politique, une des ressources de leur ambition aux heures de crise où la confiance du parti hésite, où le vent de la popularité commence à tourner.

On distinguait chez les Gaulois plusieurs sortes d’assemblées publiques : l’assemblée militaire locale ; le conseil de guerre ; l’assemblée ordinaire de chaque cité où se traitaient les affaires ; les comités électoraux ; les réunions des députés d’une même région, représentant les états ligués pour une commune entreprise ; enfin l’assemblée de tout le pays gaulois, qui ne se convoquait que dans les périls suprêmes, lorsque l’indépendance de la Gaule était menacée. Les discours rapportés par César sont, pour la plupart, des harangues militaires ; il en est dans le nombre qui ont un caractère politique marqué et qui révèlent, dans le général d’armée, le chef de parti. On en jugera par un exemple. Vercingétorix, l’élu de la majorité populaire des états, avait à lutter contre l’opposition du parti aristocratique favorable aux Romains : on épiait ses fautes, on exagérait ses échecs, on s’efforçait, par des propos malveillans, d’ébranler le moral des confédérés, si bien qu’un jour, pendant le siège d’Avaricum, il fut obligé de se justifier devant une foule soupçonneuse, qui déjà se croyait trahie. Il expliqua ses opérations, protesta de son dévoûment, offrit sa démission ; puis, voulant frapper un grand coup, il fit avancer de prétendus soldats romains prisonniers qui confirmèrent ses déclarations par un faux témoignage. Quand il vit se produire l’effet qu’il désirait : « Voilà, s’écria-t-il, les services que je vous ai rendus ; grâce à moi, sans verser une goutte de sang, vous avez réduit aux dernières extrémités une formidable armée si longtemps victorieuse ; et c’est moi que vous accusez de trahison ! » Ce mouvement oratoire, habilement préparé, obtint un plein succès. Les Gaulois, poussant des cris d’enthousiasme, entre-choquant leurs armes en signe d’approbation, exaltèrent les talens du général, la sagesse de son plan, et lui jurèrent une obéissance absolue. Un peu d’éloquence et beaucoup d’artifice avaient raffermi le crédit de Vercingétorix et sauvé sa tête. Avec un savoir-faire digne d’un homme politique, cet homme de guerre venait de gagner une bataille de tribune.

Un autre discours, fort remarquable, fut prononcé au conseil de guerre dans Alise assiégée : il s’agissait de décider si la place, à bout de ressources, capitulerait, ou si l’on attendrait, malgré une horrible famine, le secours promis. Un chef arverne, Critognatus, soutint qu’il fallait tout endurer plutôt que de se rendre. César, qui juge trop sévèrement cet avis héroïque en le taxant de cruauté, a cependant cité le discours en entier et ne s’est pas borné, comme d’habitude, à le résumer. Supposons véritable, au moins pour l’ensemble, le texte contenu dans les Commentaires et rapporté par un ennemi : ce discours gaulois ne le cède en rien aux modèles d’éloquence militaire que les anciens nous ont laissés. Les sentimens généreux, les raisons pratiques, les souvenirs du passé, tous les moyens d’émouvoir et de convaincre s’y produisent en bon ordre et se prêtent un mutuel appui : on croit entendre un orateur expérimenté, maître de son sujet, le disposant avec méthode et sachant donner à ses pensées une forme nerveuse et concise. Ce qui nous frappe encore, c’est la sagacité, l’esprit politique de l’orateur barbare. Il a compris que la Gaule est en présence d’un ennemi exceptionnel, et que la domination romaine, savamment organisée, prétend à une durée sans fin. « Fut-il jamais une guerre pareille à celle-ci ? Quand les Cimbres ravagèrent les champs de nos ancêtres, leur torrent passa et se répandit hors de nos frontières. Il n’en est point ainsi de la conquête romaine ! Elle dure et s’éternise ; elle fait peser sur les contrées où elle s’établit un joug qu’on ne peut plus briser. En doutez-vous ? Voyez cette partie de la Gaule qui n’est pas loin de nous : réduite en province, elle courbe la tête sous les haches consulaires ; elle est écrasée sous une oppression qui ne finira plus. » Critognatus, comme Vercingétorix, nous représente bien ces génies incultes, fort nombreux alors dans le pays gaulois, ces fières natures, de puissante ébauche, qui, à demi cachées sous une rude enveloppe, étonnaient le vainqueur par leur instinctive originalité.

Les historiens grecs et latins, souvent injustes et peu souvent d’accord lorsqu’il s’agit de cette race vigoureuse, sont unanimes à reconnaître en elle le goût inné de la parole publique, une faculté, une vocation oratoire qui la distinguent du reste des barbares. Pomponius Mêla, contemporain de l’empereur Claude, après avoir décrit la religion et les institutions des Gaulois, ajoute : « Ils ont aussi une sorte d’éloquence qui leur est propre, habent et suam facundiam. » Diodore de Sicile, qui écrivait sous Auguste, caractérise ainsi cette éloquence : « Leur langage est figuré, hyperbolique et subtil ; ils emploient volontiers l’allégorie. Pleins de jactance, ils ne tarissent pas en exagérations sur leur gloire personnelle, en paroles dédaigneuses sur les actions d’autrui. Le ton menaçant de leurs discours s’élève jusqu’à l’emphase tragique. Avec cela, ils ont l’esprit vif et singulièrement disposé à s’instruire. » Ils se civilisent fort vite, dit à son tour Strabon, et « s’appliquent à l’éloquence. » Né l’an 50 avant notre ère, c’est-à-dire à l’époque même de la guerre des Gaules, Strabon avait pu observer de près, dans ses voyages, ce qui restait encore des anciens Gaulois battus par César : c’est lui qui nous fait connaître un usage assez bizarre de leurs assemblées. Lorsqu’un discours était troublé par des cris et des injures, un licteur, l’épée nue à la main, marchait droit à l’auteur de l’interruption et, d’un l’onde menace, lui ordonnait de se taire. En cas de récidive, il réitérait l’avertissement. Si le perturbateur s’obstinait, il lui coupait un large pan de son vêtement, ce qui mettait hors d’usage l’habit tout entier. Voilà le moyen imaginé par les Gaulois pour maintenir l’ordre dans les réunions publiques et pour assurer aux orateurs la liberté de la tribune.

Ils avaient un emblème de l’éloquence que Lucien admira beaucoup lorsqu’il visita la Gaule dans le second siècle de notre ère. Le Dieu qui, chez eux, personnifiait la force physique et le courage guerrier, représentait aussi, par un double attribut, l’art de la Parole : c’était une sorte ; d’Hercule, nommé Qgmios. Dans l’irlandais actuel, dérivé du celtique, l’alphabet primitif s’appelle oghum, et l’inventeur de cet alphabet, Ogma. Couvert d’une peau de lion, tenant de la main droite une massue et de la main gauche un arc tendu, Hercule-Ogmios traînait à sa suite une multitude d’hommes attachés par les oreilles. Les liens, qui enchaînaient ces hommes étaient d’ambre et d’or, artistement travaillés ; ils partaient de la bouche et de la langue même du dieu : celui-ci souriait à ses auditeurs captifs, et ceux-là, pleins d’enthousiasme pour leur guide, se réjouissaient d’être enchaînés. Le génie de l’ancienne race gauloise éclate dans ce symbole qui unit la vigueur physique à la puissance de l’esprit. C’est là le mot de Caton réalisé : « Les Gaulois ont une double ambition, bien parler et se bien battre.  » Leur idéal était le héros éloquent, celui dont le bras et la parole sont également irrésistibles. La numismatique a retrouvé cet emblème. On a des statères gaulois, du IIe siècle : avant notre ère, trouvés dans le pays chartrain, qui nous représentent, Ogmios, avec son cortège et ses conquêtes : tantôt ce dieu est vieux, comme dans la description de Lucien, et personnifie l’éloquence en cheveux blancs ; tantôt il a le profil jeune, la beauté régulière d’un Apollon. Ce sont les deux âges et les deux saisons de l’éloquence.

Quand la Gaule vaincue reçut la civilisation en échange de son indépendance, les dons heureux qu’elle tenait de la nature, ardemment cultivés, fleurirent et fructifièrent. Dès le temps de Strabon, c’est-à-dire sous Auguste, les villes et les particuliers faisaient venir à grands frais des rhéteurs étrangers autour desquels s’empressait une jeunesse intelligente et curieuse ; la passion du beau langage était si vive chez les Gaulois, selon la remarque du sophiste Thémistius, qu’ils surpassaient en cela les Grecs eux-mêmes : « La vue d’un manteau de rhéteur, dit-il, les attire comme l’aimant attire le fer. » Personne n’ignore ce qu’a produit, pendant quatre siècles, cette noble ardeur, combien d’écoles se sont fondées, combien d’illustres talens ont honoré le nom gaulois à Rome, en Italie et dans tout l’Occident ; mais est-il vrai, comme on le répète, que cette verve oratoire n’ait été qu’une rhétorique brillante et vaine ? Cette exubérance de la parole publique ne nous offre-t-elle que des discours de professeurs et des panégyriques ? Il se présente une objection bien connue : comment la Gaule, réduite en province romaine, aurait-elle gardé la liberté et l’éloquence politiques, lorsque Rome victorieuse et maîtresse du monde les avait perdues l’une et l’autre ? La question est précisément de savoir si cette opinion, passée à l’état de lieu commun, est aussi certaine qu’elle est accréditée. Observons l’aspect général des choses romaines et la situation que nous décrivent les historiens de l’empire : ce premier regard ne nous fait voir, à Rome et dans les provinces, ni l’absence ni l’impuissance de la parole politique. Si le Forum se tait, il existe au sénat une opposition peu nombreuse, mais opiniâtre, sur qui le monde a les yeux fixés, dont les journaux publient les protestations ou signalent l’abstention. Les révoltes des provinces, les séditions de l’armée, l’élévation et le renversement des empereurs commencent et finissent par des discours ; dans ces violentes émotions de la vie publique, c’est l’éloquence qui excite et c’est elle aussi qui apaise. Cérialis reproche aux Lingons et aux Trévires de trop aimer les belles paroles et de se plaire aux déclamations factieuses ; le projet du soulèvement des Gaules est mis en discussion dans l’assemblée des états convoquée à Reims en l’an 70 : des orateurs véhémens et populaires conseillent l’appel aux armes ; les sages leur répliquent, et le parti modéré l’emporte. Il n’est pas un événement grave, pas une circonstance critique de la vie civile ou militaire qui ne fournisse à l’éloquence une occasion. L’auteur inconnu du Dialogue sur les orateurs a dit que l’empereur Auguste avait tout pacifié, y compris l’éloquence. Le mot reste vrai, bien qu’on ait le tort d’en forcer la signification. Pacifier n’est pas supprimer. Ce que l’empire a détruit c’est la toute-puissance et l’extrême liberté de la tribune aux harangues. Le monde romain, gouverné sans bruit par la pensée d’un seul, cessa de recevoir l’impulsion des tempêtes que la parole avait si longtemps soulevées sur le Forum. Mais l’éloquence n’est pas réduite à l’alternative d’être tout ou de n’être rien : souple comme la liberté, elle prend mille formes ; elle s’accommode aux situations difficiles et se fait une place dans les constitutions les plus sévères. L’expérience des temps modernes a démontré cette vérité : un examen un peu attentif de l’organisation politique de l’empire la mettra en pleine évidence.

M. Duruy, dans sa belle Histoire des Romains, a récemment établi un point très important, mal connu jusque-là ou mal jugé : nous voulons dire l’immense développement, l’existence forte et prospère des libertés municipales sous le gouvernement des empereurs. Jamais peut-être le régime intérieur des cités ne fut aussi libre, aussi largement constitué qu’à cette époque ; jamais le monde, considéré dans son ensemble, ne posséda aussi sûrement et n’apprécia par une jouissance plus longue et plus tranquille les avantages attachés à ce régime. Selon le mot de l’historien, la monarchie impériale était une agrégation de communautés républicaines. Pourvu qu’on respectât l’autorité supérieure du légat impérial, pourvu qu’on rendît à César ce qui appartenait à César, un vaste champ s’ouvrait à l’activité des citoyens hors de ce domaine interdit et sacré : il y avait, dans presque tous les états soumis à l’empire, des assemblées publiques avec un forum et une tribune, des comices populaires qui conféraient les charges et décernaient les honneurs ; la cité ou l’état formait un être complet, ayant tous les organes nécessaires à ses fonctions multiples et, pour principe de vie, la liberté. Cette liberté locale et municipale variait, il est vrai, et se graduait selon la condition particulière des états ; mais elle était grande partout, et nous retrouvons dans l’organisme vivant des cités, presque en tout pays, ces trois élémens de la souveraineté : l’assemblée générale du peuple, la curie ou sénat et le pouvoir exécutif. L’assemblée populaire faisait les élections et votait sur les propositions des magistrats ; le sénat gérait les affaires courantes, les intérêts journaliers de la cité ; quant au pouvoir exécutif, il était tantôt élu par l’assemblée du peuple, tantôt institué par le sénat. Une telle activité politique exige évidemment et suppose l’exercice fréquent, l’influence constante de la parole publique. Parmi les monumens de ces libertés municipales, on a retrouvé des professions de foi et des affiches électorales, des placards pour ou contre les candidats, des proclamations de la curie avouant ses préférences et pratiquant la candidature officielle : ces élections ainsi disputées provoquaient sans doute un large déploiement de véhémente éloquence. Certaines descriptions nous montrent, dans les séances des sénats provinciaux, les plus jeunes membres, vêtus de la prétexte, qui se tiennent debout en silence au milieu de la curie, délibérant : ce sont des auditeurs ou des stagiaires qui, en écoutant les orateurs, se forment à la discussion. Ausone, faisant l’éloge d’un célèbre professeur de Bordeaux, Minervius Victor, dit que sa chaire a donné mille orateurs au barreau, deux mille à la curie :

Mille foro dédit hæc juveneos ; bis mille senatus
Adjecit numero purpureisque togis.


Voilà une distinction bien marquée entre l’éloquence judiciaire et l’éloquence politique.

Que manquait-il à cette tribune municipale, théâtre des plus hautes ambitions et des plus sérieux talens de la province ? Ce qui lui faisait défaut, ce n’était, selon nous, ni la verve, ni la chaleur, car les passions s’enflamment pour les moindres causes ; c’était surtout, avec la grandeur des sujets, l’ampleur des discussions et l’élévation des sentimens. Il lui manquait l’émotion des suprêmes périls, l’orgueil de la toute-puissance, la séduction des succès retentissans : l’âme tragique et pathétique qui éclatait dans les crises de la patrie indépendante, qui agitait les foules, qui exaltait les orateurs, s’était retirée de cette éloquence tranquille, bornée dans ses perspectives, contenue dans ses élans ; la main d’un maître avait tracé le cercle que les audaces de la parole ne pouvaient franchir. Plutarque a bien senti cette diminution de l’antique éloquence, lorsque, vers la fin du premier siècle, il a voulu conseiller et diriger les orateurs grecs, ses contemporains. « Je ne vous dirai pas, écrit-il dans ses Préceptes politiques, ce que Périclès se disait à lui-même toutes les fois qu’il mettait sa chlamyde pour aller à l’assemblée : Songes-y bien, Périclès, tu commandes à des hommes libres, tu commandes à des Grecs, tu commandes à des Athéniens ! Pour vous, lorsque vous êtes à la tribune, ne perdez pas de vue le tribunal du proconsul ; rappelez-vous que ses pieds sont au-dessus de votre tête. Prenez donc une chlamyde plus légère, et, comme l’acteur, ne sortez pas de votre rôle. » Selon Plutarque, ce rôle devait être avant tout moral et philosophique. Maintenir la concorde entre les citoyens d’un même état, entre les états d’une même province, corriger les lois, veiller sur la prospérité publique ; donner au peuple le bonheur et la paix, puisque la gloire lui est interdite ; consoler les douleurs du patriotisme et prévenir ses imprudences, dissiper les illusions de l’orgueil national, tels sont, dit-il, les devoirs qui s’imposent à l’orateur et les services qu’il peut rendre à son pays.

La philosophie de Plutarque nous semble trop résignée, trop découragée ; l’éloquence de la tribune, même alors, n’était pas tout entière dans ce programme modeste ; ce qui lui restait de liberté autorisait des ambitions plus brillantes et suggérait des résolutions plus viriles. Il ne faut pas réduire les curies antiques aux proportions de nos conseils municipaux ; la curie gouvernait une cité, c’est-à-dire un état, et non une seule ville : les trois provinces de la Gaule, sous l’empire, comptaient soixante cités, dont chacune était plus étendue qu’un de nos départemens. Un ressort aussi large donnait de l’importance à la curie, un certain éclat à ses délibérations ; l’éloquence d’ailleurs n’était pas confinée dans ces assemblées locales, ni réduite à défendre les libertés d’un municipe : des intérêts plus généraux sollicitaient son appui, de plus vastes scènes lui permettaient de déployer sa puissance. Au-dessus de la curie, au-dessus de l’assemblée populaire de chaque état, il y avait l’assemblée provinciale, qui se tenait tous les ans et réunissait les représentons des cités de la province ; on y rédigeait un cahier des vœux et des doléances que des mandataires choisis portaient à Rome et soutenaient de leur parole devant le prince ou devant le sénat. Nous pouvons facilement reconnaître dans cette assemblée l’origine des états provinciaux du moyen âge. Un congrès des députés de toute la Gaule, forme première de nos états-généraux, complétait ce système représentatif. Supérieur aux réunions provinciales, comme celles-ci l’étaient aux curies municipales, le congrès, concilium commune Galliarum, s’assemblait à Lyon, chaque année, au mois d’août, auprès de l’autel de Rome et d’Auguste, dans un amphithéâtre élevé au confluent de la Saône et du Rhône : soixante députés, élus par les soixante cités et chargés d’un mandat impératif, y prenaient place. Là on contrôlait l’administration, on délibérait sur des mesures d’intérêt commun, on discutait la mise en accusation des magistrats gaulois et des légats impériaux ; l’exemple du légat Paulinus, accusé dans le congrès de l’an 225 et défendu par le député de Bayeux, Sennius Solemnis, prouve que le rôle de ces assemblées n’était pas vain et que l’éloquence qui animait ces graves discussions n’appartenait pas au genre démonstratif.

Ce n’était pas non plus une formalité illusoire, une garantie sans efficacité que ce droit des états d’envoyer à l’empereur et au sénat de Rome des députés avec une mission politique ; pour réussir dans ces périlleuses ambassades, qui intéressaient l’honneur et même le salut d’une cité ou d’une province, bien des qualités étaient nécessaires ; il fallait, comme dit Plutarque, « du talent, de l’adresse et de la vigueur. » Pendant les guerres civiles d’Othon et de Vitellius, les légions de Cécina brûlaient et pillaient les cités des Helvètes, qui tenaient pour Othon ; la province leur envoya un député. Celui-ci harangua ces vainqueurs furieux avec une éloquence si pathétique, avec des gestes si expressifs, il les remua et les retourna si bien qu’il fit tomber de leurs mains le fer et la flamme ; il sauva son pays des plus cruelles extrémités. Parfois les magistrats dénoncés en province allaient se défendre eux-mêmes au tribunal de César ou à la barre du sénat. Sous Trajan, un ami de Pline le Jeune, l’orateur gallo-romain Rufin, étant consul ou duumvir de la cité de Vienne, son pays, avait aboli comme immoral et scandaleux un jeu public où figuraient des lutteurs nus. Ses envieux l’accusèrent à Rome d’avoir commis une illégalité. Rufin comparut devant le sénat : sa forte et grave éloquence fit une impression telle que non-seulement il confondit ses accusateurs, mais que le sénat voulait supprimer à Rome et en Italie l’usage aboli à Vienne. Le Paysan du Danube, immortalisé par La Fontaine, qu’était-il, sinon l’un de ces mandataires des populations opprimées qui allaient du fond de l’empire jusqu’à César protester contre le brigandage des proconsuls, avec l’espoir, parfois réalisé, de trouver un Marc-Aurèle sur le trône ou d’exciter dans le sénat quelques mouvemens de pitié et d’indignation ? Son discours, résumé vigoureux des harangues accusatrices éparses dans les historiens de l’empire, peut être considéré comme le type et le modèle de cette forme particulière d’éloquence politique dont nous essayons de ressaisir la trace et de ranimer le souvenir.

Quand un orateur avait été assez éloquent, assez heureux pour faire triompher à Rome la cause de sa patrie, il devenait aussitôt un personnage. Le monde entier apprenait son nom et sa victoire par les Acta diurna populi romani ; ses concitoyens lui élevaient une statue, et la curie proclamait, par un décret public, qu’il avait bien mérité de la cité ; selon le mot du Dialogue sur les orateurs, il traînait après lui, comme un cortège, la clientèle des municipes, des colonies et des provinces. Remarquons ici une contradiction singulière de ce dialogue célèbre : au commenceraient, l’auteur déplore la ruine et l’impuissance de l’éloquence politique ; à l’en croire, le nom même d’orateur aurait presque disparu du langage des hommes ; mais un peu plus loin, lorsqu’il compare la gloire de l’éloquence à celle de la poésie, son enthousiasme ne trouve pas d’expressions assez fortes pour décrire les puissans, effets du talent de la parole, le crédit qu’il donne auprès du prince et du peuple, les transports d’admiration qu’il provoque, le patronage éclatant dont il couvre des nations entières. « Quoi ! dit-il, un homme qui a reçu le don de cette virile et retentissante éloquence ira-t-il se consumer dans les obscurs labels de l’art, des vers, lorsqu’il lui serait si facile de conquérir des nations et de s’attacher des provinces ! A peine l’orateur a-t-il franchi le seuil de sa demeure, quel éclat l’environne ! Quel concours de citoyens en toges se presse autour de lui ! Son nom est celui que les pères redisent à leurs fils et qu’ils gravent dans leurs jeunes esprits : c’est lui que le vulgaire illettré et le petit peuple en tuniques signale au passage avec vénération et montre du doigt avec orgueil. Les étrangers, les voyageurs qui déjà ont entendu parler de lui dans leurs municipes et leurs colonies, le cherchent dès leur entrée à Rome et sont impatiens de connaître ses traits et sa personne. » Certes, ce n’est pas l’éloquence du barreau toute seule qui pourrait à ce point enlever l’opinion et briller d’une telle splendeur de renommée : à l’importance du rôle qui nous est décrit, à la grandeur des services rendus, à l’ardente unanimité des applaudissemens et des ovations, il faut, reconnaître les triomphes ordinaires de l’éloquence politique.

Le témoignage des inscriptions confirme les textes historiques et justifie les conjectures que ces documens nous ont suggérées. Il y est fait mention très fréquemment d’honneurs accordés aux citoyens éloquens et courageux qui ont rempli une mission à Rome avec succès. On les qualifie de titres différens. Il y a « les avocats du peuple ou de la république, » advocati reipublicœ vel populi, qui sont devenus plus tard « les advoués » des communes et des églises au moyen âge ; « les défenseurs des municipes, » defensores municipiorum, « les patrons des colonies, » patroni coloniarum, « les orateurs des villes, » oratores urbis ; on vante leur intégrité, leur dévoûment, leur fermeté, leur éloquence ; on exprime sous toutes les formes la reconnaissance publique ; ceux d’entre eux qui se sont distingués par le nombre et l’éclat de leurs ambassades, ceux qui ont rendu gratuitement ce grand service à l’état, reçoivent pour récompense, non pas un simple décret de la curie, mais l’insigne honneur d’une statue en marbre ou en bronze doré votée par le peuple et payée par le trésor. Le piédestal de ces statues est couvert d’éloges, dont la vivacité atteste encore aujourd’hui l’enthousiasme que ces orateurs avaient excité. Quoi qu’en dise l’auteur du Dialogue, le nom d’orateur n’a disparu ni de la langue littéraire ni de la langue politique ; les inscriptions nous le présentent aussi souvent que celui de patronus causarum et de causidicus. Tantôt il est seul et s’emploie absolument, tantôt il se joint à d’autres titres qui l’expliquent. Certains personnages sont loués à la fois de leur talent oratoire et de leurs facultés poétiques ; il est des inscriptions trouvées dans les sables d’Afrique, sur le bord des sources où jadis s’élevaient des cités, qui comparent l’éloquence abondante des orateurs aux flots limpides et bienfaisans de la fontaine voisine. Nous voyons, au IIIe siècle, un de ces orateurs africains soulever le peuple contre le tyran Maxime par un discours que Capitolin nous a conservé. Ce ne sont pas seulement les orateurs de profession qui sont cités dans les inscriptions ; si quelque magistrat, quelque légat ou proconsul, quelque général brille par son éloquence, on a soin d’en informer la postérité. Le sénat et le peuple romain, en 334, votent une statue dorée à un préfet de Rome qui s’était montré censeur intègre et qui joignait à tous ses mérites l’art de bien parler.

Dans les camps où fermentaient les passions et les ambitions politiques, où se faisaient et se défaisaient sans cesse les gouvernemens, l’ascendant de la parole croît à mesure que le désordre augmente et que la discipline militaire s’anéantit. Les empereurs sont des chefs de parti, des factieux parvenus qui ont besoin d’agir sans relâche sur leurs adhérens pour apaiser les exigences, stimuler les dévoûmens, prévenir les trahisons ; leur rhétorique, verbeuse et tribunitienne, pleine de tirades, qu’un historien compare au son du clairon, est accueillie par des manifestations immodérées. Les soldats s’agitent, crient, gesticulent à la façon des multitudes démagogiques ; leur violence rappelle le tumulte des scènes révolutionnaires, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque la révolution est en permanence dans l’armée. Quelquefois le peuple est admis ou invité à unir sa voix à celle des soldats, à venir appuyer de son suffrage et de ses applaudissemens les généraux insurgés qui posent leur candidature à l’empire du haut de la tribune militaire : témoin l’assemblée que Julien convoqua à Paris, près des Thermes, lorsqu’il se déclara contre Constance. Il s’était composé un auditoire de plèbe et de soldatesque, dit Ammien Marcellin.

Le régime impérial avait donc modifié, mais n’avait pas détruit l’antique puissance de la parole, le rôle agissant et prépondérant de l’orateur politique. Jamais l’art de bien dire ne fut plus cultivé, et cet art n’était pas seulement la parure et l’amusement d’une société désœuvrée ; il continuait d’être un moyen d’influence et de gouvernement ; il dirigeait les assemblées, s’imposait à la force, tempérait et dominait le despotisme lui-même. Comme autrefois, il élevait aux honneurs, menait à la fortune et donnait la gloire. Mis en évidence par des documens nombreux et certains, ce fait, à son tour, nous aide à comprendre la situation florissante des écoles et des études sous l’empire, le goût passionné de la jeunesse pour la rhétorique, la célébrité de cet enseignement, l’essor d’activité littéraire qui s’est soutenu pendant quatre siècles, et dont on a si souvent décrit les effets sans en bien connaître la cause. Croire que cette ardeur et cette émulation des esprits ne tendaient qu’à briller dans une sorte d’éloquence officielle et académique, s’imaginer que tant d’écoles se sont fondées en Gaule, en Afrique et sur tous les points du monde romain, uniquement pour susciter et produire des panégyristes, ce serait une singulière méprise. Les élèves qui se pressaient au pied de la chaire des rhéteurs en renom étaient, pour la plupart, — Ausone le dit dans son Poème sur la Moselle, — des candidats à l’éloquence politique ; ils venaient se former à un art sérieux, s’exercer à des luttes difficiles où l’on se disputait les plus nobles prix qui puissent exciter l’ambition des hommes. Étudier l’éloquence était déjà une première distinction et comme un premier titre à la renommée ; ce titre, studiosus eloquentiœ, qui nous est indiqué par les inscriptions, se gravait sur la tombe des jeunes gens de grande espérance que la mort avait prématurément enlevés.

Les professeurs eux-mêmes, ces rhéteurs à la parole sonore, au style abondant et coloré, ces personnages qu’Ausone a si vivement décrits dans leur importance magistrale, et qu’il nous représente comblés de tous les dons de la fortune comme de toutes les faveurs des cités, la politique s’en emparait dès qu’ils s’étaient enrichis au barreau et distingués dans l’enseignement. Ils briguaient les ambassades, les missions oratoires qui les envoyaient à Rome se faire un nom et se désigner au choix du prince ; ils se poussaient aux suprêmes honneurs en traitant les affaires publiques ; ils devenaient préteurs, consuls, gouverneurs de province, présidens de tribunaux, et pouvaient, dire comme Ausone : « Ma férule régente le sceptre des rois. » Dans cette société gallo-romaine, profondément pénétrée de civilisation grecque et latine, deux sentimens remplissaient les cœurs : l’amour du pays gaulois, de la cité natale où s’ébauchaient les réputations, où brillait le premier rayon de gloire, et en même temps une admiration tendre et exaltée pour la ville souveraine, incomparables, centre éclatant de la puissance, foyer de vie et de lumière dont les reflets se projetaient sur le monde entier. « J’aime Bordeaux, disait ce même Ausone, mais mon affection pour Rome est un véritable culte ; Bordeaux : est ma patrie, mais Rome l’emporte sur toutes les patries :

Diligo Burdigalom, Romain colo…
Hæc patria, est ; patries sed Roma supervenit omnes. »


Voilà l’expression vive et sincère de l’ultramontanisme laïque du IVe siècle.

Les institutions représentatives de la Gaule romaine sont-elles tombées d’une chute violente et brusque sous le choc des invasions barbares ? Ont-elles péri sans retour avec la domination impériale ? Leur ruine, à notre avis, n’a été ni si rapide ni si profonde. Elles ont résisté, comme les lois, comme les mœurs, comme la civilisation ; elles se sont affaiblies et modifiées peu à peu sous la pression des nécessités nouvelles : c’est en subissant une série de changemens qu’elles ont disparu ; elles sont mortes en donnant naissance à des coutumes qui les ont remplacées. Aux assemblées régionales de l’époque gallo-romaine succédèrent, dans chaque diocèse, des « conciles » où figuraient les grands du pays et les évêques ; l’auteur de la très savante histoire du Languedoc, dom Vaissette, remarque judicieusement que « ces conciles ou plaids rappellent les assemblées provinciales qu’on tenoit du temps des Romains. » L’usage de ces réunions, souvent mentionné par les historiens, n’a jamais cessé ; l’élément bourgeois, le tiers-ordre y fut admis d’assez bonne heure, et ainsi s’organisèrent les états provinciaux, bien avant la convocation des états-généraux de 1302. Les villes conservèrent le droit d’envoyer au prince des députations politiques ; quant aux curies municipales, leurs attributions, réduites et diminuées, mais non supprimées, n’ont repris de l’importance qu’à l’époque de l’affranchissement général des communes. Pendant l’intervalle, les anciens décurions s’étaient transformés en magistrats municipaux, « maires, échevins, jurats et capitouls, » absolument comme les sénateurs et les grands propriétaires du Ve siècle, en se mêlant aux ducs et aux comtes d’origine barbare, avaient contribué pour une bonne part à constituer la noblesse nouvelle qui fonda, quelques siècles après, le régime féodal.

Il existe donc une tradition de souvenirs, de principes et d’habitudes politiques qui passe du régime gallo-romain au moyen âge et qui les unit par un lien secret, mais certain : on l’aperçoit, on la devine à travers la confusion des événemens et la sèche obscurité des chroniques. D’un autre côté, les barbares ont apporté dans la Gaule quelques semblans d’institutions représentatives, d’antiques coutumes nationales semblables à celles que nous avons observées chez les Gaulois du temps de César. Ces coutumes germaniques entreront un jour dans l’organisation féodale, et, se réunissant ensuite aux souvenirs vivaces, aux débris subsistans du régime gallo-romain, formeront la base des institutions inaugurées par la monarchie française au commencement du XIVe siècle. Considérons maintenant ce second aspect de notre sujet et cet autre élément de l’ancien droit public de notre pays ; mettons en regard des conceptions savantes que nous venons d’examiner les rudimens grossiers d’une liberté primitive. Marquons les plus saillans caractères de ces assemblées des Francs où tant de publicistes ont placé les origines du système représentatif. Dans le vaste changement de scène que nous présente l’époque des invasions, une nouvelle espèce d’hommes s’est emparée du gouvernement des choses humaines : poussée par la loi mystérieuse du progrès, elle va commencer la longue série des évolutions et des expériences d’où sortira la civilisation moderne.


II

Un trait particulier du monde étrange et désordonné que nous décrit Grégoire de Tours mérite, avant tout, d’être signalé : cette barbarie conquérante, ivre de pouvoir et de butin, cette race, dont la victoire surexcite les instincts féroces et perfides, n’a point l’humeur silencieuse ; elle ne commet pas le crime avec une morne atrocité. Les passions indomptées qui l’agitent, les cupidités inassouvies, les colères, les haines implacables, toutes les énergies malfaisantes qui se remuent dans son sein, éclatent et se répandent en paroles fougueuses, en saillies violentes ; les scènes de meurtre et de pillage qui remplissent son histoire sont coupées de dialogues, d’altercations et de discours. Les chefs de bandes s’interpellent sur les champs de bataille avant le combat, ou du haut des rem pars avant l’assaut ; les femmes se jettent dans la mêlée, l’injure ou la prière à la bouche ; les envahisseurs haranguent les peuples dont ils ravagent le pays : tout ce monde effréné, sans cesse en mouvement et en action, parle, comme il agit, avec emportement. Les récits qui nous en présentent l’image ont l’intérêt et la variété pittoresque d’un poème : on croirait déjà lire les chansons de geste.

Parmi tant de manifestations spontanées des sentimens individuels et de l’opinion de la foule, nous ne voyons rien ou presque rien, pendant tout le VIe siècle, qui indique nettement des habitudes constantes de discussion publique sur les affaires de l’état ou la convocation périodique d’une assemblée générale. Clovis, avant de s’emparer du royaume des Francs ripuaires, vacant par la mort de Sigebert, harangue les habitans de Cologne et se fait élever sur le pavois au milieu des applaudissemens que son discours a provoqués. Thierry Ier, roi d’Austrasie, sollicitant le secours des leudes de Clotaire son frère contre les Thuringiens, se rend à la revue du printemps, au « parlement fervestu ; » il enlève l’adhésion des guerriers par une allocution chaleureuse qui nous est un exemple des discours tenus dans les réunions du champ de Mars et du champ de Mai. Sous le règne de Chilpéric un concile d’évêques est convoqué à Paris. Le roi les reçoit, dit Grégoire de Tours, « auprès d’une cabane faite de ramée, » et leur offre un « bouillon de volaille et de pois chiches, » que plusieurs refusent, par crainte du poison. De longs discours sont prononcés dans le synode. Gontran, roi d’Orléans, tient un plaid solennel auquel assistent les députés des états voisins ; la discussion s’aigrit et s’échauffe : « Puisque tu ne veux pas rendre les cités qu’on te demande, s’écrient les députés, nous savons que la hache est entière qui a tranché la tête à tes frères ; elle te fera bientôt sauter la cervelle. » Gontran, pour toute réponse, fait jeter à la tête des députés « du fumier de cheval, des herbes pourries, de la paille, du foin, de la boue puante des rues de la ville. » Voilà l’éloquence des barbares et les mœurs parlementaires du VIe siècle. En tout cela, nul indice bien précis d’institutions régulières ou même d’usages établis : ce sont de purs incidens, que le hasard produit, que la circonstance amène ; l’intérêt seul du moment a provoqué ces réunions et ces discours. Les premiers Mérovingiens ont l’air de négliger le principe germanique de la délibération commune sur de communs intérêts ; ils laissent tomber en désuétude les coutumes séculaires de leur pays. Il semble que l’immense désordre des invasions ait troublé et désorganisé les envahisseurs à l’égal des peuples envahis. Sous le roi Sigebert d’Austrasie, disent les chroniques, les leudes se plaignaient de n’être plus convoqués ni consultés sur rien.

Dans le siècle suivant, les usages nationaux, passagèrement abandonnés, reprennent faveur. Dagobert, en 635, réunit un « parlement des seigneurs et des prélats du royaume ; » il parut au milieu d’eux avec une couronne d’or sur la tête, s’assit sur un trône d’or et prononça un long discours que son biographe a conservé ou supposé. Son fils Clovis II l’imita ; on nous le montre convoquant une assemblée générale « en la ville de Clichy, » l’année 654, « pour traiter des communes besoignes du royaume, » et parlant en public avec l’appareil et le cérémonial adoptés par Dagobert. Sous la dynastie carlovingienne, bien plus fidèle que la précédente à l’esprit germanique, l’antique réunion du champ de Mars, transportée au mois de mai, devient une institution fixe et régulière, un instrument de règne, un ressort de l’état. Pépin le Bref, Charlemagne et leurs successeurs rédigent leurs capitulaires dans l’assemblée de la nation, in plena synodo, in generali populi conventu ; en toute affaire d’importance, intéressant le salut de la patrie et l’utilité des Francs, pro salute patriæ et utilitate Francorum, ils prennent conseil des grands et des hommes libres, per consilium Francorum et procerum suorum agebant. La Chanson de Roland a traduit ce texte des chroniqueurs latins du VIIIe siècle sur Charlemagne :


Ses barons mande pour son conseil finer ;
Par ceux de France voet-il de tout errer.


On ne compte guère moins de cent assemblées plénières tenues par les Carlovingiens ; elles se réunissaient deux fois par an dans les temps calmes et prospères de l’empire : une lettre célèbre d’Hincmar, écrite en 882 d’après un document officiel de 826, nous fait connaître les travaux ordinaires et le degré d’influence de ces parlemens.

On a remarqué que la volonté du prince et son impulsion y décidaient presque tout ; à lui seul appartenait l’initiative de l’action et de la parole : il avait le premier mot et le dernier. C’est précisément le rôle prépondérant, la situation dominante que gardera la royauté capétienne dans les futurs états-généraux. Sauf de rares exceptions, les assemblées politiques en France n’ont été, jusqu’en 1789, que de solennels comités consultatifs. Déjà s’annonce dans les parlemens carlovingiens ce qui sera et s’appellera un jour la séparation des trois ordres. L’aristocratie ecclésiastique et laïque, se dégageant de la foule confuse des hommes libres, du tiers-ordre de l’armée et des fonctionnaires impériaux, siégeait à part en deux groupes distincts qui délibéraient tantôt isolément, tantôt réunis dans le conseil du prince, avec les grands-officiers et les ministres de la couronne. Les historiens contemporains mentionnent exactement ces réunions ; ils en indiquent chaque fois la composition et l’importance ; ils notent le résultat de leurs délibérations, le lieu où elles se tenaient, lieu variable, désigné par le prince : ils disent si le plaid était une simple réunion aristocratique, un conseil des grands, ou bien une assemblée plénière, mais circonscrite dans une région déterminée, quelque chose comme des états provinciaux, ou bien enfin une convocation générale des hommes libres de l’empire, car un plaid pouvait avoir l’un ou l’autre de ces trois caractères. Figurons-nous une de ces assemblées générales, un de ces parlemens armés, aux époques florissantes du puissant empire d’Occident : le coup d’œil assurément était des plus pittoresques ! Les poètes latins du IXe siècle aident notre imagination à se représenter la réalité, à lui rendre la vie et la couleur. « On y voyait, dit Ermold le Noir, des milliers de Suèves à la blonde chevelure venus d’au-delà du Rhin ; les phalanges saxonnes armées de carquois et les troupes de la Thuringe marchaient à leur suite. La Bourgogne envoyait une brillante jeunesse qui renforçait les guerriers des Francs ; mais redire les peuples et les immenses nations de l’Europe rassemblés dans le même lieu serait une tâche impossible. »

Charlemagne, qui aimait à parler et qui parlait bien, haranguait souvent ces assemblées et dirigeait en personne les délibérations du conseil : son éloquence avait pour traits distinctifs la force, l’abondance et la clarté. « Il s’exprimait avec une admirable netteté sur toutes choses, » dit Éginhard. C’est le mot des chansons de geste : Bien scet parler et dreite raison rendre. « Il était si emparlé et sage en paroles, ajoutent les Grandes chroniques, qu’il sembloit que ce fust un grand clerc et un grand maistre. » Si l’on peut s’en fier aux poétiques descriptions d’Ermold le Noir, qui, écrivant pour les contemporains, ne pouvait pas trop mentir, ni la vivacité ne manquait aux discussions, ni l’étendue aux discours prononcés. Quand le prince, « couvert des insignes impériaux, assis sur un trône d’or, » avait ouvert la séance par une allocution et demandé l’avis de l’assemblée, celui qui avait quelque chose à dire quittait sa place et, fléchissant le genou devant l’empereur, baisait sa sandale : il parlait ensuite ; l’assemblée applaudissait ou murmurait, et si l’empereur était absolument satisfait du discours, il donnait l’accolade à l’orateur en signe d’approbation. Nous pouvons donc nous faire une assez juste idée de ce qu’était une session parlementaire au IXe siècle.

La révolution féodale change de nouveau la face de l’Occident. Le pouvoir central est détruit, les assemblées générales disparaissent avec l’organisation politique qui les rendait possibles ; la représentation nationale se morcelle comme la souveraineté : il n’y a plus en France que des seigneuries indépendantes et des parlemens de barons. Tous ces grands feudataires, usurpateurs des droits régaliens, tiennent leurs assises semi-judiciaires, semi-politiques, aux bonnes fêtes de l’année ; ils ont leur cour où les vassaux sont convoqués pour renouveler l’hommage, pour apporter des présens et pour entendre l’exposé des entreprises que le suzerain médite. Le droit de délibérer et de discuter sur les intérêts généraux s’exerce dans des conditions différentes, mais il n’est point aboli ; on dirait au contraire que le triomphe de l’oligarchie a donné plus de vigueur aux institutions représentatives, du moins sous leur forme aristocratique ; l’action de la parole se fait sentir à ces assemblées avec une force et une liberté qui d’abord nous étonnent. Nous le déclarons sans paradoxe : il existe, même à l’époque féodale, une éloquence politique.

Dans les Assises de Jérusalem, où respire le pur esprit.de la féodalité, un seigneur qui a passé sa vie à se battre et à plaider, homme de guerre et homme de chicane tout ensemble, Philippe de Navarre, auteur d’une partie de ce remarquable écrit, vante l’habileté dont il a si longtemps fait preuve devant les tribunaux ; il cite avec orgueil les hauts et puissans personnages, ses maîtres dans l’art de persuader, qui, dit-il, par leur savoir, leur expérience, « leur sens aigu et subtil, ont acquis de grands biens, de grands honneurs et sont demeurés en bonne et durable mémoire. » Or ces barons et ces chevaliers, qui avaient blanchi dans le métier des armes, qui avaient assisté aux plus terribles batailles, aux plus fameux sièges de leur temps, et qui cependant tiraient vanité de leur adresse à soutenir une cause en justice, reconnaissant que les succès de parole avaient plus fait pour leur gloire et pour leur fortune que toutes leurs prouesses guerrières, est-il vraisemblable qu’ils aient dédaigné et négligé le talent, plus noble encore et non moins utile, de parler avec autorité dans les conseils d’affaires et de discuter victorieusement en pleine assemblée les questions politiques ? Les terribles batailleurs que nous décrivent les chansons de geste sont aussi de grands parleurs qui ont un goût naturel pour toutes les formes du discours public. Leur courage, comme celui des Gaulois, ne saurait se passer d’esprit. C’est un héroïsme de noble race à qui ne suffisent pas les stimulans grossiers, les impulsions vulgaires : il se détermine par des mobiles plus relevés ; il veut qu’on lui parle la langue de la raison et de l’honneur, Quelque gloire qui s’attache aux grands coups frappés par un bras vigoureux, cette supériorité matérielle est loin d’opprimer et d’anéantir l’autre, celle que donne l’intelligence : le guerrier accompli les réunit et les réconcilie en sa personne. Comme un Grec de l’Iliade, il sait se montrer intrépide sur le champ de bataille, sage dans le conseil, adroit dans ses discours. Bien dire est une partie de la perfection chevaleresque et de l’idéal du gentilhomme. Aussi ne connaissons-nous pas un seul poème épique au moyen âge où ne se rencontrent des exemples fréquens de harangues militaires, de sermons, d’oraisons funèbres, de délibérations politiques et de plaidoyers, en un mot une vive et légère esquisse de tous les genres oratoires. On nous objectera que ce sont là des peintures de fantaisie. Nous répondrons que nos trouvères ont naïvement décrit et versifié les scènes que la vie réelle offrait à leurs regards, et nous appliquerons ici une réflexion de Cicéron sur Homère, faite à propos des origines de l’éloquence grecque : « Si ce poète, dit-il, a tant vanté les discours de Nestor et d’Ulysse pendant la guerre de Troie, c’est évidemment parce que l’éloquence était florissante dès ce temps-là. » Disons, nous aussi, que nos trouvères auraient moins souvent célébré les guerriers « bien emparlés, » et les auraient placés dans un rang moins illustre, s’ils n’avaient pas été témoins des applaudissemens et des honneurs dont les comblaient leurs contemporains. La poésie, qui peint les mœurs, se garde bien d’exalter ce que la société méprise.

Les chroniques en prose confirment ces poétiques indications. Dans l’histoire comme dans la fiction, les chefs d’empire et les chefs d’armée possèdent presque tous le don de la parole persuasive. Cette éloquence n’ajoute pas seulement une grâce et un prestige au dur éclat de ces héros farouches ; elle double leur puissance, car c’est elle, bien souvent, qui assure le succès des entreprises et fixe la fortune des combats. Quesnes de Béthune, dans Villehardouin, est en mille rencontres critiques le sauveur de l’armée et sa providence, grâce aux fécondes ressources de son intelligence déliée et de sa parole toujours prête : ambassades, négociations, conseils de guerre, tout roule sur lui ; l’expédition n’avance qu’autant qu’il lui fraie la voie par son expérience avisée et par l’adresse de ses discours. Le doge de Venise, Dandolo, décide également par un discours ses concitoyens à s’unir aux Francs ; la guerre est votée en assemblée populaire, après force harangues, comme aux plus beaux temps des républiques de l’antiquité. Guillaume de Tyr cite plusieurs discours de Godefroy de Bouillon aux croisés ; le brillant portrait qu’il fait de Baudouin III, quatrième roi latin de Jérusalem, prince éminent par les qualités de son esprit et par la beauté de sa personne, contient cette mention : « Sa parole abondante et vive lui donnait une supériorité incontestable sur tous les autres rois. » Quoique la nature presque seule parle en ces harangues primitives, et que l’inspiration personnelle y soit toute l’éloquence, leur brièveté forte et sensée dit bien ce qu’elle veut dire ; les principes de l’art y sont parfois devinés et appliqués, la simplicité un peu nue du style est relevée par un accent de bonhomie malicieuse et par certaines familiarités pittoresques dont les harangues de Henri IV continueront la tradition. Baudouin Ier, empereur de Constantinople, marchant contre les Bulgares, crie à ses chevaliers : « Que chacun de vous soit un faucon et que nos adversaires ne soient que des éperviers bâtards. » Villehardouin, présent à la bataille, fait aussi son discours : « Souvenez-vous des preudhommes anciens cités dans les histoires ; celui qui mourra pour Dieu aujourd’hui, son âme s’en ira toute fleurie au paradis. » Une mâle concision, tempérée de courtoisie, comme dit le poète, et « de beaux mots polis, » caractérise presque toujours ces improvisations du champ de bataille. Roland, enveloppé par l’immense cavalerie des Sarrasins, rappelle aux siens en quelques vers énergiques les devoirs du loyal combattant, du vassal fidèle à son suzerain : « Pour son seigneur, dit-il, on doit souffrir grands maux, endurer le chaud et le froid, perdre de son sang et de sa chair. Frappez de vos lances, et je frapperai de Durandal, ma bonne épée, que m’a donnée le roi. Si je meurs, celui qui l’aura pourra dire qu’elle appartenait à un noble vassal ! » C’est dans l’un de ces généreux transports, dans l’ivresse d’héroïsme familière à ces bouillantes natures qu’Hugues de Belin, guerrier du cycle des « Loherains, » laisse échapper cette saillie d’éloquence admirablement exprimée par l’un des plus beaux vers de notre langue : « La vraie richesse, ce ne sont ni les belles fourrures, ni les étoffes précieuses, ni l’argent, les forteresses et les chevaux qui la donnent ; elle est tout entière dans la fidélité éprouvée d’amis intrépides : le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. »

Ainsi parlaient ces barons des siècles de fer, ces hommes « au front hardi, » à l’âme impétueuse, dont la vie était emportée et dévorée par la passion de l’aventure et du danger. Les scènes orageuses des assemblées qui les réunissent et les mettent aux prises, soit pendant la paix, soit pendant la guerre, ont été vivement décrites dans les documens contemporains. Un parlement guerrier se tient d’ordinaire dès le matin, au lever du soleil, « après messe et matines, » dans le verger d’un château ou d’une abbaye, ou bien à cheval au milieu des champs. Le suzerain, roi ou chef d’armée, pose la question à débattre et déduit ses raisons ; quand il a fini, les barons prennent à leur tour la parole ; les répliques se croisent, les mots vifs, les gestes menaçans partent de tous côtés : ceux qui se croient blessés dans leur orgueil, menacés dans leur ambition, bondissent de fureur ; ils « saillent en pieds, » s’interpellent, se provoquent, en tirant à moitié leur épée du fourreau ; le parlement retentit d’éclats de voix et d’outrageux propos. Si c’est dans les festins royaux ou seigneuriaux que la querelle s’engage, aux longues tables dressées dans la salle pavée et voûtée « où flairent soüef le lys et la rose, » nos véhémens discoureurs, a la face rougie de mautalent, » se lancent à la tête les couteaux d’acier, les quartiers de chevreuil et les cygnes « empoivrés » dont la table est garnie jusqu’au moment où le roi résume les débats, quand il le peut, et calme « la noise et le butin. » Parfois il arrive que la minorité, battue et mécontente, fausse compagnie à la majorité et retourne en son pays ou poursuive l’entreprise par une autre voie : la croisade de 1202, qui fut décidée par un parlement tenu dans le verger de l’abbaye Sainte-Marie de Soissons, nous offre un exemple de ces dissentimens graves aboutissant à une séparation. Au début de la chanson du « Loherain » Garin, nous voyons s’ouvrir à Lyon un de ces « conciles » de seigneurs et d’évêques qui avaient remplacé les conventus provinciales de l’époque gallo-romaine et qui ont formé, on l’a dit plus haut, les états provinciaux des XIIIe et XIVe siècles. Plus de trois mille clercs, évêques ou abbés, nous raconte le poète, et un pareil nombre de barons se sont réunis dans la cité « assise sur le Rosne ; » il s’agit de savoir si le clergé, aidant la noblesse à s’armer et s’équiper, soutiendra de ses deniers une croisade contre les Sarrasins qui ravagent le pays. La discussion s’irrite et se prolonge ; le clergé défend ses immunités, il n’offre que ses prières : Nous prions Dieu pour tretous vos amis ; enfin le légat du pape intervient et contraint l’église à céder les dîmes pour sept ans et demi.

Nous arrivons à des temps moins poétiques et d’un sérieux tout moderne. Vaincue et dépouillée au Xe siècle, la royauté, par une conduite habile et ferme, a reconquis la France sur les hauts barons et reconstitué l’unité nationale. En 1302, elle convoque les états-généraux ; mais après cette longue histoire des traditions libérales du passé, qui ne voit que l’acte hardi de Philippe le Bel n’introduisait en France aucune nouveauté, et qu’il remettait simplement en vigueur, sous une forme nouvelle, des usages aussi anciens que notre pays ? Dans ce rajeunissement des assemblées plénières de l’époque carlovingienne, tous les droits créés par le temps étaient représentés ; tous les modes de réunion publique usités jusque-là venaient se résumer et se compléter ; la royauté y reprenait la situation prépondérante qu’elle avait tenue dans les anciennes assemblées, et les états du XIVe siècle, comme ceux du VIIIe et du IXe, étaient réduits à la double fonction de donner leur avis et d’apporter leur argent. L’apparition des états provinciaux sur une partie du territoire, l’extension donnée aux franchises séculaires des communes signalaient, en outre, comme un réveil de l’indépendance locale dont la Gaule, surtout la Gaule du midi, avait joui sous la domination romaine, et qui, partout affaiblie, contrariée, par une succession de despotismes variés, n’avait entièrement disparu ni péri nulle part.

Le XIVe siècle voyait donc se produire une résurrection, un épanouissement de tous ces germes de liberté passagèrement étouffés sous les ruines accumulées ; il cédait, dans ses apparentes audaces, dans ses prétendues innovations, à l’impulsion secrète, irrésistible d’un ensemble de traditions et de coutumes dont nous avons exposé les lointaines origines et les fortunes diverses : il s’inspirait, à son insu, de cette puissante continuité du souffle libéral qui, à travers tant d’épreuves subies, n’avait jamais cessé d’animer notre pays, de faire vibrer son cœur et d’éclater en sentimens nobles et fiers par l’énergie de la parole publique. Quelle influence les états-généraux exerceront-ils, à leur tour, sur l’éloquence politique française, sur l’éducation virile du génie de notre race ? Quelle action efficace, quel rôle utile ou brillant la réunion solennelle des trois ordres va-t-elle réserver et permettre à la parole ? Ces états, qui remontent si haut et si loin dans le passé sous leur forme primitive, ont duré, comme institution, jusqu’à l’établissement de nos libertés modernes : la dernière page de leur histoire est la préface de 1789 ; leur souvenir reste gravé et conservé, en traits ineffaçables, à la base même de nos gouvernemens démocratiques ; dans cet espace de plusieurs siècles, quels orateurs ont-ils suscités ? quels monumens témoignent des talens qu’ils ont mis en lumière, de la science politique qui s’y est révélée et développée, du courage civil et des fermes convictions qui ont illustré leurs débats ? S’ils ont bien mérité de notre pays par leur résistance aux égaremens, aux corruptions du pouvoir absolu, ont-ils pareillement honoré les lettres françaises par quelques hautes inspirations, dignes d’échapper à l’oubli ? C’est ce que nous éclaircirons dans une seconde et prochaine étude.


Charles Aubertin.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1871, notre étude sur les Mémoires de Siméon-Prosper Hardy.