L’Éloquence et la Liberté
L’éloquence est une production spontanée de la race aryenne[1]. Ce n’est pas qu’il ne se soit rencontré chez aucune autre race d’hommes des personnes que les circonstances aient quelquefois passionnées au point de les faire parler avec véhémence : on peut citer par exemple chez les Sémites les paroles bien connues de Samuel faisant aux Juifs le portrait anticipé du roi qu’ils demandaient; mais l’art de composer un discours appartient, comme tout ce qui suppose une forme idéale, à la seule race des Aryens. On ne trouve nulle part ailleurs un discours bien fait, ni à plus forte raison un genre littéraire ayant eu une durée historique et où l’on voie l’art de la parole sortant de rien, grandissant peu à peu, obéissant enfin à la loi qui fait succéder un déclin plus ou moins rapide à la perfection, puis disparaissant avec les années. Cet art se trouve au contraire, à des degrés divers, chez la plupart des peuples de notre race, sinon chez tous. Seulement, comme l’éloquence est de toutes les œuvres littéraires celle qui est le plus étroitement liée à l’action, chacun d’eux a réalisé l’éloquence dans la mesure et dans les conditions compatibles avec son état social.
Il y a de grandes nations aryennes qui n’ont point connu l’éloquence politique, tandis que chez elles d’autres genres de composition littéraire se développaient avec le plus grand éclat. Chez d’autres, c’est l’éloquence religieuse qui a fait défaut, parce que la religion n’y exerçait pas de prosélytisme et ne s’y enseignait point par la voie des prédications. Quelques-unes ont vu fleurir chez elles les trois formes de l’éloquence, la prédication, le discours politique et le plaidoyer. Ainsi chez les Indiens nous ne voyons pas qu’il y ait jamais eu d’éloquence politique, la prédication ne semblé pas non plus s’y être produite pendant tout le temps qu’a régné sans conteste l’institution brahmanique; mais aussitôt que le Bouddha eut commencé d’enseigner aux hommes l’égalité devant la foi et devant la nature, de tirer ses prêtres des derniers rangs du peuple comme des premiers, on vit apparaître l’éloquence religieuse avec une puissance d’action que les générations antérieures n’avaient pas soupçonnée. Les procédés se fixèrent, il se fonda sous forme de couvens des écoles de frères prêcheurs analogues à nos dominicains. La loi nouvelle s’enseigna dans tout l’Orient, soit en style direct, soit en paraboles, et l’usage de donner du haut d’une chaire l’instruction pieuse aux hommes assemblés devint là, comme chez les chrétiens, un des principaux devoirs du sacerdoce. Bien ou mal pratiquée, l’éloquence de la chaire dure chez les bouddhistes depuis le temps du maître, c’est-à-dire depuis le VIe siècle avant Jésus-Christ : cela fait donc à peu près vingt-quatre siècles.
Chez les Grecs, un fait analogue s’est présenté. Pendant toute l’antiquité, l’éloquence de la chaire a été chez eux totalement inconnue. Il ne se donnait pas d’instruction religieuse dans les temples, puisque le peuple n’y était pas admis. Il n’y avait ni catéchismes, ni prédications, parce qu’il n’y avait pas de clergé, et que le sacerdoce ne formait pas une puissance sociale organisée et reposant sur des principes de croyance arrêtés. Les enfans allaient en rang chez le pédagogue de leur quartier, comme les nôtres chez les frères ignorantins; mais on ne dit pas qu’ils se rendissent jamais en un lieu sacré pour y recevoir l’enseignement d’un prêtre. Il faut en excepter peut-être les petites filles qui, sous le nom d’ourses, étaient consacrées pendant quelques années à une certaine Diane de l’Attique. Quand la prédication fit son apparition dans le monde grec, ce fut comme une révolution qui commençait : le christianisme est né d’elle, ou plutôt c’est par elle qu’il a grandi dans le monde hellénique, puis chez les peuples latins. C’est par elle encore qu’il se conserve : s’il se réduisait au silence, il serait fort en danger de périr, parce que les livres ne sont jamais lus que par un très petit nombre de personnes, et parce que la parole d’un homme revêtu d’un caractère sacré fait plus en descendant sur une foule assemblée dans un lieu saint que des lignes imprimées, souvent difficiles à comprendre pour le vulgaire.
Il est bien digne de remarque que la religion chrétienne, en s’appuyant sur l’éloquence, a su la faire durer déjà dix-huit cents ans à travers les états sociaux les plus divers, sous toutes les constitutions politiques, sous tous les régimes. Je ne veux pas dire qu’à toutes les époques de cette longue histoire on ait fait des discours aussi bien composés que ceux de Lysias ou de Démosthènes; mais enfin on n’a pas cessé de prêcher, même dans les temps les plus durs : lorsque, par raison d’état, le pouvoir a fermé les églises ou renversé les chaires, on prêchait à l’étranger dans d’autres langues ou en secret dans des lieux fermés et clandestins. Quand l’heure de l’indépendance était revenue, il se trouvait que non-seulement l’usage de la parole n’était pas tombé en désuétude, mais qu’il avait conquis une vigueur nouvelle, accrue par le malheur et la nécessité du silence. Nos pères se souviennent encore de l’éclat répandu sur la chaire catholique par les prédicateurs qui ont succédé à la révolution.
Je ne puis aborder le sujet principal de cette étude, qui est l’éloquence politique, sans indiquer la cause qui a fait durer l’éloquence religieuse chez les chrétiens. Elle est la même que chez les bouddhistes : c’est le besoin de liberté dans la foi. Cette cause, visible pour tous, se rattache à une autre beaucoup plus profonde. Il y a dans le christianisme un ensemble de doctrines fondamentales groupées autour de la théorie du Verbe. Métaphysiquement le Verbe est fils de Dieu et Dieu lui-même; pratiquement c’est la sainte parole que le Christ a enseignée aux hommes de l’Occident pour les rendre solidaires les uns des autres, et qui veut se conserver à travers les temps sans changer de forme et sans se dénaturer. La théorie de la parole sainte, aussi vieille que la race aryenne, à laquelle elle appartient, a successivement ou en même temps animé les grandes religions orientales de l’Inde et de la Perse.
Voici quelques strophes tirées du Véda et dont nos lecteurs apprécieront la portée. Après avoir dit qu’elle marche avec les dieux et qu’elle est leur véhicule, la parole personnifiée ajoute :
«... J’accorde l’opulence à celui qui m’honore par l’holocauste, la libation, le sacrifice.
« Je suis reine et maîtresse des richesses; je suis sage; je suis la première de celles qu’honore le sacrifice. Ainsi me connaissent les prêtres, qui m’ont donné un grand nombre de demeures et de sanctuaires.
« Celui qui voit, qui respire, qui entend, mange avec moi ses alimens. Les ignorans me détruisent. Ami, écoute-moi : je dis une chose digne de foi ;
« Je dis une chose bonne pour les dieux et les hommes : celui que j’aime, je le fais terrible, pieux, sage, éclairé.
« Pour tuer un ennemi malfaisant, je tends l’arc de Roudra. Je fais la guerre à l’impie ; je parcours le ciel et la terre.
« J’enfante mon père. Ma demeure est sur sa tête, dans la liqueur sacrée, dans le calice. J’existe dans tous les mondes, et je m’étends jusqu’au ciel.
« Telle que le vent, je souffle dans tous les mondes. Ma grandeur s’élève au-dessus de cette terre, au-dessus même du ciel. »
Dans ces contrées de l’Orient, elle n’a pour ainsi dire pas rencontré d’adversaires, en ce sens que les hommes à qui elle s’adressait étaient tous Aryens ou appartenaient à des races infimes, chez lesquelles, en raison de cette infériorité même, elle ne pouvait trouver de résistance. Il n’en fut pas de même lorsqu’elle tenta de s’introduire par la Judée et par l’Egypte dans le monde occidental : elle se trouva face à face avec les Juifs, peuple issu d’une souche différente, et avec les Grecs et les Romains, aryens il est vrai, mais chez lesquels existaient des doctrines ou des institutions sacrées qu’il fallait combattre et renverser. La lutte fut la première condition où se trouva placée la parole sainte au milieu des nations d’Occident, et le premier acte qu’elle eut à accomplir fut la conquête de sa liberté. Cette conquête ne pouvait pas se réaliser par la force, puisque le nombre et le droit social et politique étaient du côté des adversaires; la persuasion fut donc son principal, sinon son unique instrument, jusqu’à l’époque où ses partisans se sentirent assez nombreux et assez forts pour changer la loi et tenir tête à leurs rivaux.
C’est pendant ces siècles de lutte et après que son triomphe eut assuré sa liberté que se forma l’éloquence chrétienne, évidemment venue d’Orient, puisqu’elle n’existait ni chez les Romains, ni chez les Grecs, ni chez les Juifs. La forme qu’elle revêtit fut savante, parce qu’elle trouvait dans la littérature politique et judiciaire des Romains et des Grecs des modèles qu’elle n’avait qu’à imiter, et dans tout l’empire des écoles de rhétorique où l’on dressait à l’art de la parole sinon des orateurs, au moins d’habiles artisans de discours. On vit donc, dans une langue grecque ou latine renouvelée, apparaître un genre d’éloquence auparavant inconnu, qui empruntait sa forme à l’ancienne éloquence athénienne, et qui en revêtait des doctrines dont l’Orient seul avait le secret. Ces doctrines avaient une tendance manifeste vers la théocratie et la religion d’état, car elles venaient de la Perse et de l’Inde, où le système des castes élevait la classe sacerdotale au-dessus des autres. De plus, à mesure que les communautés chrétiennes s’étendaient et se multipliaient dans l’empire, elles substituaient peu à peu une société religieuse à la grande société civile et politique qu’elles finirent par absorber. Quand les peuples modernes commencèrent à leur tour l’œuvre de leur constitution, les gouvernemens se trouvèrent plus ou moins en état d’hostilité avec le sacerdoce, et l’hostilité fut d’autant plus apparente et plus active qu’ils donnèrent dans la loi de l’état une importance plus grande à l’élément laïque. Je n’ai pas besoin de rappeler ici des luttes dont tout le monde connaît l’histoire et qui ont couvert de sang plusieurs parties de l’Europe. C’est donc contre l’élément laïque des sociétés modernes que l’église eut à défendre sa liberté et à montrer sous toutes ses formes l’ardente éloquence de la parole divine. Si l’église avait pu dans la suite des temps renoncer à être une société complète, c’est-à-dire à la fois temporelle et spirituelle, elle aurait eu le sort des religions grecques et romaines de l’antiquité : non-seulement elle aurait été conduite à cesser son prosélytisme, mais encore, n’exerçant dans la société que l’influence d’une corporation dispersée et sans action homogène et générale, elle eût vécu retirée dans ses sanctuaires, et ne se fût plus adressée que dans le secret à la conscience individuelle. Pour cela, il eût fallu qu’elle renonçât à l’esprit qu’elle tient de son origine orientale et à la tradition qu’elle s’est formée à elle-même pendant les siècles de son établissement. Il se peut qu’un jour la force des choses, c’est-à-dire des idées et des tendances nouvelles, la conduise à s’isoler de la société laïque et à vivre au milieu d’elle dans les conditions énoncées en manière de formule par un grand homme d’état italien; mais il faut bien compter que, si la violence n’intervient pas (ce qui ne servirait qu’à éloigner l’issue des événemens), cette transformation de la société religieuse ne pourra s’opérer que par degrés, et qu’elle s’opérera d’elle-même : une loi universelle de la nature qu’il faut avoir sans cesse présente à l’esprit veut que les choses commencent et finissent insensiblement.
Jusque-là, la condition naturelle de l’église sera, comme elle l’a été, l’antagonisme et la lutte; par conséquent son premier besoin sera toujours d’être éloquente. Et qu’on le remarque bien, ce que la société religieuse défend par son éloquence, c’est sa liberté et rien de plus, du moins jusqu’au jour où elle confond sa liberté avec son empire. L’histoire ne nous offre aucun autre exemple d’une société combattant pour elle avec une si longue persévérance et employant pour la défendre la parole sous tant de formes variées. Elle n’a point d’armes entre les mains, ou du moins elle n’en a presque plus, et elle a certainement renoncé à s’en servir, tant celles qui peuvent lui rester encore sont surannées et hors de service. La parole avec son accent impérieux ou pénétrant, caressant ou terrible, avec ses insinuations oratoires, ses mœurs, comme on disait autrefois, ses argumens, ses preuves, ses sophismes même et ses réticences, voilà de quel instrument elle se sert pour lutter contre son adversaire ou pour gagner des défenseurs à sa cause. Cette arme, qu’elle manie et qu’elle perfectionne depuis dix-huit cents ans, est la plus forte qui puisse être à l’usage de l’homme; c’est l’arme humaine par excellence, c’est la seule arme humaine, parce qu’elle n’exige ni grandes dépenses pour être forgée, ni remaniemens coûteux, ni matière extérieure, et que, transportée sans fatigue et invisible partout où va celui qui la possède, elle atteint l’homme au cœur même et lui fait une blessure incurable et contagieuse. La puissance qu’elle a pour blesser et pour tuer, elle l’a aussi pour guérir et pour ramener à la vie. Il y a dans l’église une éloquence à voix basse qui ne parle qu’à la personne dans le secret et le silence, et qui n’est ni moins persuasive ni moins active que la grande éloquence publique de la chaire. C’est là surtout qu’elle touche les cœurs et convainc les esprits. Se faisant toute à tous et variant les accens de sa voix suivant les âges, le sexe et la condition physique ou morale des personnes, elle attire à elle ou se prépare dès l’enfance de nouveaux défenseurs, et souvent elle fait tomber les armes des mains de ceux qui se croyaient menacés par elle. Toutes les fois que depuis Constantin son pouvoir temporel a paru chanceler, l’église s’est attachée à prouver qu’elle ne menace personne, et que c’est elle au contraire qui est menacée, victime ou martyre de pouvoirs impies; elle a montré ses bras désarmés, ses vêtemens en lambeaux, son avoir usurpé par des voisins criminels, et par-dessus tout sa liberté enchaînée. Elle eût renoncé à tous les biens de ce monde, si seulement la liberté lui eût été assurée, affirmant que sans la liberté elle ne peut vivre, que la religion ne peut durer si elle n’est indépendante, et que par la perte de la religion tout est perdu.
Il est certain qu’un changement dans la religion entraîne des changemens correspondans dans toutes les parties de la société. Il ne l’est pas moins qu’une religion privée d’indépendance est le pire de tous les esclavages, et que l’homme ne s’y soustrait qu’en renonçant à sa religion : il faut toutefois l’entendre d’une certaine manière. Quand le christianisme naissant était opprimé dans Rome, le christianisme, que l’on voulait empêcher, grandissait par la lutte; au contraire ce qui perdit les religions païennes, ce fut la protection que le pouvoir laïque leur donna et les efforts qu’il fit pour les imposer à ceux qui songeaient à se détacher d’elles. La foi libre était l’opprimée, la religion esclave était celle que l’empereur armé protégeait; l’une vainquit, l’autre tomba. Il ne se trouva pas un homme éloquent pour la relever de sa chute, tandis que brillaient dans des chaires nombreuses les plus éloquens apologistes de la religion nouvelle. Si la religion chrétienne continuait d’être protégée et que cette protection devînt pour elle un asservissement, elle serait dans la condition du paganisme sous les empereurs non chrétiens, et si elle acceptait finalement cette situation subordonnée, elle serait infidèle à son origine et à ses traditions. Ce lit de repos où elle s’endormirait serait un lit de mort d’où elle ne se relèverait plus; la sainte parole irait s’éteindre dans le silence des tombeaux. Si le Verbe divin veut encore se faire entendre, il faut qu’il accepte résolument la situation que les sociétés modernes veulent lui faire, qu’il accueille la liberté pauvre qu’elles lui offrent, qu’il renonce à soutenir la lutte sur un terrain où il n’a pas d’adversaires sérieux, qu’il laisse à d’autres une éloquence plus politique que religieuse, et n’ait plus pour ennemi que l’ennemi éternel du genre humain, le vice et l’immoralité. Là encore une grande carrière est ouverte à son éloquence. La lutte peut être vive, car l’immoralité s’étale chez nous avec une publicité que notre enfance n’avait point vue; elle est partout, dans les lettres et dans les arts, dans la vie privée et dans la vie publique, à tous les degrés de l’échelle sociale. C’est contre cet ennemi commun de la société civile et de la société religieuse que l’éloquence sacrée peut entreprendre une lutte qu’elle soutient ailleurs sans espoir de succès. C’est lui en effet et non les pouvoirs temporels des nations qui porte la plus rude atteinte à l’indépendance et à l’existence de la religion; s’il venait à prendre le dessus chez nous au point que l’équilibre social fût rompu à son avantage, la religion s’en allant avec les mœurs, il faudrait un nouveau Christ pour nous sauver.
On vient de voir, par la théorie et par l’histoire, comment la liberté est la condition essentielle de l’éloquence sacrée, comment la liberté religieuse s’acquiert et se soutient par la lutte : c’est à l’orateur de choisir et de bien distinguer son véritable adversaire. L’éloquence politique est de tout point dans des conditions analogues à l’éloquence religieuse; seulement, comme la société politique repose sur des constitutions dont la nature est en général très facile à saisir, parce qu’elles sont elles-mêmes très bien définies, l’orateur politique a un domaine plus circonscrit que l’orateur sacré. Dans les limites où se meuvent l’un et l’autre, ils ne peuvent déployer leur art que sous la condition de la lutte et de la liberté. Aussi, dans les états où la liberté politique n’existe point, l’éloquence est une faculté qui demeure sans se développer, c’est un organe qui s’atrophie. Telle est par exemple la Russie chez les modernes; tels furent dans l’antiquité les royaumes de l’Inde et de la Perse. Dans tous ces états, l’autorité monarchique réunissant tous les pouvoirs sociaux, c’est dans l’âme du prince que se concentre la liberté, c’est cette âme seule qui est le théâtre des luttes dont l’issue décide du sort des nations. Les réflexions qui s’y produisent sous la pression des événemens doivent avoir souvent cette éloquence muette que fait naître en chacun de nous le besoin de nous décider dans les graves circonstances de la vie; mais cette éloquence mystérieuse des cœurs royaux, ne se produisant pas au dehors, ne s’est jamais exprimée par un discours en forme et n’a pu engendrer un art. Là où le monarque est tout à lui seul, les peuples ne parlent pas, car on ne peut appeler discours les cris plaintifs qu’ils élèvent de temps en temps vers leurs maîtres pour les implorer ou pour les maudire. En réalité, ces empires et ces royaumes de l’Orient, dont les temps modernes nous ont plus d’une fois reflété l’image, ont été des empires silencieux, dont les peuples sont morts comme ils ont vécu, sans faire de bruit dans le monde et sans laisser d’eux aucun souvenir. Ces peuples marchaient devant eux sous la conduite prudente ou insensée de leurs monarques, pareils à ces troupeaux que les pasteurs des montagnes mènent dans les vertes prairies ou sur le penchant des abîmes.
Comment des peuples aryens, tels que les Indiens et les Perses, ont-ils eu si peu de souci de leurs propres affaires qu’ils s’en soient remis durant tant de siècles au jugement individuel d’un seul homme? Comment aussi notre roi Louis XIV en était-il venu à ce point de confiance dans son pouvoir absolu d’en énoncer la formule avec l’audace et le peu de ménagement que l’histoire nous rapporte? Il y a dans les événemens humains une loi naturelle qui en règle la marche et qui donne à chaque constitution politique la durée qu’elle doit avoir dans chaque nation. Cette loi elle-même n’est pas simple ni primitive, comme les partisans exagérés du gouvernement de la Providence le prétendent; elle est le résultat d’un concours de causes que l’histoire s’efforce d’élucider en les recherchant dans leurs conséquences. L’étude en est d’autant plus difficile et d’autant moins instructive que la direction des événemens a été plus personnelle et plus taciturne.
En réalité, l’éloquence et la liberté politiques ont été également ignorées de l’Asie. C’est en Grèce et particulièrement à Athènes qu’elles se sont produites pour la première fois dans le monde. Leurs destinées ont été communes : elles ont eu la même origine, elles ont grandi l’une avec l’autre et l’une par l’autre; elles sont arrivées ensemble à leur point culminant, peu après elles ont commencé à courir les mêmes dangers, et, après avoir soutenu de concert leurs derniers combats, elles ont péri frappées du même coup. L’étude de la partie de l’histoire hellénique comprise entre Solon et Philippe de Macédoine est la plus instructive de toute l’histoire du monde et la plus capable d’éclairer sur sa propre conduite un peuple libre ou qui veut l’être; si j’étais un monarque absolu, j’interdirais à mes sujets l’étude de l’histoire athénienne. Il est aisé d’y voir en quoi ce grand peuple a fait consister la liberté politique, et les nombreux discours qu’il nous a laissés nous montrent ce qu’il a fait de l’éloquence. Pour un Athénien, la liberté était le pouvoir de discuter, de diriger et d’administrer ses propres affaires : à ses yeux, un homme était libre dans sa vie privée quand il réglait à son gré sa conduite privée sans qu’aucune puissance extérieure lui imposât quelque contrainte; un homme était libre dans sa vie publique quand il participait, dans la proportion de son droit de citoyen et sans aucun amoindrissement de ce droit naturel, à la direction des affaires de l’état. Quand le peuple d’Athènes fut sorti de l’état monarchique et féodal, et que par une législation fortement conçue il en eut rendu le retour à peu près impossible, il se considéra comme maître de ses destinées et comme en pleine possession de la liberté. En effet, comme sa constitution républicaine était son œuvre, bien que Solon en eût été le rédacteur, elle lui appartenait; il la pouvait modifier selon ses vues, il la savait perfectible sans qu’il fût besoin de le lui dire, il pouvait même la détruire entièrement et la remplacer par une autre. Comme une constitution politique aussi librement formulée répondait nécessairement aux véritables besoins de la nation, il n’y avait aucun risque d’ailleurs qu’elle fût violemment et tout à coup changée. Les besoins anciens ne cessent pas subitement et les nouveaux ne se produisent pas en un jour; la loi que j’ai rappelée tout à l’heure s’applique ici d’une manière éclatante, et les changemens dans la loi politique d’un peuple libre y sont soumis aussi bien que ses besoins.
La parole exprime ces derniers dès qu’ils commencent à se faire jour; mais il y a constamment un besoin ancien qui leur fait obstacle : la discussion s’engage, se prolonge et se reproduit bien des fois dans les assemblées populaires avant que les demandes nouvelles aient revêtu par un vote le caractère d’une loi. Là où la liberté est pleine et entière, c’est-à-dire là où l’assemblée souveraine comprend ou représente le peuple entier, la loi nouvelle n’est votée que quand le besoin nouveau qu’elle doit satisfaire a grandi assez en face des anciens besoins pour que l’équilibre ait été rompu à son profit. Quand le sentiment de la justice, fruit d’une éducation libérale, anime une assemblée populaire, celle-ci s’applique à ménager les transitions, elle donne quelque satisfaction aux besoins nouveaux à mesure qu’ils s’accroissent; elle en donne encore à ceux qui diminuent jusqu’au moment où ils disparaissent tout à fait. C’est ici que se place le rôle de l’orateur, et qu’il devient possible de le définir. Qu’un besoin nouveau, qu’un mouvement spontané d’idées se produise au sein d’un peuple libre, d’individuel qu’il a été d’abord il s’étend peu à peu à plusieurs personnes, et s’il a en lui quelque cause réelle et générale de se produire, il gagne toute une partie du peuple. Le premier homme qui le ressent l’exprime faiblement d’abord et comme une chose de sa vie privée; mais, à mesure qu’il s’étend, l’expression en devient plus forte et plus générale, elle s’impose aux esprits, elle soumet les consciences : un jour vient où elle retentit dans l’assemblée nationale et demande à prendre force de loi. Celui qui la porte alors devant l’assemblée, c’est l’orateur. L’essence d’un tel homme est de ressentir fortement et de savoir énoncer, sous sa forme la plus intelligible pour les esprits, ce que ressent le groupe de citoyens dont il est l’organe. Il n’arrive jamais à la tribune avec une idée qui lui soit personnelle, parce qu’il n’ignore pas que cette pensée tout individuelle ne trouverait dans le peuple aucun écho. Au contraire il est lui-même l’écho d’une pensée répandue parmi le peuple, et dont il n’a pu devenir l’organe que parce qu’il a été, lui aussi, conquis par elle, qu’il en est maintenant possédé. Dans les états républicains ou simplement libres, cette idée n’est jamais fausse, car elle résulte d’un besoin réel. Elle peut quelquefois, il est vrai, être exclusive, lorsqu’elle ne représente que le besoin d’un groupe de citoyens et qu’elle s’offre comme une opinion générale ; mais dans ce cas elle est sans danger, parce que l’opinion contraire trouve toujours une autre bouche pour s’exprimer, et que chacune d’elles ne tarde point à être ramenée à sa juste valeur.
Tel est le mécanisme naturel des constitutions libérales et le rôle qu’y remplit l’éloquence. Il est évident que la constitution républicaine est de beaucoup la plus favorable aux progrès de cet art, car c’est elle qui comporte la plus grande somme de liberté. La moins favorable de toutes est celle qui l’exclut entièrement. Enfin la somme de liberté dont jouit un peuple se mesure exactement au rôle plus ou moins étendu laissé à la parole dans le jeu des institutions. Chez le peuple athénien, durant la période de sa liberté, l’éloquence fut partout, au Pnyx, au sénat, dans les tribunaux, à l’armée, au théâtre, dans les fêtes et les cérémonies publiques. Ceux qui sauvèrent la Grèce et l’Occident à Salamine et à Platée furent des orateurs populaires. Celui que je ne craindrai pas d’appeler le plus grand politique des temps anciens et modernes, Périclès, ne gouverna durant trente ans que par la parole. Chaque loi dont il fut l’auteur, il la développait lui-même à la tribune, sans passion, sans gestes, sans sophismes; il la défendait avec cette inflexibilité persuasive d’un orateur qui se sent appuyé sur une majorité populaire réelle et non factice. Le pouvoir qu’il exerça si longtemps, il le pouvait perdre après un échec à la tribune, et cet échec il l’eût fatalement éprouvé, si le plus grand nombre des Athéniens n’eût point pensé comme lui; mais, comme il ne l’éprouva pas, il put revenir chaque année déposer ses pouvoirs entre les mains du peuple qui les lui avait conférés, et qui chaque année les remettait de nouveau entre ses mains. Lorsque le développement naturel des institutions républicaines eut montré aux Athéniens le rôle et la puissance de l’orateur, l’éloquence devint, elle aussi, une véritable institution et un art que l’on put enseigner. Ils comprirent bientôt que, dans un état où rien ne se fait sans avoir été auparavant discuté et mis en pleine lumière, il s’agit moins de parler avec véhémence et de passionner les hommes que de savoir exposer avec méthode les avantages et les inconvéniens d’une proposition, montrer les causes, la marche et les conséquences certaines ou probables des événemens, faire sentir au peuple souverain à quoi il s’engage, soit envers ses propres membres, soit envers les étrangers. Cette science, qui devient ainsi la base même de l’éloquence, est précisément celle qu’il importe le plus à un citoyen de connaître, car c’est elle qui fait de lui un homme politique. Or il est évident qu’elle ne s’acquiert pas seulement comme une théorie dans les livres et dans les écoles, mais que la véritable école de gouvernement est la pratique des affaires. La solide éloquence, celle qui éclaire une nation dans sa marche, sans l’éblouir par des sophismes ou l’aveugler par des passions, a donc pour condition nécessaire la liberté.
Chaque portion de liberté retranchée est une portion d’éloquence annihilée, car à chacune des libertés publiques répond un ordre particulier de besoins et de problèmes sur lesquels un peuple doit être éclairé quand il fait lui-même ses propres affaires. Si un homme ou une caste s’empare de ces questions et s’en réserve le règlement, elles échappent du même coup au peuple et à l’orateur. Si le nombre de ces questions réservées augmente, on voit se restreindre dans la même proportion le champ de l’éloquence. Si ces réserves portent sur les principaux objets de la politique, — la paix, la guerre, les traités, les finances, l’armée, le commerce, — le rôle de l’orateur, réduit aux questions secondaires dont la solution est pour ainsi dire entraînée par celle des problèmes supérieurs, n’a plus qu’une médiocre importance; on le néglige parce qu’on le dédaigne, et le grand art de la parole ne tarde pas à tomber au plus bas degré. C’est ce qui arriva dans Athènes lorsqu’une puissance étrangère vint exercer son influence dissolvante dans les délibérations et substituer peu à peu l’action monarchique à l’activité nationale. Toutefois même alors, le précepteur d’Alexandre, l’ami et le conseiller de Philippe, Aristote, composait le meilleur traité de l’art oratoire que nous possédions. Il se montrait si convaincu de la dignité du citoyen libre qu’il définissait l’homme un animal politique, comme si les hommes qui, en cessant de s’occuper de leurs propres affaires, abdiquent entre les mains d’autrui leurs droits et leurs devoirs et renoncent à être des hommes politiques n’eussent plus été à ses yeux que de purs et simples troupeaux.
A Rome aussi, l’éloquence dura autant que la liberté. Quand la chute du dernier roi sur la fin du VIe siècle eut mis entre les mains d’une assemblée souveraine la discussion de la loi et la solution de toutes les questions pendantes, les jeunes hommes qui regrettaient la licence tolérée par les Tarquins accusaient la loi d’être « une chose sourde, plus favorable aux petites gens qu’aux puissans, tandis qu’un roi était un homme de qui l’on pouvait obtenir quelque chose quand on avait besoin d’un acte de justice ou d’une illégalité. » Quoique la langue des Romains fut encore à cette époque inculte et presque barbare, il est certain que dans ce sénat primitif les affaires se traitaient par la parole avant de se décider. On ne tarda pas non plus à parler au Forum devant l’assemblée du peuple, parce que les plébiscites résolvaient un grand nombre de questions importantes, et que le peuple dans les comices exerçait par les élections une grande influence sur la conduite des affaires. Toutefois l’éloquence romaine ne parvint à la dignité d’un art que le jour où elle put se modeler sur celle des Athéniens et s’inspirer des grands principes de liberté dont celle-ci était animée. A vrai dire cependant, l’éloquence politique des Romains fut toujours une éloquence sénatoriale, et n’eut jamais ces libres allures et ce caractère d’indépendance qui ont fait des orateurs d’Athènes les orateurs de l’humanité. Rome n’a jamais su se constituer en démocratie. A mesure que les droits du peuple s’accroissaient et qu’il entrait en partage de privilèges avec la noblesse, la conquête introduisait à Rome un nombre croissant d’étrangers qui, acquérant le titre de citoyens, se fondaient dans le peuple et le dénaturaient. En même temps le contraste des grandes et des petites fortunes allait croissant, la classe pauvre devenait plus nombreuse et celle des riches diminuait; quelques familles ne tardèrent point à posséder tout le sol de l’Italie avec les millions d’esclaves qui le cultivaient, ou qui y exerçaient les industries et les métiers. Le peuple, avili par la pauvreté, n’eut plus qu’un seul bien qui lui appartînt en propre, le droit de suffrage : ce bien, il le vendit. Ainsi s’élevèrent ces meneurs du peuple, qui furent ses acheteurs, mais non ses représentans, et qui, après avoir dompté la noblesse par le suffrage populaire, devinrent maîtres du peuple à son tour. Aussi le peuple romain n’eut d’orateurs à lui que pendant les années où la fonction tribunitienne lui appartint exclusivement. Quand les tribuns du peuple eurent commencé d’être pris dans la noblesse, le peuple, en quelque sorte désarmé, mit tout son espoir dans les ambitieux qui semblaient prendre en main sa cause. Un jour vint où la nation tout entière abdiqua entre les mains d’un seul homme, qui fit succéder à l’aristocratie mêlée du sénat une sorte de démocratie ou, pour mieux dire, d’ochlocratie impérialiste. « Lorsqu’après la défaite de Brutus et de Cassius, dit Tacite (Ann., I, 2), la cause publique fut désarmée, Auguste abdiqua le nom de triumvir, s’annonçant comme simple consul, et content, disait-il, pour protéger le peuple, de la puissance tribunitienne. Quand il eut gagné les soldats par ses largesses, la multitude par l’abondance des vivres, tous par les douceurs du repos, on le vit s’élever insensiblement et attirer à lui l’autorité du sénat, des magistrats, des lois. Nul ne lui résistait : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou par la proscription ; ce qui restait de nobles trouvaient dans leur empressement à le servir honneurs et opulence, et comme ils avaient gagné au changement des affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses périls. Le nouvel ordre de choses ne déplaisait pas non plus aux provinces, qui avaient en défiance le gouvernement du sénat et du peuple à cause des querelles des grands et de l’avarice des magistrats, et qui attendaient peu de secours des lois, impuissantes contre la force, la brigue et l’argent... La révolution était donc achevée : un nouvel esprit avait partout remplacé l’ancien, et chacun, renonçant à l’égalité, les yeux fixés sur le prince, attendait ses ordres. »
Ainsi l’éloquence se tut quand périt la liberté et quand le peuple, fatigué de luttes, eut demandé le repos à l’autorité du prince; mais de même qu’il n’y a pas d’éloquence politique sans la liberté, il n’y a pas non plus de liberté sans la lutte. Quand un peuple comme celui d’Athènes fait lui-même ses lois et les exécute, il ne crée jamais une loi nouvelle sans qu’une lutte d’intérêts ou de principes opposés ne l’ait préparée; cette lutte, si pacifique qu’on la suppose, ne se produit pas sans qu’il y ait des blessés et des victimes, je veux dire des fortunes amoindries et des familles ruinées. C’est un mal sans doute; mais, si la liberté est un bien, elle vaut la peine qu’on l’achète, et, si elle est la première sauvegarde de la dignité et de la moralité humaine, le prix sera d’autant moins cher que la pratique de la vie publique aura rendu un peuple plus clairvoyant et plus équitable. D’ailleurs la lutte des intérêts opposés, des ambitions rivales, des privilèges de caste ou de famille, n’existe pas moins sous un prince absolu que sous le régime de la liberté : à Rome, le destructeur de tout ce qu’il y avait d’hommes distingués par leur vertu, l’ennemi de toute idée nouvelle, l’homme qui enduisait de poix les chrétiens et les allumait comme des torches dans ses jardins, enfin l’incendiaire de Rome, Néron, fut un empereur absolu et populaire. Ainsi un chef habile pourra ménager les intérêts rivaux; un chef malhabile ou violent les sacrifiera l’un à l’autre. Dans l’état de liberté, ces intérêts luttent par la parole; la discussion fait trouver le moyen terme le plus équitable. Dans l’autre condition, le sacrifice s’accomplit en silence, et la souffrance est d’autant plus cruelle.
Si un peuple pouvait se donner ou recevoir une législation invariable, répondant à des besoins qui ne changeraient jamais, il n’aurait besoin ni d’orateurs, ni de princes; la stabilité de sa fortune se suffirait à elle-même et ne redouterait aucun échec. Il n’en est pas ainsi : la nature entière, dans son ensemble et dans ses parties, est soumise à une loi nécessaire, que j’appellerai la loi des périodes. Cette loi veut que toute production de phénomène soit comprise entre deux limites où se fait le passage insensible de ce phénomène à celui qui l’a précédé et à celui qui le remplace. Entre ces limites, il est impossible de saisir un seul point fixe où la chose reste la même pendant une durée quelconque. Son état actuel est un mouvement, et ce mouvement suppose un état antérieur qui se termine et un état postérieur qui commence; mais, comme la somme des existences est toujours la même, une chose ne se substitue à une autre qu’en la détruisant, et l’accroissement de l’une est toujours en proportion avec la diminution de l’autre. Les peuples, leurs constitutions, leurs lois, leurs idées, leurs inventions, leurs intérêts, leurs rapports entre eux, leurs guerres et leurs traités, sont soumis comme tout le reste à la loi absolue des changemens périodiques. Une nation croit échapper à cette loi et conquérir la stabilité en remettant ses affaires aux mains d’un seul homme qui les discute en silence, seul ou entouré de quelques conseillers, comme à Rome; elle est en cela le jouet d’une illusion dont voici la cause. Il n’y a de halte que dans l’unité éternelle de Dieu; cette unité, l’individualité humaine en est l’image, et l’homme à son tour communique à tout ce qu’il fait l’image de sa propre personne et de sa permanence apparente. Ainsi un monarque absolu organise et administre son état suivant une constitution et des lois dont il est l’auteur, sa personne est présente partout, toutes choses semblent avoir atteint l’unité, avoir échappé au changement; mais ce prince lui-même vieillit, meurt, et le jour où il disparaît on s’aperçoit que tout a changé autour de nous, que les lois ne répondent plus à des besoins qui avaient grandi dans le silence. La situation d’un peuple qui se retire ainsi de ses propres affaires et qui ne souffre plus qu’on lui en parle est pareille à celle d’un homme retiré dans une caverne obscure et silencieuse, et qui, ne voyant plus le soleil tourner et les saisons s’accomplir autour de lui, s’imaginerait qu’il a conquis le repos et qu’il est devenu éternel. Qu’il sorte de cette nuit et qu’il regarde encore les étoiles et les êtres de la nature, la réalité le détrompera facilement, et s’il se mire lui-même dans la surface immobile d’un cristal, il verra comme sa face a vieilli, comme ses rides se sont creusées, comme la vie s’est retirée de lui par degrés et l’a conduit, malgré qu’il en eût, jusqu’au point où la loi des périodes va toucher pour lui à son accomplissement.
Ainsi l’instabilité des pouvoirs politiques ne saurait effrayer un citoyen digne de l’être, et les changemens dans la loi ne doivent pas troubler sa raison. Cette instabilité est une loi naturelle à laquelle il ne peut se soustraire. C’est à lui de faire en sorte qu’elle s’applique sans secousses violentes et sans soudaines révolutions. Il n’y a pour atteindre ce but aucun moyen plus sûr que l’usage absolument libre de la parole publique. Le rôle de l’orateur en effet est de manifester aux yeux des assemblées et de leur signaler, longtemps avant qu’elle ait grandi, toute force nouvelle destinée à se faire place dans la société. Dès qu’elle entre en lutte, l’orateur qui la défend et celui qui la repousse épuisent une partie des passions qu’elle doit faire naître. Chaque fois que la lutte recommence, la force nouvelle a gagné du terrain, l’orateur qui la représente a plus d’empire; soutenu par un plus grand nombre d’hommes, il acquiert par degrés le calme que donne la victoire. Quand il a triomphé, le moment décisif, la crise, comme disaient les Grecs, est passée; il n’y a plus à craindre de mouvemens populaires désordonnés, ni de malheurs irréparables. Ainsi l’éloquence politique est nécessairement une lutte, et plus elle est libre, moins les changemens dans la législation et les lois de circonstance sont à redouter. Comme tout le monde est prévenu longtemps à l’avance de ce que l’avenir doit apporter, on s’y prépare de longue main, les discussions éloquentes des assemblées éclairent d’une lumière de plus en plus vive la route à parcourir et le terme où elle aboutira; ce terme, on l’envisage sans illusions, c’est-à-dire sans folles espérances et sans vaines terreurs. Les uns se préparent à l’atteindre pour en jouir, les autres à le subir impunément; personne n’est pris à l’improviste, et, comme dit Bossuet, « ne laisse à la fortune rien de ce qu’on peut lui ôter par raison et par prévoyance. » La lutte qu’il a fallu soutenir s’est étendue sur un long espace de temps, et les passions qu’elle a soulevées ont perdu en intensité tout ce qu’elles ont gagné en durée. Ç’a été l’œuvre de la parole publique.
Il ne faut pas s’y tromper, les élémens du problème sont parfaitement saisissables. Pour peu qu’on ait de philosophie, on sait que dans un peuple une somme d’intérêts lésés ou satisfaits est représentée par une somme proportionnelle de sentimens hostiles ou favorables, et cette dernière somme l’est à son tour par deux forces antagonistes qui ne peuvent se détruire que l’une par l’autre. Comme elles sont limitées, plus on leur laisse de temps et d’espace pour se développer, plus leur lutte est facile; mais si, par un silence impossible à rompre, elles sont tenues séparées l’une de l’autre pendant le temps où elles s’engendrent, quand elles se sont accumulées, elles finissent par briser les entraves qui les retenaient, et se précipitent l’une contre l’autre avec une extrême énergie. A Rome, l’impuissance du peuple et la domination exclusive des patriciens causèrent ces tensions violentes de forces politiques qui pendant plusieurs siècles firent éclater presque chaque année des émeutes et de temps en temps d’horribles révolutions. Et chez nous qui rendit si meurtrière la grande révolution du siècle dernier, sinon la suppression de toute assemblée régulière et permanente sous Louis XIV et ses successeurs, l’absence de discussions légales et efficaces, la continuité d’un pouvoir arbitraire, l’accumulation sur la fin du siècle d’une force incroyable engendrée par des besoins physiques et moraux non satisfaits? C’est une chose très sage au contraire, surtout dans un état presque aristocratique, que ces assemblées qui, sous le nom de meetings, réunissent souvent en Angleterre des milliers de personnes, pacifiquement et librement convoquées pour discuter sur un besoin du jour. Quoiqu’elles ne puissent faire une loi, puisqu’elles ne représentent jamais qu’une partie de la nation, les discours de leurs orateurs et les votes idéaux qu’elles émettent sont des avertissemens pour les assemblées souveraines et une utile préparation de leurs travaux. Les Athéniens n’avaient pas besoin de meetings, parce que les citoyens faisaient eux-mêmes leurs lois et n’avaient point de représentans. Néanmoins ils s’étaient construit à eux-mêmes des édifices publics, des péristyles, des portiques toujours ouverts, où se préparaient, par des discussions anticipées, les matières que les orateurs devaient ensuite porter à la tribune. Ces libres allures de la vie publique sont an des plus grands exemples que l’antiquité ait légués aux temps modernes.
Le raisonnement et l’histoire nous montrent donc également que la liberté est le véritable remède préservatif contre les révolutions, et que son instrument le plus indispensable est la parole; mais il faut entendre par là une parole suivie d’effet et non pas un vain son dans l’air dont les administrateurs de la chose publique ne tiendraient aucun compte. Le peuple athénien considérait ses orateurs comme des fonctionnaires de l’état; leurs discours étaient suivis d’un vote, le vote entraînait l’action, et bien souvent l’orateur était choisi pour l’exécuter. Cette charge était à la fois pour lui un honneur et un péril, car, si à l’œuvre son conseil était reconnu mauvais, il pouvait être condamné à de fortes peines comme conseiller pervers ou malavisé. Au contraire. Là où les luttes oratoires sont impuissantes, là où l’orateur ne retire ni honneur ni profit de sa science et de son travail, l’éloquence est bientôt découragée et ne tarde pas à tomber en désuétude. C’est ce qui arriva dès les premières années dans l’empire romain. Auguste avait conservé intactes toutes les institutions, on continuait de parler au sénat et dans l’assemblée du peuple; mais, comme le pouvoir réel était entre les mains d’un seul homme, cette éloquence eut si peu d’effet que pas un discours ne nous en a été conservé. Nous savons seulement que plus tard quelques revendications furent faites des anciens droits nationaux, et que les orateurs qui eurent l’audace de les exprimer furent tenus pour des ennemis publics et traités de même. Aussi bien, quand le peuple romain, vainqueur à Actium, se fut retiré de la politique et eut déposé ses pouvoirs entre les mains d’un monarque, les orateurs ne représentèrent plus les besoins et les idées populaires, dont tous les échos étaient censés devoir se concentrer dans la pensée du prince. De même, quand les idées monarchiques eurent cheminé à travers la société grecque et ouvert les voies à Philippe de Macédoine et à son fils, il n’y eut plus de place pour l’éloquence politique, qui cessa en effet de se faire entendre. L’un et l’autre peuple s’étaient mis hors de lutte : ils s’endormirent sur la foi du pilote au sein de cette mer agitée dont parle le poète Horace, et de ce jour commença pour eux une ère d’effrayantes révolutions dynastiques qui les conduisit aux abîmes.
La loi des périodes et des forces antagonistes s’accomplissait pour eux dans les conditions nouvelles qu’ils s’étaient créées pour lui échapper. Que l’on compare le sort d’un Hortensius, orateur épicurien comblé d’honneurs et de richesses sous la république, avec celui de son petit-fils Hortalus venant mendier à la porte du sénat, devant l’image de son aïeul, en présence de Tibère, qui le repousse en lui jetant l’obole pour ses enfans, et l’on aura une idée de la condition des orateurs et de leurs descendans sous ces deux. régimes. Que l’on compare aussi l’attitude calme et noble d’un Périclès avec les avertissemens douloureux d’un Démosthènes et les aboiemens d’un Eschine, et l’on saisira dans leur contraste poignant les deux situations où se trouva le peuple athénien quand il présidait librement à sa destinée, et quand son dernier orateur poussa pour lui le cri de détresse. Ce cri, qui fut le dernier, marqua l’heure où le peuple grec, mis hors de combat par les monarques macédoniens, perdait sa liberté et se précipitait silencieux dans sa décadence.
Dans les pages qu’on vient de lire, j’ai voulu montrer que dans l’ordre religieux et plus visiblement encore dans l’ordre politique il y a chez les grandes nations de notre race trois choses qui sont unies par des rapports étroits, l’éloquence, la liberté, la lutte. La lutte est un fait nécessaire, inévitable, produit par la constitution de notre nature et soumis à une loi primordiale et universelle. Elle est la condition de toutes les transformations sociales et politiques: dirigée avec méthode et d’après le principe de la liberté, elle engendre le progrès; empêchée dans sa marche ou retenue par des gouvernemens protecteurs, même par ceux qu’animent les intentions les plus bienveillantes, elle se concentre, accumule ses forces sur certains points du temps et éclate en révolutions; car, de quelque nom qu’on la désigne, la révolution, lente ou explosive, est l’état permanent de l’humanité. Il ne faut ni l’exalter ni la maudire : il faut l’accepter comme un fait et comme une loi et s’efforcer de la rendre la plus inoffensive qu’il est possible; or le seul moyen efficace indiqué par la théorie et par l’histoire, c’est de lui laisser son libre cours. Si c’est une fièvre qui nous travaille, tout remède violent qui la répercute la fait éclater ailleurs en ma- ladies plus dangereuses qu’elle-même et parfois mortelles. Mais comment croire qu’une loi universelle de la nature soit une maladie, et qu’il la faille réprimer? Ne voyons-nous pas que les peuples dont l’histoire est finie ont produit leurs plus belles œuvres pendant le temps où ils ont soutenu en vue du progrès les luttes pacifiques et quelquefois même orageuses de la liberté? Si la révolution pacifique et permanente n’est au fond que le perfectionnement en toutes choses, qui peut savoir mieux que chacun de nous les besoins que chacun de nous éprouve? Et qui peut avec plus de justice que tout le monde trouver et appliquer les moyens de les satisfaire? Il faut donc que ces besoins se fassent connaître, qu’ils se groupent, qu’ils se concertent, qu’ils prennent l’empire auquel ils ont droit, et qu’enfin ils demandent à être pleinement et librement discutés dans les assemblées souveraines. Ainsi l’éloquence est la condition de la liberté. Aucune sollicitude monarchique ne peut la remplacer. C’est elle qui maintient la santé du corps social dont elle prévient les maladies; l’application la plus attentive des pouvoirs ne les prévient ni toutes ni toujours. Celui qui a plus de clairvoyance que le plus clairvoyant des hommes, c’est tout le monde. Les discours libres sont dans le corps social comme sont les impressions de bien-être et de douleur dans notre corps, des avertissemens pour la santé et la maladie; l’éloquence les exprime, la liberté sait y répondre.
Les peuples qui ont une fois compris la grande loi naturelle de la lutte des forces morales, et qui savent qu’elle est de tous points analogue à celle des forces physiques, ont autant d’intérêt à la voir s’appliquer sans obstacles qu’ils en ont à se servir des forces naturelles en leur obéissant. La machine sociale est un générateur de forces en activité permanente. Ces forces à la vérité ne sont pas infinies; mais, comme elles s’engendrent sans interruption, le vase où on les tient renfermées supporte une pression intérieure qui s’accroît rapidement avec le temps; il siffle par toutes ses. fissures comme pour avertir qu’il faut détendre cette vapeur accumulée. Si ces bruits menaçans cessent enfin de se faire entendre, c’est un signe certain que la force vive a cessé d’être, que le feu dont elle s’alimentait s’est éteint, et que le mécanisme tout entier n’est plus qu’un corps mort livré à la curiosité du passant. Chez les peuples qui s’éteignent, à l’éloquence survit encore l’histoire avec ses tristesses et ses regrets; après Cicéron, Tacite et Suétone. Le mourant traîne ses derniers jours jusqu’à ce qu’un principe plus jeune et une famille d’hommes plus virile l’aient achevé sur place, et aient fait apparaître dans les mêmes lieux un nouvel être vivant.
II. Adventures among the Dyaks of Borneo, by Fred, Boyle; London 1865.
Lorsqu’on suit sur un planisphère la route que parcourent les paquebots qui se rendent de Suez aux contrées de l’extrême Orient, on remarque au bas de l’Asie une langue de terre qui impose un long détour aux navigateurs : c’est la péninsule malaise. Au-dessous des royaumes indigènes de l’Indo-Chine, en face de l’île de Sumatra, s’étend en effet sur plusieurs centaines de lieues de long, entre l’équateur et le 10e degré de latitude nord, une étroite presqu’île posée par la nature en travers de la route qui mène dans l’Océan-Pacifique. Cette terre tropicale, qui n’est plus l’Asie et qui n’est pas encore l’Océanie, renferme tous les produits des pays chauds et les métaux les plus précieux. Elle est arrosée par deux mers et de nombreux cours d’eau, la végétation y est exubérante, le règne animal y est représenté par ses espèces les plus brillantes. De larges rivières pénètrent à l’intérieur des immenses forêts dont le sol est recouvert. Les populations indigènes sont sauvages, mais nullement farouches ni cruelles. Rien n’y manque enfin de ce qui peut attirer les étrangers et rendre la colonisation facile. La nation qui possédera cet isthme aura des ports sur la mer des Indes et l’Océan-Pacifique, à égale distance de l’Hindostan, de la Chine et de l’Australie. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la péninsule malaise ait été souvent convoitée par les puissances européennes. Elle a été citée à toutes les époques dans les annales de l’histoire. Ce fut, dit-on, la Chersonèse d’or d’Hérodote. Ce fut aussi le siège de l’une des plus anciennes colonies créées par les Portugais, qui s’y établirent sous la conduite d’Albuquerque il y a trois siècles et demi. La ville de Malacca, qui a donné son nom à l’étroit canal dont cette terre forme l’un des côtés, fut longtemps célèbre, et la cathédrale qu’y édifièrent les premiers conquérans européens renferme encore au milieu de ses ruines le tombeau de saint François-Xavier, l’une des plus belles gloires des missions catholiques. Aujourd’hui l’île de Singapore, qui termine la presqu’île vers le sud, est devenue entre les mains des Anglais ce que, ce peuple commerçant appelle avec raison un emporium, un port franc, un entrepôt de toutes les productions du globe. A mesure que se développent les échanges entre l’Europe et l’Asie orientale, cette pointe de l’Indo-Chine acquiert une importance plus grande. On aimera peut-être à savoir, d’après des documens récens, en quel état se trouvent les villes fondées dans ces parages et quels élémens de prospérité leur sont offerts.
Voyons d’abord ce qu’est le pays lui-même et ce que sont les villes européennes qui y ont été créées. On ne sait pas bien au juste à quelle puissance asiatique appartient la péninsule malaise. Le roi de Siam a la prétention de posséder un droit de suzeraineté sur la partie la plus voisine de son empire ; à l’intérieur, plusieurs petits états indigènes paraissent avoir conservé leur indépendance, ou du moins ne reconnaissent à ce souverain et au gouvernement anglais, qui y a pris pied, qu’une suprématie illusoire. Sur la côte orientale qui regarde le golfe de Siam, quelques ports où des navires étrangers viennent charger les denrées du pays ne sont encore occupés que par les indigènes. Sur la côte occidentale, trois stations, qui appartiennent aujourd’hui aux Anglais, concentrent tout le commerce européen, et servent d’intermédiaires entre les peuplades barbares et le monde civilisé. Ce sont, en commençant par le nord, l’île de Penang avec la province de Wellesley, qui lui fait face, un peu plus bas la ville de Malacca, et enfin, à l’extrémité même de la presqu’île, l’île et la ville de Singapore, dont la prospérité récente a éclipsé les colonies voisines.
- ↑ Nos lecteurs savent que sous le nom d’Aryens on désigne un grand peuple, rassemblé primitivement dans les pays appelés plus tard Bactriane, Sogdiane et Arie. Ce peuple se divisa de bonne heure en plusieurs fractions, dont deux se répandirent dans l’Inde et sur le plateau de l’Iran, tandis que d’autres s’avançaient vers l’Occident et pénétraient successivement en Europe. Les Aryens sont considérés comme la souche commune des nations indo-européennes, Perses, Grecs, Romains, Celtes, Germains et Slaves. Voyez, pour plus de détails, un grand nombre de travaux insérés dans la Revue, entre autres un article de M. Th. Pavie, 1er mai 1856, et un autre de M. Albert Réville, 1er février 1864.