L’Éloquence de Bourdaloue

L’Éloquence de Bourdaloue
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 525-565).
L’ÉLOQUENCE DE BOURDALOUE


I. Bourdaloue, sa vie et ses œuvres, par le Père Lauras, de la Compagnie de Jésus 2 vol. in-8o, Paris, 1881, Société générale de Librairie catholique. — II. Bourdaloue, la vie et la prédication d’un religieux au XVIIe siècle, par M. Ferdinand Castets, 2 vol. in-8o, Paris, 1901-1903, Ch. Delagrave. — III. Bourdaloue, histoire critique de sa prédication, par le Père Griselle, de la Compagnie de Jésus, 2 vol. in-8o, Paris, 1901, Lecène et Oudin. — IV. Bourdaloue, sa Correspondance et ses Correspondans, et autres brochures, publiées par le Père Chérot, de la Compagnie de Jésus, Paris, 1898-1904, V. Retaux.


On ne saurait accuser la critique, ni l’histoire de la littérature d’avoir négligé Bourdaloue, et il faut convenir que peu de nos grands orateurs, ou de nos grands écrivains, si ce n’est Bossuet et Molière, ont suscité plus et de plus intéressans travaux. C’est ainsi que, — pour ne pas remonter au-delà d’une soixantaine d’années, — Alexandre Vinet, Sainte-Beuve, Désiré Nisard, J. —J. Weiss ; en ont, l’un après l’autre, excellemment parlé. L’abbé Hurel, en 1872, lui a donné deux longs chapitres de ses Orateurs sacrés à La Cour de Louis XIV. Anatole Feugère, en 1874, lui a consacré tout un livre : Bourdaloue, sa prédication et son temps. Le Père Lauras, de la Compagnie de Jésus, a publié sous le titre de Bourdaloue, sa vie et ses œuvres, en 1881, deux gros volumes, qui peut-être ont un peu vieilli, mais qu’il semble, en vérité, que ses confrères eux-mêmes, ses jeunes confrères surtout, n’apprécient pas à leur juste valeur. Mgr Blampignon, en 1886, dans une Étude sur Bourdaloue, a insisté sur la nécessité qu’il y aurait d’entreprendre une édition critique des Sermons du grand prédicateur, et le chanoine Pauthe, avec moins de succès peut-être que de zèle, a essayé d’en débrouiller la chronologie. Nous devons à M. Ferdinand Castets, ancien doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier, une intéressante étude littéraire sur Bourdaloue, en deux volumes, que couronnait cette année même l’Académie française. Enfin, et tandis que le Père Chérot, avec un zèle infatigable, s’occupait de rassembler les lettres éparses de Bourdaloue, et tous les documens, sans en excepter les portraits, qui peuvent servir à nous rendre l’exacte physionomie d’un homme dont tout ce que l’on sait, en général, c’est que, selon le mot souvent cité de Vinet, « il prêcha, il confessa, il consola, puis il mourut ; » le Père Eugène Griselle nous donnait une Histoire critique de la Prédication de Bourdaloue, que couronnait encore l’Académie française, sur la proposition de M. le comte d’Haussonville, et qu’on ne saurait d’ailleurs mieux louer qu’en la comparant au livre de l’abbé Lebarq sur l’Histoire critique de la Prédication de Bossuet. Il faisait plus ; il fondait une Revue Bourdaloue, qui en est à sa troisième année, et dont il n’y a pas un des numéros parus, — elle est trimestrielle, — qui ne contienne quelques pièces du plus grand intérêt pour l’histoire de Bourdaloue lui-même, pour celle de la chaire chrétienne au XVIIe siècle, et même pour l’histoire des mœurs ou des idées de son temps. Il nous a semblé qu’en cette année 1904, — qui est celle du deuxième centenaire de la mort de Bourdaloue, 13 mai 1704, — l’occasion était donc non seulement propice, mais impérieuse, de reparler du grand orateur ; de dégager de toutes ces publications ce qu’elles peuvent contenir de plus neuf ; et d’essayer de définir, avec plus de précision qu’on ne l’a fait peut-être, les caractères qui sont ceux de l’éloquence de Bourdaloue.


I

Mais où est-elle, cette « éloquence ? » et, si les témoignages ne nous font pas défaut, qui l’ont célébrée en son temps, où en sont aujourd’hui les monumens authentiques ? C’est une question qu’on n’eût pas eu seulement l’idée de se poser, il y a vingt-cinq ou trente ans, et la belle édition des Œuvres de Bourdaloue, donnée de 1707 à 1734, chez Rigaud, en seize volumes, par le Père Bretonneau, faisait foi : le texte des Sermons était là. On savait bien que, — pas plus que Bossuet, avant lui, et Massillon, depuis eux, — Bourdaloue n’avait lui-même publié ses Sermons. Il en avait eu l’intention, mais d’autres soins l’en avaient détourné. On savait également que le Père Bretonneau, selon l’usage de son temps, avait cru devoir corriger, parer, et orner son auteur avant de le présenter au public. C’est ce qu’avaient fait avant lui, en 1669, les éditeurs des Pensées de Pascal, et c’est ce que devait faire après lui, en 1772, l’éditeur des Sermons de Bossuet. On connaissait d’ailleurs les aveux maladroits qui lui sont échappés dans les « Préfaces » qu’il a mises aux diverses parties des Œuvres de Bourdaloue, et dans lesquelles peu s’en faut qu’il ne se présente comme le perpétuel et très intime collaborateur de son éloquent confrère. « Ce n’est pas une petite affaire, a-t-il dit quelque part, que de soutenir sur le papier la réputation que le prédicateur qu’on imprime s’est acquise dans la chaire. » Et certainement la déclaration était de nature à nous inquiéter ! Mais on n’accusait cependant pas pour cela le Père Bretonneau d’avoir défiguré, travesti, ni trahi son auteur ; et pas un manuscrit de Bourdaloue n’étant parvenu jusqu’à nous, — ce qui d’ailleurs est assez singulier, — l’édition de 1707-1734 nous en tenait lieu.

Cette situation ne pouvait pas durer ; et il fallait qu’un jour ou l’autre ce Père Bretonneau portât la juste peine de ses aveux inconsidérés. Mais il fallait surtout que la philologie s’emparât d’un auteur qu’elle avait jusqu’alors négligé ! C’est pourquoi, depuis que l’on a découvert, ou plutôt examiné de plus près, car l’existence en était depuis longtemps connue, quelques éditions subreptices et quelques copies manuscrites des Sermons de Bourdaloue, et depuis qu’on a relevé, entre ces textes et celui de l’édition « officielle, » des différences parfois assez considérables, l’habitude s’est établie de traiter Bretonneau presque aussi sévèrement que Victor Cousin avait jadis traité les éditeurs de Pascal. On lui reproche d’avoir fait arbitrairement un choix parmi les Sermons de son illustre confrère, pour n’admettre dans son édition, que ceux qu’il aurait trouvés lui-même conformes à la médiocrité de son goût. On pose d’ailleurs en principe que, toutes les fois que l’on rencontrera, dans un sermon de Bourdaloue, de l’embarras, des longueurs, de la diffusion, de la lourdeur, ce sera du Bretonneau. « Quand l’orateur, nous dit M. Castets, s’attarde en une discussion froide et languissante, quand les mots se succèdent sans progrès réel dans la pensée, quand l’impropriété d’une expression ou d’un mot voile l’idée, quand la phrase s’enfle en une emphase vide, il n’y a pas lieu d’hésiter, c’est bien du Bretonneau. » On va plus loin ! On l’accuse d’avoir non seulement « altéré » ou « défiguré, » mais « falsifié » son auteur ; et n’est-on pas allé jusqu’à prétendre qu’il aurait inséré des sermons entiers de lui, Bretonneau, dans la collection des Œuvres de Bourdaloue ? Et, à la vérité, son édition, la seule que nous ayons de Bourdaloue, — puisque toutes les autres n’en sont qu’une reproduction, — n’est pas tout à fait encore aussi discréditée que celle que La Beaumelle a donnée des Lettres de Mme de Maintenon ! Mais elle ne tardera pas à l’être ! Et si nous en voulions croire le Père Griselle, M. Castets et Mgr Blampignon, il nous faudrait attendre, pour étudier à nouveau l’éloquence de Bourdaloue, qu’on nous eût procuré de ses Sermons l’édition historique, critique et authentique, dont leurs travaux ont eu pour principal objet de démontrer la nécessité.

Cette édition, avons-nous besoin de dire que nous l’attendons impatiemment nous-mêmes ? Nous serons surtout heureux, pour des raisons que nous dirons plus loin, de voir enfin fixer, — ne fût-ce que d’une manière approximative, — la chronologie, très incertaine et très flottante encore, des Sermons de Bourdaloue. Et nous reconnaissons très volontiers qu’à cet égard les travaux du Père Chérot et surtout ceux du Père Griselle, dans son Histoire Critique, et dans la Revue Bourdaloue, nous ont déjà rendu de signalés services. Ils ont fait justice aussi de plus d’une légende. On ne nous reparlera plus, après eux, de Bourdaloue prêchant « les yeux fermés, » ni des prétendues allusions dont la sainte hardiesse n’aurait été, du haut de la chaire de Versailles ou du Louvre, que de l’impertinence. Mais, pour le texte de cette édition, quel qu’il soit, nous osons dire d’avance que nous n’aurons aucune raison de le préférer à celui de l’édition Bretonneau ; et le motif très simple en est que nous voyons bien qu’on dispose de plusieurs moyens de le gâter, mais de nulle ressource pour l’améliorer.

Si les manuscrits de Bourdaloue nous étaient parvenus, — j’entends ses notes originales, et dans l’état, par exemple, où nous sont parvenus ceux des Sermons de Bossuet, — nous éprouverions encore des scrupules ou des doutes. Ce ne seraient en effet laque des « brouillons, » on ne saurait trop le redire ; et quiconque a l’expérience, non pas même de la parole publique, mais de la correction des épreuves d’imprimerie, celui-là sait assez ce qu’un auteur introduit de changemens dans sa prose quand il s’agit de la faire passer de l’intimité de l’écriture, si je puis ainsi parler, au grand jour de la publicité. Si nous retrouvions donc demain les « brouillons » de Bourdaloue, je ne suis pas du tout sûr que le texte en dût être préféré à celui de l’édition Bretonneau. Puisqu’il avait commencé de préparer lui-même ses sermons pour l’impression, Bourdaloue pourrait être l’auteur des corrections ou modifications qu’on impute à l’infidélité de Bretonneau. Les conditions de la parole humaine sont telles, qu’à moins de réciter son discours par cœur, aucun orateur, ni, du haut de la chaire ou de la tribune, ne dit jamais tout ce qu’il s’était proposé de dire et dont il avait jeté l’indication sur le papier, ni, quand il imprime son discours, n’y fait toujours entrer tout ce qu’il a dit. Ce serait s’interdire, dans le premier cas, toute liberté d’improvisation, et, dans le second, ce serait se refuser le droit de se corriger. Aucun orateur n’y saurait consentir ! Et voilà pourquoi, même si nous avions les manuscrits de Bourdaloue, je demanderais sans doute que, dans une édition critique de ses Sermons, on en relevât expressément les moindres variantes, mais je n’admettrais pas qu’on en substituât d’autorité le texte à celui de l’édition Bretonneau.

Mais, encore une fois, nous n’avons pas les manuscrits de Bourdaloue ; et, ne les ayant pas, le texte que l’on propose de substituer à celui de l’édition en quelque sorte « officielle, » c’est le texte des éditions subreptices, plus ou moins adroitement combiné avec le texte des « copies » manuscrites. Or, on remarquera que rien ne nous garantit la fidélité de ces copies, ni l’habileté des « sténographes » du temps. Les éditions subreptices, et notamment les éditions de 1692 et 1693, qui sont les principales, sont aussi celles que Bourdaloue lui-même a publiquement « désavouées, » par une déclaration insérée au Journal des Savans. Il ne s’y reconnaissait pas plus que Bossuet n’avait voulu se « reconnaître » dans les éditions hollandaises de l’Oraison funèbre de Nicolas Cornet ou du Sermon pour la Profession de Mlle de La Vallière. S’il y a des documens dont l’authenticité doive nous sembler suspecte, ce sont donc ces « éditions » et ces « copies, » quelque intérêt qu’ils offrent par ailleurs. Mais, parce que le langage en est généralement moins correct, et le style moins châtié ; parce que l’on en confond les négligences avec les libertés de l’improvisation ; et parce qu’on en trouve l’habituelle familiarité plus voisine, à ce que l’on croit, des auditoires ordinaires du prédicateur, — dont on ne laisse pas d’ignorer entièrement la composition, — on a décidé que les dites éditions ou copies contiendraient à l’avenir le vrai texte de Bourdaloue, et l’édition qu’on nous prépare s’y conformera donc ! Ou plutôt, non ; elle ne s’y conformera pas ! Mais, de ces trois ou quatre versions d’un même texte, — et avec ce triomphant arbitraire qui caractérise les méthodes philologiques, — on en « déduira » une cinquième, qui passera désormais pour la bonne, c’est-à-dire pour la seule authentique ; et c’est alors, mais seulement alors, que la critique littéraire aura le droit d’apprécier « l’éloquence de Bourdaloue. »

Il faudra qu’on nous pardonne de n’avoir pas attendu jusque-là ! « Les éditions clandestines et les copies, nous dit M. F. Castets, donnent les sermons de Bourdaloue tels qu’ils ont été réellement prononcés, » et M. Castets peut bien le dire, mais il n’en sait rien, ni moi non plus, ni personne au monde. Avec des raisonnemens de ce genre, — car ce sont des raisonnemens, et non pas des raisons, — on en arriverait trop aisément à conclure que les sténographes d’un orateur nous rendront toujours mieux que lui, plus fidèlement, ce qu’il a voulu dire, et ce qu’en effet il a dit. En réalité, les « éditions clandestines » et les « copies » nous donnent les sermons de Bourdaloue tels que les sténographes les ont pris et compris ; et ils peuvent les avoir mal compris et mal pris. Pourquoi veut-on que nous leur fassions plus de confiance qu’au Père Bretonneau ? Si celui-ci, dans ses Préfaces, a laissé, comme nous le disions, échapper des aveux inquiétans, on montrerait sans beaucoup de peine que ces aveux n’ont pas toute la portée qu’on leur attribue. On lui en prête d’autres qu’on n’est point sûr qu’il ait faits, et notamment celui-ci que « dans les œuvres imprimées du Père Bourdaloue, de trois lignes, il y en avait une qui lui appartenait. » Cela se lit dans une lettre du président Dugas à M. de Saint-Fonds, et en voici le texte authentique : « Le Père Bourgeois m’a dit que le Père Bretonneau disait, et je crois même qu’il m’a dit l’avoir entendu de sa bouche, que de trois lignes, etc. » Mais ce président ajoutait avec infiniment de sens : « Pour nous, que nous importe qu’on ait scrupuleusement suivi le manuscrit du Père Bourdaloue, ou qu’on fait retouché ? Il nous suffit que ses Sermons, tels que nous les avons, aient enlevé tous les suffrages. » N’avait-il pas raison ? Et nous, — qui n’avons pas le manuscrit du Père Bourdaloue, — quelque inquiétude que nous inspirent les aveux de Bretonneau, n’en éprouverons-nous pas une bien plus grande encore à lui voir opposer telle édition « clandestine, » dont Bourdaloue lui-même a déclaré qu’elle contenait « plusieurs sermons où il n’y avait rien de lui, et les autres n’avaient guère de lui que le texte et parfois la division ? »

Une dernière considération achèvera de nous rassurer. « Si nous avions des doutes sur la sincérité de Bretonneau, écrivait le Père Lauras, en 1881, la vulgarité de son talent d’orateur nous tirerait d’inquiétude… » et, en effet, nous avons du Père Bretonneau sept volumes de Sermons, qu’il n’a point, il est vrai, publiés lui-même, en son vivant, mais qui n’en ont pas fait pour cela plus de bruit dans le monde, à l’époque de leur apparition, en 1744[1]. Mais ce qui est peut-être plus intéressant encore, s’il a négligé de publier ses propres Sermons, le Père Bretonneau s’est fait, comme de ceux de Bourdaloue, l’éditeur des Sermons de deux autres de ses confrères, le Père Giroust et le Père Cheminais, et des Panégyriques d’un quatrième, le Père de La Rue. Comment, et pourquoi le succès de ces publications n’a-t-il pas égalé celui des Sermons de Bourdaloue ? Il n’y en a qu’une explication, la plus naturelle du monde, et qui est que le public a jugé que les Sermons du Père Cheminais ou les Panégyriques du Père de La Rue ne valaient pas ceux de Bourdaloue. Qualités ou défauts, — ce n’est pas présentement le point, — le public de 1707, et, depuis 1707, quatre ou cinq générations d’historiens de la littérature ont donc reconnu dans les Sermons de Bourdaloue des caractères que toute l’habileté de l’infidèle Bretonneau n’a pu réussir à mettre dans les Sermons du Père Cheminais ou dans les Panégyriques du Père de La Rue. Qu’est-il besoin, après cela, d’en demander davantage ; et dira-t-on sérieusement avec M. Castets que le seul titre qu’on puisse aujourd’hui faire valoir en faveur du texte de l’édition « officielle, » c’est la prescription ?

Mais, le lecteur l’a vu : l’autorité du texte de l’édition Bretonneau se fonde, premièrement, sur ce fait qu’en l’absence des manuscrits, il est le seul, — je dis le seul, — qui rattache authentiqueraient les Sermons de Bourdaloue à leur auteur. Elle se fonde, en second lieu, sur cet autre fait, que Bourdaloue lui-même a désavoué la principale des éditions clandestines [Bruxelles, 4 vol. in-12, 1692], dont on oppose le texte à celui de l’édition Bretonneau. Elle se fonde, en troisième lieu, sur l’évidente impossibilité de lui préférer des « copies manuscrites » où, parmi d’autres erreurs, de toute nature, on trouve le Sermon pour la Profession de Mlle de La Vallière, attribué à M. Mascaron. Elle se fonde, en quatrième lieu, sur ce que tous les critiques, les Vinet et les Nisard, les Sainte-Beuve et les Weiss, Anatole Feugère et le Père Lauras y ont trouvé tout ce qu’il fallait pour motiver les jugemens qu’ils ont portés de l’éloquence de Bourdaloue… Et je ne désespère pas enfin qu’elle ne se fonde, en dernier lieu, l’autorité de ce texte, sur ce que je viens d’en dire, et sur le parti que je me propose d’en tirer en parlant à mon tour de l’éloquence de Bourdaloue.


II

Voltaire a écrit, dans son Siècle de Louis XIV, qu’aussitôt que « Bourdaloue eut paru dans les chaires de Paris, Bossu et ne passa plus pour le premier prédicateur de son temps ; » et Voltaire a eu parfaitement raison. Il a seulement omis de faire observer qu’il n’y avait, à première vue, rien de plus facile à expliquer, si Bossuet a cessé de prêcher dans l’année même, 1669, où Bourdaloue a paru dans les chaires de Paris. Bossuet, nommé précepteur du Dauphin en 1669, n’a plus paru dans les chaires de Paris qu’à de rares intervalles, et dans des occasions particulières ou solennelles, pour prononcer ses Oraisons funèbres, 1669-1687, son Sermon pour la Profession de Mlle de La Vallière, 1674, ou son Sermon sur l’Unité de l’Église, 1681. Mais ce qui est certain, — et sauf à revenir sur la comparaison, — c’est que le succès de la prédication de Bourdaloue a été prodigieux, sans exemple avant lui, sans analogue depuis lui, dans la chaire chrétienne, en France ; et qu’il s’est soutenu trente-quatre ans. Le dernier Sermon de Bourdaloue, pour une vêture, a été prononcé douze jours avant sa mort, le 1er mai 1704, dans l’église des Carmélites de la rue Saint-Jacques.

Deux voix seulement détonnent dans ce concert d’éloges celle de La Bruyère, en son chapitre de La Chaire, et celle de Fénelon, dans ses Dialogues sur l’éloquence, que j’aimerais tant, pour lui, qui ne fussent pas de lui. A la vérité, ce sont surtout les « disciples de Bourdaloue » que La Bruyère semble avoir en vue dans ce chapitre ; et, quand il nomme Bourdaloue, c’est pour le rapprocher de Bossuet, et les comparer, Bossuet à Démosthène, et Bourdaloue à Cicéron. La comparaison ne me paraît pas très heureuse ; et, si je ne suis pas assez grand Grec pour décider en quelle mesure Bossuet ressemble à Démosthène, je ne trouve rien, absolument rien de cicéronien dans Bourdaloue. Mais, sans insister sur ce point, je crains bien qu’après avoir salué le grand orateur au passage, ce ne soit pourtant lui que La Bruyère critique en ses disciples. N’est-ce pas toujours plus ou moins critiquer un maître, que de lui reprocher d’avoir fait de « mauvais copistes ? » ou, si l’on le veut, que de le « constater » sans le lui reprocher ? Les qualités qui se tournent en défauts chez les imitateurs ont toujours quelque chance de n’être déjà chez le maître que des qualités… mélangées.

Pour Fénelon, on n’a guère douté, jusqu’au Père Griselle, qu’il ne s’en fût pris à Bourdaloue dans ses Dialogues sur l’éloquence, et la raison qu’on en donne est ordinairement celle-ci, qu’il y a peu de rapports entre le génie didactique, méthodique et sévère, de Bourdaloue, et le génie plutôt chimérique, inégal et capricieux, de l’archevêque de Cambrai. Mais il est permis aujourd’hui d’ajouter que Fénelon avait des rancunes tenaces, et, tout ami qu’il fût de la Compagnie de Jésus en général, il n’avait pardonné sans doute à Bourdaloue ni son intervention auprès de Mme de Maintenon dans la querelle du quiétisme, ni la manière dont le grand orateur avait parlé, dans son sermon Sur la Prière, — le second des éditions, — de l’abus et du danger de « l’oraison extraordinaire[2]. » J’en extrais quelques lignes qui sont à la fois un commentaire du mot qu’on prête à Louis XIV sur Fénelon, et un témoignage éloquent de ce que Bourdaloue a voulu qu’il y eût toujours d’éminemment raisonnable dans sa religion.

J’appelle oraison chimérique, celle dont l’Évangile ne nous parle point, et que Jésus-Christ ni saint Paul ne nous ont enseignée… J’appelle oraison chimérique celle qui, réduite aux principes, ne se trouve pas à l’épreuve de la plus exacte et la plus sévère théologie… J’appelle oraison chimérique, celle qui choque le bon sens et contre laquelle se révolte la droite raison, ayant toujours été convaincu que le bon sens, quelque voie que l’on suive, doit être de tout, et que, là où le bon sens manque, il n’y a ni oraison, ni don de Dieu. [Sur la Prière. Dimanches, édition Bretonneau, T. II, 31 et 32.]


« Quelque voie que l’on suive, le bon sens doit être de tout ! » retenons le mot de Bourdaloue. Mais ce n’était point l’avis de Fénelon, et, précisément, si ce qu’il demande le moins à son prédicateur idéal, dans ses Dialogues sur l’éloquence, c’est le bon sens, on s’explique aisément qu’il ait aussi peu goûté la parole que la théologie de Bourdaloue. L’archevêque de Cambrai a toujours aimé les « voies extraordinaires, » celles que fréquentent les mystiques, — qui sont les raffinés, les dilettantes, les aristocrates de la prière ; — et ce qu’il voulait dans la chaire chrétienne, ce n’était point tant des « instructions, » que des inspirations, des élans, des essors, des extases et des ravissemens. En vérité, cette manière n’était point celle de Bourdaloue.

Et il faut bien croire que ce n’était pas non plus celle que préféraient leurs contemporains à tous deux, ni les générations qui les ont suivis, puisque nous voyons que, bien loin de tomber avec lui, comme celle d’un Cheminais ou d’un La Rue, — qui, d’ailleurs, ne sont point des prédicateurs méprisables, — la réputation de Bourdaloue n’a fait au contraire que grandir avec le XVIIIe siècle. On lui a préféré Massillon ; et jadis, ici même, nous avons essayé d’en dire les raisons[3]. Mais on n’a pas pour cela méconnu, ni même essayé de rabaisser son mérite. On a fait mieux encore, et jusque dans l’oraison funèbre, quoiqu’il n’en ait prononcé que deux, on l’a mis au-dessus de Bossuet. Dans une Histoire littéraire du Règne de Louis XIV, par l’abbé Lambert [3 vol. in-4o, Paris, 1761], Bossuet n’a pas de rang parmi les « orateurs sacrés, » mais seulement parmi les « théologiens, » ce qui peut assez bien s’expliquer par ce fait que ses Sermons n’étaient point encore imprimés. Mais ses Oraisons funèbres l’étaient, et cependant l’abbé Lambert, dans un paragraphe très étudié qu’il consacre à la gloire de ce genre d’éloquence sous le règne de Louis XIV, oublie le nom de Bossuet pour ne se souvenir que de Fléchier, de Mascaron, du Père de La Rue et de Bourdaloue. Moins sensible d’ailleurs que Voltaire et les « philosophes, » au prestige de Massillon, il admire dans Bourdaloue « l’orateur chrétien le plus célèbre que la France ait vu naître ; » et il lui applique le mot souvent cité de Quintilien sur Cicéron : Ille valde in eloquentia se profecisse sciat, cui Cicero valde placebit. Nous avons déjà dit que de notre temps les Vinet et les Sainte-Beuve, les Nisard et les Weiss n’avaient non seulement rien retranché de cet éloge, mais ils y auraient plutôt ajouté, en le développant et en le précisant. De tous nos grands écrivains, s’il n’est peut-être pas, et à tort, le plus lu, Bourdaloue, en revanche, est peut-être celui don ! la réputation a subi le moins de vicissitudes. Et qu’on ne vienne pas dire, en souriant, que la raison en est tout justement qu’on le lit peu ! Car les critiques et les historiens de la littérature l’ont lu, — ce qui peut ici suffire, puisque ce n’est ici que d’eux qu’il est question ; — et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’aucun de ceux qui ont entrepris cette lecture, quelles que fussent ses préventions, Vinet ou Sainte-Beuve, n’en est jamais sorti que pénétré de respect et d’admiration pour Bourdaloue. Quelles sont les raisons de cette admiration ?

On a invoqué, pour en rendre compte, les allusions personnelles, plus ou moins satiriques, et les « portraits » dont ses Sermons seraient remplis. Disons-le donc une bonne fois : je ne connais point de « portraits, » au vrai sens du mot, dans les Sermons de Bourdaloue, des portraits comme on en trouve dans les Caractères ou dans les Satires ; et, pour les « allusions, » je sais bien que, dans son sermon sur la Médisance, il a parlé durement de Pascal ; il a parlé sévèrement d’Arnauld dans son sermon sur la Sévérité chrétienne ; il a pris Molière à partie dans son sermon sur l’Hypocrisie ; mais ce sont là plus et autre chose que des allusions ; et ce qu’il faut dire, dans notre langage d’aujourd’hui, c’est que Bourdaloue, toujours attentif à « l’actualité, » s’en est toujours inspiré dans la mesure qu’il a crue compatible avec la dignité de la chaire chrétienne, et avec le genre d’instruction qu’il devait aux fidèles. Ecoutons-le parler du grand Arnauld :


On est sévère, mais en même temps on porte dans le fond de l’âme une aigreur que rien ne peut adoucir ; on y conserve un poison mortel, des haines implacables, des inimitiés dont on ne revient jamais. On est sévère, mais en même temps on entretient des partis contre ceux qu’on ne croit pas favorables, on leur suscite des affaires, on les poursuit avec chaleur, on ne leur passe rien, et tout ‘ce qui vient de leur part, on le rend odieux par les plus fausses interprétations. On est sévère, mais en même temps on ne manque pas une occasion de déchirer le prochain, et de déclamer contre lui. La loi de Dieu nous défend d’attaquer même la réputation d’un particulier, mais, par un secret que l’Évangile ne nous a point appris, on prétend, sans se départir de l’étroite morale qu’on professe, avoir droit de s’élever contre des corps entiers, de leur imputer des sentimens, des intentions, des vues qu’ils n’ont jamais eues… de recueillir de toutes parts tout ce qu’il peut y avoir de mémoires scandaleux qui les déshonorent… On est sévère, mais en même temps on est délicat sur le point d’honneur jusqu’à l’excès ; on cherche l’éclat de l’ostentation dans les plus saintes œuvres, et l’on y affecte une singularité qui distingue ; on est possédé d’une ambition qui vise à tout, et qui n’oublie rien pour y parvenir ; on est bizarre dans ses volontés, chagrin dans ses humeurs, piquant dans ses paroles, impitoyable dans ses arrêts, impérieux dans ses ordres, emporté dans ses colères, fâcheux et importun dans toute sa conduite. [Sur la Sévérité chrétienne, Dimanches, II, 172, 173.]


Évidemment, ce n’est pas le seul Arnauld que vise ici Bourdaloue ; c’est toute la « secte » et tout le jansénisme ; et, de chacun de ces traits qui se succèdent : « bizarre dans ses volontés… chagrin dans ses humeurs… piquant dans ses paroles, » c’était l’auditoire qui faisait une application à quelqu’un du parti. Si donc l’allusion est chez lui perpétuelle, c’est bien moins en tant qu’allusion satirique, ou simplement malicieuse, qu’à titre de leçon tirée des circonstances. Il donne à ses contemporains des instructions contemporaines, qui ne sont point d’hier, mais d’aujourd’hui, et qui d’ailleurs, en un certain sens, conviennent à tous les temps, mais d’abord au leur, et à eux. Et ce genre d’allusion l’engage naturellement dans la polémique ; et, comme il a des sermons contre le jansénisme, il en a contre les protestans, il en a contre le quiétisme ; et, puisqu’il en a contre Molière, on a pu croire qu’il en avait contre Louis XIV ou contre M. de Tréville. C’est même là un des traits qui peuvent servir à le distinguer de Bossuet. Ils ne se font pas tous les deux la même idée de la prédication. Moins combatif au haut de la chaire, les instructions que donne Bossuet, plus philosophiques, si l’on ose ainsi dire, ne sont pas moins appropriées aux besoins généraux des fidèles : elles le sont beaucoup moins aux convenances et aux exigences du moment. Quelques sermons de Bourdaloue n’ont pu être prêches qu’à leur date, et pour les auditoires auxquels ils étaient destinés. Mais c’est donc aussi ce que ces auditoires en ont apprécié très particulièrement. Nous aimons que le discours qu’on nous adresse ne s’adresse qu’à nous. Et c’est une des raisons pour lesquelles les contemporains, non seulement ont tant apprécié l’éloquence de Bourdaloue, mais semblent l’avoir préférée à celle de Bossuet. Signatam præsente nota : ils l’ont appréciée et goûtée d’être toujours « actuelle. »

On en peut voir une autre raison dans la candeur ou dans la naïveté qui fut celle du prédicateur. On connaît les paroles de Mme de Sévigné : « Avant-hier, j’étais tout au beau milieu de la Cour… nous entendîmes après dîner le Père Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant contre l’adultère à tort et à travers. Sauve qui peut, il va toujours son chemin ! » Ces paroles se rapportent-elles au sermon sur l’Impureté ? Les commentateurs de Bourdaloue disputent, et le Père Lauras disait oui, mais le Père Griselle dit non. En tout cas, si elles ne s’y rapportent pas, elles s’y appliquent admirablement ; et quand on les rapproche d’un passage moins connu du Dictionnaire philosophique de Voltaire : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’Impureté, ô Bourdaloue ;… » il suffit de relire le sermon pour s’apercevoir que Voltaire et Mme de Sévigné veulent dire la même chose. « Candeur » ou « naïveté, » plutôt que « hardiesse, » — car, à se servir de ce mot, on ferait tort à tant d’autres prédicateurs, moins connus, mais non pas moins courageux que lui dans la chaire, — Bourdaloue dit les choses comme elles sont ; n’use point en parlant de circonlocutions ou de périphrases ; ne déguise ni n’atténue pour aucune considération de personnes la franchise de sa pensée et la liberté de son expression. C’est ce qui déplaît, littérairement, à Voltaire, lequel se donne à lui-même toutes les licences, mais n’en a pas moins des idées très arrêtées sur la distinction des genres, et exige dans les sermons la même « noblesse de style » que dans la tragédie. Mais c’est ce qui plaît à Mme de Sévigné, et oserai-je dire que c’est ce qui « l’amuse ? » elle, et les belles dames qui se plaindront demain d’avoir été rudoyées par le prédicateur, auxquelles même il faudra qu’il fasse des espèces d’excuses, mais qui n’en courront pas moins en foule à son prochain sermon. Ce Bourdaloue leur dit des choses que ne leur disent point tous les autres ; et, en faisant mine de s’en scandaliser ou parfois d’en sourire, elles sont empressées, curieuses et avides de les lui entendre dire. Il lui arrive, à lui-même, de s’étonner, à cet égard, du choix de ses sujets. Voici le début d’un sermon sur la Tempérance chrétienne :

Je veux aujourd’hui vous apprendre à vous comporter chrétiennement et saintement dans l’une des actions de la vie les plus ordinaires, qui est le repas et la nourriture du corps. Ce sujet, me direz-vous, ne convient guère à la dignité de la chaire ; et moi, je vous réponds : « Ne convenait-il pas à saint Paul ? »… C’est une matière, il est vrai, que les prédicateurs traitent rarement, et peut-être n’en avez-vous jamais entendu parler ; mais c’est pour cela même que je ne la dois point omettre, afin que vous ne manquiez pas d’instructions sur un point où tous les jours on se laisse aller à tant de désordres. J’aurai néanmoins dans la suite de tout ce discours des écueils à éviter et précautions à prendre. [Sur la Tempérance chrétienne, Dimanches, II, 265.]


Un peu plus loin, au cours du même sermon, il emprunte aux Confessions de saint Augustin, et il commente, avec son admirable candeur, un passage où le saint s’accuse de n’avoir pas encore triomphé du penchant qui l’entraîne à la gourmandise. Un autre endroit, non moins intéressant, et important pour l’histoire des mœurs, est celui où il reproche aux femmes de son temps un vice qui, en effet, n’est pas d’ordinaire celui de leur sexe.


Quel opprobre pour nous, mes chers auditeurs, et pour nous tous,… mais en particulier pour les personnes du sexe ! Que le sexe soit vain ! qu’il soit jaloux d’un agrément périssable, qu’il mette sa gloire à paraître et à briller ou par la richesse des ornemens dont il se pare, ou par l’éclat de la beauté que la nature lui a donnée en partage, c’est une mondanité qu’on lui a reprochée dans tous les temps. Mais que sur une corruption toute nouvelle il en soit venu à des intempérances qui lui étaient autrefois inconnues ; qu’il affecte sur cela une prétendue force et qu’il s’en glorifie, c’est un abus que l’iniquité de ces derniers âges a introduit parmi nous, et plaise au ciel qu’il n’achève pas de bannir du christianisme toute vertu. [Ibid., p. 282.]


Bossu et a traité, ou du moins effleuré le même sujet dans son sermon sur nos Dispositions à l’égard des nécessités de la vie, mais la différence de sa manière et de celle de Bourdaloue se déclare dans le titre même du sermon. Non pas du tout que, comme on a l’air de le dire souvent, Bossuet « dogmatise » à toute occasion, et néglige l’instruction pratique de son auditoire. Voici en effet la division de son discours : « Il y a trois vices à craindre : à l’égard du nécessaire, l’empressement et l’inquiétude ; à l’égard du superflu, la dissipation et le luxe ; à l’égard de la grandeur éminente, l’ambition désordonnée. » Ce n’est bien là que de la morale. Mais il ne descend pas au même détail que Bourdaloue. La figure des vices qu’il attaque est en quelque sorte abstraite et généralisée ; ses contemporains n’en ont, pour ainsi parler, que leur part ; ce ne sont presque pas leurs vices à eux, mais ceux de l’homme de tous les temps. Bourdaloue précise davantage. Il se soucie moins de l’homme en général que des hommes en particulier. L’expérience du confesseur et du directeur d’âmes se sent dans ses paroles. Il utilise en chaire sa science du confessionnal. Mais c’est ainsi que sa candeur et sa naïveté lui deviennent des moyens d’action et de popularité ; et c’est une autre raison de l’empressement avec lequel on court en foule à ses sermons. Il est le prédicateur qui « dit tout, » et, si j’ajoutais, avec la langue populaire, qu’il est vraiment « saint Jean Bouche d’or, » on ne m’accuserait pas, je pense, de manquer à sa mémoire, puisque le premier « saint Jean Bouche d’or » fut, dans l’histoire et dans la prédication, le plus illustre des Pères grecs, à savoir saint Jean Chrysostome.

Mais ces raisons, sans être précisément « extérieures, » n’atteignent pourtant pas ce que l’on pourrait appeler le fond de Bourdaloue. Les allusions dont ses sermons abondent n’en sont plus de nos jours que pour quelques curieux de l’histoire des mœurs au XVIIe siècle ; et ni le jansénisme ni le quiétisme ne sont pour nous des questions bien actuelles. Nous ne lui demandons pas non plus les mêmes instructions que les auditoires de son temps. Qu’admirons-nous donc encore, nous, dans ses Sermons ? C’est ce que je voudrais maintenant essayer de dire.


III

Le premier caractère de l’éloquence de Bourdaloue, — le Père Bretonneau l’avait très bien vu, et ne l’a pas mal dit dans la préface de son édition, — c’en est la continuité. « La beauté de ses Sermons ne consiste point précisément en quelques endroits bien amenés, où l’orateur épuise tout son art et tout son feu, mais dans un corps de discours où tout se soutient, parce que tout est lié, et bien assorti. » On n’a réussi jusqu’à présent à dater d’une manière certaine qu’un petit nombre des sermons de Bourdaloue ; mais, si l’on devait un jour parvenir à les dater tous, je doute que l’on pût distinguer des « époques » dans le progrès de son éloquence, ni surtout aucun « progrès, » à vrai dire, dans l’histoire de cette éloquence. Il y en a, je le sais bien, une explication assez naturelle. Quand il a commencé de prêcher dans les chaires de Paris, c’était en 1669, et d’ailleurs on ne croit pas avoir de lui de discours qui soit antérieur à 1668 : il avait donc trente-six ou trente-sept ans, l’âge de Bossuet quand il prononçait son sermon, 1674, pour la Profession de Mlle de La Vallière. N’aurions-nous pas, je le demande, quelque peine à distinguer des « époques » dans l’éloquence de Bossuet, si ses plus anciens sermons ne remontaient pas au-delà de 1670 ? et, de fait, le Bossuet de l’Oraison funèbre du Prince de Condé (1687) diffère-t-il beaucoup du Bossuet de l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre (1670) ?

Mais ce n’est pas seulement des « époques, » c’est des « inégalités » qu’on discerne aisément dans l’éloquence de Bossuet ; et, par exemple, on ne saurait disconvenir qu’il dépende un peu du choix de ses sujets. Le bon M. Silvestre de Sacy, après bien du travail, avait réussi, sur ses vieux jours, à se convaincre que l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse ne le cédait en rien à celle d’Anne de Gonzague, ou d’Henriette de France. Il n’avait convaincu que lui ! Bossuet, poète autant qu’orateur, n’est pas toujours égal à lui-même, et pour l’être, ou pour se surpasser, il a besoin d’un sujet qui l’inspire. Il lui arrive aussi, — et c’est peut-être alors que nous l’admirons le plus, — je ne voudrais pas dire d’oublier son auditoire, mais d’être lui-même saisi ou ravi par la grandeur des vérités qu’il expose, et d’entrer là, devant nous, en contemplation ou en méditation. Il ne saurait parler de la Passion de Jésus-Christ ou de l’Assomption de la Vierge, sans essayer de se les représenter à lui-même, par des traits et avec des couleurs qui lui en rendent le spectacle présent, qui lui en donnent la sensation actuelle. Il ne saurait parler de la Mort ou de l’Ambition, sans faire un retour sur lui-même, et sans s’abandonner à l’entraînement des réflexions presque personnelles que ces grands sujets lui suggèrent. Et de là, disions-nous, des « inégalités, » mais aussi, de là, quelque chose de souverainement libre et d’imprévu dans ses discours. On ne voit nulle part mieux que dans les sermons de Bossuet, à moins que ce ne soit dans ses Panégyriques ou dans ses Oraisons funèbres, la naturelle et première parenté de l’éloquence et du lyrisme. On l’a comparé quelque part à Pindare, et c’était faire à Pindare, — qu’au surplus nous connaissons si mal et nous goûtons si peu, — beaucoup et trop d’honneur. Mais l’indication était juste. Le Bossuet des Panégyriques et de quelques-uns de ses Sermons est poète, et poète lyrique, presque plus qu’orateur. Il monte et il descend ; il s’élève et s’abaisse ; il plane et il retombe en terre. Et, à la vérité, si j’avais à caractériser d’un mot son éloquence, je ne sais duquel je me servirais, et il n’est point question de le trouver aujourd’hui, mais ce ne serait assurément pas de celui de « continuité. »

Bourdaloue n’a point, lui, de ces « inégalités. » Son éloquence est toujours et partout semblable à elle-même ; elle l’est surtout dans le même discours ; et elle ne s’anime ou ne s’échauffe jamais, si je puis ainsi dire, que de sa vitesse acquise. Rien ici qui se détache ou qui s’enlève en vigueur, et aucun de ces morceaux d’éclat » ou de ces « endroits bien amenés, » que Bretonneau d’ailleurs a tort de croire qu’on « amène, » quand on le veut, par artifice ou par surprise, et dans l’intention, toujours un peu profane, de plaire ou de briller. Mais Bourdaloue n’a point l’imagination de Bossuet ! Il ne paraît pas en avoir eu non plus la sensibilité. Son éloquence est continue d’être continûment raisonnable, ou raisonnante, ou raisonneuse. Elle l’est encore de la nouveauté qu’elle communique et de l’originalité qu’elle donne aux idées communes. « Il les approfondit et il les creuse, et par-là même les met dans un tel jour, que de communes qu’elles étaient elles lui deviennent particulières. » Et elle est continue enfin, cette éloquence, de la continuité du mouvement avec lequel, en se développant, elle remplit, l’une après l’autre, toutes les parties d’un plan dont l’orateur a tracé d’abord la très simple, ou très ingénieuse, mais toujours très claire et très rigoureuse ordonnance.

Cette continuité même risquerait d’« ennuyer, » selon le mot de Pascal, si Bourdaloue, pour la soutenir, ne disposait de moyens ou de ressources à lui, lesquels sont : 1° le caractère éminemment didactique ou pratique de sa prédication ; 2° la fécondité de son invention oratoire ; et enfin, et peut-être surtout, 3° la finesse de son observation psychologique.


Nous avons dit déjà deux mots du caractère pratique de la prédication de Bourdaloue ; mais quelques exemples de plus ne seront pas inutiles, et je les emprunterai à trois sermons, — sur l’État du mariage ; — sur le Devoir des pères par rapport à la vocation de leurs enfans ; — et sur le Soin des domestiques ; trois discours dont on pourrait dire qu’ils forment ensemble une théorie de la famille chrétienne et du gouvernement de la maison. On parle beaucoup aujourd’hui du « droit de l’enfant, » et, puisqu’il m’est à moi-même arrivé de dire que le « droit de l’enfant, » comme le « droit de la femme, » n’avait daté dans le monde que de l’apparition du christianisme, je suis bien aise d’en trouver une sorte de preuve dans le sermon de Bourdaloue sur Les Devoirs des pères.


Dans la conduite de vos familles, respectez les droits de Dieu, et jamais ne donnez atteinte à ceux de vos enfans. Laissez-leur la même liberté que vous avez souhaitée, et dont peut-être vous avez été si jaloux. Faites pour eux ce que vous avez voulu qu’on fît pour vous, et si vous avez sur cela reçu quelque injustice, ne vous en vengez pas sur des âmes innocentes qui n’y ont eu nulle part, et qui d’ailleurs doivent vous être si chères. Ayez égard à leur salut qui s’y trouve intéressé, et ne soyez pas assez cruels pour le sacrifier à vos vues humaines. Ne vous exposez pas vous-mêmes à être un jour l’objet de leur malédiction après avoir été la source de leur malheur. Si vous ne pouvez pas leur donner d’amples héritages, et s’ils n’ont pas de grands biens à posséder, ne leur ôtez pas au moins, si j’ose dire, la possession d’eux-mêmes. Dieu ne vous oblige point à les faire riches, mais il vous ordonne de les laisser libres. [Sur le Devoir des pères. Dimanches, I, 33.]


Ne sont-ce pas là de hardis conseils, que les morales antiques, la grecque ou la romaine, eussent déclarés, en vérité, subversifs de la famille ; et, en effet, qui ne peuvent être donnés que du haut de la chaire chrétienne ? Ici, comme en tant d’autres cas, le « droit » qu’on revendique n’a de fondement que le « devoir » dont on est tenu. La liberté que le père ou la mère doivent à leurs enfans, c’est celle dont les enfans ont besoin à titre d’ouvriers responsables de leur destinée. Mais ce qui n’est pas moins frappant dans ce passage, c’est le caractère pratique des conseils du prédicateur, c’est la connaissance qu’ils trahissent du secret des familles, et du cœur humain, et des besoins de son auditoire. « Laissez à vos enfans la même liberté que vous avez souhaitée et dont vous avez été peut-être si jaloux : » c’est-à-dire souvenez-vous, à l’âge où les vocations se décident, combien il vous a fallu soutenir de luttes pour échapper, par exemple à la profession paternelle qu’on voulait vous imposer ; et, si vous vous êtes cependant laissé faire, souvenez-vous, et songez à ce que peut-être vous en conservez de rancune dans le fond de vos cœurs : Æternumque manet sub pectore vulnus. Une vocation forcée, c’est une vie manquée ! S’il vous reste à vous-même comme un levain d’amertume et d’aigreur, pour avoir été poussé, par une contrainte plus ou moins sensible, dans une direction qui n’était pas celle que vous eussiez choisie ; si « vous avez sur cela reçu quelque injustice ; » et de cette injustice, enfin, si la moindre conséquence n’a pas été de vous rendre vous-même injuste pour la mémoire de ceux qui vous ont élevé, « ne vous en vengez pas sur des âmes innocentes ! » Ne dites pas non plus : « Ce que j’ai dû subir, mes enfans le subiront à leur tour, et, puisque, après tout, d’avoir suivi la direction qu’on me donnait, je ne m’en suis pas plus mal trouvé, mes enfans ne s’en trouveront pas plus mal : ma fille d’avoir contracté le mariage que je lui avais préparé, mon fils de s’être engagé dans la profession que je lui avais destinée. » Ne le dites pas ! car vous n’en savez rien ! et vous n’en êtes pas juge. « Un père dans sa famille, dit énergiquement Bourdaloue, n’est pas le distributeur des vocations. » Ce n’est pas à lui d’en décider ; et s’il est chrétien, et qu’il le fasse, il empiète sur le domaine de Dieu. « Toute vocation étant une grâce, il n’y a que Dieu qui puisse la communiquer ; et de prétendre en disposer à l’égard d’un autre, c’est faire injure à la grâce même, et s’arroger un droit qui n’est propre que de la Divinité. »

Ai-je besoin d’ajouter que, de toutes les violences qu’un père puisse exercer sur la liberté de ses enfans, la plus abominable aux yeux de Bourdaloue, c’est celle qui les consacre, en dépit d’eux, et notamment les filles, au service de Dieu ? Rien de plus fréquent, semble-t-il, au XVIIe siècle, et, quoique le passage ne soit peut-être pas inconnu de nos lecteurs, on nous permettra pourtant de le citer.


L’établissement de cette fille coûterait : sans autre motif, c’est assez pour la dévouer à la religion. Mais elle n’est pas appelée à ce genre de vie ! Il faut bien qu’elle le soit, puisqu’il n’y a point d’autre parti pour elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état ! Il faut supposer qu’il l’y veut, et faire comme s’il l’y voulait. Mais elle n’a nulle marque de vocation ! C’en est une assez grande que la conjoncture des affaires présentes et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu’elle n’a pas cette grâce d’attrait ! Cette grâce lui viendra avec le temps, et quand elle sera dans un lieu propre à la recevoir ! Cependant on conduit cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire dans la disposition d’une volonté contrainte, la bouche muette par la crainte et le respect d’un père qu’elle a toujours honoré. Au milieu d’une cérémonie, brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre, et l’on en fait un sacrifice, qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance. [Ibid., p. 19.]


Pères et mères de famille, grands seigneurs soucieux de perpétuer l’illustration de leur race, ou parvenus, fermiers généraux, commis et ministres, avides de fonder une dynastie, on aimerait à croire que cette éloquente adjuration en a détourné quelques-uns, de renouveler, comme le dit Bourdaloue, « par une sainte ironie, » le sacrifice d’Abraham, et même de le surpasser en « prévenant l’ordre du ciel » que le patriarche avait du moins, attendu ! En tout cas, le passage est caractéristique de la manière de Bourdaloue ; de la très généreuse audace avec laquelle, si je puis ainsi dire, il met le doigt sur la plaie ; et de la façon dont le conseil ou la leçon se dégagent naturellement du discours. « Mais elle n’est pas appelée à ce genre de vie ! — Il faut bien qu’elle le soit ! — Mais Dieu ne la veut pas en cet état ! — Il faut supposer qu’il l’y veut ! — Mais elle avoue qu’elle n’a pas la grâce ! — Cette grâce lui viendra avec le temps… » Dans ces mauvaises raisons dont se payent l’égoïsme ou l’orgueil, et qui sans doute aboutissent aux mêmes conclusions, mais par des chemins différens, il n’y a pas un de ces pères, une de ces mères dénaturées qui ne se reconnaisse, qui n’entende la voix de ses raisonnemens ; et il n’y en a pas un, s’ils sont chrétiens, qui n’y trouve, avec la menace de sa condamnation, le moyen de l’éviter, tandis qu’il en est encore temps. A cet égard, pour la manière dont Bourdaloue enlève l’une après l’autre toutes ses excuses au pécheur, et ainsi l’oblige à « s’appliquer » les vérités qu’il prêche, le sermon sur le Soin des domestiques est à relire tout entier. Il l’est aussi, comme le titre l’indique, du point de vue de l’histoire des mœurs ; et il l’est encore, ce que le titre n’indique plus, pour la belle théorie de l’autorité chrétienne qu’y développe Bourdaloue.


Un autre don de Bourdaloue, c’est l’abondance de son invention oratoire. Elle est unique dans notre langue, et peut-être incomparable. On lui reproche, ou du moins on lui a reproché l’abus des divisions. « L’habitude de diviser toujours en deux ou trois points des choses qui, comme la morale, n’exigent aucune division, ou qui en exigeraient davantage, comme la controverse, est une coutume gênante que le Père Bourdaloue trouva introduite, et à laquelle il se conforma. » C’est Voltaire qui a fait cette belle découverte que « la morale n’exigeait point de divisions ; » et, comme il suffit, en France, que Voltaire ait dit une sottise, pour que l’on se croie spirituel en la répétant, on reproche donc à l’éloquence de la chaire, en général, et à Bourdaloue, particulièrement, « l’abus des divisions. » On en cite alors une, de ces divisions, qui est devenue classique à force d’être citée. L’orateur va développer le thème de Pascal et de Calvin sur la « misère de notre condition, » et il s’exprime ainsi : « Ce n’est là que le fond de notre misère, mais prenez garde, en voici le comble, en voici l’excès, en voici le prodige, en voici l’abus, en voici la malignité, en voici l’abomination, et, si ce, terme ne suffit pas, en voici, pour m’exprimer avec le prophète, l’abomination de la désolation. Autant de points que je vous prie de bien suivre, parce qu’étant ainsi distingués, et l’un enchérissant toujours sur l’autre, c’est de quoi vous donner par degrés une idée juste de ce fonds de corruption. » Une division de ce genre semble une gageure, dit Feugère ; et il s’empresse de noter que c’est la seule de cette force que l’on trouve chez Bourdaloue. Je n’en suis pas bien sûr ! Mais ce qu’il faut plutôt voir, c’est le parti que le prédicateur en tire, et on ne sourit plus alors, mais on admire.

Le tort de Bourdaloue, si c’en est un, n’est que de marquer lui-même, et d’accentuer trop fortement ses divisions. Il a tort dans la forme, et il a raison dans le fond. « Diviser » un sujet, de controverse ou de morale, c’est l’ « analyser. » La dialectique de Bourdaloue ne s’inspire pas tant des usages de la « scolastique, » — dont il ne faut pas médire immodérément, — que de la recommandation de Descartes : « diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourra et qu’il est requis pour les mieux résoudre. » Là où d’autres que lui ne voient les choses qu’en gros, ce n’est pas sa faute, si,


Comme l’onde sous l’onde en une mer sans fond,


il aperçoit des distinctions par-delà les distinctions, et d’ailleurs, s’il se justifie, pour ainsi parler, de les avoir aperçues. Et en effet, il s’en justifie ! De la méditation approfondie d’un sujet, il excelle à tirer ce qu’on n’y croyait pas contenu. Ou encore, et si l’on le veut, il l’enrichit de la substance et de la profondeur de sa propre pensée. C’est alors, et alors seulement, qu’il s’impose à lui-même un cadre. Ses divisions ont un double objet, qui est, de soulager l’attention de son auditoire, et de limiter son sermon aux justes proportions d’un discours. Il sait, et le mot est même de lui, que c’est « l’ordre, qui met la perfection aux choses. » Il l’y met d’autant plus qu’il y a plus de « choses, » ou plutôt il ne l’y met qu’à la condition qu’il y ait beaucoup de « choses. » La nécessité de l’ordre est à proportion de la richesse du fond. Et ainsi, tout en reprochant à Bourdaloue l’excès de ses « divisions, » faut-il bien prendre garde qu’il « diviserait » moins s’il avait moins d’ « idées. » Sa dialectique, ou ce que l’on est convenu de nommer de ce nom, n’est à vrai dire qu’abondance ou fécondité d’invention, et c’est ce qu’il y a peut-être quelque intérêt à bien montrer.

Le voici donc, je suppose, en présence de l’une des idées maîtresses du christianisme, et de toute philosophie digne de ce nom : c’est l’idée de la mort. Nous craignons la mort : pourquoi la craignons-nous ? et que craignons-nous dans la mort ? La réponse à cette question fera l’objet de tout un sermon. C’est celui qui est intitulé : sur la Crainte de la mort. Mais, cette crainte, n’y a-t-il pas quelque moyen de l’anéantir, ou en tout cas de s’y aguerrir ? Il y en a un, répond le prédicateur, qui est d’oser la regarder en face, et encore mieux de s’y préparer, et c’est le sujet d’un second sermon : sur la Préparation à la mort. Et comme, enfin, cette préoccupation de la mort ne peut pas ne pas réagir sur la conduite ou sur la direction générale de la vie, quels sont, dès cette vie même, les avantages que l’on en peut tirer ? Bourdaloue nous l’apprend dans un troisième sermon : sur la Pensée de la mort.

La « pensée de la mort, » la « préparation à la mort, » la « crainte de la mort, » il semble que ce soient là des idées bien voisines. « Penser » à la mort, c’est s’y préparer ; on ne s’y « prépare » qu’autant qu’on la « craint ; » et, quand on la craint, c’est sans doute une manière d’y « penser. » Mais, si voisines qu’elles soient, ces idées sont cependant distinctes. Il suffit de les méditer ou, comme on dit, de les creuser, pour s’en apercevoir, et c’est ce que va faire Bourdaloue. Nous craignons dans la mort la cessation de la vie ; et c’est le cas de tout homme, en tant qu’il est une créature de chair. Nous craignons dans la mort la séparation de tout ce que nous trouvons de jouissances dans l’usage de la vie : c’est le cas des « heureux de ce monde ! » Et, nous craignons dans la mort l’entrée qu’elle est au néant ou dans l’immortalité : c’est le cas des incrédules et des libertins. Et, en effet, telle est la « division » du sermon sur la Crainte de la mort. Que dira-t-on qu’il y ait là d’artificiel, et quels autres motifs trouve-t-on que nous ayons de craindre la mort ? Car l’horreur de la souffrance physique rentre dans le premier cas, et le désespoir de l’homme qui ne peut achever son œuvre se ramène au second. Cessation de la vie, séparation d’avec ce que nous aimons, terreur de l’au-delà, nous ne trouverons rien d’autre ni de plus dans la crainte de la mort. Ne parlons donc plus ici de « dialectique, » et de rhétorique » encore bien moins, mais de « philosophie. » Ce prédicateur est un « philosophe. »

C’est ce qu’il est également, — et de plus un « moraliste, » — dans son sermon sur la Préparation à la mort. Car, d’où vient qu’étant plus assurés de mourir que d’aucune des vérités qui « se démontrent » ou qui « se prouvent, » d’où vient qu’à l’ordinaire la mort nous trouve si mal ou si peu préparés ? Cela vient de ce que nous avons beau savoir que nous devons mourir, nous n’en sommes pas « persuadés ; » et en effet, selon l’observation d’un autre prédicateur, on n’entend aux funérailles que « des paroles d’étonnement de ce que le mortel qu’on enterre est mort. » Cela vient, en second lieu, de ce que, même étant « persuadés » que nous devons mourir, nous ne savons où, ni quand, ni comment, ni dans quelles circonstances ; et, en conséquence, nous aimons à croire que nous aurons toujours le temps de nous préparer à la mort. Je me rappelle avoir noté je ne sais où cette locution populaire : « Vous prendrez bien le temps de mourir… » et on s’en sert, à la campagne ou dans les faubourgs, contre ceux qui s’excusent de n’avoir pas le temps d’interrompre leurs occupations pour s’attarder à causer ou… à boire. C’est ainsi que nous croyons tous que nous prendrons le temps de mourir, ou qu’il nous sera donné. Et si nous ne sommes pas mieux préparés à la mort, cela vient enfin de ce que nous ne profitons pas des leçons que la nature elle-même nous donne tous les jours pour nous apprendre à mourir. Il y a une « science de la mort, » à laquelle, bien loin de vouloir l’acquérir, nous nous efforçons de rester étrangers. Ce sont là les « trois points » du sermon sur la Préparation à la mort. Mais qu’est-ce que Voltaire lui-même trouverait encore de factice dans cette « division ? » La « dialectique » de Bourdaloue, qui tout à l’heure n’était que de l’observation, n’est ici que de l’analyse morale ; et par hasard, faudrait-il, pour les reconnaître ou les nommer de leur vrai nom, que l’analyse morale fût fragmentaire et décousue, ou l’observation incohérente et contradictoire ? Et, en effet, c’est une chose assez remarquable qu’en France nous ayons réservé l’appellation de moralistes à ceux qui pensent par maximes, comme La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, Chamfort, ou par « essais, » si je puis ainsi dire, comme Montaigne. Mais la discontinuité ne fait pourtant pas une partie de la définition de l’analyse morale, et des observations qui se suivent ou même qui s’enchaînent ne sont pas nécessairement moins vraies de leur enchaînement ou de leur liaison. Bourdaloue est un « moraliste, » quoique ses discours se tiennent.

Et il est aussi un « chrétien, » dont le souci perpétuel est de conformer sa vie, et celle de ceux qu’il prêche, aux enseignemens qui se tirent de la méditation de la mort. Comment donc utiliserons-nous la Pensée de la mort ? Nous nous demanderons de quoi se compose la suite ou la trame de notre vie, et nous trouverons d’abord que nous avons des « passions à ménager, » ce qui veut dire, dans la langue d’aujourd’hui, des instincts à satisfaire et à surveiller. La « pensée de la mort est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions, — et c’est la première partie. » Nous avons des « conseils » ou des « délibérations, » des « résolutions » à prendre. « Je dis que la pensée de la mort est le remède le plus infaillible pour conclure sûrement dans ces délibérations ; — c’est la seconde partie. » Et nous avons encore des « devoirs » à remplir, des obligations qui nous sont imposées par les conditions mêmes de la vie. « La pensée de la mort est le moyen le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions, » — c’est la troisième partie du sermon. Dirai-je en passant que Bourdaloue n’en a guère composé de plus beau, de plus substantiel ou de plus éloquent ? dans lequel, en restant lui-même, il ait plus approché de Bossuet ? Mais qu’y a-t-il encore de plus naturel que cette division ? Et que voudra-t-on dire si l’on nous dit que le sujet n’en exigeait point ? Encore une fois, la « division » ici n’est qu’ « invention. » Ce ne sont point des mots qu’entre-choque Bourdaloue, mais des choses qu’il approfondit. Les divisions et les subdivisions s’égalent pour ainsi dire à la complexité de la vie ; et qu’importe après cela que l’apparente régularité de ses plans en masque quelquefois la richesse intérieure aux yeux d’une critique inattentive et superficielle ?

Insisterai-je maintenant sur l’enchaînement de ces trois sermons entre eux ? Ils forment ensemble une « trilogie, » pour ainsi parler, de la mort chrétienne, et tout en traitant tous les trois de la même idée, aucun d’eux ne ressemble pourtant aux deux autres. Si nous craignons la mort, sachons nous y préparer, et apprenons d’elle à bien vivre : tel est le thème de ces trois sermons sur la Crainte de la mort, sur la Préparation à la mort, sur la Pensée de la mort, et, dans quelque ordre qu’on les lise ou qu’on les relise, ils ramènent tous les trois la même et unique leçon. J’ai tâché de montrer le parti que l’orateur en avait tiré ; et que serait-ce si j’énumérais les divisions des divisions ? si je voulais montrer comment Bourdaloue développe cette idée que la pensée de la mort est le « remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions ? » et comment, en toute occasion, il en arrive toujours à dire de la manière la plus imprévue ce que précisément on attendait de lui ? C’est que, comme dans l’art de féconder un sujet par la méditation, il a excellé dans une partie moins apparente encore de l’art oratoire, plus humble en quelque manière, et je dirais volontiers plus méprisée, laquelle est l’art des transitions.

Boileau ne se trompait pas quand il reprochait, à l’auteur des Caractères, d’avoir évité la principale difficulté de son art, en s’arrangeant de manière à se passer des transitions. Et sans doute Boileau s’y connaissait, il devait s’y connaître, ses transitions, en général, — et jusque dans son Art poétique ou dans ses meilleures Épîtres, — n’étant pas moins artificielles qu’elles sont laborieuses. La « composition » de Boileau n’est, en général, qu’une mosaïque ou une marqueterie. Il a d’autres qualités ! Il n’a pas celle de voir promptement les rapports des idées, ni leurs liaisons cachées, ni surtout la manière dont, en se distinguant les unes des autres, cependant elles s’enchaînent. Mais prenez au contraire celui que vous voudrez des sermons de Bourdaloue, et c’est tout justement ce que vous y trouverez. S’il découvre dans les sujets ce que l’on vient de voir qu’il y découvrait, c’est qu’une part de son invention consiste précisément dans l’originalité de ses transitions. Il « divise » parce qu’il voit les nuances ou les intervalles qui séparent des idées qu’on croyait voisines, mais il n’aperçoit pas moins finement ni moins profondément les rapports qui lient des idées qu’on eût crues contradictoires, et c’est à quoi ses « transitions » lui servent. Elles opèrent la « synthèse » de ce que la subtilité de son « analyse » avait en quelque façon disjoint. Elles font concourir ses digressions elles-mêmes à l’objet de sa démonstration. Elles assurent, pour ainsi parler, à travers tout un long discours, la circulation intérieure de la même pensée. Et, sans doute, c’est ainsi qu’elles diversifient, tout en la soutenant, la continuité de l’éloquence du prédicateur, mais, de plus, elles en accélèrent le mouvement, et elles achèvent de donner au sermon ce caractère oratoire qui le distingue, par exemple, des dissertations de Nicole dans ses Essais de morale.


Ajoutons maintenant, et en dernier lieu, la finesse de sa psychologie. Invoquerons-nous, à ce propos, l’expérience du confessionnal ? Rappellerons-nous les noms de tant de morts fameux dont ce grand prédicateur a reçu le dernier soupir et les derniers aveux : la duchesse de Fontanges, Colbert, Le Tellier, la Grande Mademoiselle, le chevalier de Rohan, le maréchal de Luxembourg ? Au moins savait-on, dans l’auditoire, quand celui-là prêchait sur l’Ambition, ou sur le Pardon des injures, qu’il connaissait ce dont il parlait, et qu’il ne jugeait point les « grands de ce monde » uniquement en spectateur ou en témoin attristé de leurs vices, comme un faiseur de satires ou comme un moraliste envieux et chagrin, mais en confident de leurs dernières pensées, les plus intimes, les plus secrètes, celles que, jusqu’à leur dernière heure, ils s’étaient peut-être cachées à eux-mêmes ! Il ne connaissait pas moins bien ceux que nous appelons aujourd’hui les « humbles, » et je n’en veux pour preuve que ce curieux passage d’un sermon sur l’Aveuglement spirituel. Il y revient sur cette question, qui lui tenait évidemment à cœur, du « soin des domestiques, » et il s’exprime ainsi :


Vous me demanderez à qui vous les adresserez [vos domestiques] pour leur enseigner les élémens du salut ? Ne vous offensez pas de ce que je vais vous dire. À qui, dites-vous, les adresser ? Mais moi, je vous dis : Pourquoi sera-ce à d’autres qu’à vous-mêmes, puisque Dieu vous les a confiés ? Croiriez-vous donc vous déshonorer en faisant auprès d’eux l’office même des apôtres ? Mais encore, à qui aurez-vous recours, si vous n’en voulez pas prendre le soin ?… Oserai-je le dire ? À moi-même ! Oui, à moi, qui me ferai une gloire de cultiver ces âmes rachetées du sang de Jésus-Christ ! D’autres s’assigneront à vous conduire vous-mêmes et vous en trouverez assez ! Mais, pour ces pauvres aussi chers à Dieu que tout ce qu’il y a de grand dans ce monde, je les recevrai. Je serai leur prédicateur comme je suis maintenant le vôtre. Je vous laisserai le pouvoir de les commander, et je me réserverai l’honneur de leur faire entendre les volontés du souverain maître à qui nous devons tous obéir et de leur expliquer sa loi. [Sur l’Aveuglement spirituel. Carême, II, 387, 388.]


Ne serait-on pas fâché d’apprendre que cet endroit, l’un des rares où Bourdaloue, si l’on ne peut pas dire qu’il se « livre, » laisse pourtant paraître l’homme, n’est pas de lui, mais du Père Bretonneau ? Mais, en tout cas, si jamais orateur de la chaire n’a connu mieux que lui les « hommes en particulier, » — ce qui est la condition même de la psychologie, — n’en voyons-nous pas ici les raisons, dans l’étendue, dans la diversité, et encore et toujours dans la « continuité » de son expérience, ayant non seulement prêché, mais confessé trente-cinq ans, et même, n’étant peut-être mort, le 13 mai 1704, que d’avoir voulu le 10, trois jours auparavant, assister un dernier mourant dans son agonie ?

Cette perspicacité du psychologue se retrouve presque dans tous les sermons de Bourdaloue. J’en signalerai cependant trois d’une manière plus particulière : celui que je viens de citer, sur l’Aveuglement spirituel, et deux autres, sur la vraie et la fausse Piété, et sur la fausse Conscience.

Il n’est question de nos jours, depuis Kant et Rousseau, que des « droits de la conscience, » et personne peut-être ne les a plus éloquemment revendiqués que l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine, dans une page célèbre et souvent citée. Mais la conscience est-elle donc infaillible ? Ne pouvons-nous peut-être nous faire une « fausse conscience, » et comme qui dirait une conscience « professionnelle, » déformée par l’usage dans le sens de nos intérêts ou de nos convenances ? Une difficulté morale surgissant, toutes les « consciences » la résoudront-elles de la même manière, la conscience de l’« homme du monde » et celle de « l’homme du peuple ? » la conscience du fonctionnaire et celle de l’homme libre ou indépendant ? la conscience du militaire et celle du magistrat ? la conscience du prêtre même et celle du laïque ? Et comment se forme « une fausse conscience ? » Car, pour les dangers de s’en former une, ils sont sans doute assez évidens. Mais comment, par quels degrés successifs et imperceptibles, dont peut-être nous ne nous rendons pas compte, nous écartons-nous de la vérité ? Sous l’influence de quelles causes retombons-nous, presque sans le savoir, à l’erreur originelle ? Et qui nous assurera de l’infaillibilité de notre conscience ? Ce sont toutes ces questions que Bourdaloue a traitées dans cet admirable sermon.


Il faut une conscience pour ne pas pécher, et quiconque agit sans conscience, ou agit contre sa conscience, quoi qu’il fasse et fît-il même le bien, pèche en le faisant. Mais il ne s’ensuit pas de là que, par la raison des contraires, tout ce qui est selon la conscience soit exempt de péché. Car voici, mes chers auditeurs, le secret que je vous apprends et que vous ne pouvez ignorer sans ignorer votre religion. Comme toute conscience n’est pas droite, ce qui est selon la conscience n’est pas toujours droit. Je m’explique : comme il y a des consciences de mauvaise foi, des consciences corrompues, des consciences, pour me servir du terme de l’Écriture, cautérisées, cauteriatam habentium conscientiam, c’est-à-dire des consciences noircies de crimes, et dont le fond n’est que péché, ce qui se fait selon ces consciences ne peut pas être meilleur, ni avoir d’autres qualités que les consciences mêmes. On peut donc agir selon sa conscience et néanmoins pécher, et, ce qui est bien plus étonnant, on peut pécher en cela même, et par cela même qu’on agit selon sa conscience, parce qu’il y acertaines consciences selon lesquelles il n’est jamais permis d’agir, et qui, infectées du péché, ne peuvent enfanter que le péché. On peut, en se formant une conscience, se damner et se perdre, parce qu’il y a des espèces de conscience, qui de la manière dont elles sont formées ne peuvent aboutir qu’à la perdition, et sont des sources infaillibles de damnation, » [Sur la fausse Conscience. Avent, 145-146.]


Quelle est la valeur morale de la doctrine ? Je la crois vraie, pour ma part, et même je la crois la seule vraie. Mais sur quoi je veux attirer ici l’attention, c’est uniquement sur la justesse de l’observation. Ce sont aussi des choses extrêmement délicates à dire qu’exprime le prédicateur, et j’attire l’attention sur la délicatesse, en même temps que sur la précision, avec laquelle il les dit. Des consciences « corrompues » sont-elles encore des « consciences ? » et qui de nous aura le droit de dire de la conscience d’un autre qu’elle est en effet « corrompue ? » Mais qu’il y en ait, et comment on se les forme, c’est ce qu’on ne peut refuser de reconnaître en écoutant Bourdaloue ; et nul doute encore que la finesse de sa psychologie, que sa manière d’« anatomiser » les sentimens de l’âme humaine, que la subtilité de ses analyses, dans le siècle qui fut celui de Pascal et de Racine, n’aient contribué pour une large part à ses succès de prédicateur. Et qu’elles contribuent enfin, — comme nous l’avons dit de la fécondité de son invention et du caractère pratique de ses sermons, à diversifier tout en la soutenant, — la « continuité » de son éloquence, je me serais bien mal expliqué si l’on ne l’entrevoyait pas.


Je ne nierai point après cela qu’il y ait, — et on l’a déjà dit, — quelque encombrement dans ses plans, de l’excès dans ses divisions, et parfois, mais très rarement, quelque artifice dans ses énumérations. On s’en aperçoit quand on lit de lui, comme l’ont fait avant d’en parler la plupart de ses critiques, cinq, six, huit, dix sermons de suite. Mais, pas plus que les dix ou onze tragédies de Racine n’ont sans doute été faites pour être jouées dans une seule séance, pas plus les Sermons de Bourdaloue, s’ils peuvent être lus, ne doivent du moins être « jugés » dans des conditions qui diffèrent de celles où ils ont été prononcés. C’est ce qu’on a quelquefois oublié. Les sermons eux-mêmes de Bossuet ne résisteraient pas à cette épreuve ; et là même, pour le dire en passant, est l’un des grands écueils de la critique et de l’histoire littéraire. Nous ramassons sous un seul point de vue trente-cinq ans de prédication, et nous défigurons ainsi la réalité du talent ou du génie, qui ne s’est développée que dans le temps, successivement, et sans rien avoir de commun avec les formules de totalisation, si je puis ainsi dire, où nous croyons la résumer. Si nous voulons nous faire une juste idée de l’éloquence de Bourdaloue, lisons donc ses Sermons d’une manière qui ressemble à celle dont ses auditeurs les ont jadis entendus. C’est alors et plus que jamais, maintenant que nous connaissons les sources vives de son éloquence, c’est alors que nous en apprécierons la « continuité. » A quelque moment et, j’oserais presque dire, en quelque état d’esprit que nous le prenions, ce sera toujours la même subtilité, la même finesse de psychologie, toujours la même abondance, la même diversité, la même fécondité d’invention, et toujours les mêmes conseils. Ou, en d’autres termes encore nous reconnaîtrons que cette éloquence est continue de son désintéressement et de son impersonnalité. Non seulement toute rhétorique, mais la personne même de l’orateur en est en quelque sorte absente ; et nous n’avons affaire qu’avec la vérité de ses observations et de son enseignement. C’est une voix qui prêche. Quelle voix ? On ne le sait ! Une voix ; et une voix qui ne dit rien qu’elle ne fait d’abord, selon la formule de l’époque, « réduit à l’universel. »

Mais c’est aussi en cela qu’il est, dans l’histoire de notre langue, l’orateur par excellence, et ses Sermons les meilleurs modèles que l’on puisse donner de l’éloquence française. Moins poète que Bossuet ou, pour mieux dire, nullement poète, mais peut-être plus orateur. « La beauté de ses plans généraux, disait le sage d’Aguesseau, l’ordre et la distribution qui règnent dans chaque partie du discours, la clarté et, si l’on peut ainsi parler, la popularité de l’expression, simple sans bassesse et noble sans affectation, sont des modèles qu’il est plus aisé d’assigner à l’éloquence du barreau que le sublime et le pathétique de M. Bossuet, — je rappelle que d’Aguesseau ne connaissait par les Sermons de Bossuet, — et que la justesse, la cadence ou la mesure peut-être trop uniforme de M. Fléchier. » Il nous reste, après en avoir cherché les raisons dans le fond des discours de Bourdaloue, à les montrer maintenant dans la forme de son éloquence.


IV

Il y a des écrivains, tels que Bossuet et tels que Racine, dont on pourrait dire que la langue est une création perpétuelle ; et il y en a d’autres, comme La Bruyère et comme Massillon, qui se donnent infiniment de mal pour habiller leur pensée d’une expression qui en relève l’ordinaire banalité : les premiers sont les modèles qui ont égaré les seconds. Mais il y en a d’autres — comme Bourdaloue, précisément, — qui ne se proposent en écrivant que d’exprimer toute leur pensée dans la langue de tout le monde. La langue de Bourdaloue est la langue de son temps, une langue pleine et forte, un peu pauvre ou sobre d’images, de métaphores, de « figures, » une langue précise, et quand il le faut subtile, mais sans trace de préciosité, sans grand éclat ni faux brillans, et qui ne diffère pas beaucoup de la langue de Nicole ou d’Arnauld. Une phrase de Bourdaloue ne se « reconnaît » pas. « On ne veut plus aujourd’hui, — nous dit-il quelque part, dans un sermon sur la Parole de Dieu, — qu’une morale délicate, une morale étudiée, une morale qui fasse connaître le cœur de l’homme, et qui serve de miroir où chacun, non pas se regarde soi-même, mais contemple les vices d’autrui. » Je lis encore, dans le même sermon : « Si je ne profite pas des alimens, ils se tournent en poisons, et la médecine me tue dès qu’elle n’opère pas pour me guérir. » Voilà sans doute qui est bien dit ! Mais d’abord, de ces expressions, pour en trouver dans Bourdaloue, je suis obligé de le lire la plume à la main, sinon de les y chercher ; et puis, elles ne sont pas « signées. » Elles sont de lui, mais elles pourraient être d’un autre. Sa langue et son style, admirables pour d’autres raisons, manquent un peu d’ « individualité. »

Serait-ce, par hasard, chez le plus illustre des prédicateurs de la Compagnie de Jésus, l’effet d’une austérité qu’on pourrait appeler janséniste ? Nous y gagnons, nous, d’avoir en lui l’un des plus sûrs témoins de la langue de son temps. Non pas sans doute, — car à cet égard on ne saurait trop faire de distinctions, — non pas que tout le monde en son temps fût capable d’écrire ou de parler comme lui ! Ses confrères Cheminais ou de La Rue serviraient au besoin de preuve du contraire ! Toutes les femmes, en ce temps-là, n’écrivaient pas non plus comme Mme de Maintenon ! Mais ce que l’on veut dire, c’est que ce n’est pas la langue ou le style de Mme de Sévigné, ni de Bossuet, qui correspondent le mieux à l’idée qu’en leur temps on se formait des qualités du style ou de la langue : c’est la langue ou le style de Nicole et de Bourdaloue. Le style ou la langue des très grands écrivains sont plutôt les leurs qu’ils ne sont ceux de leur temps, et pareillement la langue ou le style des « stylistes. » Là peut-être est encore une des raisons du succès de Bourdaloue. Il parle une langue moyenne, que ses auditoires n’ont pas de peine à suivre, dont les étonnemens ou les surprises ne les détournent pas de l’attention qu’ils doivent au fond des choses, et une langue, enfin, que tout le monde est tenté de croire qu’il parlerait aussi bien que Bourdaloue, — si seulement il essayait. Il a donc été tout de suite, et toujours, compris. On savait qu’en allant l’entendre, rien ou presque rien ne serait perdu de ce qu’il dirait. Mais nous, c’est à ce titre que nous pouvons voir en lui l’un des plus sûrs témoins de la langue de son temps. La langue de Pascal est la langue de Pascal, et la langue de Molière est la langue de Molière : la langue de Bourdaloue est la langue du XVIIe siècle.

On lui reproche, il est vrai, quelques négligences ou incorrections, et on les lui reprochait de son temps même, si nous en voulons croire ce témoignage de l’abbé Trublet : « J’ai toujours ouï dire, — écrivait Trublet en 1755, — que le Père Bouhours chicanait toujours le Père Bourdaloue sur la pureté de sa langue, la correction du style, et qu’il l’invitait à en prendre soin. » C’est que le Père Bouhours, à qui rien ou presque rien n’a manqué d’un « précieux, » était en retard sur son temps, ou en avance, à moins qu’on ne dise encore qu’il était né pour transmettre aux Fontenelle et aux Marivaux le galant héritage des Voiture et des Scudéri, un moment compromis par les rudes attaques de Molière et de Boileau. J’aimerais d’ailleurs qu’on voulût bien me dire une fois où l’on prend cet idéal de « pureté de langue » et de « correction de style » dont on accuse Pascal et Bossuet, Molière et Mme de Sévigné, Racine et Boileau de s’être si souvent écartés ! Le savant M. Livet, à qui nous devons l’excellent Lexique de la langue de Molière, comparée à celle des écrivains de son temps, ayant médité de rédiger un Lexique de la langue de Bossuet, fut interrompu par la mort, — et par le nombre de fautes contre « la pureté de la langue » et la « correction du style » qu’il avait cru découvrir dans les Œuvres du grand écrivain. Je m’étais souvent efforcé, mais inutilement, de lui faire entendre qu’il était dupe ou victime des grammairiens du XVIIIe siècle. Ce sont eux, en effet, qui ont décrété Molière et La Fontaine d’ « incorrection, » pour ne pas s’être conformés d’avance à de prétendues règles qu’on ne connaissait point au temps des Fables ni de l’École des femmes. Mais ces règles elles-mêmes n’ont été posées que pour justifier ou pour codifier le passage de la prose française du mode oratoire au mode narratif, et du « style parlé, » celui qui s’adressait à l’oreille, au « style écrit, » qui ne s’adresse plus qu’aux yeux. Et je veux donc bien qu’à, la rigueur on en réclame l’observation des historiens ou des romanciers, mais on ne voit pas pourquoi nous les imposerions rétrospectivement aux auteurs dramatiques et aux orateurs de la chaire. Le style de Bourdaloue, comme le style de Molière, est un « style parlé ; » et pas plus au prédicateur qu’à l’auteur dramatique on n’en saurait faire un grief, même atténué, si les comédies sont faites, avant tout, pour être jouées et les sermons pour être prononcés. Bourdaloue n’est peut-être « incorrect » ou « négligé » que de ce qu’il y a de parlé et d’oratoire dans le mouvement de son style.

Car ai-je besoin de le faire observer ? Toutes les qualités que nous avons louées jusqu’ici dans les Sermons de Bourdaloue, ne sont pas des qualités essentiellement ou spécifiquement « oratoires ; » et on s’aperçoit, en y réfléchissant, qu’elles expliquent donc bien la réputation et la valeur de l’écrivain, mais non pas celles de l’orateur. La finesse de l’observation psychologique ou la sûreté de la doctrine morale n’ont pas de liaison nécessaire avec les dons qui font l’orateur, et de nombreux contemporains de Bourdaloue, tels que l’auteur des Essais de morale, les ont effectivement possédées, qui ne sont nullement des orateurs. C’est que leur style manque de « mouvement, » et si l’on a pu dire que le « mouvement » était l’élément spécifique de la beauté musicale, à plus forte raison peut-on le dire, doit-on le dire de la grande éloquence.

L’éloquence, en ce qu’elle a de plus extérieur, — et cependant de plus essentiel, puisque dans aucune langue il n’y a sans cela d’éloquence, — c’est le mouvement de la pensée. Elle n’a besoin, pour être l’éloquence, ni de la splendeur des mots, ni de l’originalité des images ou de leur éclat, ni de la profondeur même des idées. Elle en peut user de surcroît, et alors c’est tant mieux pour elle ! mais elle n’en a pas besoin. Elle n’est pas non plus « le corps qui parle au corps, » et à ce propos n’a-t-on pas conté que Bourdaloue « faisait très peu de gestes » et « qu’il prêchait, » les yeux le plus souvent fermés ? » Le Père Chérot a prouvé que ce n’était qu’une légende. Mais ce que l’on peut dire, c’est que son action, son geste, son intonation sont comme impliqués dans le mouvement même de sa phrase, et c’est cela qui est proprement oratoire. Le lire c’est l’entendre, et l’entendre, c’est le voir. Son discours est « continu, » mais il n’y a rien de moins « monotone. » La succession de ses périodes dessine des attitudes et indique des gestes. Prenez le début du sermon sur la Pensée de la mort :


Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n’êtes pas maître de votre ambition et de votre cupidité ; Memento, souvenez-vous, et pensez ce que c’est que l’ambition et la cupidité d’un homme qui doit mourir. Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre ; Memento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent, et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs ; Memento, souvenez-vous, et pensez comme il importe de les observer à un homme qui doit mourir. [Carême, I, p. 6.]

J’emprunte un autre passage à un autre sermon, sur la vraie et la fausse Piété :


Écoutez ceci, je vous prie. On récite de longs offices, et ces longs offices tout divins sont composés et remplis des plus beaux sentimens de foi, d’espérance, de charité et d’amour de Dieu, de confiance en Dieu, de soumission aux ordres de Dieu ; mais, après y avoir employé des heures entières, peut-être n’a-t-on pas fait un acte de foi, pas un acte d’espérance, pas un acte d’amour, de confiance et de soumission ; pourquoi ? parce que de tout ce que la bouche a prononcé, le cœur ne disait rien, ni sentait rien. On paraît devant l’autel du Seigneur, on y fléchit les genoux, on y demeure prosterné et humilié, et peut-être, en tout ce que l’on y a pensé n’a-t-on pas rendu à Dieu un seul hommage ;… pourquoi ? parce que la religion ne consiste ni dans les inclinations du corps, ni dans la modestie des yeux, mais dans l’humiliation de l’esprit, et que l’esprit n’a pas accompagné un moment toutes ces démonstrations de respect et d’adoration. On entre dans les hôpitaux, on visite des prisons, on console des affligés, on soulage des malades, on assiste des pauvres, et tel peut-être qui fait voir sur cela plus d’assiduité et de zèle est celui qui exerce le moins la miséricorde chrétienne ; pourquoi ? parce que c’est ou une certaine activité naturelle qui l’emporte, ou une compassion tout humaine qui le touche, ou l’habitude qui le conduit, ou tout autre objet que Dieu qui l’attire. [Sur la vraie et la fausse Piété. Dimanches, II, 254, 255.]


Toute la force de ces passages, et de vingt autres qu’on pourrait citer, est tellement dans le mouvement qui les rythme, qu’on pourrait presque l’en distinguer, l’en extraire, pour ainsi parler, l’en isoler, et, dans toute autre occasion à laquelle il s’adapterait, produire le même effet.


On fait ceci, on fait cela… et peut-être… Pourquoi ? Parce que… On fait cette autre chose, et cette autre encore,… et peut-être… Pourquoi ? Parce que… Et on en fait une autre encore, et une autre… et peut-être… Pourquoi ? Parce que…


C’est un cadre, et toutes les fois qu’il s’agira d’exprimer l’inutilité d’un effort qui n’est que la grimace ou la routine de ce qu’il devrait être, on aura lieu de l’employer, si d’ailleurs on a de quoi le remplir. Prenons enfin un dernier exemple, et empruntons-le à un sermon moins connu, sur l’Éternité malheureuse :


On peut absolument savoir le nombre des étoiles du ciel, — je crois qu’absolument veut ici dire : à la rigueur, — des gouttes d’eau dont la mer est composée, des grains de sable qu’elle jette sur ses bords ; mais de mesurer dans l’éternité le nombre des jours, des années, des siècles, c’est à quoi l’on ne peut atteindre, parce que ce sont des jours, des années, des siècles sans nombre ; disons mieux, parce que dans l’éternité, il n’y a proprement ni jours, ni années, ni siècles, et que c’est seulement une durée infinie. Voilà à quoi je m’attache, et sur quoi je fixe mes regards. Car je m’imagine que je vois cette éternité, que je marche dans l’éternité, et que je n’en découvre jamais le bout. Je m’imagine que j’en suis enveloppé et investi de toutes parts, que si je m’élève, si je descends, de quelque côté que je me retourne, je trouve toujours cette éternité ; qu’après mille efforts pour m’y avancer, je n’ai pas fait le moindre progrès, et que c’est toujours l’éternité. Je m’imagine qu’après les plus longues révolutions des temps je vois toujours au milieu de cette éternité une âme réprouvée, dans le même état, dans la même désolation, dans les mêmes transports, et, me substituant moi-même en esprit dans la place de cette âme, je m’imagine que, dans ce supplice éternel, je me sens toujours dévoré de ce feu que rien n’éteint, que je suis toujours rongé de ce ver qui ne meurt point. Cette idée de moi-même, cette peinture me saisit et m’épouvante. Mon corps même en frémit, et j’éprouve tout ce qu’éprouvait le prophète royal lorsqu’il disait à Dieu : Seigneur, pénétrez ma chair de votre crainte et de la crainte de vos jugemens : « Confige timore tuo carnes meas. » [Sur l’éternité malheureuse. Dimanches, III, 300-301.]


S’il y avait beaucoup de pages de cette beauté dans l’éloquence de Bourdaloue, Bossuet ne serait-il pas égalé ? Et, j’entends bien ce que l’on dira, que, dans ce passage même, et plus manifestement encore dans les deux autres que nous avons cités, le « procédé » se voit ; que la répétition est un moyen toujours facile de conduire un développement ; que le moyen est plus facile encore quand c’est un texte que l’on commente : Memento quia pulvis es ! Et, je n’en disconviens pas ! Oui, c’est un procédé, puisque je l’analyse. Mais il y a des « procédés » légitimes, si toute méthode, en somme, n’est qu’un procédé. Seulement, parmi ces « procédés, » et en dépit de toutes les « rhétoriques » du monde, il y en a qui ne sont à la portée que de quelques-uns. On savait aussi, dans la maison d’Ithaque, l’usage de l’arc d’Ulysse, et on connaissait même la « manière de s’en servir, » mais personne cependant ne réussissait à le tendre. Et de fait, parmi les orateurs de la chaire française, combien sont-ils qui soient Bourdaloue ? Si l’éloquence a ses « procédés, » combien comptons-nous de prédicateurs qui aient su s’en servir ? Et si nous en trouvons cinq ou six, — mettons-en, si l’on le veut, dix ou douze, — ne conviendra-t-on pas que ces « procédés, » plus faciles à analyser qu’ils ne le sont à appliquer, ne sont pas tant des « procédés » que des caractères de l’éloquence de ceux qui les ont appliqués, — et même de l’éloquence en général ?

Qu’est-ce à dire ? sinon que, comme il y a une « forme dramatique, » par exemple, il y a une « forme oratoire. » Toutes les paroles qu’on prononce, et même qui se font applaudir en public, ne sont pas pour cela des « discours. » L’éloquence ne consiste pas uniquement dans cette forme oratoire, mais sans cette forme oratoire il n’y a pas d’éloquence. Si Bourdaloue n’eût pas reçu le don de cette « forme oratoire, » ou, en d’autres termes, si ce qu’on appelle ses « procédés » n’était pas la naturelle expression de son tempérament littéraire, il serait encore un grand écrivain, un admirable moraliste, un psychologue subtil et profond, il ne serait pas un « orateur » et il ne serait pas Bourdaloue. Si je crois devoir y insister, c’est qu’on ne l’a pas assez dit dans les éloges qu’on a faits de lui. On a vanté la « beauté de ses plans, » la « fécondité de son invention, » la « richesse de sa psychologie, » et nous n’avons eu garde, à notre tour, d’oublier d’en parler. Là est la source de son éloquence. Le tempérament oratoire, sans ces dons ou d’autres analogues, n’aboutit qu’à la rhétorique ou à la déclamation. Mais ce ne sont pas ces dons qui le constituent. Il est comme en dehors et indépendamment d’eux. Et la preuve, c’est que ces dons ne sont, — et on le prouverait, — ni ceux de Bossuet ni ceux de Massillon., Mais on montrerait en revanche que, si Massillon et Bossuet sont les orateurs qu’ils sont, c’est pour avoir eu, comme Bourdaloue, et à des degrés d’ailleurs très différens, la qualité que nous avons indiquée dans l’œuvre de Bourdaloue, comme essentielle et caractéristique de la « forme oratoire. » Bossuet et Massillon, comme Bourdaloue, et comme aussi bien Démosthène ou Cicéron, sont « orateurs, » du fait et à cause des qualités de mouvement et d’action qui sont celles de leur expression ou de leur pensée. Et ainsi, ce qui fait l’originalité de Bourdaloue dans l’histoire de la chaire chrétienne, c’est la rencontre en lui des qualités caractéristiques de l’orateur, avec des qualités qui sont ce qu’elles sont, qui d’ailleurs ne sont pas proprement oratoires, et qui n’appartiennent qu’à lui.


V

C’est ce que je voudrais avoir montré dans cette étude, où, pour caractériser l’éloquence de Bourdaloue, je n’ai pas eu besoin d’un autre texte que celui de l’édition « officielle ; » et c’est aussi ce qui me permet d’espérer ou de croire qu’aucune édition critique n’en modifiera sensiblement les conclusions. Nous l’avons dit, et nous le répétons, nous l’attendons impatiemment, cette édition critique ; et nous savons quel en sera l’intérêt. Quand elle ne nous servirait qu’à mieux déterminer les « époques » de l’éloquence de Bourdaloue, cet intérêt serait déjà considérable, et ce n’est pas seulement l’histoire de la vie du prédicateur, mais l’histoire de l’éloquence de la chaire dans la seconde moitié du XVIIe siècle, et l’histoire même des mœurs, qui s’en trouveraient vivement éclairées. A un autre point de vue, et s’il ne nous est pas du tout inutile, pour mieux apprécier l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre ou le Sermon pour la profession de Mlle de La Vallière, de savoir qui furent Louise de La Vallière, ou Madame, Duchesse d’Orléans, il ne nous serait pas indifférent de savoir quel sermon a prêché Bourdaloue, — sur la Crainte de la mort ou sur l’Impureté, sur la Fausse Conscience ou sur l’Ambition, — dans la même semaine qu’il venait d’assister à la mort de Colbert ou de Mlle de Fontanges. Ce n’est pas une « indication » que je donne au Père Griselle, c’est un « desideratum » que je me permets d’exprimer. On ne saurait jamais rattacher, par des liens trop étroits ni trop nombreux, à l’actualité qui les inspira, ces chefs-d’œuvre qu’une admiration banale a détachés de leurs origines, et situés, pour ainsi parler, en dehors de l’espace et du temps. Nous devrons sans doute ce service à l’édition « critique » des Sermons de Bourdaloue.

Mais le caractère de son éloquence n’en sera pas pour cela changé ! Ni les Villemain, ni les Sainte-Beuve, ni Désiré Nisard, ni tant d’autres, pour apprécier à son prix l’éloquence de Bossuet, n’ont eu besoin de la belle édition de l’abbé Lebarq, ou seulement de l’édition, déjà moins « critique, » de M. Lachat ; et le texte de Versailles, qui n’est que la reproduction de celui de dom Déforis, leur a suffi. Ne nous exagérons point, en dépit de Boileau « le pouvoir d’un mot mis en sa place ; » et ne croyons pas que la qualité du style d’un grand écrivain ne dépende que de quelques « variantes. » Si Victor Cousin n’était pas intervenu dans l’affaire, Pascal lui-même, je dis Pascal, le Pascal de l’édition Bossut et de l’édition de Port-Royal, n’en serait pas moins tout ce qu’il est. Est-ce que les Voltaire et les Condorcet s’y sont mépris ? Et si l’on nous fait observer là-dessus que nos jugemens sur Pascal ou sur Bossuet ne ressemblent pas à ceux de nos prédécesseurs, c’est d’abord ce qu’il faudrait voir ; et puis, s’ils avaient changé, je n’en rapporterais pas l’honneur au progrès des éditions « critiques, » mais à l’évolution des idées ; mais à une connaissance plus précise de la succession des « époques » ou des conditions dans lesquelles ils ont écrit et prêché ; mais à vingt autres causes, dont la moindre en notre temps n’a pas été l’influence de la rhétorique romantique, — et même naturaliste.

C’est cette influence que subissent en effet M. Castets et le Père Griselle, quand ils posent comme en principe que, de deux versions d’un même texte de Bourdaloue, la plus familière et la plus négligée doit être la plus authentique. C’est elle aussi que nous subissons quand nous mettons, — et avec raison je crois, — l’incomparable éloquence de Bossuet si fort au-dessus de celle de Bourdaloue. Rappelons-nous seulement les vers de Lamartine :


Je te salue, ô Mort, libérateur céleste…


de Musset même :


Créature d’un jour qui t’agites une heure…


d’Hugo surtout :


Prie encor pour ceux que recouvre
La pierre du tombeau dormant,
Noir précipice qui s’entr’ouvre
Sous notre foule à tout moment,


ou encore :


Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses,
L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant,
L’homme subit le joug sans connaître les causes,
Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant ;


et ne doutons pas que de tels vers, dont on pourrait dire qu’ils sont presque plus oratoires que poétiques, ne nous aient appris à goûter ce qu’il y a de poétique dans l’éloquence de Bossuet ; — je veux dire de libre et d’inspiré, de brusque et de soudain, de hardi et de splendide, d’âpre même et quelquefois de cru. Et ce phénomène alors s’est produit que, ne trouvant rien de semblable ou d’analogue dans Bourdaloue, nous nous sommes étonnés, sans oser y contredire, de l’admiration de ses contemporains ; et nous avons supposé que les Sermons ne nous étaient point parvenus « tels qu’il les avait prononcés ; » et nous en avons fait un crime au Père Bretonneau ; et nous serons bientôt au point d’en préférer les versions clandestines au seul texte qui doive faire loi. Nous ne voulons pas rester au-dessous de l’admiration des contemporains, et, pour la justifier à nos yeux, nous en arrivons à ce paradoxe de la motiver par les raisons mêmes qui font qu’ils ont moins admiré l’éloquence de Bossuet. Les contemporains de Bossuet et de Bourdaloue n’étaient point des « romantiques, » et à peine des naturalistes.

La critique et l’histoire littéraire ont deux raisons d’insister sur cette observation. La première, c’est que les grands écrivains du XVIIe siècle, ceux que l’on peut appeler vraiment originaux, Bossuet et Pascal, Molière et La Fontaine, Racine, Mme de Sévigné, ne sont en vérité « représentatifs » de leur temps que pour la moindre part d’eux-mêmes et par les moins originales de leurs qualités. Mais chacun d’eux y est, selon le mot du philosophe, « comme un Empire dans un Empire ; » et, en effet, ce n’est pas seulement l’éloquence de Bossuet, c’est l’ « intensité » de Pascal, si je puis ainsi dire, et c’est encore l’art de Racine que les contemporains n’ont pas apprécié à leur prix. Les contemporains ne paraissent avoir estimé, ni l’auteur d’Andromaque et d’Iphigénie beaucoup au-dessus de celui d’Ariane et du Comte d’Essex, ni Pascal, « Monsieur Pascal, » beaucoup au-dessus de Nicole ou d’Arnauld. On disait couramment le « grand Arnauld ; » on ne disait pas le « grand Pascal. » Une phrase de Nicole, sur Pascal précisément, et sur ses Pensées, nous explique-t-elle peut-être la bizarrerie de ces jugemens ? Il trouve les Pensées de M. Pascal, « quelquefois un peu trop dogmatiques, » et ainsi, dit-il, « elles incommodent mon amour-propre, qui n’aime pas à être régenté si fièrement. » C’est ce qu’ont dû penser les contemporains de Racine et de Bossuet. Leur amour-propre n’aimait pas « à être régenté si fièrement ; » et l’autorité du génie leur semblait être, comme à Nicole, un abus de dogmatisme. Mais, quoi qu’il en soit de l’explication, ce qui n’est pas douteux, c’est la réalité du fait. Je ne l’ai pas dit autrefois avec assez d’assurance : ils ont préféré Bourdaloue à Bossuet ; et, pour qu’un changement à cet égard s’opérât dans l’opinion, il a fallu préalablement qu’un autre changement se fût fait dans les esprits.

Mais il n’en résulte pas que Bourdaloue soit inférieur à Bossuet ; il est seulement autre ! et c’est ma seconde observation, qu’il faudrait enfin cesser de considérer « l’éloquence de la chaire » non pas même comme un genre, mais comme une spécialité, dont l’idée se définirait par des traits constamment identiques, et dans laquelle on excellerait diversement, et à des degrés différens, mais toujours par le moyen et en raison des mêmes qualités. L’illusion n’est peut-être nulle part plus apparente que dans le cas de Bourdaloue, si, de quelque manière qu’on le juge, il semble que ce soit toujours par rapport à Bossuet. Tel sermon sur la Mort, sur la Providence, ou encore celui qu’on intitule sur l’Unité de l’Église étant pris pour modèle, Vinet, Sainte-Beuve ou Nisard semblent toujours chercher en quoi, comment, par où, un sermon de Bourdaloue en diffère ; et je ne suis pas sûr, dans la présente étude, de n’avoir pas fait comme eux. Il y a cependant autant de formes de l’éloquence de la chaire qu’il y a de grands orateurs chrétiens, et même c’est pour cela qu’il y a si peu de « grands orateurs » de la chaire. Bossuet n’est pas ce qu’il est pour avoir eu, dans un degré plus éminent, des qualités qui seraient aussi celles de Bourdaloue, ni Bourdaloue n’est un Bossuet dont la composition serait plus didactique, les développemens plus diffus, et le style moins original, comme étant plus impersonnel. Disons cela, si nous le voulons, de leurs « copistes » à chacun ! Mais eux, s’ils sont eux, sachons qu’ils le sont pour des raisons et par des qualités qu’on ne détache pas ainsi d’eux ; et que l’originalité de leur « éloquence » à tous deux est faite précisément de n’avoir pas de commune mesure. Et, en le disant, on n’a sans doute la prétention de l’apprendre à personne ; on sait que les critiques et les historiens de la littérature le savent ; mais ils font, ils ont fait jusqu’ici comme s’ils l’ignoraient. Nous souhaiterions, si nous avions, à notre tour, commis la même erreur, que le lecteur en fût du moins averti.

Ce qu’en effet nous avons essayé de montrer, c’est que l’éloquence de Bourdaloue pouvait et devait se définir, — indépendamment de toute comparaison avec celle de Bossuet ou de Massillon, — par des traits qui n’appartiennent qu’à elle. Quand Nisard écrivait que, si Bossuet est « l’orateur » de la chaire chrétienne, Bourdaloue en est le « dialecticien, » il entendait manifestement qu’un « dialecticien » de la chaire n’en est que l’ « orateur » plus traînant, moins original, et moins inspiré Nous avons essayé de montrer que, si Bossuet était un orateur de la chaire, Bourdaloue en était un autre. Nous avons encore essayé de montrer que, si l’idée de l’éloquence, telle que l’on peut se la former d’après les Sermons de Bossuet, avait peut-être plus de rapports avec le goût de notre temps, celle qui se dégage de la lecture des sermons de Bourdaloue en avait au contraire davantage avec le goût du XVIIe siècle : nous avons encore essayé de montrer que l’un des caractères de cette éloquence étant d’être une « éloquence parlée, » toutes les améliorations que la philologie s’efforcera d’apporter au texte ne pourront qu’accentuer ce caractère. De quelque façon qu’il composât, Bourdaloue ne « récitait » point en chaire des discours plus « écrits » que parlés. Il a été un orateur dans toute la force du terme, on veut dire de ceux dont les idées se manifestent naturellement sous une forme oratoire. Et nous avons enfin essayé de montrer qu’entre les caractères de son éloquence et les exigences de l’esprit de son temps, s’il y avait une étroite convenance, la convenance, moins apparente peut-être, n’était pas moins profonde, entre ces mêmes caractères et les exigences éternelles de l’enseignement moral et religieux. A cet égard, — et si d’ailleurs il est bien entendu que le mot n’emporte aucune idée de supériorité absolue, ni même de comparaison, et ne va pas plus loin que la constatation d’un fait, — il est, et il demeurera le plus « classique » de nos grands orateurs.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. On doit dire cependant, et la remarque vaut la peine d’en être faite en passant, que trois au moins des Sermons du Père Bretonneau avaient paru, dans des éditions « clandestines » sous le nom de Massillon. Les Sermons authentiques de Massillon, publiés par son neveu, le Père Massillon, de l’Oratoire, n’ont paru pour la première fois qu’en 1745.
  2. Je sais bien que les Dialogues passent aujourd’hui pour être un ouvrage de la jeunesse de Fénelon ; mais le fait est qu’on n’en sait rien ; et ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont paru qu’en 1718.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1881, De l’Éloquence de Massillon.