L’Éloquence académique



DE
L’ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE.

NOTICES ET MÉMOIRES HISTORIQUES,
par m. mignet.[1]

« Il y a de certaines choses, a dit La Bruyère, dont la médiocrité est insupportable, la poésie, la musique, la peinture, le discours public. » Voilà qui s’appelle parler, c’est franc et c’est vrai. Qu’il serait souhaitable qu’une pareille sentence fût toujours présente à l’esprit de ceux qui font des vers ou de la prose, qui combinent des sons ou des couleurs ! Mais nous n’avons pas à nous occuper ici des émules plus ou moins heureux de Raphaël, de Mozart et de Racine ; ce n’est pas à la poésie que nous avons affaire aujourd’hui, c’est seulement au discours public. Le XVIIe siècle a vu naître les académies, et par une conséquence naturelle l’éloquence académique, c’est-à-dire cette éloquence de luxe qui ne jaillit ni de la nécessité, ni de la passion.

Au reste, ce genre d’éloquence n’est pas proprement d’origine moderne ; l’antiquité la cultivait. On a toujours beaucoup parlé dans les démocraties, car il faut bien persuader les multitudes qui gouvernent. Dans les républiques anciennes, l’éloquence s’élevait à l’action. Par la parole, on emportait des décisions capitales, on innovait dans les lois, on changeait le gouvernement, et l’état se trouvait sauvé ou perdu. C’était un grand et terrible jeu que ces luttes du forum et de l’agora. Que l’orateur fût instrument ou chef, sa tête répondait de ses discours. Les Gracches furent assassinés, Cicéron tendit la gorge aux sicaires d’Antoine, Démosthènes s’empoisonna dans le temple de Neptune, et Phocion but la ciguë comme Socrate. Pathétiques tragédies : l’orateur y meurt comme un héros, et par ce dénouement il met à l’abri de tous les soupçons et de toutes les atteintes la sincérité de sa parole et de sa gloire.

À côté et au-dessous de ces destinées suprêmes, la vie de l’orateur politique, chez les anciens, offre les scènes les plus animées. Ouvrez Aristophane ; vous y verrez comment l’orateur mène la république, inspire les résolutions du peuple, et aussi se trouve en butte à toutes les inimitiés, à toutes les clameurs. Le même poète qui faisait une opposition si vive contre Euripide et contre Socrate, n’attaquait pas avec moins de passion les hommes dont la parole gouvernait la république. Il se plaisait à dénigrer leurs talens. Comment pourrais-je devenir capable de mener le peuple ? demande un charcutier dans une des comédies d’Aristophane[2]. « Ne t’inquiète pas pour si peu, lui répond son interlocuteur. Tu n’auras qu’à faire ton métier. Brouille les affaires ; mêle tout comme s’il s’agissait des viandes de tes hachis ; trompe le peuple, flatte son goût par des louanges et des flatteries bien apprêtées : tu as d’admirables qualités démocratiques, une voix effrayante, un esprit pervers ; tu as le charlatanisme d’un homme habitué à débiter ses marchandises. Que te manque-t-il donc pour le gouvernement ? » Voilà le portrait de l’orateur politique sous le pinceau du devancier de Ménandre. Il nous manque au surplus bien des choses pour connaître à fond la tribune athénienne. Nous lisons Démosthène, mais ses rivaux et ses contradicteurs, si l’on excepte Eschine, nous ne les connaissons pas. Quel dommage de ne pas avoir les improvisations de Demades, ce marchand de poisson qui un beau jour se trouva éloquent ! Une tradition qui s’est perpétuée à travers l’antiquité nous le représente comme inépuisable en saillies imprévues, en traits hardis et saisissans, en mots pittoresques et nouveaux[3]. Il ne nous reste rien non plus des discours de Pythéas ; on sait qu’entre lui et Démosthènes il y avait une continuelle guerre de sanglantes épigrammes.

Ne soyons pas surpris si le peuple le plus parleur ne put se contenter d’un seul genre d’éloquence. Outre leurs orateurs et leurs démagogues, les Athéniens eurent leurs rhétheurs et leurs sophistes. À côté de Périclès nous voyons Gorgias. Isocrate, qui enseigna la rhétorique à Démosthènes, se servit de la parole non pas pour attaquer le roi de Macédoine, mais pour célébrer la plus belle des femmes et la plus aimable des cités, Hélène et Athènes. C’est ainsi que s’établit et brilla l’éloquence académique, dont l’unique souci fut de plaire à l’imagination, d’enchanter l’oreille, et de satisfaire complaisamment à tous les caprices de l’esprit. Dans le dernier siècle, cette éloquence a eu son historien, et l’Essai sur les Éloges, par Thomas, nous déroule la suite un peu monotone de tous les panégyriques, depuis le Menexène de Platon jusqu’au discours où Voltaire pleura Vauvenargues avec une si attendrissante simplicité.

Nous voilà de retour dans les temps modernes, où la religion et la science inspirèrent chacune un nouveau genre de panégyriques. Le christianisme loua des vertus nouvelles qui étaient en partie son ouvrage ; mais, en célébrant la gloire humaine sur la tombe des morts, il s’attacha toujours à en proclamer le néant. C’est son génie de ne paraître glorifier l’homme un instant que pour le mieux rabaisser et le faire plus petit devant la croix. Qui n’a présent à la pensée comment Bossuet est admirablement entré dans cette vue ? Avec lui, la louange même la plus vive est empreinte d’une sombre et majestueuse ironie. Le panégyrique chrétien a encore le mérite de présenter à l’homme l’image d’une autre vie et l’espérance de l’immortalité. Par la bouche de ses prêtres illustres, la religion catholique a su mépriser les choses humaines en termes magnifiques, et c’est à bon droit que, dans son brillant Essai sur l’oraison funèbre, M. Villemain a surtout signalé cette source d’éloquence que les anciens ne connaissaient pas.

Bossuet, en 1687, mettoit fin à tous ces discours sur la tombe du grand Condé ; quatorze ans après, en 1699, Fontenelle commençait d’écrire ses Éloges. Après la religion, la science élevait la voix. Pendant le XVIIe siècle, le génie de quelques hommes avait imprimé une impulsion puissante aux sciences mathématiques et physiques, qui commencèrent enfin à s’associer à l’éclat des lettres et des arts. Louis XIV et Colbert eurent le mérite de reconnaître et de consacrer ce glorieux avènement en fondant, en 1666, l’Académie des Sciences. Grace à cette institution, les savans purent désormais accroître leurs lumières en se les communiquant. Mais cet établissement devait encore porter d’autres fruits : l’Académie des Sciences jugea ne pouvoir mieux servir les précieux intérêts qu’elle représentait qu’en écrivant sa propre histoire, et Fontenelle fut choisi pour tenir la plume.

Le neveu de Corneille avait alors plus de quarante ans : ce n’était plus l’homme des Églogues, des Lettres du chevalier d’Her…, de l’opéra de Thétis et Pelée ; depuis long-temps il avait pris congé définitif de toutes ces fadeurs. Fontenelle, qui avait commencé d’écrire à dix-sept ans et qui devait vivre un siècle, traversait avec une intelligente sérénité les phases diverses d’un esprit devenu maître de lui-même. La vie était pour lui un enseignement continuel dont il acceptait toujours à propos les variétés piquantes ; il faisait récolte de tout. Son style profita de tant d’expérience : nous y retrouvons à la fois les impressions de l’homme du monde et les traditions de l’homme lettré. Le célibataire ingénieux qui partageait si bien sa vie entre les travaux du cabinet et les causeries du salon écrivit l’histoire des sciences et la vie de ceux qui s’y distinguèrent avec un charme, avec une animation inconnus jusqu’à lui. Il n’eut dans sa manière rien de pédantesque et de gourmé. S’il parle de Homberg, le premier médecin du régent, après l’avoir loué comme savant et comme chimiste, il ajoutera : « Il était même homme de plaisir, et c’est un mérite de l’être, pourvu qu’on soit en même temps quelque chose d’opposé. » Dans la prose de Fontenelle, les hommes vivent avec leurs qualités, leurs défauts, et parfois leurs ridicules : il connaissait assez l’incurable malignité du cœur humain pour ne pas avoir soin de mettre un peu d’ombre aux louanges éclatantes dont il était le dispensateur officiel.

La lumineuse étendue de l’esprit de Fontenelle lui permettait de juger non-seulement les hommes, mais même les sciences et les méthodes, avec une grande indépendance. Ainsi il ne craindra pas de dire que « l’art de découvrir en mathématiques est plus précieux que la plupart des choses qu’on découvre[4]. » La métaphysique a aussi son mot. « Les idées métaphysiques, remarque Fontenelle, seront toujours pour la plupart du monde comme la flamme de l’esprit-de-vin, qui est trop subtile pour brûler du bois[5]. » Les Éloges de Fontenelle sont pleins de ces pensées, non moins délicates que profondes, qui provoquent agréablement la méditation.

Comme toutes les intelligences vraiment vastes, Fontenelle savait embrasser et réunir dans ses écrits des points de vue qui, au premier abord, paraissent opposés. En louant Leibnitz, Fontenelle dut faire observer que l’antagoniste de Locke avait lu des philosophes sans nombre, et il arrivait ainsi à la question de l’éclectisme. Chose remarquable ! le mot d’éclectisme n’est pas une seule fois prononcé par Fontenelle dans l’Éloge de Leibnitz, le mot n’avait pas cours alors dans notre langue ; mais pour la chose, elle y est, et voici en quels termes : « L’histoire des pensées des hommes, certainement curieuse par le spectacle d’une variété infinie, est aussi quelquefois instructive. Elle peut donner de certaines idées détournées du chemin ordinaire que le plus grand esprit n’aurait pas produites de son fond ; elle fournit des matériaux de pensées ; elle fait connaître les principaux écueils de la raison humaine, marque les routes les plus sûres, et, ce qui est le plus considérable, elle apprend aux plus grands génies qu’ils ont eu leurs pareils, et que leurs pareils se sont trompés. Un solitaire peut s’estimer davantage que ne fera celui qui vit avec les autres et qui s’y compare. » A-t-on de nos jours dit sur l’éclectisme quelque chose de mieux ? Ne nous hâtons pas trop cependant de saluer dans Fontenelle un éclectique, car il nous dit dans un autre endroit : « Malebranche méprisait cette espèce de philosophie qui ne consiste qu’à apprendre les sentimens de différens philosophes. On peut savoir l’histoire des pensées des hommes sans penser. » Fontenelle est-il en contradiction avec lui-même ? En aucune façon. Seulement il met à sa place chaque chose. Il ne confond pas l’histoire de la science avec la science même ; il reconnaît tout l’avantage qu’on peut recueillir de la vue du passé, mais il met au-dessus la pensée vivante. Il arrive parfois qu’après un examen superficiel, on croit pouvoir signaler des contradictions chez les hommes qui sentent vivement et qui écrivent beaucoup. Regardez-y de plus près, et vous verrez que les contrastes dans le détail s’accordent fort bien avec la persistance pour le fond des choses. Dans saint Augustin comme dans Voltaire, dans Sénèque comme dans Bossuet, éclate une variété d’aperçus qui échappent à l’alignement du cordeau ; mais qui prétendra que ces vigoureux esprits ne soient pas fidèles à eux-mêmes ?

Le livre de Plutarque a fait des héros ; celui de Fontenelle a fait des savans. Nous ne connaissons pas d’ouvrages qui prêtent plus de séductions à la science, parce qu’il en résume avec une clarté attrayante les grands résultats. Dans les éloges de Fontenelle, on voit encore que la science met l’homme non-seulement sur la trace de la vérité, mais souvent aussi sur celle du bonheur. En effet, elle rend l’esprit égal, tranquille, et elle l’exempte de ces vaines inquiétudes, de ces agitations insensées qui sont les plus douloureuses et les plus incurables de toutes les maladies[6]. Sans doute, il y a des taches dans le livre que nous prisons si fort, et le style précieux s’y est parfois glissé. On retrouve de temps à autre chez le secrétaire de l’Académie des Sciences l’homme dont La Bruyère a fait méchamment la charge sous le nom de Cydias. Toutefois ces défauts n’ont rien d’assez saillant pour nuire à l’effet général ; on dirait même qu’ils ne sont là qu’afin de nous avertir de quel point Fontenelle est parti pour s’élever si haut.

Un genre nouveau était créé dans les lettres modernes et françaises. Les sciences trouvaient désormais un mode populaire d’enseignement et de propagation dans l’éloge de ceux qui les cultivaient avec honneur, et la vie des savans célèbres devenait la matière d’une éloquence où devait régner surtout l’esprit philosophique. Si cette nouvelle application de l’art de bien dire avait ses avantages et ses agrémens, elle ne manquait pas non plus d’écueils. En effet, l’orateur académique peut vouloir trop louer son héros et trop plaire à ceux qui l’écoutent ; il court aussi le risque de ne pas se préserver assez des généralités vagues et des lieux-communs prétentieux. Ici l’art a d’autant plus de difficultés à vaincre qu’il a le champ plus libre.

En se proposant d’écrire des Éloges après Fontenelle, d’Alembert chercha surtout à ne pas lui ressembler. Dans ce dessein raisonnable, la différence des sujets qu’il traitait venait à son secours. Fontenelle avait loué les savans, d’Alembert entreprit d’apprécier les travaux et de raconter la vie des littérateurs. Les Éloges lus dans les séances de l’Académie française forment une véritable histoire littéraire pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle ; la lecture en est tout-à-fait attachante. D’Alembert n’affecte pas la précision un peu sentencieuse de Fontenelle ; il laisse courir sa plume avec plus de liberté et d’abandon. Les détails l’effraient si peu, que, pour n’en perdre aucun, il a joint à ses Éloges des notes qui en sont, pour ainsi dire, le supplément, et qui peuvent se lire de suite, comme il le dit lui-même. Aussi il y a dans l’œuvre de d’Alembert cette abondance de faits et de choses qui est contre l’ennui le plus sûr des préservatifs.

Dans les Éloges de d’Alembert, on goûte aussi le plaisir de sentir l’homme même, le philosophe, le correspondant intime de Voltaire et de Frédéric. Non que dans l’émission des pensées qui lui sont propres, d’Alembert n’apporte une grande réserve ; on connaît sur ce point sa discrétion, même sa timidité. C’était surtout quand il parlait au nom de l’Académie qu’il croyait devoir montrer une circonspection qui lui coûtait de nouveaux efforts d’esprit et de talent. « Je vais essayer la continuation de l’histoire de l’Académie française, mandait-il au roi de Prusse en 1772 ; mais combien de peine il faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée ! heureux même si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir. » C’est bien le même homme qui écrivait à Voltaire : « Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d’avec ce que nous avons dit. » D’Alembert avait dans l’esprit une indépendance absolue, dans le caractère une modération habile, et il maintenait qu’il ne fallait dire que le quart de la vérité, s’il y avait trop de danger à la dire tout entière. Cette prudence était au moins un progrès sur l’égoïsme de Fontenelle, qui, comme on sait, avec une main pleine de vérités n’aurait pas même voulu l’entr’ouvrir.

Il n’y avait, au reste, chez le fils abandonné de Mme de Tencin, ni instincts, ni passions révolutionnaires, et il reconnaissait volontiers l’aristocratie de la naissance et de la richesse, parce qu’il se sentait celle de la science et du talent. Dans son éloge de Despréaux, il écrivait cette phrase un peu hautaine : « Il y a eu de tout temps une ligue secrète et générale des sots contre les gens d’esprit, et de la médiocrité contre les talens supérieurs ; espèce de démembrement de la confédération secrète et plus étendue des pauvres contre les riches, des petits contre les grands, et des valets contre leurs maîtres. » D’Alembert eut l’art et le bon goût de se montrer toujours impartial, sans rien sacrifier d’essentiel dans ses sentimens et ses principes ; il ne trahit jamais la philosophie, il la tempéra souvent. Elle était pour lui comme une lumière divine dont il croyait devoir mesurer l’éclat à des yeux débiles. D’Alembert comparait la raison à l’aiguille d’une montre qui, sans faire de grands pas, chemine toujours ; il oubliait de remarquer que les montres tantôt s’arrêtent, tantôt vont trop vite. Cette patience intelligente avec laquelle d’Alembert consentait à attendre les progrès du genre humain lui ménageait entre la passion de Voltaire et la fougue de Diderot une physionomie originale qui n’était pas non plus sans analogie flatteuse avec l’esprit supérieur et calme de Montesquieu. On pourrait croire que lui-même en jugeait ainsi, à voir l’application particulière avec laquelle il a loué l’auteur de l’Esprit des Lois en l’analysant. Gilbert s’était imaginé étourdiment qu’il lançait à d’Alembert un trait redoutable en l’appelant géomètre orateur. Il ne s’était pas aperçu que, par cet assemblage de mots dont il prétendait faire une injure, il rendait lui-même témoignage des rares aptitudes d’un homme qui pouvait à la fois rivaliser avec Euler, et louer dignement Bossuet et Fénelon.

Quand en 1782 Condorcet vint prendre séance à l’Académie française, il s’attacha, dans son discours de réception, à célébrer les avantages que la société peut retirer de la réunion des sciences physiques aux sciences morales. En traitant un pareil sujet, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences ne faisait qu’insister sur une des idées les plus fécondes qui avaient présidé au développement du XVIIIe siècle. Cette alliance du génie littéraire avec les sciences, dont Fontenelle et d’Alembert avaient si ingénieusement jeté les bases, Buffon la confirma par des chefs-d’œuvre éblouissans où l’art semble lutter avec la nature de magnificence et de richesse. Vicq-d’Azyr et Condorcet, qui avaient souvent loué les mêmes savans, se disputèrent aussi l’honneur d’être les historiens du génie de Buffon, et les deux éloges qu’ils en firent comptent parmi leurs meilleurs travaux. Précisément un siècle après l’époque où Fontenelle avait commencé d’écrire l’histoire de l’Académie des Sciences, George Cuvier, en 1800, la reprenait. Pendant trente-deux ans, ce grand homme, qui eut à un si haut degré le double génie de l’analyse et de l’induction, loua les savans et leurs travaux, raconta leur vie, et pesa leurs mérites. Pour le fond, c’est la compétence d’un autre Aristote, et la forme offre l’intéressant mélange d’une abondante simplicité avec une justesse exquise dans l’appréciation des hommes.

Cependant les sciences morales avaient exercé durant le cours du XVIIIe siècle une influence assez évidente pour mériter une représentation particulière. Après avoir fait une révolution, elles avaient bien le droit d’avoir une académie. C’est ce que comprirent fort bien les hommes qui, en 1795, organisèrent l’institut : ils y créèrent une classe des sciences morales et politiques. Cette classe ou cette académie, le nom importe peu, fut supprimée par le premier consul. Elle a été rétablie par le gouvernement de 1830, qui s’est honoré en ravivant ainsi une des traditions les plus pures de notre révolution. Le secrétaire perpétuel de cette académie, M. Mignet, en inaugure aujourd’hui l’histoire, en rassemblant les éloges qu’il a prononcés au sein de la compagnie.

Sous la restauration, non-seulement la jeunesse, mais même les générations qui se livraient à l’activité de la vie publique, ne savaient pas bien l’histoire de la révolution française. Cette histoire n’était connue que de ceux qui y avaient joué un rôle ; or, ces acteurs vieillissaient et tous les jours devenaient plus rares. Il était donc opportun de maintenir la tradition des travaux et des changemens accomplis par nos pères, et de la fixer dans les esprits. Il fallait aussi que ce passé si grand et si formidable fût raconté par des hommes qui n’y eussent pas trempé, afin que nous vissions se dérouler sous nos yeux un tableau lumineux et impartial de la révolution française sans l’idolâtrie de ses erreurs et de ses excès. Voilà ce que sentirent avec une rapide justesse MM. Thiers et Mignet : aussi firent-ils à propos deux grands et bons livres.

Il y eut une convenance parfaite de la part d’une académie mise au monde, avec tant d’autres institutions, par la révolution française, de choisir l’un de ses historiens pour secrétaire perpétuel. Le talent et les connaissances de l’écrivain s’accordaient avec la mission qui lui était assignée. Les membres les plus anciens et les plus célèbres de la nouvelle académie appartenaient aux diverses époques de la révolution ; dans les assemblées, dans la diplomatie, dans l’administration, ils avaient représenté et servi la France. Les louer, raconter ce qu’ils firent et ce qu’ils pensèrent, c’était donc, pour ainsi dire, écrire encore une fois l’histoire de notre régénération politique, et M. Mignet se trouvait heureusement appelé à reproduire dans un autre cadre les études auxquelles il devait son honorable et paisible renommée. Aussi le voyons-nous se montrer tout-à-fait à son aise, et parler avec la décision d’un homme qui connaît à fond son sujet, quand, en écrivant les éloges de Sieyès, de Rœderer et de Merlin, il est appelé à conter les évènemens et les crises de la révolution, ainsi que le développement successif de ses institutions et de ses lois. Que l’on compare l’appréciation que M. Mignet a faite de Sieyès au sein de l’Académie avec le portrait qu’il en a tracé dans son histoire de la révolution, c’est le même jugement, et le peintre n’a rien changé aux traits essentiels de la physionomie. Seulement il en a accusé quelques détails avec plus de vigueur.

Si le génie régulier de Sieyès a été pour M. Mignet l’objet d’un éloge excellent, peut-être a-t-il été moins bien inspiré par l’obligation qu’il s’est imposée de louer le prince de Talleyrand quelques mois après sa mort. Non que dans ce dernier morceau il n’y ait l’empreinte d’un talent très distingué ; mais était-il déjà possible d’apprécier exactement un homme sur le compte duquel tant de témoignages sont encore attendus ? M. de Talleyrand est un des plus grands personnages qui aient été dans les affaires de l’Europe depuis 1789 : les degrés par lesquels il est monté à un pareil rang dans l’histoire furent une haute naissance, les circonstances exceptionnelles d’une révolution, enfin son esprit. Quelle a été la véritable portée de cet esprit ? où a-t-il été puissant ? par quels endroits s’est-il montré faible ? voilà les questions que doit résoudre le panégyriste ou le biographe de ce politique. Or, pour cela, que de problèmes à trancher ! que de matériaux à recueillir ! M. de Talleyrand a conclu des traités avec les grandes et les petites puissances de l’Europe, tour à tour au nom de la république, du premier consul, de l’empereur, de Louis XVIII et du roi Louis-Philippe. Comment savoir dès aujourd’hui jusqu’à quel point il a été habile et fidèle dans ces innombrables négociations ? Il y a bien des secrets enfouis dans les chancelleries de l’Europe, et l’histoire du célèbre diplomate est exposée à changer souvent de face à mesure que ces secrets, à force de vieillir, seront moins bien gardés.

Combien de fois a pu se tromper M. de Talleyrand ? Un jour le prince et le comte Pozzo di Borgo passaient en revue ensemble les principaux actes de leur carrière diplomatique ; c’était après 1830, et après la clôture des conférences de Londres. Le comte Pozzo était peut-être le seul homme qui pût avoir avec M. de Talleyrand le privilége de la franchise ; il en usa, car il lui dit : « Vous avez fait deux fautes contre la France, l’érection du royaume de Saxe, et la neutralité de la Belgique. »

Malheureusement il y a d’autres critiques encore à adresser à la politique du prince. Quand en 1815 les souverains, réunis à Vienne en congrès, apprirent que Napoléon avait quitté l’île d’Elbe, ils n’eurent plus qu’une pensée, celle de se coaliser encore une fois tous contre un seul. Dès Le 13 mars, ils publièrent une déclaration dans laquelle ils mirent Napoléon au ban de l’Europe, en l’appelant l’ennemi et le perturbateur du repos du monde. Cette déclaration était signée par huit puissances, au nombre desquelles figurait Louis XVIII ; mais douze jours après, le 25, lorsqu’il fut connu que Napoléon était aux Tuileries, les quatre puissances qui avaient conclu entre elles, en 1814, le traité de Chaumont, le renouvelèrent, et dès-lors tout fut changé diplomatiquement, au grand préjudice de la France. Après Waterloo, les négociateurs de la coalition triomphante purent dire que ce qui les avait satisfait en 1814 ne pouvait plus les contenter en 1815[7]. M. de Talleyrand ne sut ni empêcher cette confirmation du traité de Chaumont, ni, si un nouveau traité était inévitable, y faire comprendre Louis XVIII, et assurer ainsi à la France le maintien des garanties et des frontières stipulées en 1814. Un témoin oculaire, dont la loyauté ne saurait être mise en doute, affirme qu’à Vienne M. de Talleyrand était alors en défiance à tout le monde[8]. Le 27 mars, après la réception d’un exprès qui lui avait été envoyé de Paris, le prince annonça qu’il fermait sa maison, et que sa mission avait cessé. Quelques mois après, M. de Talleyrand se retrouvait comme ministre des affaires étrangères de Louis XVIII en face de ces quatre puissances qui avaient signé seules le traité du 25 mars ; il essaya un instant de lutter contre leurs exigences impérieuses, mais il dut se retirer. « Il quitta le ministère, dit M. Mignet, devant les excès du dedans et les volontés du dehors ; » mais ne peut-on pas dire qu’il le quitta aussi devant ses propres fautes ? C’est alors que M. de Richelieu accepta le pouvoir avec courage, avec abnégation, et s’efforça d’utiliser pour son pays la faveur dont il jouissait auprès de l’empereur Alexandre. Il se dévoua à la douloureuse mission d’apporter aux chambres un traité bien onéreux sans doute, mais qui au moins nous sauvait d’un démembrement Dans cette tâche, il eut pour collaborateur un homme que tous les ministres des affaires étrangères, et surtout M. de Talleyrand, connaissaient bien, M. d’Hauterive. En travaillant sur toutes les pièces que M. le duc de Richelieu avait mises à sa disposition, M. d’Hauterive ne put cacher sa surprise quand il vit que M. de Talleyrand n’avait rien prévu. Le prince n’ignora pas les exclamations peu flatteuses pour lui de M. d’Hauterive, et il ne les lui pardonna jamais.

Ce ne sera pas une des moindres singularités de M. de Talleyrand d’avoir su, à notre époque, s’élever au premier rang des hommes d’état, sans posséder le talent d’écrire et de parler. Il ne brilla ni dans les luttes de la tribune, ni dans les travaux du cabinet ; toujours il était entouré d’hommes qui produisaient pour lui. Un mémoire à rédiger, une lettre à écrire, étaient pour sa paresse ou pour son défaut d’habitude besogne fâcheuse et presque impraticable. Au congrès de Vienne, il avait auprès de lui M. de La Besnadière, qui faisait sa correspondance, que M. de Talleyrand prenait la peine de copier de sa main pour l’envoyer à Louis XVIII. Des mots, des traits, voilà où ce grand seigneur mettait sa supériorité et son amour-propre. Il aimait à résumer une vaste question, une situation complexe, en quelques paroles saillantes capables de frapper et de convaincre les esprits. En 1806, le gouvernement de Napoléon négocia une dernière fois avec la Grande-Bretagne, et lord Yarmouth eut plusieurs conférences avec M. de Talleyrand, qui, occupant encore le département des affaires étrangères, résumait ainsi les propositions de son cabinet : « La France, disait-il, offre à l’Angleterre le Hanovre pour l’honneur de la couronne, Malte pour l’honneur de la marine, et le Cap de Bonne-Espérance pour l’honneur du commerce de l’Angleterre. » À Vienne, M. de Talleyrand, dès le début du congrès, prononçait ces mots : « Vous avez la puissance, mais je vous apporte un principe, la légitimité. » À Londres, quinze ans après, il ouvrait les conférences qui suivirent 1830, en disant : « Il n’y a ici en présence ni France, ni Angleterre, ni Autriche, mais il y a une Europe, il y a tant de millions d’hommes qu’il faut empêcher de s’égorger. » Sous la restauration, M. de Talleyrand, au sein de la chambre des pairs, prononça en faveur du maintien du jury dans les délits de la presse un discours qu’il termina par ce trait : « Je vote avec M. de Malesherbes le rejet de la loi. » C’est ainsi que, suivant les circonstances, M. de Talleyrand invoquait tantôt le droit, tantôt le fait, ou cherchait à rattacher sa conduite à de grandes traditions : esprit souple et sceptique, toujours prêt à répondre à la variété des circonstances par la variété des points de vue.

Qu’on ne nous prête pas ici la prétention de vouloir juger M. de Talleyrand ; nous disons au contraire que le moment n’est pas encore venu de l’apprécier, et que sa mémoire n’est pas mûre pour la louange publique. Nous n’oublions pas qu’en parlant de ce célèbre diplomate, M. Mignet a placé çà et là des réserves et des critiques ; mais suffisent-elles ? Le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales a mis aux éloges qu’il a écrits le titre de Notices historiques, pour donner sans doute à entendre qu’il préférait le rôle d’historien à celui de panégyriste. Or, dans cette circonstance, M. Mignet a-t-il pu, a-t-il voulu dire tout ce qui était vrai ? Laissons le temps couler, laissons les contemporains disparaître en nous léguant ces révélations qui sont le patrimoine légitime de la postérité. Tout le talent dont ici a fait preuve M. Mignet n’a pu empêcher que le sujet qu’il avait choisi ne fût rebelle au panégyriste, et prématuré pour l’historien.

Plusieurs questions de philosophie générale ont été traitées avec une élégante lucidité par M. Mignet quand il a tracé l’éloge de Destutt de Tracy et de Broussais. Il a surtout loué avec une judicieuse sagacité le gentilhomme libéral qui montra une originalité si ferme dans l’idéologie, l’économie politique et la philosophie sociale. Quelques anecdotes, ingrédient trop rare dans la prose académique de M. Mignet, forment un contraste habile avec la déduction des principes et des pensées dirigeantes de M. de Tracy. Le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales n’a été que juste en proclamant Destutt de Tracy un grand philosophe ; toutefois, cette équité a bien son mérite dans un écrivain qui n’appartient pas à l’école de ce célèbre penseur. Il est sensible qu’en appréciant Broussais, M. Mignet a mis une application toute particulière et presque coquette à parler aussi exactement que possible de travaux étrangers à ses études ordinaires. Cette ambition ne l’a pas égaré ; elle l’a conduit au contraire à ne rien diminuer de la gloire originale de Broussais, qu’il a qualifié justement de génie inventif. Dans ses notices sur Destutt de Tracy et sur le médecin breton, M. Mignet a su louer avec une effusion généreuse une école et des opinions qui n’étaient pas les siennes ; impartialité dont la récompense ne s’est pas fait attendre, car elle a été pour l’écrivain une source de développemens heureux.

Il ne nous a pas paru que M. Mignet ait loué Daunou aussi abondamment. Il n’a pas assez insisté sur la véritable valeur du célèbre oratorien. Pendant que Sieyès appliquait à la politique une philosophie impérieuse et profonde, pendant que Destutt de Tracy complétait avec vigueur, avec supériorité, la métaphysique de Locke et de Condillac, Daunou, continuant Voltaire et Freret, menait jusqu’à nos jours les derniers développemens de la critique historique et littéraire du XVIIIe siècle. Il avait le génie de la classification. Aussi s’orientait-il avec calme et sécurité au milieu des travaux les plus vastes et les plus divers. Nous regrettons que M. Mignet, historien lui-même, se trouvant en face d’un pareil homme, n’ait pas voulu traiter et approfondir la question des méthodes historiques. C’était le moment.

Les généralités sur le XVIIIe siècle et la révolution ont été brillamment épuisées par M. Mignet : il se trouvera désormais dans la nécessité heureuse pour nous comme pour lui d’aborder des questions plus spéciales. M. Mignet est au début de la carrière académique qu’il doit parcourir, car il n’a encore écrit que huit éloges. Fontenelle en a laissé soixante-onze, d’Alembert quatre-vingt-deux, et Cuvier trente-neuf : il est vrai que dans les morceaux composés par les deux premiers, il y en a quelques-uns d’une brièveté extrême. Le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales sentira le besoin, nous le croyons du moins, de faire une provision plus abondante de détails, de ces particularités intimes qui aux yeux du lecteur ont presque le don de rendre la vie aux morts dont on lui offre le panégyrique. Nous demanderons aussi à M. Mignet de mettre aux louanges qu’il distribue si bien un nouvel assaisonnement, c’est-à-dire d’introduire dans ses éloges la critique. Cela ne doit pas être difficile pour un historien. M. Mignet, en se donnant le spectacle du passé, a étudié les hommes comme un observateur qui veut les peindre ; il sait mieux que personne qu’il n’est pas de talent et de caractère qui n’ait ses taches et ses défaillances. Le beau dans l’art, dans la pensée, dans l’action, n’est pas la conséquence d’une harmonie parfaite ; l’humaine nature ne la comporte pas. Le beau jaillit de la lutte entre le bien et le mal, où le bien, quelquefois vaincu, aboutit au triomphe. Aussi sans la peinture de ce mélange et de ce combat, ni l’écrivain ne saurait être vrai, ni le style vivant.

La liberté des jugemens et la variété des faits auront l’avantage de communiquer à la belle manière d’écrire de M. Mignet un peu plus de mouvement. Les qualités éminentes de son style sont l’ordre, la lucidité, l’ampleur ; mais parfois l’ordre dégénère en une symétrie trop compassée, et à force d’être amples, les phrases de l’écrivain deviennent interminables. Sur ce dernier point, il ne sera pas inutile d’appuyer notre critique de quelques exemples. M. Mignet s’est souvent proposé de résumer en une seule phrase les plus vastes sujets. Nous pourrions ici, sinon multiplier les citations, du moins désigner de nombreux passages ; il nous suffira d’indiquer trois périodes dont les proportions sont tout-à-fait extraordinaires. Lorsqu’il passe en revue les travaux historiques de Daunou, M. Mignet fait une phrase de vingt-quatre lignes sur le XIIIe siècle ; une autre phrase sur la chimie, dans l’éloge de Destutt de Tracy, en a trente-quatre ; enfin, nous en trouvons quarante-trois dans une période où l’écrivain, qui alors s’occupe de Broussais, ne prétend rien moins qu’enfermer une description complète du corps humain. Ce procédé, qui doit être fort pénible pour celui qui l’emploie, ne l’est pas moins pour le lecteur.

Puisque nous parlons ici de la structure des périodes, M. Mignet nous permettra d’invoquer l’autorité de Cicéron. Ce maître, dans un de ses plus parfaits traités sur le style oratoire[9], enseigne que la période complète se compose de quatre parties, et, pour ainsi parler, de quatre membres, de manière à remplir l’oreille sans être ni trop courte ni trop longue. Trop de longueur fatigue, ajoute-t-il, et voilà pourquoi il recommande la mesure. En effet, la proportion des formes satisfait seule l’esprit ainsi que les sens, et pour citer encore un ancien, dussions-nous être accusé de pédantisme, nous dirons avec Sénèque[10] que l’excès de la grandeur détruit la vertu de toute chose : non est bonum quod magnitudine laborat suâ. Tout le monde connaît la fameuse phrase que prononça Buffon en recevant M. de La Condamine à l’Académie française : avoir parcouru l’un et l’autre hérnisphère, etc. Cette période, dont on a toujours admiré l’industrieuse ampleur, ne se compose que de quatre membres et n’a que dix lignes. M. Mignet nous pardonnera ces observations minutieuses. Son style a trop de qualités pour que nous n’ayons pas voulu appeler son attention sur quelques imperfections légères qu’il lui sera bien facile de faire disparaître à l’avenir.

Le genre académique a des défauts qui ne peuvent guère être évités que par des écrivains supérieurs. Quand Labruyère, Montesquieu, Voltaire et Buffon sont venus prendre possession du fauteuil, ils ont lu à l’Académie quelques pages qui n’étaient pas indignes de leurs autres écrits. Plusieurs discours de réception prononcés de nos jours mériteraient aussi d’êtres cités, mais nous aurions l’air de flatter les contemporains que nous nommerions, et nous pourrions être taxés d’injustice par ceux dont nous ne parlerions pas. Il y a des personnes qui prennent le silence pour une épigramme ou pour une hostilité.

Enfin, après les éloges et les discours de réception, il nous reste à mentionner, dans le genre académique, les compositions écrites pour mériter des prix ; mais nous arrêterons-nous sur ces résultats annuels des concours ouverts par l’Académie française ? Voltaire a dit dans sa correspondance : « Les discours académiques sont précisément comme les thèmes que l’on fait au collége, ils n’influent en rien sur le goût de la nation. » Jusqu’à présent, Jean-Jacques Rousseau a seul donné un démenti à cette assertion, qui n’est que trop fondée.

Le plus grand ennemi du style de l’histoire est le genre académique. Dans l’histoire, tout doit être réel, simple et positif, tandis que le genre académique ne croit pas pouvoir se passer d’une parure étudiée. L’historien, s’il a cette imagination qui s’accorde avec le bon sens et la critique, rencontre sous sa plume les effets et l’éclat du style, mais il ne les cherche pas, et il ne les accepte que lorsqu’il les voit naturellement sortir de son sujet : au contraire, l’orateur académique est souvent tenté de rechercher avant tout des ornemens splendides, fussent-ils même étrangers à l’objet qui l’occupe, oubliant que, comme l’a dit Pascal, la vraie éloquence se moque de l’éloquence. Heureusement M. Mignet, qui a porté dans la rédaction de ses éloges plusieurs des qualités de l’historien, n’a pas permis à des réminiscences académiques d’altérer sa manière d’écrire l’histoire. Il est pour cela trop maître de son talent. Le premier des mémoires qu’il a joints à ses notices est consacré à un tableau de la Germanie au VIIIe et au IXe siècle. Dans ce fragment, M. Mignet s’est proposé de montrer comment et par qui l’ancienne Germanie a été incorporée dans la société civilisée de l’Occident. On comprend que c’est l’histoire de la conversion des Germains au christianisme, conversion qui fut surtout l’ouvrage de Charlemagne, de Grégoire-le-Grand, du moine Augustin et de Winfrid, que la reconnaissance et la politique de Rome sacrèrent évêque sous le nom de Boniface. Tous ces faits sont réunis en faisceau avec une simplicité ferme : les déductions de l’écrivain s’enchaînent avec une vigoureuse clarté, et il conclut légitimement que par la conversion de la race germanique, la partie du continent européen qui était la plus exposée aux invasions y fut désormais soustraite. Peut-être seulement M. Mignet n’a-t-il pas assez marqué la part qu’eurent les Germains eux-mêmes à la conversion des Germains. Expliquons-nous. Il y a deux grands momens dans la régénération de l’Europe par les races germaniques. D’abord ces races se jettent sur l’empire romain ; elles emploient quelques siècles à l’abattre, et pendant ce temps elles sont elles-mêmes moralement domptées par l’esprit du christianisme. Quand ce double travail fut accompli, ces mêmes races, accrues des forces gauloises et romaines, voulurent gagner à leur foi nouvelle les autres Germains qui vivaient entre le Rhin, l’Elbe et le Danube. C’est cette grande entreprise dont M. Mignet a tracé la peinture, et dans laquelle il nous a paru que sous sa plume le vieux monde jouait un rôle trop considérable. Il semblerait parfois, à la manière dont il pose son récit, que c’est la vieille civilisation de l’Europe occidentale qui s’incorpore les Germains sans le secours d’autres Germains. Nous soumettons cette observation à M. Mignet, et nous recommandons à sa sagacité historique les causes morales qui attiraient l’un vers l’autre, à travers leurs luttes sanglantes, le Franc et le Saxon.

L’établissement de la réforme à Genève a été mis en lumière par M. Mignet avec un remarquable talent : il est impossible de mieux peindre et de mieux résumer les révolutions successives par lesquelles, en moins d’un demi-siècle, Genève passa du catholicisme à une autre religion qui prit le nom d’un homme, d’un Français. Lorsqu’il s’est occupé de caractériser Calvin, M. Mignet l’a-t-il fait assez grand entre Luther et Farel ? Luther a été le promoteur et le tribun de la réforme, d’autres en furent les apôtres, Calvin seul sut en être à propos le législateur. Au surplus, dans son excellent mémoire, M. Mignet s’est plus occupé des tribulations et des conséquences politiques qu’eut la réforme pour Genève, que du fond même des idées systématisées par Calvin avec tant de puissance. En passant, notre historien a écrit cette phrase : « Les hérésies des cinq premiers siècles avaient attaqué l’essence même du christianisme, parce qu’elles étaient une protestation de l’esprit philosophique contre les croyances incompréhensibles de la foi ; les hérésies du XVIe siècle n’attaquèrent que l’application du christianisme à l’homme, parce qu’elles furent une protestation de l’esprit moral contre les abus qu’en avait faits le sacerdoce. » Sur ce point, nous ne tomberons pas tout-à-fait d’accord avec M. Mignet. Sans doute ce furent les excès du sacerdoce catholique qui provoquèrent chez une partie des chrétiens un effort de régénération, et les auteurs de la réforme puisèrent leur force dans l’esprit de l’Évangile ; mais une fois le mouvement commencé, il s’étendit, et sur-le-champ l’esprit philosophique se montra, sans succès, nous l’avouons, comme sans habileté, mais toujours il parut. Dans les cinq premiers siècles, les hérésies sortent de la philosophie ; au XVIe, elles y mènent, et l’on voit que, sans perdre un moment, la philosophie est, du vivant même des réformateurs évangéliques, en cause et sur le champ de bataille. Calvin agite la question du panthéisme contre Servet, précurseur déplorable de Spinoza. La trinité, le monothéisme, le bien et le mal, tous ces grands sujets sont abordés par les Socin, qui répandirent leurs doctrines à travers toute l’Europe. Toutes les idées sont donc remuées en même temps, et les hérésies du XVIe siècle présentent le même front et la même profondeur que celles des cinq premiers siècles de l’église.

L’histoire[11] compte aujourd’hui M. Mignet parmi ses meilleurs représentans. Aussi est-il permis de désirer avec quelque impatience voir paraître la vaste composition qu’il nous promet depuis si longtemps sur l’histoire de la réforme au XVIe siècle. Pendant ces dernières années, ce beau sujet, tant en France qu’en Allemagne, a tenté beaucoup de personnes, et il a provoqué tantôt des recherches curieuses, tantôt des essais incomplets : il est temps enfin qu’il soit parmi nous traité par une main ferme, par un esprit qui joigne à une science historique patiemment digérée le don de peindre et de juger les choses et les hommes. Il est pour toutes les questions, pour tous les sujets, une maturité qui ne doit pas être méconnue par les écrivains ; c’est un des élémens du succès. M. Mignet ne saurait trouver une époque plus favorable pour l’apparition d’un livre où la religion doit jouer un grand rôle.

D’ailleurs l’intervention d’esprits solides et pénétrans devient nécessaire aujourd’hui dans les rapports de la religion et de la politique soit dans le passé, soit pour l’avenir. Jusqu’à présent, on a montré plus de zèle que de force pour agiter les questions religieuses ; on s’y complaît, mais on s’y perd. Quelle confusion ! que d’erreurs ! Que de gens, en se proclamant religieux, ne s’aperçoivent pas qu’ils se prosternent devant la religion qu’ils se sont fabriquée eux-mêmes ! Chacun embrasse sa chimère qu’il érige en divinité. Les uns, ne voyant dans l’Évangile qu’une prédication démocratique, se disent chrétiens parce qu’à leurs yeux le Christ fut un tribun plus puissant que les autres en vertu de son supplice. Plusieurs ne cherchent dans le christianisme qu’une excitation à la rêverie, à la contemplation intérieure, et ils aiment la croix parce qu’elle les porte à la mélancolie. Pour d’autres, la religion a surtout le mérite d’être un grand système de gouvernement ; ils s’inquiètent moins de Jésus-Christ et de sa parole que du pape et du pouvoir. Les ardeurs de l’imagination prêtent aussi à la foi chrétienne leurs couleurs, et dans beaucoup d’ames tendres l’image et le culte non pas de Dieu, mais de la mère de Dieu, de Marie, ont la première place. Est-ce donc la même religion, et ne dirait-on pas qu’au sein du christianisme le polythéisme s’est introduit ? Chacun combat pour ses dieux, et lance l’anathème à ceux de son voisin : tumultueuse anarchie, chaos d’où ne jaillit pas la lumière.

Raconter la régénération religieuse qui s’est accomplie au XVIe siècle est, au milieu du désordre dont nous nous plaignons, chose tout-à-fait opportune. C’est, en effet, toucher à toutes les questions qui nous émeuvent aujourd’hui. Ce renouvellement du christianisme que virent les règnes de Charles-Quint et de François Ier, cette résurrection de l’esprit évangélique, la formation d’églises nationales, les efforts du catholicisme pour résister à un déchirement aussi douloureux, ses retours de prospérité, et en même temps la liberté politique et l’indépendance reconnue de l’esprit humain s’établissant sur les ruines de l’organisation sociale du moyen-âge, tout cela forme un enseignement utile et complet où figureront tour à tour le dogme, les principes de gouvernement, les idées et les affaires, et c’est pourquoi nous pressons M. Mignet de ne plus tarder à nous donner son histoire.

Quelle a été l’influence sociale du christianisme depuis son origine, quelle est sa valeur intrinsèque, voilà deux questions capitales que doivent se partager les historiens et les philosophes. Sans contredit ces deux questions ont entre elles des rapports intimes ; néanmoins elles sont assez vastes et assez distinctes pour appeler chacune une élaboration particulière. Dans le dernier siècle, de grands écrivains ont souvent manqué d’équité quand ils ont apprécié les effets du christianisme sur les destinées des peuples et sur leurs institutions. De nos jours, il y a eu réaction contre cette injustice ; mais, commencée par des esprits éminens, cette réaction est tombée entre les mains d’imitateurs qui, venus les derniers, ont pris pour moyen de succès l’exagération. À les entendre, le christianisme est la cause unique de toute moralité, de toute grandeur. Mais la nature humaine, que devient-elle ? Ce doit être précisément le travail de l’historien vraiment impartial et profond d’opérer avec fermeté le partage entre ce qui appartient au génie particulier de la religion chrétienne, et ce qui est essentiellement humain. Vient enfin l’examen du christianisme en lui-même, comparé à la nature de l’homme. Quelles sont les vérités et les théories par lesquelles il la traduit fidèlement ? sur quels points l’humanité lui résiste-t-elle, et dans cette résistance a-t-elle raison ? telles sont les questions dont l’étude nécessaire ne saurait effrayer que ceux qui ne croient pas sincèrement à la vertu du christianisme.

La critique philosophique, historique et littéraire est plus nécessaire que jamais dans une époque où les imaginations sont si souvent dupes d’elles-mêmes, où souvent aussi les esprits ont plus d’ambition que de puissance. Pourquoi les académies n’interviendraient-elles pas avec autorité pour rendre aux lettres, aux sciences, à la société, ces services que nous demandons à une forte critique ? Alors l’éloquence académique, dont nous avons dû relever les inconvéniens, les défauts, les côtés frivoles, deviendrait plus variée, en même temps plus pure, plus vigoureuse ; elle se débarrasserait de ses faux ornemens par cette application constante à rechercher le vrai dans toute chose. Les questions abondent, ou plutôt tout est en question. Effectivement, plus une société a la conscience de sa force, plus elle a foi dans ses institutions, dans leur durée efficace, plus aussi elle ouvre aux spéculations de l’esprit, aux jeux de l’imagination, une libre carrière. C’est sous l’égide d’une légalité à laquelle tous prêtent à la fois obéissance et appui que l’esprit humain jouit de toute son indépendance. Apprécier les caractères de cette situation, où, en définitive, le bien comparé au mal est prépondérant, opérer un classement équitable entre les productions fécondes, les estimables et les méchantes, prendre pour exemple et pour point le départ les résultats grands et bons, afin d’indiquer pour l’avenir ce qui pourrait être tenté avec une judicieuse audace, voilà une mission que nous aimerions à voir remplir par les académies. Nous n’oublions pas que dans cette direction et vers ce but des efforts heureux ont été par elles quelquefois tentés ; mais dans cette voie salutaire l’intérêt littéraire et social réclame plus d’énergie et de persistance. Si les différentes sections de l’Institut portaient dans leurs travaux des intentions plus systématiques, si leur intervention dans le mouvement des idées était plus directe et plus persévérante, nous croyons qu’elles concourraient plus puissamment encore qu’elles ne le font à l’éclat des lettres, aux progrès de l’érudition et des sciences morales. Nos académies, qui jouissent d’une considération si haute et si juste, nous paraissent très perfectibles encore comme instrumens de travail, et leur voix sera d’autant plus écoutée qu’elle laissera pénétrer davantage dans leur éloquence l’esprit critique.


Lerminier.
  1. Deux vol. in-8o, librairie de Paulin, rue de Seine.
  2. Les Chevaliers, page 184 de l’édition Kuster.
  3. Athénée, Banquet des Savans, livre II.
  4. Éloge de Leibnitz.
  5. Éloge de Malebranche.
  6. Éloge de Cassini.
  7. Histoire des traités de paix, par Schœll, tome XI.
  8. Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, par M. le baron Meneval, tome II. — 1843. Librairie d’Amyot, rue de la Paix.
  9. Orator ad M. Brutum, c. 66.
  10. De Vitâ Beatâ.
  11. Nous ne parlons pas ici de l’Introduction à l’histoire de la succession d’Espagne. Ce morceau remarquable et les deux premiers volumes des Négociations relatives à cette succession, ont été depuis long-temps appréciés dans la Revue, et nous renvoyons nos lecteurs à l’article que M. de Carné leur a consacré en 1836 (no du 15 juillet). Depuis cette époque, M. Mignet a fait paraître deux nouveaux volumes, et ce grand document va aujourd’hui jusqu’à la paix de Nimègue. M. Mignet y met beaucoup d’art à composer la trame d’un vaste récit avec des pièces diplomatiques. D’intervalle en intervalle, il prend lui-même la parole, et, par des développemens lumineux, il rattache les uns aux autres des renseignemens politiques qui voient le jour pour la première fois.