L’Élite (Rodenbach)/Peintres/05

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 253-258).



M. CLAUDE MONET




Un des grands peintres actuels, pour ceux qui estiment que la peinture se suffit à elle-même, n’a pas pour objet d’exprimer des idées, des sensations littéraires, mais possède une volupté propre, dégage une poésie qui est sienne, avec le seul prestige des lignes heureuses, des couleurs subtiles et accordées. La Nature entière est « nature morte » pour un peintre d’une telle esthétique, qui, alors, est surtout un œil, une rétine merveilleusement sensible, un œil contre lequel, dans la tempe, est blotti un écheveau de nerfs, comme une télégraphie magique qui communique avec toutes les nuances de l’air. Même au physique, M. Claude Monet se caractérise par un œil extraordinairement mobile qui, dans son vaste visage de sérénité, luit, vrille, s’ébroue, est rincé de rayons, fourmille, miroite, semble taillé à facettes et avoir aussi les spasmes de lumière du diamant.


C’est peut-être la première fois, dans l’histoire de l’art, qu’un tel œil s’est posé sur le paysage. Et voilà pourquoi M. Claude Monet a renouvelé la peinture de paysage. C’est ainsi chaque fois que paraît un artiste original. Quand Banville parlait de la rose, c’était comme s’il eût été le premier poète ayant vu la première rose. Pour M. Claude Monet, chaque paysage qu’il peint a l’air d’avoir été regardé pour la première fois par un peintre. Et la sensation de nature est pour nous aussi, dans ses toiles, tout insoupçonnée et toute vierge.

C’est à cause de cette nouveauté de vision que le peintre fut longtemps méconnu. On refusa ses envois aux Salons. Son Déjeuner sur l’herbe, admis à celui de 1864, y provoqua des colères ou des rires. On sait le mot fameux de Cabanel sur cet exquis Corot : « Les Corot ? ah ! oui… ça se fait avec le grattage de nos palettes. » À plus forte raison, lui et ses pareils durent juger ainsi les premières œuvres de M. Claude Monet. Seuls Gautier et Daubigny furent bienveillants, et surtout Manet qui, lui, se montra enthousiaste.

Cette amitié de Manet s’explique d’autant plus, que son propre art en bénéficia. Si, au début, M. Claude Monet subit un peu l’influence de Manet, il est plus vrai de dire que Manet subit l’influence de M. Claude Monet, pour toute la seconde partie de son œuvre. On voit presque le moment précis où l’affluent se mêla au fleuve en marche.

C’est que M. Claude Monet surtout, à son insu et de par son instinct, fut un grand novateur. C’est lui qui cassa les vitres des ateliers, réalisa dans sa totalité ce que le plein air pouvait ajouter de frémissement et de vibration lumineuse à la peinture. C’est lui qui clarifia la palette, la nettoya des ocres, des obscurcissements séculaires, et fixa enfin sur la toile toute la lumière, grâce à sa technique du ton simple, du ton fragmentaire, posé par touches brèves et successives.

La peinture a suivi ainsi parallèlement la science, les expériences de Rood, les études de Chevreul. Toutes les couleurs associées donnent le noir. Par conséquent, le mélange des tons sur la palette est un acheminement vers le noir. Il fallait donc ne pas mélanger les tons, pour obtenir toute la lumière.

M. Claude Monet y a réussi. Il a saisi jusqu’aux plus fines sensibilités de l’atmosphère, par sa décomposition des tons. On peut dire qu’il apprivoisa la lumière, sans que ce féerique oiseau, aux ailes couleur du prisme, ait perdu une plume ou un duvet entre ses doigts. Délicat et puissant, l’artiste a accumulé une œuvre énorme, peignant à Giverny, dans le Midi, à Antibes, à Argenteuil, dans la Creuse, dans les neiges du Nord, les prés de Hollande ; mais ce ne sont pas seulement des marines qu’il a peintes, des débâcles de fleuves gelés, des rives de la Seine, des jardins de tulipes, des aspects de gares nocturnes, des rues livides de banlieue parisienne, des brumes londonniennes, des séries de peupliers, de meules, de cathédrales, de falaises, sans compter ses merveilleux paysages d’eau, avec tout le maquillage, le tatouage enfiévré des reflets. Outre cela, ce qu’il a peint, et principalement peint, c’est ce qu’il y avait entre le motif de chaque tableau et lui-même, c’est-à-dire l’atmosphère. Il a peint surtout ce que les peintres avaient à peine vu : l’air, ce qui entoure les objets et qui nous en sépare, ce qui les modèle, ce qui les caractérise. Les sites et la vie elle-même varient selon l’état du ciel, le caprice des nuages, la journée ascendante ou au déclin. Or M. Claude Monet, en même temps que tel paysage, peint aussi l’heure qu’il est l’heure où il le voit ; il exprime donc sa vérité éternelle et sa vérité éphémère, comme d’une figure dont on fixerait les lignes, et, de plus, le mouvement. L’après-midi, le paysage est déjà différent de ce qu’il était le matin. Tout l’éclairage atmosphérique a changé. Aussi, le peintre ne travaille que quelques heures au même effet. Le lendemain, il reprend la toile à un moment identique et de caractère analogue. Il échelonne parfois plusieurs tableaux, qui racontent ainsi les évolutions de la journée. Il faudrait craindre que cette conception d’art ne se condamnât elle-même à l’improvisation, s’il n’y avait pas la mémoire, qui emmagasine et vient guider, corriger, les jours suivants, par le souvenir de la première perception.


Art tout spontané, et par conséquent inépuisable que celui de M. Claude Monet, qui, avec son pinceau prestigieux comme un archet, tira, des sept couleurs, d’infinies variations. M. Claude Monet est le Paganini de l’arc-en-ciel.