L’Élite (Rodenbach)/Orateurs sacrés/02

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 209-215).



Mgr D’HULST




Mgr d’Hulst fut une figure. Il avait un talent médiocre, mais un caractère saisissant, une physionomie morale d’un relief étrange.

On ne pouvait pas rêver un contraste plus formel avec le P. Monsabré, qu’il remplaça comme prédicateur du Carême à Notre-Dame. Leurs deux genres d’éloquence étaient aussi dissemblables que ces deux hommes furent eux-mêmes contradictoires.

Il suffisait pour s’en convaincre de surprendre un moment le P. Monsabré dans cette claire et riante chambre du petit couvent des Dominicains, faubourg Saint-Honoré, où il venait s’installer chaque année vers la Quadragésime. La figure était réjouie, saine, dodue ; il était en pantoufles et laissait voir des bas blancs comme une béguine. Ses mains s’écarquillaient devant les bûches flambantes, joyeuses du bon feu. Il était bonhomme, familier ; il vous appelait : « Mon fils », et vite se racontait. Il semblait optimiste, avait beaucoup lu et vu. C’était un homme content, un homme de son temps, décelant des origines plutôt plébéiennes.

Un homme venu à son heure.

Et la chambre, tout autour, s’égayait aussi, sans luxe, mais propre et blanche avec ses fenêtres aux rideaux de mousseline naïfs — on aurait dit des premières communiantes, après la messe, qui rient…

Chez Mgr d’Hulst, dans son grand salon sévère, à l’Institut catholique de la rue de Vaugirard, dont il était le recteur, on avait le sentiment d’un exil : un bureau-ministre, des meubles d’un ancien luxe, des portraits qui semblaient d’amis détrônés.

Lui-même apparaissait austère, puritain, triste, froid. Il vous appelait toujours « Monsieur ». Aucune familiarité. Pourtant on le jugeait sage. On le savait de conseil sûr. Combien défilèrent là pour avoir ses avis !

Certes c’était le gardien des Tables, l’étalon du devoir strict avec lequel on se confronte. C’était l’homme de loi des procès de la conscience, élucidant les arcanes, triant les scrupules, qu’on consulta comme le jurisconsulte de Dieu. Mais les conseils, les avis dont il n’était pas chiche, il avait l’air de les distribuer comme une aumône spirituelle, comme un secours à d’anciens serviteurs dans la détresse. Ministre tombé qui donne des consultations gratuites à ses gens.

Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on rêvait la vie de cet homme et qu’il la rêva lui-même, prêtre dont les jours se passèrent à ôter l’ivraie de quelques âmes, lui qu’on se représentait plutôt en gesticulateur aux horizons, joignant tous les clochers d’un diocèse ou d’un royaume par des guirlandes de commandements !

Mgr d’Hulst, lui, n’était pas venu à son heure. Ce fut un homme d’autrefois. Maurice Lesage d’Hauteroche d’Hulst — tel était son nom — allié aux Grimoard du Roure, aux d’Harcourt, au pape Urbain V, appartenait à l’ancienne France.

Quelle misère d’arriver trop tard dans la vie ! On est contemporain d’un temps disparu. Il y a ainsi des familles dont l’aboutissement retarde. On est alors comme un héritier qui veut acquitter une dette de sa race vis-à-vis d’un créancier qui est mort.

Souffrance d’avoir une âme qui n’est plus adéquate et de sentir en soi des facultés inemployées !

Or Mgr d’Hulst évoquait le souvenir d’un cardinal-ministre dans la France ou les Espagnes du passé : conduite des grandes affaires, ambassades délicates, gouvernement de provinces nouvelles, pacification d’une primatie troublée — voilà son rôle sous une ancienne monarchie. Beaucoup plus organisateur et administrateur que prédicateur du Roi, homme d’action plutôt que de littérature et de paroles, à la main prompte et autoritaire, qui — comme le Grand Inquisiteur dans la nouvelle de Dostoïewski — ne juge pas que le peuple doive être libre, entend le débarrasser du fardeau de choisir et, quoi qu’on en puisse dire, « reste ferme dans son idée ».

Par une spéciale ironie des destinées, son enfance précisément lui créa l’illusion d’un temps encore pareil et d’un avenir tel : il fut élevé à la Cour ; sa grand’mère, et sa mère ensuite, étaient dames d’honneur de la reine Marie-Amélie ; lui-même, ainsi que son frère Raoul, les compagnons de jeux du comte de Paris et du duc de Chartres, élevés en même temps que ceux-ci aux Tuileries, à Saint-Cloud et à Neuilly.

Mgr d’Hulst se rappelait, de ce temps, l’arrivée à la Cour des comédiens du Théâtre-Français qui vinrent y jouer Monsieur de Pourceaugnac. « C’est la seule fois, observait-il, que j’ai été au spectacle. »

On voit que son intimité auprès des princes, dont presque tout le monde ignora l’origine, remontait loin ; il avait passé ses jeunes années avec eux. Et il leur resta d’une fidélité intégrale dans les mauvais jours, quoi qu’il pût lui en coûter. Car s’il était d’avis, comme le disciple Pierre, qu’il faut tirer le glaive et couper l’oreille de Malchus, lui, du moins, ne trahit pas avant que le coq eût chanté trois fois…

On sentait, à le voir, un religieux renoncement. Nulle transaction avec les faits accomplis. Aucun optimisme. Rien qu’un pli de dédain au coin de la bouche. Même le léger fléchissement déjà, par l’âge, de sa très haute taille ne semblait qu’un vain effort pour descendre jusqu’à son interlocuteur. Une allure imposante, mais qui éloignait la sympathie. Des yeux aigus et froids vous gelant les mots sur les lèvres.

Que lui faisaient les paroles, à lui qui se jugeait parmi des étrangers ?

Il fut vraiment détaché de tout désir d’être ou de paraître : est-ce qu’au lieu d’arborer son nom sonore, il ne signa pas tout simplement M. d’Hulst ses lettres et même ses ouvrages, comme on peut le constater dans ses volumes de Mélanges oratoires ? Est-ce qu’amené à l’élection du nouveau Pape par Mgr Guibert et gratifié d’une prélature comme conclaviste, selon les coutumes canoniques, il ne négligea pas d’en prendre le titre et les insignes ? « J’ai laissé cela dans ma malle », disait-il à son retour de Rome.

Ce n’est que plus tard qu’il porta le titre de monseigneur et, sur sa soutane, les ornements violets, quasi-épiscopaux, quand, dénoncé pour sa première leçon de philosophie à l’Institut, il se disculpa au point d’obtenir du Pape une nouvelle prélature, plus élevée.

C’est l’unique fois peut-être qu’il prit garde à la malveillance.

Que pouvaient contre son détachement telles attaques, par exemple, de l’Univers, acharné après lui, durant vingt ans ? Taxés de fanatisme par les uns, d’orthodoxie suspecte par les autres, c’est le lot de ces hommes-là, hermétiques et peu conformes, d’être incompris de la plupart. Mais qu’importe ? ils ne tiennent même pas à la vie. Pendant la guerre, Mgr d’Hulst affronta mille morts, comme aumônier des Ambulances de la Presse, à Bazeilles, à Sedan où il fut fait prisonnier, puis — évadé et revenu à Paris pour le siège — à Champigny, où il assista les mourants sous des pluies de balles.

Si vraiment dépris de toutes choses terrestres et voyant déjà si loin à la dérive sur les eaux rapides de la vie ses premières ambitions, qu’il était sincère à coup sûr en disant à voix mélancolique : « J’ai cent cinquante ans ! »

Il est naturel dès lors qu’il n’ait pas cherché à montrer des talents. Il en avait peut-être, mais il savait la grande parole du Psalmiste : Quoniam non cognovi litteraturam introïbo in potentias Dei. Pourvu d’une théologie sûre, d’une érudition vaste et diverse, il se multiplia en mille discours, homélies, panégyriques, mais tout cela pensé dans un esprit trop positif et moyen, écrit surtout dans une langue terne, un style primaire, pour ainsi dire. Il est vrai que pour des esprits tels, les jeux de l’éloquence sont vains et vains aussi les fragiles dentelles de la poésie du discours qui attirent et séduisent.

Mgr d’Hulst ne chercha pas à plaire aux hommes. Il les aimait peu. Mais il aimait Dieu ; il voulut le faire entendre. Il fut le combattant de Dieu contre les âmes. Durant des années, il mena ce combat oratoire, ne voulant qu’agir pour Dieu, traduire la parole éternelle, ne rien donner de soi, ne rien demander pour soi, nulle gloire futile, surtout.

Idéal sévère !

On songe à ces tours dans certaines villes mortes, tout au nord ; à ces « Dom » dans les vieilles cités allemandes — architectures inégayées, qui ne veulent être que de la Foi, sans jardins de vitraux ni sourires de sculptures.