L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/16

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 187-195).




M. PIERRE LOTI




Après bien des expéditions lointaines, M. Pierre Loti fit escale, un après-midi, au pont des Arts, pour visiter la pagode aux Quarante Bouddahs, baignée de lumière glauque, d’aspect sévère moins impressionnante néanmoins, pour le vaillant officier de marine que pour d’autres, ce bon Labiche, par exemple, qui ne pouvait s’empêcher de dire, le jour de sa réception : « C’est la première fois que je porte une épée et je n’ai jamais eu si peur. »

M. Pierre Loti ne fut pas dans ce cas ; mais gageons que, au sortir de la séance, pris de cette mélancolie des fins de fête, parmi le remous mondain des toilettes et des carrosses, devant le crépuscule d’avril rose et gris, il songea : « Je ne me suis jamais senti si triste ! »

Que pouvait faire le titre d’académicien à cette âme ? Peut-être y a-t-il tenu seulement à cause du costume, avec son goût spécial pour les déguisements qui tantôt le conduisit en Pharaon hiératique à un bal costumé chez Mme Adam ; une autre fois lui donna l’idée de cette fête Louis XI en sa maison de Rochefort, et lui fit toujours, partout, à Stamboul, à Tahiti, au Japon, dans toutes les étapes de ses voyages, revêtir la tunique et les couleurs du lieu — comme pour se changer, échapper à lui-même, se fuir, oublier son identité vraie en des contrées sans miroirs…

Qu’importe ! il a sans cesse gardé son âme, telle qu’une chose intérieure dans des crêpes, inaliénable et en deuil d’on ne sait quoi…

Ce qui suffit à élucider le cas de cette âme, et qui explique en même temps la vogue immédiate de l’écrivain, c’est le Voyage.

Nous raffolons de plus en plus d’exotisme ; celui-ci a envahi nos tables : gourmandise pour les plats étrangers, les fruits lointains ; et aussi l’ameublement : abandon des styles français pour le turc, l’orientalisme, le japonisme aux grimaçants bibelots, le style anglais.

L’art aussi en est tout intoxiqué.

En littérature, le roman s’absorba longtemps dans la vie ambiante et quotidienne. Le grand nombre s’approvisionnait auprès de Balzac, cette immense carrière de pierre où chacun a pris des matériaux pour édifier, ajourer, ciseler des monuments jolis, des maisons de rapport où vivent un grand nombre de personnages.

Voici que M. Pierre Loti n’eut pour maître que le Voyage.

Engagé à dix-sept ans sur le Borda, tour à tour aspirant, enseigne, lieutenant et capitaine aujourd’hui, il dériva, durant vingt-cinq ans, dans les mers reculées, vécut parmi les terres calcinées, les végétaux hostiles, les cultes sans âge. Un peu d’action parfois, d’odeur de poudre, de taches de sang, comme intermède à l’opium énervant d’une telle vie : le combat de Hué, les engagements du Tonkin. Puis un recommencement de longs mouillages, les océans vides, de courtes idylles étranges avec telle femme un peu animal, un peu idole.

On comprend vite que, rien qu’à raconter ces choses, il était facile d’intéresser et d’émouvoir.

C’est déjà ce qui fît le charme et le succès rapide de Bernardin de Saint-Pierre, l’inventeur du genre. Il écrivait dans l’avant-propos de Paul et Virginie : « J’ai tâché d’y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l’Europe. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux. J’en ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l’ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs. »

Or on rapporte, au sujet de Bernardin de Saint-Pierre, que Napoléon 1er  lui demanda un jour : « Quand écrirez-vous un nouveau livre comme Paul et Virginie ? »

M. Pierre Loti l’a écrit, ce livre — en passant par Chateaubriand, dont l’Atala appartient au même art.

Mais, chez ceux-là, on sent toujours l’Européen dans une nature exotique ; au lieu que M. Pierre Loti suggère véritablement ; nous croyons être en Annam, à Stamboul ; il s’efface ; il en arrive à se faire oublier lui-même, à se perdre, à se fondre dans cette foule bariolée dont il porte le costume et dont il fait partie.

L’exotisme de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand est donc superficiel ; il rapporte tout au plus une terminologie et de vagues décors. Tandis que celui de M. Pierre Loti est intégral, inoculé, imprégné, ne bénéficiant plus seulement de ce que l’intelligence a pu percevoir et décalquer. Ici apparaissent les acquêts de la littérature moderne, plutôt de sensations que d’idées, qui s’aide merveilleusement des sens, qui emmagasine dans l’ouïe, dans l’odorat, le goût, le toucher et la vue.

Car la littérature moderne a réalisé ceci : l’éducation artistique des sens.

Ce n’est plus surtout le cerveau notant des aspects généraux, des divergences de races ou de paysages. L’enquête, devenue charnelle et physique, descend aux détails, à l’esthétique de la peau, aux titillations des nerfs. M. Pierre Loti, dans ses évocations d’Extrême-Orient, a cliché ainsi, par ses sens bien braqués, des notations qui nous en apportent la couleur, l’odeur, le goût, le son d’atmosphère.

Il suffit d’ailleurs de le voir pour juger combien il doit être en littérature un instrument de sensations, celles de la vue surtout et encore plus celles de l’odorat.

Il a de grands yeux vagues, humides, ces yeux, influencés par l’eau, des hommes qui ont beaucoup navigué ou naissent en des ports, des yeux qui reflètent tous nuages et tous reflets avec précision et en profondeur, comme les armures des soldats dans les tableaux des Primitifs.

Mais son nez est encore plus caractéristique : un nez busqué et embusqué, un nez de proie qui hume, devine, attire toute senteur éparse, la capture, la différencie. Et c’est ainsi, en ce joli livre, le Mariage de Loti, quand il nous promène avec Rarahu, dans les nuits voluptueuses de Tahiti, que nous percevons vraiment l’odeur de sexe et de plantes en route vers les étoiles. Et la terre des tropiques aromatisant sous la pluie tiède ! Et cette foule chinoise dont la pouillerie exaspère un unanime relent de musc dans les effluves des orangers et des gardénias. Et jusqu’à la senteur de la poussière, cendre morte des années, qui nous picote les narines quand nous entrons dans « les pagodes souterraines », dont le parfum d’éternité, devant l’immuabilité des Bouddahs, tisse sa trame omnicolore de cette poussière précisément tressée avec des essences d’arbres, des fientes et un encens millénaire ?

Ainsi M. Pierre Loti nous donne vraiment une impression intense des pays lointains. Il a bien observé. Il évoque avec acuité. Son exotisme n’est pas de pacotille. Et le véritable intérêt de ses livres est là.

On lui voudrait parfois de plus grandes trouvailles de style, encore qu’il ait d’émouvantes sourdines, des mots qui soudain se voilent et se brouillent, des fins de phrases entrant dans du brouillard. C’est un de ses grands charmes mystérieux que cet inachevé de certaines phrases qui semblent s’en aller et se continuer dans le blanc des pages.

On lui voudrait aussi un peu moins de vérité, d’aspects réels, pour une transposition en art, ces déformations, ces déviations dans le songe et la féerie où, parmi les paysages exotiques, les lanternes peintes auraient l’air d’étoiles dans des robes à fleurs.

Et surtout en ces contrées d’Extrême-Orient ! C’est ce qu’ont si bien compris les artistes japonais, à la fois réalistes et fantastiques : le rêve juxtaposé au réel, le chimérique côtoyant la vie et la prolongeant.

M. Pierre Loti n’a vu que les choses formelles et dans leur réalité tangible. N’importe ! il les a bien vues et les suggère avec couleur. Cela suffit pour le mérite de ses ouvrages, plus que les histoires qu’il conte, et son narcissisme à se mettre en scène dans des idylles douteuses, de petits collages polynésiens et japonais qui ne sont qu’un recommencement de Graziella.

— Je ne comprends pas le ciel même sans toi, disait la pêcheuse de Procida à Lamartine.

— J’ai peur que ce ne soit pas le même dieu qui nous ait créés, dit Rarahu à ce mélancolique Loti, qu’elle a elle-même nommé de ce doux nom d’une fleur de son pays.

Mais la notation dans ce sens est unique, et nulle part ailleurs l’écrivain n’indique les âmes distantes, quand les corps sont proches, cette psychologie qui aurait été si curieuse de l’amour entre deux races, ces pensées parallèles dont aucune n’est soluble dans l’autre, ces amours tristes comme le mariage d’un aveugle avec une muette.

Il y avait là toute une série de subtilités qu’un amant eût perçues. Mais, malgré ses confidences souvent peu discrètes, M. Pierre Loti a-t-il eu les bonnes fortunes dont il se vante ! Les gentilles amoureuses, jaunes ou tatouées, en chapeaux de fleurs, ont-elles existé plus ou moins ? On en pourrait douter, car leur humanité est bien légère pour avoir été vécue.

Est-ce le même cas pour les petites Rarahu et les Mmes Chrysanthème, gracieuses fictions, semble-t-il plutôt, d’un romancier romanesque qui invente des silhouettes colorées sur des écrans de papier. Cela n’a d’importance qu’au point de vue de la sincérité de l’écrivain, difficile à ausculter, car il se recroqueville vite, parle bas et peu, parait contraint dans notre civilisation rectiligne et cache une foncière timidité par un désir d’étonner, comme lorsqu’il répondit un soir, à dîner, chez son ami M. Alph. Daudet lui demandant s’il était d’une famille de marins : « Oui, j’ai eu un oncle mangé sur le radeau de la Méduse. »

Mieux que l’hérédité, c’est le voyage qui l’a formé, et c’est de lui qu’il a tiré aussi l’idée dominante qui enveloppe son œuvre : la pensée de la mort. Avec plus de raison que les autres hommes, les marins peuvent dire : « Nous vivons dans la mort ! » Leur vie est faite de périls, d’adieux enivrants, de départs, de gestes toujours s’évertuant à traverser les distances. Tout défile, s’écoule en panorama rapide d’êtres et de choses. Escales momentanées ! Embarquements ! Dérives ! On a beau changer de pays, de costumes, d’amours. Changer d’Océan, même ! Partout, que ce soit la face grise de la mer de Bretagne, la face bleue du Pacifique, la mer a le visage de l’Éternité.

Et les heures brèves se brisent et se reforment comme les vagues.

M. Pierre Loti — comme déjà Baudelaire, dans le Voyage — a exprimé ce sentiment de l’instabilité, de la vie sans cesse déprise, des départs imminents, des continuels adieux qui sont déjà de petites morts — et de la fin proche, au bout de l’ennui !

C’est cette mélancolie, issue de la mer et du voyage, qui baigne toute son œuvre. Celle-ci est aussi un navire, à la poupe tatouée, dont le pont mêle des cocotiers alanguis, des idoles poussiéreuses, des parfums forts, des fleurs comme de la chair, et des femmes à la peau de fruit, habillées d’étoffes aussi belles que des nuages.

Mais toute la mer, incessamment gémissante et qui a la voix de la mort, flotte dans le blanc des pages.