Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/L’Élégie est venue me trouver
LXXXI.[1]
- Comm. (commencement.)
L’Élégie est venue me trouver (la peindre). Eh bien ! m’a-t-elle dit, m’as-tu abandonnée ? attends-tu que tu sois vieux pour faire Ἔλεγους ? je n’aime point ceux qui me courtisent trop vieux… Il faut être jeune pour rire, pour pleurer, se fâcher, s’apaiser, pour aimer, pour vanter nos charmantes folies.
L’emploi de la vieillesse est plus sage et plus beau ;
Mais on rit qu’une muse, hélas ! près du tombeau,
Ceignant son front glacé de guirlandes fanées,
Sous le rouge et le fard déguisant ses années,
D’une tremblante voix chante encor le printemps.
On rit quand, opprimé sous le fardeau des ans.
Vieux amant, vieux chanteur, un poète ose peindre
Des douceurs qu’il n’a plus et qu’il ne peut que feindre.
Et d’une voix fardée et d’un vers doucereux
Nous conte en cheveux blancs ses exploits amoureux.
Un vieillard n’aime plus. Il n’est, dans sa tendresse[2],
Ni pressant, ni timide avec délicatesse ;
La douce émotion n’agite plus son cœur,
Et son baiser rebute et n’a point de fraîcheur.
La troupe aux yeux charmants des trois sœurs ingénue
Qu’un même nœud relient dansantes, demi-nues,
Fuit un triste vieillard qui n’a que des regrets,
Et qui veut à la rose unir ses noirs cyprès.
Elles aiment à voir deux âmes enfantines
Se conter tour à tour leurs caresses divines ;
Deux visages brillants de jeunesse et d’amour
Se presser l’un sur l’autre à la fuite du jour ;
Deux jeunes seins se joindre et palpiter ensemble ;
Deux bouches de vingt ans, qu’un même feu rassemble,
Mêler leur douce haleine et leurs cris langoureux,
Leurs baisers dévorants, humides, savoureux.
Que tardes-tu donc ? Camille ne t’inspire-t-elle plus rien ? Camille !… dieux ! Camille !… ô déesse !… un de ces vieillards que vous ne pouvez souffrir, qui vous inspirent du dégoût, Camille l’a reçu dans son lit !… ingrate ! pour des présents tu m’as préféré un vieux !… Sed quascumque dedit vestes, quoscumgue smaragdos (Prop., lib. II, Eleg. xiii), que tous ces présents périssent, à l’aide desquels Barbarus excussis agitat vestigia lumbis… d’un lit qui fut à moi…
Dévoré de désirs que l’impuissance irrite.
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D’un lit qu’il déshonore inutile fardeau.
Mais moi je prendrai désormais une beauté plus fidèle pour objet de mes élégies.
Ah ! qu’ils portent ailleurs ces reproches austères,
D’une triste raison ces farouches conseils,
Et ces sourcils hideux, et ces plaintes amères,
De leur âge chagrin lugubres appareils.
Lycoris, les amours ont un plus doux langage :
Jouissons ; être heureux, c’est sans doute être sage.
Vois les soleils mourir au vaste sein des eaux ;
Thétis donne la vie à des soleils nouveaux,
Qui mourront dans son sein, et renaîtront encore ;
Pour nous, un autre sort est écrit chez les dieux ;
Nous n’avons qu’un seul jour ; et ce jour précieux
S’éteint dans une nuit qui n’aura point d’aurore.
Vivons, ma Lycoris, elle vient à grands pas
Et dès demain peut-être elle nous environne ;
Profitons du moment que le destin nous donne,
Ce moment qui s’envole, et qui ne revient pas.
Vivons, tout nous le dit ; vivons, l’heure nous presse ;
Les roses, dont l’Amour pare notre jeunesse,
Seront autant de biens dérobés au trépas.
- ↑ Éd. G. de Chénier. M. G. de Chénier a fait de ces deux morceaux la première des élégies italiennes. Il a voulu sans doute mettre sous le même signe cette élégie contre la vieillesse, et la suivante qui la contredit. Mais celle-ci n’a rien d’italien. Il convient, selon nous, de s’en tenir strictement aux indications de l’auteur.
- ↑ L’auteur avait passé un trait en diagonale sur ce vers et les cinq qui le suivent pour indiquer que son intention était de les refaire ou de les supprimer.