Éditions La Belle Cordière (p. 51-66).

IV


Dans les conditions où Nil se trouvait en classe, les vacances étaient fort appréciées par lui. Cette année-là, ses parents ne parlèrent ni de mer, ni de montagne, mais d’une maison à la campagne dans les environs de Lyon. Nil se livra à l’étude des champs.

Tout l’intéressait. Il causait avec les paysans et leur suggérait des améliorations qui les amusaient, mais qu’ils ne trouvaient jamais sottes.

Le jeune garçon fut particulièrement attiré par un moulin dont la roue tournait sans arrêt. Elle répandait un bruit mélancolique et mélodieux qui faisait dire : la roue chante… les sons donnaient de la vie, un apaisement aux choses, et Nil l’écoutait en méditant.

Il voyait les gens des environs qui apportaient leurs sacs de blé pour le faire moudre, et en voyant tout ce dérangement et cette perte de temps, Nil eut une idée :

— Maman, je t’annonce que je vais être meunier…

— Meunier ! et tes études ?

— Je n’ai pas besoin de savoir beaucoup de choses pour moudre de la farine… J’ai souvent moulu le café pour Eudoxie et j’ai réussi… C’est une affaire de réglage…

— Je suis sûre que ton père te trouvera un peu jeunet !

— Je me demande pourquoi ! On n’a pas besoin d’être vieux pour entreprendre une chose.

— Mais tu n’as pas de moulin !

— Il vous sera facile de m’en acheter un… je suis certain de gagner de l’argent et vous serez vite remboursés…

— Enfin, le moulin d’ici n’est pas à vendre…

— Oh ! je ne veux pas l’acheter… J’ai une autre solution : tous les hommes qui viennent avec leur blé arrivent en voiture, discutent avec le meunier, perdent du temps et souvent s’en retournent avec leur blé non moulu… Or, moi, je veux ceci : un moulin ambulant qui se rendra de village en village pour moudre la quantité disponible. J’éviterai un déplacement aux braves gens qui sont toujours occupés.

Mme Bompel restait étonnée. À creuser l’idée de son fils, elle ne lui semblait pas déraisonnable, et elle s’avisait que tout le monde pourrait être satisfait de cette innovation, à laquelle personne encore n’avait songé. Si elle jugeait l’idée bonne, elle n’envisageait pas que son fils pût l’inaugurer, non. À la pensée que son « petit garçon » pourrait prendre des allures de patron-meunier, un rire fou lui venait aux lèvres. Elle le réprima pour dire :

— Ton projet me paraît tout à fait fameux, mais pour le mettre en pratique, il faudrait étudier la chose à fond… Ce sont des plans, des devis à établir. Ni ton père, ni moi ne pouvons nous y astreindre. Il faut donc que tu étudies afin de pouvoir résoudre tous ces problèmes. Aussi inventif que tu sois, ton cerveau ne peut concevoir une semblable solution… Il faut attendre et surtout travailler et ne pas te faire punir si souvent.

Rien n’irritait Nil davantage que les allusions à ces punitions qu’il qualifiait d’injustes… Ses parents mêmes ne comprenaient-ils donc pas qu’il était vaincu par un entourage qui obéissait à une routine devant laquelle il était impuissant ?

Pour que sa mère ne continuât pas sur ce sujet, il abonda tout de suite dans l’énumération des difficultés qu’elle lui soumettait. Avec un air méditatif, il dit simplement :

— J’attendrai…

Il ne parla plus de cette entreprise, mais il continua d’observer tous les travaux qui s’élaboraient sous ses yeux. Les paysans l’aimaient en le voyant si attentif à ce qu’ils faisaient. Il leur posait de nombreuses questions et, s’ils riaient parfois de la multiplicité de ces questionnaires, ils ne traitaient pas le jeune garçon comme un écolier ordinaire.

Rarement, Nil jouait avec des compagnons de son âge. Il détestait les jeux bruyants et préférait regarder les hommes travailler de leur métier.

Il faisait de longues pauses chez le maréchal-ferrant, et les gerbes d’étincelles qui jaillissaient de l’enclume le séduisaient :

— On dirait un feu d’artifice… Ah ! si on pouvait recueillir ces étincelles pour chauffer les pauvres pendant l’hiver, ce serait une belle invention…

Il méditait sur ce problème, mais ne pouvait le résoudre.

De là, il allait chez le serrurier, et quand il voyait une clé se façonner entre les doigts habiles, il n’en pouvait plus d’admiration.

Quand il fut plus âgé, il ne tarissait pas d’éloges sur ces mains laborieuses, aux gestes si précis, et il disait à sa mère :

— Aussi jeune que j’étais, je ne pouvais m’empêcher de m’extasier sur ces mains merveilleuses, aux mouvements si sûrs. Les doigts saisissaient les clous avec une légèreté incomparable. Le marteau, d’un coup vif, retombait, et le clou s’enfonçait, bien droit. Le cordonnier, aux mains pleines de poix, paraissait un tout autre homme quand il manipulait la chaussure à ressemeler. Il la tournait et la retournait, et cela ressemblait à un envol. Le cuir qu’il coupait devenait docile et souple et pas une erreur ne se commettait dans son calcul… Oh ! ces mains qui hantaient mon cerveau d’enfant ! Quel que fût l’ouvrier que je regardais, ses mains me paraissaient prestigieuses et semeuses de miracles.

Quand le menuisier glissait son rabot sur le bois rugueux, les copeaux tombaient, légers comme des boucles… Il appuyait ni peu, ni trop peu, et la planche devenait lisse sous ses mains adroites. Et cette planche, il la maniait avec une sorte d’affection, la basculait dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elle fût unie comme un miroir.

Tout cela me paraissait prodigieux, et mes petites mains malhabiles esquissaient les gestes que j’avais vus, mais ils n’étaient que de fugitifs reflets sans résultats…

C’est ainsi que, plus tard, parla Nil, mais il était encore éloigné de ces réflexions, et pour le moment il utilisait ses vacances selon son goût.

En octobre, il revint à Lyon et reprit le chemin du collège. Il y allait seul, parce qu’il était alors tellement raisonnable et prudent, que l’on ne pouvait ressentir de crainte pour lui.

En classe, pourtant, il se montrait assez indifférent, parce qu’il s’imaginait que sa bonne volonté ne serait pas prise en considération.

C’est ainsi que le professeur ayant lu l’histoire de ce roi cherchant le bonheur, et l’ayant trouvé chez un homme pauvre, Nil entendit vaguement les paroles mais n’en appliqua pas le sens.

Quand le maître demanda à ses élèves de transcrire le récit et d’en démontrer la morale, Nil ne vit que le côté pratique, dans sa manière de réduire tout à la synthèse.

Pour Nil, cela se résumait en un fait : c’est que le pauvre homme n’avait pas de chemise, et dans son devoir de six lignes dialoguées, Nil écrivit :

« — Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

«  Oui.

« — Mais vous n’avez pas de chemise ?

« — Non.

« — Eh ! bien, mon bon, allez chez le marchand de chemises !… »

Si cette copie démontrait l’esprit ordonné de ce caractère, elle prouvait aussi que l’élève n’avait pas bien écouté et ne s’était pas donné la peine de saisir le sens de l’apologue…

Tous les élèves rirent, comme toujours, et Nil, qui avait de l’amour-propre, en fut vexé.

Il s’entêta dans sa conclusion : cet homme ne possédait pas ce vêtement indispensable.

— Voyons, Bompel, vous n’avez pas compris… je vous ai lu déjà la fable du Savetier et du Financier… Vous avez vu que le Savetier chante parce qu’il n’a pas le souci de cacher son argent, et que le Financier est tourmenté de la crainte de le perdre…

Discuter avec Nil, c’était soulever des discussions à n’en plus finir, et tout à son idée, il riposta :

— Ces deux-là avaient des chemises…

— Ne parlons pas de cela ! interrompit le professeur impatienté. Dans l’histoire qui nous occupe, c’est une image pour indiquer que la pauvreté donne souvent la tranquillité d’esprit…

— On ne peut pas être tranquille, quand on n’a pas de chemise, riposta Nil froidement.

— Puisque je vous répète que c’est au figuré ! Je voudrais vous faire comprendre le sens de ce récit et je suis surpris que vous n’y apportiez pas un peu plus d’intelligence…

— Pourquoi ont-ils parlé de chemise alors ? Ils pouvaient prendre un autre exemple… un chapeau peut-être ?… On peut aller sans chapeau, mais on ne doit pas aller sans chemise…

— Élève Bompel, vous apportez vraiment trop de mauvaise volonté à saisir le sens de cette allégorie… Je vais vous donner une punition… Vous voulez dissiper vos camarades, les inciter au rire et je ne puis le tolérer… Votre professeur précédent m’avait bien prévenu…

À ces mots, Nil sentit une sourde révolte. Il tenta de la refouler, mais sa colère fut la plus forte, et il dit, cependant avec calme :

— Monsieur, il est impossible que vous puissiez nous parler d’un homme sans chemise…

La classe partit d’un éclat de rire homérique, et le professeur, froidement, pria Nil de sortir.

Il le fit dignement, sans regarder autour de lui, bien que chacun essayât d’attirer son attention.

L’affaire n’eut pas de suites, bien que Nil s’attendît à être sérieusement puni.

Quelques semaines après cet incident, il y eut un fait regrettable : la règle du professeur disparut. Quand il prit son poste, un après-midi, il chercha sa règle qui n’était plus là.

— Mes jeunes amis, quelqu’un de vous s’est-il servi de ma règle ? Je l’ai laissée sur mon bureau et je ne la vois plus…

Il y eut des protestations, des dénégations…

Nil ne dit rien. Le professeur le regarda sans y penser, et les yeux des élèves convergèrent vers celui que le maître semblait questionner.

Nil, très calme, ne sourcilla pas.

— Personne ne peut me donner une indication ? demanda le professeur.

Tout le monde resta muet. Cependant un élève murmura un nom… celui de Nil.

Il flotta dans l’air comme un coton de peuplier. Le professeur le saisit :

— Serait-ce vous, Nil ?

— Non, monsieur… j’ai des règles à la maison, sans compter celles de mon père… Et si c’était moi, je vous l’aurais avoué tout de suite.

Un rire courut.

— Je vous prie de vous taire, messieurs.

Les élèves accusaient Nil, dans l’espoir qu’il saurait se défendre et que ce serait une distraction pour la classe. On savait qu’il sortait toujours avec malice des situations et que le professeur montrait pour lui plus de patience que pour les autres. Alors, en mettant son nom en avant, on aurait une scène amusante.

Cette accusation collective étonnait un peu le professeur et le peinait, n’ayant jamais observé chez Nil des incartades de ce genre.

Cependant, il fallait se rendre à l’évidence, et il dit :

— Si demain, cette règle n’est pas sur mon pupitre, vous serez tous punis !

Il donnait là une solution pleine d’indulgence.

La sentence fut écoutée silencieusement.

Pourtant, au bout d’un moment Nil éleva la voix pour demander :

— Si l’on apportait une autre règle que la vôtre, Monsieur, est-ce que la punition serait levée ?

— Non, messieurs, c’est ma règle que je veux retrouver…

Nil se tut. Les élèves se dispersèrent.

Arrivé chez lui, Nil chercha son frère.

— Jean, il faut que tu viennes avec moi…

— Où cela ?

— Chez Legrise…

— Pour quoi faire ?

— Je te le dirai quand nous reviendrons.

— Maman te l’a permis ?

— Je ne le lui ai pas demandé.

— Ah ! tu sais que maman n’aime pas ce camarade et je crois me souvenir qu’elle t’a défendu de le fréquenter.

— Je le sais, mais j’ai une affaire à traiter avec lui et je voudrais que tu m’y accompagnes.

— Eh ! bien… je ne le veux pas… T’aider à désobéir à maman ne me plaît pas. Elle ne serait pas contente de cette démarche que tu désires lui cacher… De plus, j’ai un devoir sérieux pour demain et je n’ai pas une minute à perdre,

— Très bien… répliqua Nil.

Le jeune garçon acceptait souvent les échecs avec un sang-froid déroutant. Il avait une fois expliqué à sa mère que quand une chose n’allait pas, c’est qu’une autre meilleure était en route.

Partant de ce principe, Nil réfléchit.

Pendant qu’il méditait, son père entra. M. Bompel venait chercher un papier chez lui et comptait repartir ensuite. Nil le saisit au passage.

— Papa… j’ai un service à te demander…

— Ah ! et lequel ?

— Pourrais-tu m’accompagner chez Legrise ?

— Ce camarade indésirable ?

— Oui. papa…

— Ta mère… pourtant…

— Tu seras là, papa, pour me protéger.

— Eh ! bien, qu’irons-nous faire chez Legrise ?

— J’ai une affaire sérieuse à débattre avec lui…

— Oh ! oh ! encore faudrait-il que j’en sois instruit.

— J’aurais voulu ne rien dire avant l’expédition, cependant je vois qu’il faut que je parle, sans quoi nous allons perdre du temps.

— Oui, ne perdons pas de temps, raconte, mon petit…

Nil se pencha vers son père, et, très près de son oreille, à voix basse, il lui exposa son plan.

M. Bompel ne put retenir quelques exclamations et Nil obtint toute son approbation.

— Tu es un brave canard, lui dit son papa.

— Pourquoi canard ? interrogea Nil rieur.

— Parce que c’est un animal qui m’est sympathique, il se lance à l’eau avec courage.

— Mais il est bâti pour nager !

— Et toi… tu es bâti pour te défendre.

— Alors, va pour le canard !

Le père et le fils se mirent en route. La maison de Legrise fut vite atteinte. Mme Legrise ouvrit elle-même la porte aux visiteurs.

— Bonjour, monsieur… Ah ! c’est le jeune Nil Bompel… et son père sans doute ?

— Lui-même, madame. Mon fils désire parler au vôtre.

— C’est facile, monsieur… Il est dans sa chambre en train de faire ses devoirs. Je vais l’appeler.

— Je crois que Nil préférerait le voir dans sa chambre.

— Bon… Alors, monsieur, voulez-vous entrer au salon pendant que je conduirai Nil.

Mme Legrise précéda le jeune Bompel et ouvrant une porte, elle dit :

— Louis, voici Nil Bompel qui vient pour te parler…

Le jeune garçon se leva précipitamment et faillit faire tomber la chaise qu’il venait de quitter. Il était rouge et si sa mère ne vit pas le geste qu’il venait d’avoir pour cacher quelque chose sous un buvard, Nil le devina. Le coin d’un journal passait du sous-main, sous lequel son poignet s’appuyait.

— Que me veux-tu, Bompel ?

— Et toi, que lisais-tu ?

— Cela t’intéresse ? Tiens… lis.

— Oh ! je n’ai pas besoin de voir pour deviner que c’est une revue défendue, puisque tu l’as dissimulée quand ta mère est entrée.

— Je me moque bien de ce qui est défendu !

— Tu as de drôles d’idées ! Il y en a une surtout que je ne trouve pas chic : c’est d’avoir emporté la règle de notre professeur.

— Dis donc, je crois que tu m’accuses ?

— Et je ne m’en cache pas !

— Tu as un toupet.

— Auras-tu le courage de me répondre que c’est inexact ?

Louis haussa les épaules et se trahit en disant :

— Comment le sais-tu ?

— Je t’ai vu… pourquoi as-tu fait cela ?

— Parce que je voulais une règle avec des arêtes de cuivre…

— Ton père t’en aurait acheté une…

— Il ne voulait pas… Tiens… je te la donne, tu la remettras sur le pupitre du professeur.

— C’est toi qui la rapporteras, mon vieux… Je suis venu pour te prévenir… Si demain tu ne l’as pas remise, je te vends !

— Mouchard !

— Quand il y a un voleur, il y a toujours un mouchard, mais c’est toujours le voleur qui commence. Puis, je ne t’ai pas trahi près des autres. Je viens ici pour te donner un avis.

— Tu n’as pas fini de me traiter de voleur ?

— Remercie-moi de ne pas l’avoir fait tout haut. Tu rapporteras donc cette règle demain, et tu te confesseras au professeur. Je sais qu’il n’y a rien d’ennuyeux comme de se confesser, mais on est content ensuite. Personne d’autre ne saura que c’est toi.

— Comment as-tu su que je l’avais prise ?

— Ce n’était pas difficile… Par hasard, j’avais oublié un livre dans la classe où tu es resté après nous. Je rouvre la porte et je vois juste mon Legrise qui met une règle dans son cartable. À ce moment, je ne me doutais pas que c’était celle du professeur… je ne l’ai deviné qu’après. J’ai refermé la porte tout de suite, parce que depuis la dernière farce que tu m’as faite, je ne voulais pas me trouver en face de toi.

Louis baissa la tête. La plaisanterie qu’il s’était permise dépassait le ton de la bonne camaraderie. Il avait envoyé à Nil une invitation à un goûter, chez un condisciple. Quand le pauvre Nil était arrivé, personne ne l’attendait, et la mère de ce camarade, surprise, lui avait demandé de lui montrer cette invitation.

Nil, toujours prudent, la portait sur lui. La mère et le fils étaient confondus et cherchaient qui avait pu se livrer à ce faux, quand le camarade s’écria :

— C’est Legrise ! je reconnais la lettre « b » qu’il écrit d’une certaine façon !

Nil répliqua :

— Je m’en doutais depuis quelques minutes… Je m’excuse de vous avoir dérangée, Madame.

Mme de Parul s’écria :

— Vous resterez avec Paul, mon jeune ami. Je ne vous attendais pas, mais je suis enchantée de faire votre connaissance. J’ai souvent entendu parler de vous par Paul.

— Je n’aime pas beaucoup que l’on parle de moi, riposta Nil qui songeait à ses punitions.

— Je ne t’ai pas dépeint défavorablement, s’empressa d’affirmer Paul.

— Ou l’on dit du bien de vous, et l’on est inférieur à sa réputation, ou on en dit du mal et on a beaucoup de peine à effacer les paroles appliquées…

Mme de Parul approuva fort cette réponse, et au bout de quelques moments de causerie, elle fut enchantée de Nil.

Elle emmena les deux enfants dans une excellente pâtisserie où elle admira la réserve de Nil qui ne prit que deux gâteaux. Ensuite, ce fut une promenade dans le Parc de la Tête d’Or, et quand elle reconduisit Nil, elle entra pour saluer Mme Bompel, et lui demanda de vouloir bien continuer leurs relations. Les deux dames étaient devenues des amies, et leurs fils bénéficiaient de cette sympathie.

Legrise avait donc vu sa plaisanterie tourner complètement à son désavantage. Depuis, naturellement, Nil gardait rigueur à son condisciple et il évitait de lui parler. Aucun reproche de sa part n’avait été formulé, mais ce silence gênait Legrise, beaucoup plus que des paroles véhémentes.

C’était donc la première fois qu’une allusion était faite au procédé de Legrise, qui répliqua :

— Cela ne t’a pas nui, au contraire ! Maintenant, tu es au mieux avec Parul, et sans moi, vous ne vous seriez pas fréquentés, parce que les Parul sont hautains.

— Mais tu restes un faussaire aux yeux de cette famille et ce n’est pas flatteur pour toi ! Je te conseille de te corriger, sans quoi tu deviendras un personnage que l’on pourra craindre.

— Ta morale m’échauffe et si tu es venu pour m’en faire un cours, tu peux t’en retourner !

— Je m’en vais !

— Je ne te retiens pas…

— Papa n’a d’ailleurs que quelques minutes.

— Tu es venu avec ton père ? s’exclama Legrise.

— Oui…

— Et… et… tu lui as dit pour quelle raison ?

— Naturellement ! Il le fallait parce que maman n’aime pas que j’aille seul chez des camarades, et comme elle était sortie…

— Ton papa va peut-être aussi me sermonner…

Sous l’air gouailleur qu’affectait Legrise, on sentait une gêne réelle. Nil répondit :

— Papa ne se le permettrait pas… Il laisserait cette tâche à tes parents, mais crois-moi, change de manières.

— Grand prêcheur !

Nil ne riposta pas, et rejoignit son père dans le salon, où M. Legrise s’entretenait avec lui.

Mme Legrise s’écria en voyant Nil :

— Vous avez terminé votre mystérieux entretien ?

— Oui, Madame…

— Il faudra revenir…

Nil resta muet.

— Vous ne vous engagez pas ! s’étonna Mme Legrise.

— Madame, j’ai peu de temps…

— Et les jeudis… et les dimanches ?

— Pour en finir, Nil prononça avec sa franchise coutumière :

— Pour dire la vérité, Madame, nous ne nous aimons pas, Legrise et moi.

— Oh ! s’écria Mme Legrise, indignée.

À cette exclamation, les deux papas regardèrent Nil.

— Et pourquoi ne sympathisez-vous pas ? reprit Mme Legrise.

— Nos caractères ne s’accordent pas…

— Quelle histoire ! expliquez-vous.

— Je ne pourrais vous expliquer davantage, Madame, pourquoi un chat et un chien ne s’aiment pas.

— Quel drôle d’enfant vous avez là, Monsieur ! Vous devez avoir quelque peine avec lui…

Nil, scandalisé, dit sévèrement :

— Vous vous trompez, Madame, car…

Il s’arrêta, parce que son père le regardait en disant :

— Madame, je vous présente mes hommages.

Le seuil franchi, le père dit à son fils :

— Tu allais devenir insolent, mon petit.

— Il est pénible de s’entendre blâmer quand on veut le bien.

— La récompense réside dans une conscience nette…

— C’est ce qui me calme… répliqua Nil, non sans grandeur.

— J’irai voir ton professeur pour lui expliquer…

— Cela, c’est une affaire de père de famille, je m’en désintéresse.