L’Élève (Revue de Paris)/01

Traduction par L. Wehrlé et M. LanoireÉlément soumis aux droits d’auteur..
La Revue de Paris28e année, tome 3 (p. 472-490).


L’ÉLÈVE


I

Le pauvre jeune homme hésitait et temporisait. Il lui était bien difficile d’aborder la question rétribution, de parler argent à une personne qui ne parlait que sentiment et semblait ne s’intéresser qu’aux choses du grand monde. Prendre congé, pourtant, eût été s’engager de façon définitive. Et il voulait auparavant régler ce côté conventionnel de son affaire. Mais il était embarrassé par les façons affables de cette grosse dame. Assise devant lui, elle tâchait d’introduire une main dodue et chargée de bagues dans un gant sale. Et, tout en pressant ce gant, tout en le faisant glisser, elle répétait des tas de choses excepté ce qu’il aurait voulu entendre, c’est-à-dire le chiffre de son traitement. Juste au moment où il allait nerveusement sonder le terrain, le petit garçon revint — le petit garçon auquel Mrs Moreen avait dit d’aller chercher son éventail. Il revint sans éventail, remarquant sur un ton détaché « qu’il ne pouvait pas le trouver ». En laissant échapper cet aveu cynique, il dévisagea hardiment le candidat à l’honneur de prendre en main son éducation. Ce dernier se dit, non sans mélancolie, que la première chose à apprendre à son petit élève serait de paraître s’adresser à sa mère en lui parlant et surtout de ne pas lui faire de réponse aussi inconvenante.

Lorsque Mrs Moreen s’était avisée de ce prétexte pour éloigner son fils, Pemberton avait supposé que c’était précisément dans l’intention d’aborder le sujet délicat de sa rémunération. En réalité il ne s’agissait que de dire sur cet enfant de onze ans des choses qu’il valait mieux qu’il n’entendît pas. Elle vanta ses qualités de façon extravagante. Mais à certains moments, elle baissait la voix, soupirait et se frappait le côté gauche d’un geste familier : « Il y a pourtant un gros point noir. Il est absolument à la merci d’une faiblesse. » Pemberton en conclut que cette faiblesse était du côté du cœur. Il savait que le pauvre petit n’était pas robuste. Cette question de santé avait été l’origine des pourparlers engagés avec lui par l’entremise d’une dame anglaise. Cette dame, ancienne relation d’Oxford et qui se trouvait alors à Nice, était au courant et des besoins de Pemberton et de ceux d’une aimable famille américaine à la recherche d’un précepteur de premier ordre. La première impression qu’eut le jeune homme de son futur élève ne fut pas la facile attirance sur laquelle il comptait. Morgan Moreen, aussitôt le précepteur introduit, était entré comme pour voir par lui-même de quoi il s’agissait. C’était un enfant d’aspect délicat, mais non maladif. Il paraissait intelligent et certes Pemberton ne l’eût point aimé stupide. Mais il ne pouvait passer pour joli avec sa grande bouche et ses grandes oreilles. Et son air intelligent faisait simplement songer qu’il pouvait manquer par trop de plaire. Pemberton était modeste, timide même ; et devant les dangers d’une expérience dont il n’avait pas encore tâté, sa nervosité lui avait fait envisager la possibilité que son petit élève eût plus de moyens que lui. Il réfléchit cependant que ce risque était de ceux que courent tous ceux qui acceptent une « situation » dans une famille à l’époque de la vie où les diplômes universitaires sont encore stériles, pécuniairement parlant. Quoi qu’il en fût, lorsque Mrs Moreen se leva comme pour insinuer qu’elle ne le retenait plus, puisqu’il était entendu qu’il entrerait en fonctions cette semaine, il réussit, malgré la présence de l’enfant, à sortir une phrase sur sa rétribution. Ce ne fut pas le sourire gêné avec lequel il semblait faire appel à l’opulence apparente de la dame qui empêcha cette insinuation à la fois vague et précise de créer une atmosphère de vulgarité, ce fut simplement la grâce toute particulière avec laquelle elle répondit :

— Oh ! je puis vous assurer que tout cela sera parfaitement en règle.

Pemberton, prenant son chapeau, aurait bien voulu savoir à combien se montait ce « tout cela ». Les gens ont des idées si différentes ! Cependant les paroles de Mrs Moreen semblèrent engager la famille d’une façon assez définie pour provoquer de la part de l’enfant un drôle de petit commentaire sous la forme de la moqueuse exclamation française :

— Oh, là, là !

Pemberton, un peu confus, le regarda comme il se dirigeait vers la fenêtre, le dos tourné, les mains dans les poches, ayant l’air avec ses épaules vieillottes d’un petit garçon qui ne sait pas jouer. Le jeune homme se demandait s’il pourrait jamais le lui apprendre. Sa mère avait bien dit que jouer serait mauvais pour lui et que c’était la raison pour laquelle on ne le mettait pas au collège. Elle ne se montra nullement décontenancée et ajouta aimablement :

M. Moreen sera ravi de s’entendre avec vous. Comme je vous l’ai dit, il a été appelé à Londres et va y rester une semaine. Aussitôt qu’il sera revenu, vous causerez ensemble.

Cela fut dit d’une façon si franche et si amicale que le jeune homme ne put que répondre en riant comme la maîtresse de maison elle-même :

— Oh ! je ne pense pas que nous ayons de grandes difficultés !

— On vous donnera tout ce que vous voudrez, — remarqua inopinément l’enfant, revenant de la fenêtre. — Nous vivons sur un grand pied.

— Mon chéri, vous êtes vraiment trop original ! — s’écria sa mère, étendant la main pour le caresser.

Il se dégagea, jetant sur Pemberton un regard où se mêlaient l’intelligence et l’ingénuité. Celui-ci avait déjà eu le temps de constater que d’un moment à l’autre ce petit visage ironique semblait changer d’âge. En ce moment il paraissait enfantin ; pourtant il s’animait aussi sous l’influence d’intuitions et de connaissances singulières. Pemberton n’aimait guère la précocité chez les enfants et était désappointé d’en trouver des signes chez un disciple qui n’avait pas encore ses treize ans. Cependant il devina sur-le-champ que Morgan ne serait pas ennuyeux et constituerait même pour lui une sorte de stimulant. Cette idée le soutint en dépit de la sorte de répulsion qu’il éprouvait.

— Petit orgueilleux ! Nous ne sommes pas des gens dépensiers ! — protesta gaiement Mrs Moreen en essayant vainement d’attirer à nouveau le petit garçon à ses côtés. — Il faut que vous sachiez sur quoi vous pouvez compter, — continua-t-elle en s’adressant à Pemberton.

— Comptez sur le moins possible, ce sera plus sûr, — interrompit l’enfant. — Mais nous sommes des gens comme il faut.

— Grâce à vous surtout, — dit sa mère en se moquant tendrement. — Hé bien alors, à vendredi. Ne me dites pas que vous êtes superstitieux et ne nous faites pas faux bond. Vous nous verrez tous. Je suis désolée que mes filles soient sorties. Je crois qu’elles vous plairont et, vous savez, j’ai un autre fils tout à fait différent de celui-ci.

— Il essaie de m’imiter, — dit Morgan.

— Comment ! Il a vingt ans ! — s’écria Mrs Moreen.

— Vous êtes très spirituel, — dit Pemberton à l’enfant.

Remarque à laquelle sa mère fit écho avec enthousiasme, en déclarant que les boutades de Morgan étaient la joie de la maison.

L’enfant ne prêta aucune attention à ce qu’elle disait. Il demanda seulement avec brusquerie au visiteur — et celui-ci fut surpris après coup de n’avoir pas remarqué la hardiesse offensante d’une telle question :

— Avez-vous vraiment très envie d’entrer ici ?

— Pouvez-vous en douter, après la description qui m’a été faite ? — répliqua Pemberton.

Pourtant il n’en avait guère envie ; il s’y décidait parce qu’il lui fallait faire quelque chose après l’écroulement de sa fortune. Il avait, au cours d’une année passée à l’étranger, essayé du système qui consiste à risquer tout un petit patrimoine sur la vague hasardeuse d’une seule et décisive aventure. Il avait eu l’aventure, mais il ne lui restait plus de quoi payer sa note d’hôtel. De plus il avait surpris dans les yeux du petit garçon la lueur d’un appel lointain.

— Hé bien, je ferai ce que je pourrai pour vous, — dit Morgan.

Là-dessus il s’en alla. Il passa par l’une des grandes portes-fenêtres, et Pemberton le vit sortir sur le balcon. Il resta là pendant que le jeune homme prenait congé de sa mère. Celle-ci, s’apercevant qu’il avait l’air d’attendre un adieu de Morgan, coupa court en disant :

— Laissez-le, laissez-le. Il est si drôle !

Pemberton soupçonna qu’elle avait peur de quelque chose qu’il pourrait dire.

— Il est extraordinaire ; vous l’aimerez, — ajouta-t-elle. — C’est de beaucoup le plus intéressant de la famille.

Et avant qu’il ait pu trouver une phrase polie à répondre, elle termina par :

— Mais nous sommes tous de braves gens, vous savez !

« Il est extraordinaire ; vous l’aimerez », furent les paroles qui revinrent à l’esprit de Pemberton avant le vendredi. Elles lui donnaient à penser entre autres choses que les gens extraordinaires ne sont pas toujours sympathiques. Tant mieux cependant s’il trouvait dans son préceptorat un élément d’intérêt. Il en avait peut-être trop considéré l’ennui comme inévitable. En quittant la villa après cette entrevue, il leva les yeux vers le balcon où l’enfant se penchait :

— Nous ferons de fameuses parties ! — lui cria-t-il.

Morgan resta court un instant, puis répondit gaiement :

— Quand vous reviendrez, j’aurai peut-être trouvé quelque chose de spirituel à répondre !



II


Le vendredi, il les vit tous, comme Mrs Moreen l’avait promis, car son mari était de retour et les jeunes filles et l’autre fils étaient à la maison. M. Moreen avait une moustache blanche, des façons ouvertes et, à sa boutonnière, le ruban d’un ordre étranger accordé, comme Pemberton l’apprit ensuite, pour avoir rendu certains services. Quels services ? Il ne le démêla jamais clairement. Ce fut un des nombreux points sur lesquels, malgré ses façons ouvertes, Mr Moreen ne s’expliqua non plus jamais. Ce que ses façons révélaient avec éclat c’est qu’il était encore plus homme du monde qu’on eût pu le croire tout d’abord. Ulick, le premier-né, s’entraînait visiblement pour la même profession avec, jusqu’à présent pourtant, le désavantage d’une boutonnière fleurie et d’une moustache sans prétentions à la personnalité. Les jeunes filles avaient des cheveux, de la tournure, de bonnes manières et des petits pieds ronds, mais elles n’étaient jamais sorties seules. Quant à Mrs Moreen, Pemberton s’aperçut, en la voyant de plus près, que son élégance était intermittente et qu’elle manquait d’ensemble. Son mari, ainsi qu’elle l’avait promis, alla avec enthousiasme au-devant des désirs de Pemberton en fait de traitement. Le jeune homme avait essayé de les balbutier modestement et Mr Moreen ne lui cacha pas qu’il les trouvait trop modérés. Il l’assura ensuite qu’il aspirait à l’intimité avec ses enfants, à être leur meilleur ami et qu’il était toujours aux aguets pour leur rendre service. C’est pour cela qu’il était allé à Londres et à d’autres endroits. Cette vigilance constituait le grand principe de sa vie et l’occupation réelle de toute la famille. Les Moreen étaient constamment sur le qui-vive et en avouaient franchement la nécessité. Ils désiraient qu’il fût entendu qu’ils étaient des gens sérieux et aussi que leur fortune, quoique tout à fait suffisante pour des gens sérieux, demandait la plus sage administration. Mr Moreen, en père-oiseau cherchait la nourriture de sa nichée. Ulick trouvait la sienne surtout au cercle, et Pemberton soupçonnait qu’elle lui était servie sur le tapis vert. Les jeunes filles se coiffaient et faisaient leurs robes elles-mêmes et le précepteur se sentit porté à se réjouir à l’idée que l’éducation de Morgan serait économique, tout en étant des meilleures. Au bout d’un certain temps il fut réellement fort satisfait et oubliait par instant ses propres besoins en raison de l’intérêt que lui inspirait la nature de l’enfant et du plaisir qu’il éprouvait à lui faciliter les choses.

Pendant les premières semaines de leur rapprochement, Morgan avait été aussi difficile à déchiffrer qu’une page dans une langue inconnue. Il différait entièrement de ces petits Anglo-Saxons transparents qui avaient donné à Pemberton une si fausse idée de l’enfance. Il fallait, à la vérité, une certaine expérience pour traduire l’espèce de volume mystérieux et précieusement relié où l’on avait comme enfermé l’âme de cet enfant. Aujourd’hui encore, si longtemps après, ce que Pemberton se rappelle de la vie étrange des Moreen tient de la fantasmagorie, se colore des reflets changeants du prisme, s’anime du mouvement kaléidoscopique d’un roman-feuilleton. S’il ne lui en restait quelques témoignages sensibles, comme une mèche de cheveux de Morgan et la demi-douzaine de lettres qu’il reçut de lui lorsqu’ils furent séparés, cet épisode de sa vie tout entier et les figures qui le peuplent sembleraient trop absurdes pour venir d’ailleurs que d’un pays de rêve. Ce qu’il y avait de plus étrange dans ces gens-là (à ce qu’il lui parut alors) était leur succès, car il n’avait jamais vu une famille aussi brillamment équipée pour échouer dans l’existence. N’était-ce pas un succès que d’avoir réussi de cette façon abominable à le garder si longtemps auprès d’eux ? N’était-ce pas un succès encore que de l’avoir dès le déjeuner, le vendredi où il arriva (il y avait de quoi devenir superstitieux) entraîné à se livrer complètement ? Et cela non point par calcul ni mot d’ordre mais en vertu d’un heureux instinct qui les faisait opérer avec l’ensemble parfait d’une bande de Bohémiens. Ils l’amusaient autant que s’ils avaient été de vrais Bohémiens. Ses années d’Angleterre avaient été arides. Aussi la façon dont les Moreen renversaient les conventions sociales — car ils avaient un code de convenances à eux auquel ils se cramponnaient désespérément — lui produisait-elle l’impression d’un monde à l’envers. Il n’avait rencontré personne de pareil à Oxford. Encore moins rien de semblable n’avait-il traversé son existence de jeune Américain au cours des quatre années passées à Yale — années pendant lesquelles il s’était imaginé réagir superbement contre ce qu’il y avait en lui d’esprit puritain. La réaction des Moreen, elle, avait autrement de portée. Il s’était cru très pénétrant dès le premier jour en les classant dans son esprit sous l’étiquette de « cosmopolites ». Plus tard cette étiquette lui parut faible et incolore et — de toute évidence — lamentablement provisoire.

Cependant, la première fois qu’il les désigna ainsi, il éprouva un élan de joie (quoique professeur il y avait encore de l’empirisme dans sa méthode) provoqué par la pensée que vivre avec eux serait vraiment voir la vie. Il trouvait une raison de le croire dans leur bizarrerie sociale, leur babillage polyglotte, leur gaîté et leur bonne humeur, leurs musardises sans fin (ils étaient toujours en train de se lever mais n’en finissaient jamais, et Pemberton avait une fois trouvé M. Moreen se faisant la barbe dans le salon), leur français, leur italien et leur faconde étrangère où se glissaient çà et là des tranches froides et coriaces d’américain. Ils vivaient de macaroni et de café — tous deux préparés dans la perfection — mais ils avaient des recettes pour cent autres plats. Ils débordaient de musique et de chansons, toujours fredonnant, reprenant le refrain les uns des autres, et possédaient une sorte de connaissance professionnelle des villes continentales. Ils parlaient des bons endroits comme s’ils eussent été des pickpockets ou des musiciens ambulants. À Nice, ils avaient une villa, une voiture, un piano, un banjo. Ils allaient aux soirées officielles et étaient comme un calendrier vivant des jours de réception de leurs amis. Pemberton les avait vus, souffrants, se lever pour s’y rendre et la semaine semblait s’agrandir démesurément quand Mrs Moreen en parlait avec Paula et Amy. Leur teinture des choses apparut tout d’abord à leur nouvel hôte comme une culture éblouissante ou presque. Mrs Moreen, à une époque antérieure, avait traduit quelque chose d’un auteur dont Pemberton n’avait jamais entendu parler, ce qui le fit se sentir borné. Ils savaient imiter le vénitien et chanter en napolitain et, quand ils voulaient se dire quelque chose de très secret, ils communiquaient ensemble par un ingénieux dialecte qui leur était propre, une sorte de chiffre parlé élastique. Pemberton prit d’abord cela pour le patois d’une de leurs langues, mais il finit par se l’assimiler plus facilement qu’un véritable patois espagnol ou allemand.

— C’est la langue de la famille, de l’Ultra Moreen, — lui expliqua Moreen assez drôlement.

Mais l’enfant condescendait rarement à s’en servir lui-même, bien qu’il essayât de converser en latin comme s’il eût été un petit prélat.

Parmi tous les jours de réception dont la mémoire de Mrs Moreen était surchargée, elle était parvenue à en intercaler un à elle que ses amis oubliaient parfois. Malgré cela, la maison avait un aspect assez fréquenté grâce à la quantité de beau monde dont on parlait volontiers et à quelques hommes mystérieux portant des titres étrangers et des vêtements anglais, que Morgan appelait « les Princes » et qui, assis sur des divans avec les jeunes filles, parlaient français très haut — encore que parfois avec un accent bizarre — comme pour montrer qu’ils ne disaient rien d’inconvenant.

Pemberton se demandait comment « les Princes » pourraient jamais faire une demande en mariage sur ce ton et d’une façon si publique, car il tenait cyniquement pour certain que c’était ce qu’on attendait d’eux. Puis il dut reconnaître que, même pour courir cette chance, Mrs Moreen ne permettrait jamais à ses filles de recevoir seules. Ces jeunes personnes n’étaient pas du tout timides, mais cette protection même leur donnait une candide liberté d’allures. C’était une maisonnée de Bohémiens qui auraient passionnément voulu être collet monté.

Sur un point cependant, ils ne se montraient aucunement sévères. Ils étaient avec Morgan merveilleusement aimables et tombaient toujours en extase devant lui. C’était une tendresse véritable, une admiration naïve, également forte en chacun d’eux. Ils louaient même sa beauté qui était médiocre et avaient presque peur de lui, comme s’ils eussent reconnu qu’il était fait d’une argile plus fine que le reste de la famille. Ils l’appelaient « petit ange, petit prodige » et ne faisaient allusion à son manque de santé qu’avec une vague expression de tristesse. Tout d’abord Pemberton craignit que ces extravagances ne lui fissent prendre l’enfant en grippe. Mais avant que cet événement eût pu se produire, il était devenu extravagant lui-même. Plus tard, lorsqu’il en fut presque arrivé à haïr les Moreen, leur gentillesse pour Morgan devint une prime donnée à sa patience. Ils marchaient sur la pointe des pieds, lorsqu’ils s’imaginaient deviner chez l’enfant des symptômes de maladie ; renonçaient même au jour de réception de quelqu’un pour lui procurer un plaisir ; mais, en même temps, on trouvait chez eux un désir tout à fait curieux de le rendre indépendant de sa famille, comme s’ils ne se fussent pas sentis assez bons pour lui. Ils le repassaient aux nouveaux membres de leur cercle avec un air de vouloir leur imposer une sorte d’adoption charitable et se libérer de leurs propres devoirs. Ils furent enchantés de voir Morgan s’attacher autant à son gentil compagnon et ne pouvaient rien imaginer qui fût plus à l’éloge du jeune homme. Il était surprenant de constater à quel point ils réussissaient à concilier leur adoration apparente de Morgan avec leur empressement à se laver les mains de toute responsabilité à son égard. Voulaient-ils se débarrasser de lui avant qu’il les perçât à jour ? Lui, Pemberton les perçait à jour de plus en plus. Cependant cette tendre famille lui tournait le dos avec une délicatesse exagérée, comme pour échapper au reproche d’intervenir dans ses rapports avec l’enfant. Dans la suite, voyant combien ils avaient peu de choses en commun avec ce dernier — ce fut par eux-mêmes qu’il le remarqua d’abord : ils le proclamaient avec une absolue humilité — Pemberton fut amené à méditer sur les mystères de la transmission de la personnalité et les sauts lointains de l’hérédité. C’eût été trop demander à un observateur que d’expliquer d’où venait chez Morgan ce détachement de la plupart des choses dont ses parents étaient comme des représentants vivants. Car ce détachement remontait certainement à deux ou trois générations.

Quant au jugement à porter sur lui, Pemberton fut assez longtemps avant de trouver le point de vue où se placer. Il y avait été assez mal préparé par le contact des jeunes et pimpants barbares auxquels il avait adapté les traditions du préceptorat, telles qu’il les avait jusque-là comprises. Morgan était décousu, déconcertant ; il manquait de beaucoup des caractères généralement attribués aux êtres de sa catégorie et abondait en qualités réservées aux gens extrêmement intelligents. Un jour son ami Pemberton fit un grand pas : il s’aperçut que Morgan était bien en effet extraordinairement intelligent. Le problème en était simplifié, mais cette formule restait un peu maigre, encore qu’elle constituât la seule assertion qui permît d’obtenir des résultats. Morgan offrait toutes les caractéristiques de quelqu’un dont la vie n’a pas été simplifiée par le collège. Sa sensibilité d’enfant élevé chez lui aurait pu lui être nuisible, mais elle était charmante pour les autres. Il possédait tout un clavier de raffinements et de perceptions d’une exquise délicatesse d’où émanaient de petites vibrations musicales aussi prenantes que des airs aimés et ramassés au hasard de ses courses à travers l’Europe à la suite de sa tribu nomade. Ce n’est peut-être pas une éducation à recommander, mais son résultat sur un sujet aussi particulier avait la valeur d’une marque d’origine sur de la porcelaine fine. Il y avait en même temps en lui une nuance de stoïcisme (due sans doute à ce qu’il lui avait fallu de bonne heure supporter la souffrance) qui lui tenait lieu d’audace. Cela diminuait l’importance du fait qu’il aurait pu être pris au collège pour une petite brute polyglotte. Bientôt Pemberton fut heureux de penser que toute idée de l’y envoyer était écartée. Le collège eût donné de bons résultats dans le cas de quatre-vingt-dix-neuf enfants sur cent, mais Morgan eût été ce récalcitrant centième. Il se serait comparé aux autres et serait devenu méprisant ; il aurait eu besoin de quelques bons coups de pied. Pemberton essaierait de remplacer le collège. À lui seul, il tiendrait plus de place dans la vie de l’enfant que les cinq petits ânes qu’il aurait eus comme camarades. L’enfant n’ayant pas de prix à remporter garderait son ingénuité, sa spontanéité, sa drôlerie surtout, car, bien que sa nature enfantine eût déjà vécu avec intensité, il y avait encore en elle assez de fraîcheur pour alimenter sa gaieté. Il advint même que dans l’atmosphère paisible où s’étaient développées les inaptitudes variées de Morgan, son goût pour les plaisanteries se donnait librement carrière. C’était un petit cosmopolite pâle et maigre, subtil, peu développé, qui aimait la gymnastique intellectuelle et avait observé sur les façons d’être des hommes plus de choses qu’on eût pu le supposer. Malgré cela, il avait conservé pour son amusement personnel des superstitions à lui qu’il cassait chaque jour à la douzaine comme des jouets.


III

Un soir, à Nice, les deux amis assis dehors après une promenade, regardaient la mer à travers la lumière rose du couchant. Morgan dit soudain :

— Dites donc, est-ce que cela vous plaît de vivre avec nous dans cette intimité ?

— Mon cher enfant, pourquoi resterais-je si cela me déplaisait ?

— Comment puis-je savoir si vous resterez ? Je suis presque sûr que non. Vous partirez bientôt.

— J’espère que vous n’avez pas l’intention de me renvoyer ?

Morgan réfléchit un moment, regardant le coucher du soleil.

— Je crois que ce serait mon devoir de le faire.

— Je suis assurément censé vous enseigner votre devoir. Mais dans le cas présent ne le faites pas.

— Vous êtes très jeune, heureusement, — continua Morgan se tournant de nouveau vers son précepteur.

— Certes. À côté de vous.

— Ce sera donc moins grave pour vous de perdre tout ce temps.

— C’est bien ainsi qu’il faut voir les choses, — dit Pemberton complaisamment.

Ils restèrent silencieux une minute, après quoi l’enfant demanda :

— Aimez-vous beaucoup mon père et ma mère ?

— Mon Dieu, oui. Ce sont des gens charmants.

Morgan accueillit cette réponse par un autre silence, puis dit subitement et avec une affectueuse familiarité :

— Vous êtes un rude farceur.

Pemberton changea de couleur et non sans quelque raison. L’enfant vit aussitôt qu’il avait rougi. Là-dessus, il rougit lui-même, et maître et élève échangèrent un long regard où il y avait la conscience d’infiniment plus de choses qu’on n’en effleure d’habitude, même tacitement, entre gens dans leur situation respective. Pemberton en fut gêné. Voici qu’était soulevée sous une forme obscure une question qu’il entrevoyait pour la première fois et qu’il imaginait devoir jouer un rôle sans précédent dans ses rapports avec son petit compagnon, en raison du caractère très particulier de ces rapports.

Plus tard, lorsqu’il se trouva lui parler comme il est rare qu’on puisse parler à un enfant, sa pensée se reportait à ce moment d’embarras où à Nice, sur un banc, avait débuté entre eux une entente qui depuis avait grandi. Ce qui avait ajouté alors à sa gêne, c’est qu’il avait cru de son devoir de déclarer à Morgan qu’il pouvait lui dire, à lui Pemberton, toutes les sottises qu’il voudrait, mais qu’il ne devrait jamais se permettre d’en faire autant avec ses parents. Il fut facile à Morgan de répondre qu’il n’avait jamais songé à leur manquer de respect ; ce qui semblait vrai et mit Pemberton dans son tort.

— Alors pourquoi suis-je un farceur de dire qu’ils sont charmants ? — demanda le jeune homme qui se rendait compte d’une certaine témérité dans sa question.

— Mais… ce ne sont pas vos parents.

— Ils vous aiment plus que tout au monde, n’oubliez pas cela.

— C’est pour cela que vous les aimez tant ?

— Ils sont très bons pour moi, — répliqua Pemberton évasivement.

— Farceur, — dit Morgan en riant.

Passant son bras sous celui de son précepteur, il s’appuya sur lui, balançant ses longues jambes et regardant la mer au loin.

— Ne me donnez pas de coups de pied dans les tibias, — observa Pemberton.

Il se disait :

« Que diable, je ne peux pourtant pas me plaindre d’eux à l’enfant. »

— Il y a aussi une autre raison, — continua Morgan, arrêtant le mouvement de ses jambes.

— Une autre raison ? De quoi ?

— En dehors de ce qu’ils ne sont pas vos parents.

— Je ne comprends pas.

— Bon, vous comprendrez avant qu’il soit longtemps. Ça va bien.

C’est ce qui arriva en effet, mais Pemberton dut lutter avec lui-même avant de le reconnaître. Il trouvait tout à fait bizarre de discuter là-dessus avec l’enfant. Il s’étonnait de ne pas en vouloir à l’espoir des Moreen de s’être laissé entraîner par lui. Mais lorsque cette discussion commença, tout sentiment d’irritation contre l’illustre rejeton de la famille lui était déjà devenu impossible. Morgan était un cas exceptionnel et le connaître c’était le prendre comme il était. Avant d’arriver à le connaître, Pemberton avait déjà épuisé l’aversion qu’il éprouvait pour les cas spéciaux. Lorsqu’il comprit, son embarras fut grand. Contre tout intérêt, il s’était attaché à son élève. Il leur faudrait affronter la vie ensemble. Avant de rentrer à la maison ce soir-là, à Nice, l’enfant avait dit, en se suspendant au bras de Pemberton :

— En tout cas, vous restez jusqu’au bout ?

— Jusqu’au bout ?

— Jusqu’à ce que vous soyez complètement battu ?

— C’est vous qui devriez l’être, — s’écria le jeune homme en l’attirant contre lui.


IV

Un an après l’arrivée de Pemberton chez eux, M. et Mrs Moreen abandonnèrent subitement leur villa de Nice. Pemberton s’était habitué à la soudaineté, l’ayant vu pratiquer déjà pendant deux petits voyages incohérents, l’un en Suisse, le premier été, et l’autre tard en hiver.

Au cours de ce dernier, ils s’étaient tous précipités à Florence puis, après une dizaine de jours, trouvant l’endroit beaucoup moins agréable qu’ils le pensaient, étaient revenus à la débandade, chassés par un découragement mystérieux. Ils étaient rentrés à Nice « pour toujours », disaient-ils. Cela ne les empêcha pas de s’empiler, une nuit de mai pluvieuse et lourde, dans un wagon de seconde classe — on ne savait jamais d’avance dans quelle classe on voyagerait. Pemberton les aida à arrimer une étonnante collection de colis et de valises. L’explication de cette manœuvre fut qu’ils avaient décidé de passer l’été quelque part, au bon air. Mais à Paris, ils tombèrent sur un petit appartement meublé, au quatrième étage, dans une avenue de troisième ordre, où l’escalier sentait mauvais et dont le portier était détestable. Ils passèrent là les quatre mois suivants, dans une morne indigence.

Le plus heureux, pendant ce décevant séjour, furent le précepteur et son élève. Ils visitèrent les Invalides, Notre-Dame, la Conciergerie, tous les musées et firent quantité de promenades profitables. Ils apprirent à connaître Paris, ce qui était utile, car ils revinrent une autre année pour un plus long séjour que la mémoire de Pemberton confond aujourd’hui lamentablement dans ses grandes lignes avec le précédent. Il revoit la culotte râpée de Morgan, cette éternelle culotte qui n’allait pas avec sa blouse et dont le délabrement ne pouvait que grandir avec la taille de l’enfant. Il se souvient aussi de certains trous dans ses trois ou quatre paires de bas de couleur.

Morgan était cher à sa mère, mais il n’était jamais mieux habillé qu’il n’était absolument nécessaire. C’était assurément un peu sa propre faute, car il était aussi indifférent à son aspect extérieur qu’un philosophe allemand.

— Mon cher enfant, vous êtes en loques, — lui disait Pemberton en manière d’ironique remontrance ; ce à quoi l’enfant répondait :

— C’est comme vous, mon cher ; je ne peux pas vous éclipser.

Pemberton ne pouvait rien répondre à cela ; cette assertion n’était que trop exacte. Cependant, si les imperfections de sa garde-robe étaient à elles seules tout un poème, il n’aimait pas que l’enfant confié à ses soins eût l’air pauvre. Plus tard il prit l’habitude de dire :

— Hé bien, après tout, si nous sommes pauvres, pourquoi n’en aurions-nous pas l’air ?

Et il se consolait en pensant qu’il y avait une sorte de maturité distinguée dans le délabrement de la toilette de Morgan. Ce délabrement différait de la malpropreté du gamin qui abîme ses affaires en jouant. Il se rendait compte que, tant que le petit garçon se confinerait dans la société de son précepteur, l’astucieuse Mrs Morgan se dispenserait de renouveler sa garde-robe. Elle ne faisait rien que pour la montre, négligeait son fils parce qu’il échappait à l’attention et, redoutant que son aspect dévoilât cette habile politique, s’abstenait de le faire paraître en public à la maison. Cette façon d’agir était assez logique, car ceux des membres de la famille qui devaient paraître avaient besoin d’être brillants.

Pendant cette période et dans la suite, Pemberton se rendait très bien compte de l’impression que son camarade et lui produisaient, alors qu’ils erraient languissamment et sans but au Jardin des Plantes, ou s’asseyaient les jours d’hiver au Louvre, comme ceux qui veulent profiter du calorifère dans ces galeries dont la splendeur est ironique pour les gens sans asile. Ils en plaisantaient parfois. C’était une espèce de plaisanterie tout à fait à la portée de l’enfant. Ils se figuraient faire partie de la vaste et vague multitude qui vit au jour le jour dans l’énorme cité et affectaient d’être fiers de la situation qu’ils y occupaient. Cela leur faisait voir beaucoup de choses vécues et leur donnait l’impression d’une espèce de fraternité démocratique. Si Pemberton ne pouvait s’apitoyer sur le dénuement de son petit compagnon (car après tout les tendres parents de Morgan ne l’auraient jamais laissé vraiment souffrir), l’enfant pouvait au moins sympathiser avec lui, ce qui revenait au même. Il se demandait quelquefois ce que les gens pensaient d’eux et s’imaginait qu’on les regardait de travers comme si on eût soupçonné un rapt d’enfant, car Morgan n’était pas assez élégant pour être pris pour un jeune patricien accompagné de son précepteur, encore qu’il pût passer pour le petit frère maladif de son compagnon. Il possédait de temps en temps une pièce de cinq francs et, à l’exception d’une fois où il avait acheté deux ravissantes cravates et forcé Pemberton à en accepter une, il la consacrait méthodiquement à l’achat de vieux livres. C’était là un grand jour, invariablement passé sur les quais, à fourrager dans les boîtes poudreuses qui garnissent les parapets. Ces aubaines les aidaient à vivre, car leurs livres avaient été vite épuisés dès le début de leurs relations. Pemberton en avait beaucoup en Angleterre, mais il avait été obligé d’écrire à un ami pour lui demander de vouloir bien trouver quelqu’un qui lui en donnât quelque argent.

S’ils durent cet été-là renoncer aux bienfaits du grand air, le jeune homme ne put s’empêcher de soupçonner que la coupe avait été écartée de leurs lèvres à la suite d’une démonstration brutale de sa part. Cela avait été, comme il le disait, sa première explosion avec ses patrons, sa première tentative réussie, bien qu’elle eût seulement pour résultat de faire apercevoir l’impossibilité de sa situation. La veille ostensible d’un voyage coûteux lui sembla un moment favorable pour engager une protestation sérieuse et poser un ultimatum. Quelque ridicule que cela parût, il n’avait pas encore pu se ménager une entrevue tranquille avec les parents, soit ensemble, soit séparément. Ils étaient toujours flanqués des aînés de leurs enfants et le pauvre Pemberton avait généralement son petit élève avec lui. Il se rendait compte que c’était un intérieur où l’on risquait de ternir sa délicatesse. Pourtant il avait préservé la fraîcheur de ses scrupules et avait résisté au désir d’annoncer en public à M. et Mrs Moreen qu’il ne pouvait continuer plus longtemps ses services sans recevoir un peu d’argent. Il était assez simple pour s’imaginer qu’Ulick, Paula et Amy ne savaient pas que depuis son arrivée il n’avait touché que cent quarante francs et il était assez magnanime pour ne pas vouloir compromettre leurs parents à leurs yeux. M. Moreen l’écouta alors comme il écoutait tout le monde et toutes choses, en homme du monde, et semblait le prier — mais bien entendu sans insistance grossière — de s’efforcer d’être de son côté un peu plus homme du monde. Pemberton reconnaissait l’importance de cette attitude par l’avantage qu’en retirait M. Moreen. Il n’était ni confus ni embarrassé tandis que le précepteur l’était beaucoup plus que l’occasion ne le comportait. Il ne manifesta non plus aucune surprise. Son attitude était celle d’un gentleman qui s’avoue franchement un peu choqué, mais se garde néanmoins de rien reprendre aux expressions de son interlocuteur.

— Il nous faut voir à cela, n’est-ce pas, ma chère ? — dit-il à sa femme.

Il assura son jeune ami qu’il y emploierait toute son attention. Puis il parut se dissoudre dans l’espace comme si, une fois à la porte il se voyait à son grand regret obligé de prendre le pas sur les autres. Ensuite, lorsque Pemberton se trouva seul avec Mrs Moreen, ce fut pour entendre cette dernière lui dire :

— Je vois, je vois, — tout en caressant les rondeurs de son menton.

Elle ne semblait embarrassée que par le choix à faire entre tant de remèdes faciles à la situation. Si la famille ne se décida pas à partir, M. Moreen, lui, tout au moins, s’arrangea pour disparaître pendant plusieurs jours. Pendant son absence, sa femme reprit spontanément le sujet, mais seulement pour dire qu’elle s’était tout le temps imaginé que tout allait très bien. En réponse à cette révélation Pemberton déclara qu’à moins de recevoir immédiatement un acompte, il quitterait la famille sur l’heure et pour toujours. Il savait qu’elle se demanderait comment il pourrait partir et il s’attendit un instant à ce qu’elle s’en enquît. Elle n’en fit rien, ce dont il lui fut presque reconnaissant tant il eût été peu à même de lui répondre.

— Non, vous ne le ferez pas ; vous savez bien que non. Vous vous intéressez trop à nous, — dit-elle, — mon bon, mon cher ami.

Elle rit avec un air malicieux où il y avait presque du reproche, mais sans insister et en agitant devant lui un mouchoir sale.

Pemberton était bien décidé à quitter la maison la semaine suivante. Cela lui donnerait le temps de recevoir une réponse à une lettre qu’il avait envoyée en Angleterre. Et, si en l’occurrence il n’en fit rien, c’est-à-dire s’il resta encore une autre année et ne s’absenta que trois mois, ce ne fut pas seulement parce que, avant que la réponse à sa lettre fût arrivée — réponse d’ailleurs fort peu satisfaisante — M. Moreen lui compta généreusement trois cents francs en belles espèces sonnantes (et cette fois encore avec tout le respect de la forme qui convient à un parfait homme du monde). Pemberton était irrité de constater que Mrs Moreen avait raison et qu’il ne pouvait pas, au moment de prendre un parti, supporter la pensée de quitter l’enfant. Cela lui apparaissait d’autant plus clairement que, le soir de son appel désespéré à ses patrons, il avait pour la première fois bien compris la situation. N’était-ce pas une autre preuve du succès avec lequel les Moreen pratiquaient leurs artifices que ce fait d’avoir réussi à empêcher si longtemps l’éclair révélateur ? Cet éclair impressionna notre ami à un degré qui eût paru comique à quiconque aurait pu l’observer de retour dans la petite chambre qui abritait sa servitude. Celle-ci prenait jour sur une cour étroite et renfermée, où le mur d’en face, nu et sale, renvoyait des bruits aigus de bavardages et les reflets des fenêtres de derrière lorsqu’elles s’éclairaient. Il s’était tout simplement livré à une bande d’aventuriers. L’idée, le mot lui-même, lui inspiraient une sorte d’horreur romantique, à lui qui avait toujours vécu d’une façon si droite et si régulière. Plus tard il leur découvrit un sens plus intéressant et presque calmant. Il se dégageait une morale de son histoire et il était homme à goûter une morale. Les Moreen étaient des aventuriers, non seulement parce qu’ils ne payaient pas leurs dettes et vivaient aux dépens de la société, mais aussi parce que, semblables à d’intelligents animaux, aveugles aux couleurs, ils ne voyaient dans la vie à leur façon vague, confuse, instinctive, que matière à spéculations médiocres et rapaces. Oh ! certes, ils étaient « respectables », et cela ne les rendait que plus immondes. À force d’y réfléchir, le jeune homme simplifia leur psychologie. C’étaient des aventuriers parce que c’étaient des parasites et des snobs. En cela consistait toute leur psychologie, toute la loi de leur existence. Même au moment où cette vérité éclata aux yeux de leur hôte ingénu, celui-ci ne comprit pas à quel point son esprit avait été préparé à cette révélation par l’extraordinaire petit garçon qui avait tant compliqué sa vie. Bien moins pouvait-il s’attendre à tout ce qu’il devait apprendre encore de lui.


(À suivre.)
HENRY JAMES

(Traduit par l. wehrlé et m. lanoire.)