L’Égypte moderne



L’ÉGYPTE MODERNE.

i.

LE MAHMOUDIEH. — LE DÉSERT. — LE NIL.

La voie qui conduit d’Alexandrie au Nil est le canal de Mahmoudieh, ouvrage de Mohamed-Ali. Dans le principe, plusieurs canaux rattachaient au Delta la capitale des Lagides. Ils furent tous coupés par Ganymède, eunuque du dernier roi de cette race, qui vint assiéger César renfermé dans la ville. L’eau venant à manquer, le général romain fit creuser un grand nombre de puits, les mêmes sans doute qu’on retrouve encore entre la place Menou et la porte du Mahmoudieh, dans la suite les préfets rétablirent les voies interceptées par l’eunuque Ganymède. Les Arabes eux-mêmes, bien que la canalisation de ce district n’ait pas résisté au vandalisme du bas-empire, eurent soin que les eaux du Nil vinssent arroser Alexandrie, palmier solitaire du rivage ! mais les Turcs laissèrent tout combler par les sables, et jusqu’en 1820 le transport des voyageurs et des marchandises s’opéra par les caravanes ou par le cabotage, malgré les dangers du Boghaz de Rosette, où périssaient annuellement un tiers des barques qui tentaient le passage.

Mohamed-Ali appréciait trop l’importance commerciale et militaire du seul port qu’il eût sur la Méditerranée, pour le laisser long-temps isolé du reste de ses états. Au mois de janvier 1820, il réunit trois cent treize mille paysans du Delta, et fit creuser un canal de quatre-vingt-un mille mètres de longueur, qui, passant entre le lac Maréotis et le lac Madieh, fut prendre l’eau du Nil au village d’El-Hatfeh, près de Fouah, et vint aboutir à la rade d’Alexandrie. L’ouvrage fut terminé en dix mois. Malheureusement à cette époque les ingénieurs français n’avaient pas encore apporté à l’Égypte le secours de leurs lumières et de leur philantropie. On n’avait su rassembler ni les instrumens ni les vivres nécessaires. Les ouvriers travaillaient sans relâche sous les coups de fouet des soldats, creusant la terre avec leurs mains, et inondés par l’eau qui filtrait de tous côtés. Douze mille d’entre eux succombèrent ; c’était une fois plus de monde qu’il n’en avait fallu cette même année pour conquérir la Haute et la Basse Nubie.

Puisque nous avons parlé de la route, il ne sera peut-être pas hors de propos de dire un mot des passeports, et du rapprochement qui vient naturellement à l’idée. Certes nous avons beaucoup à donner aux Orientaux, mais il ne faudrait pas croire que nous n’ayons rien à leur emprunter. Dans leur politesse instinctive, leur sentiment profond de la dignité personnelle, leur hospitalité peu démonstrative il est vrai, mais franche et généreuse, les Orientaux se montrent, tranchons le mot, plus civilisés que nous. L’accueil bienveillant que reçoivent chez eux les étrangers de la part des indigènes et auprès du pouvoir, le respect que tous témoignent pour l’indépendance du voyageur, est un noble exemple qui fait honte à nos mœurs égoïstes et à notre police ombrageuse. Remarquons en résumé, sans déduire ici toutes les circonstances qui peuvent modifier la valeur de notre observation, qu’en France, terre de liberté ou du moins de constitutionnalité, les gens les plus inoffensifs ont à subir l’ennui des signalemens, des interrogatoires, quelquefois même des arrestations, tandis qu’en Égypte, pays de bon plaisir et d’autocratie, deux mots obtenus facilement et une fois pour toutes, vous mettent en mesure de parcourir sans plus de formalités une ligne de six cents lieues. J’ajouterai que les voyageurs n’achètent ces facilités au prix d’aucun péril. Le temps est passé où les fellahs voyaient des nuées de voleurs fondre sur leurs moissons : grâce à Mohamed-Ali, la grande route et les chemins de traverse, c’est-à-dire le Nil et ses canaux, sont aussi sûrs aujourd’hui que les rues de nos villes. L’Égypte est peut-être la contrée où l’on voyage, non le plus rapidement, mais avec le moins de frais, de risques et d’entraves.

La kange, embarcation légère marchant à la voile et à l’aviron, est la voiture du pays. En Égypte, tous les gens aisés ont leur kange, comme à Venise leur gondole. Quant aux étrangers, il y a toujours près des embarcadères une flotte de louage à leur disposition. La barque du Delta, plus grande généralement que celle de l’Adriatique, est pontée dans toute sa longueur, et porte sur l’arrière une cabane divisée en deux compartimens destinés, l’un aux passagers, l’autre à leurs bagages. Le chiffre de l’équipage varie depuis trois jusqu’à trente hommes. Une voile à antenne d’une immense envergure entraîne rapidement l’esquif favorisé par le vent. S’agit-il de naviguer sur les canaux ou de remonter le Nil avec des vents contraires, les bateliers mettent pied à terre et hâlent la kange. Il leur arrive souvent de la traîner ainsi depuis le lever jusqu’au coucher d’un soleil brûlant, sans prendre de nourriture : le soir, halte d’une demi-heure pour manger quelques fèves et un peu de pain de doura ; puis ils reprennent leur collier pour toute la nuit, et continuent ainsi pendant quinze jours de suite.

Quels ressorts et quelle trempe que cette race arabe ! Et en même temps quelle patience et quelle douceur ! Il faut se représenter toute la puissance de l’habitude et des croyances religieuses, pour comprendre comment un peuple si énergique se laisse conduire à la baguette par une faible aristocratie, et se résigne si facilement à sa misère ; car rien n’égale la misère des fellahs. Nos hameaux les plus pauvres sont des cités magnifiques auprès des villages du Mahmoudieh. À la vue de ces huttes de terre, on a peine à se persuader que de semblables taupinières soient destinées à abriter des hommes. Et quand on y pénètre, quels tableaux ! La nudité, l’éléphantiasis, les ophtalmies, la cécité, la lèpre. « Bacchis ! bacchis ! de l’argent ! » c’est un cri général qui accueille votre arrivée et accompagne votre départ. — Ô les vingt mille cités d’Amasis, où êtes-vous ? ô vieille Égypte, mère du monde, comme t’appellent tes enfans dans leur langue pompeuse, toi qui as tout donné au monde, lois, beaux arts, science, industrie, n’as-tu donc rien gardé pour toi ? Et Mohamed-Ali, qui creuse des ports, qui bâtit des greniers, qui rouvre des canaux, que fait-il donc pour relever ces ruines vivantes ? Les voyageurs qui l’ont jugé d’après les plaies de son peuple n’ont pu voir dans son besoin d’innovations qu’une désastreuse folie. Et nous aussi, nous souffrons des maux étalés sous nos yeux ; mais avant de nous joindre aux accusateurs, prenons une connaissance plus complète des pièces du procès. La question est complexe, examinons-en toutes les faces ; elle est profonde, attendons que nous ayons pu la sonder. Déjà nous avons cru reconnaître que, s’il y a du vrai dans les reproches adressés à la politique du pacha, souvent aussi ils se fondent sur une appréciation inexacte des hommes et des choses. Ces villages du Mahmoudieh, par exemple, sont malheureux sans doute, mais du moins leurs habitans travaillent et vivent. Avant l’ouverture du canal, quand l’intervalle des deux lacs était couvert par les sables, ils volaient ou mouraient de faim. Le Mahmoudieh, en déposant sur ses rives le limon du Nil, a modifié la nature et l’aspect du pays qu’il arrose : des cultivateurs ont pris à ferme ces terres nouvelles, et quoique leur bail soit onéreux, encore leur rapporte-t-il plus qu’autrefois la possession de sables stériles. Des jardins, des troupeaux, des champs de maïs et de coton, ont déjà substitué sur les bords du canal l’aspect de leurs paysages à la monotone aridité du désert. Bientôt le Mahmoudieh, véritable avenue d’Alexandrie, sera plus digne encore de sa destination. Le pacha vient d’ordonner d’élever sur ses berges un rideau d’ombrage, pour abriter, dit-il, des ardeurs du soleil, les Occidentaux qui viendront visiter le grand travail de son fleuve ; car une gigantesque entreprise s’exécute aujourd’hui sur le Nil.

Mentionnons encore la ligne télégraphique du Caire, établissement moderne où l’on retrouve l’administration du vice-roi aidée de l’industrie française, et nous aurons signalé tout ce que la navigation du canal présente de remarquable. Mais nous avons à parler d’une autre voie qui, moins commode, est cependant plus prompte, quand un khamsyn[1] violent ralentit la marche des kanges ; cette voie, c’est le désert. Un jour que, retardée par le vent du sud, ma barque n’avançait pas au gré de mon impatience, je la quittai à six lieues d’Alexandrie, et, louant dans un village un chameau et deux ânes, je me dirigeai en droiture vers la prise d’eau du canal, à travers les sables qui s’étendent entre le Mahmoudieh et la branche de Rosette.

C’était au mois de mai ; la nuit avait été très fraîche, et dans la matinée d’épais nuages nous défendaient encore contre la chaleur du jour ; mais, à midi, toutes les vapeurs se dissipèrent, et l’atmosphère devint étouffante. Nous marchâmes d’abord sur un terrain crevassé, couvert tantôt de soude, tantôt d’une oseille rouge comme un pavé de granit. Bientôt toute végétation disparut, et le sol ne présenta plus qu’un sable fin et doré, largement ondé comme la mer par un vent frais, et en même temps ridé comme la surface d’un lac par une faible brise. Seulement ces flots et ces rides étaient immobiles : on eût dit un océan solidifié. Dans le vaste cercle qui se développait autour de nous, et dont nous formions le centre, rien n’apparaissait. Il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel, pas une plante sur la terre. Quelquefois pourtant des oiseaux voyageurs, des autruches, des hérons blancs passaient au-dessus de nos têtes, ou venaient s’abattre avec confiance près de notre petite caravane. Nous fîmes une halte, et les deux Arabes qui m’accompagnaient se mirent en prières.

Pour nous, citadins du centre de l’Europe, ensevelis pour ainsi dire dans nos rues fangeuses, dans nos promenades alignées, dans nos maisons obscures, dans toute cette vie factice que l’habitude nous impose, les impressions que nous recevons encore du monde physique se bornent à peu près aux exhalaisons de nos ruisseaux. Aussi l’athéisme ou l’indifférence eurent-ils bon marché de nos tendances religieuses, dès que nos mœurs casanières nous eurent complètement soustraits à l’influence des merveilles de la nature. Nous avons perdu le sentiment de Dieu en nous interceptant la vue de son soleil, et quand le bourgeoisisme eut fait de nous des cœurs secs, le rationalisme eut beau jeu à nous rendre esprits forts. Il n’en est pas ainsi des peuples qui se trouvent en contact continuel avec le monde extérieur : les habitans des déserts, des montagnes ou des côtes maritimes puisent toujours dans les grandes scènes qui se déroulent sous leurs yeux une religiosité vraie et profonde. Comment, en effet, résister à cette éloquence des choses matérielles qui saisit en même temps toute l’âme et tous les sens ? Le raisonneur le plus froid se serait uni de cœur à l’adoration de mes deux Arabes s’inclinant devant Allah, qui les éblouissait de sa gloire ; il aurait répété avec eux : Dieu est grand ! C’est que là, sous les traits ardens de l’astre qui le pénètre, au milieu de cette pluie de lumière dont il est inondé, quand il n’entend dans cet espace où le regard et la pensée se perdent, que le sable bruissant sous ses pas, l’athée lui-même est ébranlé dans ses systèmes, tout l’échafaudage de sa logique s’écroule, son cœur s’exalte, sa foi s’éveille, il devient prêtre ; il n’argumente plus, il sent ; il sent Dieu en lui et autour de lui, non plus seulement Dieu intelligence et pur esprit, mais aussi Dieu lumière et feu. Dieu immensité, Dieu terre et soleil, Dieu monde et vie universelle. Je compris alors, sous l’impression qui me dominait, pourquoi la ville que je venais de quitter, pourquoi Alexandrie, destinée surtout à l’industrie, était devenue aussi une ville de dogme et de culte. C’est qu’elle recueillait comme un réceptacle général les sensations produites par ce grandiose de la mer et des déserts dont elle est entourée. Et en effet c’est dans la cité que la piété formule ses croyances, que le dogme élaboré se traduit en symboles et en verbe ; mais c’est au sein des manifestations de la grandeur ou de la bonté divine que l’esthétique religieuse puise ses inspirations ; C’est dans la cité que s’élève l’autel, mais c’est au désert que le feu sacré s’allume.

Nous poursuivions notre marche à travers le silence, la lumière et l’étendue, quand tout à coup le mirage vint peupler la solitude. La Méditerranée m’avait déjà présenté ce phénomène, mais rien ne s’y produit de comparable à ce que j’eus alors devant les yeux. C’étaient des eaux scintillant au soleil et frémissant au vent, puis de vastes plaines, des peupliers balançant en cadence leurs têtes échevelées, des tourelles gothiques élevant leurs flèches au milieu de massifs touffus ; c’était la France, c’était la Sologne, avec son sol plat, ses étangs, ses bois de pins et de bouleaux, ses agrestes ermitages ; et tout cela représenté sans couleurs et sans nuances, il est vrai, mais avec une telle ressemblance de formes, qu’à une distance assez éloignée pour répandre une même teinte vaporeuse sur tous les objets, la réalité n’eût rien offert de plus net, de plus distinct et de plus achevé. Mes guides me montraient avec orgueil ces merveilles de leur pays, et moi j’étais heureux d’y retrouver la fidèle image du mien. Leur imagination peuplait ces lieux fantastiques de gnomes et de péris, et moi je songeais aux bons génies qui m’attendaient dans la paisible retraite évoquée à mes yeux ; je pensais à ma mère que mon retour rendrait heureuse, aux amis qui me donneraient plus de vrai bonheur que n’en pouvaient rêver dans leurs songes dorés mes compagnons de voyage. Je venais de me rendre compte des influences qui avaient toujours fait des Arabes un peuple religieux ; je sentis également, à la vue du mirage, pourquoi la féerie était devenue pour eux une seconde religion. Comment, en effet, ne seraient-ils pas plus que tous les autres hommes, conteurs brillans et rêveurs crédules ? comment leur pensée ne se montrerait-elle pas vagabonde et leur parole pleine d’images, puisqu’ils sont aussi souvent impressionnés par un monde imaginaire que par le monde réel ? Et quand l’Européen lui-même reste sous le charme de toute cette magie, comment l’Arabe ne la réfléterait-il pas dans ses croyances et dans ses œuvres, lui qui n’est point armé du scalpel de la science pour réduire ces hallucinations à leur valeur physique, et qui ne les regarde qu’à travers le prisme de la poésie ?

Cette journée devait être un résumé de tous les phénomènes du désert. Après le mirage vint le khamsyn. Il souffla sur ces riantes illusions, et tout disparut. D’abord les rides qui fronçaient la surface de l’arène s’agitèrent avec un léger frôlement ; puis la plaine devint houleuse ; puis enfin ce furent de grosses vagues qui roulèrent en mugissant, et nous couvrirent d’une pluie desséchante. Je reconnus cette poussière de sable que j’avais déjà vue, dans la rade d’Alexandrie, obscurcir le soleil comme un brouillard sanguin, et tomber par couches sur les ponts des navires. Nous n’avancions plus qu’avec peine à travers cette tempête. Je fus obligé de m’envelopper la tête, et, tournant le dos au vent, de chevaucher face en arrière sur mon impassible monture. Il me semblait avoir du feu sur les yeux. J’eus l’imprudence de les couvrir d’un bandeau mouillé, et, quand je le retirai, telle fut l’impression de la chaleur sur mes paupières humides, que, pendant une demi-heure, je craignis de devenir aveugle. Enfin, vers le soir, nous atteignîmes El-Hatfeh. Cinq ou six mille fellahs travaillaient à la barre qu’on élève tous les ans avant l’inondation, pour empêcher le canal de déborder et de renverser la digue qui sépare le lac Madieh du lac Maréotis. Cette solution de continuité interrompait la navigation, et l’on transportait dans les barques du Mahmoudieh les cargaisons des barques du Nil. Les boues du barrage fourmillaient de travailleurs, le canal d’embarcations de toute espèce, les quais et la petite ville de portefaix, d’ânes, de chameaux, et tout cela se pressait et s’agitait comme les vagues du désert sous le souffle du khamsyn. Mais un autre spectacle m’attendait, qui absorbait déjà ma pensée. Je courus, j’arrivai avant la nuit ; je vis le Nil.

Un grand fleuve, dans son écoulement perpétuel et irrésistible, n’est-il pas une image terrestre du temps ? et cette image n’acquiert-elle pas une rigoureuse exactitude, quand il s’agit du Nil ? Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ? n’est-ce pas se reporter à l’origine des sociétés, à la source des choses humaines ? Et pourtant, quand on le voit, ce grand Nil, toute son histoire antique s’oublie d’abord par l’intérêt de son actualité. Ce fut le lendemain (car je m’étais embarqué à la nuit) que je pus admirer à loisir l’éternelle jeunesse qui verdoie sur ses rives. Quoiqu’à l’époque des plus basses eaux, il coulait encore aussi large que la Loire, et poursuivait son cours sinueux à travers l’abondance qu’il avait fait naître. Le foin, le riz, la canne à sucre, le coton, le tabac, l’indigo, le henneh[2], embaumaient l’air de leurs parfums, et variaient la colorisation du sol plus diapré qu’un tapis de Perse. Les échappées qui semblaient ménagées à dessein entre les massifs de gommiers et de sycomores encadraient dans leur entourage de verdure les scènes riantes de la moisson. Ici l’on arrachait le blé à la main, car en Égypte les gerçures et la sécheresse de la terre dispensent de le scier avec la faucille ; là on liait des gerbes et on les chargeait sur des chameaux ; plus loin l’on en formait des meules, autour desquelles circulaient les noregs, traîneaux attelés de bœufs, dont les roues tranchantes hachent la paille et font sortir le grain de l’épi. Puis à l’heure du repos, hommes, femmes, enfans, accouraient en poussant des cris de joie, et s’élançaient dans le Nil avec la confiance et l’effusion d’une famille qui se jette dans les bras d’un père. Les troupeaux venaient aussi chercher au sein de cet asile commun un abri contre l’ardeur du soleil, et il nous arrivait souvent de louvoyer au milieu des buffles qui ne laissaient passer au-dessus de l’eau que leurs têtes noires, et savouraient dans une molle quiétude les délices du bain. C’était plaisir de voir les cygnes, les pélicans, les hérons, les pluviers dorés, les oiseaux de toutes couleurs et de toutes formes se pavaner autour de nous, ou fuir devant les kanges, qui, poussées par la triple force du courant, du vent et des rames, ressemblaient de loin à des albatros nageant les ailes déployées. Cependant les barques qui se croisaient sans cesse, les passagers échangeant entre eux leurs bouffées de fumée et leurs salamalec, le chant guttural des bateliers et la cadence de leurs avirons, enfin tous les accidens d’une circulation continuelle, rendaient le fleuve encore plus vivant et plus bruyant que ses bords ; car, dans les districts où la moisson n’attirait pas les travailleurs, la plaine était solitaire et silencieuse. On n’y apercevait que les roues hydrauliques, les vaches qui les faisaient tourner, et les huttes des fellahs surmontées de colombiers coniques, entourées de nuées de pigeons, et moins semblables à des villages qu’à de grosses ruches d’abeilles. Quelquefois, au milieu d’une touffe de lilas et de magnoliers, apparaissait une mosquée tumulaire dont le dôme arrondi défendait contre la profanation des hommes la dépouille mortelle d’un santon, tandis que la flèche élancée du minaret s’élevait vers le ciel comme une prière pour son ame. Mais dans ces lieux momentanément déserts, la richesse de la nature faisait oublier l’absence de l’homme, et la végétation suffisait seule à tous les effets d’une décoration prestigieuse. Des forêts de palmiers aux tiges droites comme des colonnes, aux chapiteaux uniformes, figuraient par leurs quinconces symétriques l’immensité d’un temple prolongé sans fin : parfois un rayon de soleil, perçant le toit de feuillage, projetait sa clarté sous les ombreuses arcades comme une lampe suspendue à la voûte du sanctuaire ; et quand venaient à passer des femmes aux jambes cuivrées, aux tuniques d’azur, les bras arrondis comme l’anse de l’urne qu’elles portaient sur leur tête, on eût dit les idoles du temple, animées par un souffle magique et descendues de leur piédestal pour errer dans ces longues galeries.

C’est lorsque le regard du voyageur s’est long-temps arrêté sur ces tableaux divers, que sa pensée se reporte aux destinées du Nil et à la série de travaux par lesquels l’histoire de ce fleuve se rattache aux annales de l’humanité.

En parcourant la vallée du Nil, on conçoit qu’elle dut être le berceau des sociétés, parce qu’elle leur offrit d’abord la retraite la plus sûre et l’établissement le plus facile. Quand la terre ruisselante encore des eaux qui rentraient dans ses abîmes, encore hérissée des volcans qui déchiraient son enveloppe nouvelle, en un mot encore agitée des spasmes nerveux qui avaient déterminé sa dernière transformation, quand la terre vit apparaître l’homme, son seigneur, son hôte chéri, le roi, l’époux désiré que Dieu lui envoyait enfin pour prix de tant d’efforts, elle voulut l’abriter dans un asile à part contre les dangers qui menaçaient sa frêle organisation. Elle fit alors jaillir des montagnes de l’Afrique, qu’on a justement nommées l’épine du monde, un large fleuve qui traversa tout le continent comme une artère vivifiante. Ce ne fut point assez de le grossir par de nombreux affluens : elle creusa sur les sommets où il prenait sa source des lacs profonds, et elle imprima au vent d’hiver une direction constante du nord au midi, pour que toutes les vapeurs émanées des autres contrées fussent versées dans ces réservoirs du fleuve, et que le fleuve, par ses inondations régulières, rajeunît tous les ans ses bords en les couvrant d’une humus choisi. Elle étendit de l’orient à l’occident d’immenses déserts de sables arides et d’air brûlant, afin que les vents qui traverseraient dans sa largueur la contrée prédestinée ne pussent jamais y porter de pluies, et troubler par des accidens atmosphériques la sérénité de son climat. Enfin elle éleva sur l’une et l’autre rive un rempart de rochers qui arrêtèrent l’invasion des sables, et continrent dans la vallée les débordemens du fleuve.

Puis quand elle eut ainsi disposé l’architecture de cette retraite, et qu’elle lui eut créé une nature spéciale, la terre y rassembla tous les trésors de sa fécondité, et elle en fit un jardin de délices. Elle y répandit l’ombrage de l’acacia et du sycomore, afin que le bien-aimé trouvât la fraîcheur et le sommeil sous ces dômes embaumés ; elle y multiplia le lotus aux racines et aux fruits succulens, le bananier dont la figue croît à la portée de la main de l’homme, et le dattier dont l’écorce échelonnée lui présente des degrés faciles pour atteindre ses grappes courbées vers le sol. Elle étendit en longs filons, dans le sein des rochers des deux rives, l’or, le fer et le cuivre, afin que l’homme eût à sa disposition un magasin de métaux : elle y accumula au midi le granit, au nord la pierre calcaire, dans la partie moyenne les grès de toutes couleurs, afin qu’il embellît sa demeure, et qu’il pût créer à son tour[3]. Le cheval, le bœuf, le chameau, tous les animaux destinés à son usage, elle les acclimata dans la vallée bénie, et elle relégua au sein des déserts les bêtes aux cris effrayans, aux instincts sanguinaires. Le crocodile fut le seul fléau qu’elle ne put éloigner (mais l’homme devait bientôt vouer à ce monstre un culte religieux, sanctifiant dans sa gratitude jusqu’aux imperfections du monde matériel). Enfin tout ce qui dut flatter les goûts et pourvoir aux besoins de son seigneur, tout ce qu’elle put produire pour lui être douce et facile, la terre le réunit dans cet asile. Ce fut là surtout qu’elle appropria sa nature à la nature de l’homme, en un mot qu’elle s’humanisa.

Aussi l’intelligence humaine et l’intelligence terrestre ne tardèrent pas à se comprendre. Les hommes commençaient à peine à se répandre dans les diverses contrées, qu’un chef de famille, un fils de Cham, Mesraïm, vint planter ses tentes dans la vallée bienheureuse. D’autres s’étaient aussi approprié des champs fertiles, Nemrod la Mésopotamie, Assur les campagnes bitumineuses du Jourdain[4], des fondateurs inconnus les rives de l’Indus et du Gange, celles du Si-Kiang et du Houang-Ho. Partout des sociétés s’étaient organisées sur les bords des grands fleuves ; mais les unes étaient resserrées dans des limites trop étroites ; les autres voyaient leurs villes renversées par des éruptions volcaniques, celles-ci avaient peine à se défendre contre les rigueurs du climat, celles-là contre les attaques des animaux féroces. Bref, aucune d’elles n’avait rencontré tous les élémens de progrès que présentaient réunis les rives du Nil, région si favorable au développement social, qu’Abraham y trouva déjà un empire florissant, au temps où le reste du globe ne comptait encore qu’un petit nombre de faibles cités[5].

Mais ce ne fut point dans la partie de l’Égypte visitée par le patriarche, que la société fonda ses premières institutions. Elle dut naturellement se fixer d’abord sur les terrains dont la base jouissait du bénéfice de l’inondation, et dont les sommités étaient à l’abri de ses atteintes, dans les îles par exemple. Cette localité détermina sans doute l’origine de l’état théocratique de Méroé, empreint de ce matérialisme que devait inspirer aux hommes le sentiment primitif des bienfaits de la nature. L’association humaine suivant le cours du fleuve, les îles d’Éléphantine et de Philœ reçurent de nouveaux établissemens. Enfin, enhardie par ces premiers succès, la société ne se borna plus à ses positions insulaires : des colonies descendirent sur la rive, et imposant leur volonté à la puissance terrestre devenue passive entre leurs mains, elles commencèrent à diriger le fleuve par des canaux et à le contenir par des digues. Peut-être faut-il rapporter à ces temps inconnus la construction d’une chaussée qui existe encore, élevée à travers le désert pour rattacher Éléphantine à Méroé, et pour suppléer à la navigation interrompue dans cet intervalle par des accidens de terrain.

La civilisation africaine continuant à se rapprocher de l’Europe où elle devait se transporter un jour, Thèbes fut fondée par une colonie éthiopienne, puis Memphis par une colonie de Thèbes. Alors Ménès parut, dont la mémoire a survécu à celle des dynasties qui lui succédèrent, comme ces pylônes gigantesques, frontispices thébains, encore debout aujourd’hui, quand les colonnes qui s’élevaient derrière leurs massifs sont réduites en poussière.

Avant lui, l’Égypte finissait aux lieux où surgirent depuis les pyramides. Le Nil, ou du moins un de ses bras, se dirigeait comme la chaîne libyque vers le désert, par une vallée qui a conservé les traces de son passage et le nom de fleuve sans eau. Ainsi contenu dans cette gorge de rochers, il ne débordait plus à partir du point où il s’y engageait, et abandonnait aux flots de la mer l’espace occupé aujourd’hui par le Delta. Tout ce triangle formait un golfe, ou, suivant Hérodote, un marécage. Ménès, en élevant une digue à cent stades au sud de Memphis, imprima au fleuve une direction nouvelle, et l’introduisit dans le lit qui s’est depuis terminé par l’embouchure bolbitinienne[6]. Dès-lors le bras occidental débordant aussi bien que le bras oriental, le limon s’amoncela dans l’angle des deux branches, et avec la succession lente des siècles le Delta sortit des eaux. Hérodote appelle la Basse-Égypte un présent du Nil[7]  ; il écrivait sous l’inspiration des prêtres de Memphis qui attribuaient exclusivement à la matière les titres dont l’humanité avait à revendiquer sa part ; n’oublions pas, nous, que l’homme fut de moitié dans cette conquête faite sur la Méditerranée, parce qu’elle offre un exemple éclatant de ce que peut le génie humain associé à la force créatrice de la terre.

Après Ménès, tout s’efface, si ce n’est deux noms qui presque seuls percent la nuit de ces premiers âges. L’un est celui d’une femme, de la reine Nitocris, qui confia au Nil le soin d’une terrible vengeance. Les grands du pays avaient tué son frère ; elle ordonna de vastes constructions souterraines, auxquelles elle fit aboutir des canaux secrets ; puis, ayant invité les meurtriers à un festin, elle introduisit le fleuve, pour dernier convive, dans la salle où ils étaient rassemblés[8]. L’autre nom est celui de Joseph, ministre fameux d’un Pharaon inconnu, grand homme dont les nations gardent un souvenir religieux, et auquel on attribue encore la plupart des ouvrages importans de l’Égypte moyenne. Tout n’est pas erreur dans les traditions populaires, rien ne s’oppose à ce que le fils de Jacob ait ouvert, comme elles le prétendent, le canal de cinquante lieues qui arrose la province d’Arsinoé. Quant au reste de ces premières dynasties, les investigations conduites par la science moderne avec tant de persévérance et de génie n’ont encore abouti à aucune découverte. Il semble que le Nil ait entraîné dans le gouffre de l’oubli la mémoire des rois qui n’avaient pas mêlé leur histoire à la sienne.

On trouve toutefois encore un point lumineux au milieu de ces ténèbres : c’est le règne de Mœris, immortalisé par ce prodigieux réservoir qui fertilisait le district situé au nord d’Arsinoé, dans l’écartement de la chaîne libyque. L’eau du Nil arrivait dans ce lac pendant six mois : durant l’autre semestre, elle s’en retirait, et, au dire des anciens, un canal souterrain, suivant le pied des rochers à travers les sables de Barka, la déchargeait dans la Syrie d’Afrique. Ménès avait empiété sur la mer : Mœris fit reculer le désert. Le Nil était un moyen d’agrandissement entre les mains des rois qui savaient s’en servir.

La période obscure des princes éthiopiens et hyksos ne cesse qu’à la dix-neuvième dynastie, illustrée par ce souverain à qui l’on donne tant de noms, et dont la région du Nil conserve encore tant de légendes, de portraits, de statues et de temples. Le premier titre de Rhamsès-Sésostris au souvenir des hommes est peut-être d’avoir canalisé l’Égypte, ou du moins perfectionné sa canalisation.

Aux Sésostrides succéda la dynastie saïtique. Nécon, l’un des princes de cette race, voulut faire du Nil l’instrument de sa politique. Pour s’emparer des villes phéniciennes soumises au roi de Babylone, il fit construire des vaisseaux sur la Méditerranée et sur le golfe arabique, et commença un canal qui, partant de Suez pour aboutir à la branche pélusiaque, devait établir, par l’intermédiaire du fleuve, une communication continue entre les deux mers. Mais à une autre main était réservé l’achèvement de ce grand ouvrage[9].

Trente ans plus tard le sceptre échut à Amasis, le dernier Égyptien qui ait gouverné son pays. Après son règne, l’art et l’industrie abandonnèrent cette contrée, et furent poursuivre sous d’autres climats la marche de leurs progrès. C’est donc au point de vue de son siècle qu’il faut se placer pour apprécier le dernier terme de la civilisation qui s’était développée sous l’influence du Nil. C’est du haut du trône d’Amasis qu’il faut voir le fleuve descendre de ses sources mystérieuses, recevoir les tributs du Bahr-el-Azrek, du Maleg et de l’Atbarah, embrasser d’abord l’île de Méroé, dépositaire du culte naissant, puis Éléphantine et Philœ, deux messagères que Thèbes envoie au-devant de lui, s’incliner aux cataractes comme pour saluer le grand peuple qui l’attend, entrer dans l’Égypte, son temple, par les portes triomphales d’Élythia, de Silsilis et d’Ombos, traverser vingt mille cités, réfléchir dans ses eaux palais, sphinx, obélisques, labyrinthes, colosses, pyramides, monde de marbre et de granit rivalisant de luxe avec le monde d’où la main de l’homme l’a tiré, se multiplier pour porter ses bienfaits aux états de Tanis, de Bubaste, de Mendès, de Sébennytus, de Saïs, et enfin après huit cents lieues de cours, entrer par sept portes dans la grande arène des mers, pour y suivre des routes inconnues comme son origine. Alexandrie, au temps de Cléopâtre, nous a offert un type brillant, quoique imparfait, de l’association des hommes entre eux ; le Nil, au siècle d’Amasis, nous présente un type non moins remarquable de l’association de l’homme avec le monde matériel.

Ce fut là, ce fut sur les bords du Nil que la providence terrestre, comme nous l’avons dit, prévint avec le plus de complaisance les besoins des sociétés naissantes, et ce fut là aussi qu’entre la terre et l’homme se serrèrent le plus étroitement les liens d’une mutuelle alliance ; mais par l’erreur d’une reconnaissance aveugle, cette terre, que l’humanité s’était d’abord contentée de soumettre à la culture, devint bientôt l’objet de son culte. Alors la matière vint à peser de tout son poids sur l’homme idolâtre. Le peuple fut la victime que les castes royales et sacerdotales offrirent en sacrifice à la nature divinisée. Il sua la sueur et le sang pour pétrir le limon du Nil, pour tirer de ses carrières des blocs de pierre et de marbre, et pour tailler les montagnes de ses rives en statues et en temples. Le culte de la matière était partout, avait tout envahi ; le culte de l’intelligence restait étroitement confiné dans le sanctuaire. Il était temps que l’enceinte sacrée s’écroulât, et que la science s’en échappant répandît enfin parmi le peuple d’Égypte et parmi les autres peuples l’initiation de ses mystères. Alors Dieu envoya Cambyse pour détruire la civilisation égyptienne, appareil social merveilleusement propre à assurer les premiers pas de l’humanité, mais trop inflexible pour se prêter désormais à son développement et à l’essor de ses forces croissantes. Déjà Moïse avait délivré par la fuite ceux de sa race : le reste fut affranchi par l’épée de Cambyse. Assez long-temps l’histoire a pleuré sur les ruines de Thèbes et de Memphis. Pour nous, tout en admirant le grandiose de la théocratie égyptienne, reconnaissons le doigt de Dieu dans les ravages de ce conquérant, instrument aveugle, qui vint libérer du joug sacerdotal les castes populaires, et émanciper la pensée humaine en détruisant les temples qui la tenaient captive, comme le fléau du moissonneur brise la paille et dégage le grain de l’épi qui l’enserre.

Toutefois, à l’invasion de Cambyse, la vallée du Nil perdit en richesses et en splendeur tout ce que l’humanité gagna en intelligence et en liberté. La lutte des Égyptiens contre les étrangers apporta dès-lors un obstacle continuel aux grandes entreprises, et causa la ruine du petit nombre d’ouvrages échappés à la hache du conquérant. Les Perses sentirent pourtant la nécessité de réparer les digues qui fermaient au Nil l’entrée du fleuve sans eau, et Darius même, pour diriger plus promptement les grains d’Égypte sur ses états d’Asie, acheva le canal destiné soixante-dix ans auparavant par Nécon à la communication des deux mers.

Tel fut le rôle des Perses : voyons celui des Grecs.

Il y avait entre le Nil et Alexandre un rapport de grandeur qui promettait des œuvres dignes à la fois du héros et du pays qui s’était jeté dans ses bras. Mais une mort prématurée en empêcha l’accomplissement, et les trois premiers Ptolémées n’exécutèrent que la moindre partie de ces projets, en dirigeant des canaux sur Alexandrie, et en ouvrant une nouvelle communication du Nil au golfe Arabique, pour remplacer celle de Darius déjà comblée. Dans la province de Bahyreh[10], leur système de canalisation avait le lac Maréotis pour base. Il y a lieu de croire également, d’après des traces récemment découvertes, qu’afin de réduire le parcours et les frais de l’excavation de l’isthme, les Lagides profitèrent d’un lac interposé entre le golfe et le fleuve. Cette voie, obstruée en partie par la vase que le Nil y déposait dans ses crues, ne fut sans doute accessible qu’aux barques les plus légères, puisque Cléopâtre n’y put faire entrer sa flotte, lorsqu’après la défaite d’Actium, elle tenta de se retirer sur la Mer Rouge. La vallée du Nil se ressentait déjà de la décadence de l’Orient ; c’était à l’Europe de briller sur la scène humaine, et les grandes œuvres ne se produisaient plus que dans ce monde nouveau.

Les Romains rattachèrent aussi le Nil à l’Océan par un canal que Ptolémée attribue à Trajan, et Maqrizy à Adrien ; car il était dans la destinée de l’Égypte de devenir dans tous les temps l’appât de la conquête, de s’empreindre du cachet de chaque civilisation, et de voir s’agrandir autour d’elle le cercle de cette association humaine dont elle avait été le centre et l’origine. Mais, de tous ses dominateurs successifs, les Arabes furent les plus ingénieux artisans de la canalisation de l’isthme, et en retirèrent les plus solides avantages. Pendant cent cinquante ans, les productions du Nil s’écoulèrent sur Médine et La Mecque par le canal du Prince des Fidèles, creusé sous le kalifat d’Omar. Suivant Maqrizy, cette voie aurait été comblée au viiie siècle par El-Mansour, second kalife Abassyde, dans le dessein d’intercepter les blés aux villes d’Arabie qui tenaient pour les Ommiades. Il est plus rationnel d’imputer l’engorgement du canal aux exigences de l’état de guerre, où l’activité du gouvernement fut si long-temps absorbée. Quoi qu’il en soit, le commerce de l’Afrique avec l’Asie prit dès-lors la route de Cosséir ; et dans la suite, le percement de l’isthme de Suez, comme tous les travaux hydrauliques qui avaient signalé le passage des différens peuples dans la vallée du Nil, fut abandonné par les hordes ignorantes du Caucase et de la mer Caspienne. La mission providentielle de ces races ne les appelait pas à un rôle créateur. Saladin, il est vrai, quoique tenant tête à l’Europe entière, avait imité la vigilante administration des premiers kalifes ; mais, pendant l’occupation des Mamelouks et des Turcs, les mille canaux qui radiaient entre les deux branches principales du fleuve se comblèrent presque tous, et le petit nombre de bras encore alimentés n’eut plus d’autre utilité que l’irrigation artificielle des terres.

Il arriva pis encore. Des lagunes formées par les eaux stagnantes enlèvent aujourd’hui à l’agriculture presque toute la base du Delta. Le Menzaleh, où se jetaient les bras de Tanis et de Mendès, a envahi un tiers de la côte. Le lac de Burlos à l’ouest de Damiette s’est étendu jusqu’à l’ancien bras de Canope, qui n’atteint plus la mer et qui a formé le lac d’Edko : enfin ce dernier n’est séparé que par une bande de terre du lac Madiéh qui touche au Mareotis. L’eau semble reconquérir ses premières possessions.

Pour comble de dommage, le temps est venu où le phénomène prévu par Hérodote devait atteindre son entier accomplissement. Le sol du Delta exhaussé par les couches du limon que le Nil y accumulait dans ses débordemens, a dépassé le niveau le plus élevé du fleuve ; et aujourd’hui, pour arroser les campagnes à l’époque de l’inondation, il faut avoir recours aux roues à chapelets dont on ne se servait autrefois que dans le temps des basses eaux.

C’est dans cet état d’infécondité que Mohamed-Ali a trouvé L’Égypte septentrionale. Mais Napoléon avait légué à ce pays ses puissantes conceptions, et Mohamed-Ali s’est fait son exécuteur testamentaire, en interprétant ses volontés plus largement que Ptolémée-Lagus n’avait compris celles d’Alexandre. Le premier soin du vice-roi, dès qu’il put disposer des fellahs, fut de creuser le Mahmoudiéh entre Alexandrie et la branche de Rosette. Bientôt après, il ouvrit un autre canal pour arroser les terres de Toumlât. Son infatigable persévérance, au milieu des plus graves embarras politiques, releva les digues, rétablit les courans indispensables, et fit face aux exigences les plus impérieuses de la culture et de la viabilité. Mais ce n’était là que le prélude de gigantesques entreprises.

S’inspirant des besoins généraux du pays et des plans réparateurs de Napoléon, Mohamed-Ali conçut en 1834 le projet de barrer le Nil, d’abord pour le déverser sur le Delta au temps de l’inondation et pour alimenter l’irrigation même à l’époque des plus basses eaux, en second lieu pour diriger sur l’espace intermédiaire et sur les deux extrémités du littoral égyptien trois canaux principaux qui, entraînant les eaux des lagunes à la mer, assureraient la dessication et la fertilité des terrains occupés maintenant par de stériles marécages.

Ce projet a déjà reçu un commencement d’exécution. Deux officiers français ont achevé les tracés et toute la théorie du travail. Un camp dressé entre les deux branches du Nil, au sommet du Delta, a été couvert d’ateliers, de magasins, de fours et d’une quantité prodigieuse de matériaux. Douze mille hommes, avant-garde d’une nombreuse armée de travailleurs, ont ouvert deux tranchées formant les cordes des deux arcs décrits par les branches du Nil à la hauteur de Daraoueh et de Kaffre-Mansour. Ce sont ces tranchées, destinées à devenir les nouveaux lits du fleuve, qui doivent recevoir les barrages, massifs de maçonnerie hauts de quarante pieds et larges de trois à quatre cents mètres. La quantité de pierres nécessaire à ces massifs est égale à celle que contient la grande pyramide, dont la construction occupa cent mille hommes pendant vingt ans. Le calcul a déjà démontré que toutes les machines à vapeur de l’Angleterre, mises en activité par trente mille hommes, achèveraient un travail équivalent à la pyramide de Chéops dans l’espace de dix-huit heures. Par les barrages, la pratique va constater d’une manière plus intéressante et plus positive encore la supériorité de l’industrie des modernes sur celle des anciens, et convaincre enfin les admirateurs exclusifs du passé qui prétendent nier le progrès de la dynamique en citant les ouvrages des Pharaons.

Mais avant de commencer l’opération principale, la construction, Mohamed-Ali veut recueillir les avis de la science européenne : il invite notre compatriote Brunel à venir contrôler les plans provisoires ; il sollicite de notre gouvernement l’envoi d’une commission d’enquête. L’administration française jugera sans doute à propos de répondre à cet appel du vice-roi, comme elle l’a déjà fait en d’autres circonstances moins importantes. Les avantages incontestables qui intéressent notre commerce à la prospérité de l’Égypte et à l’accroissement de notre influence dans ce pays, la prépondérance que ne manqueraient pas d’y acquérir les spéculations anglaises déjà chargées par le pacha de la construction des chemins de fer, l’expérience que puiseront nos jeunes praticiens dans la solution d’un problème hydraulique tel que le barrage du Nil, tout porte le gouvernement de la France à se faire représenter par un état-major d’ingénieurs sur ce champ de bataille, le plus grand, le plus beau qui ait jamais été ouvert à l’industrie.

Que si maintenant l’Égypte s’adresse à ces hommes au cœur large, au sang bouillant, qui, selon les lieux et les temps, prennent la croix d’Alcantara, s’embarquent avec Fernand-Cortès, ou s’élancent aux avant-gardes de Napoléon, elle peut leur promettre travaux, fêtes, périls et renommée. À sa voix déjà sont accourus des artistes, des médecins, des ingénieurs, des agronomes, généreux bataillon de volontaires qui marche sous le commandement d’un chef de son choix, et qui porte écrit sur son chapeau : Amélioration physique et morale du globe par l’industrie. Cette croisade armée, non plus pour conquérir un tombeau à travers des flots de sang, mais pour porter la vie partout où elle dresse ses tentes, est venue offrir à l’Égypte ses lumières et son activité, parce qu’elle a reconnu le rôle que cette terre est appelée à remplir dans les relations générales des peuples.

En effet, cette question des travaux hydrauliques de l’Égypte acquiert toute la portée d’une question universelle. — Après le barrage du Nil, la canalisation de l’isthme de Suez. — L’œuvre de Nécon, de Darius, des Ptolémées, de Trajan et d’Omar, Mohamed-Ali l’entreprendra à son tour. Les canaux creusés à différentes époques, du Nil au golfe Arabique, suffisaient à peine au commerce de deux peuples voisins. Celui qu’on projette aujourd’hui, tracé sur une plus large échelle, et joignant les deux mers sans passer par le fleuve, évitera à nos vaisseaux le circuit de l’Afrique, et ouvrira au commerce de l’Europe les portes de l’Inde. Mohamed-Ali se prêtera par un instinct de gloire à l’exécution de cette grande pensée : près de lui sont des hommes qui s’y consacreront par un ardent amour de l’humanité.

Et là ne s’arrête point l’ambitieuse philanthropie de ces hommes étranges, qui, précurseurs sans doute d’un siècle moins égoïste que le nôtre, se sont voués à la réalisation de toutes les idées fécondes. Déjà leurs regards se portent sur l’isthme de Panama, où l’un d’eux vient d’être envoyé en reconnaissance. Ils veulent ouvrir entre les deux Amériques, aux navires du plus fort tonnage, un passage que quelques travaux ont déjà rendu praticable aux petites barques des côtes.

Ce serait, on le sent, le complément de l’œuvre de Suez. Cette double opération achevée, un vaisseau parti de Bordeaux entrerait dans la mer des Indes par la Méditerranée et le canal d’Égypte, traverserait les archipels de l’Océanie et l’Océan pacifique, puis rentrerait dans l’Océan atlantique par l’isthme de Panama, c’est-à-dire que son périple décrirait autour du globe un grand cercle à peu près régulier.

Des conséquences d’un si haut intérêt appelleront l’attention des hommes graves sur les travaux entrepris aux bords du Nil. Notre siècle commence à se lasser de l’idéologie, et partout déjà l’on s’est mis à la pratique. La Russie et l’Allemagne sillonnent leurs vastes territoires par des lignes de chemins de fer ; la Suède vient de joindre la mer du Nord à la Baltique par le magnifique canal de Gotha ; les états d’Amérique adaptent leurs nombreux cours d’eaux à la navigation intérieure ; l’Angleterre semble prendre à tâche de présenter le résumé complet de toutes les découvertes nouvelles ; la France enfin ne peut tarder d’entrer franchement dans cette voie industrielle dont une inconcevable étroitesse de politique l’a tenue jusqu’ici éloignée. Mais certes, dans cette progression générale, Mohamed-Ali marche au premier rang. Nous avons trouvé dans l’Égypte des Pharaons le premier exemple du pacte de l’Humanité avec le Monde matériel  ; Alexandrie nous a paru remarquable comme théâtre de l’alliance politique des deux hémisphères ; le gouvernement de Mohamed-Ali se signale aujourd’hui par la simultanéité de ces deux faits, c’est-à-dire par l’association des hommes d’Occident et des hommes d’Orient réunissant leurs efforts pour baser sur d’immenses travaux les nouveaux rapports d’un peuple avec le sol qui le nourrit. Sous ce point de vue, qu’il ait ou non la conscience de son œuvre, le vice-roi doit être considéré comme un des instrumens providentiels du progrès humain. — Car voilà les peuples qui hâtent leur marche ; et lorsque, dans chaque obstacle élevé par la Matière entre les sociétés, l’Intelligence trouve un nouveau lien pour les réunir ; quand elle force les continens eux-mêmes à livrer passage, qui donc arrêterait l’Humanité ?


Lucien Daviésés.
  1. Vent de sud.
  2. Arbrisseau cultivé surtout dans le Delta. C’est avec ses feuilles, réduites en pâte, que les femmes d’Orient se teignent de rouge orangé les ongles et la paume des mains.
  3. Cette division lithologique est celle qu’indiquent si distinctement, par la nature de leurs matériaux, les monolithes de Philœ, les temples du Sayd et les pyramides de la Basse-Égypte.
  4. Genèse, chap. x.
  5. Genèse, chap. xii.
  6. Aujourd’hui bouche de Rosette.
  7. Hérod. Euterpe.
  8. Hérod. Euterpe.
  9. Hérod. Euterpe.
  10. C’est à ce nôme, le plus occidental du Delta, qu’appartient la ville d’Alexandrie.