L’Égypte et l’Occupation anglaise/04

L’Égypte et l’Occupation anglaise
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 391-425).
L’ÉGYPTE
ET
L’OCCUPATION ANGLAISE

IV.[1]
LE SOUDAN, LE NIL, L’ARMÉE.


XII. — LA PERTE DU SOUDAN EGYPTIEN.

L’un des reproches les mieux fondés que l’Egypte ait à faire à l’Angleterre est celui de lui avoir fait perdre le Soudan. La campagne néfaste qui a donné ce résultat a coûté aux deux nations beaucoup d’or et surtout beaucoup de sang. Quatre-vingt mille vies humaines, y compris, bien entendu, celles des Soudaniens, ont été sacrifiées à une politique détestable, et la mort de Gordon, qui s’y rattache, reste une honte éternelle pour ses compatriotes. C’est sur cet héroïque martyr du point d’honneur que l’Angleterre rejette aujourd’hui le poids de tant de désastres, et je ne sais rien de plus injuste. Gordon n’a point agi sans ordres : je n’en veux pour preuve que le fragment de ce discours prononcé à la chambre des communes par M. Gladstone : « Les devoirs du général Gordon vis-à-vis de notre gouvernement sont, à mon sens, primés par ceux de la grande mission qu’il tient directement du gouvernement égyptien, sous la pleine responsabilité monde et politique du cabinet britannique. » En veut-on d’autres preuves ? Gordon parle de l’éventualité d’une entrevue avec le mâhdi, et sir E. Baring lui interdit toute démarche de ce genre. Gordon propose de se rendre dans les provinces équatoriales, et le gouvernement de Sa Majesté refuse de sanctionner des opérations tentées au-delà de Khartoum. Gordon avait instamment prié qu’on lui envoyât 3,000 soldats turcs à la solde de l’Angleterre ; 3,000 Turcs de ceux de Plevna eussent fait merveille : il ne lui en fut pas envoyé un seul. Gordon réclame alors des troupes indiennes musulmanes ; nouveau refus. Dans une série de onze télégrammes, le malheureux Gordon expose le péril de la situation si on n’envoie pas quelques soldats anglais à Ouedy-Halfa, et si on ne l’aide pas à rétablir les communications entre Berber et Souakim ; il démontre victorieusement qu’il ne reste plus que deux partis à prendre : ou abandonner le Soudan au mâhdi ou le donner à Zuberh, le célèbre marchand d’esclaves, prisonnier au Caire. Aucune de ces deux solutions n’est adoptée.

Livré à lui-même, le héros de Khartoum eût sinon triomphé comme Emin-Pacha, du moins sauvé à coup sûr les garnisons égyptiennes d’un égorgement, et protégé le départ de tous ceux qui ne demandaient qu’à quitter le pays en prévision du sort horrible qui les attendait.

On a été frappé d’une singulière coïncidence et qui a fait croire à une vaste conspiration du panislamisme : à 500 lieues de distance, presque le même jour, Arabi et le mâhdi se soulevaient. Le premier, au nom d’un parti national qui ne voyait dans le khédive nouvellement élu qu’un jouet des étrangers et dans ses ministres des hommes habiles à tirer parti de l’expérience d’un trop jeune souverain. Le second, le « maître de l’heure, » au nom de la foi musulmane, et dont le triomphe sur les chrétiens devait ouvrir au monde des croyans, — et ce monde est immense, — une ère de prospérité et de gloire.

Le prétexte apparent du soulèvement des populations soudaniennes était, d’après elles, la souillure qu’infligeait au pays la présence d’un grand nombre d’Européens. Mais il y avait d’autres prétextes plus puissans. C’était la vénalité des fonctionnaires égyptiens dans la Haute-Égypte et leurs procédés arbitraires pour prélever les impôts. C’était aussi, — le plus important de tous, la défense qui leur avait été faite de se livrer à la traite des nègres. Il faut dire que c’est ce trafic qui faisait à Khartoum la richesse des partisans du mâhdi et celle des tribus baggaras, comme il faisait à Zanzibar la fortune des Arabes marchands d’esclaves avant que l’Allemagne et l’Angleterre n’intervinssent. Ce sont ces Baggaras qui, dans leur haine, fournirent au mâhdi de l’or, les premières armes et les premiers soldats ; ils lui constituèrent une armée d’ardens fanatiques qui devaient, — ils l’espéraient du moins, — rejeter les étrangers jusqu’à la mer. Et ce n’était pas tout à fait une armée de barbares, car son état-major était européen, et les cadres se trouvaient composés d’Égyptiens déserteurs et d’Arabes intelligens. Elle comprenait, il est vrai, des noirs armés simplement de coutelas, mais beaucoup d’entre eux possédaient des fusils à silex, des remington, de l’artillerie de campagne et même des mitrailleuses.

De 1882 à 1887, ce ne sont que désastres au Soudan, où plusieurs généraux anglais, et dans ce nombre le plus illustre d’entre eux, lord Wolseley, renoncent à lutter contre un climat meurtrier et un fanatisme religieux qui transforme en « lions crêtés » ceux qui en sont possédés. Dès son entrée en campagne, Mohamed-Ahmed ou le mâhdi bat à plate couture Réouf-Pacha, le gouverneur de Khartoum ; il fait de même au mois de juin 1882, juste au moment où la populace d’Alexandrie égorgeait les habitans de cette ville. Un mois après, en juillet, le corps d’armée de Yousef-Pacha est mis en pièces. Et quel carnage ! Pas un soldat du khédive n’échappe à la fureur des bandes qu’entraîne à sa suite le prophète venu du Sud[2]. Nouvelle coïncidence : le mâhdi est maître d’une grande partie du Soudan, de même qu’Arabi est le maître de l’Égypte.

Cependant, lorsque le premier apprit que les soldats anglais débarquaient en armes sur plusieurs points du Delta, il passa le Nil blanc et se cantonna en vue d’El-Obeïd, la capitale du Kordofan. Des officiers autrichiens y commandaient les troupes égyptiennes. Comment ce prétendu barbare les force-t-il à capituler ? Mais d’une façon toute naturelle : par un sévère blocus, en occupant les routes et en interdisant la navigation sur le Nil. El-Obeïd et sa population de 30,000 âmes, sa citadelle et ses forts détachés, se rendirent vaincus par la famine. Tout cela n’est-t-il pas d’une tactique habile, et y a-t-il beaucoup de choses à blâmer dans ce manifeste que le vainqueur adressa à la population, lorsque, après une entrée triomphale, il prit possession de la ville ?


Proclamation du serviteur de Dieu Mohamed-el-Mâhdi, fils de Saïd-Abdulah, à tous les fervens.

« Nous avons nommé pour gouverneur de cette ville notre cher Cheikh-Mondour, fils d’Abd-el-Hakem. Exécutez ses ordres et suivez-le au combat. Celui qui se soumet à lui se soumet à nous, et celui qui lui désobéit nous désobéit, et désobéit à Dieu et à son prophète. — Montrons à Dieu notre pénitence et renonçons à toutes les choses mauvaises et défendues, telles que les dégradantes œuvres de la chair, l’usage du vin et du tabac, le mensonge, le faux témoignage, la désobéissance envers son père et sa mère, le brigandage, la non-restitution des biens dérobés, les battemens de mains, les danses, les regards immodestes, les larmes et les lamentations au lit des morts, la calomnie et le commerce avec les femmes étrangères. Que vos femmes s’habillent avec décence et soient attentives à ne pas s’entretenir avec des inconnus. Tous ceux qui n’observeront pas ces préceptes seront châtiés conformément à la loi. — Dites vos prières aux heures prescrites. — Donnez le dixième de votre bien au prince Mansour, qui le versera dans le trésor de l’Islam. Adorez Dieu et ne vous haïssez pas les uns les autres, mais prêtez-vous assistance. »

Juste au moment où les Anglais se croyaient, grâce au prestige de leurs armes, maîtres de la Haute et Basse-Egypte, ils reçurent la stupéfiante nouvelle qu’on taillait en pièces leurs protégés, et qu’un illuminé, qui faisait un crime à ses soldats de boire des liqueurs fortes et à ses femmes de ne pas s’habiller avec décence, entendait bien mieux qu’eux ses affaires au Soudan. Ils y projetèrent une nouvelle expédition, et ce ne fut qu’en répandant l’or à profusion qu’ils parvinrent à former à cet effet une armée de 7,500 fantassins, 500 cavaliers et 24t pièces de canon. Et quelle armée ! De pauvres fellahs arrachés à leur hutte et tenus enchaînés jusqu’au jour de leur embarquement pour Souakim, un port de la Mer-Rouge. Beaucoup d’entre eux parvinrent à déserter, mais ils n’y réussirent pas tous. Le commandement de cette troupe sans cohésion fut confié à un ancien colonel des Indes, Hicks-Pacha, qui s’adjoignît 42 officiers européens. Hicks était un vaillant soldat, mais, ainsi que beaucoup d’officiers anglais, trop confiant en lui-même. Il partit donc pour Souakim comme s’il allait y combattre des Canaques d’Australie.

C’est à Souakim qu’aboutissaient alors les caravanes de Nubie, riches en ivoire et en gommes odorantes de toute sorte. L’abondance des polypiers est si grande dans les eaux qui baignent les murailles de cette malheureuse ville que les habitans décorent leurs habitations avec des rameaux de corail écarlate. Les événemens qui sont survenus au Soudan depuis cette époque en ont fait une cité ruinée et presque morte. On sait qu’elle est aujourd’hui étroitement bloquée par les derviches soudaniens, et que l’Angleterre à qui incombe sa conservation, qui craint de la voir prise d’assaut, y a envoyé du Caire trois cents soldats européens commandés par le général Grenfell.

L’armée du général Hicks partit de Souakim pour gagner d’abord Berber, ville située à 60 kilomètres en amont de la cinquième cataracte, puis Khartoum, également sur les bords du Nil. Elle avait pour objectif le prophète, avec mission de le chasser d’El-Obeïd, où il s’était fortifié. On prédisait à cette armée une fin désastreuse, comme si, en effet, sa destruction était chose prévue, fatale. Ce qu’elle souffrit dès le début de son entrée en campagne est inénarrable. L’air qu’on respirait sur le littoral de la mer était embrasé ; embrasé était le sable dans lequel les hommes enfonçaient jusqu’à mi-jambes ; brûlantes étaient les réverbérations du soleil sur les parois de montagnes volcaniques, et plus brûlans encore les défilés qu’il fallait franchir pour entrer dans le désert. Là, l’immense étendue offrit aux regards de l’armée de hautes dunes de sables labourées par le simoun. Et, quelle régularité merveilleuse dans ses sillons aux reflets d’or, d’où n’a jamais germé que la mort ! C’était bien là le désert impitoyable de Nubie, le même que celui où Cambyse vit tomber un à un ses soldats. On y trouve quelques puits, mais l’eau en est nauséabonde ; des gazelles, mais qui s’enfuient épouvantées à votre approche. Le mirage est incessant dans ces solitudes où pullulent les scorpions et les lézards gris : palmiers se reflétant dans une eau calme et argentée ; villes aux blanches murailles, aux minarets élancés, allées ombreuses et sans fin d’arbres gigantesques, villages entourés de frais jardins, rien n’y manquait, pas même les sables impalpables qui brûlent les yeux, rougissent les paupières, dessèchent les bouches et enveloppent comme un suaire.

À Berber, l’armée se plongea avec délices dans les eaux fraîches du Nil, s’enivra, du parfum des acacias ; puis, après quelques jours d’un repos bien mérité, elle reprit sa marche lente dans la direction de Khartoum.

En ce temps-là, cette ville était pittoresque, égayée comme est le Caire au printemps par la présence d’une multitude d’Arabes, Turcs, Nubiens, Égyptiens, Abyssiniens, Gallos, Nègres et Juifs. Lorsque le mâdhi y pénétra, grande fut sa surprise d’y trouver des Grecs, des missionnaires et quelques sœurs de charité. Aujourd’hui, Khartoum. comme Souakim est ruinée ; c’en est fait de son riche entrepôt de plumes d’autruche, d’encens, d’ivoire, de caoutchouc, de : cotonnades et de son marché très actif d’esclaves. C’était la capitale du Soudan égyptien, et une position de haute importance au point de vue stratégique, située qu’elle est à la jonction du Nil bleu et du Nil blanc.

Lorsque le mâhdi fut informé par ses espions qu’une armée, commandée par un pacha blanc, venait d’y arriver, il abandonna la conquête du Darfour et du Kordofan qu’il commençait, pour attendre l’ennemi dans des conditions qui lui fussent favorables. De son côté, le général Hicks quittait Khartoum pour aller à la recherche du prophète ; et, le croyant dans le Kordofan, il s’y achemina avec tout ce dont il pouvait disposer, mais aussi avec une imprudence sans égale.

Le Darfour, d’après ce qu’en dit le colonel Hennebert, est un pays peu connu, visité en 1799 par Browne, et, récemment, par le docteur Nachtigal, qui, à Paris, nous a raconté quelques-uns de ses grands voyages. Cette mystérieuse région est dotée de montagnes riches en minerais. A la saison des pluies, la terre qui, pendant de longs mois, a souffert de la sécheresse, se couvre d’une végétation aussi splendide que spontanée ; cette belle verdure est dominée par des sycomores, des platanes et des tamarins que l’on est sûr de voir en Asie comme en Afrique, là où se trouve une vallée rafraîchie par un joyeux cours d’eau. Sa population, composée de quatre à cinq millions de musulmans arabes et nègres, n’y vit que de la culture du maïs et du millet ; pas d’industrie, mais un échange continu de bœufs, de chameaux, de chevaux, d’ambre, de verroterie, de cotonnades et d’esclaves noirs.

Le Kordofan ne nous est connu que par les récits des explorateurs Bruce, Browne, Cailliaud, Ruppel et Russegger ; le dernier voyageur qui l’ait visité est le colonel Colston, qui s’y trouvait en 1875. La partie orientale appartient au bassin du Nil ; à l’est, le Kordofan est baigné par le Nil blanc, et il s’étend, à l’ouest, jusqu’aux solitudes du Darfour, entre les 12e et 15e degrés de latitude nord. C’est encore une morne contrée, légèrement ondulée, et que couvrent des broussailles sombres, des mimosas aux fleurs d’un jaune pâle et quelques baobabs solitaires. Il s’y trouve aussi des minerais qu’on n’exploite pas ; et, comme il n’y pleut guère, il y pousse peu de choses pouvant servir à la nourriture de l’homme.

On n’a jamais su la direction prise par le général Hicks après son départ de Khartoum. On suppose qu’il marcha à l’aventure pendant deux longs mois dans cette horrible Thébaïde, n’ayant pour combattre la faim que du biscuit, et rarement de l’eau à boire. Les puits avaient été soigneusement comblés par ordre du prophète.

Soudain, à Khartoum, on apprend avec terreur que cinq cents hommes, envoyés à la recherche de Hicks-Pacha, ont été surpris par les Soudaniens dans les gorges de Tokar, puis égorgés jusqu’au dernier. Un autre jour, le bruit se répand dans la même ville que le Prophète est entré victorieux dans El-Obeïd ; qu’il y est entré avec un immense butin, et que des têtes d’officiers anglais, au nombre de quarante, sont accrochées aux portes de cette ville. Et, en effet, le général Hicks avait payé chèrement son imprudence. Il avait été massacré, ainsi que son armée, sans qu’un des siens échappât pour raconter le terrible drame[3].

On suppose que le général avait conduit son armée, épuisée par les fatigues, à moitié morte de soif et de faim, au fond de l’un de ces entonnoirs que l’on trouve fréquemment dans les parties montagneuses du Kordofan. Il a dû s’y voir enveloppé par un ennemi qui, après l’avoir fusillé à sa guise, est descendu l’achever dans la plaine. Les Soudaniens n’ont fait aucune grâce aux Anglais, tout simplement parce qu’ils étaient Anglais ; et les Égyptiens ont eu le même sort parce que, musulmans, ils servaient des chrétiens. Nous sommes loin des paroles de charité et de fraternité qui figuraient dans la proclamation du mâhdi lors de son entrée triomphale à Obeïd[4].

En Angleterre, on appelle cette terrible journée le désastre de Hahsgate ; je ne sais pourquoi, car ce nom, qui ne peut être que celui d’une localité, ne figure sur aucune carte. C’est ce désastre qui fut suivi d’actions moins importantes, mais tout aussi sanglantes, qui inspira à Gordon ces réflexions : « Lorsqu’on songe, dit-il dans son journal, à l’énorme dépense de vies humaines qui a été faite au Soudan depuis 1880, on ne peut s’empêcher de vouloir mal de mort à sir Charles Colvin[5], à sir Edward Malet et à sir Charles Dilke, car c’est à ces trois hommes, les conseillers, en cette affaire, du gouvernement de Sa Majesté, que toutes ces calamités sont dues[6]. »

En décembre 1884, quatorze mois après Hahsgate, Khartoum, la capitale du Soudan, tombait elle-même aux mains du mâhdi et de ses partisans ; Gordon était tué, probablement sans daigner se défendre, et le khédive perdait peut-être pour toujours l’un des plus beaux fleurons de sa couronne khédiviale. Les Anglais étaient loin de s’attendre à un pareil résultat, mais il est probable que le panislamisme leur réserve d’autres surprises tout aussi peu agréables. Ils comptaient dominer dans la Haute-Egypte ou plutôt au Soudan, comme ils dominent au Caire au palais d’Abdin. Et voilà que ce Soudan leur est fermé ! Le rêve qu’ils caressaient était pourtant bien beau : des contrées que personne jusqu’ici n’avait exploitées ; des millions d’hommes nus à habiller ; des produits de l’Afrique, — les plus riches, — à échanger contre ce qu’il y avait de plus ordinaire en pacotilles d’exportation, et cela à deux pas de Malte et de Candie, et sur cette route de Suez dont ils sont les maîtres, malgré les illusions que se font à ce sujet les puissances ayant des colonies et des intérêts dans les détroits de la Sonde, la mer des Indes et l’Océan-Pacifique. Est-ce en s’alliant à Zanzibar avec les Allemands, en laissant ceux-ci bombarder les villages de la côte qu’ils espèrent regagner le terrain perdu ? Certainement non, et l’heure n’est pas éloignée où ils regretteront d’éliminer d’Egypte la nation qui combattit à leurs côtés en Crimée et en Chine, et l’on sait pour quels avantages.

Pour se venger des Soudaniens qu’ils ne pouvaient atteindre par les armes, quoique ceux-ci n’aient jamais refusé le combat, les Anglais obligèrent le gouvernement égyptien à cesser toutes relations commerciales avec les rebelles. Les caravanes furent consignées à la frontière dans L’espoir que la ruine du pays le leur livrerait plus sûrement. C’était de bonne guerre, à la rigueur, mais il y avait autre chose qui ne l’était guère. Qu’on en juge.

Pendant que les Anglais étaient dans ces parages, ils avaient détache du mâhdi, en les achetant à prix d’or, les guerriers des tribus kababiches, guerriers pillards, écumeurs du désert. D’après les résultats obtenus, il est permis de croire que ces Kababiches n’ont pas rendu au début de grands services. Aujourd’hui, ils en rendent de plus réels ; les Anglais leur fournissent des armes et des munitions pour attaquer les caravanes en toute circonstance, et les écumeurs ne s’en privent pas. Lorsque l’émir Abdul-Alaî succéda, au victorieux mâhdi, qui, lui aussi, est allé rejoindre où ils se trouvent les nombreux prophètes qui l’ont précédé, il envoya un des siens au khédive pour l’assurer de sa soumission et lui dire qu’il voulait rendre à la liberté les prisonniers européens et égyptiens tombés en son pouvoir. En échange, L’émir demandait que l’on traitât ses disciples en amis, et que la réconciliation fût scellée par l’ouverture du Nil aux bateaux soudaniens et l’accès du désert aux caravanes. La proposition fut acceptée ; mais lorsque les gens du Sud, confians dans la parole donnée, firent partir leurs chameaux et leurs barques chargés de denrées dans la direction de l’Egypte, les Kababiches, continuant leur rôle de traîtres et de pillards, massacrèrent bateliers et chameliers, et volèrent les convois.

Les Anglais, qui ne pouvaient se décider à abandonner le Soudan, quoiqu’ils eussent conseillé aux Égyptiens de le faire, résolurent de tenter un nouvel effort pour le garder, et c’est à Souakim, sur les rives de la Mer-Rouge, que se fit l’essai. Il s’y trouvait déjà un énorme matériel de chemin de fer, destiné à relier Souakim à Berber et Berber à Khartoum. C’était beaucoup de prévoyance et se préparer de loin à la conquête de l’Afrique nord-orientale, mais on ne prévoit pas tout. Les ingénieurs anglais ne s’étaient jamais aperçus qu’il y avait, comme à Panama, à quelques kilomètres de la mer, une montagne à percer, et que son percement coûterait des milliers de vies et des millions de livres sterling.

Les Anglais firent alors dire aux gens du Soudan que, puisque l’Egypte leur était fermée, ils n’avaient qu’à venir à Souakim et à Massaouah, où ils trouveraient de l’argent à gagner : à Souakim, par des travaux à exécuter pour l’établissement d’un chemin de fer ; à Massaouah, par des échanges avec les représentans d’un peuple nouveau dans ces parages et qu’ils y avaient conduits au plus grand profit des Africains. Les Soudaniens accoururent, mais armés, ayant Osman-Digma à leur tête, et le seul échange qui fut fait fut celui de coups de fusil. Les Anglais, bien dégoûtés cette fois, se retirèrent, laissant les Italiens à Massaouah, et les égyptiens à Souakim, en y abandonnant leur matériel de chemin de fer. Les Arabes en ont fait des armes et les femmes des ustensiles pour cuire leur doura.

Au Caire, on s’aperçut un jour que la possession de Souakim était aussi coûteuse que peu utile ; sans gloire et sans profit à en retirer, elle exigeait chaque année des sacrifices. Le khédive fit donc savoir aux Anglais qu’il avait l’intention de suivre leur exemple en retirant ses troupes de Souakim. Ils lui dirent de n’en rien faire, et même ils y créèrent un nouveau poste dont le titulaire, le major Kitchener, se fit appeler « gouverneur-général de la Mer-Rouge. » Ce major, un vaillant soldat, du reste, prétendait connaître à fond les côtes africaines, et il affirmait à ses compatriotes en garnison au Caire qu’avec des guinées à jeter aux Arabes, aux Bédouins et aux Soudaniens, il en ferait ce qu’il voudrait.

L’essai fut tenté, et, en effet, des Africains de toute sorte accoururent en plus grand nombre que le major n’eût voulu ; ils prêtèrent serment de fidélité autant de fois qu’on le leur demanda, ils empochèrent tout l’argent qu’on leur offrit, ils s’habillèrent de tout ce qu’on leur donna pour se vêtir, puis ils s’enfuirent, mais pour revenir faire le siège de Souakim du côté de la terre. Le gouverneur, un Égyptien, voulut se dégager ; les soldats d’Osman-Digma le battirent. Le gouverneur-général des côtes de la Mer-Rouge eut la malencontreuse idée d’intervenir : il reçut une balle à la partie antérieure de la mâchoire, qui le contraignit de rentrer au Caire, où je l’ai vu arriver en bonne voie de guérison.

On peut dire qu’il n’y a plus de Soudan égyptien ; on sait maintenant de quelle façon les Anglais ont essayé d’en dégoûter leurs protégés du jour pour s’y installer à leur place. Cela ne leur a pas réussi. Je ne vois que l’arrivée triomphale de Stanley en Égypte qui puisse modifier ce qui existe aujourd’hui, et c’est ce qui fait que l’Angleterre a pris Stanley pour son compte. Mais si, comme on l’assure en ce moment, l’intrépide voyageur et celui qu’il espérait délivrer, Emin, étaient entre les mains du mâdhi, il est probable que l’évacuation de Souakim serait décidée, et que la Haute-Égypte elle-même serait menacée d’une invasion de derviches.


LE NIL, IRRIGATIONS.

C’est à Khartoum qu’a lieu la jonction du Nil blanc avec le Nil bleu. Le premier descend, se précipite des plateaux neigeux de l’Abyssinie dans la plaine ; le second, plus calme, ayant pris naissance dans la région des grands lacs, traverse d’immenses étendues boisées et des solitudes marécageuses ; puis, comme s’il craignait de se perdre dans la Mer-Rouge, il tourne à l’est pour s’unir aux torrens abyssiniens, lentement transformés en un cours d’eau paisible[7]. Dès lors, Nil blanc et Nil bleu ne font plus qu’un fleuve, lequel, sur une étendue de 3,700 kilomètres, de Berber jusqu’à la Méditerranée, ne recevra pas d’affluent. Il s’achemine donc de Khartoum à la mer, presque toujours resserré entre les parois brûlées de la chaîne arabique et les dunes sablonneuses et non moins calcinées de la chaîne libyque. En vue du Fayoum, à 90 kilomètres sud du Caire, il fait une trouée et va alimenter cette oasis magnifique qui fut couverte peut-être autrefois par les eaux du lac Mœris. A la hauteur des Pyramides de Gizeh, le fleuve commence à se diviser en plusieurs branches, donnant au pays et jusqu’à la mer la forme du delta majuscule de l’alphabet grec. Ce delta, qui forme la Basse-Egypte, est divisé en trois parties largement tracées. La première est due à une division du fleuve au-dessous du Caire, formant la branche de Rosette et la branche de Damiette, les seules qui soient restées des sept branches d’autrefois. La seconde partie est à l’ouest de la branche de Rosette, et la troisième se déploie à l’est de la branche de Damiette. La surface cadastrée de cette partie du Delta, y compris les lacs qui sont séparés de la mer par des dunes, n’est pas moindre de 1,800,000 hectares. Quant à la Haute-Egypte, elle en comprend plus de 1 million. Le poète a dit :


Il n’est rien ici bas qui n’ait sa loi secrète.


Le Nil n’a-t-il pas la sienne bien évidente, celle de féconder l’Egypte après l’avoir créée ? C’est vers le 10 juin de chaque année que commence la crue du Nil, et toujours avec une régularité merveilleuse. Les eaux, tout d’abord, en sont verdâtres et extrêmement dangereuses à boire pendant quelque temps. Tout à coup, elles prennent une couleur de sang, phénomène étrange qui n’a jamais pu être expliqué. Il dure peu. La nouvelle que les eaux du Nil roulent vers le Delta en avalanches liquides se propage avec la rapidité de l’éclair, dans la capitale d’abord, puis jusque dans le dernier des hameaux. Un vent violent du nord souffle alors, qu’importe ! bêtes et gens se précipitent joyeux dans le fleuve pour bien en ressentir le gonflement progressif. C’est un délire, un véritable réveil de la nature, quelque chose comme l’explosion du printemps dans les régions glacées du Nord[8]. L’Egypte, a dit Hérodote, est un don du ciel. De son côté, Diodore raconte que les Égyptiens faisaient de leur pays le berceau de l’humanité. La température, — qui, je crois bien, s’est modifiée depuis, — n’y est-elle pas, en effet, d’une douceur sans égale, et la fleur du lotus, la fève d’Egypte, les racines du papyrus, n’offrent-elles pas des alimens sains et qui viennent sans culture ?

Sans arrêt, le Nil ne cesse de croître jusque dans les derniers jours de septembre ; puis, après avoir passé par un rapide mouvement de retrait, il s’en va paisiblement à la mer jusqu’à la crue nouvelle. C’est du 15 août au 1er octobre qu’il atteint sa plus grande hauteur et fin avril qu’il est au plus bas.

Le limon du fleuve, quelque fécondant qu’il soit, transporte avec lui une quantité énorme de substances organiques décomposées et qui finissent par produire l’oxyde de fer, le carbonate de chaux et de magnésie, qu’on y trouve abondamment. Il y a dans cette eau du Nil, qui passe si rapidement du vert glauque au rouge sanglant, des détritus de toute sorte : détritus des roseaux du fleuve des Gazelles, débris pétrifiés d’animaux morts du lac de Sobat, et enfin des boues de la rivière l’Atbora, qui, comme le Nil bleu, a pris naissance sur les plateaux de l’Abyssinie[9]. Pendant les mois de haute crue, la quantité d’eau que le Nil porte à la mer représente les trois quarts de son débit total, soit 90 milliards de mètres cubes sur 120 milliards. Que reste-t-il du limon que cette eau transporte ? On ne peut, paraît-il, évaluer à plus de 2 mètres 1/2 par an le progrès du Delta sur la mer, ce qui ferait que, depuis Hérodote, ou 406 avant Jésus-Christ, le continent n’aurait gagné que 5 kilomètres 1/2. Girard croit que les couches alluviales déposées annuellement par le Nil produisent un exhaussement de 126 millimètres en moyenne par siècle, et M. George Perrot demande s’il est possible que depuis cinq mille ans, c’est-à-dire depuis l’époque où les Égyptiens entreprenaient de grands travaux de canalisation, le niveau des campagnes nilotiques ne se soit pas élevé à plus de 6 mètres ? Reclus a remarqué que les monumens égyptiens reposaient sur un terrain meuble et que des statues peuvent bien s’être enfoncées dans le sable en raison de leur poids. Est-ce le cas pour le Sérapeum, le Sphinx et le temple en granit rouge d’Armakhein, ou est-ce le sable mouvant du désert qui couvre les bases de ces monumens[10] ? L’eau du Nil s’étend jusqu’à 5 kilomètres en mer et en altère la couleur sur une bien plus grande étendue. Il n’est donc pas surprenant que les deux ports de Rosette et de Damiette créés sur deux branches maîtresses du fleuve soient obstrués par la vase et le sable. Il en résulte des barres infranchissables pour les grands navires, même quand la masse liquide qui s’y précipite est de 13,400 mètres cubes par seconde.

Lorsqu’au nilomètre de Rodah la crue atteint seize pics, on proclame partout la ouafa, c’est-à-dire la nouvelle que le fleuve a atteint une hauteur suffisante pour pénétrer dans la plupart des canaux de la Haute, de la Moyenne et de la Basse-Egypte[11]. Alors s’ouvrent les bassins, les digues disparaissent, les instrumens d’irrigation, aussi anciens de forme que l’Egypte, — tellement la tradition est ici sacrée, — sont mis en état de servir. Les fellahs, hommes, femmes et enfans, suivis de leurs bêtes, se précipitent sur les berges pour voir le Nil sourdre dans les canaux en y portant l’abondance et la vie. L’herbe, partout brûlée par le soleil, reverdit, les feuilles des arbres, secouant la poussière du désert qui en faisait comme des feuilles mortes, se redressent et reprennent leur fraîcheur primitive ; — des millions d’insectes ailés, des coléoptères au milieu desquels on distingue par son activité le scarabée sacré, s’agitent et bourdonnent comme en un jour de grand soleil et d’ivresse amoureuse. Et il en est ainsi partout où se glisse un filet d’eau qui de minute en minute va grossissant. Et que de craintes, que d’appréhensions ! Si la crue est en avance, des récoltes sont noyées avant d’avoir eu le temps d’être enlevées ; si elle est en retard, les récoltes sont exposées à brûler au soleil du printemps ; si la crue est trop faible, la sécheresse accomplit son œuvre dévastatrice. Est-elle trop forte ? Alors c’est la lutte incessante, la réquisition forcée, la misère, la famine et la mort. Qu’on juge par cela quelle attention, quel dévoûment, quelle science mettent en jeu les ingénieurs chargés des services d’irrigation ! Et partout des barrières, des digues, des barrages, à ouvrir, à fermer ou à supprimer. On a paru surpris, en voyant les anciens monumens d’Egypte si parfaitement conservés, de ne pas trouver un seul ouvrage d’irrigation remontant à l’époque où le vertueux Joseph faisait creuser le canal qui porte toujours son nom. Les Égyptiens n’ont jamais dû songer à faire des ouvrages, de maçonnerie, m’a dit, au Caire, un ingénieur français des plus compétens, là où il n’y avait pas de sous-sol résistant. Et, de plus, ils n’en avaient guère besoin, en général, étant donné leur genre de culture. Alors, on ne cultivait ni les cotonniers, ni les cannes à sucre, ni les rizières, qui exigent de l’eau.

On a déjà peut-être soupçonné que l’Angleterre, par crainte de se Voir enlever un jour par la Russie son empire des Indes, avait songé comme compensation à la conquête du Soudan et des vastes régions qui s’étendent jusqu’au lac Nyanza. C’eût été achever l’œuvre depuis longtemps commencée par les associations religieuses qui, de Londres, étendent leur réseau jusqu’au continent africain. C’était la création de l’empire nord-oriental rêvé par Speke, indiqué par Samuel Baker, et dont, à cette heure même, un homme qui commande une attention universelle, Stanley, poursuit la réalisation avec une intrépidité admirable. On a vu qu’un soi-disant prophète, le mâhdi soudanais, appelant ses disciples aux armes, les animant de son indomptable énergie, avait fait échouer ce projet grandiose en chassant les Égyptiens et à leur suite les Anglais. Ceux-ci n’y perdaient rien ; ceux-là voyaient tomber à néant l’un de leurs marchés les plus riches.

Il ne manquait plus à l’Angleterre, pour justifier le dire de ceux qui appellent les Anglais la « huitième plaie d’Egypte, » de faire perdre encore à leurs protégés une autre source de leurs richesses. Cela devenait inévitable, le jour où, croyant découvrir le Nil, ils lui ont appliqué les systèmes de canalisation et d’irrigation en usage aux bords du Gange et de l’Iraouaddy ; lorsque, pour placer leurs créatures, des ingénieurs sans emploi, dont le chef ne perçoit pas moins de 100,000 francs par an, ils ont relégué au dernier plan des travaux publics de vieux serviteurs européens et indigènes. Et si encore, en payant très cher leurs compatriotes, il n’y avait eu, du moins, ni gaspillage, ni fausse direction, ni menace pour les récoltes ! Bien loin de là : les exemples de leur incurie sont sans nombre. C’est ainsi que tout le monde se souvient au Caire de ce qui s’est passé à Dessouk. Un ingénieur, du nom de Wilcock, avait conçu le projet de rendre à la culture une partie des terres salées placées au sud du lac Bourlos en y envoyant l’excédent de la crue du Nil qui découle de différens canaux de ce district. Pour l’exécuter, M. Wilcock fit construire huit barrages, dont quatre sur le Bahr-Saïdi et quatre sur un autre canal qui en dérive, le Kassabi. Or, l’un de ces derniers lut si maladroitement élevé, qu’il empêcha l’eau d’arriver dans un canal pour le curage et l’élargissement duquel de grosses sommes avaient été dépensées. Cette maladresse causa la ruine d’un grand nombre de fellahs, qui, poussés par des meneurs, excités par leur propre misère, se ruèrent la nuit sur la digue de Bahr-Saïdi avec l’intention de la démolir. Elle était par mesure de précaution gardée militairement. Les assaillans furent reçus à coups de fusil, et plusieurs tombèrent morts. Il fut constaté à la suite d’une enquête que les fellahs, pour ne pas mourir de soif, avaient été réduits à boire de l’eau corrompue, forcés d’abattre leurs bêtes de somme pour cause d’épuisement, contraints d’abandonner leurs cultures faute d’eau pour les arroser.

Si ces travaux d’irrigation n’étaient pas la cause d’un gaspillage de fonds scandaleux, on s’en préoccuperait moins, mais il n’en est pas ainsi, et l’argent des contribuables égyptiens coule avec plus de facilité de leur bourse pour des dépenses sans profit que l’eau du Nil ne coule avec avantage sur des campagnes arides.

Tant de dilapidations, tant de dépenses folles, excessives, ont fini par lasser le gouvernement. Un achat récent fait à un Anglais de deux dragues du coût de 871,000 francs, machines qui n’ont jusqu’ici dragué que les poches des contribuables, motivaient à mon départ du Caire une sage mesure, celle d’une commission dite « des contrats. » Sa mission consiste à vérifier tous les marchés. Arrêtera-t-elle le gaspillage ? Je le crois, car cette commission est composée d’honnêtes gens, et ils sont assez nombreux en Égypte pour qu’on n’ait eu d’autre difficulté à la former que l’embarras du choix[12]. Il faut bien le dire, la mesure en question prise par Nubar-Pacha, au commencement de 1887, a été tardive. Elle ne fut décidée qu’à la suite de faits graves, de vols plus ou moins déguisés, de fautes lourdes, d’exactions les moins justifiées, de dépenses au sujet desquelles ceux qui les avaient faites ne voulaient fournir aucune explication. On citait de grands personnages qui s’étaient adjugé des milliers d’hectares d’excellentes terres, sans s’inquiéter des réclamations de ceux à qui elles appartenaient. Enfin, on nommait des ingénieurs, — anglais, bien entendu, — qui refusaient avec hauteur de donner le moindre éclaircissement sur l’emploi des millions mis à leur disposition pour des travaux de barrage exécutés sur le Nil. Ces ingénieurs venaient des bords du Gange, où, paraît-il, il est contre l’usage et contraire à la dignité des fonctionnaires de rendre des comptes. Toutes ces mesures préventives prouvent que l’Égypte est, comme l’enfer, pavée de bonnes intentions, mais ce n’en est pas moins un enfer.

Quelle est la conséquence de ces tâtonnemens, de ces façons inintelligentes de toucher aux terres du Delta ? Une dépréciation inévitable du prix du sol. De belles propriétés pour lesquelles, il y a cinq ou six ans, on offrait 50 et 60 livres par feddan, sont tombées l’année dernière à 14 ou 15 livres. C’est ce qui s’est produit aux portes du Caire pour les magnifiques domaines appartenant à une princesse connue. Il en a été de même pour les propriétés de la princesse Aïn-el-Hayate-Hanem, au sud de la Moudirieh-Béhéra ; pour les terres d’Aly-bey-Koura, situées au centre de la Gharbieh, et pour d’autres lots de terrain de la région de Zifté. Des retraités de l’état, cherchant à échanger leur pension contre des propriétés devant produire l’équivalent de ces pensions, se sont vu offrir de belles terres avec une réduction de 20 à 25 pour 100 sur les prix ordinaires d’estimation. Les domaines qui sont, comme on sait, gérés pour le compte de MM. de Rothschild, avaient tout auprès du Caire 500 à 600 feddans de beaux terrains, mais d’une importance trop minime pour couvrir les frais de gestion et les impôts. L’irrigation en était assurée par le grand canal Ismaïlia, les canaux Boulakieh et Khalig-el-Massi, et la valeur du feddan, premier coût, n’avait pas été au-dessous de 800 à 900 fr. Le directeur des domaines a voulu s’en défaire, et les offres des acheteurs n’ont pas dépassé les chiffres de 350 à 400 francs, soit une baisse de plus de 50 pour 100 !

L’on m’assure que ce ne sont pas là des cas isolés ; qu’il n’y aurait qu’à demander aux tribunaux mixtes et indigènes, au Crédit foncier et au ministère des finances, la liste des terrains vendus depuis quelques années et celle des lots en vente pour avoir une idée d’une dépréciation énorme, indice, en Égypte comme en France, du mauvais état de l’agriculture.

Des propriétaires agriculteurs, renommés pour leur richesse, ont disparu. Que sont-ils devenus ? Il y aurait bien d’autres ruines si le Crédit foncier et des personnes influentes n’étaient accourus pour conjurer des désastres imminens. Il est encore un fait certain, c’est que la majorité des princes et des pachas, et un nombre considérable de fellahs, sont, en raison de l’épuisement de leurs propriétés, incapables de payer leurs impôts. On a prétendu que les fellahs n’étaient pas aussi malheureux qu’ils prétendaient l’être, puisque les sommes perçues pour leur rachat du service militaire atteignaient de très gros chiffres. Mais qui ne sait que c’est au prix des plus grands sacrifices, en hypothéquant ou en vendant à vil prix la dernière parcelle de terre, leur dernier bœuf, les bijoux de leur femme ou de leur mère, qu’ils parviennent à réaliser ce rachat ? Le service militaire n’était-il pas pour le fellah la mort à courte échéance quand il fallait qu’il le fît dans la Haute-Égypte ? Pourquoi s’étonner alors si pour s’en exonérer il épuisait toutes ses ressources ?

En prenant ce qui précède pour buse, on arrive à cette conclusion, c’est que les 5 millions de feddans qui sont actuellement cultivés en Égypte, et qui autrefois étaient estimés à 100 millions de livres égyptiennes, ne valent plus aujourd’hui que la moitié de cette somme, soit 1 milliard 250 millions de francs, au lieu de 2 milliards 500 millions.

Il est incontestable que c’e3t par les produits agricoles, en faisant rendre à cette terre si admirablement féconde d’Égypte tout ce qu’elle peut donner, que le khédive et son peuple pourront arriver à conquérir une indépendance relative vis-à-vis de la Turquie, et, ce qui serait encore mieux, vis-à-vis de leurs créanciers.

C’est le moment de détruire une légende fort en crédit en Europe, à savoir que le sol de l’Égypte donne trois récoltes par an. Il y a plusieurs récoltes, il est vrai, mais de nature différente. Il y a celle qui a lieu au moment de la crue des eaux, en juin, et qui est recueillie peu de mois après avoir été semée, on l’appelle nili ; il y a la récolte d’hiver semée en octobre et rentrée fin de mai à juillet, on la nomme chiteri ; puis enfin celle d’été, sefi, en mars et avril, et récoltée de septembre à décembre. En résumé, on peut obtenir en trois ans et d’une même terre quatre récoltes de coton, fèves ou orge, bersim ou maIs.

C’est encore sous Méhémet-Ali qu’eurent lieu les premières cultures sefi, c’est-à-dire lorsque le cotonnier Jumel fit son apparition en Égypte. On comprend qu’il n’y ait que les gros personnages de l’état, les riches détenteurs des biens domaniaux, qui puissent se livrer à cette production comme à celle d’autres produits de valeur, tels que les sésames, le sucre, etc. C’est qu’il faut que les terres sefi soient arrosées trois mois avant l’époque de l’inondation, et l’entretien des canaux qui doivent fournir l’eau pour cet usage est excessivement coûteux.

Elisée Reclus nous apprend, dans sa belle étude sur l’Afrique septentrionale, que l’ensemble des déblais des canaux représente une masse égalant une fois et demie celle du canal de Suez, et que chaque année, la masse de terre et de vase qu’il faut déplacera nouveau pour le nettoyage des fossés s’élève au tiers des déblais primitifs. Pour ces travaux énormes, il faut beaucoup d’argent et les bras de la population tout entière. Le labeur du fellah ne suffisant en moyenne que pour le déplacement journalier d’un demi-mètre cube de terre, de trois quarts de mètre au plus dans les circonstances exceptionnelles, c’est par dizaines de millions qu’il faut compter les journées de travail. En 1872, Linant de Bellefonds évalue à 450,000 hommes le nombre des travailleurs employés chaque année pendant une moyenne de deux mois au curage des eaux d’été, et chaque fellah doit en outre s’occuper de nettoyer les canaux nili de sa commune, ainsi que la rigole qui porte l’eau à son propre champ. Il a encore à entretenir les digues avec soin et même à les exhausser, pour éviter un désastre effroyable si la crue est malheureusement hors de ses limites habituelles.

Les terres d’Égypte, même lorsqu’elles ne sont ensemencées que tous les trois ans avec l’arbuste à coton, s’épuisent comme les terres à froment si elles ne sont pas fécondées. Or, le limon du Nil, à peine suffisant quand il s’agit de la culture des céréales, est tout à fait insuffisant pour leur restituer les forces perdues. Il faudrait, tous les ans, y mettre de riches engrais, et, je répète à ce sujet ce qui m’a été dit, c’est qu’il en résulte un grand péril pour l’avenir de l’Égypte. Il est certain que les terres qui ne sont pas amendées d’une façon ou d’une autre produisent de moins en moins, que la qualité du coton décroît, et qu’il est à craindre que ce produit ne donne plus aucun bénéfice.

Les statistiques manquent pour connaître ce que l’Égypte produit en blé, en orge et en fèves. Mais on est renseigné pour le coton : il représente les deux tiers environ du produit de la culture directe ; et, en dehors de la Basse-Égypte, on trouve que 4,500 feddans de terre dans la province de Gizeh, 30,000 dans la province de Beni-Sout, 105,000 dans l’oasis du Fayoum et 6,500 dans la province de Minieh sont livrés aux cotonniers. En se fondant sur ces chiffres, on peut calculer la superficie cultivable de ce végétal à 2,794,959 feddans. En supposant que, conformément aux règles de l’agriculture bien entendue, on n’en cultive par an que le tiers, on trouve que la moyenne est de 931,651 feddans. Le feddan est de 2,400 mètres carrés.

Tout le coton est expédié hors d’Égypte, et il en sort annuellement de 29 à 30 millions de kilogrammes. J’ai vu, à Boulaq, des sébiles pleines de grains de blé trouvés dans les cercueils des momies. Je n’y ai pas vu de riz, et il est à peu près certain que cette graminée n’est venue en Égypte qu’avec les Arabes. Sous la domination des mamelouks, il n’y avait de cultivé que le blé, le riz, le maïs, l’orge, les pois, l’indigo, la canne à sucre, les oignons, les lentilles, les fèves, le colza, le tabac, les rosiers et les dattiers. Lorsque Bonaparte y débarqua, la culture du riz était en quelque sorte monopolisée par les multezims, sorte de fermiers-généraux qui avaient l’usufruit des rizières contre certains droits à payer. Le jeune général, qui à tout prenait intérêt, rendit au sujet de ce monopole un décret peu connu et que voici :

Fait au Caire d’Égypte, le 13 pluviôse an VII de la République

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF.

Liberté. Égalité.

« Article 1er. — Les négocians en riz et les autres négocians qui sont dans les provinces de Rosette et de Damiette, et qui prêtent les fonds nécessaires à la culture du riz, devront continuer à faire les prêts selon la coutume.

« Art. 2. — Chacun des susdits négocians est tenu, — par concession, — à cultiver le riz de la république française.

« Art. 3. — Ils toucheront les revenus des terres, ou biens et domaines de l’état, — oussieh, — sous déduction de : 1° ce qui revient au cultivateur en guise de salaire ; 2° des recettes provenant des droits dus par les multezims à la république française.

« Art. A. — Les prêts fournis par les négocians sur d’anciennes concessions et sur celles des particuliers seront remboursés de la manière et dans les délais habituels. Ces négocians prendront l’intérêt d’usage.

« Art. 5. — En compensation des bénéfices résultant de la culture du riz dont ils profiteront, ainsi qu’il est relaté dans les articles 2 et 3 ci-dessus, les négocians en riz seront tenus de payer au trésor de la république une somme équivalente au montant habituel des recettes de l’impôt ordinaire, des taxes supplémentaires et de toutes les autres contributions.

« BONAPARTE.

« Aux mains du ministre Poussielgue, administrateur-général des finances, actuellement au Caire. »

Remarquons en passant avec quelle merveilleuse intuition Bonaparte avait deviné que c’était en Égypte qu’il fallait frapper l’Angleterre, et où en serait sa puissance aux Indes et dans la Méditerranée si la France s’y était maintenue ? Depuis le vice-roi Saïd-Pacha, la culture du riz est absolument libre. Elle ne se fait sur une grande échelle que dans trois provinces de la Basse-Égypte : Beherali, Gharbieh et Dakarlieh. Les terrains y sont très favorables aux irrigations. C’est la Turquie et les possessions anglaises de la Méditerranée qui achètent les riz d’Égypte, à l’exception de ceux qui sont consommés sur place. Le dattier, qui rapporte 20 francs par an à son propriétaire, est l’arbre par excellence : s’il procure une nourriture assurée et la richesse à l’Arabe, la Haute Égypte lui doit sa poésie. J’en appelle aux touristes qui, du pont d’une dahabieh, cette mouette du Nil, ont vu les massifs de dattiers qui, de Gizeh à Philœ, émergent des rives. C’est au moment où le fleuve couvre d’immenses étendues, à un lever ou à un coucher du soleil, par un horizon embrasé, qu’il faut les Voir reflétant dans le Nil leur tronc élancé et leur ramure sombre.

Depuis trois ans, on exécute des travaux d’art dans la Basse-Égypte, afin de procurer aux terrains du Delta une juste répartition des eaux et rendre leur primitive valeur à des terres tombées très bas. On y a consacré 25 millions. Combien cela paraît insuffisant ! Admettons que ces travaux soient terminés ; les canaux d’alimentation reçoivent l’eau du fleuve, les canaux secondaires sont munis à leur entrée de porte-barrages ou de régulateurs qui permettent d’amener d’une manière constante, mathématique, l’eau du Nil dans les artères qui sillonnent les provinces. Tout marche à souhait, mais pour combien de temps ? A-t-on réfléchi que ce n’était pas seulement dans la Basse-Égypte que l’attention des ingénieurs devait se porter ? Certes, il y a beaucoup à faire, mais le danger le plus proche, le plus redoutable, n’est pas seulement en aval du Caire, mais bien aussi en amont.

Il est un fait certain : le Nil devient d’année en année plus torrentiel, obéissant en cela à une loi commune à tous les fleuves, à toutes les rivières, et qui est de régulariser leur cours en détruisant les obstacles qui le contrarient. Or, les obstacles que le Nil abaisse lentement, mais sûrement, d’année en année, sont les cataractes, qui forment de Berber à Assouan autant de bassins et de réservoirs. Un des rois Aménophis fit graver à Semneh, dans le roc, les diverses hauteurs que le fleuve atteignait sous son règne, et qui sont visibles encore aujourd’hui. Le niveau des hautes eaux était alors de 8 mètres supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. Plus au nord, entre Wadi Halfa et Assouan, existaient des cataractes qui ont disparu et dont le rapide de Debeyra rappelle la situation. Il est à peu près certain qu’au temps où existaient ces barrages : naturels, de vastes étendues de terres, aujourd’hui stériles, étaient arrosées et fertilisées par les eaux du Nil ; elles s’étendaient sur une partie du désert libyque, en allant féconder les solitudes qui s’étendent jusqu’à la Tripolitaine. Les ruines des villes qu’on y rencontre en sont la preuve. Comprendra-t on maintenant quelle éventualité menace l’Egypte dans un temps plus ou moins rapproché, à la première que d’une force exceptionnelle ? C’est l’inondation du Delta, mais du Delta sans canaux, sans barrages suffisans pour ne pas la rendre désastreuse.

La crue du Nil, saluée autrefois par ces paroles des prêtres : « Salut, ô Nil, toi qui viens donner la vie à l’Egypte ! » passe impétueuse devant Boulaq à raison de 10,000 mètres cubes par seconde ; tout ce que les canaux, les tranchées et les sables qui bordent le désert n’ont pu garder, va se jeter dans la mer. C’est cette eau perdue qu’il faudrait pouvoir garder dans la Haute-Egypte ; qui peut prévoir si, l’année prochaine, la crue ne sera pas dévastatrice ou si une sécheresse implacable ne se produira pas ? Ce que l’on exécute de travaux en ce moment ne garantit donc le pays ni contre le manque d’eau ni contre les inondations. Il a été question de creuser de nouveau le lac Mœris ; mais cet immense réservoir, par sa situation, serait sans utilité pour les irrigations du Delta. On a le majestueux barrage de Mougel-Bey, dira-t-on ; mais, d’après Linant-Pacha, cette œuvre admirable ne devrait être que le dernier échelon d’une série d’autres grands barrages élevés sur le Nil, à Wadi-Halfa, Djebel-Silsileh, Sohag et Galioub, par exemple.

Le cours du fleuve de Wadi-Halfa à la mer, sur une étendue de plus de 300 lieues, serait ainsi partagé en quatre biefs successifs qui permettraient de rendre à la culture d’immenses terrains aujourd’hui stériles. Tous les travaux que l’on exécute aujourd’hui dans la Basse-Egypte seront donc sans utilité, je le répète, si on ne se met en garde contre l’avenir.

Il est encore une autre question dont l’importance est grande. La terre d’Egypte est salée, aussi bien la terre cultivée que le sable du désert, et cela aux altitudes les plus basses comme aux plus élevées, au bord de la mer comme à Assouan, où bouillonne la première cataracte. La pierre l’est aussi ; par les milliards de coquillages et les fragmens sans nombre de polypiers ramifiés qui se trouvent sur les plateaux rocheux de l’Egypte, il est avéré que le pays a été sous la mer dans les temps préhistoriques, et qu’il a toujours conservé les matières salines dont il a été imprégné par suite de l’absence à peu près totale de pluie. Si les matériaux de construction, pierres, chaux, sables et plâtres, sont de mauvaise qualité et d’un mauvais emploi en raison de leur salure, cette même salure peut faire un grand ruai à l’agriculture de la vallée du Nil, et c’est inutile, je suppose, de le prouver longuement. Lorsque Méhémet-Ali se mit à parcourir l’Égypte avec une suite de savans européens, il fut frappé de l’aspect désolé qu’avait, au moment des basses eaux, cette immense vallée du Nil. Ce n’était que crevasses, marais desséchés, herbes brûlées, sans autre végétation que celle de quelques palmiers échappés comme par miracle à une destruction générale. Au milieu de cette désolation, on voyait un beau fleuve porter majestueusement, mais sans profit pour personne, ses eaux à la mer. Celles-ci étaient tellement au-dessous du niveau des terres brûlées qu’il eût été facile de les arroser par gravitation, mais il eût fallu pour cela des machines inconnues dans le pays.

Le fellah avait bien la noria ou la sakié en langage égyptien, le chadouf, le nattal et la roue hydraulique à palette, appareils d’une admirable simplicité, ayant l’homme ou le buffle pour moteur, mais tout à fait insuffisans pour une culture importante. On pourra s’en convaincre à l’explication sommaire que j’en donne plus loin, explication dont ces appareils sont dignes, légués qu’ils ont été à leurs descendans par les premiers agriculteurs en Égypte ; leur fonctionnement, encore de nos jours, est une preuve nouvelle de ce respect de la tradition, de cette invariabilité qui distingue les hommes comme les choses d’Orient, et qui s’affirme aux yeux du voyageur dès qu’il sort d’Alexandrie[13] C’est en voyant ces grossiers instrumens que Méhémet-Ali imagina de creuser, de chaque côté du fleuve, des canaux d’irrigation à pentes inclinées pour distribuer l’eau dans la Basse-Égypte. C’est. alors aussi que lui vint l’idée d’élever un grand barrage à l’entrée du Delta, à 23 kilomètres du Caire.

Ce grand travail, œuvre de l’ingénieur français Mougel-Bey, presque entièrement exécuté sous le règne de celui qui en eut l’idée, fut un moment abandonné par son successeur, Abbas-Pacha. Ce vice-roi craignit non sans raison que, si le barrage était terminé et mis en état d’effectuer une retenue d’eau capable d’élever de 5 mètres en amont le niveau du plus bas étiage, les terres du Delta ne devinssent un marais saumâtre et malsain, ne produisant plus que des plantes aquatiques et des foyers de fièvres paludéennes.

Aujourd’hui, la consolidation du barrage du Nil est reprise : on veut, en deux ans, être en mesure de faire une retenue des eaux d’au moins 4 mètres. Les ingénieurs des Indes qui sont à la tête de ces travaux réussiront-ils dans leur tâché ? Tout le monde en doute au Caire, car il a déjà été fait des dépenses considérables sans qu’une apparence d’amélioration ait été remarquée. Et s’ils réussissent, sera-ce une bonne chose ? Tout dépend de la façon dont ils opéreront le changement de régime du fleuve. Ce sera la richesse du pays s’il est fait d’une manière intelligente, mais sa ruine s’ils ne se hâtent de connaître mieux les terres d’Egypte qu’ils ne les connaissent aujourd’hui. C’est l’opinion d’un homme fort modeste, mais très compétent, très ancien dans le pays, M. Pierre, le directeur de la Société des eaux du Caire.

Toute la terre d’Egypte étant salée, il arrive, lorsqu’on l’arrose avec de l’eau douce, que la plus grande partie de celle-ci entre dans le sol jusqu’au niveau de la mer ; mais le sel en dissolution ou cristallisé qui se trouve dans le sous-sol forme alors, avec l’eau douce, un bain saumâtre qui s’évapore peu à peu par l’action du soleil et de l’atmosphère presque dépourvue d’humidité. C’est principalement lorsque souffle le vent desséchant du Kamsin que cela se produit. L4eau ainsi évaporée est pure, il est vrai, mais le sel en décomposition dans les couches souterraines se reconstitue en cristaux à la surface de la terre et nuit à la végétation des plantes lorsqu’il ne les détruit pas entièrement.

En ce moment, cette salure du sol est peu apparente près du Ml et des grands canaux parce que le niveau de l’eau est assez bas pour rejoindre le plafond du fleuve, mais ailleurs il n’en est pas du tout ainsi, la végétation est morte et le sel peut se recueillir 0 la main.

Depuis quatre ans, on a essayé de relever de 3 mètres environ le niveau de l’étiage en amont du barrage de Mougel-Bey, tel qu’il était avant que l’on entreprit de le consolider ; mais c’est tardif, car déjà beaucoup de terres sont devenues mauvaises et improductives. C’est aux ingénieurs anglais que les propriétaires de ces terrains perdus doivent adresser leurs plaintes. Ils savaient pourtant, par un exemple récent, que des innovations irréfléchies avaient causé déjà de grands désastres. Ils n’eussent pas dû ignorer qu’en dix ans, en raison de la reconstruction du canal Ismaïliah par des ingénieurs français et égyptiens, les terres du Wady de Tell-el-Kébir, les plus fertiles de l’Egypte, avaient été changées en sel, comme le fut la femme de Loth[14].

Autrefois, le canal d’Ismaïliah, comme celui de Joseph et tous les autres canaux d’Egypte, servait à l’arrosage et au drainage des terres du Wady ; on puisait de l’eau dans le canal, pour arroser et l’eau retournait au canal : il en était ainsi du temps des Pharaons ! Les ingénieurs de la compagnie de Suez, d’accord avec ceux du gouvernement, égyptien, voulant agrandir le canal d’Ismaïliah afin de fournir plus d’eau à la province et aux villes de Port-Saïd, Ismaïliah et Suez, qui en réclamaient, pensèrent que, pour le faire avec économie, il convenait de construire des berges sur le terrain naturel, avec des terres empruntées au désert qui est à côté et qui longe le Wady. Le plan d’eau du canal devait en être élevé d’autant. Ces ingénieurs avaient cru, et cela de la meilleure foi du monde, faire un travail utile à la province et avantageux aux propriétaires. Ceux-ci, sans machine coûteuse, simplement par des prises d’eau, ménagées exprès pendant la reconstruction, croyaient avoir la facilité de couvrir leurs propriétés d’une eau fertilisante. L’expérience a été désastreuse ; l’eau, au lieu de revenir à son point de départ, s’est évaporée. Les terres se sont salées, et les fellahs ont dû abandonner leurs champs en voyant qu’il y avait pour eux impossibilité de les cultiver. Quelques palmiers qui avaient héroïquement résisté ont fini par couvrir le sol de leurs ramures desséchées. Ce sol si noir, ce limon du Nil qui donne une si triste teinte aux villages égyptiens, est devenu d’un jaune de sucre cristallisé, et le marais aux émanations mortelles a succédé aux champs fertiles.

Dans la Moyenne-Egypte, entre Siout et Benisouet, la création du grand canal l’Ibrahimieh n’a pas donné encore des résultats aussi déplorables, mais on est sur la voie pour y arriver. A Beyrouth, à 60 kilomètres au nord de la prise d’eau, on a construit un barrage avec quatre portes pour diviser le partage des eaux de l’Ibrahimieh entre quatre canaux : l’un, qui est appelé le Bohor-Yousouf ou canal de Joseph, alimente l’oasis du Fayoum, et reçoit de 300,000 à 350,000 mètres cubes d’eau par vingt-quatre heures. Une certaine quantité de cette eau est prise en route par les riverains sur une longueur de 160 kilomètres environ ; or, quand le canal débouche au Fayoum, son débit est de 1 million de mètres cubes. D’où vient cet excédent ? De l’infiltration des eaux plus élevées qui arrosent les terres parallèles. Aussi l’eau de Fayoum est saumâtre en été, et si les terres de cette riche province n’étaient pas lavées chaque année pendant l’inondation avec l’eau dépourvue de sel qui s’écoule du lac de Quéroum et dont le niveau est au-dessous de celui de la mer, ces terres auraient déjà subi le sort de celle du Wady de Tell-el Kébir. Avant le creusement complet de l’Ibrahimieh, le Fayoum produisait des cannes à sucre d’une telle dimension et en telle quantité par surface cultivée, que l’ex-khédive, Ismaïl-Pacha, avait décidé d’y construire un grand nombre d’usines à sucre. Deux de ces raffineries seulement ont été terminées, mais elles sont restées sans utilité depuis que l’eau d’arrosage est devenue saumâtre pendant l’été. La canne à sucre ne peut plus être cultivée en grand dans la belle oasis du Fayoum.

En résumé, les travaux que les Anglais exécutent en ce moment à grand renfort de millions pour faciliter l’arrosage des terres seront nuisibles s’ils ne sont pas complétés par un système de canaux de drainage ou d’écoulement des eaux souterraines qui se montreront dans la Basse-Égypte beaucoup plus considérables et abondantes que par le passé. Ce travail d’assainissement est aussi urgent et même plus que celui du relèvement du niveau des eaux, car s’il était différé, la Basse-Égypte se trouverait dans une bien plus mauvaise situation qu’elle ne l’est actuellement. Vingt-cinq millions de francs ont été alloués pour réparer le grand barrage et creuser des canaux, une somme double est absolument nécessaire pour assainir les terres trop humides et empêcher les cristaux de sel de les recouvrir, nécessaire aussi pour créer de nouveaux barrages aux endroits que j’ai indiqués.

En Europe, et particulièrement au nord de l’Europe, on a conquis des terrains d’une grande étendue sur la mer, notamment en Hollande, en Angleterre et jusqu’en Bretagne, par le moyen de barrages appliqués à des terres que les digues abritaient des hautes marées. On est parvenu à laver ces terres du sel qui en empêchait la culture, et l’on se demande pourquoi un si bon système ne serait pas mis en usage en Égypte. N’est-ce pas pitié que le Nil, après avoir laissé 5 millions seulement de mètres cubes d’eau fertilisante dans le Delta, en porte inutilement des milliards de mètres à la mer ? C’est le moment de répéter avec tous les géographes, et Elisée Reclus plus particulièrement, que les terres cultivées en Égypte ne forment que la moitié de ce qui pourrait l’être encore. Quarante millions d’hommes vivent à peine dans toute l’étendue du bassin du Nil ; combien plus en pourrait-il nourrir ! S’il est exact, comme on l’assure, que les produits du sol dépassent une valeur de 15 millions de livres égyptiennes, ou quelque chose comme 384 millions de francs, c’est le double de cette somme que l’Égypte pourrait récolter.

Au sujet des terres conquises sur la mer en Europe, il faut reconnaître que, si l’eau douce avec laquelle on les lave ne se vaporise pas avec une grande rapidité comme en Égypte, c’est parce que le soleil y est presque continuellement voilé par la brume et qu’il n’a qu’une faible action d’évaporation. En Égypte, les jours couverts et humides sont l’exception ; c’est l’action de son soleil torride sur la terre qui rend cette terre terriblement salée. La compagnie agricole française de Cour-el-Agdor en a fait l’expérience malgré la grandeur des sacrifices qu’elle s’est imposés ; la compagnie anglaise pour l’exploitation agricole du lac d’Aboukir, qui a déjà commencé ses travaux, aura le même sort.

Les terres fertiles en Égypte sont les terres hautes ; les autres ne peuvent rien produire, parce que le sel dont elles sont imprégnées n’en peut être enlevé par l’insuffisance actuelle du drainage.


L’ARMEE.

En 1820, Méhémet-Ali, auquel il faut toujours revenir pour fixer la date d’un progrès, avait formé un ensemble militaire d’une grande solidité. Longtemps avant lui, les princes de l’Asie et d’Égypte avaient acheté aux Mongols partout conquérans, des Turcomans, jeunes esclaves à la physionomie intelligente, agréable, beaux de formes, et dont ils s’étaient hâtés de faire des prétoriens. Ces hommes, qu’on appela des mameloucks, conquirent à leur tour si bien leurs maîtres qu’ils leur fournirent deux dynasties de souverains.

Lorsque Sélim Ier eut subjugué l’Égypte, en 1517, il en forma un pachalik dépendant de Constantinople ; puis, organisant les prétoriens en un seul corps, il en fit un contrepoids au pouvoir des pachas d’Égypte, dans le cas où ceux-ci auraient la fantaisie très probable de se rendre indépendans.

Après la dispersion des mamelucks par Bonaparte, la Turquie les réunit de nouveau en Égypte, mais ils frondèrent à un tel degré l’autorité de Méhémet-Ali, alors vice-roi, que celui-ci, les ayant réunis ; le 1er mars 1811, dans la grande cour de la citadelle du Caire, sous le prétexte d’une fête à célébrer, il les fit tous tuer par des soldats albanais embusqués aux meurtrières.

Méhémet-Ali, dès l’année 1820, ainsi que je l’ai dit, avait élevé l’effectif de son armée à 24,000 hommes. En 1839, lors de la campagne de Syrie ; elle était forte de 130,000 combattans, soutenue par un corps auxiliaire de 100,000 soldats. Sur l’ordre du sultan, en 1841, elle descendait au chiffre de 18,000.

De Méhémet-Ali jusqu’à l’avènement d’Ismaïl-Pacha, elle déclina encore. Elle se releva sous ce vice-roi, qui, au début de son avènement, avait rêvé de marcher sur les traces glorieuses de son aïeul, mais sans pouvoir y réussir.

Quant au khédive actuel, le vide effroyable qu’il a trouvé dans les caisses égyptiennes lorsqu’il a été appelé à régner l’a contraint non-seulement à retarder indéfiniment le relèvement des fortifications d’Alexandrie, l’amélioration de l’armement de son armée, mais encore à réduire le chiffre de celle-ci à 9,000 soldats. Ce qu’il y a de grave, c’est que cette réduction l’a contraint à se défaire de vieux et excellens serviteurs.

Malgré tout, l’armée égyptienne, telle qu’elle était lorsque Arabi la fit se soulever ; eût causé de sérieux ennuis et des pertes graves aux Anglais, si son chef ne s’était laissé corrompre, et n’avait donné l’exemple de la plus grande incurie et de la plus abjecte trahison.

Après la révolte de ses troupes, le khédive dut procéder à leur licenciement, et c’est alors qu’on vit l’état-major anglais se substituer sans gêne à l’état-major égyptien, puis s’offrir pour constituer un semblant d’armée. Il est des offres qui sont des ordres déguisés ; le khédive accepta, et il se produisit cette chose pénible : de vieux officiers égyptiens contraints de céder la place à des lieutenans imberbes de l’armée britannique, bombardés à cet effet et d’emblée majors, colonels et généraux.

Qu’en pensèrent ceux que l’on éloignait si injustement ? On le saura plus tard, si, comme on me l’a dit souvent en Égypte, Dieu est grand et venge un jour les opprimés.

Aux théories militaires très douces, très en rapport avec le caractère enfantin des conscrits égyptiens, succédèrent les brutales disciplines, les raideurs bien connues des théories britanniques. Naturellement, on changea les uniformes : la botte du cavalier fut remplacée par la guêtre, et l’on vit des bataillons de nègres quitter leurs costumes légers pour se transformer en Espagnols d’opérette que commandaient des jeunes gens blonds roses et sans barbe.

Les Anglais s’aperçurent bientôt, mais trop tard pour réparer leur bévue, qu’ils avaient fait fausse route en désorganisant la vieille armée égyptienne. Elle leur eût été fort utile pour garder le Soudan, ce terrible Soudan où une si grande quantité des leurs a fondu comme glace au soleil.

Voici ce qu‘on pensait, sous Abbas-Pacha, des soldats d’Egypte, quoiqu’ils eussent commencé à perdre déjà quelques-unes des grandes qualités qu’ils avaient acquises sous leur premier instituteur, le colonel Selve :

« Notre soldat égyptien, écrivait un de leurs chefs, est mal vêtu, mal payé et mal nourri ; il n’aurait que cela de défectueux si on pouvait l’en rendre responsable. Sobre, patient, discipliné, infatigable, un peu lent peut-être, il est d’une grande solidité au feu. Il lui manque l’élan, mais c’est aux chefs à lui en donner l’exemple. Le sous-officier, qui se distingue à peine du soldat, fait rarement usage de son autorité, quoiqu’il ait un rôle identique à celui des sous-officiers européens. La tenue générale est pauvre. Les adjudans-majors et les officiers supérieurs feraient bonne figure en Europe, non comme instructeurs, mais comme chefs de troupes sur un champ de bataille. Les colonels sont dignes du poste qu’ils occupent : ils ont de l’autorité, l’habitude du commandement, de beaux traitemens, une connaissance suffisante de l’administration ; ils sont fiers de leur position, qu’ils la doivent à la faveur ou à leurs services. C’est parmi les colonels que le gouvernement trouva, non-seulement des généraux, mais encore presque tous les fonctionnaires de l’état ; de cette façon, il se ménagea la possibilité de combler les vides de ses administrations. Les grades civils et militaires sont donc confondus, mais non assimilés, puisque presque tous les hommes capables sortent de l’armée et peuvent y rentrer en temps de guerre… »

A peu d’exceptions près, les officiers et soldats étaient mariés et pères de familles nombreuses. Cette situation présentait moins d’inconvéniens que nous nous l’imaginons, et le service en souffrait peu. Quand les soldats dressaient leur tente, un camp de femmes s’établissait à peu de distance ; quand ils étaient baraqués, un village de femmes se construisait à portée aussi vite que les baraquemens des hommes ; enfin, dans les villes, on devine par qui étaient occupées les maisons les plus proches des casernes. Jamais, dans le service, la conduite des hommes n’accusait à ce sujet la moindre préoccupation : le jour du départ ils se mettaient en route sans regarder derrière eux, et on voyait les familles arriver à destination presque en même temps. Est-ce assez oriental ? Les Anglais en font tout autant aujourd’hui, et ils n’en sont pas moins braves au feu. A l’époque d’Abbas-Pacha, l’armée égyptienne possédait donc des colonels qui, sans être nés sur les bords de la Tamise, avaient de l’autorité, l’habitude du commandement, et qui faisaient bonne figure à la tête de leurs régimens. Leur solde était aussi très belle, quoique inférieure à celle dont les officiers anglais se gratifient, et cependant, sous le même vice-roi, les finances étaient prospères ; il n’y avait ni dette unifiée, ni dette privilégiée, ni dette flottante, ni d’autres que je passe. Aujourd’hui, les finances, conduites par sir Edgar Vincent, sont si peu florissantes, qu’un nouvel emprunt, ainsi que je l’avais prévu, est en voie de formation.

Les troupes que j’ai vues manœuvrer sur la place d’Abdin sont aujourd’hui mieux vêtues, mieux nourries, mieux payées qu’autrefois ; mais comment se fait-il que, commandées par des officiers de la Grande-Bretagne, elles aient pris l’habitude de se laisser battre dans la Haute-Égypte ?

Je reconnais que les colonels anglais font aussi très belle figure à la tête de leurs régimens d’occasion ; mais pourquoi, au lieu d’instruire 14,000 hommes, comme il est permis au khédive de le faire, se contentent-ils de 9,000 soldats, y compris 1,900 femmes, lesquelles, m’assure-t-on, n’ont rien de commun, pas plus au moral qu’au physique, avec les amazones des temps héroïques ? Ne craignent-ils pas d’avoir un trop grand nombre de soldats sous la main ? On m’a dit que c’était là la vraie raison de leur modestie, et j’ajoute, que c’est la crainte de voir une Égypte trop fortement constituée.

L’armée égyptienne actuelle se compose de 85 officiers et sous-officiers anglais ; 415 officiers turcs et indigènes, 8,612 sous-officiers, caporaux et soldats, et 1,931 femmes ; il y a encore, attachés à l’armée, 518 individus occupant diverses fonctions. Les femmes coûtent au budget de la guerre 180,000 francs, et les individus en question 784,000 francs, les deux annuellement.

L’effectif égyptien est formé de 2 escadrons 1/2 de cavalerie légère, 170 chameaux, 4 mulets et 2 chevaux, auxquels 206 hommes sont attachés ; 6 batteries d’artillerie, 7 bataillons d’infanterie, 3 bataillons de Soudanais, 1 bataillon de dépôt, une compagnie de discipline et 2 corps de musique.

Les Bédouins ne sont pas astreints à la conscription militaire comme les autres indigènes, mais, en cas de guerre, ils prennent part aux expéditions à titre de volontaires, et, dans ce cas, ils sont défrayés de leurs dépenses par le gouvernement. La garde des frontières et des voies de communication leur est spécialement dévolue. Ils auraient à supporter le premier choc des soldats du màhdi s’il prenait fantaisie à celui-ci d’ordonner une marche vers le nord. Exempts de la corvée et de la prestation, les Bédouins se montrent très jaloux de ces privilèges, qui flattent leur esprit d’indépendance et qui constituent un avantage sérieux sur leurs concitoyens fellahs, astreints à ces charges ; néanmoins, les terres qui leur appartiennent ou qu’ils cultivent sont frappées de l’impôt foncier usuel ; leurs troupeaux paient également la taxe ordinaire. Ils sont justiciables des tribunaux ordinaires du pays. Les cheiks des grandes tribus sont tenus en grande estime par les princes souverains, car ils ont toujours fait preuve de loyauté et de dévoûment envers la dynastie de Méhémet-Ali. L’investiture leur est donnée par le gouvernement, sage mesure qui les met sous la dépendance du khédive ; leur dignité est héréditaire par droit arabe de primogéniture. On évalue leur nombre à 245,000 individus, divisés en 75 tribus ; 21,000 sont fixés dans les villes de la population sédentaire ; 126,000 occupent 822 villages et hameaux distincts ; 98,000 campent sous les tentes, sans résidence fixe. Qu’on me permette une digression.

Les Bédouins d’Égypte, réunis en tribus, obéissant à leurs cheiks, occupent de préférence les régions limitrophes du désert, à l’est et à l’ouest de la vallée du Nil ; on en trouve aussi en groupes dans l’intérieur du Delta. Tous ne sont pas nomades : il en est qui sont propriétaires et qui s’abritent sous des constructions solides ; il en est d’autres qui, vivant sous la tente, ne s’éloignent guère des pâturages qui nourrissent leurs troupeaux. Comme nos bergers des Cévennes, des Alpes-Maritimes, des terrains arides de la Crau et de la Sologne, ils sont d’une frugalité incroyable : le fait et un peu de riz leur suffisent. Les tribus errantes, et qui sont en réalité des groupes détachés des tribus sédentaires, parcourent le désert d’une oasis à l’autre, et poussent leurs ramifications jusque dans l’intérieur de l’Afrique, à l’ouest, et, en Arabie, à l’est.

C’est Méhémet-Ali qui a mis un terme aux brigandages des Bédouins, à l’époque où la domination des mamelucks en Égypte leur laissait une grande liberté d’allure. Obligés de cesser leurs irruptions dans des centres paisibles, ils s’adonnent aujourd’hui à l’élevage des chevaux et des chameaux, quoique ces derniers, reconnus moins utiles, moins résistans que les buffles, perdent chaque jour de leur valeur aux yeux des agriculteurs. Ce sont les Bédouins qui sont les intermédiaires obligés du transport par terre de tous les produits du sol qui ne peuvent utiliser la voie du Nil ou de ses ramifications. Autrefois, c’est-à-dire avant l’ouverture du canal de Suez et la création du chemin de fer qui, en plein désert, reliait le Caire à Suez, on leur confiait les trésors de la malle des Indes à l’aller comme au retour. Des cassettes en bois léger, d’une forme inégale, renfermant des monnaies d’or ou d’argent ou des objets de grande valeur, étaient mises sur le dos de centaines de chameaux, qui, à la file indienne, lentement, sous la garde d’un ou deux chameliers, accomplissaient régulièrement leurs voyages sans que jamais une fraude, un détournement quelconque aient été constatés. J’avoue que cela n’a jamais été sans étonnement que, dans mon parcours de l’isthme, j’ai rencontré ces longues caravanes qui, sous la garde d’un seul homme, et cet homme sous la seule garde d’Allah, conduisaient, les pieds dans la poussière, la tête sous un ciel de feu et toujours chantonnant une mélodie arabe, les richesses d’Europe ou d’Asie. Comme le fait remarquer avec beaucoup de justesse M. A. Doinet, le patient auteur du Recensement général de l’Égypte, l’esprit de mobilité qui distingue la race bédouine, les sentimens de fierté qui l’animent, retarderont encore sa complète assimilation, mais les résultats déjà obtenus dans cette voie sont considérables. Le temps les complétera. Je reviens à l’armée.

Depuis la débandade de Tel-el-Kebir, le massacre des soldats du général Hicks, la prise de Khartoum et autres actions de guerre malheureuses, la confiance que l’armée indigène avait dans ses forces s’est amoindrie considérablement, et c’est même aux Anglais que l’Égypte en est redevable. N’est-ce pas les mains liées que les hommes qui devaient composer l’armée de Hicks furent embarqués sur le Nil, et débarqués comme sur les quais d’un abattoir, non loin des lieux où ils devaient être massacrés jusqu’au dernier[15] ? J’ai cependant la conviction que le soldat égyptien a les mêmes vertus militaires qu’il avait lorsque, sous Méhémet-Ali et ses descendans, il se battait en Syrie et au Soudan. Mais il n’a plus les mêmes chefs, les chefs de sa religion et de son choix. Ce qui le paralyse, c’est de ne plus Voir un de ses princes à sa tête, d’y trouver des chrétiens, des étrangers, qu’au point de vue religieux il considère sincèrement comme lui étant inférieurs. Je passe à l’armée étrangère d’occupation.

Il n’y avait plus guère en Égypte lorsque je m’y trouvais que 4,000 hommes de troupes anglaises réunies sur deux points, Alexandrie et le Caire. La garnison d’Alexandrie comprenait 1er bataillon d’infanterie et une demi-batterie d’artillerie, ce qui serait bien peu, en vérité, pour une ville de 201,000 habitans, si la composition de cette masse d’hommes était aussi mauvaise que la font ceux qui ont intérêt à le dire[16].

Au Caire sont encore concentrés aujourd’hui dans la citadelle, occupée militairement, et dans d’autres casernes, 2 bataillons d’infanterie, 1 escadron de cavalerie et 1 autre escadron, d’infanterie montée, une demi-batterie d’artillerie et une compagnie du génie.

Le veston écarlate du rigide soldat anglais a disparu d’Assouan et de Siout dans la Basse-Égypte, comme il a disparu, de Damiette et de Rosette.

La police montée et non montée parcourt les ; rues du Caire à toute heure du jour et de la nuit, autant pour empêcher les méfaits que pour protéger les soldats que le wisky égare hors de leur route. La gendarmerie, montée également, opère sur plusieurs points du Delta à la recherche de bandes de pillards. Elle n’en rencontre jamais, et l’on m’a assuré que c’était parce que gendarmes et bandits n’avaient nulle envie de se porter préjudice. Ce serait si facile de laisser comme autrefois les cheiks faire eux-mêmes la police de leurs villages ! Et le budget égyptien s’en trouverait si bien ! Mais alors qui paierait aux hommes d’armes les beaux traitemens qu’on leur sert en échange de leurs chevauchées sentimentales dans le Delta ? C’est justement à quoi ils se cramponnent, dût en périr la malheureuse Égypte.

En quel pays du monde trouver ailleurs que là des soldes si lucratives et si facilement acquises ? Et avec quelle insouciance ceux qui sont à la tête du ministère de la guerre jouent avec ce qui en est le nerf ! On en jugera bientôt.

En novembre 188(5, on eut l’idée, bonne, si le résultat en eût été satisfaisant, de vendre ce que les arsenaux contenaient d’armes prétendues inutiles, vieux canons et vieux fusils. On croyait en avoir fini avec cette ferraille, lorsqu’en juillet 1887 on annonça une nouvelle vente de dix mille fusils remington, qui, d’après le dire de personnes compétentes, n’avaient besoin que d’une légère réparation pour être utilisés. Chaque remington avait coûté à l’état 65 francs ; ils furent vendus 13 francs. Comme spéculation, cela laissait beaucoup à désirer, n’est-ce pas ? Il restait dans la citadelle du Caire des poudres dont on résolut de se défaire ; pour les remplacer par d’autres matières plus explosibles. Il est inutile de dire quels en étaient les fournisseurs. On trouva acheteur à 5 francs le kantar de poudre rendu à Alexandrie. Or, le transport du Caire à cette ville revint à 6 fr. 50 par kantar. Il fallut donc payer 1 fr. 50 pour chacun d’eux à l’habile industriel qui avait daigné faire l’affaire. Comment n’était-il venu l’idée à personne qu’il y avait économie à jeter les poudres dans le Nil ?

Mais ce qui précède n’est que bagatelle ; ce qui suit l’est moins. Voyons à quelle valeur les officiers anglais taxent leurs services.

Le général en chef des troupes égyptiennes, le sirdar, Anglais, bien entendu, qui dispose de tous les officiers présens au Caire et dans toute l’Égypte, reçoit 64,000 francs par an, sans compter le fourrage de ses nombreux chevaux, un magnifique hôtel sur l’Esbekieh et un nombre infini d’autres avantages. Ses compatriotes ne sont pas moins bien traités ; pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur ce tableau :

Composition de l’état-major anglais en Égypte avec la solde qu’il perçoit par an :


francs
Un général en chef 64,000
Un adjudant-général 27,600
Un assistant adjudant-général 20,000
Un député-assistant-général 12,000
Un surveillant-général 30,000
Un assistant-surveillant-général 18,300
Un chef du service topographique 18,600
Un assistant-secrétaire 13,800
Deux colonels, chacun 23,000
Onze lieutenans-colonels 18,300
Douze majors 13,720
Quatorze majors surnuméraires 12,500
Un chirurgien en chef 25,500
Un chirurgien-major en second 12,750
Un officier-vétérinaire 12,750
Un commissaire ou intendant 18,300

Il y a aussi un Anglais, gouverneur de la Mer-Rouge, dont les fonctions ne me paraissent pas mieux définies que celles que pourrait avoir, par exemple, un gouverneur du Grand-Océan. Ce poste est d’autant moins compréhensible que l’infortuné Gordon n’est plus à Khartoum, qu’il n’y a pas un seul soldat européen à Siout et à Assouan. Ce gouverneur de la Mer-Rouge aurait-il mission de surveiller ce qui se passe à Massaouah ? Quel triste présent les Anglais ont fait là aux Italiens 1 les l’ont fait sans se souvenir que le firman d’investiture du khédive Tewfik contient l’injonction expresse de ne céder aucune parcelle du territoire égyptien sans l’assentiment de la Sublime-Porte. Nul n’ignore que le traité de Paris et le traité de Berlin garantissent, au nom des puissances européennes, l’intégrité de l’empire ottoman. Et pourtant les Anglais persistent à soutenir que le khédive est maître chez lui[17].

Je n’ai plus rien à dire du rôle inutile que joue actuellement l’armée anglaise en Égypte, et je ne puis que répéter qu’elle est pour le budget un fardeau écrasant. Officiers et soldats y vivent en désœuvrés, combattent les ennuis de l’occupation en s’adonnant avec fureur à leurs jeux favoris de boules et d’équitation. Ils ont organisé des courses dans les belles prairies de la Djeziret, en vue des Pyramides, non loin de la belle chaussée bordée d’acacias qui y conduit. C’est là qu’on voit dans de magnifiques équipages, précédés de leurs légers saïs et flanqués de leurs eunuques noirs, les princesses égyptiennes et les femmes des pachas à peine cachées sous leur voile transparent. Le khédive, que je ne savais pas amateur de courses, s’y montre assidûment. A l’Abbasrieh, où se trouvent plusieurs casernes, j’ai assisté à une représentation de la comédie le Pour et le Contre, traduite en anglais. Ce n’était pas joué comme aux Français, mais les artistes, — surtout les femmes, — y mettaient une si bonne volonté qu’il serait impoli de les critiquer.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1888 et du 1er janvier 1889.
  2. Les Anglais en Égypte, l’Angleterre et le Mâhdi, par le colonel Hennebert ; Fume, 1884.
  3. On a assuré depuis qu’un des Européens attachés à l’expédition avait survécu, et qu’il était entré au service du mâhdi. Ce serait un nommé Adolphe Klootz, ancien sous-officier des uhlans prussiens, et qui, en qualité d’ordonnance, accompagnait le major von Sockendorf. Cet homme avait déserté trois jours avant la lutte suprême, et l’on a tout lieu de croire qu’il commandait l’artillerie des insurgés pendant le combat du dernier jour de la campagne.
  4. La dernière dépêche du général Hicks, reçue au Caire, portait la date du 3 octobre 1883. Il y expliquait les causes qui lui avaient fait renoncer à se ménager des communications avec le fleuve, et à s’assurer ainsi une ligne de retraite.
  5. Conseiller financier du gouvernement égyptien, prédécesseur de M. Edgar Vincent.
  6. Indépendamment du corps d’armée, évalué par les uns à 7,000, et par d’autres à 8,000 hommes, il périt à Hahsgate 4,000 chameliers, 7,000 chameaux et 2,000 chevaux. Un million de cartouches, 29 pièces de montagne approvisionnées de 500 coups de canon et une grande quantité de fusils tombèrent au pouvoir de l’ennemi.
  7. Les voyageurs et les géographes modernes, Elisée Reclus à la suite, confirment que c’est le Nil blanc qui maintient le courant jusqu’à la mer, mais que c’est le Nil bleu qui porte l’inondation nourricière. Sans le premier fleuve, il n’y aurait pas d’Égypte ; sans le second, ce pays n’aurait pas sa merveilleuse fertilité. Non-seulement les montagnes d’Ethiopie versent dans les campagnes du Delta l’eau fécondante, elles lui apportent aussi la terre qui renouvelle incessamment le sol, assurant à jamais le retour des moissons. C’est dans les montagnes éthiopiennes que s’élaborent les mystères du fleuve égyptien, grandissant chaque année ci débordant sans cause apparente, puis rentrant dans son lit après avoir terminé son œuvre de fertilisation.
  8. Autrefois, les Égyptiens, pour se rendre leur dieu favorable, jetaient dans le Nil une jeune fille. Aujourd’hui, la jeune fille est remplacée par une poupée ; mais, par une singulière aberration, c’est la main du bourreau qui la lance dans l’eau.
  9. Le Nil ne doit pas être considéré comme un fleuve très limoneux. D’après le docteur Letheby, voici la composition de ses eaux :
    Echantillons puisés pendant la crue — pendant l’étiage
    Matières organiques 15.02 10.37
    Acide phosphorique 1.78 0.57
    Chaux 2.06 3.18
    Magnésie 1.12 0.99
    Potasse 1.82 1.66
    Soude 0.91 0.62
    Alumine et oxyde de fer 20.92 23.55
    Silice 55.09 58.22
    Acide carbonique et perte 1.28 1.44
    TOTAL 100.00 100.00


    D’après les analyses faites par MM. Champion, Payen et Gastinel-Bey, le limon du Nil renfermerait de 0.09 à 0.13 pour 100 d’azote. Les échantillons étudiés par ces chimistes ne contenaient que des traces d’acide phosphorique.

  10. Histoire de l’art dans l’antiquité, par M. George Perrot ; Hachette.
  11. Le pic ou coudée nilométrique de Rodah, que les étrangers ne manquent pas d’aller voir au vieux Caire, est de 0m,5404 pour les seize premières coudées ; les six suivantes n’ont que 0m,2701. A partir de la vingt-troisième, — celle-ci comprise, — les coudées reprennent la longueur normale de 0m,5404. Le nilomètre de Rodah remonte à une époque des plus reculées. De 1825 jusqu’à 1849, c’est-à-dire en vingt-cinq ans, il y a eu une que au-dessous de 18 pics (mesure nilométrique) : 3 au-dessous de 19 ; 12 au-dessous de 23 et 9 au-dessus de 23. Depuis 1861 jusqu’en 1886,une période de vingt-six ans, il y a eu : 1 crue au-dessous de 18 pics ; 2 crues au-dessous de 19 pics ; 9 crues au-dessous de 23 pics ; 9 crues au-dessus de 23 pics ; 5 crues au-dessus de 25 pics. — Les crues paraissent donc avoir une tendance à atteindre des cotes plus élevées, mais moins durables. Le jour où les cataractes seront nivelées, le Nil ne sera plus qu’un torrent, dont le lit sera à sec pendant plusieurs mois de l’année.
  12. La commission est composée de leurs excellences Tigrane-Pacha, Blum-Pacha, de MM. Scott Moncrief, colonel Seule et Roccaser.
  13. Le nattal. — Lorsque la hauteur à laquelle l’eau doit être élevée est de 0m,50 à 0m,60 ou ne dépasse pas 1 mètre, on entaille la barge du canal de façon à faire une petite plate-forme au niveau de l’eau ou un peu au-dessus de ce niveau, et l’on pousse la rigole à alimenter jusqu’en face de cette petite plate-forme, en ayant soin de la terminer par un bourrelet en terre recouvert d’une natte qui le consolide ; deux hommes se placent sur cette plate-forme en face l’un de l’autre, symétriquement par rapport à la direction de la rigole et de façon que l’extrémité de cette rigole aboutisse juste au milieu de l’espace qui les sépare et qui est de 1m, 50 environ ; ils sont à peu près debout ou simplement appuyés contre les parois verticales qui ont été entaillées dans la berge pour former la plate-forme. L’appareil manœuvré par ces deux hommes se compose simplement d’une sorte de panier à bords rigides en feuilles de palmier tressées de 0m, 40 de diamètre sur 0m, 25 de profondeur, dont le fond est quelquefois recouvert de cuir et qui est muni de quatre cordes. Les deux hommes, tenant dans chaque main une des cordes, et leur imprimant un mouvement de balancement, lancent le panier dans le canal, puis ils le relèvent, en rejetant en arrière le haut du corps, l’approchent de l’extrémité de la rigole, et chacun d’eux faisant avec le bras le mouvement du terrassier qui vide sa brouette sur le côté ; le contenu du panier se déverse dans le petit canal. Deux hommes peuvent élever par ce procédé 4 à 5 mètres cubes par heure. — Le chadouf. — Lorsque la hauteur d’élévation dépasse 1 mètre, l’effort que les hommes sont obligés de faire pour soulever le panier du nattai devient trop fatigant. On fixe alors le panier à un levier qui permet d’augmenter l’amplitude de son mouvement, et l’on obtient ainsi un nouvel appareil qu’on appelle chadouf et qui suffit pour élever l’eau jusqu’à 3 mètres de hauteur. Le chadouf se compose essentiellement de deux supports verticaux de 1m, 20 de hauteur environ, écartés l’un de l’autre de 1 mètre, supportant à leur partie supérieure une traverse en bois à laquelle est suspendu un grand levier de 3 mètres de longueur ; des cordes en palmier et un petit axe en bois forment l’assemblage de suspension du levier sur sa traverse ; les deux supports verticaux sont généralement formés, soit de branches fourchues, soit de faisceaux de roseaux fichés verticalement dans le sol et consolidés au moyen d’un empâtement de limon desséché. A l’une des extrémités du levier pend un panier analogue à celui du nattal, attaché par l’intermédiaire, d’une tige mobile de 2m, 50 environ de longueur et de cordes en palmier. A l’autre extrémité est un contrepoids en terre séchée. Le fellah pèse de son poids sur la tige de suspension du panier jusqu’à ce que celui-ci atteigne l’eau et en soit rempli ; le contrepoids en terre séchée agit alors pour faire remonter le seau jusqu’au niveau de la rigole. Sur les bords du Nil, dans la Haute-Égypte, le voyageur rencontre souvent des chadoufs fonctionnant sur des rangées de trois ou quatre de front ; il ont saisi de l’aspect pittoresque de tous ces leviers montant et descendant lentement en cadence, sous l’impulsion régulière que leur impriment des nègres ou des fellahs bronzés du soleil, presque nus, ruisselans d’eau et maintenus en haleine par ce chant nasillard que fait entendre l’un des travailleurs et qui se mêle au clapotement de l’eau qui tombe. De nombreuses observations faites sur ce sujet par les ingénieurs de l’expédition française d’Égypte, il résulte que le travail produit par le fellah avec le chadouf est de 330 kilogrammètres en moyenne par minute, tandis que l’action dynamique d’un homme de force moyenne, élevant des poids avec une corde et une poulie et faisant ensuite descendre la corde à vide, n’est que de 210 kilogrammètres. — La sakié. — Pour des hauteurs supérieures à 3 mètres, le chadouf est une machine onéreuse ; aussi emploie-t-on plus fréquemment, dans ce cas, une sorte de noria qui est appelée sakié. La sakié est très répandue en Égypte ; elle est disposée de la façon suivante : une roue en bois de 1m,50 environ de diamètre et garnie d’alluchons de 0m, 20 de longueur ; l’arbre de cette roue est vertical ; il porte à la partie inférieure, au-dessous du niveau du sol, sur une crapaudine grossière, formée de pièces de bois juxtaposées, et il est relié par des cordes d’une façon invariable à un levier horizontal de 3 mètres de longueur, qui, mis en mouvement par un bœuf ou un autre animal, entraîne dans sa rotation la roue horizontale. En résumé, la sakié se compose d’un manège mettant en mouvement un engrenage à lanterne qui entraîne une roue verticale portant une chaîne de noria. Tout l’appareil est grossièrement fait avec des bois d’acacia tout tordus, qu’on trouve dans le pays et qui sont employés à peine équarris. Aussi la présence d’une sakié s’annonce de loin par un grincement continu, dont la plainte incessante, s’élevant dans le calme de la nuit, marque l’effort au prix duquel l’homme apporte la fertilité à la terre desséchée. — Le tabouth. — Dans le nord de la Basse-Égypte, toutes les fois qu’on a à élever l’eau à moins de 3 mètres de hauteur, on se sert d’une roue sur le pourtour de laquelle sont ménagés des encoffremens dans lesquels l’eau est élevée et d’où elle se déverse dans une auge latérale, et de là dans la rigole d’irrigation. L’animal moteur et généralement un buffle. — Roue hydraulique à palettes. — Elle est mue par une chute d’eau qui actionne des roues à palettes, lesquelles, portant sur leur pourtour des pots en terre, recueillent l’eau et l’élèvent jusqu’au niveau des terres. Ordinairement ces roues sont munies de douze palettes de 0m, 90 de longueur sur 0m, 60 de largeur et portent une couronne de vingt-quatre vases en terre de 7 litres de capacité. (Extrait de l’Irrigation en Égypte, par M. J. Barois, ingénieur en chef des ponts et chaussées. Paris, 1887 ; Imprimerie nationale.)
  14. L’étendue de l’espace que le sel a déjà rendu stérile est de 22,000 feddans ou 5,240 hectares.
  15. < Lorsque votre Seigneurie est allée au Caire, a-t-elle été instruite de la façon dont on a recruté l’armée du général Hicks ? A-t-elle su que des fellahs, arrachés de force à leurs cabanes et amenés enchaînés au Caire, ont seuls constitué loi troupes envoyées contre le mâhdi ? (Journal de Gordon, p. 205.)
  16. D’après le recensement général de l’Égypte en 1884, et le relevé que j’en ai fait dans la magnifique publication de notre compatriote M. A. Doinet, chargé de la direction de ce travail, la population d’Alexandrie se composait de 181,703 habitans indigènes fixes et semi-sédentaires, et de 49, 693 étrangers. Celle du Caire se chiffrait par 353,188 habitans indigènes et semi-sédentaires, et 21,650 étrangers.
  17. Extrait du Journal de Gordon : « Un autre reproche que je fais au gouvernement, c’est de s’obstiner à prétendre que le khédive gouverne l’Égypte. Cette fiction est percée à jour depuis longtemps. Peut-on imaginer plus plaisante comédie que celle-ci : lord Worthbrok demandant au gouvernement égyptien son concours pour mener à bonne fin l’exécution de telle ou telle mesure ? Je pense qu’en ce cas les deux augures, — lord Worthbrok et sir E. Baring, — doivent pouffer de rire au nez l’un de l’autre.