L’Égypte et l’Occupation anglaise/02

L’ÉGYPTE
ET
L’OCCUPATION ANGLAISE

II.[1]
ÉVÈNEMENS POLITIQUES.


VI. — CHERIF-PACHA, RIAZ-PACHA, NUBAR-PACHA.

Entre tous les ministres qui ont eu à cœur de témoigner quelque intérêt aux diverses classes de la population dont j’ai parlé dans une précédente étude, entre ceux qui ont agi de façon à lui donner un gouvernement autonome, il en est trois qui méritent d’être cités particulièrement : Chérif-Pacha, Riaz-Pacha et Nubar-Pacha. Le premier, mort en 1887, n’avait pas un ennemi lorsque Allah l’appela dans son sein. Esprit d’une grande étendue, il reconnaissait bien que, par un singulier revirement des choses d’ici-bas, c’était de l’Occident désormais que l’Orient devait recevoir la lumière. Et il disait cela très haut, les yeux fixés vers l’Europe. Il en aimait les idées libérales, progressives, et son désir eût été d’en appliquer quelques-unes à l’Egypte. Il connaissait à fond les rouages de nos machines gouvernementales, et un rêve qu’il eût aimé à réaliser eût été celui de les voir fonctionner sur les bords du Nil. En assistant aux débats, aux scènes de pugilat de nos chambres, en entendant les invectives qui s’y échangent entre personnes que l’on croirait mal élevées, son opinion se fût modifiée ; mais même ce qui afflige les cœurs patriotes de la France d’aujourd’hui ne peut se comparer à la situation déplorable dans laquelle était l’Égypte il y a dix ans et moins.

Il avait un véritable culte pour celui qui fut le premier vice-roi d’Égypte, Méhémet-Ali, culte aussi passionné que celui des soldats de la vieille garde pour leur glorieux empereur. Il le reporta sans arrière-pensée sur les descendans du réformateur. Plein de déférence pour ses héritiers, il n’en garda pas moins son indépendance. Ce qui l’a distingué de ses collègues, c’est l’habileté avec laquelle, tout en se servant des étrangers, il évitait l’ingérence exclusive d’une puissance européenne dans les affaires. Elle l’eût courbé sous une vassalité dont il n’eût jamais voulu supporter l’abjection.

Lorsqu’il mourut en avril 1887, les Égyptiens, ceux du moins dignes de ce nom, songèrent à se grouper autour de Riaz-Pacha.

Sans être le chef du parti des mécontens et de ce qui reste debout d’un parti national dont je parlerai, son excellence Riaz ne le personnifie pas moins, à ce qu’on m’assure. Lui aussi ressent une secrète répulsion pour toute personne qui n’est pas née à Stamboul ou au Caire, et cette répulsion a toutes les peines du monde à ne pas se faire jour sous les dehors d’une exquise politesse. Mais ce qui est incompréhensible en lui, c’est qu’il trouve, ainsi que le khédive, — que la conduite des Anglais est des plus correctes. — Nous verrons bien s’il ne change pas d’opinion, lorsque, comme Nubar-Pacha, il aura à se défendre tous les jours contre leurs exigences. Il affirme également que les Anglais eussent quitté l’Égypte aussitôt après la débandade de Tel-el-Kébir, si les événemens du Soudan ne les en eussent empêchés. Il y a beau temps cependant qu’il n’y a plus de Soudan, que Khartoum est tombé aux mains des Soudanais, et que Gordon, un héros, est mort victime de son devoir[2].

Dès que je fus au Caire, et toutes les fois qu’il fut question de Riaz-Pacha en ma présence, on m’assura que ce patriote n’accepterait pas de fonctions publiques tant qu’il y aurait un soldat anglais en Égypte. Tout dernièrement, il a cependant succédé à Nubar-Pacha. Ce n’est pas qu’il haïsse beaucoup les Anglais, mais probablement parce qu’il a trouvé plus agréable de laisser à d’autres le premier ennui de leur contact. Comme Chérif-Pacha, Riaz-Pacha a toujours voulu une Égypte autonome et en conquérir l’indépendance par les voies administratives, par des fonctionnaires à sa dévotion. Au pouvoir, Riaz-Pacha a déjà montré de grandes et belles qualités. Il aime la justice; il a de l’énergie, et défendra qu’on opprime l’indigène, aussi bien celui des villes que celui des champs. Le fellah aura en lui un protecteur qui ne lui ménagera pas son aide. Il voudra administrer vigoureusement, ce que n’aurait jamais pu faire Chérif-Pacha, qui inclinait toujours du côté de la douceur. Nubar-Pacha, un rageur pourtant, qui a senti que la violence ne lui réussirait pas, a manœuvré, lui aussi, avec douceur et patience, mais il n’a pu se contenir jusqu’au bout, et, en éclatant, il s’est perdu. Souvent il en est revenu de plus loin, et soyez persuadé qu’il reprendra le pouvoir, ne serait-ce que pour se venger des Anglais, qui, dans cette dernière crise dont il a été la victime, l’ont planté là comme il est dit vulgairement.

Riaz-Pacha ne croyait pas que la présence des étrangers fût nécessaire en Égypte. Son opinion était que le pays se gouvernerait facilement sans eux et d’après ses propres lois. Il consentirait volontiers à la surveillance et au contrôle des grandes puissances. C’est, en effet, ce qui me paraît être la solution pratique, jusqu’au jour où l’Égypte pourra se guider seule.

Un véritable crève-cœur, c’est d’entendre un homme aussi considérable que Riaz vous dire que c’est à la France, à l’inexpérience de ses agens, comme à leur inhabileté d’alors, à son refus d’intervenir avec l’Angleterre, que sont dus les massacres d’Alexandrie et la nouvelle plaie qui afflige son pays sous forme de protectorat. Si une entente s’était produite entre les deux nations, aucune atrocité, m’a-t-il affirmé, n’eût été commise. Et puis, cette population d’Alexandrie est composée d’élémens si mauvais et si divers : Arabes et indigènes de la pire espèce, Grecs, Italiens, Maltais et Calabrais de la plus basse extraction ! Toutefois, les premiers n’ont jamais eu d’armes à feu, et les autres ne sont à craindre que lorsqu’ils jouent du couteau après avoir joué au baccarat dans les bouges avoisinant la place des Consuls, dans ces brasseries à femmes et à roulette qu’on trouve là dans leur plus hideuse floraison.

Il ne croit pas que de nouveaux troubles soient à craindre, pas plus que le retour des causes qui les motivèrent. Ce qui, selon lui, irrite davantage les véritables croyans, c’est le grand nombre des missionnaires anglais et américains, jésuites français et italiens, frères de la doctrine chrétienne, sœurs de Sion et autres, qui envahissent cette partie orientale de l’Afrique. Ils n’y font pas une seule conversion, m’a répété plusieurs fois son excellence, et le seul résultat obtenu est celui de tenir en éveil le fanatisme religieux, odieux partout, et d’indisposer contrôles Européens les musulmans et les coptes. Il ne s’en plaint pas, lui personnellement, car en matière religieuse, il se déclare sceptique. Comme je lui manifestais mon étonnement de l’insuccès constant des apôtres modernes sur les populations africaines, Riaz-Pacha me répondit : « Nos enfans viennent au monde en entendant dire à leur père qu’il n’y a qu’un Dieu, et que ce Dieu est Allah. Il ne peut plus jamais leur entrer dans l’esprit qu’il y en ait d’autres. Ce qui fait la supériorité de notre culte sur le vôtre, c’est que le clergé musulman n’intervient jamais dans aucun des actes de notre vie privée, ni à la naissance, ni au mariage, ni à la mort. N’est-ce pas tout le contraire chez vous ? Il y a bien de riches musulmans qui veulent avoir des ulémas chez eux, un jour de noces, ou à la mort d’une personne qui leur est chère ; ce n’est qu’accidentel : c’est un luxe comme la présence, plus ou moins considérable, de pleureuses à un enterrement. On les paie à l’heure pour se lamenter, et cela ne devra pas vous surprendre en voyant ici les gens riches mieux pleures que les pauvres gens. »

Quoi qu’il en soit, la formation d’un nouveau ministère, à la tête duquel s’est placé cet homme intègre, a surpris tout le monde. L’émotion a été d’autant plus vive que c’est avec l’assentiment absolu de sir E. Baring, l’agent officiel, l’âme damnée de l’Angleterre, que ce ministère a vu le jour. Riaz-Pacha déteste sir Baring comme tout ce qui est étranger. Quel but poursuit donc le célèbre diplomate anglais? Veut-il mettre la Sublime-Porte dans son jeu pour la rendre plus conciliante, l’habituer à l’idée d’une occupation définitive? N’est-ce que dépit ou étourderie? Sir E. Baring s’est-il rendu compte de l’état d’anarchie qui règne en Égypte, anarchie qui, à. la longue, peut devenir très dangereuse? A-t-il espéré y mettre un terme en poussant au pouvoir un homme énergique comme Riaz, en plaçant à la justice un ministre à poigne comme son excellence Fahkri? Baring sait pourtant que, si ce ministère parvient à faire partir les troupes d’occupation, les Européens qui resteront en Égypte n’en seront pas mieux traités. Au demeurant, Riaz sera pour les Anglais ou contre eux, selon qu’il le jugera pour le bien de son pays, car Riaz-Pacha est profondément honnête et patriote.

J’ai dû dire, à regret, que Nubar-Pacha, qui a été ministre sous Ibrahim, sous Abbas, sous Saïd, sous Ismaïl et le khédive actuel, ne dissimulait pas son antipathie à l’égard des Européens occupant en Égypte une fonction officielle. Il aurait raison s’il se plaçait à un point de vue général, car, plus un pays a de fonctionnaires et plus ce pays est pauvre.

En jetant un coup d’œil sur la liste des nationalités au service de l’Egypte, on verra que l’antipathie de Nubar-Pacha a de quoi s’exercer. Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est l’échelle ascendante du fonctionnarisme de 1882 à 1886. Nos voisins y tiennent la corde et gagnent du terrain d’une façon menaçante. Quelle meilleure preuve veut-on de la perte de notre influence? En était-il de plus concluante que le tableau suivant :


En 1882. En 1886.
Nationalités. Traitemens mensuels. Nationalités. Traitemens mensuels.
Allemands 41 31.824 fr. Allemands 42 33.813 fr.
Américains 8 12.954 » Américains 7 9.762 «
Anglais 268 205.388 » Anglais 427 342.210 »
Autrichiens 101 60.409 » Autrichiens 153 60.027 »
Belges 12 8.986 » Belges 18 21.600.
Danois 1 2.448 « Danois 2 2.652 »
Espagnols 12 6.426 » Espagnols 4 6.196 »
Français 326 250.206 » Français 319 222.258 «
Grecs 115 37.459 » Grecs 117 42.967 »
Hollandais 9 1.870 « Hollandais 5 1.055 »
Italiens 348 153.280 » Italiens 511 168.223 »
Norwégiens 2 2.405 » Norwégiens » »
Roumains 3 867 » Roumains 7 1.555 »
Russes 5 8.695 » Russes 9 13.334 »
Suédois 1 2.500 » Suédois 6 6.222 »
Suisses 14 5.355 » Suisses 25 7.165 »
Persans » » Persans 5 1.440 »
Total 1.266 791.072 fr. Total 1.662 940.983 fr.


Dans ces nombres figurent deux officiers français en retraite qui touchent 2,550 francs par mois, et quarante-six officiers anglais inscrits pour 9,900 francs mensuels.

Tout fonctionnaire de nationalité étrangère est la bête noire de l’ex-ministre Nubar ; mais soyez artiste lyrique ou dramatique, peintre, romancier ou poète, et il vous recevra à bras ouverts, avec un esprit charmant et des façons séduisantes. Vous prenez un vif plaisir à l’écouter, et ce qu’il dit reste dans votre mémoire. C’est un charmeur; il est sceptique et fait des croyans ; il est superficiel et néanmoins il laisse une impression durable dans la mémoire de ceux qui l’écoutent. De là l’intérêt qu’il inspire.

C’est avec mon seul titre de grand voyageur devant l’Éternel que je me permis de solliciter de cette excellence une audience, qui fut suivie de beaucoup d’autres. Avant que je lui eusse parlé de n’importe quoi et de n’importe qui, Nubar-Pacha exécuta une charge à fond contre l’Europe en général, et la France plus particulièrement. J’en fus tellement surpris que je restai huit jours sans avoir le moindre désir de m’exposer à un nouveau coup de boutoir. Je ne le revis que sur une nouvelle invitation, et lorsqu’il m’eut expliqué les causes de son inqualifiable emportement. Il m’avait pris pour un fonctionnaire nouvellement débarqué. Les raisons qu’il me donna de son animosité contre quiconque tient un emploi en Égypte n’étaient pas acceptables : imperturbablement il mettait sur le compté de la France ce qui était à la charge d’autres nations ; il ne voulait pas convenir que le nombre des employés français était en décroissance depuis 1882, lorsque, ma preuve à la main, je lui montrais qu’il en était tout le contraire de nos rivaux. Il n’a jamais eu qu’une politique, m’a-t-on dit, et c’est la sienne. Pour la faire prévaloir, il a prêché avec une égale conviction, — et qui sait ? peut-être avec la même bonne foi, et le vrai et l’invraisemblable. Il est du nombre de ces personnes qui, ayant inventé une plaisante histoire, finissent par la croire réelle. C’est ainsi, je le répète, qu’il m’a soutenu que les Français avaient tout envahi, et qu’avec une telle affluence de mes compatriotes, il était impossible au khédive, et à lui également, de gouverner. On a vu, par l’état des fonctionnaires que je viens de donner, combien est erronée cette assertion, puisque, sur 1,602 fonctionnaires 319 seulement sont Français, 511 Italiens, et 427 Anglais. Cette liste sous les yeux, liste qui émanait du ministère des finances, Nubar ne cédait pas. Il prétendait avoir besoin de l’occupation étrangère pour contrecarrer notre influence : « Tant qu’il y aura, me disait-il, un si grand nombre d’Européens dans les administrations, il me faudra l’armée anglaise pour faire contrepoids. Qu’il n’y ait que des fonctionnaires égyptiens en Égypte, que l’Égypto reprenne le droit de se gouverner par ses propres lois, et aussitôt l’occupation, étrangère cessera. « Or personne au monde ne sait mieux ceci que Nubar-Pacha, c’est que les indigènes susceptibles d’un travail suivi, sérieux, sont introuvables, qu’il leur faudrait des aptitudes morales et physiques qui leur manquent. L’Égyptien peut dans sa jeunesse faire supposer qu’il deviendra, sinon un personnage, du moins un homme de grande utilité ; mais, comme ces produits de la terre dont la culture est trop hâtive, if s’étiole, devient indolent, malingre, endormi, et son intelligence décroît en avançant vers l’âge mûr. Il y a eu, il y a des exceptions, certes, mais on les compte.

Nubar-Pacha accuse libéralement les Européens de tous les maux qui affligent l’agriculture et les agriculteurs. Il n’y a là qu’une boutade de planteur en délicatesse sur des questions d’engrais avec d’autres planteurs, car, malgré ses fonctions de président du conseil et de ministre des affaires étrangères, Nubar-Pacha ne dédaignait pas de surveiller ses fermes, de compter, le mètre en main, l’étendue d’un canal, de mesurer le débit d’eau d’une de ses pompes à irrigation, et de veiller à ce qu’un sillon trop largement ensemencé ne dégénérât en pléthore agronomique.

Nubar-Pacha voulait encore avoir le droit de choisir lui-même, aux lieu et place des gouvernemens européens, les fonctionnaires dont à certains momens l’Égypte a besoin pour ses tribunaux et ses finances. Rien ne paraît plus juste à première vue, mais l’Égypte n’est pas dans des conditions à jouir d’une telle faculté. Ses dettes sont trop fortes, son avenir est trop peu assuré pour lui donner toute la liberté qu’on lui souhaite du fond du cœur. La justice des hautes cours en Égypte est actuellement très bien rendue, et pas un odieux soupçon ne l’effleure; en serait-il ainsi si les nominations des magistrats étaient faites par un ministre égyptien et d’après son choix personnel? Tous les jours il y a des procès entre le gouvernement khédivial et les particuliers. Que ceux-ci se sentent trop lésés dans leurs intérêts, et ils auront raison, sinon le droit, de dire qu’ils n’ont pas été jugés avec une impartialité désirable, et qu’un ministre qui paie des fonctionnaires avec l’habituelle largesse du trésor égyptien peut en espérer des services et non des arrêts.

L’ex-président du conseil a eu une trop longue carrière administrative pour ne pas s’être fait un grand nombre d’ennemis, et sa fortune, à tous les points de vue, a été trop rapide pour ne pas lui avoir créé des envieux et suscité des calomniateurs. Je n’ai point à m’en faire l’écho. Il a le bonheur d’habiter une terre où les divinités égyptiennes mettent dans une balance très juste les actions bonnes et mauvaises de ceux qui, après leur mort, se présentent à elles. C’est là, devant le tribunal où siège le grand-juge Osiris-Khent-Ament, entouré des quarante-deux membres du jury infernal, que je l’attends, et avec le désir que cela soit le plus tard possible.

Actuellement, quoiqu’il ait cessé de prendre part aux affaires d’Égypte, il ne faut pas oublier qu’il a réformé les tribunaux dans des temps difficiles, qu’il s’est souvent opposé à ce que les Anglais s’étendissent sur l’Égypte comme le Nil, non pour la féconder, mais pour l’épuiser, et enfin qu’il a doté la capitale de fontaines qui procurent aux habitans une eau excellente, et à lui des revenus bien acquis. À ces divers titres, il aura droit, s’il est reconnu coupable par le grand juge, à des circonstances atténuantes.

J’étais encore au Caire en février dernier, juste au moment où sir E. Baring exigeait que l’on donnât le ministère de l’intérieur à l’une de ses créatures. Nubar-Pacha s’y opposa de la façon la plus énergique, car, s’il eût cédé, l’Égypte khédiviale n’existait plus que nominalement. La scène qui se passa au palais d’Abdin, en présence de son altesse, fut des plus violentes. Elle se termina par l’envoi immédiat, à Londres, du gendre de Nubar, homme de qualité et de grande distinction. Cet ambassadeur, son excellence Tigrane-Pacha, fut chargé de faire connaître au ministère britannique les nouvelles exigences du résident anglais, exigences qui réduisaient le khédive à un semblant d’indépendance et ses ministres à un semblant de dignité.

Et voyez comme l’ex-ministre et ses collègues ont quelque raison de nous détester. Juste au moment où Nubar allait sacrifier sa haute situation pour défendre le pays contre un nouvel accaparement, lorsque, en raison de ce fait, un retour à des vues plus justes se produisait au Caire en notre faveur, un grand journal de Paris publiait contre l’ex-ministre des affaires étrangères en Égypte une correspondance pleine de malveillance.

M. E. Baring, s’agitant comme s’il était, dès à présent, le vice-roi d’un pays qu’en ses rêves il voit peut-être à ses pieds, souhaite mener plusieurs projets à bonne fin : débarrasser l’Égypte de trois administrations, les domaines, la daïra-sanieh ou domaines princiers, et les chemins de fer, parce que ces trois administrations comprennent le seul élément français indépendant ; forcer le khédive à remettre entre ses mains le ministère de l’intérieur pour y placer ses créatures ; et finalement, infuser du sang nouveau, — Lisez anglais ! — Dans les membres du corps judiciaire indigène. Mieux vaudrait tout de suite inviter le khédive à quitter la place, ou le prier de se contenter, comme les princes des Indes anglaises, d’une situation modeste et que ne lui envierait pas son ancien colonel rebelle Arabi. Riaz-Pacha et son ministère auront besoin de toute l’énergie dont on les croit capables pour éviter un pareil effacement.


VII. — ARABI, MASSACRES D’ALEXANDRIE.

Les mesures prises pour relever le pays de l’ornière où Ismaïl-Pacha l’avait fait tomber n’étaient pas faites pour satisfaire tout le monde, et ce n’était pas le nouveau khédive, jeune, inexpérimenté, habilement entretenu dans son antipathie pour nous par l’agent anglais, M. Mallet, aujourd’hui à Berlin, qui pouvait tenir tête à l’orage qui menaçait. Contraint de s’effacer devant les conseillers que l’Europe lui imposait, Tewfik laissait trop croire que l’Égypte n’était plus gouvernée par ses souverains propres. C’était comme une aggravation à cette loi cruelle qui. depuis des milliers de siècles:, place ce pays sous la domination de dynasties étrangères.

Dans ces conditions, il n’y a rien d’étrange à ce qu’il se soit formé un parti national, et que l’apparition de ce parti ait causé en Égypte un frémissement à peu près général. Quelle en était la composition? On y voyait des officiers mis à la retraite par une maladroite mesure d’économie, d’anciens fonctionnaires que le départ d’Ismaïl avait mis sur le pavé, des Turcs ayant les Arabes en horreur, et ceux-ci le leur rendant au centuple; on y trouvait des jeunes Égyptiens qui, ayant fait en Europe leurs études, souhaitaient l’indépendance de leur pays et la liberté au Caire comme à Londres et à Paris. Il y en avait qu’indignaient la création du contrôle européen, l’ingérence d’un si grand nombre d’étrangers dans les ministères, et jusqu’à la cession, bien que temporaire, de terres domaniales à des banquiers étrangers.

La presse arabe, comme la presse européenne en Égypte, jusqu’alors fort contenue, tenait un langage d’une violence extrême et qui faisait pleuvoir sur elle les avertissemens et les suspensions. Elle se montrait hostile aux Français, et ne manquait jamais de rappeler à ses lecteurs que nous avions ravi l’Algérie d’l’islam, et que nous; allions charger de chaînes le dey de Tunis, sans se douter que ce serait cette campagne de Tunisie qui empêcherait la France d’agir avec l’Angleterre à Alexandrie. Cette presse n’avait pas non plus de tendresse pour l’Angleterre, et ses attaques furent si vives, que lord Granville crut devoir écrire à son agent une lettre curieuse à rappeler et à résumer :

« J’apprends, écrivait à M. Mallet le noble lord, qu’une fausse appréciation existe dans l’esprit d’une très grande partie de la population au sujet de la politique de Sa Majesté britannique dans les affaires égyptiennes, et je désire dissiper ce malentendu. Sa politique n’a d’autre but que la prospérité du pays et sa pleine jouissance de cette liberté qu’il a obtenue en vertu de divers firmans... Dans notre pensée, la prospérité de l’Égypte dépend, comme celle de tous les pays, du progrès et de la prospérité du peuple. C’est pourquoi nous avons, en toute circonstance, insisté auprès du gouvernement du khédive pour l’adoption de mesures qui sont de nature à élever le peuple d’un état de sujétion et d’oppression à un état de prospérité et de liberté... On m’informe que le sentiment général est que le ministre Riaz-Pacha a l’appui particulier de l’Angleterre, est que le khédive le maintient au pouvoir pour ne pas mécontenter le gouvernement de Sa Majesté. Sa Majesté pense qu’un ministère fondé sur l’appui d’une puissance étrangère, ou sur l’influence personnelle d’un agent diplomatique, ne saurait être utile ni au pays qu’il administre, ni à ceux dans l’intérêt desquels il est censé être maintenu au pouvoir… Il semblerait à peine nécessaire de m’étendre sur notre désir de maintenir l’Égypte dans la jouissance et la mesure d’indépendance administrative qui lui a été garantie par le sultan… Le gouvernement anglais agirait à l’encontre des plus chères traditions de son histoire nationale s’il avait le désir de diminuer cette liberté. Le lien qui unit l’Égypte à la Porte est une importante sauvegarde contre une intervention étrangère… Si ce lien venait à se rompre, l’Égypte pourrait, dans un avenir rapproché, se trouver exposée elle-même au danger d’ambitions rivales… La seule circonstance qui pourrait nous forcer à nous écarter de la ligne de conduite que je viens d’indiquer serait l’éventualité d’un état d’anarchie en Égypte… Nous avons tout lieu de croire que le gouvernement français continuera à être, comme par le passé, animé des mêmes sentimens… Il a été facile pour Les deux pays, agissant de concert, avec des vues identiques et sans aucun caractère égoïste, d’aider matériellement à améliorer la condition financière et politique de l’Égypte, et, tant que le bien de ce pays sera le seul but visé, il ne saurait y avoir de difficulté à le poursuivre avec le même succès… Toute intention de la part de l’un des deux gouvernemens d’agrandir son influence suffirait à détruire cette utile coopération… »

Une des victimes les plus pures de la politique anglaise ne pensait pas différemment[3].

Les idées libérales contenues dans cette dépêche, dépêche destinée à la publicité, sont en flagrante contradiction avec ce qui se passe en Égypte depuis la chute d’Ismaïl. Il y a beau temps que l’indépendance administrative est un fait acquis, et que, l’anarchie n’existant pas, puisqu’elle a été foudroyée à Alexandrie, l’occupation du pays par une seule puissance devrait être finie.

Comme pour donner au parti national sa raison d’être, certains personnages égyptiens, persuadés qu’ils n’avaient rien à craindre du fils d’Ismaïl-Pacha, adoptèrent une politique autoritaire qui devait conduire à une insurrection. Le fellah, accablé de vexations, était jeté en prison sous le prétexte le plus futile ; le Fazoglou et le Nil-Blanc voyaient arriver des cargaisons d’exilés dont les seuls crimes avaient été de déplaire aux puissans du jour. C’est dans ces circonstances qu’un certain colonel Aly-Bey, accusé d’avoir signé une protestation contre le ministre de la guerre, après s’être cependant muni de l’autorisation du souverain, fut mis au cachot. C’était imprudent en ces temps troublés de toucher à l’armée! Celle-ci murmure, délivre le captif, exige la démission du ministre Riaz, et demande un chef pour le placer à sa tête. Le colonel Ahmed-Bey-Arabi se présente, et devient la personnification de la nationalité purement égyptienne.

Je ne referai pas le portrait d’Arabi : il a été trop fortement peint ici même par l’un de nos plus regrettés et plus éminens collaborateurs pour qu’il me soit possible de le refaire.

Le 4 janvier 1882, plutôt par la crainte qu’il inspirait qu’en raison de ses talens militaires, Arabi est nommé sous-secrétaire d’état au ministère de la guerre ; un mois plus tard, il est fait ministre au même département ainsi qu’à la marine. Il a tout dans la main : les forces du pays, l’appui moral de la Porte, qui le décore avec ostentation ; de plus, il semble avéré qu’il ait eu l’approbation des agens français. Pour mettre le pays tout à fait en son pouvoir, un décret, en date du 7 février 1882, reconstitue la chambre des délégués convoquée pour le même jour. Ces députés sont élus pour cinq ans; ils reçoivent une indemnité annuelle de 100 livres égyptiennes. Ils sont inviolables, et les ministres sont responsables devant eux de leur bonne ou mauvaise gestion. Ils peuvent tout discuter, parler sur toute chose, sauf du tribut qui est dû à la Sublime-Porte, du service de la dette publique, comme de toute charge relative à la dette résultant de la loi de liquidation ; la même réserve leur est imposée au sujet des conventions passées entre les puissances étrangères et le gouvernement égyptien.

C’est dans cette chambre des délégués que se concentrèrent les forces du parti national dont, comme je l’ai dit, Arabi était la personnification. Voulait-il, ce parti, détrôner le nouveau khédive pour le remplacer par un homme de son choix ? On le pensait sans oser le dire. L’inquiétude était extrême, et, chose extraordinaire, rien ne faisait prévoir les terribles journées qui se préparaient. Le khédive, loin de sévir contre les chefs de l’armée et même contre les soldats déjà en révolte, ne parlait que de clémence. Dans les mosquées, les ulémas proclamaient Arabi le défenseur de l’islam, quand dans les réunions populaires on le désignait comme un vengeur. On lui demandait tout haut l’expulsion des étrangers et tout bas leur extermination. L’Angleterre et la France avaient bien envoyé leurs escadres pour donner un appui moral au jeune souverain ; mais au lieu d’agir vigoureusement dès les premiers symptômes de trouble, elles restèrent en rade d’Alexandrie dans une expectative provocatrice en quelque sorte, expectative qui, ne devant rien sauver ni rien préserver, eût dû ne pas se produire. On m’a mille fois affirmé, et je ne saurais trop le répéter, que la présence à terre des compagnies de débarquement des deux flottes eût empêché l’assassinat et l’incendie. Oui, cela pouvait être évité, mais alors l’Angleterre n’eût pu réaliser ses projets. Une intervention à deux n’était pas ce qu’il lui fallait. Elle ne devait faire débarquer ses marins que lorsqu’elle aurait vu le dernier bateau de l’escadre française disparaître en dehors des passes d’Alexandrie. C’est ce qu’elle fit. Comme à nous, elle proposa, plus tard, aux Italiens et aux Turcs, d’intervenir. En ce qui nous touche, elle savait mieux que personne que M. de Freycinet, pour complaire au parti anticolonial français, ennemi de Gambetta, se désintéresserait de l’Égypte ; que l’invitation faite à l’Italie n’était pas sérieuse ; quant à la Sublime-Porte, il lui fut imposé de si ridicules conditions de débarquement sur son propre territoire, que sa dignité de puissance suzeraine en Égypte l’obligea à s’abstenir, ainsi que les Anglais y comptaient[4].

Le dimanche, 11 juin 1882, vers les deux heures de l’après-midi, lorsqu’une partie de la population chrétienne est allée au bord de la mer, au Ramleh, chercher un peu de brise, la tourmente populaire éclate. Des coups de couteaux échangés entre un Maltais et un Arabe en sont comme le signal, car aussitôt, l’on entend à la fois, et sur trois points différens de la ville d’Alexandrie, des détonations isolées d’armes à feu ; puis, ce sont des Arabes armés de bâtons et de sabres qui, hurlant, vociférant les cris de : « Mort aux chrétiens ! » se précipitent sur les Européens isolés, les blessent ou les tuent. Ceux qui leur échappent se réfugient dans les postes de la police, où les Moustaphasins les reçoivent avec empressement, mais pour leur percer la poitrine à coups de baïonnette. A quatre heures, l’émeute continue encore; heureusement que les Bédouins campés hors de la ville ignorent ce qui s’y passe. Pillards par instinct, moins lâches que les Arabes, ils eussent assassiné avec rage et volé avec délice tout ce qui leur fût tombé sous la main. Des Européens qui, du haut des balcons de leur demeure, virent passer à portée des émeutiers, leur tirèrent des coups de fusil et de revolver qui vengèrent quelques victimes. Nul doute que, s’ils se fussent concertés, organisés avant l’émeute, à la façon des volontaires anglais de Hong-Kong, de Shanghaï et de Sydney, tels qu’ils doivent l’être dans les contrées où une insurrection est à craindre, beaucoup de malheurs eussent été évités et un grand nombre d’existences humaines épargnées. C’est si vrai que quelques coups de feu suffirent pour disperser les misérables qui s’acharnaient à défoncer les portes des riches magasins de la rue des Sœurs pour les piller.

A six heures, la garnison égyptienne, qui, jusque-là, s’était tenue dans ses casernes, en sortit enfin et rétablit l’ordre. Son chef, Soliman-Daout, ne consentit toutefois à intervenir qu’après en avoir demandé l’autorisation au Caire, ou plutôt à Arabi. Celui-ci est généralement accusé d’avoir été l’instigateur des tueries,. mais rien ne l’a prouvé; au moment où il aspirait à la dictature, qu’eût-il gagné à se rendre odieux aux étrangers ? La populace d’Alexandrie est, à mon avis, la seule coupable, surexcitée qu’elle était par les ulémas, irritée par la vue d’escadres tenant leurs formidables canons dirigés sur leur ville, guidée au meurtre par ces saints d’Afrique qui, n’ayant qu’un chiffon pour vêtement, parcourent l’Egypte en vivant d’aumônes et en prêchant la haine du chrétien. Comme tant d’autres, le bas peuple d’Alexandrie crut se venger de longs siècles d’avilissement par quelques heures de carnage et de liberté sans frein[5].

Que se passait-il au Caire? La terreur y régnait, car la population indigène, — et encore moins l’armée, — inspiraient peu de confiance. Le khédive, toujours calme, fit appeler Arabi, et lui ordonna de protéger la vie des Européens ; celui-ci s’engagea à la défendre, ce qui n’empêcha pas que chacun se hâta d’aller se réfugier sur les bateaux en rade d’Alexandrie. Les navires devinrent des hôtelleries où l’hospitalité la moins intéressée fut largement mise en pratique. Pourquoi nos nationaux n’auraient-ils pas fait comme tout le monde lorsque le consul de France M. Sinkiewich écrivait, le 14 juin, au député français, M. Karcher, « qu’il se rend à Alexandrie et qu’il engage ses compatriotes à considérer une absence momentanée comme la plus sûre des garanties ? » Ce fut aussi l’opinion du khédive et de ses ministres ; ils quittèrent le Caire pour aller habiter sur les bords de la Méditerranée le palais de Ras-el-Tin.

En fait, Arabi seul gouvernait, et, malgré la création d’un nouveau ministère, son altesse Tewfik était plus que jamais impuissante. L’attitude de l’armée devenait également inquiétante ; et comme il m’y avait plus de commerce et d’industrie, que des milliers de serviteurs sans maître et d’employés sans place erraient dans les rues demandant du travail ou une poignée de riz pour vivre, tout était à redouter.

On crut conjurer de grands malheurs en créant des conférences diplomatiques à Thérapia ; les représentans des puissances européennes s’y trouvèrent au complet ; se défiant les uns des autres, leur premier soin fut de s’engager « à ne rechercher aucun avantage territorial, ni la concession d’aucun avantage exclusif, ni aucun avantage commercial pour leurs nationaux, que ceux-là mêmes que toute autre nation pouvait également obtenir.» Comme l’honnêteté, le désintéressement des puissances en ressort clairement ! Cela ne suffisant pas, dans la troisième séance que tinrent les conférenciers, il fut entendu que « pendant la durée de leurs travaux, les puissances s’abstiendraient de toute entreprise isolée en Égypte. Durant ces pourparlers, Arabi augmentait l’armée qui, de 12,000 hommes s’élevait bientôt à 25,000 : 8,000 à Alexandrie, 3,000 au Caire, 5,000 à Damiette, 2,500 à Rosette, et le restant à Port-Saïd, Ismaïl et Suez. L’amiral anglais, sir Seymour, eut alors un commencement d’inquiétude. Ayant appris que Tulba-Pacha, le gouverneur militaire d’Alexandrie avait, l’intention d’obstruer les passes de la rade, il lui notifia qu’il considérerait cet acte, s’il se produisait, comme une déclaration d’hostilité. Arabi ayant fait monter de nouveaux canons dans les batteries défendant la mer, l’amiral déclara encore cette fois que, si des travaux d’attaque ou défense étaient constatés, il ouvrirait le feu sur les œuvres en cours de construction.

Les consuls-généraux des grandes puissances, désireux d’éviter un bombardement qui de jour en jour devenait plus imminent, écrivirent à l’amiral anglais pour lui donner l’assurance qu’une telle agression ne pourrait s’opérer sans entraîner de graves périls pour la population chrétienne et indigène, et sans la destruction d’un nombre incalculable de propriétés européennes. L’amiral répondit que le bombardement serait dirigé contre les fortifications, et qu’il n’y avait aucune raison de craindre la destruction des propriétés. Les événemens qui suivirent lui donnèrent un cruel démenti. Le 10 juillet, il notifiait au commandant militaire d’Alexandrie qu’ayant appris que des préparatifs hostiles à son escadre avaient été continués sur les remparts, il ouvrirait le feu le lendemain, au lever du soleil, à moins qu’on ne lui livrât avant ce terme les batteries élevées sur l’isthme de Ras-el-tin et sur le côté sud de la rade.

Cet ultimatum, porté devant le conseil des ministres que présidait le khédive, motiva la réponse suivante. Elle fut évidemment inspirée par le parti militaire national, mais elle honore ceux qui la rédigèrent comme aussi ceux qui consentirent à y mettre leur signature même contre leur gré : « l’Egypte n’a rien fait qui ait pu justifier l’envoi des flottes combinées. L’autorité civile et militaire n’a à se reprocher aucun acte autorisant les réclamations de l’amiral. Sauf quelques réparations urgentes aux anciennes constructions, les forts sont, à cette heure, dans l’état où ils se trouvaient à l’arrivée des flottes. Nous sommes ici chez nous, et nous avons le droit et le devoir de nous y prémunir contre tout ennemi qui prendrait l’initiative d’une rupture de l’état de paix, lequel, selon le gouvernement anglais, n’a pas cessé d’exister.

« L’Egypte, gardienne de ses droits et de son honneur, ne peut rendre aucun fort ni aucun canon sans y être contrainte par le sort des armes. Elle proteste contre votre déclaration de ce jour, et tiendra responsable de toutes les conséquences directes et indirectes qui pourront résulter d’une attaque des flottes ou d’un bombardement la nation qui, en pleine paix, aura lancé le premier boulet sur la paisible ville d’Alexandrie, au mépris du droit des gens et des lois de la guerre. »

De son côté, la Sublime-Porte ayant déclaré que, si la ville était bombardée, un crime de cette nature porterait atteinte aux droits de souveraineté du sultan et aux intérêts du pays, le comte de Granville crut devoir expédier, le 10 juillet, à tous les cabinets, une dépêche dans laquelle il disait « que, l’action de l’amiral étant devenue nécessaire, elle serait restreinte dans les limites proprement dites de la défense légitime sans aucune arrière-pensée. »


VIII. — BOMBARDEMENT ET DESTRUCTION D’ALEXANDRIE. — L’AFFAIRE DE TEL-EL-KÉBIK.

Quand, le 11 juillet, le jour se levait à peine, on put voir avec étonnement, de terre, que l’escadre française disparaissait à l’horizon, emportant avec elle notre prestige en Égypte. C’était rompre avec nos plus glorieuses traditions : partir quand on allait combattre; que nos marins s’en consolent pourtant, ils n’auraient acquis aucune gloire à rester.

Ce ne fut qu’au cinquième coup de canon des Anglais que les batteries égyptiennes de terre répondirent avec un entrain et une furie dignes d’un meilleur résultat. On vit, mais sans surprise, que la plupart des projectiles égyptiens tombaient à moitié chemin de leur but. Si quelques-uns frappaient les cuirassés, on les apercevait, après avoir rebondi comme des ballons élastiques, retombant à la mer. Les énormes obus lancés par les vaisseaux l’Alexandre, le Sultan, le Superbe, l’Inflexible, le Téméraire, le Monarque, l’Invincible et cinq canonnières, s’amoncelaient comme grêle sur les forts, qui, pour la plupart sans parapets, voyaient par centaines tomber et mourir leurs défenseurs. Ce combat, d’une inégalité navrante, dura jusqu’à six heures du soir. À cette heure tardive, les murailles étaient démolies ; quatre cents canons jonchaient le sol, démontés ou brisés, et le plus grand nombre des servans étaient morts depuis longtemps à leur poste de combat. Les Anglais, par suite d’une manœuvre maladroite de l’un de leurs bateaux, eurent neuf morts et vingt-huit blessés.

Quelle devait être la conduite de l’amiral à la fin de cette journée? Opérer un débarquement immédiat de toutes ses forces disponibles, et occuper à l’abri de ses cuirassés la ville. Il n’en fit rien ! Il livra une cité magnifique à des milliers de bandits qu’un pillage facile devait tenter. Elle fut saccagée et livrée aux flammes. Des lueurs rougeâtres, en se reflétant dans la mer et dans le ciel, apprirent au khédive, à ses ministres, aux Européens en rade, que la ruine d’une grande cité s’accomplissait. Cette nuit sinistre devait, en outre, coûter 25 millions de francs à l’Égypte, à l’Égypte si dénuée d’argent, si misérable déjà. Elle a payé largement les pertes de tous ceux qui purent justifier leurs dommages ; mais il lui reste encore à relever ses fortifications, à les armer de canons, et c’est encore de l’argent qu’il lui faut pour cela; or, elle est à bout de ressources dès qu’elle a payé l’intérêt de ses dettes et les émolumens de ses nombreux conseillers.

Deux jours après, le 15 juillet seulement, les Anglais débarquaient à Ras-el-tin et à Gabari ; leur exemple était suivi par les équipages des navires grecs de guerre, l’Hellas et le Roi Georges, ainsi que par les marins de bâtimens américains et russes, qui trouvèrent le quartier européen incendié et la place des Consuls toujours en flammes. Des pompes, manœuvrées avec vigueur, réussirent à se rendre maîtresses du feu, et lorsque, de ce côté, rien n’était plus à redouter, un officier de l’escadre anglaise vint prier les marins des autres nationalités de se réembarquer. L’amiral Seymour déclarait qu’il disposait désormais d’un assez grand nombre d’hommes pour assurer la tranquillité dans Alexandrie. Il y avait longtemps qu’on s’en doutait. Ne lui fallait-il pas continuer, d’une façon, sans doute moins glorieuse, les traditions laissées par Nelson dans la baie voisine d’Aboukir? Il n’hésita pas à les faire revivre à sa manière. Peut-être ne fit-il qu’obéir à des ordres venus de Londres. Alors il faut plaindre l’officier de valeur qui dut les exécuter et livrer à la réprobation de l’opinion publique la puissance qui les donna.

Arabi avait ordonné à ses troupes de se retirer sur Kafr-Dawar, un tout petit village, proche de la station du chemin de fer de ce nom, et qui n’est qu’à 20 kilomètres environ d’Alexandrie. Le beau lac Mareotis, placé entre cette dernière ville et Kafr-Dawar, inonde à l’est toute la plaine. C’est seulement par l’étroite langue de terre qui sert au passage des trains du chemin de fer qu’on peut s’approcher du village. Il est, comme toutes les autres petites localités du Delta, bâti avec le limon du Nil, et l’on n’y découvre aucune construction européenne. La position étant excellente, Arabi y fit élever des redoutes et creuser des fossés que l’on aperçoit encore des fenêtres des wagons ; il en confia la garde à 15,000 hommes d’infanterie, appuyés par 80 canons Krupp et 5,000 Bédouins irréguliers. Dans la crainte que les Anglais n’arrivassent au Caire en le tournant par Ismaïla et Tel-el-Kébir, il fit élever sur ce second point des redoutes et plusieurs batteries dont il confia la garde à 8,000 hommes que devaient rejoindre les garnisons de Damiette, d’Aboukir et de Rosette. On m’a affirmé qu’il avait assemblé 5,000 Bédouins pour combler le canal sur un point quelconque de son étendue. M. de Lesseps lui persuada trop aisément que, s’il commettait un pareil acte, toute l’Europe se tournerait contre lui. Arabi n’abandonna tout à fait son projet qu’à la fin du mois de juillet, quand M. de Lesseps lui télégraphia « que jamais un soldat anglais ne débarquerait entre Suez et Port-Saïd. » Le bon billet qu’avait le colonel ! Toute l’armée anglaise y passa. On sait quelle fut la reconnaissance que M. de Lesseps retira de sa dépêche : la menace d’un canal rival. Le khédive ayant donné l’ordre à Arabi de venir s’entendre avec son ministère pour un arrangement amical avec l’amiral Seymour, Arabi refusa d’obéir, ce qui lui valut sa destitution de ministre de la guerre. Il était vraiment temps! Un conseil auquel prirent part, au Caire, tout ce que la capitale possédait de notabilités, fut tenu ; il y fut décidé de continuer la défense, d’envoyer à Alexandrie une commission de six membres, afin de constater l’état de la ville, inviter ensuite le khédive et ses ministres à revenir au Caire pour y reprendre leur service.

A dater du moment où le bombardement d’Alexandrie fut résolu, l’Angleterre, en vue de l’accomplissement de ses projets, formait chez elle et dans l’Inde un corps de 35,000 hommes, dont le commandement était confié au plus en renom de ses généraux, sir Garnet Wolseley. En attendant l’arrivée du vainqueur des nègres de Coumassie, des troupes, venues de l’île de Chypre, campèrent dans la jolie petite bourgade de Ramleh, à quinze minutes d’Alexandrie. C’était la sécurité absolue pour cette malheureuse ville, dont les décombres fumaient toujours.

Les Anglais craignaient beaucoup plus les Bédouins que les Arabes car les premiers, dans leurs courses vagabondes, s’approchaient souvent du canal de l’isthme, et c’était cette grande voie qu’il fallait préserver avant tout. Ils eurent l’idée, souvent mise en pratique par eux, d’envoyer vers les tribus bédouines un certain docteur Palmer, avec la délicate mission de gagner par des largesses les tribus qui, d’habitude, campent entre Gaza et la Mer-Rouge. La tentative était périlleuse : le docteur et sa suite y périrent.

Entre temps, le cabinet que présidait M. de Freycinet tombait sur le refus que lui faisait la chambre de lui fournir l’argent nécessaire à la garde du canal de Suez. C’était cependant le moins que nous pussions faire pour la défense de nos intérêts en Orient. Il est vrai que, de son côté, M. Mancini, le chef du ministère italien d’alors, alléguait pour refuser son concours que, l’intervention ottomane étant décidée, son pays n’avait plus rien à voir en Égypte.

De son côté la Sublime-Porte, qui devait y envoyer 5,000 ou 6,000 hommes, retirait son offre devant les singulières conditions qui lui étaient imposées par l’Angleterre. Les Turcs se bornèrent à dire qu’ils comptaient bien que cette puissance prendrait en considération leurs droits souverains en Égypte, en l’évacuant un jour. Il était difficile de se montrer plus coulant. Leur croyance en une fatalité qui doit tout leur faire supporter patiemment est une qualité précieuse, mais le jour où ils la perdront, ils verront bien qu’il y a duperie à tout accepter.

Le parti national ne désarmait pas : il était d’autant plus endroit de se montrer résolu qu’il ne s’était livré, — au Caire, du moins, — à aucune violence ni vengé de personne. Dans cette ville, la résistance aux volontés de Méhémet-Tewfik devenait ouvertement de la rébellion. Dans un nouveau conseil auquel prirent part trois princes parens du khédive, sept princes de la famille khédiviale, le mufti, le grand-cadi d’Égypte, le patriarche des coptes, 30 ulémas et juges, 28 pachas, le grand-rabbin, la plupart des gouverneurs de province, 100 notables et négocians de différentes religions dont la majorité se disait appartenir au parti national, il fut solennellement déclaré que, le khédive ayant agi contre les lois religieuses et politiques du pays, les ordres qu’il donnait, ainsi que ceux de ses ministres, devaient être considérés comme nuls. Le conseil continua à maintenir Arabi dans ses fonctions de ministre.

La guerre sainte eût été certainement déclarée contre l’Angleterre au pays de l’islam, elle eût embrasé l’Inde à court délai, si sir Garnet Wolseley, depuis lord Wolseley, ne s’était hâté de porter ses forces de Ramleh à Port-Saïd et de Port-Saïd à Ismaïla. Il violait en plein, il est vrai, la neutralité du canal ; mais combien il faut être simple pour croire que les Anglais ne la violeront pas toutes les fois qu’ils le jugeront utile à leurs intérêts ! Ma conviction intime est que la convention du canal de Suez, autour de laquelle tant de bruit s’est fait, n’a pas plus de base solide qu’un monument élevé sur le sable mouvant. Il n’y a plus que les diplomates et quelques âmes honnêtes qui croient à l’utilité des conférences, à la force des traités et à la sainteté des conventions. En tout cas, la conduite des Anglais en Égypte n’est pas faite pour les disposer à garder leurs illusions.

Lorsque Arabi et ses lieutenans eurent connaissance du mouvement précipité des Anglais, ils se portèrent en avant et les attaquèrent entre Magfar et Maxamah, mais sans succès. Le 24 août, toutes les forces égyptiennes étaient à Tel-el-Kébir, qui, bien délendu, eût pu arrêter l’ennemi. Le 28, elles enlevèrent les positions anglaises à Kassassine ; malheureusement pour elles, la cavalerie indienne finit par sabrer une partie des assaillans ; les Anglais perdirent quelques canons, eurent 20 hommes de tués et 59 blessés. Autre attaque, à l’aube du 4 septembre, sans résultats sérieux. Pendant les journées des 10 et 11 septembre, l’armée britannique resta sous ses tentes, ayant à souffrir d’une chaleur torride et n’ayant qu’une eau détestable à boire. Mieux valait l’action. Dès que le soir tomba sur le désert, les tentes furent enlevées sans bruit, et les Anglais s’acheminèrent par des collines désertes, sablonneuses, jusqu’à 300 mètres du camp ennemi. Celui-ci, silencieux aussi, veillait, prévoyant ou plutôt prévenu d’une attaque avec les premières lueurs du jour. Elles parurent, ces lueurs, une grande clarté se fit soudainement, et la bataille s’engagea. Elle dura cinq minutes : les Égyptiens, après quelques coups de fusil tirés en l’air, pour la forme, prirent la fuite, ayant leur général en tête. Il en est qui, simplement, jetèrent leurs armes sur le sable, sans espoir ce jour-là d’arriver au séjour des houris. L’ordre, paraît-il, avait été donné de ne pas se défendre. Seul, un régiment de noirs soudanais, qui n’en avait pas eu connaissance, se battit comme les Soudanais se battent, en désespéré. Ils infligèrent aux Anglais des pertes douloureuses.

Le commandant de la cavalerie indienne, mieux inspiré que le commandant de la flotte britannique, fit, aussitôt après cette affaire, 50 milles à franc étrier, pour entrer au Caire et préserver par sa présence cette ville de l’incendie et du pillage. Il y pénétra peu d’heures après le peu intéressant Arabi. Le gouverneur de la capitale, Ibrahim-bey-Fawzi, un nationaliste pourtant, auquel cet étonnant chef d’armée s’était rendu avant qu’on le lui demandât, le remit à un général anglais dont le nom devait mal sonner aux oreilles d’un prisonnier de guerre, le général... Lowe. Arabi fut condamné à mort, mais on ne le fusilla pas. On ne l’envoya même pas dans un lieu d’exil insalubre. Ne pouvant lui donner le paradis rêvé par les braves soldats du Soudan, on le déporta dans un paradis terrestre, c’est-à-dire dans la grande île de Ceylan, la merveille des merveilles.

Le parti nationaliste l’a accusé et l’accuse toujours d’avoir fait le jeu de la Sublime-Porte en se révoltant contre le khédive ; il lui reprocha de s’être vendu aux Anglais, ayant l’assurance qu’il aurait la vie sauve, et cela quand il lui était facile de les jeter à la mer à Port-Saïd, ou de les combattre, — sinon avec succès à Tel-el-Kébir, du moins avec quelque honneur pour lui et l’armée égyptienne. Il le déclara traître à ses soldats, traître à ses lieutenans, qu’il laissa pendre, traître à son pays et traître enfin à la jeune Égypte, qui, crédule, inexpérimentée, avait placé en lui, lui fils de fellah, toutes ses espérances.


IX. — RUPTURE OFFICIELLE DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE EN EGYPTE. LORD DUFFERIN.

Le khédive est rentré dans sa bonne ville du Caire, et, à sa suite, les ministres, les commissaires de la dette, une nuée de fonctionnaires, les fugitifs, tous ceux qui l’avaient accompagné. Et comme la capitale est restée paisible, que rien n’y semble changé, ils regardent quelque peu confus, ainsi que des enfans qu’une nocturne vision a épouvantés, l’objet de leur terreur. Les habitans ont toujours la même impassibilité et la belle indifférence qui les distinguent. Pourquoi ceux qui étaient chargés de la protection de leurs nationaux leur avaient-ils dit : « Fuyez ! si vous ne voulez pas être écharpés par les Arabes ! » Et ils avaient fui, protecteurs et protégés, faisant ainsi le jeu de nos ennemis en leur laissant le champ libre. Les hôtels sont de nouveau ouverts. Sur l’Esbékieh, dans la rue montante du Monkshdieh, les magasins recommencent à étaler comme d’habitude leurs étoffes de Damas et de Perse, leur sellerie aux vives couleurs, des armures sarrasines, des tapis de prières aux arabesques d’or et fraîchement débarqués de Rhodes et de Chypre, des poteries phéniciennes, produits des fouilles de l’oasis du Fayoum, et la multitude des dieux que le fellah découvre lorsque, pour fertiliser son champ, il y transporte la poussière de ce qui fut Memphis et la Babylone d’Égypte.

Pour fêter le retour du souverain, le Caire s’illumina, et des personnes plus ou moins compromises ne furent pas les dernières à tirer des pétards. Le vainqueur de Tel-el-Kébir fit, pendant deux heures, défiler sous les fenêtres du palais d’Abdin les troupes qui se disaient elles-mêmes « libératrices, » car personne n’eût songé à le faire. Quinze mille hommes environ, Anglais, Écossais, Indiens, passèrent sous les yeux du khédive, qui, dans une tribune richement décorée, avait fait placer le premier ministre, Chérif-Pacha, à sa droite, et à sa gauche le héros du bombardement d’Alexandrie, l’amiral Seymour. « Quant à la population indigène, écrit le chargé de l’agence française à M. Duclerc, alors ministre, elle s’est montrée extrêmement sobre d’acclamations et de démonstrations amicales, moins nombreuses, d’ailleurs, qu’on n’eût dû le supposer. »

Les habitans du Caire, après avoir donné de grandes preuves de sagesse, faisaient montre de tact et de perspicacité. Et quelle entente, entre son altesse et ses restaurateurs! Le général en chef de l’armée britannique proclame qu’il n’est venu en Égypte que dans le seul dessein d’établir l’autorité du souverain, et que son armée n’opérerait, par conséquent, que contre ceux qui la méconnaîtraient ; de son côté, le souverain déclare aux autorités civiles et militaires « d’avoir à obéir à ce général en chef toutes les fois qu’il lui plaira de prendre des dispositions nécessaires à sa mission. »

Comme, par suite d’un décret khédivial l’armée égyptienne se trouvait licenciée; que le bateau qui cinglait vers Ceylan portait le dernier ministre de la guerre en Égypte, il fallait bien organiser d’autres forces pour rassurer ceux qu’une vision sanglante troublait sans cesse. Les Anglais demandèrent alors l’autorisation de créer une police et un corps de gendarmes indigènes. Ce fut accordé. Un de leurs-généraux ne dédaigna pas, aux appointemens de 30,000 francs, d’en être l’organisateur; il demanda six mois pour constituer un corps de sécurité publique : nous sommes en 1888, et non-seulement la police et la gendarmerie sont encore aux mains des Anglais, mais avec elles l’armée, les finances, l’administration du cours du Nil et presque toutes les administrations.

Sous Ismaïl-Pacha, longtemps avant l’organisation ruineuse de cette police, un voyageur pouvait aller seul d’Alexandrie à Khartoum sans crainte d’être volé ou assassiné. Les villages offraient de telles sécurités, qu’on y dormait les portes et les fenêtres ouvertes. Il n’en est plus ainsi, car des bandes armées procèdent au pillage des maisons isolées et en massacrent les propriétaires, s’ils font résistance. C’est en 1882 que se formèrent pour la première fois ces bandes de pillards, et, coïncidence bien singulière, en même temps que se formaient au Caire la police et la gendarmerie étrangères. Ces assauts contre les propriétés ont été, depuis, tellement fréquens, qu’il a fallu, pour les combattre, instituer des cours martiales dans chaque centre important de population rurale. Les pouvoirs exceptionnels de ces conseils de guerre ont été renouvelés d’année en année; ils subsistent toujours, sans donner de bons résultats. A qui la faute? A la gendarmerie, qui ne les a pas secondés, et, malgré une réorganisation trois ou quatre fois renouvelée, les gendarmes anglais arrivent toujours trop tard, comme les carabiniers d’Offenbach. « Les loups aiment les nuits sombres, » dit un proverbe turc. Il est certain que les Anglais ont intérêt à laisser continuer ce brigandage pour pouvoir dire que, sans eux, l’Egypte ne serait pas habitable, et que, s’ils s’y perpétuent, c’est pour son bien. On y était en sécurité avant qu’ils y vinssent; qui peut affirmer qu’on n’y serait pas encore quand ils s’en iront? Je viens d’apprendre que le premier soin de Riaz-Pacha a été de s’occuper de cette importante question.

A la demande de ceux qui le protégeaient si bien, le khédive Tewfik-Pacha supprima les peines corporelles. Le moment ne pouvait être plus mal choisi pour opérer cette réforme. Champollion a reproduit, par le dessin, un bas-relief du temps des Pharaons, qui nous montre comment se donnait la bastonnade aux Égyptiens d’alors. Ceux d’aujourd’hui, dans le contentement de se voir à l’abri d’un châtiment tellement ancien qu’il était passé dans leurs coutumes, ont commis des excès à rendre les prisons trop étroites pendant un certain temps. On abolit également la corvée, mesure des plus équitables; mais les bras, qui déjà manquaient, firent de plus en plus défaut.

On se souvient peut-être que l’Europe avait imposé à l’ex-khédive deux contrôleurs chargés de veiller sur ses actes. L’occupation anglaise les supprima parce que l’un d’eux était Français et qu’il pouvait devenir gênant. Cette mesure, en apparence si peu importante, était l’invitation formelle par l’Angleterre à la France de se tenir désormais tout à fait en dehors des affaires d’Égypte. Elle voulait bénéficier seule d’une action que nous n’avions pas voulu partager. Chaque soldat transporté en Égypte lui avait coûté beaucoup d’argent, et ne fallait-il pas qu’elle rentrât dans ses déboursés d’une façon quelconque? M. Duclerc ne se rendit pas aisément à ces raisons, qui ressemblaient beaucoup à celles que le loup de La Fontaine donne à l’agneau quand il s’apprête à l’égorger. Il protesta donc avec une vive énergie. « l’ordre étant rétabli en Égypte, rien ne justifiait, disait-il, une interruption du contrôle. » Lord Granville, pour ne pas répondre, fit la sourde oreille. Parfois, cependant, il s’élevait avec énergie contre la crainte que nous avions de voir une occupation militaire trop prolongée finir en une annexion. Ce qui se passe y ressemble pourtant beaucoup, mais Dieu me garde de répéter encore avec un compatriote du noble lord : « Notre nation est honnête, mais nos diplomates manquent de probité politique ! »

Le contrôle fut remplacé par sir Edgar Vincent, dont les importantes attributions se trouvent fixées par un décret khédivial d’après un rapport du président du conseil au khédive. « j’estime, y disait-on, que cet Européen qui deviendrait fonctionnaire égyptien pourrait avoir le titre de conseiller financier. Il serait choisi et nommé par Votre Altesse, dont il relèverait directement. Sans avoir les attributions d’un ministre, il pourra assister aux séances du conseil toutes les fois qu’il y sera invité par le président. Il aura le pouvoir d’examiner les questions financières et d’émettre son avis sur elles dans les limites que Votre Altesse et ses ministres pourront déterminer; il n’aura toutefois aucun droit d’intervenir dans les affaires administratives du pays. » Voilà ce qu’en droit est sir Edgar Vincent ; en fait, c’est le véritable ministre des finances : il peut se dire autant que le président du conseil, car toutes les questions administratives aboutissent à une question de finances. Le contrôle de la caisse de la dette ne pouvant rien sur lui se réduit donc à rien, puisque ce contrôle ne constate que des faits acquis. Il faut qu’il se commette un acte bien scandaleux pour qu’une protestation se fasse entendre. Les hommes intègres qui en sont chargés pourraient peut-être avoir dans les affaires d’Égypte une action plus grande que celle dont ils se contentent aujourd’hui. A la fin du règne d’Ismaïl-Pacha, MM. de Blignières, que M. de Freycinet fit partir bien à contretemps d’Égypte, Baring, Bellaigue, Kremer et Bavarelli, y prenaient le plus vif intérêt. Pourquoi leurs successeurs s’en sont-ils détachés? Il fallait sans doute que l’Angleterre fût maîtresse d’agir à sa guise aux bords du Nil, qu’elle fût souveraine, — en dépit de ses hypocrites protestations, — aux points extrêmes du canal de Suez, pour démontrer au monde, tout à coup désabusé, qu’une nation comme la Grande-Bretagne pouvait ruiner un pays avec l’intention de le sauver.

Ce ne fut pourtant ni faute de tâtonnemens ni par manque d’habileté. Le général, premier organisateur de la police, étant reconnu insuffisant, l’Angleterre envoya de Constantinople au Caire le colonel Baker de galante mémoire, lequel forma une armée dont une grande partie alla périr au Soudan. L’Égypte étant, ce que dit Voltaire de la Hollande, un pays de canaux et de canards, elle y expédia une nuée d’ingénieurs qu’escortait une autre nuée de cadets affamés ; beaucoup venaient des bords du Gange. En voyant le Nil, ils crurent découvrir un cours d’eau nouveau, comme si, en débarquant à New-York, ils croyaient découvrir l’Hudson. Ils appliquèrent à ce fleuve inconnu des procédés d’irrigation tellement impropres que ses qualités naturellement bienfaisantes se changèrent en qualités nuisibles.

Tout à coup, l’Angleterre s’aperçut qu’elle possédait un homme qui pouvait tout sauver, tout régénérer. J’ai nommé lord Dufferin, pour qu’on ne s’y trompe pas. Il débarque aussitôt en mission en Égypte, et, à cette nouvelle, le Times déclare qu’il est urgent d’agir avec énergie dans ce pays. Il fallait absolument pour cela, dit-il, « que l’on fît appel à un diplomate et à un administrateur d’une habileté éprouvée; or lord Dufferin possède au suprême degré les qualités nécessaires pour remplir ces doubles fonctions.» Lui aussi est le right man in the right place. Le Standard veut que l’on se serve de cet « instrument » pour réorganiser et frapper hardiment. Le Daily-Telegraph affirme que lord Granville ne pouvait pas faire une nomination plus propre à augmenter la confiance que sa récente politique en Égypte a déjà inspirée au public. « Toutes les fois, s’écrie le Daily-News, qu’il y a une tâche difficile à remplir, c’est à lord Dufferin qu’on la confie. » La Pall-Mall-Gazette connaît tous les fils de cet écheveau embrouillé qu’on appelle la question égyptienne, et, à son avis, le cabinet de Londres doit concevoir un plan de réorganisation, sans se préoccuper outre mesure des dispositions de la France ou de toute autre puissance. « Il est indispensable, ajoute-t-elle, que nous abandonnions notre timidité diplomatique pour prendre une vigoureuse initiative. Lord Granville aurait tort de croire qu’il a devant lui un lion qui barre le passage, et la position conquise par l’Angleterre doit lui donner assez d’autorité pour faire accepter le projet auquel il se sera arrêté. » Toutes ces louanges prouvent, comme M. Tissot l’écrit de Londres au ministre français à Paris, que l’opinion publique en Angleterre éprouve une satisfaction réelle en voyant que le gouvernement de la reine est décidé à tirer profit de son expédition dans la vallée du Nil. La presse anglaise se hâte de constater, — et ceci à notre honte, — qu’il n’y a eu, en France, qu’un seul journal, la République française, qui ait rompu une lance en faveur du maintien du contrôle ; ils lui reprochent d’être seule de son avis !

En présence du mauvais vouloir de lord Granville et de l’attitude de ses journaux, M. Duclerc déclara au gouvernement britannique que la France se voyait dans l’obligation de reprendre en Égypte sa liberté d’action, et que, quelque regret qu’elle en eût, elle acceptait la situation qui lui était faite[6]. Ceci s’écrivait en 1883, et l’influence française est encore moindre aujourd’hui qu’elle ne l’était alors, malgré la rude campagne entreprise par le rédacteur en chef du Bosphore égyptien, l’extrême honorabilité de ce qui porte un nom français en Égypte, et la manière digne et correcte, sympathique à tous, dont M. le comte d’Aubigny, notre agent diplomatique, y représente notre nation. L’influence anglaise, de son côté, est loin d’être en progrès ; mais si son prestige a baissé, ce qui est indéniable, sa pression absorbante s’est accrue d’autant.

Le comte Dufferin resta quatre mois au Caire, et, en quatre-vingt-dix jours, rédigea un projet de reconstitution gouvernementale qui n’a rien d’ennuyeux. C’est un projet comme en peut faire quiconque a beaucoup d’imagination et peu envie de travailler une question. Il s’en excuse, d’ailleurs, car, en envoyant son élucubration à lord Granville, le noble lord fait remarquer « que presque tout son temps a été pris par une laborieuse correspondance et l’arrangement d’affaires courantes très compliquées. » Je ne dirai donc du projet que ce qui m’en a paru incorrect ou original.

D’après le comte Dufferin, le peuple d’Égypte, en raison de son histoire douloureuse, ne devra pas causer grand trouble à ceux qui voudront le gouverner. S’il est certain que, depuis le commencement de l’ère historique, la vallée du Nil et ses habitans ont été sous le joug de l’étranger, et que, pendant une longue suite de siècles, il n’est pas une période où la justice ait cessé d’y être corrompue, l’administration oppressive et la population soumise et obséquieuse, ce n’est pas une raison pour qu’il en soit toujours ainsi. Et lord Dufferin fait remarquer, à l’appui de son dire, que « plusieurs fractions de cette population se sont autrefois distinguées par leur énergie conquérante et civilisatrice, par leur intelligence appréciative des arts et de la littérature, et par ces sentimens de patriotisme, ces axiomes généraux de moralité, qui témoignent du bien-être d’un peuple. » Est-ce que cette époque glorieuse remonte au déluge ou simplement aux Pharaons? Alors, il y a trop longtemps de cela.

Il semble au noble lord que les circonstances soient propices à une régénération de l’Égypte, et voici les bonnes raisons anglaises qu’il en donne. Le canal de Suez, qui joint les mers de l’Ouest à celles des Indes et de Chine, est désormais l’objet d’une générale sollicitude; les trop actives opérations d’une compagnie étrangère, — celle de M. de Lesseps, — qui allait disperser aux quatre vents le fragile empire auquel elle s’était incorporée, ont cessé ; les prétentions « risquées » de divers états d’exercer une tutelle irritante sur l’administration de l’Égypte se sont évanouies; et enfin le pouvoir qui, chacun le proclame, a le plus grand intérêt à la tranquillité de l’Égypte, ce pouvoir, — lisez l’Angleterre, — dont l’intégrité est évidente, se voit contraint par la force des choses de régler le fonctionnement du nouveau régime, setting up the machinery of the new régime.

Il est difficile de dénoncer avec une bonne foi plus audacieuse le rôle que l’Angleterre voulait jouer sur les bords du Nil, et quelle était la nation qui allait prendre la suite des « tutelles irritantes. »

En parlant de la Turquie, lord Dufferin regrette que le prestige de ses sujets soit plus grand que ne le voudrait un homme détaché des choses de ce monde « comme il l’est lui-même. » Il lui semble pourtant difficile de chasser d’Égypte ce qui reste des anciens Turcs conquérans, et même d’exclure des affaires les Arméniens, les Grecs, les Syriens, les Juifs. « Comprendrait-on, s’écrie-t-il, l’expulsion d’hommes tels que Nubar, Riaz, Tigrane, Chérif et une multitude d’autres? Pourquoi, alors, les Coptes ne demanderaient-ils pas le bannissement des Arabes qui les ont conquis et dominés ? » Il est certain, — et en ceci je suis d’accord avec le noble lord, — qu’il serait plus sage de considérer toute personne née en Égypte, — quelle que soit la nationalité de ses ancêtres, — apte à remplir des fonctions en rapport avec son mérite que de se préoccuper de sa caste et de sa race. Il ne faudrait pas rappeler que Méhémet-Ali et ses descendans ont fait eux-mêmes souche en Égypte pour qu’il s’y crée un gouvernement populaire, une justice impartiale, et qu’on y établisse des lois devant lesquelles les Égyptiens seraient égaux. « C’est d’autant plus nécessaire, ajoute avec force le lord législateur, que jamais les tribunaux indigènes n’ont été plus corrompus et plus imbéciles qu’au moment où il écrit. L’unanimité avec laquelle on demande leur suppression ou leur réforme est une des raisons qui militent le plus en faveur de son projet. »

La conclusion est que l’Égyptien, en dépit de son inconsciente bassesse, ne peut tarder, au contact incessant de la civilisation européenne, de se relever à ses propres yeux, et de sentir s’éveiller en lui ce sentiment si puissant chez nous et si inconnu chez lui, l’amour-propre. Mais en attendant ce phénomène, lord Dufferin rappelle que des hommes d’état illustres, dont l’Angleterre et la France déplorent la perte, ont assuré que l’Égypte ne pouvait exister sans être sous la discipline combinée de « deux maîtres d’école étrangers et sous la menace de la courbache ou bastonnade domestique. » Il voudrait que l’on accordât aux Égyptiens, — Tout en agissant prudemment, — des institutions représentatives comme celles des conseils municipaux et des conseils provinciaux, le tout aidé de paternels avis, o Qu’on se garde bien, dit-il encore, de vouloir gouverner de Londres la vallée du Nil! Ce serait appeler sur les Anglais la haine de ses habitans. Le Caire deviendrait un foyer de conspiration alimenté pour leur nuire; ils seraient bientôt contraints de s’embarquer, d’abandonner le pays dans des conditions désastreuses. Il faut qu’ils se contentent d’un rôle pacifique et modérateur ; ils doivent se souvenir qu’ils ne sont pas en Égypte pour faire de l’arbitraire, mais pour aider les habitans à se gouverner eux-mêmes. En agissant ainsi, en écartant toute trace d’autorité vexatoire, la Grande-Bretagne garderait intactes les traditions de patriotisme et de liberté qui sont leur gloire dans les contrées diverses où la fortune les a jetés. »

« Des mots ! des mots ! » dirai-je avec Hamlet. Je voudrais pouvoir dire aussi qu’il ne reste rien de cette composition fantaisiste. Hélas! loin de là! Il reste un maître d’école, sir Eveling Baring ; il reste la lanière anglaise aux neufs bouts plombés pour suppléer à la bastonnade dans les occasions où la colère anglaise se passe de juges et de tribunaux; il reste encore l’arbitraire, la tutelle irritante, et comme, malgré les conseils du noble lord, c’est Londres qui gouverne dans la vallée du Nil, il reste, comme il a été prédit, la haine des Égyptiens pour ceux qui les dominent.


X. — LE PARTI NATIONAL.

La preuve que le diplomate tant vanté par la presse de Londres n’a pas étudié la question égyptienne comme il eût dû le faire, c’est que, dans ses vues générales sur le pays, il n’a presque rien dit du parti national. Nous avons vu pourtant que ce parti existait. S’est-il maintenu jusqu’à nos jours? J’ai quelque raison de le supposer. J’ai pu me procurer son programme : il est instructif et il est intéressant d’en parler. Comme ceux qui l’ont élaboré[7] n’ont pas reçu du khédive actuel tout l’accueil qu’ils en espéraient, les patriotes d’aujourd’hui se tiennent sur la réserve, non par crainte d’être inquiétés, — leurs aspirations n’ayant rien de répréhensible, — mais parce qu’ils attendent l’heure où, des hautes régions gouvernementales, un appel sera fait à leur patriotisme. Rien ne fait soupçonner que cette heure soit prochaine, et cependant on aurait tort de croire que la jeunesse égyptienne ne réfléchit pas, qu’elle ne sent pas combien l’occupation étrangère est humiliante pour elle. Cela saute aux yeux en voyant la réserve que montre un indigène à la vue de l’uniforme anglais. Il en est mille exemples : c’est ainsi que les soldats de l’occupation vont toujours par groupes, sans que jamais un fils du pays se fourvoie en leur compagnie. Ces soldats, pleins de morgue, roides, sanglés, la courte pipe à la bouche, la jugulaire sous le menton, le rotin à la main, tenant le haut du pavé sous leurs talons qui résonnent, ont conscience que leur présence n’est agréée ni agréable, et qu’elle n’enchante que le petit ânier dont ils sont la Providence.

Un vendredi, — c’est le jour férié en islam, — une musique militaire jouait en ma présence, et devant une foule énorme, les airs nationaux d’Europe et d’Amérique, sauf l’hymne anglais. L’omission était voulue assurément, et n’est-elle pas significative? Autre remarque : l’hymne grec et l’hymne italien furent acclamés et applaudis. Quant à la Marseillaise elle fut bissée à la demande presque générale des auditeurs. Les soldats de la Grande-Bretagne, présens, ne riaient pas. Il y aurait donc dans ce pays d’Egypte, que l’on représente comme fermé à toutes les aspirations, un groupe de personnes qui ne craignent pas d’applaudir aux chants les plus populaires et les plus révolutionnaires connus ?

Le programme du parti national, quoique portant la date de 1882, est encore une actualité sur bien des points. Dès le début, le parti se félicite de ce que les destinées de l’Egypte aient été confiées à un jeune souverain, parce que de tous les âges « la jeunesse est la plus accessible aux idées de justice et d’indépendance ; » puis il cherche à prouver que, malgré la grande fertilité du sol qui constitue une richesse renouvelable et permanente, malgré le labeur, la persévérance, la sobriété des agriculteurs, le plus grand nombre de ces derniers sont dans une grande misère. La masse des contribuables, qui supporte plus des deux tiers des charges de l’état, se trouve parfois, et par ce fait, dans l’impossibilité d’acquitter en temps voulu les impôts qui lui incombent. Ceux qui possèdent les moyens de le faire sont contraints de dissimuler leur aisance et ne se libèrent qu’après poursuite, pour se montrer logiques avec une détresse qui n’est que feinte. N’est-ce pas exactement ce que disait la fameuse commission d’enquête à Ismaïl-Pacha ? Et ceci : « Malgré les efforts du gouvernement, on constate à la fin de chaque année des arriérés considérables et d’une réalisation fort douteuse. » Est-ce que cela ne s’adresse pas aussi au budget de 1888, œuvre de sir Edgard Vincent, le conseiller financier anglais ? Ce n’est donc pas peine perdue que de continuer à résumer le projet de réformes du parti national.

Beaucoup de petits propriétaires se dessaisissent ou sont dessaisis de biens qui passent dans des mains incapables de faire rendre à la terre ce qu’elle produisait dans les mains du fellah, malgré son incurable ignorance des progrès de l’industrie agricole. La conséquence de ce déplacement de la propriété territoriale est une diminution dans la richesse publique et dans les revenus de l’état. Il en résulte encore une plus grande misère pour le petit fellah. Celui-ci, dans quelque situation qu’il se trouve, n’est jamais garanti contre la rapacité d’un homme puissant, cheikh, notable ou riche propriétaire, qui se croit en droit d’user de la force physique et des bestiaux de son faible voisin. Contre ces exactions, la victime n’ose élever la voix, certaine d’avance que le moindre inconvénient de son cri de détresse sera de ne pas être écouté. Le fellah n’en garde pas moins rancune à qui l’opprime. Il nourrit l’espoir d’une représaille, guette l’occasion de se venger, et sa nature, de bonne et douce qu’elle était, devient perverse[8]. Le fond de ses croyances religieuses n’en persiste pas moins. Cet état moral étend son influence sur la situation financière et politique du pays. Il est certain que, si la justice était mieux rendue, si les charges étaient plus équitablement réparties, si l’administration était mieux organisée, l’Egypte ne se trouverait pas en présence d’un épuisement presque général de ses ressources; elle n’aurait pas une dette criarde de quelques milliards et une énorme dette consolidée qui lui crée une situation politique inférieure et la met dans la dépendance des puissances protectrices de ses créanciers. Mieux gouvernée, elle eût trouvé chez le plus grand nombre des habitans une aisance et des ressources qui eussent sauvegardé l’autonomie sérieusement menacée du pays. Mais c’est surtout l’absence d’une bonne justice qui est d’un effet désastreux. On voit tous les jours des ayans-droit honnêtes reculer devant un procès par suite de l’insuffisance des lois, de la malhonnêteté ou de la puissance de leurs adversaires; ils préfèrent transiger, abandonner une cause excellente et même y renoncer complètement, plutôt que d’encourir les peines, les lenteurs et les frais d’un procès dont l’issue est douteuse. L’on a vu des Égyptiens recourir au subterfuge de la cession, et transférer leurs droits à des Européens, pour éluder la compétence des tribunaux locaux, et bénéficier de la juridiction des tribunaux mixtes de la réforme judiciaire.

J’interromps ce résumé pour faire remarquer combien la situation de l’Egypte, de 1879 à 1882, explique la chute d’Ismaïl et la révolution tentée contre le khédive actuel par le colonel Arabi et l’armée. Il faut nécessairement avoir cette situation présente à la mémoire pour la comparer avec la situation de l’Egypte en 1888, à celle que crée à ce pays le protectorat anglais. On est surpris autant qu’affligé en constatant qu’au point de vue agronomique et financier, presque tout va aussi mal que par le passé[9].

L’Union de la jeunesse égyptienne signale ensuite à l’actuel khédive quelles sont les causes principales des souffrances du pays et de leurs effets. D’après l’Union, il y en aurait quatre majeures : 1° la réunion de tous les pouvoirs entre les mains d’un seul ; 2° l’absence d’une loi qui détermine les droits et les devoirs des gouvernans et des gouvernés ; 3° l’absence d’une justice bien assise et bien rétribuée ; 4° l’insuffisance de l’instruction publique.

La première de ces causes est assurément celle qui a le plus influé sur le sort de l’Egypte. « Qu’espérer, dit le projet des réformes, d’un gouvernement dont les sujets sont empêchés de prendre part aux affaires qui les touchent, même de très près?.. C’est ainsi que l’amour du pays et de la justice est étouffé, que l’initiative individuelle et que l’essor de l’intelligence sont arrêtés, qu’aucune voix n’ose s’élever pour redresser les abus et les injustices qui se commettent au grand jour. » On pourrait faire remarquer à la jeunesse égyptienne que les vice-rois et khédives ne devraient pas être les seuls à supporter ces accusations. Il y a eu des ministres qui, eux aussi, ont abusé d’une autorité par trop arbitraire. Rien n’est plus avéré. Toutefois, il est avéré aussi que ces ministres ont été plus d’une fois exilés par Ismaïl-Pacha, qui en agissait avec eux despotiquement. Il ne les faisait revenir de France, de Turquie ou d’Angleterre que lorsque leurs conseils lui étaient nécessaires, ou lorsqu’il voulait leur faire endosser la responsabilité d’une mesure impopulaire, et Ismaïl le voulait souvent.

L’absence d’une loi qui détermine les droits et les devoirs des gouvernans et des gouvernés est assurément une lacune regrettable, et la jeunesse égyptienne ne manque pas de le faire ressortir. L’autorité, ne connaissant pas délimites à ses pouvoirs, les croit indéfiniment étendus. Les fonctionnaires de l’ordre inférieur sont les plus pernicieux de tous. Nombreux et peu rétribués, ils ont des appétits en rapport avec leur grand nombre. S’ils possèdent une petite propriété, c’est le fellah qui, gratuitement, est obligé de la bêcher, de la défricher et de l’ensemencer. Les cheikhs et notables sont des fléaux pour le petit contribuable. Représentant les forces contributives des communes, c’est à eux que l’autorité s’adresse pour la perception des revenus et l’acquittement de tous les impôts, en argent ou en nature, qui frappent le fellah. Sans conscience, sans moralité, sans instruction, ils n’hésitent pas à commettre des vols au détriment de l’état et des contribuables. Ces crimes sont encore assez fréquens à l’occasion du recrutement de l’armée, des prestations en nature pour les travaux d’utilité publique et du recensement des habitans pour les impôts personnels et la capitation. Si les personnes lésées voulaient se plaindre, sur quels droits s’appuieraient-elles pour le faire? Il n’en existe pas. Les petits fonctionnaires sont couverts par les fonctionnaires d’ordre secondaire, ceux-ci sont couverts par la responsabilité nominale des ministres, qui sont, à leur tour, couverts par la personnalité du chef de l’état. Or le chef de l’état est irresponsable. Toujours comme aujourd’hui. La troisième cause qui, d’après le parti national, a motivé les malheurs de l’Egypte, est dans l’absence d’une justice bien assise et bien administrée. Les lois mises à la disposition des tribunaux locaux sont insuffisantes ; il y a encore insuffisance des garanties d’instruction, de moralité et d’indépendance chez les personnes chargées de rendre la justice, et particulièrement chez les auxiliaires et collaborateurs placés sous la direction des magistrats. Le sort d’un procès dépend souvent de la façon dont un greffier se plaît à exposer la question aux juges, heureux encore, ces derniers, lorsqu’ils peuvent débrouiller quelque chose dans l’exposé qui leur est présenté. Cette organisation défectueuse des tribunaux locaux, la procédure qu’on y suit, l’insuffisance judiciaire des magistrats, la modicité des émolumens des employés, l’absence d’un contrôle exercé sur les greffes, éveillent chez plusieurs de ces fonctionnaires des appétits qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en faussant la justice déjà boiteuse. C’est ce qui est cause, parfois, que des plaideurs honnêtes, ayant confiance dans leur bon droit, demandent, avant d’entreprendre un procès, s’ils peuvent le faire appuyer par une influence quelconque, personnelle ou vénale; ils cherchent pour lui confier leurs intérêts l’homme d’affaires qui a les meilleures relations avec les employés, voire avec les magistrats. Il est inutile d’ajouter qu’il en est de même chez la partie adverse. Ce n’est plus qu’une lutte d’influence.

Quant à la procédure des tribunaux locaux dans l’ordre pénal, elle est tout aussi défectueuse : sans aucune notion juridique, sans code d’instruction criminelle, sans autre guide que sa capacité plus ou moins douteuse et son honnêteté plus ou moins prouvée, un simple écrivain se livre à la première instruction du procès. Aucun ministère public ne surveille l’instruction. Quelle que soit la position prise par le dénonciateur ou la victime d’un crime, les employés de la police d’abord, ceux du tribunal ou de la cour ensuite, dirigent les causes, et leur donnent l’issue que comportent leur capacité, leur honnêteté et leur intérêt.

Reste la question de l’instruction publique. L’insuffisance d’instruction n’existe plus depuis plusieurs années, et, sur cet important sujet, le khédive a voulu donner satisfaction aux pétitionnaires. Les Anglais ne s’en sont nullement occupés, par la raison bien naturelle que le budget de l’instruction publique est le plus maigre de tous les budgets. Là, rien à glaner.

L’Union de la jeunesse égyptienne, ayant passé en revue les souffrances de son pays, indique les réformes qui lui paraissent les plus propres à le relever. La plus sûre, d’après elle, serait la séparation des pouvoirs. Avec ce système, l’inviolabilité du souverain est assurée, et la nation prend une part active aux affaires publiques. Le parti national fait encore ressortir cette vérité de La Palice, qu’un gouvernement absolu tel qu’il existait avec Ismaïl-Pacha peut avoir des conséquences funestes,.. et il est probable que l’ex-khédive n’y contredit pas ; que c’est seulement avec la séparation des pouvoirs que l’initiative individuelle se développe, réveille l’amour du pays, de la justice et de la liberté dans les cœurs bien nés. Une loi organique devrait donc consacrer les principes suivans : inviolabilité de la personne du chef de l’état et définition de ses droits ; — division des pouvoirs en pouvoir exécutif, pouvoir représentatif et pouvoir judiciaire ; — responsabilité des ministres vis-à-vis du khédive et du pouvoir législatif; — égalité de tous les Égyptiens devant la loi : leur aptitude sans distinction d’origine ou de religion à remplir tous les emplois et toutes les fonctions publiques ; — égalité dans la répartition des charges de l’état conformément aux facultés de chacun; — inviolabilité de la liberté individuelle, c’est-à-dire que nul ne pourra être poursuivi, arrêté, détenu ou exilé, que dans des cas déterminés par une loi et dans la forme qu’elle prescrira ; — inviolabilité du domicile, excepté dans les cas spécifiés par la loi ; — inviolabilité des propriétés, sauf le cas d’expropriation pour cause d’utilité publique légalement constatée, mais avec indemnité ; — liberté et égale protection des cultes ; — Liberté de la presse et des réunions ; — inamovibilité temporaire des magistrats de l’ordre judiciaire; — formation de l’armée par voie de recrutement; — garantie de la dette et inviolabilité des engagemens pris par l’état vis-à-vis de ses créanciers ; — aucun impôt ne sera perçu, sinon en vertu d’une loi, sauf dans le cas où le pouvoir représentatif refuserait les fonds nécessaires au service de la dette ; — indépendance du pouvoir représentatif, détermination de ses attributions ; — faculté pour le chef de l’état de dissoudre la chambre des députés, — et enfin liberté des élections.

Tels sont les principes généraux, — bien connus de nous, — de la loi organique demandée au souverain et à laquelle lui et son ministère restent opposés sur bien des points et, en première ligne, lorsqu’il est question d’abandonner une part quelconque de la direction des affaires publiques, et d’organiser un régime représentatif.

Les réformes judiciaires occupent une grande place dans les réformes demandées ; nul doute qu’elles n’aient été conçues par un homme de grande compétence en ces matières ardues. Comme, depuis l’époque où elles ont été soumises au khédive, il s’est produit à ce sujet de grandes améliorations, je m’abstiendrai de les reproduire en entier. Il n’est pas toutefois inutile de faire remarquer que les auteurs du projet signalent deux vices inhérens à la justice égyptienne : 1° insuffisance des lois mises à la disposition des magistrats des tribunaux indigènes ; 2° insuffisance des garanties d’indépendance et d’instruction de ces magistrats. Voici ce qu’ils disent des juges et avocats étrangers qui ont fait en si grand nombre leur apparition dans les tribunaux d’Alexandrie et du Caire : « Nous reconnaissons en eux le mérite, l’instruction, l’honnêteté et l’indépendance de caractère qui en font des fonctionnaires modèles. Nous eussions été heureux de pouvoir faire appel à leur précieux concours dans l’œuvre moralisatrice de notre réforme judiciaire, car nous savons que leur présence nous procurerait, outre les grands avantages de leurs lumières juridiques et de leur pratique de la justice, celui non moins grand de communiquer à nos magistrats le sentiment d’indépendance qui leur manque peut-être le plus. » Ce dernier aveu est l’éloge de ceux qui le font. S’il laisse supposer que l’indépendance des juges indigènes n’est pas tout ce qu’elle pourrait être, il laisse du moins espérer que des gens qui connaissent si bien leur côté faible sauront aisément trouver le moyen de se corriger.

En ce qui concerne la réforme financière, le parti national s’en remet entièrement aux conclusions de la commission d’enquête, conclusions que j’ai fait connaître. Il voudrait qu’on y ajoutât le règlement d’un mode de perception des revenus dans les provinces sur des bases qui en assureraient la réalisation au gouvernement, et au contribuable le respect de ses droits. Il voudrait la suppression des remises faites aux percepteurs, et leur remplacement par des bureaux de perception ayant chacun le recouvrement d’une grande ou de plusieurs petites communes ; le remplacement des agens actuels de perception par des officiers et des sous-officiers en disponibilité ; la modification des échéances et des coupons de la dette unifiée en les portant au 1er septembre et au 1er mars de chaque année, puisqu’elles coïncideraient avec la rentrée des récoltes ; et, pour en finir, l’établissement d’un Crédit foncier dans des conditions à assurer aux contribuables des prêts à bon marché. En Égypte, le contribuable obéré est peut-être, plus qu’ailleurs, abandonné à la discrétion de l’usurier, et l’un engendre l’autre aussitôt. Les exemples ne sont pas rares d’avances faites au taux de 8 pour 100 par mois. L’usure est une des plaies d’Orient ; elle sévit partout, et partout elle est tolérée, parce que beaucoup en vivent grassement.

Telles furent les réformes de toute sorte réclamées aux hommes d’état. Arabi en fit son programme. Beau parleur, sachant enflammer le fanatisme de son auditoire par des citations habiles du Coran, il n’eut jamais, malheureusement pour lui et pour l’Égypte, la finesse d’un homme politique, ni l’honneur et la bravoure d’un soldat, et encore moins le génie d’un homme de guerre.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Je resterai à Khartoum, quoiqu’il arrive, pour partager les périls de la garnison et des habitans, et mourir s’il le faut... » (Journal de Gordon, page 270)
  3. « Quant à l’Égypte, nous avons beau faire, nous n’arriverons jamais tout seuls à la gouverner et à payer les intérêts de la dette : il faudrait s’assurer la coopération de la France… » (Journal de Gordon, page 119.)
  4. Voici le texte de la décision prise par la Sublime-Porte : « Art. 1er. Le gouvernement impérial ottoman, ayant l’intention d’envoyer un corps d’armée en Égypte, fixe le chiffre de la première division à 5,000 ou 6,000 hommes, en se réservant d’arriver au nombre nécessaire, d’après une entente ultérieure entre les hautes parties contractantes. — Art. 11. Les troupes expéditionnaires ottomanes débarqueront à Aboukir. » L’Angleterre ayant exigé que le débarquement se fît à Rosette et à Damiette, la Sublime-Porte ne donna pas suite au projet. — Le 14 juillet, trois jours après le bombardement d’Alexandrie, le gouvernement italien télégraphia à son ambassadeur à Londres qu’il n’avait pas connaissance de tous les faits relatifs au bombardement, mais qu’il croyait, d’après les déclarations faites par le gouvernement anglais, que cette opération militaire n’avait d’autre objet que le désarmement des forts d’Alexandrie, et que l’arrangement de la question égyptienne serait laissé à la conférence qui se tenait à Constantinople. (Livre vert d’Italie, 1882.)
  5. Voici un fait qui prouve que les Égyptiens ne voyaient point avec indifférence les escadres en rade d’Alexandrie. Il est rapporté par M. Scotidis, qui se trouvait dans cette ville le 11 juin 1882 : « Aussitôt la nuit venue, l’amiral anglais avait ordonné au Superbe, un cuirassé, d’entrer dans le port ancien pour prendre les femmes et les enfans qui, pendant le massacre, s’étaient réfugiés au consulat d’Angleterre. L’armée égyptienne, croyant qu’un débarquement allait avoir lieu, se mit en état de combattre : les clairons sonnèrent, et la plupart des soldats coururent au bord de la mer pour repousser le débarquement. » (L’Egypte, chez Marpon et Flammarion.)
  6. « Pour ma part, je ne vois pas quel inconvénient il y aurait pour nous à laisser la France se mêler des affaires d’Égypte. Je crois même qu’il en résulterait beaucoup d’avantages. Bien des maux auraient été évités si cette puissance avait eu voix au chapitre. Quand on n’a pas la chevalerie chez soi, il faut aller la chercher chez le voisin. » (Journal de Gordon, page 274.).
  7. Projet de réformes présenté à son altesse Tewfik Ier, khédive d’Egypte, par l’Union de la jeunesse égyptienne. (Alexandrie.)
  8. C’est aussi à l’époque où ceci s’écrivait que le brigandage a fait son apparition dans les campagnes.
  9. « Qu’avons-nous fait pour nous concilier la Basse-Egypte? Nous lui avons imposé des fonctionnaires européens qui lui coûtent 450,000 livres sterling par an, et, loin de réduire les taxes, nous avons perfectionné les procédés employés pour les extorquer. Le mâdhi, lui, expose ce séduisant programme : je vous prendrai seulement un dixième de vos produits et je vous débarrasserai de ces chiens de chrétiens. » Journal de Gordon, p. 36.) — « Tous les fonctionnaires qui, du Caire, prétendent administrer l’Egypte, en sont parfaitement incapables; que peuvent-ils savoir de l’état du pays et de ses besoins en restant tranquillement dans la capitale? Ce qu’il faut à la population, c’est la réduction des taxes de moitié; des inspecteurs parcourant les provinces pour remédier aux abus. Que l’on se débarrasse de l’armée du général Wood, dépense absolument inutile, des trois quarts des employés européens, de la gendarmerie et autres vautours qui dévorent le pays. » (Journal de Gordon, p. 119.)