L’Égypte et l’Occupation anglaise/01

L’Égypte et l’Occupation anglaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 651-682).
L’ÉGYPTE
ET
L’OCCUPATION ANGLAISE

I.
L’EGYPTE MODERNE.

Je ne sais pas d’impression plus pénible que celle de retrouver noircie par les flammes, éventrée par l’obus, souillée par la présence d’un uniforme étranger, la ville que jadis on laissa blanche et florissante, égayée par le bourdonnement d’une population industrieuse et bien vivante.

C’est une tristesse semblable que j’ai ressentie en revoyant Alexandrie, lorsqu’il y a peu de mois, j’y débarquai pour la troisième fois, justifiant ainsi, par un retour tout à fait inespéré au pays d’Egypte, ces paroles que les familles levantines ne manquent pas de dire à l’Européen qui a l’honneur d’être reçu chez elles : a Si vous buvez de l’eau du Nil, vous nous reviendrez... Buvez-en donc ! » Et l’on s’en grise, tellement l’accueil est cordial.

En arrivant sur cette place des Consuls, où tant de terrains vides, tant de moellons entassés sur lesquels le feu a laissé sa sinistre empreinte, témoignent de l’horreur des journées de juillet 1882, l’on se demande, sans pouvoir répondre, à quelle raison de basse ou haute politique ont obéi l’Angleterre et la France, la première en bombardant, la seconde en abandonnant au pillage, une ville dont le nom seul eût commandé le respect à des barbares. Il est d’autant plus difficile de comprendre ce crime et cette ineptie, que, d’après les rares habitans qui ont eu le courage de ne pas fuir, il eût suffi de 500 fusiliers marins, — son excellence Riaz-Pacha, ministre des affaires étrangères m’a parlé d’un chiffre moindre, — pour faire rentrer sous terre la horde des pillards, des incendiaires et des assassins de ces jours néfastes.

Hélas ! en cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, la France a cédé à l’injonction de ceux de nos gouvernans qui font litière de sa dignité au dedans, de son prestige et de son influence au dehors. Que pèsent leurs luttes parlementaires quand l’honneur du drapeau est engagé ? Tout au plus le poids d’une paille ; aussi ne veulent-ils à aucun prix que l’attention publique soit détournée des batailles qu’ils livrent à la tribune, et dont les trophées ordinaires sont de chutes de ministères, des conquêtes de portefeuilles, ou de grosses sinécures pour eux d’abord et les leurs ensuite. Peu leur importe que nos protégés ou nos nationaux soient insultés, outragés à Damas et à Beyrouth, ou que l’on massacre au Tonkin, à la suite de l’abandon qu’on a failli en faire, la population indigène qui a eu foi en notre parole. Et que dire de cette incomparable politique qui livre à l’Angleterre cette Égypte si franc lise par tant de souvenirs, souvenirs plus vivans, peut-être, sous la tente du bédouin et la hutte du fellah que dans nos esprits : l’Égypte où Damiette rappelle saint Louis, les Pyramides Bonaparte, Héliopolis Kléber, et Ismaïlia la plus grande œuvre du siècle. Notre abstention a été non-seulement une faute dont nous subissons les conséquences depuis qu’elle a été commise, mais elle est encore pour l’Égypte une aggravation à la crise dont elle souffre depuis 1872. Il n’est pas un homme de valeur, — depuis son altesse le khédive jusqu’au dernier de ses fonctionnaires, — qui ne jette à la face de la France le reproche d’avoir livré leur pays à la rapacité anglaise.

Après un séjour de deux mois au Caire, au moment de m’embarquer, je saluai pour la dernière fois, peut-être, la statue équestre de Méhémet-AIi. Il me revint en mémoire, alors, ce que peu de jours auparavant m’avait dit un grand personnage égyptien : « Si notre Méhémet vivait, il ferait trancher la tête, à moi d’abord, et à d’autres ensuite, pour nous punir de ce que nous supportons si patiemment… Allah est grand, bien grand, et il nous délivrera certainement de nos ennemis. — Amen, répondis-je, mais aidez-le tant soit peu. »

Il faut que cette terre sainte d’Égypte soit dans une situation bien précaire pour que ses principaux dignitaires croient juste de s’offrir en victimes expiatoires. Et que d’empiriques pour l’en sortir ! Quelle variété d’impudens charlatans ! Que de constellations sur leurs poitrines ! Il en est venu des quatre points cardinaux, des cinq parties du monde ; mais, conséquence naturelle de tant de méthodes de guérisons importées, le malade ne s’en trouve que plus mal. Les dépenses en paiemens d’honoraires s’accroissent quand les recettes diminuent ; le désert envahit des terres où l’on voyait jadis de brillantes cultures ; le sel blanchit un sol où germaient les orges et les blés ; le brigandage continue ses essais d’acclimatation ; le Soudan est perdu, grâce à l’intempestive intervention de l’Angleterre, qui a réveillé un fanatisme que l’on croyait mort et qui n’était qu’endormi. L’argent manque, les bras sont insuffisans, le drainage est incomplet, et des milliers d’hectares d’excellentes terres qui pourraient être cultivés ne le sont pas. Il semble, en un mot, que ceux qui ont si complètement envahi l’Égypte depuis six ans aient eu pour objectif la ruine de ce pays, afin d’en éloigner ceux qui s’y sont établis, et d’en rester les seuls maîtres.

« Notre nation est honnête, mais nos diplomates sont des mais et n’ont pas de probité politique. » Le général anglais Gordon, qui a écrit ces quelques lignes avant de mourir à Khartoum, se trompe sur un point : les diplomates anglais ne sont pas si mais qu’il le dit, et, en Égypte, rien de plus logique, de plus parfaitement combiné que leur conduite. Pour garder la grande route de son empire des Indes, l’Angleterre avait déjà Gibraltar, Malte et l’île de Chypre, île malsaine, mais position commandant les côtes de l’Asie-Mineure, de la Syrie, et l’entrée du canal de Suez du côté de l’Europe. Il ne lui fallait plus qu’une occasion favorable pour entrer en Égypte, l’occuper et s’en emparer administrativement : la révolte d’Arabi la lui fournit. Se gardant bien, dès le début de l’insurrection, de menacer de leur mitraille l’armée du colonel rebelle, les Anglais la laissèrent s’insurger, car une trop prompte répression n’eût pas autorisé l’intervention désirée. Elle se produisit donc, cette intervention, à l’heure fixée d’avance, sans précipitation, juste à temps pour empêcher que les tribus bédouines, accourues du désert pour piller, ne fissent d’Alexandrie la continuation des solitudes libyques.

On objectera que, si l’Angleterre est intervenue, ce n’est pas sans avoir invité la France à s’unir à elle en cette circonstance. Rien n’est plus vrai, et il serait même plus exact de dire que c’est la France qui, par l’organe de Gambetta, parla la première à lord Granville d’une coopération armée. Mais Gambetta avait compté sans M. Clemenceau et M. de Freycinet. Quelques minutes après une discussion navrante à relire, M. de Freycinet, alors ministre, s’écria ; « Non, jamais le gouvernement ne souscrira à une intervention militaire ! » Lord Granville y comptait, lui, et il n’éprouva que la surprise de se voir, si facilement, le maître d’un pays depuis longtemps convoité.

J’ai eu souvent l’occasion d’appeler l’attention de hauts personnages égyptiens sur la façon dont l’Angleterre pratiquait son intervention, et il n’en est pas un qui ne m’ait dit : « Vous nous avez fait plus de mal que les Anglais ne nous en font, car c’est vous qui nous avez mis entre leurs mains, et Dieu seul sait quand nous en sortirons. Entrés avec eux à Alexandrie, ils en seraient sortis avec vous, et, depuis longtemps, l’Égypte serait libre. » D’autres, moins patriotes, m’ont répété souvent ceci : « Pourquoi leur en voudrions-nous ? Ils ont battu Arabi en le couvrant de guinées, dit-on, mais que nous importe ? ils nous ont débarrassés de cet ambitieux incapable et sans courage. Garantis par leur police et leur gendarmerie d’une nouvelle levée de boucliers du parti national, nous avons repris nos emplois. Nous ne demandons pas autre chose sous ce beau ciel d’Égypte ! »

Et si je leur faisais remarquer qu’il devait en coûter quelque chose à leur dignité et au trésor égyptien, ils éludaient la partie délicate de la remarque, et répondaient pour le reste que c’était à la terre à payer. « En tout temps, disaient-ils, la population n’a été composée ici que de deux classes d’individus : le laboureur et le fonctionnaire. C’est toujours le premier qui a nourri le second. Arabi avait eu l’idée de changer cette vieille coutume, mais les Anglais ne l’y ont pas aidé et l’ont envoyé, non à Sainte-Hélène, où il eût pu trop tôt mourir, mais à Ceylan. »

Que devient en tout ceci l’influence française, prépondérante autrefois en Orient ? Où en sont nos intérêts en Égypte ? On bat en brèche la première en mettant la main au collet de nos sujets algériens jusque sous le péristyle de nos consulats, on sape les seconds en éliminant nos compatriotes des postes qu’ils occupent, en faisant à la douane d’Alexandrie, dont la direction est anglaise, une misérable guerre à nos importations.

Plusieurs des nôtres par la presse, d’autres forts de la haute situation que leur donnent les traités, recommandables par leur connaissance des affaires et leur grande intégrité, combattent en Égypte, et heureusement sans faiblir, pour le bon combat, c’est-à dire pour la France. Ils arriveront à prouver ce que je voudrais pouvoir prouver moi-même, que l’Égypte a considérablement perdu par suite de la présence des Anglais chez elle, et que, par la richesse de son sol, par de grandes économies, en étendant le champ die ses cultures, elle peut suffire à ses besoins, et liquider les dettes qui alourdissent son budget et arrêtent son développement.

On a beaucoup étudié en France, et dans les solitudes où s’élèvent les ruines de Memphis et de Thèbes, l’Égypte ancienne, mais on a donné bien peu d’attention à l’Égypte moderne. Par respect et reconnaissance pour son glorieux passé, il convient d’en étudier le présent ; en la connaissant sous tous ses aspects, dans sa grandeur comme dans sa décadence, ce sera encore rendre hommage à la terre sacrée qui, longtemps avant Athènes et Rome, avait atteint un degré de civilisation à peine dépassé.


I. — FELLAHS, CITADINS, COPTES.

L’Égypte, appelée par Méhémet-Ali, il y a déjà plus d’un demi-siècle, à prendre la première place des états africains, comme elle l’a tenue aux temps les plus reculés de l’histoire, n’a pas répondu à ce qu’il en attendait. Elle reste toujours, ainsi que l’a dit M. Renan, une espèce de phare au milieu de la nuit profonde d’une très haute antiquité ; mais, ce qui n’est plus, ce qui s’est bien arrêté ; dirai-je à mon tour, c’est l’impulsion qui lui avait été donnée par un génie réformateur.

Méhémet-Ali, arrachant son pays à la tyrannie des mamelucks qui, en esclaves affranchis, se vengeaient de leur ancienne servitude, fit naître chez les Égyptiens un sentiment pour eux bien difficile à définir, car, depuis des milliers de siècles, ce sentiment leur était étranger. Ce n’était pas le réveil patriotique d’un peuple qui jadis fut libre, mais une vague prétention chez ce peuple asservi à se croire au-dessus de son état habituel de servilisme. C’était quelque chose de confus, de mystérieux comme ces vibrations que la statue de Memnon faisait entendre au moment où le soleil se levait rayonnant sur le désert. On pouvait y voir aussi le germe de ce qui aurait pu être le parti national égyptien avec un autre révolutionnaire qu’Arabi.

Il n’y a eu, pendant de longs siècles, que deux classes d’individus au pays des Pharaons : l’oppresseur et l’opprimé. Le peuple était façonné à la servitude, ainsi que le dit un proverbe arabe, pour être écrasé comme la graine de sésame, tant qu’elle donne de l’huile. Cela s’est légèrement modifié : de nos jours, il n’y a plus guère que des administrés et des fonctionnaires. Parmi les premiers, c’est le fellah qui domine. Selon une statistique que je crois exacte, sur une population de 6 millions 1/2 d’habitans, il y en a plus des trois quarts s’adonnant à la culture du sol[1]. Le fellah n’a qu’une passion, mais elle le tient bien : c’est celle de sa terre, du limon du Nil. Nos paysans en sont aussi possédés, mais pas à un tel degré. Pour ne pas quitter sa verte rizière qu’anime un vol d’aigrettes blanches, son buffle patient, misérable d’aspect comme lui, sa hutte de boue durcie, son ciel resplendissant d’étoiles ou éclatant de lumière ; pour ne pas livrer à d’autres mains qu’aux siennes l’élevage d’innombrables pigeons qui passent sur sa tête en tourbillons ailés, le fellah s’incline depuis des milliers d’années, sans murmurer, sous la courbache du collecteur d’impôt, du sergent recruteur, du cheik, son maire, du préfet gouverneur de sa province, de son voisin le puissant pacha, de tous ceux enfin qui vivent de ses privations et de ses labeurs. Pauvre, comment fuirait-il ses oppresseurs? Dans l’étroite vallée du Nil, à droite et à gauche, le désert, la mer en face, derrière lui, l’inconnu, le Soudan, peut-être l’esclavage. Se décide-t-il à s’expatrier, la nostalgie le ronge, et il en meurt. Pourquoi, d’ailleurs, lutter contre sa destinée? Un jour, le hasard le conduit devant d’anciens bas-reliefs; il y découvre des êtres semblables à lui qui, il y a trois mille ans, courbaient déjà leur échine sous le fouet, comme il la courbe aujourd’hui sous le bâton. Un autre jour, un méthodiste, missionnaire trop zélé, lui remet une Bible traduite en arabe, en lui disant de la lire, qu’il s’en trouvera mieux. Et les yeux de l’infortuné tombent sur cette prophétie d’Ézéchiel : « Le royaume d’Egypte sera le plus bas des royaumes... Je le livrerai aux mains des méchans ; je désolerai le pays, et tout ce qui y est, par .la puissance des étrangers... » Il a beau s’entêter à parcourir la Bible, sa situation ne change pas.

Avili par un long servage, le fellah est devenu aussi indifférent aux idées religieuses qu’aux idées politiques ; incapable de haine et d’amour, il ne respecte que la force brutale ; les siècles de servitude qui pèsent sur lui de tout leur poids l’ont rendu, peut-être à jamais, incapable d’insubordination ou d’aspiration vers une vie indépendante. Il y a bien quelques révoltés ; mais ceux d’entre eux qui courent la plaine en batteurs d’estrade ont eu leur patience mise à de telles épreuves qu’elle en est épuisée. Les buffles, en Orient, accomplissent lentement, mais sûrement, leur tâche : exige-t-on d’eux plus qu’ils n’en peuvent faire, ils se jettent en furieux sur leurs conducteurs, les transpercent de leurs cornes puissantes, et il faut les abattre pour en avoir raison. Ainsi de ces révoltés.

La frugalité du fellah n’a d’égale que celle de ses compagnons de peine, l’âne, le buffle et le chameau. À ceux-ci, une poignée d’herbe fraîche, le bersim égyptien, le ciel bleu pour abri, la terre pour dormir. L’homme se contente, pour apaiser sa faim, d’une galette de doura, mal cuite, travail de sa femme ; comme régal, d’oignons, de pastèques, de concombres et de dattes flétries. Pour étancher sa soif, il a l’eau du Nil, qui, par une grâce divine, est la meilleure eau du monde. Ainsi lesté, le fellah peut travailler du matin jusqu’au soir, et même la nuit, lorsque la crue du Nil s’annonce menaçante. C’est en ces momens de terrible et générale angoisse que cet homme d’apparence si faible, si résigné, accomplit des prodiges d’activité, de courage et d’abnégation. Mille fois l’Egypte lui a dû de ne pas être changée à jamais en un mai ais nauséabond.

En 1874, l’inondation annuelle se présenta avec des apparences dévastatrices ; la nappe d’eau, tranchante comme une faucille, abattait tout ce qu’elle atteignait : cannes sucre, cotonniers, maïs, allaient déjà flottant au gré d’un courant sans frein, lorsque 700,000 fellahs, mus par un sentiment héroïque, lui opposèrent résolument leurs bras et leurs poitrines. Pendant trente jours, les pieds dans l’eau, un soleil de feu sur la tête, ces hommes s’efforcèrent de consolider les berges des canaux et d’en relever les talus croulans. Lorsque le Nil reprit enfin un cours plus calme, les travailleurs, calmes comme lui, silencieux, sans ostentation, regagnèrent leurs villages, n’ayant pour toute récompense que la satisfaction d’avoir sauvé le pays de la destruction. On les paie si peu, que jamais un terrassier européen n’aura l’idée de se mêler à leurs rudes travaux. L’administration des domaines, qui est française, est la seule qui les rétribue un peu largement. Et quelle largesse ! Leur salaire varie pour les hommes faits, les adultes et les enfans, de 0 fr. 25 à 0 fr. 75 par jour. Et si, rentré sous son humble toit, le fellah y trouvait, pendant quelques jours, une liberté relative, il s’estimerait heureux de vivre. Hélas ! il y est sous la dépendance absolue du maire de son village, du cheik, qui représente l’autorité et qui en use et en abuse. C’est le cheik qui l’impose, qui l’employait d’office, tout récemment encore, au curage des canaux, quand la corvée n’était pas abolie ; c’est lui qui, aujourd’hui, le désigne pour le service militaire, la garde du Nil, et qui le prend pour cultiver sans salaire ses propres terres. La conséquence de tant de misères est facile à concevoir. La mortalité chez les enfans indigènes est effrayante : 55.55 pour 100 ; chez les enfans européens, elle tombe à 39.97 pour 100. Par 1,000 habitans, la mortalité moyenne n’est que de 26 à 27. L’indigène qui, enfant, surmonte le manque de soins et l’insuffisance de nourriture fortifiante, devient, en atteignant l’âge mûr, un homme auquel on peut imposer les plus durs des travaux, sans crainte qu’il y succombe.

Les fermiers égyptiens, entrepreneurs de travaux agricoles, prennent à leur service la foule des fellahs, qui sont obligés de louer leurs bras à n’importe quelle condition pour ne pas mourir de faim. On peut dire toujours de ces infortunés ce qu’en écrivait le conquérant Amrou au calife Omer : « Le peuple égyptien ne paraît destiné qu’à travailler pour les autres, sans profiter lui-même de ses peines. »

Il est de ces entrepreneurs de fermage fort riches ; s’ils ont l’habileté de se faire nommer cheiks de leur village, ils auront aussitôt leurs cliens qui, humbles, fidèles, les suivront partout où ils leur diront d’aller; c’est un spectacle fréquent dans les rues du Caire, lorsque l’un d’eux y est appelé, que de voir ce grave personnage à cheval parcourir la ville escorté de ses fidèles à pied, ils ont aussi de beaux chevaux arabes, de riches costumes, de belles armes, et, parfois, un semblant de harem dont ils sont, à ce que l’on assure, plus friands, plus jaloux que les Turcs eux-mêmes. Il est rare qu’un fellah des champs ou un indigène des villes ait plus d’une femme. Comment nourriraient-ils une nombreuse famille? Aux champs, les enfans travaillent la terre, les canaux, les rivières ; mais à la ville, les garçons se font âniers ou entrent comme apprentis dans les ateliers de cordonnerie, de sellerie, de tarbouches, d’ébénisterie et de métaux, qui constituent les principales industries. Quant aux filles, les jeunes fellahines, rien n’est plus triste que la condition de beau- coup d’entre elles. Levées dès l’aurore, vêtues d’une légère galabieh ou longue robe en cotonnade bleue, pieds nus, elles se rendent, aussitôt debout, aux divers chantiers de construction. Là, leur travail consiste à transporter au plus haut des échafaudages le mortier, le sable, la chaux nécessaires aux ouvriers maçons. Elles marchent habituellement à la file indienne lorsqu’elles vont au travail, d’un pas toujours posé et régulier, ayant sur leur tête enfantine des matériaux d’un poids parfois excessif. Pour s’encourager à la peine, en hiver surtout, quand le froid est piquant, même pour des Européens, l’une d’elles entonne un chant d’une grande tristesse et dont ses compagnes répètent en chœur le refrain. Que de fois leurs voix aiguës et monotones n’ont-elles pas réveillé les voyageurs et leur ont appris que le soleil était déjà haut sur l’horizon !

L’indigène des villes, un petit employé généralement ou un industriel modeste, est, comme partout, moins intéressant que le laboureur [2]. Toujours et ainsi que dans la Péninsule espagnole, celui qui n’a pas de place désire prendre celle de celui qui en possède une, et c’est dans ce besoin général de fonctions salariées que se trouve l’un des plus grands dangers qui, peut-être, puissent menacer le khédive actuel. A cet élément dangereux, il faut ajouter un assez grand nombre d’officiers restès sans emploi depuis la chute d’Arabi, et qui, ainsi que le Faust de Goethe, voudraient au diable leur âme, non pour rajeunir, mais pour occuper un poste, quelque modeste qu’il soit. Leur désir en est d’autant plus vif, qu’après quinze ans seulement de services un fonctionnaire a droit à une retraite relativement élevée. Fellahs des champs et Égyptiens des villes ne doivent pas être confondus avec les Barbarins, ces bons serviteurs, boabs ou portiers, porteurs d’eau, cavas, sais aux pieds légers, qui sont pour les habitans du Caire et d’Alexandrie ce que le Galicien et l’Auvergnat sont pour les habitans de Madrid et de Paris. Il en est de même de ces tribus hindoues auxquelles appartiennent les répugnans derviches hurleurs, tourneurs, les montreurs de singes et de serpens, les avaleurs de scorpions et mangeurs de choses immondes, les diseurs de bonne aventure, et ces jeunes femmes à la peau brunie, aux yeux noirs, aux petits pieds, aux mains fines, qui, escamoteuses amusantes, encombrent les terrasses des hôtels du Caire.

On trouve en Égypte des négocians. Ceux dignes de cette qualification ont leur bureau à Alexandrie; là s’embarquent pour Marseille, Constantinople, Athènes et les Échelles du Levant, les produits du pays. Sauf quelques Turcs, les spéculateurs de ces denrées étant Européens, je ne m’en occuperai pas. La classe si curieuse des petits marchands, depuis le vendeur «d’antiquités modernes,» de tapis persans, de moucharabiehs, jusqu’au marchand d’essence de rose et de henné en poudre, est turque, arabe, syrienne et grecque. Les étalages les plus pauvres sont ceux des indigènes, et c’est à peine si ceux-ci répondent à vos questions, non par crainte, mais par déférence. C’est le contraire des brocanteurs européens, qui ne lâchent leur proie qu’après l’avoir plumée comme un volatile. Les Bédouins, patiens, obstinés, intelligens, savent vendre à bon prix des turquoises en réalité peu valables, et les services qu’ils peuvent vous rendre. Si, étant tombé entre leurs mains aux Pyramides, vous ne faites pas avec eux l’ascension de ces monumens, c’est que vous avez l’oreille fermée à l’éloquence et à la poésie de la langue arabe.

Les Turcs, les Circassiens, les Syriens, les Albanais, les Arméniens et d’autres peuples du Levant ont leur contingent en Égypte, mais ils s’y trouvent comme noyés et perdus dans l’élément indigène et européen. On en compte 20,000 tant au Caire qu’à Alexandrie. C’est peu, car on y trouve 90,000 Français, Anglais, Grecs et Italiens, qui ont pour eux des forces physiques, des cohésions, des ressources en argent et en crédit que les Levantins n’ont pas. Que l’occupation anglaise ait une fin, — Tout arrive, — et les Européens afflueront en Égypte en plus grand nombre que par le passé ; ils y viendront pour s’y enrichir, mais en enrichissant le pays où ils auront apporté leur industrie et leur argent. C’est à ces immigrans, riches et intelligens, que les indigènes qui aiment leur pays devraient s’unir pour combattre l’influence encombrante, c’est-à-dire britannique. Avec leur aide, ils arriveraient à se faire rendre la place qu’ils ont le droit d’occuper au soleil.

Les Levantins sont nombreux au Caire, et surtout à Alexandrie ; doués d’une belle et vive intelligence, ils n’en ont pas moins une grande tendance à vivre, comme les Napolitains, dans un dolce far-niente. On les dit serviables à la façon espagnole, qui est de promettre plus qu’ils ne peuvent tenir; mais soyez persuadés de leur bon vouloir jusqu’à la limite extrême de ce qu’il leur sera possible de faire. Les Circassiens et les officiers qui se soulevèrent à la suite d’une impolitique mise à la retraite n’étaient pas sans mérite militaire, et ils firent des conscrits égyptiens d’admirables soldats. C’est à l’absence de ces chefs éprouvés dans l’armée qu’on peut, sans se tromper, attribuer les sanglantes défaites de celle-ci et la perte du Soudan. Le colonel Selve, qui se connaissait en hommes, les tenait en grande estime. C’est appuyé sur eux que Méhémet-Ali avait entrepris et mené ses réformes à bonne fin. Quand il fut bien persuadé qu’il n’obtiendrait rien de la nature molle de ses sujets, il fit enlever de la Turquie, de l’Arménie, de la Circassie, et même de la Grèce, des jeunes gens qu’il transporta sur les bords du Nil. Il leur donna une éducation la plus forte possible, afin que, hommes faits, ils pussent occuper de hautes fonctions, aussi bien dans l’armée que dans l’administration. On m’a affirmé qu’Ismaïl-Pacha serait encore khédive, s’il eût continué ce système de recrutement, et s’il s’était moins appuyé sur ses propres sujets. J’ai vu dans les rues du Caire quelques-uns de ces hommes rais d’office à la retraite. Quoique âgés, leurs yeux brillaient d’une sombre énergie. Ainsi qu’il arrive aux Européens établis en Égypte, ils ont subi la mystérieuse loi qui s’oppose à ce qu’ils fassent souche en se reproduisant. Ceux qui, exceptionnellement, ont rompu le charme, n’ont fourni que des produits incomplets. Ce qu’il en reste abhorre cordialement les Anglais, mais ils ne détestent pas moins les Français et tout ce qui n’est pas né dans le rayonnement de Constantinople. Après Tel-el-Kébir, ils eussent volontiers donné l’Égypte à l’Angleterre, car, sous Ismaïl-Pacha, ils avaient passé par de rudes épreuves. L’occupation actuelle a trompé leurs espérances, et ce n’est pas du Grand-Turc qu’il leur viendra des secours. Son excellence Moukhdar-Pacha, le représentant de la Sublime-Porte au Caire, l’un des hommes les plus éclairés et les plus sympathiques que je connaisse, leur donne bien des espérances, mais c’est tout ce qu’il peut leur donner. Les Égyptiens, qui sont moins fanatiques qu’eux, ne les voient pas d’un bon œil; les très purs affectent de les braver et leur font sentir la perle de leur prestige d’autrefois. Que la Turquie redevienne un jour prépondérante, et l’on verra ces vieux serviteurs se venger avec éclat des injustices dont ils se disent victimes et des humiliations dont ils se croient abreuvés. Ils écarteront de cette terre si hospitalière d’Égypte tous les Européens, sans distinction de nationalité. En attendant ce jour tant souhaité, ils se plaignent, ils boudent, ils murmurent, mais avec prudence, par crainte de se voir enlever la pension ou le petit lopin de terre qui leur a été donné pour vivre.

Le fellah et l’indigène des villes craignent peu les Anglais, parce qu’ils les croient faibles, et ils les supposent faibles par l’étrange raison que ce sont les Anglais qui ont exigé du khédive l’abolition de la bastonnade. Les Anglais, qui trouvaient les coups de courbache déshonorans pour ceux qui les donnaient comme pour ceux qui les recevaient, ne se sont pas gênés pour flageller cruellement, avec leur fouet à neuf lanières et à bouts plombés, les fellahs du village de Giseh. Cela n’empêche pas non plus qu’un indigène ne se mette à plat ventre devant ces philanthropes peu logiques, lorsqu’il en espère un emploi, une faveur, une piastre, ou l’inévitable bakchich. L’instruction que reçoit aujourd’hui la génération nouvelle dans un grand nombre d’écoles dirigées par des Européens relèvera peut-être un jour le niveau de ces natures par trop abaissées, et alors l’autonomie que les amis de l’Égypte lui souhaitent pourra bien se faire. Il y a là une magnifique tâche à remplir pour un souverain qui prétend aimer son peuple et veut en être aimé.

Rien de plus difficile à rencontrer en Égypte qu’un Égyptien de quelque valeur. C’est l’oiseau vraiment rare, et ce n’est pas sans surprise que j’ai entendu des hommes comme Nubar-Pacha déclarer qu’il fallait débarrasser le pays des seules personnes intelligentes qui s’y trouvent. Ces personnes sont presque toutes européennes, et, par malheur, fonctionnaires, ce qui est aux yeux de Nubar et de bien d’autres un crime abominable, car c’est de


Ces pelés, ces galeux,
Que leur vient tout le mal.

C’est bientôt dit ; mais qui donc mettraient-ils à leur place[3]? Les Égyptiens, ainsi que beaucoup de peuples incapables de marcher sans bourrelet, sont dans l’impossibilité de remplir avec la correction voulue une fonction quelconque. Ce ne fut que chez les chrétiens jacobites, c’est-à-dire chez les coptes, que Méhémet-Ali trouva quelques obscurs, mais utiles auxiliaires ; il put en faire des bureaucrates dont la spécialité fut d’aligner tout le long du jour des chiffres, pauvres hères pour qui les quatre règles de l’arithmétique paraissaient avoir été spécialement inventées. Ces coptes si doux ont fini, — mais bien à la longue, — par attirer sur eux l’attention des directeurs des chemins de fer égyptiens. On en a fait des chefs de gare à Alexandrie, au Caire et ailleurs. C’est une grande avance acquise sur leurs compatriotes, et il est à espérer pour eux qu’ils la conserveront.


II. — DE MÉHÉMET-ALI À LA LOI DE LIQUIDATION EN 1876.

Il nous faut remonter jusqu’à Méhémet-Ali et résumer très vivement ce qui s’est passé en Égypte de 1876 à 1882, pour faire comprendre ce qui s’y passe en 1888. Ce réformateur, voyant bien qu’avec les élémens qu’il avait dans le pays, son œuvre ne s’accomplirait pas, fit appel, sans distinction de nationalité, à tous les hommes qu’il crut aptes à le seconder. Avec le concours d’Européens intelligens, dévoués, il créa une armée magnifique qui eut ses triomphes et ses désastres, ainsi que tant d’autres ; il construisit des usines à vapeur, bâtit des fermes, planta le cotonnier et la canne à sucre, et enfin creusa, en y employant plus de 300,000 indigènes corvéables et taillables à merci, le fameux canal de Mamoudieh.

Lorsque je débarquai pour la première fois en Égypte, c’était En 1850; elle était encore pleine du souffle du grand homme, tout en ayant gardé son originalité orientale. En 1882, je l’ai trouvée presque française. Sauf la colonne de Pompée et un obélisque qui aujourd’hui se morfond sur les bords de la Tamise, on y cherchait en vain, non certes les vestiges des murailles de la ville bâtie par Alexandre, de ses portiques de marbre, du temple de Sérapis, de la célèbre bibliothèque, de son phare, l’une des merveilles du monde, mais quelque chose du caractère d’une ville d’Orient. C’était Marseille, moins l’incomparable Cannebière. En 1888, Alexandrie est une ville anglaise, du moins c’est ainsi qu’elle m’est réapparue. Ses rues sont. pleines d’uniformes ronges, et le sifflet des locomotives de sa gare va se répercutant jusqu’aux solitudes du désert de Libye. Ce qui lui a enlevé son caractère, sa plus grande animation, à mon avis, c’est la perte du grand passage des voyageurs qui se rendaient aux Indes, et qui maintenant prennent la route monotone du canal ou le train à poussière d’Alexandrie à Suez. Quelle pittoresque animation perdue à jamais pour l’Alexandrie d’aujourd’hui ! On s’y embarquait sur le canal de Mamoudieh, pour rejoindre le Nil à Afteh. Les bateaux-poste égyptiens, en tout semblables à ceux qui fonctionnaient sur notre canal du Midi, n’offraient rien de confortable, mais cette navigation ne durait que quelques heures de nuit, et ceux qui ont vu les cieux étoiles et les beaux clairs de lune d’Égypte n’ont jamais regretté leur sommeil perdu. D’ailleurs, les cris étourdissans du raïs ou capitaine chargé de diriger le bateau, enlevé au galop de quatre chevaux qui le tiraient à la cordelle, rendaient le repos impossible. Malheur à l’Égyptien qui, se trouvant sur le canal avec sa barque chargée de riz ou de coton, n’apercevait pas de loin les torches à flamme rouge annonçant l’approche foudroyante des passagers de la malle des Indes! s’il ne se garait pas à temps, il disparaissait dans les eaux.

A Afteh, petite bourgade de la basse Égypte qui s’élève au bord du Nil, on s’embarquait sur un autre bateau, mais à vapeur celui-là, aussi peu confortable que celui que l’on venait de quitter; du moins, on avait la vue du grand fleuve et de ses rives. C’était, heureusement comme aujourd’hui encore, une succession de tableaux pleins d’une poésie orientale et biblique. Certes, rien n’est plus misérable d’aspect que les villages d’Égypte bâtis avec le noir limon du Nil, et comment se fait-il qu’ils ne vous causent aucun sentiment de tristesse? C’est parce qu’ils sont toujours égayés par des groupies de femmes emplissant d’eau leurs jarres de forme antique, d’enfans entièrement nus jouant à l’ombre de dattiers. Les ibis, les pélicans, les vautours au col décharné, abondaient alors sur les rives. En compagnie des crocodiles, ils ont déserté depuis longtemps ces parages.

On débarquait à Boulaq, et l’on faisait son entrée au Caire par une route superbe, bien entretenue, bordée de sycomores monstrueux. Après un séjour qui pouvait se prolonger d’une malle à l’autre malle, c’est-à-dire pendant trente jours, on montait dans des voitures attelées de quatre chevaux, qu’un cocher soudanais menait au galop jusqu’à Suez, Lorsque, de la sorte, je quittai le Caire après un séjour d’un mois, la nuit descendait sur le désert que j’allais traverser; un officier égyptien en brillant uniforme, le sabre recourbé au côté, monté sur un magnifique cheval arabe, guidait la caravane dont je faisais partie, et qui se composait de quarante voitures et de deux cents voyageurs. Quarante fois nous relayâmes; trois fois on s’arrêta dans de splendides caravansérails, où, à notre intention, étaient dressées des tables chargées de fruits, de viandes froides, de sorbets et de vins de France. A deux heures du matin, lorsque nous eûmes atteint la seconde halte, je m’éloignai de la station et du bruit qui s’y faisait, désireux de me trouver en quelque sorte perdu dans le désert par une nuit sans lune et sous un ciel merveilleusement étoile. Je l’ai raconté souvent, et peut-être l’ai-je écrit : là, plus qu’ailleurs, au milieu d’une solitude absolue, entouré d’un silence solennel, l’imagination s’exalte, et vous vous sentez dominé par un religieux recueillement. Il me souvient que les légendes de la Bible me revinrent en mémoire, depuis la nuée lumineuse qui guidait les Israélites dans le désert, jusqu’au corps céleste qui s’arrêta radieux sur Bethléem. Si Dieu, tel que l’ont conçu les hommes du passé, a jamais eu un temple, c’est ici qu’il a dû s’élever. On y sent la divinité comme vivante ; elle y est palpable ; elle est dans cet air si vivifiant du désert qui cause aux hommes et aux chevaux de sang comme une folle ivresse ; elle semble descendre du ciel sur vous comme portée vers la terre sur les rayons des étoiles. On ne s’étonne plus, alors, que ce soit ici que les patriarches, les prophètes, les cénobites, Jean au désert de Judée, Mahomet dans les solitudes d’Arabie, le Christ dans sa nuit d’angoisse sur la montagne des Oliviers, aient cru l’entendre, que Moïse ait pu affirmer à son peuple avoir reçu de l’Éternel les tables de la loi sur la cime fulgurante du Sinaï. Et que l’on ne croie pas à des impressions isolées, inhérentes à une certaine disposition d’esprit; ces impressions se renouvellent à tous momens sous le ciel égyptien. Encore cette année-ci, au mois de mars, à minuit, je me trouvais avec quelques amis en face du sphinx, au moment où sur sa tête brillait la lune comme une faucille d’or. Chose vraiment étrange, nous dûmes baisser les yeux devant la fixité des yeux de pierre du monstre. Plusieurs fois nous renouvelâmes l’épreuve, et chaque fois la même terreur sacrée se produisit en nous. L’illusion cessa soudainement à l’arrivée d’Anglais qui venaient aux Pyramides en pique-nique nocturne.

Lorsque Saïd-Pacha, fils de Méhémet-Ali et son successeur, mourut, le pays était florissant, et le fellah, heureux comme il ne l’avait jamais été, s’enrichissait sans crainte d’être trop pressuré et trop dépouillé. Il n’y avait pas alors de dette publique en Égypte, et dire cela de l’Egypte, aujourd’hui qu’elle en est criblée, c’est tout dire.

La décadence de ce pays date du khédiviat d’Ismaïl-Pacha. Ce prince, dissipateur et orientalement voluptueux, voulut faire trop grand. L’appui qu’il continua à prêter à M. de Lesseps, les palais qu’il fît construire et qui sont des merveilles, le pont tournant sur le Nil, les boulevards de l’Ismalieh rappelant nos vertes avenues du Ranelagh, un théâtre somptueux, l’allée des Pyramides, bordée d’acacias[4], et qui fut créée pour plaire à l’impératrice Eugénie, des voies ferrées, le jardin de l’Esbekieh avec son bel étang, ses figuiers, ses pagodes et ses massifs d’hibiscus toujours flamboyans, témoignent de la magnificence de ses idées et de ses goûts.

Ne pouvant plus, comme son père Ibrahim, guerroyer autant qu’il l’eût voulu, Ismaïl sema l’or en prodigue qu’il était, espérant, par ses largesses et le faste inouï de son hospitalité, conquérir une indépendance absolue vis-à-vis de la Sublime-Porte. Il eût dû réfléchir qu’à cette délivrance tant souhaitée s’opposaient les traités de 1848, qui fixaient une limite à l’ambition des héritiers de Méhémet-Ali, et l’insuffisance d’une armée qui ne pouvait dépasser le nombre dérisoire de 16,000 hommes; 16,000 soldats, quand Méhémet-Ali en avait commandé plus de 100,000 ! Ismaïl-Pacha n’en avait pas moins vu se terminer, en 1874, grâce à la coopération de Samuel Baker et d’autres officiers de fortune, la conquête de vastes régions comprises entre l’Equateur et le dix-huitième degré de latitude nord, régions aux limites sablonneuses, mal définies, mais qui, en prenant le nom de Soudan égyptien, portèrent l’étendue du territoire khédivial à 2,250,000 kilomètres carrés. Ce fut encore Ismaïl-Pacha qui, de 1869 à 1875, soumit une partie de la côte de Somâl sur le golfe d’Aden ; il prit Zeilah, Berberah et atteignit jusqu’au cap inhospitalier de Gardafui, si fécond en naufrages. Poussant dans la direction du nord-ouest de l’Abyssinie, cette Suisse africaine, il y avait subjugué les pays indépendans des Bogos, des Bazen et des Gallabat. Triomphes éphémères ; depuis cette époque, les prédications du Madhi, la chute de Khartoum, la destruction entière de l’armée du général anglais Hicks, ont réduit à néant ces brillantes conquêtes.

En dix ans de règne, Ismaïl-Pacha avait su emprunter 3 milliards de francs. On a pu, paraît-il, pièces en main, reconstituer l’emploi d’une partie de cette somme, mais il est resté un reliquat de 700 à 800 millions dont l’usage n’a jamais pu être justifié. L’ex-khédive conquérant, qui, après bien des fortunes diverses, est venu piteusement s’échouer sur les rives du Bosphore, pourrait bien ne pas pouvoir le dire lui-même. La facilité avec laquelle il s’était procuré des quantités fabuleuses d’argent prouve du moins que l’Occident ne lui marchandait ni sa confiance ni ses sympathies. Il était alors de grand ton, en hauts lieux, d’aller en Égypte pour féliciter le souverain de l’heureux achèvement du canal de Suez, et d’accepter son hospitalité plus que fastueuse. Artistes, littérateurs, princes et têtes couronnées, ne tarissaient pas en expressions de reconnaissance ; les personnes qui avaient la connaissance pratique des affaires lui savaient surtout gré d’avoir sacrifié au percement de l’isthme de Suez et en faveur d’une œuvre entièrement internationale les bénéfices directs, considérables, qu’il retirait du transit par Alexandrie et Suez, et de Suez à Alexandrie, des produits de l’Europe et de l’extrême Orient. Pourquoi ne sut-il pas tirer parti des dispositions bienveillantes qu’on lui témoignait? À cette date déjà lointaine, on croyait comptés les jours de la Turquie, plus peut-être qu’on ne le croit aujourd’hui. La diplomatie européenne, se fondant sur la nécessité de neutraliser le canal de Suez et d’en confier la garde à une puissance neutre, indépendante, eût pu, en exerçant une forte pression à Constantinople, obtenir l’autonomie et l’affranchissement de l’Egypte. N’était-ce pas pour le commandeur des croyans une solution plus digne, préférable à celle de voir un pays musulman protégé par des adorateurs du Christ, et des soldats égyptiens tombant à Hahsgate et à Khartoum sous les couteaux des derviches ?

Lorsque sonna pour le khédive l’inévitable quart d’heure de Rabelais, les visiteurs détalèrent, emportant dans leurs bagages leurs promesses de dévoûment. Ismaïl-Pacha, sentant le sol se dérober sous ses pieds, fit des efforts surhumains pour éviter une catastrophe dont il était loin de pressentir la gravité. S’il se fût borné à faire rendre gorge, par ordre, à ceux qui s’étaient démesurément enrichis, s’il eût persisté à contracter des emprunts qui, impayés à leur échéance, se seraient augmentés d’intérêts usuraires, on lui eût sans doute pardonné. Mais il est avéré qu’affolé, éperdu, il rançonna son entourage par des moyens plus injustes et plus despotiques qu’aucun de ceux employés par Charles VII à l’égard de son argentier Jacques Cœur. Il vint un moment où, les actes arbitraires et criminels du prince, pour se procurer des ressources, se succédèrent sans trêve. Et dans quelles circonstances ces spoliations se produisaient-elles? Quand le pays décimé par le choléra, atteint dans ses richesses agricoles par une épizootie épouvantable, ruiné par des impôts de toute nature, n’avait plus un para c’est-à-dire à peine un centime à donner.

Ce fut dans les premiers jours de l’année 1876 que l’embarras du trésor égyptien devint extrême. Le conseil des ministres d’alors se vit contraint de déclarer que les paiemens des bons échus en avril et en mai seraient prorogés de trois mois, avec un bel intérêt de 7 pour 100. Ce n’était qu’un prélude à des mesures plus sérieuses. Le 2 juillet 1876 paraissait un décret khédivial instituant une commission dite de la caisse publique; elle était chargée de recevoir les fonds nécessaires au service des intérêts des emprunts, ainsi qu’à l’amortissement de la dette, pour les appliquer exclusivement à ces deux placemens. Les grandes puissances, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie et la Russie, eurent un représentant à cette caisse, vers laquelle tant de mains étaient fiévreusement tendues. Ils furent nommés pour cinq années, avec un traitement de 75,000 francs par an, lequel sera porté, le 1er janvier 1889, à 50,000 francs seulement. C’est encore un joli denier, mais qui est bien justifié par l’importance des fonctions qu’il rétribue.

Les attributions de la commission de la caisse publique, telles qu’elles sont en vigueur encore en ce moment, furent arrêtées par une loi fameuse, la loi dite de liquidation. J’en donne les clause? principales, et il est nécessaire de les connaître, car sur ces clauses repose la sécurité des créanciers de l’Égypte, qui sont légion.


III. — LA LOI DE LIQUIDATION ET LA COMMISSION D’ENQUETE.

Le gouvernement du khédive actuel, tout gouvernement qu’il est, ne peut, en raison de la loi en question, apporter des modifications à aucun des impôts spécialement affectés à ladite dette publique sans l’assentiment des commissaires-directeurs de la dette. Il ne peut pas non plus, sans le consentement des mêmes, émettre un emprunt, de quelque nature que ce soit. En un mot, les commissaires-directeurs sont les seuls représentans légaux des porteurs de titres; ils ont qualité pour poursuivre devant les tribunaux de la réforme contre le ministre des finances l’exécution des dispositions concernant les affectations des revenus, les taux d’intérêt, la garantie du trésor, et généralement toutes les obligations qui incombent au gouvernement égyptien à l’égard du service des dettes, et Dieu sait s’il y en a de toute sorte : dette garantie, dette privilégiée, dette unifiée, etc.

Les percepteurs de toute catégorie, les caisses locales, les administrations spéciales, sont tenus de lui verser les revenus affectés au service de l’inévitable dette; ils ne sont valablement déchargés que sur reçu, délivré par les commissaires-directeurs.

Rien de plus animé que l’édifice où se tient cette administration financière, avec son monde d’employés indigènes, sa garde d’hommes noirs tout de blanc habillés, le roulement métallique de la monnaie d’or et d’argent qui s’y fait continuellement entendre, et son installation près du quartier si vivant de l’Esbekieh. Là coule le Pactole égyptien, et, comme pour le Nil, de son cours régulier et fécond dépend la prospérité du pays. Oh! nul débordement à craindre. Au contraire : il arrive que les versemens des revenus affectés à la dette sont insuffisans ; alors, la somme nécessaire à combler le vide est prélevée sur les ressources générales du trésor.

L’administration financière constituée, on unifia les dettes, car on s’y perdait. On décréta que ce qui était dû par l’état et les domaines, résultant des emprunts contractés de 1862 à 1870, et les dettes flottantes comprenant les bons du trésor et autres titres ou obligations, se résumeraient en une dette générale dont les titres, portant 7 pour 100 d’intérêt, s’amortiraient dans un délai de soixante-cinq ans, par tirages semestriels.

Bientôt, un douloureux sacrifice était imposé au khédive Ismaïl-Pacha. Ce prince fut obligé de laisser prendre à MM. Goschen et Edmond Joubert, agens des créanciers français, anglais et autres, une hypothèque sur ses biens, y compris les superficies occupées par ses entrepôts, ses machines d’irrigation, ses usines, ses canaux et ses digues, ses chemins de fer agricoles, les bureaux de son administration khédiviale et les maisons de son personnel. Son altesse abandonnait, en outre, à partir du 1er janvier 1878, sur sa liste civile, et à titre de subvention régulière pour le service de la dette générale, la somme de 1 pour 100. C’était une larme dans l’océan, un bien petit poisson donné en pâture aux crocodiles de toute sorte qui vivaient alors dans les eaux égyptiennes.

Cependant, comme les impôts, ainsi que les revenus sur lesquels on devait compter, produisaient, malgré lois et décrets, des déficits énormes, qu’un coulage d’une nature frauduleuse était constaté, il fallut bien que l’Europe intervînt encore une fois pour sauvegarder les intérêts de ses nationaux.

La déconfiture de l’Egypte ou, si l’on aime mieux, la faillite, devenait imminente. On créa donc une commission d’enquête chargée de vérifier le déficit des recettes dans toutes les branches des revenus et la cause qui produisait ces mécomptes. Ceux qui la composèrent nous sont à peu près connus ; ils se nommaient : Ferdinand de Lesseps, Rivers Wilson, Riaz-Pacha, Baravelli, E. Baring, de Blignières et de Kramer. ils allèrent au plus pressé, c’est-à-dire aux malheureux employés égyptiens. Leur solde était en retard de six, huit, dix et jusqu’à seize mois; le plus grand nombre de ces modestes fonctionnaires étaient maintenus systématiquement dans un tel état de besoin et de misère, que plusieurs d’entre eux se demandaient avec terreur si le pays était épuisé au point d’être hors d’état de leur donner de quoi vivre. Ce qu’il fallait leur compter mensuellement ne se montait en réalité qu’à 400,000 francs ; or, les commissaires-enquêteurs découvrirent que le trésor réservait tous les mois, pour cet objet, plus de 3 millions de francs et que les employés n’en touchaient rien.

Ils mirent à jour bien d’autres abus, et si je dis abus, c’est par euphémisme, pour n’employer que des expressions choisies. C’est ainsi qu’ils remarquèrent l’absence de tout document ressemblant à un budget, et que l’autorité du chef de l’état en matière de finances avait été absolue et sans contrôle. Il existait bien une chambre de notables et un conseil privé, mais, si l’on était disposé à croire que ces deux institutions limitaient dans quelque mesure que ce soit le pouvoir du khédive, il suffirait de jeter les yeux sur les décrets qui les organisaient et définissaient leurs attributions pour comprendre que leur intervention dans les affaires financières n’était qu’une vaine formalité. La loi, sous Ismaïl, n’était autre chose que l’expression de la volonté du chef de l’état. Peu importait que cette volonté se manifestât par un document écrit ou par un ordre verbal : elle était toujours obéie. Un jour, le gouvernement d’alors s’empara des fonds des wakfs, ou fondations religieuses, et de ceux du Bet-el-Mal, caisse chargée de gérer les biens des orphelins. Les directeurs de ces deux institutions trouvèrent le procédé absolument irrégulier; mais la confiscation avait eu lieu d’après l’ordre de l’altesse khédiviale, et ils s’inclinèrent en gens qui connaissaient les mœurs et les traditions. La commission d’enquête s’aperçut qu’il n’y avait eu jamais en Égypte de documens donnant les chiffres de recettes sur lesquelles on croyait pouvoir compter et les dépenses auxquelles on devait subvenir. Un ministre, celui de la guerre, par exemple, réalise des recettes de 4 millions de francs, produit des exonérations militaires et des taxes de guerre. Il en fait emploi sans en rendre compte à son collègue des finances, ni aux autres contrôles institués pour vérifier les dépenses et les recettes. On constata, finalement, en examinant les comptes des « gouvernorats » du Caire et d’Alexandrie, que le produit des ventes de terrain n’était porté que sur un petit mémorandum, une sorte de livret, et servait à payer des dépenses pour lesquelles aucun crédit n’avait été ouvert.

Ce ne sont pas des faits isolés que je rapporte, je ne parle que de ce qui m’a paru le plus extraordinaire.

Le contrôleur-général de la dette et de la comptabilité, qui avait demandé aux diverses administrations des situations mensuelles et des états récapitulatifs de leurs dépenses, apprécie en ces termes la valeur des documens qui lui furent remis: « L’état comparatif de ces documens ne permet malheureusement pas de les accepter comme sérieux et dignes de confiance. Les totaux correspondent à peu de chose près, mais le détail présente des différences inexplicables, et on est amené à se demander si l’imputation du total des dépenses aux différens crédits budgétaires n’est pas, de la part des comptables, une œuvre de caprice et d’arbitraire sans aucun rapport avec la réalité. » (Rapport de M. de Malaret, p. 22.)

Lorsque la commission d’enquête voulut entreprendre l’étude de la législation fiscale de l’Égypte et se reporter aux lois qui établissaient les impôts, elle remarqua que les lois financières n’étaient publiées dans aucun recueil officiel. Or, savoir en vertu de quelle loi un impôt est perçu a été toujours en Égypte la dernière préoccupation du fonctionnaire chargé de le percevoir, comme du contribuable astreint à le payer. Le cheik exécute les ordres du moudir, et le moudir ceux de l’inspecteur-général, qui, lui-même, agit par ordre supérieur. Cet ordre supérieur, c’est toute la loi; les agens du gouvernement s’y conforment, fût-il verbal, et il ne vient à l’esprit des contribuables ni d’en contester l’existence, ni de protester contre sa teneur. « Pour les impôts, le fellah ne peut réclamer, dit un jour l’inspecteur-général de la haute Égypte à la commission ; il sait qu’on agit par ordre supérieur. C’est le gouvernement lui-même qui les réclame; à qui voulez-vous qu’il se plaigne? » On peut dire, du reste, d’une manière générale, que les indigènes acceptent toutes les charges qu’on leur impose, sans rechercher si elles sont plus ou moins légales. Les Européens, au contraire, se refusent fréquemment à les acquitter, et l’administration, mise en demeure de justifier du régulier établissement des taxes, se voit obligée d’abandonner ses réclamations. Quand on construisait un pont, ce n’étaient pas ceux qui s’en servaient qui payaient un droit de péage, le droit était perçu sur les bateaux dont la construction du pont entravait la navigation! Outre l’impôt personnel auquel étaient soumis les indigènes, ceux d’entre eux qui ne payaient pas de contributions foncières devaient un impôt professionnel, même sans exercer une industrie. la raison en était bien étrange : « N’ayant pas de terrain inscrit en leur nom, disait le fiscal, ils sont libres de faire des travaux et de réaliser des bénéfices. » C’est sur cela qu’on se fondait pour les imposer. Afin d’assurer la perception d’un droit de pesage qui produisait, bon an mal an, 1,500,000 francs, on avait interdit aux indigènes le droit de posséder des balances. Après ce trait, il faudrait conclure.

« Dans un pays agricole comme l’Égypte, l’impôt foncier est et doit rester la source principale des revenus du trésor. » Ainsi s’exprime la commission d’enquête, puis elle part de là pour signaler la façon fantaisiste dont les terres sont taxées, mais en reconnaissant que de la constitution même de la propriété devaient résulter pour ces taxes des différences notables. Et voici pourquoi. Toutes les terres ne sont pas possédées au même titre dans ce pays de l’arbitraire ; sur les unes, on a un droit de propriété absolu, sur les autres un droit de propriété limité. Au point de vue de l’impôt, elles sont divisées en deux classes : celles qui paient l’impôt dit karadji ou foncier, et celles qui paient simplement une dîme, l’ouchouri, La première est fortement chargée, et la seconde ne l’est presque pas. On voit à quels abus la porte était ouverte. Des cheiks de villages aggravaient l’impôt du pauvre, l’ouchouri, lequel, de par un long usage, n’était pourtant pas susceptible d’augmentation, pour combler le déficit provenant de rabais accordés à l’impôt karadji.

C’était la cupidité, la terreur des puissans, qui donnaient lieu à ces injustes perceptions. La crainte que le fellah avait de l’arbitraire le rendait prodigue malgré lui. Avait-il économisé une petite somme d’argent, il se hâtait de la gaspiller par peur qu’elle ne lui fût enlevée par le fisc. Ni dans la loi, ni dans l’organisation administrative, le fellah ne trouvait aucune garantie contre les agens. Savait-il d’avance ce qu’on lui réclamerait à titre d’impôt et ne devait-il pas craindre qu’on ne le taxât en raison de l’argent qu’on lui supposerait? Quant à celui qui avait des dettes, il devenait la proie des usuriers. Ce n’était pas seulement ses bestiaux, ses récoltes qu’il lui fallait vendre pour se libérer, c’était aussi son champ, sa terre tant aimée. Les usuriers, auxquels les tribunaux ne pouvaient refuser l’exécution des contrats en apparence réguliers, devenaient ainsi propriétaires d’étendues de terrains considérables, et la petite propriété, au préjudice de l’intérêt même du pays, tendait peu à peu à disparaître.

D’autres charges pesaient alors d’un poids très lourd sur les populations : la corvée et le service militaire. La corvée n’eût dû être employée, comme elle l’était jadis en France, que pour l’exécution des travaux d’intérêt public. En Égypte, cet intérêt public a été si longtemps confondu avec l’intérêt particulier du souverain, que l’Égyptien a toujours travaillé pour le khédive, les princes, les princesses, les pachas, les gouverneurs, les ministres, les riches, sans qu’il en ait reçu une rémunération.

Ismaïl-Pacha lui-même, fait surprenant, avait été tellement frappé de l’abus scandaleux qui était fait de la corvée, qu’à son avènement il déclara que cet abus devait être la cause unique ayant empêché le pays de prendre le développement dont on le disait susceptible. Il manifesta son intention de le détruire. il y a loin entre la coupe et les lèvres d’un fellah corvéable, et le malheureux était encore soumis au service des domaines princiers, — à titre toujours gratuit, — quand l’oublieux Ismaïl quittait forcément l’Égypte.

La durée du service militaire est illimitée, mais, comme en France autrefois, on peut s’exonérer en payant 2,000 francs au ministère de la guerre. Quant au recrutement, ce n’est qu’une sorte de prime, non de prime à l’anglaise, mais du bon plaisir.

Un capitaine arrive dans un village et s’adresse d’abord au maire ou cheik, pour qu’il lui fasse connaître quels sont ceux de ses administrés bons pour le service. Le cheik commence par éliminer les siens, les hommes qu’il protège, ou encore ceux dont il attend quelque service, puis il présente ce qui en reste. On les emmène, liés souvent, à moins que leur bourse ne leur permette de payer la prime d’exonération. L’année qui suit, survient un nouveau capitaine, qui ne tient aucun compte de ce que son devancier a fait, et les mêmes abus recommencent. Si des soldats désertent, on exige des parens leur arrestation personnelle ou la présentation de deux hommes en remplacement d’un seul, et que ces deux hommes soient de leurs plus proches parens. Et s’ils n’ont pas de parens et si ceux-ci sont insolvables? C’est le village qui est responsable. « j’ai vu, a dit un agent consulaire, un village obligé de payer pour quatre ou cinq déserteurs. »

On sait, pour peu que l’on ait entendu parler des produits agricoles d’Egypte, que l’irrigation exerce une influence prépondérante sur les récoltes du pays, et, par conséquent, sur le rendement des impôts. Or, il manquait absolument une règle pour la répartition des eaux, comme il en manquait pour toutes les autres choses de ce genre. Chacun mesurait la somme d’abus qu’il pouvait commettre au degré d’importance de sa position. Il n’existait aucun tribunal auquel les contribuables pussent demander la réparation du préjudice résultant pour eux de la mauvaise application d’une loi fiscale. « L’erreur n’est pas possible, » disait sans hésitation un percepteur-général à la commission d’enquête; et, en effet, on ne pouvait rien prendre illégalement à des gens à qui l’on prenait tout... légalement. Depuis lors, la cour d’appel a été chargée d’étudier les moyens d’assurer aux indigènes le bénéfice d’une justice régulière.

Les commissaires terminèrent leur laborieuse enquête en proposant une série de réformes. En les parcourant, on aura la juste idée de la situation du pays peu de temps avant l’abdication forcée de celui qui en était le maître absolu : — Aucun impôt ne sera perçu, si ce n’est en vertu d’une loi publiée dans un recueil officiel. — L’exercice du pouvoir législatif devra être entouré de garanties telles que les lois d’impôts puissent être appliquées à tous les habitans de l’Egypte, sans distinction de nationalité. — Les agens de perception seront mis effectivement sous les ordres du ministère des finances; leur gestion contrôlée sur place par des inspecteurs ne relevant que de l’administration centrale. — Réforme de comptabilité; organisation d’une comptabilité budgétaire. — Constitution d’un fonds de réserve pour parer aux déficits qui peuvent résulter, dans certaines années, de l’insuffisance de la crue du Nil. — Organisation des ressources de la trésorerie ; le gouvernement devra, si elle est organisée, réclamer l’impôt au moment où les contribuables pourront plus aisément le payer, sans s’occuper de leurs échéances à date fixe. — Institution d’une juridiction indépendante devant laquelle seraient portées les réclamations en matière de contributions. — Organisation judiciaire protégeant efficacement les indigènes contre un abus d’autorité. — Suppression des taxes d’un produit minime et leur remplacement par une augmentation de l’impôt foncier. — révision de cet impôt ; rôles annuels établis au moyen d’un cadastre. — révision des droits de douane et du mode de perception de l’impôt sur le tabac et le sel. — Réglementation du droit de prise d’eau dans les canaux d’irrigation. — Réglementation du mode d’exécution des travaux publics; suppression de la corvée pour tout travail déclaré d’utilité publique. — Réglementation du service militaire ; limitation de la durée du service et recrutement par voie de tirage au sort.

Et c’est tout. Un pays de barbares voulant s’organiser à l’européenne n’eût pas exigé un plan de réformes plus complet.


IV. — ABANDON DES PROPRIÉTÉS KHEDIVIALES ET PRINCIÈRES AUX CRÉANCIERS. CHUTE ET EXIL D’ISMAÏL.

Au moment où ce projet était remis entre les mains d’Ismaïl-Pacha, le gouvernement égyptien devait à divers débiteurs la quantité énorme de 157 millions de francs. La commission d’enquête demanda au khédive d’affecter à la liquidation de cette somme toutes les propriétés immobilières de la famille khédiviale, les daîrahs, et la formation d’un ministère dans lequel figureraient deux ministres étrangers, l’un Français, l’autre Anglais. Avec une humilité qui dut paraître suspecte à bien des esprits, le khédive se résigna en ces termes : « Au lieu d’un pouvoir personnel, disait-il, principe actuel du gouvernement de l’Egypte, je veux un pouvoir qui imprime une direction générale aux affaires et qui trouve son équilibre dans un conseil des ministres. En un mot, je veux dorénavant gouverner avec et par mon conseil des ministres. »

En vertu de ce qui précède, M. Rivers Wilson fut nommé ministre des finances, et notre compatriote, M. de Blignières, ministre des travaux publics. Un service de contrôle qui existait depuis plusieurs années, et dont notre agent, M. de Blignières, faisait partie, fut supprimé. Mais il fut convenu que, dans le cas où l’un des deux ministres européens du nouveau cabinet, Français ou Anglais, serait congédié sans un accord préalable, le service reprendrait son cours de plein droit.

L’état, riche tout à coup, par suite de l’abandon des propriétés immobilières de la famille khédiviale, offrit à MM. de Rothschild de Londres de leur confier tous ces biens, en garantie d’un emprunt de 8 millions 1/2 de livres sterling, plus de 200 millions de francs. Il fut convenu que ces propriétés, considérables par leur étendue, seraient administrées, — pour ne pas dire gouvernées, — par trois personnages, l’un égyptien, les deux autres au choix des gouvernemens français et anglais. M. Waddington, alors ministre des affaires étrangères, désigna à cet effet M. Bouteron, sous-directeur au ministère de l’intérieur. C’était bien l’homme de ces importantes fonctions, the right man in the right place.

Lorsque se fit la cession de ces terres à MM. de Rothschild ou plutôt à l’honorable M. Bouteron, elles étaient exploitées par quatorze princes et princesses ayant chacune une administration spéciale, et dont des corvéables désignés d’office soignaient les cultures. Il ne faudrait point croire que, dans un beau mouvement imité de la noblesse française au 4 août, ces princes aient fait un abandon spontané de leurs propriétés pour alléger ou garantir les dettes de la nation : l’abandon fut forcé.

On peut s’imaginer avec quelle joie et quel empressement les créanciers du gouvernement égyptien accueillirent toutes ces réformes et la perspective de voir affluer l’or dans les caisses abominablement vides du trésor de l’Egypte. Tant de gains énormes, tant d’intérêts usuraires qui paraissaient à jamais compromis, allaient donc enfin se réaliser ! Ce n’était pas tout : il allait y avoir une justice, des lois, et même, chose fort nouvelle, des juges intègres qui protégeraient les humbles, les misérables ! L’âpre curée aux fonctions publiques allait donc être, sinon empêchée, du moins contenue. Le fonctionnarisme,- ce phylloxéra égyptien, ainsi que le traite Nubar-Pacha, — allait être combattu. C’était un retour vers l’âge d’or, le rêve des sept vaches grasses de Joseph se réalisant de nouveau. Hélas ! ce n’était qu’une déception, un de ces mirages que l’on voit si fréquemment au désert. Comment, en effet, avoir eu la naïveté de croire que le maître de l’Egypte aurait abandonné si facilement le pouvoir, et avec le pouvoir, ses biens et ceux de sa famille? C’était, en vérité, beaucoup trop exiger d’un prince habitué à n’avoir d’autre règle de conduite que celle du bon plaisir. L’illusion fut courte, car, au moment où l’on croyait tout fini, c’était entre le khédive et les représentans de l’Europe, au Caire, le commencement d’une lutte sourde, incessante, acharnée, dont le dénoûment ne pouvait être douteux pour ceux qui la suivaient sans passion.

Le ministre des finances ayant exigé, par mesure d’économie, le licenciement de deux mille cinq cents officiers mis en demi-solde, ceux-ci firent contre le ministère une manifestation des plus graves. Le khédive en avait-il été l’instigateur? Est-ce lui qui souffla un esprit de révolte sur les troupes? C’est probable, car les deux hommes de son ministère qu’il détestait le plus, Rivers Wilson et Nubar-Pacha, furent insultés, frappés, enfermés de force dans une des salles du ministère des finances. M. Wilson, entouré d’une foule qui proférait contre lui des cris de mort, eut sa barbe arrachée, et son excellence Nubar fut projetée avec violence contre une muraille. Le vice-roi, sollicité aussitôt par les représentans des puissances européennes, daigna se rendre à la prison où se trouvaient détenus les deux ministres et les fit mettre en liberté.

Cette première émeute ne se fit pas sans effusion de sang ; elle devait avoir des conséquences graves dans l’avenir. Elle éclairait l’armée sur sa force, et quand, un peu plus tard, un colonel rebelle lui demanda de se soulever avec lui, elle n’hésita pas.

Entre temps, la commission supérieure d’enquête était contrainte de donner sa démission. De toutes parts, on lui témoignait le plus mauvais vouloir ; le khédive se séparait aussi de ses deux ministres étrangers, MM. de Blignières et Wilson, pour former un autre ministère exclusivement indigène.

« Loin de son esprit, disait-il pourtant, l’idée de se priver du service des étrangers : depuis le commencement du règne de Méhémet-Ali, il savait de quelle utilité avait été cet élément pour l’Egypte. Il désirait user de son concours dans la plus large mesure, mais à la condition de n’être froissé ni dans ses coutumes, ni dans ses mœurs, ni dans ses sentimens religieux. »

Pour ce qui est des coutumes, les agens européens avaient alors beau jeu pour dire à Ismaïl-Pacha que les siennes étaient de celles que la morale pouvait blâmer et la justice punir. Mais il s’agissait bien de mœurs, de coutumes et de sentimens religieux, auxquels, d’ailleurs, personne ne songeait à porter atteinte. Il s’agissait pour le khédive d’abdiquer, la France et l’Angleterre ne pouvant continuer à être jouées par lui. Elles lui demandèrent d’accomplir lui-même cet acte douloureux, afin d’éviter l’intervention de la Sublime-Porte : il s’y refusa. Un iradé impérial, daté de Constantinople le 26 juin 1879, coupa court à ses hésitations : il le destituait et désignait son fils Tewfik pour lui succéder. C’était contraire à la loi de Mahomet, et Halim, fils de Méhémet-Ali, eût dû régner; mais Ismaïl-Pacha avait acheté au sultan Abd-ul-Aziz la faveur de voir son fils Tewfik lui succéder. En outre, les Anglais avaient fait comprendre que Tewfik leur convenait mieux, et c’est en quelque sorte une de leurs créatures qui entrait au pouvoir.

Le coup fut terrible pour Ismaïl, et, pendant de longues heures, il resta sous le poids d’un profond abattement. Il fit appeler son successeur et lui remit le khédiviat. Le lendemain, il quittait l’Egypte sur le yacht Mahroussa. Comme le dernier des rois maures qui fondit en larmes en perdant de vue le Véga de Grenade, de même le prince déchu sentit son cœur se briser en voyant disparaître à l’horizon les blanches murailles d’Alexandrie. Les reverra-t-il?

Le 26 juin 1879, à quatre heures du soir, Mohamed-Tewfik fut proclamé khédive ; il monta à la citadelle où il reçut, selon l’usage, les félicitations du corps diplomatique, des ulémas et des autorités militaires et civiles. Ainsi se fit, sans révolution, cette transmission du pouvoir. A Alexandrie, au Caire, la population et l’armée acclamèrent le nouvel élu, ce qui ne voulait rien dire, car cette même population, qui avait acclamé Ismaïl-Pacha à son avènement, ne manqua pas de l’insulter lorsque, dépossédé, fugitif, il s’embarqua sur la Mahroussa. Ismaïl-Pacha étant encore de ce monde, il serait donc prématuré de porter un jugement sur lui. Toutefois, il est permis de supposer que l’histoire ne fera pas de sa personne un éloge pompeux. Elle lui reconnaîtra une grande générosité, mais dont l’argent de ses sujets avec celui qu’il empruntait à tout venant faisait les frais; elle dira qu’il eut le goût des grands travaux, des conceptions à rendre jaloux un Haussmann ou un Alphand, mais elle lui reprochera d’avoir livré, pour les satisfaire, son royaume à des créanciers rapaces, à des étrangers aussi envahissans que ces oiseaux de rapine qui, au Caire, croassent insolemment sur vos fenêtres.

Le sultan ne manqua pas de mettre à profit ce qui se passait pour rappeler à l’Europe, — et surtout aux Égyptiens, — que l’Égypte était une des provinces de son empire. Il fallait le remettre en mémoire aux descendans de Méhémet-Ali. L’emphase voulue avec laquelle est formulé le firman d’investiture le démontre assez :

« A mon vizir éclairé, y est-il dit, Tewfik-Pacha, appelé au khédiviat avec le haut rang de secret effectif, décoré de mes ordres impériaux de l’Osmanié et du Medjidieh en brillans ; que le Tout-Puissant perpétue ta splendeur !

« Ismaïl-Pacha, khédive d’Egypte, ayant été relevé de ses fonctions, eu égard à tes services, à ta droiture et à ta loyauté, tant à ma personne qu’aux intérêts de mon empire, à ton expérience des affaires de l’Egypte, à ta capacité pour réformer la mauvaise situation dont ce pays souffre depuis quelque temps, et conformément à la règle établie par le firman du 17 mouharrem 1283 pour la transmission du khédiviat, par ordre de primogéniture de fils aîné en fils aîné, nous avons conféré à toi, en ta qualité de fils aîné d’Ismaïl-Pacha, le khédiviat d’Egypte tel qu’il se trouve formé par ses anciennes limites et en y comprenant les territoires qui ont été annexés. » Et le sultan terminait en disant que, la prospérité de l’Égypte et la consolidation de la sécurité de ses habitans étant l’objet de sa plus vive sollicitude, il avait rendu un nouveau décret pour confirmer les privilèges anciens octroyés au pays. Comme quelques-unes de ces dispositions donnaient lieu à des difficultés, il avait cru devoir les rendre plus claires en les expliquant, et voici comment : « Tous les impôts prélevés en Égypte le seront en mon nom. Les Égyptiens étant mes sujets, ils ne devront, en aucun temps, subir la moindre oppression ni acte arbitraire. Le khédive, auquel est confié l’administration civile financière et judiciaire du pays, aura la faculté d’établir d’une manière conforme à la justice tout règlement de loi intérieur à cet égard ; il aura autorité pour contracter et renouveler, sans porter atteinte aux traités politiques de mon gouvernement impérial, ni à ses droits de souveraineté sur ce pays, les conventions avec les puissances étrangères pour les douanes et le commerce; il l’aura également pour toute transaction avec les étrangers concernant les affaires intérieures, et cela pour développer le commerce, l’industrie et l’agriculture; pour régler la police des étrangers et tous leurs rapports avec le gouvernement et la population. Ces conventions devront être communiquées à la Sublime-Porte après leur promulgation par le khédive. — Il aura la disposition complète et entière des affaires financières du pays, mais il n’aura pas le droit de contracter des emprunts, sauf pour ce qui concerne exclusivement le règlement de la situation financière présente, et en parfait accord avec ses créanciers ou les délégués chargés officiellement de leurs intérêts. — Le khédiviat ne devra, sous aucun prétexte, abandonner à d’autres, en tout ou en partie, les privilèges accordés à l’Égypte qui lui sont conférés et qui sont une émanation des prérogatives inhérentes au pouvoir souverain, ni aucune partie du territoire. — L’administration égyptienne aura soin de payer régulièrement le tribut annuel fixé à 750,000 livres turques. — La monnaie sera frappée en Égypte au nom du sultan. — En temps de paix, 18,000 hommes suffiront pour la garde intérieure de l’Égypte; ce chiffre ne devra pas être dépassé. Cependant, comme les forces égyptiennes de terre et de mer sont aussi destinées au service du gouvernement impérial, dans le cas où la Sublime-Porte se trouverait engagée dans une guerre, l’armée égyptienne pourra être augmentée. — Les drapeaux des forces de terre et de mer et les insignes des différens grades des officiers seront les mêmes que ceux des armées turques. » Le sultan dit bien aussi que le khédive aura le droit de conférer aux officiers de terre et de mer les insignes jusqu’au grade de colonel inclusivement, mais il doit savoir que les Anglais l’ont déchargé de ce soin. — Pour conclure, il est fait défense au souverain de l’Égypte de construire, comme par le passé, des bâtimens blindés. Vu l’état des finances du souverain, cette défense semblera bien inutile.

On voit que la Sublime-Porte n’est pas disposée à faire abandon, — du moins sur le papier, — de ses droits. Alors pourquoi ne proteste-t-elle pas plus énergiquement contre ce qui se passe ? Sans parler de l’humiliation que lui inflige une occupation étrangère, son silence n’est-il pas en contradiction avec le ton impérieux de son impérial firman? Elle a au Caire, pour la représenter, un homme politique hors ligne, son excellence Moukhdar-Pacha ; nul n’est plus apte que lui à trancher le nœud d’une telle situation. Pourquoi n’y est-il pas encouragé et mieux soutenu?


V. — TEWFIK Ier.

Le jeune khédive actuel, son altesse Méhémet-Tewfik, d’un aspect aimable, doux de caractère, passe pour être aussi résigné à la situation effacée qui lui est imposée par des événemens antérieurs à son élévation, que son prédécesseur Ismaïl-Pacha l’était peu. Ennemi du faste, se plaisant dans son intérieur, peut-être plus qu’il ne convient à un souverain, il a le louable désir de réformer l’Egypte par l’exemple de ses bonnes mœurs, de ses économies, et en faisant donner à la jeunesse de son pays une bonne éducation.

Époux d’une femme que l’on dit charmante, aussi bien au physique qu’au moral, le vertueux Méhémet-Tewfik n’a jamais voulu étendre ses faveurs jusqu’aux femmes supplémentaires que l’usage, sa religion et sa situation princière lui permettent largement. Ce qui est plaisant, c’est que, loin d’être un sujet d’admiration pour ses coreligionnaires, son abstinence est considérée comme un scandale par les pachas opulens qui, dans la crainte de ne pouvoir entrer un jour dans le paradis promis par Mahomet à ses fidèles, se hâtent de se le procurer sur terre. À ces impurs, le khédive montre un verset du Coran dans lequel il est dit qu’on peut bien avoir quatre femmes, mais qu’il est beaucoup plus sage de n’en avoir qu’une, et il s’y tient. Ses enfans, deux garçons et deux filles, sont élevés à l’européenne ; les deux fillettes ont une Française pour institutrice. On les voit tous les jours parcourir dans un bel attelage les rues du Caire, heureuses de respirer le grand air et de livrer leur teint blanc et rose aux baisers du soleil. Savent-elles que, dans très peu d’années, la claustration de la femme musulmane les attend ? C’est probable, et l’on fait des vœux pour que la civilisation européenne les arrache à cette odieuse coutume. Il est de ces jeunes filles élevées à l’européenne que la nostalgie du mouvement et de la liberté tue comme la nostalgie de l’exil. Je ne dirai pas un nom, mais tout le monde sait, au Caire, la fin précoce de cette princesse, morte à quinze ans, peu de temps après avoir été enfermée, selon l’usage, dans un des palais d’Alexandrie. Elle, qui avait reçu une éducation européenne, ne put s’habituer à un entourage de servantes esclaves ; ayant grandi dans une liberté relative, elle ne put s’astreindre à la surveillance blessante d’un eunuque, noir du Soudan. Sortait-elle en voiture, glaces fermées, elle étouffait dans le féredjé qui l’enveloppait, se mourait faute d’air sous le voile blanc, l’étroit yachmak qui couvrait son visage. Elle y succomba[5].

Le khédive actuel est pieux et pratiquant ; chaque vendredi, qui est le jour consacré au repos en pays musulman, il se rend à la mosquée pour y prier dans un parfait recueillement. Autre contradiction avec la prodigalité proverbiale de son père Ismaïl : le fils a réduit le personnel de son palais au strict nécessaire. Des musulmans, — Toujours les mêmes, — lui reprochent sa parcimonie, car s’il est un pays au monde où il soit admis qu’une foule de serviteurs, portiers, cochers, valets, cuisiniers et eunuques, vivent dans une grasse oisiveté, c’est celui d’Égypte. On en fait une obligation aux pachas, et cette obligation doit durer jusqu’à la mort ou la ruine de ceux à qui elle est imposée. Le khédive a horreur de la violence, du sang, du fanatisme, et c’est lui qui a fait modifier une certaine partie de la cérémonie du Tapis saint de La Mecque, celle où des illuminés se précipitaient sous les pieds ferrés du cheval qui portait le représentant du Prophète. Beaucoup de ces exaltés étaient relevés ayant ou le crâne fendu, ou la poitrine défoncée, ou les côtes brisées. Le clergé ottoman, tout d’abord, s’opposa à la modification de cette odieuse pratique ; le prince, texte sacré à la main, lui prouva que la loi de Mahomet interdisait les mutilations volontaires. À un savant uléma qui lui soutenait qu’il n’y avait de juste, de bon, d’excellent qu’Allah, le docte khédive répliqua : « Lisez le Coran : il y est dit qu’il ne peut y avoir et qu’il n’y a qu’un Dieu. S’il en est ainsi, celui que les chrétiens adorent comme tel doit être aussi juste, aussi bon, aussi excellent que le nôtre, puisqu’il n’y en a qu’un. » Les jours de fête, il aime à aller avec sa famille à la station d’Helwan-les-Bains, voisine du Caire et non loin du Nil. Il y joue le rôle du grand calife des Mille et une Nuits, Aroun-al-Raschid, et s’amuse de la stupéfaction de ceux auxquels il fait connaître sa qualité princière longtemps après avoir débattu avec eux le prix d’un porc ou d’un mouton. D’habitude, il paie fort cher l’un de ces animaux et en régale les bateliers de quelque dahabieh. Lorsque, en 1882, le choléra s’abattit d’une façon cruelle sur l’Egypte, le khédive visita, en compagnie de ses ministres, qui le suivaient de fort mauvaise humeur, les villages les plus éprouvés par le fléau.

A l’exception du grand Méhémet-Ali, le véritable fondateur des écoles égyptiennes et des premières missions en France, il n’est pas de khédive qui se soit autant que lui occupé de répandre les bienfaits de l’instruction dans le peuple. À ce sujet, il raconte volontiers l’anecdote suivante : « Me trouvant un jour à Helwan, je vis un homme qui, sur la place du Marché et un papier à la main, embrassait avec effusion un jeune garçon. Ses transports étaient si bruyans que je lui en demandai la cause. — Voici pourquoi j’embrasse si fort mon fils, me dit-il; il vient de découvrir dans les chiffres de cette note une erreur de 100 livres à mon préjudice; sans lui, elles étaient perdues, car je n’eusse pu la vérifier, ne sachant ni lire ni écrire. Grâce soit rendue à notre khédive, qui a voulu que mon fils allât à l’école! » Si pareille réponse avait été faite au calife Aroun, il nous l’eût certainement racontée, et il n’eût pas éprouvé une émotion plus douce que celle éprouvée par son altesse Tewfik. Il aime à répéter le moyen bien simple qu’il emploie pour faire prendre le chemin des écoles aux enfans de ses fermiers, et ces enfans sont nombreux. Il les habille à ses frais, puis il les envoie à l’instituteur le plus voisin. Aussitôt les pères de famille, qui résilient non loin des fermes khédiviales, se hâtent d’en faire autant par amour-propre, et un centre d’instruction se trouve ainsi créé.

Le khédive par le très correctement le français, mais, par momens, il y met de l’hésitation. Est-ce pour chercher un mot qui rende très exactement sa pensée? On m’assure que cette hésitation se retrouve dans ses actes, conséquence d’un manque d’énergie et de fermeté... On suppose bien que ce n’est pas la seule ombre qu’il y ait à mettre dans son portrait, que trouveront trop flatté peut-être ceux qui regrettent Ismaïl et ses royales largesses. Je déclare que, pour le composer, je me suis servi, sans aucun parti-pris, des couleurs de diverses palettes. On lui reproche de se tenir à l’écart de son armée, d’éviter de la commander, d’avoir faibli en diverses circonstances, comme au temps de l’insurrection d’Arabi, et, enfin, de supporter avec trop de résignation la présence des Anglais sur son territoire et leur ingérence brutale dans les questions qui touchent à la direction intérieure du pays.

Je n’ai nullement mission de défendre le khédive d’Egypte, et je suis d’autant moins porté à le faire, malgré l’accueil bienveillant dont il m’honora, qu’il n’aime ni la France ni les Français[6]. Il en est de même, du reste, de tout son entourage, et, en première ligne, de Nubar-Pacha, un esprit des plus fins, souple comme un Andalou, séduisant comme un Gascon, Arménien pour tout dire en un mot. C’est aussi le cas de son excellence Riaz-Pacha, surnommé le Thiers égyptien. Un autre Arménien, M. Yacoub Artim, égyptologue très savant, est aussi l’un de nos adversaires intimes, quoique ayant été notre ami à l’époque où l’influence française dominait. Il en est beaucoup d’autres dont les noms m’échappent et qui nourrissent des sentimens hostiles à notre patrie. Tout ceci ne peut m’empêcher de reconnaître que l’inertie du khédive actuel est très excusable, étant placé plus que jamais sous la dépendance de la Turquie, sous la dépendance de l’Angleterre et sous la dépendance d’énormes dettes qui ne sont pourtant pas de son fait. Et son père, Ismaïl-Pacha, a-t-il jamais abandonné entièrement l’espoir de régner en Égypte? Il est permis d’en douter. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans une certaine inquiétude que son fils et successeur a appris son départ de la baie de Naples pour Constantinople. On dit que ce déplacement n’a eu d’autre motif que le goût trop prononcé que les Italiens avaient pour le harem de l’ex-khédive et le harem pour les sémillans Napolitains. C’est fort possible : voilà un cas sur lequel les Orientaux n’entendent pas raillerie; mais ce voisinage de l’ex-souverain n’en est pas moins troublant, autant pour ceux qui espèrent une restauration ismaïlienne que pour ceux qui la redoutent. Est-il vraiment possible que le khédive ait de l’initiative, qu’il fasse acte de volonté personnelle, lorsque l’éventualité d’un tel retour le menace, lorsque chacun de ses actes publics est contrôlé par l’agent diplomatique anglais, quand enfin, lui, le fils du prodigue Ismaïl, ne peut dépenser une piastre en dehors de sa liste civile?

Le reproche le plus injuste, il me semble, qui puisse lui être adressé, est celui de rester trop étranger à son armée. Quelle contenance peut donc bien avoir un souverain qui, n’étant pas Anglais, passe en revue des troupes dont le sirdar ou général en chef est Anglais, Anglais les généraux de brigade, Anglais aussi les colonels, les majors, les capitaines, les chirurgiens, etc.?.. Il n’a selon moi, que deux façons de sauver sa dignité : l’une est de se renfermer dans son palais ; l’autre de partir en campagne, non contre le mâhdi, mais avec lui, pour entreprendre une guerre sainte contre tout ce qui est chrétien. Jusqu’à présent, son altesse a pris le moyen le plus praticable. Dans l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec le khédive, je me souviens bien qu’il s’exprima ainsi au sujet de son manque d’énergie: « On me reproche, dit-il, d’être faible ; mais sans argent, sans armée, sans indépendance, que puis-je faire? On me dit souvent de faire un coup d’état ; mais les coups d’état retombent plus tard à la longue sur ceux qui les commettent. Je reste fidèle à la constitution égyptienne, et c’est tout ce qu’il m’est possible de faire. Pour gouverner ce pays, — autant toutefois qu’il m’est permis de le gouverner, — j’ai assez de mes ministres et de ma chambre de notables. Je ne lui donnerai jamais un parlement... A quoi bon? Est-ce que vous croyez que le vôtre vous fait grand honneur, et, en 1870, n’a-t-il pas voté la guerre? Que savait-il de l’Allemagne? » Puis, passant à un autre ordre d’idées, le prince me demanda si j’étais déjà venu en Égypte, et sur ma réponse affirmative : « Avez-vous vu beaucoup de changemens? — De considérables, répondis-je, surtout à Alexandrie. Cette ville, que j’avais toujours vue belle et florissante, a été bouleversée par les obus anglais ! — Oui, les Anglais ont abîmé ma jolie ville d’Alexandrie, mais les rebelles m’ont fait plus de mal qu’eux, reprit l’altesse avec beaucoup de vivacité. L’insurrection d’Arabi est cause de tous les malheurs de ce pays ; elle ne se fût pas produite si des Européens, pour renverser un ministère qui leur déplaisait, n’eussent pas prêté étourdiment leur appui moral à un colonel ambitieux, celui qui a été un instant le Boulanger égyptien. »

Ceci fut souligné, et d’une façon désagréablement significative pour qui l’entendait. Cette ingérence regrettable des agens consulaires dans des matières où leur rôle eût été de se tenir effacé m’a été confirmée par d’autres personnes que par son altesse; Riaz-Pacha est l’une d’elles. En moins de quatre ans, l’agence française du Caire a vu son titulaire se renouveler jusqu’à huit fois lorsque l’agence anglaise n’en a eu qu’un seul. Qui ne verra dans ces fréquens changemens la perte de notre influence? La faute en est moins aux membres du corps diplomatique qu’aux trop fréquens changemens de nos ministres des affaires étrangères. Mais quel est le député qui, renversant un cabinet, s’occupe jamais du contre-coup que son vote peut avoir au dehors ?

Au sujet des antiquités, momies, dieux de toute sorte que l’on continuait à découvrir en Égypte, le khédive me dit avoir donné de nouveaux ordres pour en défendre la sortie. « Bientôt pour voir un obélisque, de ceux qui remontent aux temps les plus reculés, il me faudra, dit-il en souriant tristement, faire un voyage à Londres ou à Paris. »


EDMOND PLAUCHUT.

  1. L’Égypte proprement dite s’étend depuis Wady-Halfah, deuxième cataracte (21° 40’lat. N.), jusqu’à la Méditerranée (en moyenne sous le 31° 30’ lat. N.) ; elle est bornée au sud par la moudirieh de Dongola, province soudanienne ; à l’est, par la Mer-Rouge, l’Arabie et la Syrie ; au nord, par la mer Méditerranée, et à l’ouest, par le grand désert de Libye. En dehors de la vallée du Nil et de son delta, elle comprend, à l’est, les gouvernerais de Kosseir, sur la Mer-Rouge, côte africaine, d’El-Arich, en Syrie, et de l’isthme de Suez ; à l’ouest, les oasis du désert libyque. Sur ce territoire, la population est répartie dans 13, 1 5 centres distincts, villes, villages, bourgades, hameaux, etc., qui constituent la résidence de 6,708,185 habitans ; en outre, à la date du 3 mai 1882, il y avait campés sous la tente, sans résidence fixe dans les districts des différentes provinces, 98,196 nomades, ce qui donne un total de 6,806,381 habitans des deux sexes pour l’Egypte entière. (Recensement général de l’Égypte en 1884, par M. A. Boinet. Le Caire ; Imprimerie nationale de Boulaq.)
  2. En arabe, fellah, laboureur.
  3. Un jour, en ma présence, un jeune sous-secrétaire d’état à l’instruction publique insistait auprès de Nubar-Pacha, alors président du conseil, pour qu’une subvention fût accordée aux directeurs du théâtre français du Caire, subvention sans laquelle ils font inévitablement faillite. Nubar s’y refusait, lorsque, s’adressant à moi, il m’invita à lui dire mon opinion, le lui dis qu’une capitale était tenue d’offrir des distractions aux étrangers, puisque ces étrangers, en y passant la saison d’hiver, y laissaient beaucoup d’argent. « Ça, c’est une raison, s’écria-t-il ; j’accorde la subvention, et vous pourrez dire qu’elle est due à l’intervention d’un Français ; mais, entendez bien, d’un Français qui n’est pas fonctionnaire ! »
  4. L’acacia Lebbek, au feuillage d’un vert sombre.
  5. Il ne devait plus y avoir d’esclavage en Égypte depuis 1884. À ce sujet, une convention avait été faite avec l’Angleterre. La convention est restée lettre morte. Pourquoi n’est-elle pas observée ? Il faut des esclaves, et surtout des eunuques, pour garder les harems, et il sera difficile, jusqu’à ce que ceux-ci disparaissent, qu’il en soit différemment.
  6. Voici une preuve de la partialité du khédive en faveur des Anglais. Le 8 février dernier, M. le comte d’Aubigny présenta ses lettres de créance, en rappelant, dans son discours, les services rendus par la France à l’Egypte. « Oui, répondit l’altesse aussitôt, je n’oublie pas les services rendus par les Européens. »