L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/14

L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 917-949).
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XIV.

ROME APRÈS L’ENLÈVEMENT DE PIE VII.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

La bulle d’excommunication du 10 juin 1809 et l’abstention des treize cardinaux qui refusèrent, l’année suivante, d’assister au mariage religieux de Napoléon avec Marie-Louise n’ont été, à vrai dire, que de simples épisodes dans la lutte engagée entre le souverain pontife et le chef, de l’empire. Il était cependant nécessaire de les raconter avec détail, afin de donner une idée de la profonde irritation laissée dans l’âme de l’empereur par le souvenir de ces actes, qu’il n’a jamais cessé de considérer comme parfaitement injustes en eux-mêmes, et constituant de la part de Pie VII et des membres récalcitrans du sacré-collège une série d’impardonnables injures[1]. Ou notre inhabileté a trahi nos efforts, ou nos lecteurs doivent maintenant reconnaître que, depuis le jour de la signature du concordat, loin d’apporter dans ses relations quotidiennes avec le saint-siège la modération indispensable au maintien d’un si laborieux accord, Napoléon s’était mis à interpréter les articles du contrat religieux passé avec le chef de la catholicité comme il avait fait de tant d’autres traités signés avec les souverains de l’Europe. Habitué à prendre partout ses avantages, aussi prompt à exiger le strict accomplissement des clauses qui lui étaient favorables que peu soucieux d’exécuter celles qui retombaient à sa charge, l’empereur avait en quelques années, conduit les choses à ce point où, plus ou moins retardée, une rupture ouverte devenait à peu près inévitable. Si, au lieu d’avoir été dirigées contre le plus faible des princes et le plus conciliant des pontifes, elles avaient atteint n’importe quel autre monarque, nul doute que des mesures aussi violentes que l’invasion successive de toutes ses provinces et l’occupation définitive de sa capitale n’eussent partout ailleurs amené un état de guerre immédiate. C’était le caractère mixte de la souveraineté pontificale qui avait empêché la querelle de dégénérer sur-le-champ en collision militaire. Pie VII, à qui Napoléon reprochait si injustement d’imiter les exemples de quelques-uns de ses ambitieux prédécesseurs, avait au contraire été pris de scrupules qui n’auraient pas arrêté un seul instant les Boniface, les Grégoire VII et les Jules II. A peine avait-il opposé une résistance purement passive aux agressions brutales de son entreprenant adversaire. Nulle part la force n’avait été employée pour repousser les envahissemens des troupes françaises ; dans aucune circonstance, Pie VII n’avait voulu que l’épée fût tirée du fourreau afin de défendre ses intérêts temporels. Il s’était contenté des plaintes doucement insérées dans ses lettres à l’empereur et des protestations officiellement émanées de la secrétairerie d’état, protestations à demi religieuses, à demi politiques, qui, bien que vives, avaient rarement dépassé les limites de son droit le plus incontestable. Aussi longtemps qu’il avait été reconnu comme souverain indépendant à Rome, le saint-père s’était abstenu de recourir à ses armes spirituelles. Il ne les avait saisies qu’à son corps défendant, quand toutes les autres lui avaient été successivement arrachées, et seulement à l’heure où l’enlèvement du drapeau pontifical, immédiatement remplacé au château Saint-Ange par les couleurs françaises, avait, au bruit des salves d’artillerie, annoncé à ses sujets et à l’Europe entière sa déchéance définitive. Chose étrange, qui serait véritablement inexplicable, si l’excès de la passion ne suffisait à tout expliquer, même les aberrations du plus éminent esprit, Napoléon avait été saisi d’autant de surprise que d’indignation quand il avait vu Pie VII, en désespoir de cause, employer pour se défendre les ressources extrêmes auxquelles il l’avait lui-même si inconsidérément réduit. Cette surprise et cette indignation n’avaient d’ailleurs rien de simulé. Le cardinal-légat Caprara, tous les évêques de France, le pape lui-même, avaient mille fois répété à l’empereur que la religion lui devait tout : à force de se l’entendre dire, comment n’aurait-il pas fini par en être sincèrement convaincu ? De plus en plus enivré par ce concert de louanges, il en était peu à peu arrivé à regarder le concordat, même tempéré par les articles organiques, comme un don généreux que dans sa magnanimité il avait gratuitement accordé au saint-siège. Quand il avait invité Pie VII à venir le sacrer à Paris, il n’avait pas réclamé de lui un service ; il lui avait au contraire octroyé une véritable faveur, et le bénéfice avait été tout entier pour le saint-siège, car il avait honoré l’église catholique en l’associant à ses triomphes. Avoir si vite oublié tant de bienfaits, c’était de la part de Pie VII et des membres opposans du sacré-collège le comble de l’ingratitude.

Comment s’étonner si, après avoir sérieusement attribué à son inoffensif adversaire le rôle d’oppresseur et s’être de bonne foi posé lui-même en victime, Napoléon, irrévocablement gâté par la fortune, n’a plus jamais recouvré assez de sagesse pour faire face aux difficultés de toute nature qui, par la seule force des choses, allaient maintenant résulter de la violente déposition du saint-père et de sa longue réclusion à Savone ? Toute la meilleure volonté du génie le plus habile n’eût pas alors suffi à combler le vide immense que laissait forcément dans la chrétienté la subite interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs spirituels qui sont aux yeux des catholiques l’apanage exclusif du successeur de saint Pierre. Le gouvernement de l’église romaine étant devenu depuis des siècles essentiellement monarchique, cette église tombait inévitablement dans le plus effroyable état d’anarchie le jour où les membres épars de ce grand corps ne pouvaient plus communiquer librement avec leur chef, et recourir pour l’expédition régulière de leurs affaires religieuses aux congrégations qui de date immémoriale servent à Rome de juridiction spéciale aux fidèles. Certes, en des temps ordinaires, les diverses communautés catholiques répandues sur la surface du globe n’auraient pas manqué d’élever la voix et de se plaindre hautement. Le nombre, la justice, la vivacité de leurs réclamations auraient causé à l’empereur un premier et inextricable embarras. Théoriquement il est en effet difficile d’imaginer ce qu’il aurait trouvé à répondre aux ministres des puissances étrangères qui, reprenant ses propres doctrines éloquemment développées devant son conseil d’état lors de la signature du concordat, lui auraient dit à leur tour : « N’est-ce pas vous-qui, le premier en France depuis la révolution, avez proclamé, il n’y a pas dix ans encore, qu’il était non-seulement utile, mais nécessaire que le pape fût un souverain indépendant ? N’est-ce pas vous qui avez pris la peine d’expliquer à votre conseil d’état comment il était indispensable que le saint-père ne fût ni à Paris, ni à Madrid, ni à Vienne, afin que son autorité spirituelle fût également acceptable pour les Français, pour les Autrichiens et pour les Espagnols ? vous encore qui avez soutenu qu’il était trop heureux qu’il résidât dans ses propres états, au milieu de la vieille Rome, loin de la main des empereurs d’Allemagne, loin aussi de celle des souverains de France ou d’Espagne, tenant la balance égale entre les princes catholiques, penchant peut-être un peu vers le plus fort, mais se relevant bientôt, si le plus fort devenait oppresseur ? Ce sont les siècles, ajoutiez-vous, qui ont fait cela, et ils ont bien fait. Pourquoi donc détruire aujourd’hui l’état de choses si heureusement constitué par le travail des siècles, celui-là même que de vos propres mains vous avez rétabli, et de quel droit voulez-vous nous imposer à sa place un régime que de votre bouche vous avez vous-même déclaré insupportable[2] ? »

L’ennui d’avoir à se réfuter par quelque document international et public fut en réalité épargné à l’empereur. Nous n’avons pas appris qu’aucun cabinet étranger ait officiellement réclamé contre le sénatus-consulte qui faisait de Rome la seconde ville de l’empire, qui imposait aux papes l’obligation de s’engager par serment lors de leur exaltation à respecter les quatre propositions de l’église gallicane, qui leur attribuait un traitement fixe de 2 millions comme à de grands fonctionnaires de l’état, et leur assignait des palais dans les villes de l’empire où il leur plairait de résider, particulièrement à Paris et à Rome. Parmi les puissances faisant profession de reconnaître l’autorité spirituelle du saint-siège, les unes étaient, comme Naples et l’Espagne, rivées par toute sorte d’attaches à la politique impériale, les autres, comme l’Autriche et la Bavière, étaient pour quelque temps encore entrées dans les voies d’une obséquieuse déférence. Il ne paraît pas non plus que les cantons catholiques de la Suisse, craignant avec raison de soulever contre eux quelque dangereux orage, aient pour leur compte songé à protester. Le Portugal, allié de l’Angleterre, était eh état de guerre avec l’empire, et par conséquent sans agent diplomatique à Paris. La Russie schismatique, la Prusse et les petites principautés protestantes de l’Allemagne étaient à la fois trop indifférentes aux intérêts catholiques et trop préoccupées de leur propre sécurité pour vouloir se hasarder sans droit bien positif sur un terrain aussi scabreux. Le silence fut donc général de la part de tous les gouvernemens étrangers. Si nous ne nous trompons, il fut de même prudemment gardé par le clergé catholique du monde entier. Seuls à cette époque les évêques de la Dalmatie, répondant à une circulaire qui leur avait été adressée de Znaïm par Napoléon, usèrent prendre en main la défense de leur chef opprimé dans des termes si pleins d’une vaillante et fière indépendance qu’ils semblaient rappeler presque la classique harangue du paysan du Danube[3].

Hors cette lointaine protestation, qui n’eut d’ailleurs aucun retentissement, l’empereur ne rencontra nulle part en Europe de résistance aux mesures qui devaient, dans sa pensée, préparer l’établissement définitif en France des successeurs de saint Pierre. Le dessein formellement arrêté d’accaparer d’une façon directe dans l’intérieur de son empire le gouvernement religieux de ses sujets catholiques, et de peser par voie indirecte sur tous les fidèles de l’église romaine, à quelque nationalité qu’ils appartinssent, ne ressort pas seulement des confidences faites par Napoléon dans la solitude de Sainte-Hélène aux compagnons de son exil. L’empereur n’était pas homme à couver une idée d’une façon tout abstraite et sans lui donner un commencement d’exécution. Aussi l’ambition nouvelle dont il était alors obsédé lui a-t-elle dicté des actes précis que nous trouvons consignés dans sa correspondance des premiers mois de l’année 1810. Ce fut à cette époque de sa vie que, tout plein de l’orgueil de son prochain et surprenant mariage, fasciné par la perspective d’un avenir plus prodigieux encore, se flattant, à force d’insistance et de persécutions, d’avoir bientôt raison des scrupules du prisonnier de Savone, Napoléon envoyait au général Miollis l’ordre de faire partir de Rome tous les ministres étrangers en leur disant que, « s’ils sont chargés des affaires ecclésiastiques de leur cour, ils doivent se rendre à Paris, où sont transportés les offices de la daterie et de la pénitencerie[4]. » Avec son activité dévorante et son goût accoutumé des détails, il avait même déjà pris soin « d’organiser des convois successifs de cent voitures qui, sous bonne et sûre escorte, devaient amener jusqu’à Suse les archives du Vatican, puis retourner à Rome en chercher d’autres tandis qu’un agent de M. Daunou serait chargé de les acheminer vers Paris, où le ministre de l’intérieur avait reçu l’ordre de disposer pour les recevoir l’ancien hôtel de Soubise[5]. » Ce n’était pas tout. Quinze employés de la pénitencerie étaient destinés à suivre jusqu’à Paris cette immense collection de papiers, afin de les classer et de mettre leurs connaissances au service du gouvernement français[6]. Ces minutieux préparatifs demeurèrent en réalité inutiles, car il ne paraît pas que M. Daunou, absorbé par d’autres soins, ait trouvé le temps de tirer grand parti du précieux dépôt qui lui fut momentanément confié. Quant à Napoléon, ramené sur les champs de bataille où la fortune allait bientôt refuser de le suivre, chacun sait qu’il ne devait plus, au milieu de ses gigantesques manœuvres militaires, trouver désormais assez de loisir pour diriger à sa guise dans le sens de ses ambitieuses visées les grandes institutions purement ecclésiastiques de la daterie et de la pénitencerie romaines ; mais, répétons-le de nouveau, car il n’y a point à ce sujet d’illusion possible, les deux monstrueuses chimères de la domination de toutes les consciences catholiques et de la résurrection d’un second empire d’Occident, entrevues en même temps et caressées du même amour par cet étrange génie, avaient pris à ce moment un corps réel dans son imagination désordonnée. Pour mettre officiellement la main à l’œuvre, Napoléon, comme nous le verrons bientôt, n’attendait plus que d’avoir remporté une victoire décisive sur son dernier adversaire du continent, l’empereur Alexandre. Au lendemain de quelque triomphant traité signé aux portes de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, un décret semblable à celui qui avait prononcé après Wagram la déchéance temporelle du pape, décret dont les dispositions étaient depuis longtemps mûries dans son esprit, aurait tout à coup proclamé sa subordination spirituelle aux volontés du chef de l’empire français. Il a fallu la catastrophe finale de l’expédition de Russie pour épargner à l’Europe étonnée un spectacle non moins étrange et non moins lamentable, celui des deux despotes réconciliés se partageant entre eux les peuples comme un vil troupeau, et se constituant, chacun chez soi, maîtres absolus, non-seulement des destinées politiques, mais de la foi religieuse de leurs sujets. Comment Napoléon s’y serait-il pris pour réaliser en matière de foi l’établissement de son universelle suprématie ? Par quels moyens ce terrible dominateur aurait-il triomphé des résistances morales et matérielles que lui auraient sans doute opposées les fractions de l’église romaine qui, répandues sur le continent européen, ne relevaient pas de son empire, et celles plus nombreuses encore qui, en Angleterre, aux États-Unis, dans l’Amérique du Sud, en Orient et sur toute la surface du globe, vivaient hors de ses atteintes ? L’empereur n’a pas jugé à propos de nous indiquer dans ses mémoires de quelle façon il s’y serait pris pour mener à bien une tâche si extraordinaire. Ses confidens n’ont rien appris de lui à ce sujet. Il a préféré emporter dans la tombe son incompréhensible secret ; mais, grâce à Dieu, il n’est que faire de ces révélations posthumes toujours un peu suspectes. La correspondance de Napoléon Ier, officiellement publiée par son successeur, et l’étude attentive des actes qu’elle révèle presque à chaque page suffisent et au-delà pour se rendre compte des procédés qu’il a mis en usage afin d’accomplir une partie restreinte et relativement moins ardue de son plan, celle qui consistait à se rendre d’abord maître de la conscience religieuse de ses sujets catholiques ; par là nos lecteurs pourront juger du sort qu’il réservait un jour à ceux qui étaient nés hors des frontières de son immense empire. Ces procédés n’auront, hélas ! rien de nouveau pour eux. Beaucoup d’habileté, l’emploi fréquent de la ruse et, quand la ruse avait échoué, le recours immédiat à la violence avaient été jusqu’alors les moyens habituels d’action de l’empereur ; les ayant avec tant de succès appliqués au maniement des choses humaines, il ne lui répugnait à aucun degré de les transporter dans la direction des affaires religieuses. C’étaient ses armes naturelles et ses véritables instrumens de règne. En réalité, il n’en admettait pas d’autres. Cependant, comme, avant de s’en servir pour imposer ses volontés en France aux évêques dû concile national de 1811, il en fit un premier essai sur le clergé des états romains, il nous faut, suivant en cela l’ordre des temps, dire quelques mots de ce qui se passa dans les états pontificaux après l’enlèvement du pape.


II

Quand on parle des contrées étrangères soumises pendant la durée du régime impérial à l’administration française, il y a lieu de distinguer entre celles dont Napoléon prit possession à titre de conquêtes provisoires, avec l’intention d’en tirer immédiatement tout le parti possible, sauf à les échanger plus tard, et celles qu’il avait au contraire dessein d’annexer définitivement à la France. Autant fut dure et parfois tyrannique l’autorité militaire établie dans les pays qui devaient faire retour à nos ennemis, autant l’ordre et la régularité, tempérés le plus souvent par une certaine douceur de commandement et par le soin intelligent des intérêts locaux, signalèrent le gouvernement civil institué dans les nouvelles provinces de l’empire que Napoléon s’étudiait à rendre aussi françaises que possible. A coup sûr, ni la bonne volonté du souverain ni les talens de ses préfets ne suffirent alors à rendre leur ancienne prospérité à Gênes, à Anvers, à toutes les grandes cités, commerciales de l’Italie ou des Flandres, que ruinait forcément le système du blocus continental ; mais il n’en était pas ainsi de Rome. Si la ville des papes perdait matériellement quelque chose à ne plus servir de résidence au souverain pontife, à ne plus héberger la masse des fidèles et des curieux qu’attirait chez elle la pompe éclatante des cérémonies catholiques, cet inconvénient était compensé, pour l’ensemble des états romains, par les avantages qu’ils allaient retirer de l’énergique impulsion donnée à tous les travaux utiles, à toutes les dépenses productives. La nouvelle administration se montra aussi zélée qu’intègre et merveilleusement entendue à mettre en valeur toutes les ressources du pays. L’empereur Napoléon, qui ne s’était pas dissimulé les difficultés qu’il rencontrerait à satisfaire complètement cette population de la ville de Rome, aussi molle qu’orgueilleuse, toujours pleine du sentiment de son antique grandeur et naturellement portée à fronder son gouvernement, n’avait rien négligé pour calmer ses susceptibilités et mériter ses bonnes grâces. Il avait fait aux Tuileries l’accueil le plus gracieux à une députation de huit patriciens accourus d’au-delà des Alpes pour lui apporter les complimens passablement déclamatoires de la noblesse romaine. Après avoir parlé en termes magnifiques des grands hommes de l’ancienne république, des Scipion, des Camille, puis des César, l’orateur de la députation avait fait intervenir le Tibre en personne. « Le Tibre, s’était-il écrié, le Tibre, témoin de tant de faits héroïques, de tant d’actions généreuses, lève aujourd’hui le front vers son nouveau génie tutélaire pour que vous lui rendiez sa vieille gloire, que vous seul, sire, pouvez ressusciter et augmenter encore. Justement fier déjà de deux siècles si fameux dans les fastes de l’esprit humain, le Tibre, sous votre heureuse domination, sous un règne également grand par les arts de la guerre et par ceux de la paix, espère voir renaître sur ses rives un troisième siècle, non pas seulement égal, mais supérieur à ceux des Auguste et des Léon X[7]. » — « Messieurs, avait répondu l’empereur avec une condescendante courtoisie, mon esprit est plein des souvenirs de vos ancêtres. La première fois que je passerai les Alpes, je veux demeurer quelque temps dans votre ville… La France et l’Italie tout entière doivent être dans le même système… D’ailleurs vous avez besoin d’une main puissante, et j’éprouve une véritable satisfaction à être votre bienfaiteur…[8]. » Dans l’exposé des motifs du sénatus-consulte du 17 février 1810 sur la réunion officielle des états romains à l’empire, Napoléon laisse percer le même désir de se rendre agréable à ses nouveaux sujets. Cette fois c’était M. Regnault de Saint-Jean d’Angely qui parlait en son nom au sénat. « Que fera Napoléon, disait l’orateur du gouvernement, de cet ancien patrimoine des césars ? L’histoire l’indique, la politique le conseille, le génie le décide. L’empereur réparera les fautes de la faiblesse ; il rassemblera les parties trop longtemps séparées de l’empire d’Occident ; il régnera sur le Tibre comme sur la Seine. Il fera de Rome, naguère chef-lieu d’un petit état, une des capitales du grand empire… Quant à Rome, cette cité fameuse où vivent tant de souvenirs divers, qui fut le siège de tant de gloire, le théâtre de tant de maux, sans doute elle a craint un moment de descendre du rang moral où dans ses illusions elle se croyait encore placée. Elle remontera cependant plus haut qu’elle n’a été depuis le dernier des césars. Elle sera la sœur de la ville chérie de Napoléon. Il s’abstint aux premiers jours de sa gloire d’y entrer en vainqueur, il se réserve d’y paraître en père. Il veut y faire une seconde fois placer sur sa tête la couronne de Charlemagne. Il veut que l’héritier de cette couronne porte le titre de roi de Rome, qu’un prince y tienne la cour impériale, y exerce un pouvoir protecteur, y répande ses bienfaits, en y renouvelant la splendeur des arts…[9]. »

Napoléon ne s’en tint pas d’ailleurs à de vaines paroles. Sans réaliser tout à fait ce qu’il y avait peut-être d’un peu trop pompeux et de volontairement illusoire dans ces retentissantes promesses, l’empereur ne cessa pourtant jamais, durant les courtes années qui précédèrent la campagne de Russie, de porter sur les départemens nouvellement fondés de Rome et du Trasimène ce regard attentif qu’avec une sagacité pénétrante il promenait incessamment jusque sur les parties les plus reculées de son empire. Il semble même qu’il ait pris soin de s’occuper avec une prédilection particulière des intérêts de la ville fameuse qu’il n’avait enlevée à ses antiques souverains que pour en faire l’apanage de l’héritier présomptif de sa couronne. En souverain très ordonné qu’il était, attachant avant tout avec raison le plus grand prix à la parfaite régularité des finances, il avait commencé par demander au duc de Gaëte de lui préparer un projet de budget général pour la ville de Rome et pour les états romains. Les instructions de l’empereur donnaient clairement à entendre que, ces provinces étant maintenant devenues sa possession, il ne regarderait plus à faire ce qui serait nécessaire pour en mettre les finances sur le meilleur pied[10] ; « c’était même son intention que les états romains payassent moins d’impôts que le reste de la France[11]. » — « Le pays de Rome excite toute ma sollicitude, » écrit-il une autre fois, le 25 juillet 1810, à M. le comte de Montalivet, en mettant à sa disposition un crédit de 500,000 francs affecté à l’établissement de manufactures et à l’encouragement de la culture du coton. Il désigne en même temps une commission d’ingénieurs et d’agronomes distingués pour aller étudier sur place les moyens d’assainir et de féconder les environs de Rome et les marais pontins[12]. Après tout, la marque la plus signalée de sollicitude que l’empereur ait donnée à l’ancienne ville des papes fut encore le soin qu’il prit d’en confier l’administration au comte de Tournon, esprit sage et modéré, préfet capable et tout disposé à seconder les conciliantes intentions du général Miollis. Il suffit d’avoir passé quelques années à Rome pour se rendre compte des grands efforts tentés et des notables résultats obtenus par ces deux fonctionnaires afin de rendre l’occupation française aussi profitable que possible aux populations momentanément placées sous leurs ordres. Nulle inscription pompeuse n’a transmis à la postérité le souvenir des monumens, des routes nouvelles, des travaux de toute sorte commencés et presque achevés sous leur intelligente direction. Ainsi qu’il arrive d’ordinaire en temps de révolution, ces ouvrages furent plus tard attribués par de complaisantes dédicaces au gouvernement qui n’avait eu que le facile honneur d’y mettre tardivement la dernière main ; mais sur les lieux mêmes les administrés du général Miollis et du comte de Tournon rendaient alors complètement justice aux efficaces efforts de ces deux délégués du gouvernement impérial. C’était pour des Romains une chose toute nouvelle, et qui les remplissait d’étonnement non moins que de reconnaissance, d’avoir affaire à des administrateurs doués à la fois de tant de lumières, de tant de zèle et de tant d’honnêteté. Tout aurait donc été pour le mieux, la satisfaction eût été générale, aucun nuage ne serait venu assombrir la situation, si à Rome autant qu’ailleurs, nous nous trompons, si à Rome beaucoup plus vite et plus rudement que partout ailleurs l’empereur ne fût venu justement se heurter contre les obstacles qu’il s’était créés à lui-même par la violente séquestration du saint-père. C’était en effet au sein des provinces soumises au sceptre séculier de l’évêque de Rome que se trouvaient forcément mêlés ensemble de la façon la plus inextricable les deux pouvoirs spirituel et temporel. Dans cet ancien domaine des papes, jamais les coutumes et les mœurs des gouvernés n’avaient réagi efficacement contre le pouvoir des gouvernans ecclésiastiques, ni essayé d’établir la ligne de démarcation, un peu indécise peut-être, qui, dans nos temps modernes, a presque partout suffi à éviter les trop insupportables inconvéniens d’une si dangereuse confusion. Nous avons eu plus d’une occasion de signaler les embarras que son double caractère de souverain et de pontife avait apportés au malheureux Pie VII pendant sa longue querelle avec Napoléon. Depuis qu’il avait pris possession des états du pape, depuis qu’il détenait celui-ci prisonnier dans une petite bourgade de son empire, depuis qu’il aspirait ouvertement à s’emparer de la direction religieuse de ses sujets catholiques et, si cela devenait un jour possible, de la suprématie sur les catholiques du monde entier, c’était le tour de l’empereur d’hériter des difficultés inhérentes à ce monstrueux mélange de choses aussi contradictoires. Ces difficultés, il les avait trop volontairement prises à son compte pour qu’on puisse jamais le plaindre du tort qu’elles lui ont causé. Peut-être faudrait-il au contraire reconnaître une sorte de justice rétributive, telle qu’en présente souvent l’histoire, dans ce fait que les premiers embarras vraiment sérieux suscités à l’empereur par le gouvernement des affaires religieuses qu’il avait si imprudemment assumé, lui vinrent d’abord des anciens états du saint-père.

Ne craignons pas en effet de le répéter, la résistance opposée aux volontés de Napoléon fut, de la part de ceux qui s’y risquèrent à Rome, une affaire de conscience ecclésiastique et pas autre chose. De politique, il n’y en avait pas trace chez eux. Politiquement on était plutôt satisfait dans presque toutes les classes de la société romaine. S’ils souffraient dans leur patriotisme de la présence des soldats étrangers, les patriciens romains étaient bien loin d’être insensibles à l’honneur d’entrer au sénat français, d’occuper dans la maison impériale de beaux emplois de cour. Les plus actifs d’entre eux et les hommes distingués du tiers-état ressentaient une sorte de satisfaction légitimé à se voir pour la première fois appelés à suivre la carrière des grandes fonctions publiques, jusqu’alors exclusivement réservées aux seuls membres de l’église romaine. De la part de l’immense majorité de la population civile, aucune comparaison fâcheuse avec le passé n’était à redouter, et de fait il ne s’éleva guère de plaintes de ce côté, sinon peut-être chez quelques sauvages habitans des montagnes qui entourent la campagne romaine et parmi les vagabonds de la cité éternelle, qui avaient les uns et les autres grand’peine à prendre leur parti du lourd fardeau de la conscription militaire. Ces griefs, plutôt ressentis qu’exprimés, et qui d’ailleurs n’eurent jamais le caractère d’une résistance ouverte, n’étaient pas de nature à faire obstacle à la consolidation du nouveau régime qui était en train de s’établir à Rome. L’opposition surgit d’un autre côté, latente, sourde, à peu près insaisissable, et par cela même destinée à devenir pour l’empereur infiniment plus incommode. Sortie tout entière des rangs du clergé, cette opposition ne fut pas d’ailleurs, ainsi qu’on serait à première vue tenté de le croire, et comme Napoléon ne manqua point sans doute de se le persuader à lui-même, le résultat d’une entente préalablement établie et d’un plan savamment concerté. Rien de semblable n’avait en réalité eu lieu. Il ne s’agissait à aucun degré d’une vaste conspiration dont les membres du sacré-collège auraient été les premiers organisateurs, qui, passant tout ourdie de leurs mains dans celles des évêques, puis des curés de paroisses, aurait, de ramifications en ramifications, enserré dans ses réseaux multiples les plus humbles dignitaires de la hiérarchie sacrée et jusqu’aux plus obscurs adhérens du malheureux pontife prisonnier à Savone. De machinations, de trames, de complots, il n’y en avait pas la moindre trace. Qui donc aurait osé y songer parmi les prêtres de Rome ? Ils avaient infiniment trop peur des autorités françaises, qui étaient là tout près, vigilantes et sévères, et de Napoléon, qu’ils entrevoyaient derrière elles plus terrible encore dans son redoutable éloignement. C’étaient plus que des machinations ordinaires, plus que des trames vaines, plus que des complots misérables, qui se dressaient ainsi dans l’ombre avec une invincible énergie de résistance contre les autorités françaises et contre Napoléon ; c’était la force même des choses et les conséquences inévitables de la situation qu’il s’était faite à lui-même.

Tâchons de bien expliquer cette situation. Lorsqu’un régime politique en remplace un autre, il est rare que cette révolution, si radicale et si soudaine qu’elle ait été, entraîne un renouvellement immédiat et complet de tout le personnel gouvernemental. Le plus souvent l’art du pouvoir nouveau consiste au contraire à conserver presque tous les rouages de l’ancienne administration, même à maintenir autant qu’il le peut à leurs postes, quand ils ne s’y sont pas trop compromis, les fonctionnaires ayant occupé des situations considérables sous l’état de choses antérieur. Rien de semblable n’avait été possible après l’enlèvement du pape. La consulte romaine, quand même elle n’eût pas été composée des adversaires les plus déclarés du clergé, n’était point maîtresse de transiger, si peu que ce fût, avec les cardinaux et les prélats qu’elle était en train de dépouiller de toutes leurs attributions politiques ; ses avances, si elle eût jugé à propos d’en faire, auraient été infailliblement repoussées. Il n’en était pas en effet des dignitaires de l’église romaine ayant pris part aux affaires du saint-siège comme des fonctionnaires de tout autre gouvernement déchu. A leurs yeux, le saint-père, arraché de son palais du Quirinal, n’apparaissait pas uniquement comme un souverain légitime injustement dépossédé par de violens usurpateurs de sa royauté temporelle ; il représentait le vicaire du Christ sur la terre, le chef spirituel de leur foi. La déchéance de Pie VII, la prise de possession de ses états, sa captivité à Savone, ne constituaient pas seulement une série d’usurpations criminelles suivant les lois humaines ; c’était la violation des commandemens divins, c’étaient autant d’actes profondément sacrilèges. Ceux qui les avaient commis s’étaient placés hors de la communion chrétienne. L’interdit avait été lancé contre eux. Nulle obéissance ne leur était due ; il n’était point licite d’entretenir avec eux la moindre relation.

Afficher en public de pareils sentimens n’aurait été toutefois conforme ni à la modération ecclésiastique ni à la prudence italienne. Les cardinaux et les prélats romains demeurés les plus dévoués à la cause du saint-père étaient d’ailleurs bien éloignés de vouloir faire inutilement parade de leur compromettante fidélité. Satisfaits d’être laissés à l’écart, la plupart n’auraient pas demandé mieux que de vivre obscurément à Rome en gardant le plus profond silence sur leur sécrète opposition. Cette liberté, à laquelle ils auraient attaché le plus grand prix, leur fut, à leur grand regret, bientôt ravie par suite d’instructions envoyées de Paris au général Miollis. Avec cette merveilleuse promptitude d’esprit qui lui faisait parfaitement deviner à distance les choses qui se passaient loin de ses yeux et se rendre un compte précis des obstacles qui pouvaient nuire au succès de ses desseins, l’empereur, à Schœnbrunn même, avait pressenti ce qu’il y aurait de dangereux pour lui à laisser, après l’enlèvement du pape, les membres du sacré-collège assister, oisifs et mécontens, à l’organisation du nouvel ordre de choses qu’il se proposait d’établir à Rome. Il avait donc à la fois résolu de faire effort pour les attacher à sa personne en leur attribuant un généreux traitement, et dans tous les cas de les soustraire de gré ou de force à ce milieu romain, sur lequel il était à craindre qu’ils n’exerçassent à son détriment quelque fâcheuse influence. Ses résolutions ne furent pas d’ailleurs arrêtées à la légère ; elles avaient toutes été discutées dans une correspondance fort détaillée que Napoléon entretint d’Allemagne avec son ministre des cultes. Vers le milieu de septembre 1809, peu de temps après l’arrivée de Pie VII à Savone, M. Bigot de Préameneu avait, sur son invitation, fait parvenir à l’empereur une note rédigée avec son exactitude accoutumée, par laquelle il lui donnait les informations les plus précises sur le personnel et sur la résidence actuelle des cardinaux italiens. Il les divisait en deux séries distinctes, l’une des cardinaux nés dans l’empire et par conséquent sujets de sa majesté, l’autre des cardinaux nés hors des frontières actuelles de l’empire. « Je vais sur-le-champ m’occuper, ajoutait M. Bigot de Préameneu, de prendre des renseignemens sur les chefs d’ordre qui viennent à Paris, tant pour savoir l’espèce de traitement qu’il convient de leur faire que pour faire connaître à votre majesté leurs qualités, leurs opinions, en un mot ce que c’est[13]. » Napoléon, tout occupé qu’il fût alors des laborieuses négociations qui suivirent l’armistice de Znaïm, trouva le temps de répondre immédiatement à M. Bigot. Le 23 septembre 1809, à un moment où la paix était encore bien loin d’être conclue avec l’Autriche, le jour même où il avait adressé à son futur beau-père, l’empereur François, une lettre passablement cassante et dédaigneuse, de la même plume avec laquelle il venait d’écrire au comte Maret un assez singulier billet, où il se vantait d’être maintenant non moins apostolique et plus chrétien que son auguste correspondant, l’ancien empereur d’Allemagne[14], Napoléon avait annoncé à M. Bigot de Préameneu « qu’il approuvait de commencer par faire venir d’abord à Paris les cardinaux français. Ce premier pas fait, on verrait, disait-il, ce qu’il serait convenable de faire pour les cardinaux du royaume d’Italie[15]. » Le lendemain, les yeux toujours tournés vers Rome, il écrivait de nouveau à son ministre des cultes afin qu’il lui adressât un rapport sur cette question : « qu’est-ce qui constitue les secrétaireries papales pour l’exercice du gouvernement spirituel de l’église ? quels sont les individus qui les composent ? combien sont-ils ? où sont-ils ? Prenez des renseignemens et rendez-m’en compte, afin que je prenne une résolution[16]. »

Nous avons déjà dit quelle fut la résolution définitive de l’empereur à l’égard des membres du sacré-collège. Nos lecteurs se souviennent sans doute qu’à peine rentré en France après le traité de paix signé à Vienne le 14 octobre 1809 Napoléon n’avait rien eu de plus pressé que de faire arriver en grande hâte à Paris non-seulement les cardinaux qu’il appelait français, parce qu’ils étaient nés dans les provinces maintenant annexées à l’empire, mais encore tous ceux du royaume d’Italie. Un très petit nombre de dispenses avait été assez difficilement accordé à quelques vieillards infirmes et presque moribonds, pour qui ce voyage avait été reconnu matériellement impossible. Nous avons eu occasion de raconter comment, à l’exception du cardinal Consalvi, ces grands dignitaires de l’église romaine avaient, sans de trop vives répugnances, accepté de toucher sur les fonds du trésor impérial un traitement égal à celui de leurs collègues, les cardinaux d’origine française. Nous avons même dû noter en passant la surprise involontaire qu’avait éprouvée l’ancien secrétaire d’état et l’ami intime de Pie VII en voyant ces conseillers naturels du souverain pontife se mêler un peu trop volontiers, suivant lui, aux fêtes de la cour impériale, et mener, au milieu de la brillante société parisienne, une vie qui ne laissait pas de contraster assez étrangement avec celle qui était alors imposée au prisonnier de Savone.

Peut-être la complaisance toute méridionale qui les avait portés à s’accommoder si vite et si aisément des conditions extérieures de leur nouvelle existence avait-elle contribué à tromper Napoléon sur la véritable nature de leurs secrètes dispositions. Quoi qu’il en soit, il ne se donna guère la peine de faire entre eux aucune différence. Les ayant tous vus réunis autour de son trône également craintifs et unanimement respectueux, l’idée ne lui était même pas venue qu’il y en eût dans le nombre d’assez osés pour s’opposer jamais par motifs de conscience à ses volontés clairement manifestées. Le refus signifié par écrit de tenter aucune démarche collective auprès de leur chef captif l’avait jeté dans une première et violente surprise. Son indignation, ses emportemens et ses rigueurs n’avaient plus connu de bornes alors que, par des scrupules du même genre, la moitié des cardinaux italiens présens à Paris (treize contre quatorze) avaient refusé d’assister à la cérémonie religieuse de son mariage avec l’impératrice Marie-Louise. Pareille déception, moins publique, il est vrai, beaucoup moins retentissante, mais non moins significative, l’attendait à Rome, et cette fois encore motivée par son mépris affiché, parlons plus exactement, par son ignorance incurable des mobiles de la conscience religieuse.

L’empereur, désireux de mettre sous son influence cette portion du clergé italien qu’il avait dû nécessairement laisser dans les anciens états pontificaux, et non moins soucieux de se rendre maître de l’esprit des prélats romains que de celui des cardinaux, avait pris ses dispositions en conséquence. Le général Mollis était muni à Rome des mêmes instructions que M. le comte Bigot de Préameneu à Paris, et, comme lui, il avait à sa disposition un assez large crédit destiné à subvenir aux besoins des anciens fonctionnaires ecclésiastiques du gouvernement pontifical qui auraient recours à sa munificence. Si la tâche était la même de l’un et de l’autre côté des Alpes, le résultat en fut tout différent. C’était grâce à son adresse, à ses infinis ménagemens, par suite surtout de la sincère bienveillance qu’il ressentait pour eux, que le ministre des cultes était parvenu à faire accepter aux cardinaux romains un traitement qu’il avait eu l’art de leur présenter, que la plupart considéraient de. bonne foi peut-être comme le juste remboursement de leurs frais de voyage et comme une naturelle indemnité pour les dépenses de leur entretien dans une ville étrangère.

A Rome, la situation ne se présentait pas sous cet aspect, et les choses s’y passèrent tout autrement. Soit que le général Miollis, malgré son esprit conciliant et sa modération accoutumée, ait agi en cette occasion plus en militaire qu’en diplomate, soit qu’il fût plus aisé de contrarier l’empereur à ceux qui étaient placés loin de lui qu’à ceux qui résidaient à sa propre cour et sous le coup de sa redoutable main, soit enfin que l’indépendance de caractère (ce qui s’est parfois remarqué ailleurs que dans les rangs du clergé) n’ait rien à voir avec l’élévation du grade, toujours est-il qu’à Rome les employés secondaires de l’ancien gouvernement pontifical ne voulurent suivre en rien l’exemple qui leur avait été donné de Paris par les cardinaux, c’est-à-dire par les chefs mêmes de la hiérarchie ecclésiastique. Au 17 mars 1810, huit mois après qu’il avait ordonné l’enlèvement de Pie VII au Quirinal, le général Miollis était obligé de convenir qu’il avait complètement échoué dans sa mission. Pas un des anciens serviteurs du saint-père n’avait voulu accepter une obole de sa main. C’est en vain qu’il avait fait ouvrir des crédits mensuels pour les traitemens des membres de la maison du pape et des premiers dignitaires de la cour de Rome. « Ils ont évité de les toucher, écrit-il assez piteusement à M. Bigot de Préameneu ; on leur a dit de se faire inscrire pour leur paie, ils sont restés également passifs, et paraissent recevoir de l’argent par des voies particulières[17]. » Refuser obstinément ses bienfaits, et, ce qui était plus grave encore, accepter des secours qui leur arrivaient par un canal mystérieux, c’étaient là autant de crimes irrémissibles aux yeux de l’empereur ; mais les moyens ne lui faisaient pas défaut pour tirer vengeance d’une opposition d’autant plus insupportable qu’elle était toute morale et toute d’abstention. Il ne permettrait à personne, et à des ecclésiastiques devenus ses sujets moins qu’à qui que ce soit, de se dérober ainsi à l’empire qu’il entendait exercer non pas seulement sur les faits extérieurs, mais sur l’âme même et les sentimens les plus intimes de tous ceux qui se trouvaient rangés sous ses lois. On ne tarderait pas à s’apercevoir qu’il avait à sa disposition les armes les plus diverses, propres à atteindre également toute sorte de rebelles. Malheureusement pour le clergé romain, et malheureusement aussi pour Napoléon, les armes qu’il se proposait en ce moment de tourner contre les ecclésiastiques des anciens états pontificaux étaient d’une double nature, relevant plutôt du pouvoir spirituel que de la puissance temporelle. Malgré ses récentes prétentions, le maniement n’en était pas encore aussi familier à l’empereur que l’avait été de tout temps l’emploi des formidables engins de guerre dont il s’était jusqu’alors servi pour accabler ses adversaires. Dans cette lutte d’un genre nouveau, il ne devait plus atteindre son ennemi qu’en se blessant lui-même. Les blessures reçues de l’autre côté des Alpes ne furent pas encore bien dangereuses pour Napoléon ; mais, engagée à propos des mêmes questions, poursuivie par les mêmes procédés, aboutissant aux mêmes résultats, sa querelle religieuse avec le clergé romain est, pour ainsi dire, le prélude de celle qu’il a plus tard portée devant le concile national de 1811. C’est pourquoi, avant de parler avec détail des affaires intérieures de l’église de France, il convient que nous rendions compte de ce qui s’est d’abord passé en Italie.


III

Ce ne fut point de propos délibéré, par suite d’un système préconçu que l’empereur s’empara du gouvernement des affaires religieuses dans les anciens états pontificaux. Il y fut graduellement conduit par son goût naturel de domination aussi bien que par les nécessités de la situation qu’il avait créée de ses mains sur les bords du Tibre. Le pape une fois enlevé de Rome, les autorités françaises, succédant à un régime où les dépositaires un peu élevés de la puissance temporelle étaient tous ecclésiastiques, avaient été obligées de se prononcer souverainement presque chaque jour sur une foule de matières d’un caractère mixte, quand elles n’étaient pas, comme il n’arrivait que trop souvent, exclusivement spirituelles. Dans les cas embarrassans, le général Miollis, s’il n’avait pas reçu d’avance les ordres directs de son maître, ne manquait pas de les solliciter par écrit. Napoléon se trouvait donc hériter ainsi forcément des récens embarras du malheureux Pie VII. Sur lui retombaient maintenant les ennuis et les charges qui à Rome résultaient de la confusion traditionnelle des deux pouvoirs. Les premières mesures émanées de l’initiative impériale, quoique inspirées par une façon toute moderne et plutôt philosophique d’envisager les choses de la religion, n’avaient pas d’ailleurs en elles-mêmes une grande gravité. L’empereur, à peine en possession des états romains, avait été frappé de ce qu’il y aurait d’étrange à ce que le gouvernement dont il était le chef continuât à recevoir comme par le passé certaines redevances qui, sous le régime antérieur, venaient tout naturellement grossir le trésor pontifical. « A quelque prix que ce soit, je ne veux pas, écrivait-il le 13 août 1809 à M. Bigot de Préameneu, qu’on paie rien à Rome pour expéditions de bulles, dispenses, etc.. C’est une profanation des choses sacrées[18]. » Cette décision, raisonnable en elle-même, n’avait trop rien qui excédât les droits du pouvoir civil. En tout cas, elle ne faisait de tort qu’à ses propres finances. Il n’en était peut-être pas tout à fait ainsi d’une autre résolution prise par l’empereur le 18 janvier 1810. Il lui répugnait beaucoup de voir célébrer en Italie la fête de Grégoire VII et de laisser figurer de l’autre côté des monts au calendrier des saints un pontife qu’à Paris, dans ses harangues officielles, il ne cessait d’anathématiser à tout propos. Cette contradiction ne devait plus subsister. « Le ministre des cultes a-t-il fait une circulaire aux évêques, écrit-il le 15 janvier, pour leur ordonner, de supprimer la prière de Grégoire VII et de substituer une autre fête à celle de ce saint que l’église gallicane ne peut reconnaître[19]. » Supprimer par décret des prières, abolir par simple circulaire la fête des saints qui lui déplaisaient, c’était là, s’il en fut, besogne de pontife. Cependant il y avait tant de fêtes religieuses à Rome et si grande abondance de saints de l’autre côté des Alpes, que les Italiens ne songèrent pas à se plaindre beaucoup de ce qu’on ne leur permettait plus de se placer sous la protection particulière de Grégoire VII. Il ne paraît pas non plus que les ecclésiastiques romains, si respectée et si populaire que fût restée parmi eux sa mémoire, aient trouvé trop mauvais qu’on leur interdît de célébrer désormais en chaire les mérites d’un pape dont les exemples étaient dans les circonstances présentes devenus tellement hors de saison. Une certaine émotion accueillit au contraire à Rome et dans toute l’Italie le décret du 25 février 1810, qui établissait comme loi générale de l’empire l’édit de Louis XIV et la déclaration de 1682 du clergé français[20]. Jamais, on le sait, les quatre propositions auxquelles est attaché le nom de Bossuet n’avaient été admises par le saint-siège. S’il ne les avait pas dogmatiquement condamnées, il les avait toujours combattues de toutes ses forces. La controverse engagée à ce sujet depuis plus d’un siècle avait partagé en deux camps presque hostiles l’église romaine et l’église gallicane. De l’un et de l’autre côté, l’animation avait été extrême, et comme c’est le propre de tous les débats, particulièrement des discussions religieuses, non-seulement de confirmer chacun dans son opinion, mais de grossir démesurément l’importance des points en litige, peu s’en fallait qu’aux yeux des exagérés de l’école ultramontaine la déclaration de 1682 ne passât pour suspecte d’hérésie. Pour les évêques et les théologiens des états pontificaux, quel trouble de conscience d’être tout à coup obligés de professer et d’enseigner publiquement les quatres propositions de Bossuet, si constamment repoussées par les canonistes du Vatican ! La plupart ne subirent point sans frémir cette pénible épreuve. Elle n’était rien cependant en comparaison de celle qui les attendait, et qui allait ébranler jusque dans ses fondemens même l’institution catholique.

Il suffirait d’avoir tant soit peu réfléchi aux conséquences des derniers événemens qui s’étaient passés à Rome pour avoir compris à l’avance qu’une crise religieuse plus ou moins prochaine, mais très grave, devait inévitablement éclater dans l’empire français à propos de la nomination des évêques. Le concordat, qui avait réglé le mode de recrutement de l’épiscopat, avait en effet supposé le maintien paisible d’un état de choses dont en réalité il ne restait presque rien. En vertu de l’article 5 du traité, la nomination aux évêchés vacans appartenait à l’empereur ; au pape revenait le droit destituer canoniquement les titulaires. Pour que ce compromis, si délicat de sa nature, reçût son entier accomplissement, il fallait à la fois que les contractans restassent ensemble sur le pied d’un suffisant accord, et chacun par rapport à l’antre dans une véritable indépendance. Ces deux conditions avaient complètement disparu, et l’action d’un rouage si essentiel au fonctionnement régulier des affaires ecclésiastiques se trouvait momentanément arrêtée. On pouvait même aisément prévoir l’instant où, l’accord ne venant pas à se rétablir entre les deux antagonistes, et Pie VII continuant à refuser d’instituer canoniquement les prêtres désignés par Napoléon, le recrutement de l’épiscopat et par conséquent celui du clergé lui-même deviendraient impossibles dans tous les pays catholiques soumis aux lois du chef de l’empire. Cependant une distinction est à faire. Quand bientôt nous aurons à nous occuper plus particulièrement des affaires religieuses de France, nous verrons que le nombre des sièges épiscopaux vacans dans les diocèses qui composaient l’ancienne église gallicane était déjà devenu assez considérable en 1810. La nécessité d’y pourvoir était véritablement urgente. En cherchant les moyens de disposer seul et à son gré de la nomination aux évêchés qui faisaient partie de l’ancien territoire français, Napoléon ne cédait donc pas tout à fait à une pure fantaisie de despote. L’intention d’agir à lui seul dans une affaire d’une nature aussi essentiellement religieuse constituait un acte d’intrusion véritable et aussi fâcheuse, suivant nous, qu’elle était violente ; mais il pouvait alléguer, sinon pour excuse, au moins pour explication de sa conduite, des motifs de nécessité et l’apparence d’un droit, tout au moins d’un demi-droit. Rien de semblable à l’égard des anciens états pontificaux. Dans les nouveaux départemens de Rome et du Trasimène (c’était l’empereur lui-même qui le proclamait), le nombre des sièges épiscopaux dépassait de beaucoup les besoins des fidèles. Il n’était nullement nécessaire de procéder à de nouvelles nominations. Était-il indispensable de détruire les évêchés existans ? était-il opportun et par conséquent politique de créer une nouvelle circonscription des diocèses ? En tout cas, le pouvoir civil, à lui tout seul, en avait-il le droit ? Ce sont là autant de questions que l’empereur, en son bon temps, n’aurait pas laissé poser devant lui, ou, pour mieux dire, il se les était déjà posées à lui-même, et déjà il les avait résolues dans un sens diamétralement opposé à celui que la passion lui dictait en ce moment. En 1801, le premier consul avait aboli en France tous les diocèses existans ; mais cette mesure, qui fut alors d’une si difficile exécution, avait été accomplie d’accord avec Pie VII et par l’intermédiaire de Pie VII. Ce fut dans les conférences qui précédèrent la signature du concordat que Napoléon prononça ces paroles, insérées depuis dans ses mémoires : « si le pape n’avait pas existé, il eût fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains faisaient un dictateur dans les circonstances difficiles[21]. »

Comment l’homme qui avait été si raisonnable en 1801, et qui prenait encore plaisir à s’en vanter à Sainte-Hélène, a-t-il été en 1810 assez imprudent pour vouloir destituer à sa convenance les évêques des départemens de Rome et du Trasimène, pour prétendre bouleverser à son gré de fond en comble la circonscription épiscopale des anciens états du saint-siège, et pour essayer enfin de faire à Rome sans le pape et contre le pape ce que dans son propre royaume il avait si bien compris ne pouvoir faire que d’accord avec le souverain pontife ? Hélas ! la fortune, qui lui avait prodigué tant de faveurs, s’était comme vengée de l’excès de ses complaisances en retirant à ce prodigieux génie quelques-unes de ses plus précieuses qualités, et celles-là mêmes qu’il avait jadis possédées au degré le plus éminent. Depuis que tout lui avait réussi, l’empereur dédaignait de tenir compte des obstacles, assuré qu’il croyait être de les briser toujours sous ses pieds. Peut-être n’avait-il en réalité perdu aucune de ses facultés ; mais, bercé par le succès, il avait laissé son imagination, toujours portée au grandiose, errer dans le vague, sans prendre désormais la peine de regarder aux détails et à la complexité des choses humaines. Cette orgueilleuse insouciance, dans laquelle il entrait autant de mépris des autres que de confiance en lui-même, n’était d’ailleurs mêlée d’aucune inclination à la paresse. Son corps et son esprit avaient gardé toute leur activité. D’affaiblissement dans les dons qui avaient fait de lui le premier homme de son temps, il n’y avait aucune trace ; mais il ne faisait plus de ces dons merveilleux le même usage que par le passé. Soit négligence, soit ennui, soit infatuation toujours croissante de lui-même, soit par tous ces motifs réunis, il mettait dans ses façons d’agir une sorte de laisser-aller et de fantaisie capricieuse. On vit se produire de 1810 à 1812 dans la conduite politique de l’empereur une espèce de transformation assez pareille à celle que ses généraux remarquèrent plus tard dans ses combinaisons militaires durant les campagnes d’Allemagne et de Russie. Ses manœuvres de cette époque, certes toujours habiles, étaient devenues démesurément gigantesques, et par cela même beaucoup moins étudiées et moins parfaites qu’autrefois dans les détails. La conception de ses plans de campagne était encore très heureuse, mais l’exécution laissait beaucoup à désirer par suite de l’exagération du but qu’il se proposait d’atteindre et de l’immensité des opérations qu’il s’était données à conduire. On sentait qu’à manier à la fois tant et de si grandes masses l’ancien vainqueur de Marengo, d’Austerlitz et de Wagram avait fini par se gâter un peu la main. Chose bizarre et vraiment digne de remarque, ce fut la conclusion du mariage autrichien et sa confiance, d’ailleurs mal fondée, dans l’allié qu’il croyait s’être procuré de l’autre côté du Rhin, qui porta l’empereur à donner à ses opérations contre la Russie une extension si extraordinaire, et ce fut cette même confiance dans la seule cour de l’Europe ayant encore pied en Italie et de tout temps protectrice du saint-siège qui décida le gendre du très catholique souverain de l’Autriche à ne plus garder aucun ménagement envers le clergé des états pontificaux. Etrange complication des affaires humaines ! le lien de famille récemment noué entre l’ancien empereur d’Allemagne et le nouvel empereur d’Occident allait justement servir de signal à la ruine totale et au complet bouleversement de l’état de choses que notre clergé français ne cesse point de se complaire à nommer encore la grande œuvre de Charlemagne.

Aussi longtemps en effet que son mariage avec Marie-Louise n’avait pas été chose faite et conclue, l’empereur, quoique décidé à mettre la main dans les affaires spirituelles des nouveaux départemens de Rome et du Trasimène, avait gardé une certaine réserve ; mais quelques jours après son mariage il s’en affranchit absolument. A peine eut-il acquis la certitude que la complaisante Autriche ne lui ferait pas obstacle, et serait même, comme nous le raconterons bientôt, disposée à entrer dans son.jeu, que de Compiègne, où il était allé passer sa lune de miel avec Marie-Louise, Napoléon écrivit à son ministre des cultes afin d’arrêter des mesures désormais décisives et qui ne permettaient plus de douter de ses desseins.


« Sa majesté désire que le ministre des cultes rédige sur les affaires du clergé des dispositions générales et complètes où il n’y aura pas seulement des principes arrêtés, mais où l’on comprendra même toutes les mesures de détail qu’il convient d’adopter. Ce ne sera pas, à proprement parler, un décret, puisqu’il n’aura pas force d’exécution, qu’il ne sera pas remis en minute à la secrétairerie d’état, qu’il ne sera pas expédié et qu’il restera entre les mains du ministre. Dans ces dispositions générales, on détaillera par titres toutes les mesures qu’on pourrait être dans le cas de prendre ; on établira les choses comme elles devraient être et d’une manière absolue, comme s’il n’y avait point de pape, et sans avoir égard ni aux circonstances du moment, ni à.des considérations quelconques… Lorsqu’on jugera qu’il convient d’exécuter quelques parties de ces dispositions, elles seront converties en décret, et l’on arrivera successivement au développement du système complet. Ainsi on ne sera plus fatigué par des rapports successifs ; mais chaque fois qu’il y aura une mesure à prendre, le ministre rappellera ce qui est fait et ce qui reste à faire. Ces dispositions générales doivent se diviser par territoires et par ordre de matières…[22]. »


Suivait, après l’énumération de ce qu’il y aurait à exécuter en Piémont, en Ligurie, dans les états de Parme et de Plaisance, un paragraphe qui concernait particulièrement les états romains.


« Le ministre des cultes est invité, continuait l’empereur, à traiter cette question : quels sont les moyens à prendre pour effectuer la réduction des évêchés, en restant le plus possible dans l’esprit de l’église, soit en ne supprimant pas les diocèses, mais en les réunissant, soit en faisant précéder la réduction d’une déclaration portant qu’il ne doit y avoir que tel nombre d’évêchés, qu’il est de principe qu’en matière de circonscription, si la puissance ecclésiastique est nécessaire, l’intervention de la puissance civile n’est pas moins indispensable. On doit trouver dans les règles de l’église que telle population, telle étendue de territoire est nécessaire pour l’établissement d’un évêché. Il est très probable qu’on trouvera quelque chose à cet égard dans la doctrine des conciles.

« Il convient d’écrire à la consulte de Rome de prendre les dispositions suivantes : quinze jours après la publication de l’arrêté de la consulte, tous les prêtres séculiers, tous les religieux et toutes les religieuses étrangers à Rome se retireront dans leur pays natal. Aussitôt qu’ils seront partis, la consulte fera prêter serment, en commençant par les évêques[23]. »


Ainsi le parti de l’empereur était pris, et comme il était dans sa nature, une fois décidé. de tenir rigoureusement la main à l’accomplissement de ce qu’il avait résolu, il ne manque pas de revenir souvent à la charge. On dirait même, à voir son insistance, qu’assuré d’être en définitive ponctuellement obéi, il craint de n’être pas entièrement approuvé, et qu’il doute un peu du zèle de ceux qui, à Paris comme à Rome, doivent être chargés de l’exécution de ses volontés. Durant le voyage entrepris dans le Brabant avec sa jeune épouse au printemps de 1810, Napoléon ne cesse d’écrire à son ministre des cultes des lettres où respire, au lieu de la facile indulgence qui aurait été si naturelle de la part de l’heureux souverain à qui tout souriait en ce moment, un ton d’amertume et de rudesse.


« Donnez ordre, écrit-il de Bar-Ie-Duc, où la population catholique lui avait fait un gracieux accueil, donnez ordre que conformément à nos lois il ne soit plus consacré aucun prêtre dans les deux départemens de Rome et du Trasimène sans ma permission. Prescrivez aux préfets, sous préfets, et maires de tenir la main à l’exécution de cet ordre. Donnez ordre que tous les prêtres séculiers, religieux ou religieuses étrangers à la ville de Rome retournent dans la commune où ils sont nés. Donnez ordre, à la consulte de faire prêter serment à tous les évêques, d’envoyer en France ceux qui s’y refuseraient, et de faire mettre le séquestre sur leurs biens… Il faut que ces mesures précèdent de quinze jours le décret qui supprime toutes les corporations religieuses, qui vous sera expédié par le secrétaire d’état. Mandez à la consulte que, des sièges existans, plusieurs sont vacans par les démissions données à Paris par les cardinaux titulaires (les cardinaux noirs), que probablement un grand nombre va vaquer par le refus que feront les titulaires de prêter serment, que je n’attache pas d’importance à ce qu’ils prêtent tous serment, ne voulant conserver dans les deux départemens que trois évêchés ou quatre au plus…[24]. »


De Berg-op-Zoom, trois jours après, il expédie à son ministre des cultes de nouvelles prescriptions encore plus rigoureuses, dictées pendant les courts instans de loisir que lui laissent les fêtes continuelles qui signalent sa présence et celle de l’impératrice.


« Vous recevrez un décret par lequel j’ordonne qu’au 15 juin tous les ordres religieux soient détruits dans les départemens de Rome et du Trasimène… Je suppose que tous les prêtres auront, à l’heure qu’il est, prêté serment ou auront été dirigés sur la route de France sans hésitation, que tous les évêques, curés, vicaires, chanoines, auront prêté serment ou seront sur la route de France, que les biens des chanoines, chapitres, évêques, qui n’auraient pas prêté serment, ont été saisis par l’enregistrement. Quant aux évêques, il faut qu’on saisisse non-seulement leurs biens ecclésiastiques, mais aussi leurs biens patrimoniaux. Rédigez un décret conçu à peu près dans les termes suivans : « considérant que dans l’empire il y a des évêchés qui ont un million d’habitans tandis que dans les départemens de Rome et du Trasimène, qui n’ont que 800,000 habitans, il y a trente évêchés, etc.. Titre Ier. Des évêchés. Tel et tel évêché est supprimé et réuni ; tel et tel chapitre est supprimé. Il n’en sera conservé qu’un seul par cathédrale, composé de tant de membres, de même pour les séminaires, etc.. Titre II. Des paroisses. Il ne restera que tant de paroisses à Rome ; telles et telles sont conservées. » Il me semble que vingt paroisses sont suffisantes[25]. »


Un mois plus tard, revenu à Saint-Cloud, l’empereur traite encore avec son ministre des cultes le sujet qui lui tient si fort à cœur. Il a médité tous les détails de son plan, et après y avoir mûrement réfléchi « il approuve que la consulte, avant de faire prêter serment aux curés, attende l’arrivée des troupes, la suppression des couvens et celle des évêchés dont les évêques n’auront pas prêté le serment, et qu’elle fasse préalablement l’opération à l’égard des chapitres des villes et des campagnes. » L’avantage qui le frappe dans cette combinaison, c’est que, si on commençait, comme on l’avait d’abord proposé, par une nouvelle circonscription des cures dans les diocèses, cette manière d’arriver au but ne produirait pas les mêmes effets.


« Il faut donc, dit-il, adopter l’inverse de la proposition, commencer non par organiser et par réduire, mais par demander le serment aux curés de Rome, et montrer à l’égard de ceux qui ne le prêteraient pas que la suppression est une conséquence de la rébellion. Il y a quatre-vingts paroisses à Rome ; vingt paroisses doivent suffire. On connaît mal les prêtres d’Italie et de Rome, continuait assez dédaigneusement l’empereur, ou l’on ne doit pas douter que l’on ne trouve au moins vingt prêtres, soit curés, soit ecclésiastiques, qui prêtent le serment il convient de bien établir par les conversations, par les explications de toute nature et même par des articles dans les journaux de Rome que les mesures que l’on prendra seront uniquement le résultat de la rébellion, et que son effet certain sera l’envoi des prêtres en France, la suppression des bénéfices et la vente, des biens au moyen des rescriptions, qui seront employées au paiement de la dette publique… Un mois est de peu d’importance pour de si graves opérations, mais il faut s’arranger de manière qu’au mois de septembre tout ce qui concerne le clergé soit terminé dans les états romains, que les mauvais prêtres soient envoyés en France, et le sort des autres amélioré. On n’aurait pas tenté ces changemens il y a neuf mois ; il faut profiter du moment où l’on a la paix partout, et où rien ne peut embarrasser pour finir toutes ces affaires[26]. »


Après cette note dictée par l’empereur pour servir de programme à son ministre des cultes, il devient facile de voir clair dans ses projets. Cependant, comme s’il craignait de ne s’être pas encore suffisamment expliqué, et redoutant sans doute que sa pensée secrète n’ait pas été complètement saisie par M. Bigot de Préameneu dans ce qu’elle avait d’enveloppé et de captieux, il la lui expose derechef avec une précision de détails qui cette fois lève tous les voiles :


« On pourrait conserver, dit la nouvelle note, les évêchés de Pérouse, de Spolette, de Tivoli, d’Anagni dont les évêques ont prêté le serment, et celui de Rome, dont le pape est l’évêque. On réunirait tous les autres évêchés à ceux-ci. On déclarerait que tous les évêques qui ont prêté le serment conserveront leurs évêchés jusqu’à leur décès… Mais il paraîtrait préférable de suivre quant à présent une autre marche… On dirait qu’on ne peut conserver trente-deux évêchés pour une population de 800,000 âmes, tandis qu’en France il n’y a souvent qu’un évêque pour 1 million….. Ainsi on passerait de trente-deux évêchés à treize, pour arriver avec le temps aux cinq évêchés qu’on se propose de constituer définitivement. Cette mesure aurait l’avantage de laisser l’espérance aux villes dont les évêques ont prêté serment, et de donner raison à ceux qui se sont portés à cet acte d’obéissance….. Quant aux chapitres, les membres qui auraient prêté le serment seraient réunis aux chapitres conservés, et les chapitres dont tous les membres auraient refusé le serment seraient supprimés. On n’aurait pas l’air de se déterminer, soit par caprice, soit même par un système d’organisation, mais de prendre un parti nécessité par la rébellion de quelques évêques. Les prêtres savent fort bien que, dans tous les pays qui passent sous une nouvelle domination, on ne recule jamais à prêter serment à l’autorité. La rébellion des dix-neuf évêques serait un nouveau grief de l’église contre le pape. Ce système conduirait, par l’application des mêmes principes, à confisquer non-seulement en Toscane et en Piémont, mais encore en Italie, les biens des évêchés pour lesquels le pape ne voudrait pas donner destitution, ce qui montrerait encore dans l’obstination du pape la cause d’un mal qui serait irréparable pour l’église. Les dispositions à adopter pour Rome, si elles sont immédiatement suivies du séquestre des biens et des palais des évêques qui auront refusé le serment, et si toute cette affaire est traitée d’une manière sérieuse, ne peuvent manquer d’avoir une influence très sensible[27]. »


Qui ne saisit au premier coup d’œil la perfide habileté de cette combinaison ? L’empereur faisait semblant d’être profondément irrité du refus de serment des évêques qui avaient leurs sièges épiscopaux dans les anciens états romains. En réalité il s’en réjouissait, leur refus de serment lui donnant le prétexte qu’il cherchait pour confisquer leurs palais et leurs biens. À ce point de vue, il en est presque aux regrets de ce que treize évêques se soient soumis à cette formalité. Cinq lui auraient suffi. C’est le nombre d’évêchés qu’il ne veut point dépasser pour les états romains, nombre auquel il se réserve de les ramener plus tard. Pour le moment, le principal est de mettre à la charge morale du saint-père la viduité de tant de diocèses et le dénûment dans lequel sont forcément tombés tant de pauvres ecclésiastiques, car il ne s’agit pas seulement, dans le décret dont il dicta plus tard les termes mêmes à son ministre des cultes, de saisir le traitement et les biens des évêques : « vous aurez soin, lui écrit-il le 16 juin, de mettre un article qui dise que les biens des couvens, chapitres et abbayes supprimés sont réunis aux domaines, que l’enregistrement en prendra possession sans délai, et en touchera les revenus à partir du 1er juillet 1811[28]. ».

Tels étaient les actes officiels du souverain qui songeait à s’emparer un jour de la haute direction de toutes les consciences catholiques, et qui, parmi les attributs innombrables de sa vaste puissance, revendiquait alors avec une insistance particulière le droit de se dire, suivant une vieille expression consacrée par l’église, l’évêque extérieur de tous les diocèses de son empire. Cet évêque d’un nouveau genre était, comme on vient de le voir, beaucoup plus préoccupé de grossir les revenus de son trésor que de pourvoir aux besoins des âmes. Son langage public n’était pas à cette époque moins singulier, et ne formait pas un moins étrange contraste avec la mission qu’il prétendait s’attribuer. Habitué à donner librement cours devant tout le monde aux idées qui fermentaient dans sa tête, et sachant qu’il n’en serait jamais rapporté rien par les journaux que de son consentement, l’empereur, pendant le voyage qu’au printemps de 1810 il était allé faire avec l’impératrice Marie-Louise en Belgique et sur les bords du Rhin, n’avait pas perdu une seule occasion de s’adresser aux curés catholiques de ces contrées. Il les avait entretenus de ses différends avec le saint-père, et leur avait signifié en termes fort clairs la façon dont il entendait que les membres du clergé se comportassent dans ses états. Les échantillons de ces sortes d’instructions pastorales qu’il faisait tout en se promenant dans ses provinces nouvellement conquises sont curieuses à connaître, et nos lecteurs nous sauront gré de les mettre en partie sous leurs yeux. A Bréda, il avait trouvé fort mauvais que les chanoines du chapitre et les prêtres des diverses paroisses ne se fussent pas présentés devant lui en grande tenue. Il les avait assez mal reçus ; puis, après les avoir vertement réprimandés de ce qu’il appelait une inconvenance et un manque de respect à sa personne :


« Vous vous plaignez, s’écria-t-il, des oppressions que vous avez souffertes sous l’ancien gouvernement de ce pays ; mais vous montrez que vous les avez bien méritées. A présent un prince catholique vient régner sur vous, et le premier acte d’autorité que j’aie dû exécuter a été de faire arrêter à Bois-le-Duc deux de vos curés réfractaires, même votre vicaire apostolique. Je les ai fait emprisonner et je les punirai. Une poignée de Brabançons fanatiques voudrait s’opposer à mes doctrines ? Imbéciles que vous êtes ! si je n’avais pas trouvé dans la doctrine de Bossuet et dans les maximes de l’église gallicane des principes qui sont analogues aux miens, si le concordat n’était pas adopté, je me serais fait protestant, et 30 millions de Français auraient suivi le lendemain mon exemple ; mais vous autres, ignorans que vous êtes, quelle religion enseignez-vous ? Connaissez-vous bien les principes de l’Évangile qui dit : o Rendez à César ce qui est à César… » Et le pape, et vous autres, vous voudriez vous mêler des affaires de mon gouvernement !… Oh ! je porte des papiers dans ma poche (en frappant sur sa poche), et si vous persistez dans vos maximes, vous serez malheureux ici-bas et damnés dans l’autre monde[29]. »


Quelques jours plus tard, l’empereur traversait une seconde fois la Belgique pour retourner en France. Recevant le clergé du département de la Dyle, il lui adressait une allocution du même style, et qui a reçu une sorte de consécration officielle par son insertion dans la correspondance de Napoléon Ier.


« J’aurai tous les égards, disait-il, pour le pape ; je le reconnaîtrai comme chef spirituel de l’église, comme successeur de saint Pierre, comme vicaire de Jésus-Christ, en tout ce qui concerne la foi et la doctrine ; mais il ne doit pas s’immiscer dans mon temporel. Ces deux puissances sont indépendantes. Je veux la religion de saint Louis, qui a eu aussi des discussions avec le pape. Je veux la religion de saint Bernard, de Bossuet, de l’église gallicane, je la protégerai de toutes mes forces ; mais je ne veux pas la religion ni les opinions des Grégoire VII, des Boniface, des Jules, qui ont voulu assujettir les royaumes et les rois à leur domination, qui ont excommunié les empereurs pour bouleverser la tranquillité des peuples. Quoi qu’on dise, je crois qu’ils brûlent aux enfers pour toutes les discordes qu’ils ont excitées par leurs prétentions extravagantes. Les papes ont fait trop de sottises pour les croire infaillibles. Qui est-ce qui a fait le schisme de l’Angleterre, de la moitié de l’Allemagne ? N’est-ce pas les prétentions des papes, les opinions de Rome ? Je ne souffrirai pas ces prétentions, le siècle où nous sommes ne les souffrira plus… Je ne suis pas de cette religion de Grégoire VII. qui n’est pas celle de Jésus-Christ. Je serais plutôt protestant… Le pape est un bon homme, un homme doux, mais ignorant. Je l’ai connu évêque d’Imola, un homme saint, un anachorète, doux comme un agneau. Ce n’est pas lui qui agit, mais il suit de mauvais conseils. Monsieur l’archevêque, messieurs les vicaires-généraux, surveillez bien vos ecclésiastiques, inculquez bien ces principes à vos élèves dans les séminaires, et vous, messieurs, écrivez-les profondément dans votre mémoire et faites-en part à vos correspondans. Ils ne pourront se plaindre de la persécution que s’ils s’obstinent. Ils ne seront pas des martyrs, car c’est la cause qui fait les martyrs et non la mort. Si je suis mon bon droit et que le pape en suive un mauvais, c’est lui qui en est responsable. C’est un homme, il peut manquer… Quiconque connaît l’histoire ecclésiastique saura en quoi consistent nos différends avec le pape. Le pape n’est pas le grand-lama, le gouvernement de l’église n’est pas arbitraire ; elle a des règles et des canons que le pape doit suivre. Si le pape veut être le grand-lama, dans ce cas je ne suis pas de sa religion[30]. »


Si convaincu que fût l’empereur de la bonté de son droit et de l’excellence de ses raisons, il ne croyait pas inutile de les appuyer en Italie par le déploiement d’une force purement matérielle. Le théologien n’avait pas remplacé à ce point le capitaine qu’il eût complètement oublié ses anciennes et naturelles pratiques. C’est pourquoi, en même temps qu’il parle à son ministre des cultes des affaires religieuses qui se passent de l’autre côté des Alpes, il a grand soin d’en entretenir aussi son ministre de la guerre.


« Je remarque qu’il y a peu de troupes dans la 30e division militaire, écrit-il de Bois-le-Duc le 7 mai au général Clarke. Comme mon intention est de supprimer les couvens, d’obliger les prêtres à prêter serment et de finir ces ridicules scènes de Rome, j’ai besoin d’y avoir les forces convenables. » Suivent des indications précises et très détaillées sur la composition de plusieurs brigades qui doivent être mises sur pied et tenues à la disposition du général Miollis, auquel il faudra bien recommander de montrer à l’occasion toute la vigueur désirable[31].


Il semble que de pareilles mesures militaires, prises avec sa connaissance ordinaire et des lieux et des hommes, devaient suffire à rassurer complètement l’empereur sur la stricte exécution de ses desseins ; mais sa passion ici est en jeu, c’est pourquoi il déclare à l’avance ne vouloir reculer devant aucun sacrifice. Napoléon, faisant manœuvrer de nombreuses colonnes mobiles entre Florence et Rome afin d’appuyer la destitution des évêques, des chanoines et des curés de paroisse qui, dans les états romains, n’ont pas voulu lui prêter serment, rappelle involontairement Louis XIV envoyant ses dragons pour aider à la conversion des protestans du midi de la France. A la distance d’un siècle, l’attitude et le langage des deux despotes sont exactement les mêmes. « J’ai déjà envoyé 12,000 hommes en 3 colonnes, écrit Napoléon à son ministre des cultes. J’en enverrai 100,000, si cela est nécessaire. Il faut qu’au 1er juillet tout soit dans les départemens romains sur le même pied qu’à Paris[32]. »

Il est facile d’expédier de pareils ordres. Il n’est pas non plus impossible de les faire exécuter, même quand ils répugnent à la conscience de ceux qui sont tenus d’y prêter leur concours. Ce qui ne dépend d’aucune volonté humaine, si puissante et si obéie qu’elle soit, c’est d’empêcher que tôt ou tard, dans le présent ou dans l’avenir, dans un avenir souvent tardif, toujours inévitable, l’iniquité de l’oppression, soit qu’elle ait été ignorée, soit même qu’elle ait été approuvée par les contemporains, ne retombe un jour comme une charge terrible sur la mémoire de l’oppresseur. Les violences qui furent de l’autre côté des Alpes la conséquence des mesures arbitrairement décrétées par l’empereur contre le clergé italien sont assez peu connues. Le public, quand elles se produisirent, y demeura, il faut en convenir, assez indifférent ; elles n’ont jamais été, que nous sachions, bien vivement reprochées à Napoléon. Peut-être cependant faut-il considérer comme un commencement de châtiment la nécessité où il s’est trouvé de recourir plus tard, pour expliquer sa conduite envers le pape, aux singulières contradictions qui déparent les beaux mémoires de Sainte-Hélène. Quel que fût son mépris naturel de la vérité, quelle que fût sa confiance dans le dévouement, plus touchant, il est vrai, qu’éclairé, des honorables serviteurs qui le suivirent dans son exil, certes, pour peu qu’il les respectât, il a dû en coûter beaucoup à l’illustre prisonnier, qui sur d’autres sujets avait dicté à ses compagnons de captivité des pages d’histoire si nobles et si parfaitement véridiques, de les induire, à propos de ses rapports avec l’église romaine, dans des erreurs si palpables et si évidemment volontaires. Jamais aucun d’eux n’avait un seul instant songé à demander au grand homme qui faisait l’objet de leur culte enthousiaste de se disculper de quoi que ce soit au monde. Nous savons par les écrits de la plupart d’entre eux qu’ils admiraient particulièrement la façon dont il avait dirigé pendant son règne les affaires religieuses de son empire. Cependant c’est le ton de l’apologie, presque celui de la justification et de l’excuse qui règne dans les six notes dictées à Sainte-Hélène à propos de l’ouvrage de l’abbé de Pradt, — excuses vagues, justifications pleines d’ambages, apologies déclamatoires et creuses qui font un fâcheux contraste avec d’autres chefs-d’œuvre de narration simple et ferme que nous devons à ce glorieux émule de César. Les reproches que les hommes de son entourage étaient hors d’état de hasarder, il entendait déjà la postérité les lui adresser tout bas dans le solennel silence que la solitude avait fait autour de lui. Par malheur, il a voulu agir avec elle comme nous l’avons vu agir avec les générations de son temps. Il a cherché à la tromper. Après avoir lu les lettres que nous venons de citer dans cette étude, comment admettre cette assertion de Napoléon, « qu’il n’avait eu que faire de demander la réforme des évêchés trop nombreux en Italie, parce que le concordat italien y avait pourvu[33], » et comment lui concéder « que la discussion avec le saint-siège soit restée purement temporelle jusqu’en 1811, et qu’elle ne devint spirituelle qu’à propos de la nomination des vicaires apostoliques dans les diocèses vacans en France[34] ? »

Une autre affirmation non moins surprenante se lit également dans les mémoires de Napoléon. « Le fait est qu’il n’y a jamais eu, dit-il, plus de cinquante-trois prêtres retenus par suite des discussions avec Rome ; ils l’ont été légitimement[35]. » Sur ce point encore nous chargerons, selon notre constante habitude, Napoléon de se réfuter lui-même, et toujours par ses propres lettres, dont la copie authentique est sous nos yeux. Il est vrai que ces lettres n’ont pas été insérées à leur date dans la correspondance officielle de Napoléon Ier ; mais nous nous tenons pour assuré que les personnes qui n’ont pas jugé convenable, de les publier, sans doute parce qu’elles montrent l’empereur autrement qu’il n’aurait aimé à être représenté devant la postérité[36], jugeront encore moins à propos de les démentir. Lorsque l’empereur écrivait ce chiffre si précis de cinquante-trois prêtres qui formait le total des ecclésiastiques retenus par suite des discussions avec Rome, il avait certainement oublié (cela s’oublie si aisément) que, sans compter ceux qui pouvaient avoir été retenus en vertu de ses ordres généraux, il avait de sa propre main prescrit d’en retenir en Italie seulement un nombre infiniment plus considérable, et c’est probablement en conséquence d’un pareil oubli moins explicable de leur part que ces ordres si nombreux et si impitoyables se trouvent omis par les éditeurs de sa correspondance officielle. Quoi qu’il en soit, voici ce qui s’est passé.

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, ainsi que l’empereur lui-même l’avait au fond souhaité, afin d’avoir une occasion de leur donner leur démission, le plus grand nombre des évêques romains avait refusé le serment. « Le cardinal Vicenti, évêque de Sabine, vieillard de soixante-treize ans, écrivait M. Bigot de Préameneu le 10 juin 1810, presque aveugle, accablé d’infirmités, a donné sa démission. Les trois autres cardinaux, Joseph Doria, évêque de Frascati, Dugnami, évêque d’Albano, et Roverella, évêque de Palestrine, se présentent toujours comme les sujets les plus paisibles et les plus soumis en même temps qu’ils refusent l’acte de leur soumission… Quant au serment des évêques des états romains, je viens de recevoir une lettre du général Miollis qui m’annonce que les évêques de Nepi (Sincone), de Terracine (Mendelli), d’Aquapendente (Piezleoni), d’Amelia (Pinchetti), d’Orvieto (Lambruschini), de Terni (Benigni), de Lodi (Gazzoli), ce qui en porte le nombre à dix en comptant les évêques de Soligno, d’Assisi, de Nocera, dont j’ai fait mention dans mon rapport du 6 de ce mois, ont été dirigés sur Turin sous escorte de gendarmes, s’étant refusés à prêter le serment… Votre majesté m’avait donné des ordres pour qu’ils ne séjournassent pas à Alexandrie ni à Turin, et qu’ils fussent conduits à Bourg et dans de petites villes du département de l’Ain sans passer par Lyon… J’ai en même temps prévenu qu’il pouvait chaque jour en arriver d’autres[37]. »

Il en arriva en effet beaucoup d’autres, car dans les états romains seulement le nombre des évêques qui refusèrent le serment s’éleva bientôt à dix-neuf ; mais les évêques risquaient de recevoir leur démission pour d’autres raisons que le refus de serment. « Qu’est-ce que l’évêché de Fiesole, dont l’évêque est un membre dangereux ? écrit l’empereur à M. Bigot le 18 juin 1810. Ne serait-il pas possible de supprimer cet évêché[38] ? » Tous ces évêques à qui on avait enlevé leurs palais et leurs traitemens, dont on avait, suivant la recommandation expresse de l’empereur, saisi les biens patrimoniaux, erraient par les chemins avec leur escorte de gendarmes, sans avoir, ce sont les propres expressions de M. Bigot de Préameneu, l’argent et les vêtemens nécessaires pour continuer leur route[39]. Les évêques n’avaient pas été les seuls à refuser le serment. Beaucoup de chanoines, un grand nombre de curés de paroisses, avaient suivi leur exemple. Que faire de tous ces ecclésiastiques ? L’empereur éprit sans hésiter « qu’il faut diriger la plupart de ces évêques et les chanoines sur Pignerol, et prévenir le prince Borghèse pour qu’il prescrive les mesures de surveillance nécessaires à l’égard de ces individus[40]. » Cependant les rigueurs exercées contre leurs supérieurs, loin de calmer les simples curés de paroisse, les avaient plutôt portés à la résistance. La colère de l’empereur s’allume alors contre les plus humbles desservans des plus modestes localités. Il les bannit par bandes. « Donnez ordre au préfet du département du Taro de choisir cinquante prêtres les plus mauvais qui sont à Parme et cinquante des plus mauvais de Plaisance… Ces prêtres doivent être embarqués pour la Corse[41]. » — « Quant aux prêtres Boni, Ascensi et Toni, qui n’ont pas prêté serment, écrit-il plus tard, le 17 février 1811, dirigez-les sur Toulon, et là seulement vous leur ferez signifier qu’ils vont en Corse. Vous donnerez des ordres pour leur embarquement[42]. » Le 2 mars, il reprend la plume pour commander de nouvelles arrestations, et c’est par des chiffres ronds qu’il procède, en prenant soin de les augmenter toujours. « Je désire que cent autres prêtres des plus mauvais soient dirigés de Parme et de Plaisance sur la Spezzia et de là embarqués pour la Corse. Faites part de ces mesures au ministre de la police, et envoyez en Corse les fonds nécessaires. Écrivez au consul Morand pour que tous ces prêtres soient débarqués à Bastia et réunis tous sur un seul point[43]. » En ne prenant que les arrestations qu’il avait daigné ordonner de sa propre main, en nous renfermant dans la seule Italie, et sans mentionner celles probablement plus nombreuses qui là et ailleurs ont pu être décrétées par les autorités locales et que Napoléon n’aura eu qu’à approuver sans les décréter lui-même, nous voilà bien loin déjà de ce chiffre de cinquante-trois prêtres si arbitrairement consigné dans les mémoires de Sainte-Hélène.

En résumé, à parler uniquement des affaires religieuses de l’Italie, qui ont fait l’objet de la présente étude et dont l’empereur se trouvait avoir assumé la haute direction depuis la promulgation du sénatus-consulte du 17 février 1810, voici à quels résultats pour ainsi dire matériels il était arrivé. Il y avait treize cardinaux italiens dépouillés des insignes de leurs dignités qui étaient retenus dans quelques-unes de nos villes de province, sous la surveillance immédiate de la police impériale. Dix-neuf évêques des états romains avaient été expédiés de Rome en France sous escorte de gendarmes pour y vivre dans les mêmes conditions. De semblables mesures avaient atteint une foule de chanoines et de grands-vicaires dont le nombre est difficile à fixer, et plus de deux cents prêtres avaient été déportés en Corse. Tel est au bout d’une seule année, et fourni par lui-même, le bilan exact de l’immixtion du chef de l’empire dans le gouvernement de l’église d’Italie. Prochainement nous allons le voir mettre également la main aux affaires de l’église de France, et, là comme de l’autre côté des monts, les mêmes causes produiront immédiatement les mêmes effets. La scène seule sera déplacée. La logique des choses dominera encore les événemens ; quant à l’homme, il ne sera nullement changé. Rien ne pouvait en effet le modifier, pas même l’échec qu’il venait d’essuyer. Après avoir débuté à Paris comme à Rome avec une espèce de modération relative, nous le surprendrons s’armant vite de ruses, recourant à ses moyens favoris de captation, puis, quand la ruse et la captation ont échoué, revenant plus vite encore, par une sorte de pente inévitable, aux violences contre les personnes.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai 1808.
  2. Voyez M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. III, p. 216 et suiv.
  3. Réponse des évêques de la Dalmatie à la circulaire de Napoléon, datée de Znaïm en Moravie, du 10 août 1800. — Documenti relativi alle contestazioni insorte trala santa sede ed il governo francese, t. V, p. 7.
  4. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 4 février 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXI.
  5. Lettre de l’empereur à M. Bigot de Préameneu, 2 février 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. Ier, p. 272.
  6. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 2 février 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. Ier, p. 172.
  7. Supplemento ai documenti relativi alle contestasioni insorte tra la santa sede ed il govorno francese, t. 1er, p. 26.
  8. Allocution aux députés des états romains, 16 novembre 1800. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 36, et Moniteur du 17 novembre 1809.
  9. Exposé des motifs du senatus-consulte sur la réunion des états de Rome à l’empire, 17 février 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 222 et suiv.
  10. Lettre de l’empereur au duc de Gaëte, ministre des finances, 19 décembre 1809. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 80.
  11. Note dictée en conseil d’administration des finances, Paris, 22 juillet 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 529.
  12. Lettre de l’empereur au comte de Montalivet, ministre de l’intérieur, du 25 juillet 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 536 et 537.
  13. Lettre de M. le comte Bigot de Préameneu à l’empereur, 15 septembre 1809.
  14. Voyez le billet de l’empereur au comte Maret, secrétaire d’état, et le projet de lettre à l’empereur d’Autriche, Schœnbrann, 23 septembre 1809. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XIX, p. 491.
  15. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Schœnbrunn, 23 septembre 1809. Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  16. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, Schœnbrunn, 24 septembre 1809. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XIX, p. 506.
  17. Lettre du général Miollis au ministre des cultes, 17 mars 1810.
  18. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, Schœnbrunn, 13 août 1809. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XIX, p. 338.
  19. Note dictée par l’empereur au conseil des ministres le 18 janvier 1810. — Cette note n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  20. Moniteur de l’Empire, 1er mars 1810.
  21. Mémoires de Napoléon, édit. de 1830. Notes et Mélanges, t. III, p. 196.
  22. Notes pour le ministre des cultes, Compiègne, 15 avril 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 288.
  23. Notes au ministre des cultes, Compiègne, 15 avril 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 289.
  24. Lettre de l’empereur Napoléon au comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, Bar-le-Duc, 7 mai 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 330.
  25. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, Berg-op-Zoom, 9 mai 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 337.
  26. Note pour le ministre des cultes, Saint-CIoud, 13 juin 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 408.
  27. Note pour le ministre des cultes, Saint-Cloud, 13 juin 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 409.
  28. Lettre de l’empereur à M. le.comte Bigot de Préameneu, 16 juin 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 416.
  29. Détail de ce qui s’est passé à l’audience que Napoléon donna à Bréda le 6 mars 1810 dans la salle du barreau de la cour de justice. — Inséré dans le recueil des pièces officielles de M. Schoell, et reproduit par le Journal des Débats du 26 août 1814.
  30. Discours de l’empereur au clergé du département de la Dyle, 10 mai 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 354.
  31. Lettre de l’empereur au général Clarke, duc de Feltre, Bois-le-Duc, 7 mai 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 33.
  32. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Middelburg, 11 mai 1810. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 342.
  33. Deuxième note, — Mémoires de Napoléon, t. IV, p. 197, édition de 1830.
  34. Troisième note. — Mémoires de Napoléon, t IV, p. 209, édition de 1830.
  35. Sixième note. — Mémoires de Napoléon, t. IV, p. 242.
  36. Voyez la préface au seizième volume de la Correspondance de Napoléon Ier.
  37. Lettre de M. Bigot de Préameneu à l’empereur, juin 1810.
  38. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 18 juin 1810. — Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  39. Rapport de M. Bigot de Préameneu à l’empereur, qui ordonne à son ministre de couvrir leurs dépenses avec le budget du ministère des cultes, juin 1810.
  40. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 20 juin 1810. — Cette lettre n’a pas été insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  41. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 3 février 1811. — Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  42. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 17 février 1811. — Cette lettre n’a pas été insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  43. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, 2 mars 1811. — Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.