L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/09

IX.

LE CATÉCHISME IMPÉRIAL ET LA PRISE DE ROME.
PREMIÈRE PARTIE : LE CATÉCHISME IMPÉRIAL.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.

Avant de raconter la prise de Rome par les troupes françaises et l’enlèvement du pape au sein de sa propre capitale, il nous faut, comme nous l’avons annoncé dans notre précédente étude[1], revenir forcément en arrière. Les faits qui vont se dérouler resteraient sans liaison entre eux et perdraient beaucoup de leur intérêt, si nous ne nous efforcions d’abord de bien faire comprendre à nos lecteurs comment l’empereur entendait son rôle de protecteur de la religion, et quelle était au juste depuis le sacre la nature de ses relations avec le clergé français et les nombreux catholiques de son immense empire. Le programme qu’en ces délicates matières Napoléon s’était tracé à lui-même, nous le trouvons tout au long exposé dans les mémoires qu’il a dictés à Sainte-Hélène, et quelques mots déjà cités par nous le résument avec autant de précision que de sincérité. « Napoléon, dit l’empereur parlant de lui-même à la troisième personne, n’a point voulu altérer la croyance de ses peuples ; il respectait les choses spirituelles et les voulait dominer sans y toucher, sans s’en mêler. Il voulait les faire cadrer à ses vues, à sa politique, mais par l’influence des choses temporelles[2]. »

Tel est bien dans sa nudité peut-être un peu cynique, en tous cas avec ses vrais et profonds motifs, le système suivi par le premier consul et constamment pratiqué pendant toute la durée de son règne par le chef du premier empire. A lui seul il appartenait de venir du fond de son exil déposer avec une pareille autorité dans sa propre cause, et les différentes parties de son curieux témoignage sont toutes également véridiques. Oui, rien n’est plus exact : dès les débuts de sa carrière militaire en Italie, en plein directoire et plus tard surtout depuis le 18 brumaire, le vainqueur de Marengo s’est toujours montré attentif à ne pas choquer de l’autre côté des Alpes les croyances religieuses des populations au milieu desquelles il avait à faire la guerre. Oui, cela est également incontestable, le négociateur du concordat, quoique ses façons de traiter se ressentissent un peu de sa manière de combattre, a témoigné qu’il savait mieux qu’aucun des hommes issus comme lui de la révolution tenir compte de l’influence que l’ancienne foi avait gardée sur les esprits, particulièrement sur les sentimens des masses populaires. En affirmant qu’il n’a rien voulu changer aux croyances religieuses de la France nouvelle, Napoléon n’a fait que se rendre justice à lui-même et devancer celle qu’il avait droit d’attendre de l’impartiale postérité. Il a toutefois beaucoup facilité la tâche de ceux qui recherchent scrupuleusement les mobiles de ses déterminations, lorsque avec la même bonne foi il veut bien convenir qu’en agissant de la sorte il avait surtout pour but « de dominer les choses spirituelles. » Il prend enfin la peine de nous révéler lui-même son plan tout entier quand, sans plus de détour, il a soin d’ajouter que, « pour faire ainsi cadrer la religion à ses vues, il avait surtout compté sur l’influence des choses temporelles. » Grâce à lui, nous voici enfin en possession de la vérité toute pure. Où Napoléon la défigure peut-être un peu, sans le vouloir sans doute, c’est lorsqu’il veut nous donner à entendre qu’il avait découvert l’art merveilleux d’influer sur les affaires religieuses « sans s’en mêler » et le moyen plus incompréhensible encore « de les dominer sans y toucher. » N’en déplaise à l’empereur, il s’est aux jours de sa prospérité un peu plus mêlé des choses spirituelles qu’à Sainte-Hélène il ne lui a plu de s’en souvenir, et malgré sa surprenante affirmation il mous permettra de penser qu’il n’a pas organisé et réglé dans ses états tout le menu détail de l’exercice extérieur du culte catholique sans avoir touché tant soit peu à la religion, et parfois, quoi qu’il en dise, d’une main assez rude. Qu’il l’ait ou non voulu, la violente étreinte de ce terrible protecteur n’a pas laissé que d’infliger à l’église des blessures dont elle porte encore aujourd’hui les marques.

Il faut être équitable toutefois et ne pas hésiter à reconnaître que l’empereur n’a été ni le premier ni le seul, parmi les princes de la chrétienté, qui ait cherché ses avantages dans la confusion intentionnellement établie, dans le mélange habilement entretenu des intérêts de l’ordre temporel avec les choses purement spirituelles. Loin d’innover, Napoléon, contre sa coutume, n’a suivi cette fois que les routes les plus battues et les traces de tous ceux qui l’avaient en France précédé au pouvoir. Il a pu à bon droit invoquer pour soutenir ses prétentions les mémorables exemples de saint Louis, d’Henri IV et de Louis XIV, que dis-je ? ceux même de l’assemblée constituante. Il possédait en outre un titre écrit, tout personnel et tout récent, qui l’armait du droit de s’ingérer dans la conduite des affaires intérieures de l’église de France. Quoi de plus étroitement lié en effet au gouvernement des âmes, et, pour une église ayant conscience de la divinité de sa mission, quoi de plus important, de plus délicat, de plus sacré et touchant de plus près aux choses de la foi que la nomination des évêques, de ces premiers pasteurs chargés eux-mêmes de consacrer les membres du corps sacerdotal et de diriger le troupeau tout entier dans les voies du salut ? En vertu du concordat, la nomination aux évêchés, sauf l’institution canonique réservée au saint-père, appartenait uniquement à l’empereur. Cette immense prérogative, jadis abandonnée sans trop de danger à des souverains connus par l’ardeur et la sincérité de leur foi chrétienne, Rome, plus fidèle à coup sûr à ses traditions séculaires qu’attentive aux circonstances des temps modernes, n’avait pas hésité à la concéder au chef de la révolution française, au souverain du nouvel empire français. Il est vrai qu’il était animé à l’égard de la religion catholique de sentimens de bienveillance ; mais, au vu et au su de tous, d’après ses propres actes et ses propres paroles, aux yeux de l’église elle-même, mise hors d’état d’entretenir à ce sujet la moindre illusion, il n’en demeurait pas moins avant tout un politique de profession, un simple philosophe et un libre penseur.

De semblables transactions, si positives et si formelles que puissent être les réserves qu’on prétend y attacher, si nombreux et si épais que soient les voiles dont on se figure les entourer, nuisent nécessairement au prestige de la religion qui les a reconnus nécessaires. Pour le public de nos jours, juge sommaire, plus que froid, et par suite de sa froideur volontiers difficile en ces matières, toute puissance spirituelle se trouve singulièrement compromise qui, par prudence humaine et par des considérations tirées de sa situation passagère, a été conduite à céder quelque chose des attributions qui lui sont propres, à souffrir un partage quelconque dans la mission qui lui est particulièrement dévolue, à capituler enfin, si peu que ce soit, sur l’essence des choses qui constituent le fond même de son autorité. Avec l’empereur plus qu’avec tout autre, ce danger était immense. Ce n’est pas, tant s’en faut, que Napoléon se complût à afficher publiquement sur les sujets religieux des opinions légères, scabreuses ou seulement malsonnantes. Loin de là, il était depuis son avènement à l’empire sous l’influence d’idées toutes différentes, et le pire moyen de lui faire sa cour était de professer l’athéisme aux Tuileries, comme faisaient encore d’anciens adeptes de la secte philosophique. Volontiers il provoquait à ce sujet la discussion, et dans les controverses animées qu’il se plaisait à soutenir contre Cabanis, Monge et de Lalande sur les preuves de l’existence d’un Dieu tout personnel, il se vantait volontiers de savoir trouver réponse à tous leurs argumens. Quant aux plaisanteries inconvenantes sur les dogmes particuliers au christianisme, il les avait en aversion, et traitait fort dédaigneusement les beaux esprits attardés qui se les permettaient devant lui. Au fond, il était déiste avec une nuance de respect involontaire et de prédilection avouée, qu’il tenait de son enfance, pour la religion catholique. Lorsque son ambition politique ou ses intérêts personnels n’étaient pas enjeu, il était naturellement impartial et sincèrement tolérant.

Le péril que l’église courait en contractant avec Napoléon une trop étroite alliance n’était pas celui de voir sa dignité extérieure compromise par les procédés ostensibles ou par le langage officiel du chef de l’empire français. L’habile négociateur du concordat, qui avait pris soin de rétablir toute l’ancienne hiérarchie du clergé de France, était doué d’un sens politique trop sûr, il avait, sauf quelques éclairs de violente passion, un goût trop fin des convenances, et par-dessus tout le sentiment trop profond de la vraie grandeur pour songer à prendre dans ses rapports publics avec les membres de ce clergé une attitude et des façons qui n’auraient pas eu un cachet marqué de respect, de bienveillance et d’affection. Les communications adressées par Napoléon aux évêques de l’empire et ses lettres personnelles, rédigées le plus souvent par la plume savante de son ministre des cultes, M. Portalis, ne le cédaient en rien, pour le décorum de l’accent et pour l’aménité des formes, aux documens autrefois émanés de l’ancienne aumônerie royale. L’étiquette, plus que jamais en faveur aux Tuileries, avait été rétablie au profit des dignitaires de l’église aussi bien que des autres fonctionnaires de l’empire. Les membres du clergé avaient été tout naturellement invités à reprendre dans les salons de Saint-Cloud et de La Malmaison le droit de préséance dont, au temps de Louis XIV, ils étaient en possession dans les grands et les petits cabinets de Versailles. Un peu de surprise se lisait bien sur les visages des anciens officiers de l’armée d’Italie, lorsqu’à la suite de quelque lointaine mission ou d’un séjour prolongé dans les camps, venant à Paris saluer le souverain nouveau au milieu des splendeurs de sa cour, ils voyaient les cardinaux de l’église romaine passer devant les maréchaux de l’empire et leurs propres généraux céder le pas à de simples évêques. L’empereur, on ne peut trop le redire, mettait alors en effet sa plus constante application à satisfaire le clergé français et à se l’attacher sinon par tous ses actes, au moins par ses témoignages réitérés de bienveillance et ses marques habituelles de déférence et d’égards. Si les attentions courtoises et les paroles obligeantes d’un prince qui d’ordinaire n’en était pas prodigue suffisaient à lui assurer l’affection des membres d’une église, certes l’empereur avait un droit particulier au dévouement des évêques et des curés de son empire. Il y avait toutefois de sa part une condition tacite à la continuation de ces bons procédés et à la durée de cet heureux accord. Il en était du clergé français comme de toutes les autres puissances de ce monde, devenues, fût-ce pour un moment, les auxiliaires de Napoléon. Il avait dû, lui aussi, accepter un sous-entendu dont peut-être quelques-uns de ses chefs n’avaient pas eu pleine conscience. Jamais en effet l’impérieux chef de la France n’avait encore signé d’alliance sans prétendre en recueillir exclusivement tous les bénéfices. C’était coutume à lui de se faire d’avance et de sa propre main la part du lion. A lui seul il réservait le droit d’interpréter en dernier ressort les clauses insérées dans le commun contrat. Quelques difficultés venaient-elles à surgir, au lieu d’un allié et d’un égal, c’était un maître, et le plus exigeant des maîtres, que ses associés d’un jour rencontraient avec effroi devant eux. Telle a été, de 1800 à 1814, l’histoire de la plupart des cabinets de l’Europe. Pareil sort attendait le clergé français.

Une distinction reste à faire, et sur ce chapitre des choses religieuses comme en toute autre matière il ne serait pas équitable de confondre les mesures prises pendant les premières années du consulat avec les procédés qui marquèrent la dernière phase de l’empire. Non-seulement la différence est énorme entre les façons d’agir, de Napoléon à ces deux époques, mais il est facile de découvrir dans les mobiles mêmes de sa conduite à l’égard du clergé une sorte d’opposition et presque de contraste. Au lendemain de la signature du concordat, lorsqu’il avait eu à choisir soixante évêques pour les mettre à la tête des nouveaux diocèses, le premier consul, on s’en souvient, avait eu soin de consulter les personnes les plus sages et les plus compétentes. Ces nominations, faites en vue de la paix de l’église et du bien de la religion elle-même, avaient été la plupart très heureuses. Elles avaient paru dictées par un suffisant esprit d’impartialité. Cependant, si la balance avait penché d’un côté, c’était plutôt en faveur de cette partie du clergé qui, n’ayant pas émigré, avait paru prendre plutôt parti pour les idées qui avaient prévalu en 1789, Napoléon, comme nous l’avons établi[3], avait même attaché le plus grand prix à triompher des répugnances du saint-siège pour faire entrer au sein du nouvel épiscopat un certain nombre d’anciens constitutionnels. On connaît les motifs de cette préférence du premier consul, et lui-même a pris le soin de les inscrire presque à chaque page de sa correspondance de cette époque. Ils lui avaient été inspirés par une juste appréciation des circonstances du moment et du mouvement de l’opinion publique. Il avait trouvé juste et prudent, au moment où il rétablissait pour le nouveau clergé de France des positions si considérables, d’y appeler, sinon exclusivement, du moins de préférence et en grande majorité, les prêtres qui, au péril de leurs jours, s’étaient fait un devoir de rester intrépidement à leurs postes, et n’avaient pas, en quittant le sol national, consenti à séparer un instant leur sort de celui de la commune patrie. Une autre considération exclusivement personnelle, à laquelle l’intérêt public n’avait aucune part, ressort également des mémoires et des lettres de Napoléon, et ne laissa pas que d’influer aussi beaucoup sur la nature des choix qui suivirent la publication du concordat. Le premier consul, agitant secrètement dans sa pensée les problèmes de l’avenir, avait été amené à supposer que, s’il devait un jour mettre sur sa tête la couronne de France, il trouverait de plus favorables dispositions, un plus cordial et plus sûr appui chez les ecclësiastiques qui, durant le cours de nos discordes passées, avaient déjà rompu avec les princes de la dynastie qu’il aspirait dès lors à remplacer. Il avait bien, non sans quelque hésitation, après avoir pris à leur égard toutes les précautions imaginables et réclamé de leur part des gages particuliers de soumission, choisi aussi quelques évêques parmi les ecclésiastiques, émigrés et dans le groupe même de ceux qui, réfugiés en Angleterre, avaient ainsi paru contracter de plus récentes et de plus étroites liaisons avec la famille des Bourbons. La politique, une politique aussi avisée que clairvoyante, avait eu comme d’habitude la part principale dans ces dernières nominations, d’ailleurs assez peu nombreuses. Avec cette merveilleuse sagacité qu’à cette époque de sa vie la passion n’avait pas encore obscurcie, Napoléon avait parfaitement compris qu’un clergé recruté dans un camp trop étroit, choisi par le chef de l’état dans des vues manifestement égoïstes et pour des fins évidemment ambitieuses, manquerait à la fois de dignité et de poids auprès de la nation et serait dans ses mains un instrument peut-être un peu plus docile, mais en revanche très inefficace. La raison et le bon sens l’avaient donc emporté en cette occasion sur la prédilection et le goût. Il ne devait pas en être ainsi longtemps.

Après son élévation au trône, après le sacre surtout, les dispositions de l’empereur changèrent complètement et pour ainsi dire du tout au tout. A peine eut-il l’occasion, hélas ! trop fréquemment offerte, de découvrir à quel point le clergé français était au fond sans convictions politiques, et avec quelle facilité, sans de grands frais, moyennant quelques vagues avances, les ecclésiastiques les plus engagés envers l’ancien ordre de choses pouvaient être soudainement ralliés au nouveau régime, qu’on le vit, dans le choix de ses évêques, prendre le contre-pied de la voie qu’il avait jusqu’alors suivie et renverser l’ordre de ses préférences. Au lieu des anciens constitutionnels tombés tout à coup en disgrâce, il se mit à rechercher, pour les élever aux premières dignités de l’église, les ecclésiastiques que leur naissance, leur position sociale, leurs opinions avérées et leurs antécédens bien connus auraient naturellement désignés, si la révolution n’avait pas eu lieu, au choix du prince dont il occupait alors la place. A coup sûr, nous sommes loin de prétendre qu’à partir du jour de son élévation à l’empire Napoléon n’ait plus fait que des choix de cette nature. Encore moins voudrions-nous donner à entendre qu’il se soit laissé aller à des nominations fâcheuses en elles-mêmes ou seulement malséantes. Il n’y a rien de semblable à lui reprocher. Pendant les deux périodes d’ailleurs si distinctes de sa prodigieuse carrière, et qui sont comme séparées en parties d’une durée presque égale par la cérémonie du sacre, jamais Napoléon n’a de propos délibéré appelé à l’épiscopat des sujets qui en fussent positivement indignes. A défaut d’autres motifs plus relevés, qui ne lui faisaient pas non plus défaut, il était un politique trop habile pour se passer en ce genre aucune de ces fantaisies scandaleuses contre lesquelles les souverains les plus renommés de l’ancienne dynastie, ceux-là mêmes auxquels il prenait parfois plaisir à se comparer, les Henri IV et les Louis XIV, n’avaient pas toujours réussi à se défendre. Si l’ambition de Napoléon était grande, elle était en même temps éminemment sagace. Même à l’époque fatale où le bon sens et la haute raison eurent cessé d’inspirer ses résolutions quotidiennes, l’empereur continua de garder encore dans le choix des évêques une certaine mesure de bon goût, d’à-propos et de convenance.

C’était surtout quand il s’agissait d’aller prendre quelqu’un au milieu de la foule pour l’élever au-dessus du niveau commun et lui conférer d’importantes fonctions que Napoléon savait le mieux, quand la passion ne l’aveuglait pas, tirer parti de son incomparable discernement et de sa prompte et lucide connaissance des hommes. Plus il prévoyait dans l’avenir de difficultés possibles avec Rome, plus il lui semblait important de ne présenter à l’institution canonique du souverain pontife que des évêques contre lesquels il fût difficile d’élever aucune objection fondée. Comme en ses meilleurs jours, l’empereur continua donc à recruter l’épiscopat parmi les membres du clergé que recommandaient à l’estime publique la sagesse de leur attitude, la pureté de leurs mœurs et l’étendue de leur savoir. La docilité présumée du caractère, le penchant supposé à s’attacher au nouvel ordre de choses et à la personne du maître, restèrent, ainsi que par le passé, au nombre des qualités indispensables ; seulement, et c’était en cela que consistait le changement, le mérite et les droits n’étant pas trop inégaux, les prédilections se portèrent dorénavant du côté de ces mêmes ecclésiastiques, naguère tenus systématiquement à l’écart ; et ceux-là désormais avaient le plus de chances de devenir cardinaux, évêques, ou de faire partie de la chapelle de l’empereur, qui appartenaient aux familles les plus aristocratiques de l’ancienne France. A défaut de cet avantage, c’était maintenant un titre presque égal à la faveur de Napoléon que d’avoir eu occasion de témoigner dans quelque circonstance solennelle une grande aversion pour les principes professés pendant le cours de la révolution française : Quiconque prendra la peine d’ouvrir les almanachs de 1806 à 1814, au chapitre de l’église de France et de la grande-aumônerie, aura le plaisir d’y voir figurer, parmi les évêques de récente création, une suite de personnages qui, au plus beau temps de la monarchie, n’auraient en rien déparé l’ancienne feuille des bénéfices. S’il découvre aussi d’autres noms moins aristocratiques, c’est qu’en dehors de leur valeur personnelle, le plus souvent considérable, ceux qui les jetaient avaient été indiqués au choix du souverain par des circonstances particulières de leur vie qui les rattachaient, eux aussi, à l’ancien régime, devenu si inopinément à la mode dans la nouvelle cour. Parmi les hôtes habituels du palais impérial, ceux qui étaient le plus initiés aux secrets de leur maître étaient en mesure de se raconter les uns aux autres comment M. de Boulogne, lorsqu’il avait été, de préférence à tant d’autres, désigné pour l’évêché de Troyes, s’il s’était attiré cette faveur par sa renommée incontestable de savant théologien et d’éloquent orateur, la devait bien aussi à certains incidens de sa carrière ecclésiastique. Ce qui l’avait servi le mieux auprès du chef de l’état, c’était d’avoir autrefois remporté le prix décerné par l’Académie française pour le meilleur éloge de saint Louis, c’était d’avoir prononcé devant l’ancienne cour l’oraison funèbre du dauphin, fils de Louis XV ; c’était enfin l’honneur d’avoir prêché avec éclat les derniers sermons de carême qu’ait entendus aux Tuileries l’infortuné Louis XVI. Parmi les notabilités du clergé français, nul n’était à coup sûr, — soit par l’éclat de sa naissance, soit par la générosité connue de ses opinions, soit par la modération de son attitude, qui ne s’était jamais démentie pendant toute la durée de l’assemblée constituante, soit enfin par ses talens personnels, — plus naturellement désigné à l’attention de l’empereur que le cardinal-archevêque de Boisgelin. Au dire des familiers, son mérite principal aux yeux de Napoléon avait toutefois été la grande situation qu’il avait jadis occupée dans l’ancienne cour. S’il avait été désigné pour monter en chaire à Notre-Dame le jour de la publication du concordat, c’est que vingt-cinq ans auparavant il avait eu la bonne fortune de prêcher, aux grands applaudissements de l’assistance charmée, le sermon du sacre de Louis XVI. Napoléon aimait et recherchait ces rapprochemens. S’ils affligeaient tant, soit peu les âmes délicates, ils semblaient au contraire ajouter pour lui aux joies de son triomphe. Par caprice, par calcul si l’on veut, en tout cas avec une assurance à laquelle la vanité n’était pas absolument étrangère, tandis qu’il ouvrait largement les rangs de son armée aux fils des grandes familles, tandis qu’il se plaisait à replacer sur les bancs de la nouvelle magistrature d’anciens membres du parlement, tandis qu’il nommait de préférence aux charges de son palais les descendans des nobles maisons qui en avaient jadis occupé de semblables sous la dynastie déchue, il trouvait un plaisir égal, et peut-être plus raffiné encore à poser le chapeau de cardinal ou la mitre d’évêque sur la tête de personnages qui n’auraient pas été jugés indignes de les recevoir autrefois de la main des successeurs de saint Louis et d’Henri IV. Le bel air, la bonne tenue, les façons à la fois simples et respectueuses, dégagées et polies de ce monde un peu à part qui avait naguère fréquenté les salons de Louis XVI à Versailles, qui avait été sur le pied de la familiarité, admis par Marie, Antoinette aux fêtes du Petit-Trianon, revenaient infiniment à l’empereur. Le ton de l’ancienne bonne compagnie française, qui pourtant n’était pas tout à fait le sien, ne laissait pas d’exercer un grand charme sur cet homme extraordinaire, le plus souvent livré aux continuels soucis de son absorbante ambition, si distingué toutefois d’esprit et naturellement sensible à toutes les élégances. Il ne lui était pas désagréable de voir ces recrues d’un nouveau genre s’ériger à sa cour en professeurs de belles manières, et donner aux hommes et aux femmes de son entourage ce vernis de noblesse gracieuse et d’urbanité de haut goût qui, malgré leurs efforts, faisait encore un peu défaut aux membres de la cour nouvelle. Rien ne le divertissait plus que de surprendre ses anciens compagnons de bivouac, les officiers de l’armée révolutionnaire d’Italie et les membres de nos vieilles assemblées démocratiques, lorsque, devenus, grâce à lui, maréchaux de France, sénateurs, conseillers d’état ou députés au corps législatif, ils s’étudiaient, courtisans de fraîche date, à copier d’inimitables modèles qui sans se donner autant de peine réussissaient mieux à lui plaire. A ceux qui lui reprochaient avec humeur et jalousie ces grâces accordées à d’anciens adversaires, il répondait d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant : « Bah ! c’est votre faute ; vous n’y entendez rien. Il n’y a que les gens de vieille race pour savoir bien servir. »

Pour être cruel, le mot sorti de la bouche de Napoléon n’en était pas moins à cette époque devenu, hélas ! parfaitement vrai. Quel que fût en effet le rang occupé dans cette immense hiérarchie impériale, qu’on eût héroïquement gagné ses grades dans l’armée ou péniblement mérité un tardif avancement dans l’administration, que l’on portât soit l’habit de chambellan, soit la toge du magistrat, soit même la soutane du prêtre, c’était bien de servir qu’il s’agissait en réalité. Sous les régimes libres ou dans les monarchies seulement pondérées, les fonctionnaires n’ont au fond de devoirs effectifs qu’envers la nation elle-même, fictivement représentée par le chef de l’état. Cette fiction, il y avait longtemps que l’empereur n’en voulait plus. Elle lui avait toujours été insupportable ; il l’avait mise à néant. C’était pour lui-même qu’il entendait réclamer un dévouement sans bornes et des services tout personnels, qu’on devait tenir continuellement à sa disposition sans réserves et sans réticences. Point d’exception pour les évêques. Ils étaient liés à son égard par des obligations toutes pareilles à celles qui étaient si étroitement imposées aux autres dignitaires de son empire. S’il n’était pas donné à tous, comme par exemple à l’abbé Bernier, évêque d’Orléans, d’être indifféremment employé aux affaires de la politique, même à celles qui par leur fâcheuse nature semblaient devoir répugner le plus au caractère sacré d’un ecclésiastique, ils étaient tous également tenus à se rendre aussi utiles et aussi agréables que possible. La moindre des attentions par laquelle ils devaient reconnaître la faveur dont ils avaient été l’objet consistait à ne jamais laisser échapper une occasion de vanter les bienfaits du gouvernement impérial et de louer hautement son chef. A cet égard, rien de vague ni d’indécis. Les invitations que Napoléon ou ses ministres adressaient directement aux membres du clergé, afin qu’ils n’eussent garde de négliger cette partie essentielle de leur mission, étaient aussi fréquences qu’impératives. Elles entraient même, de peur que la louange ne vînt à s’égarer, dans plus de détails qu’à première vue un pareil sujet ne semblait devoir en comporter. Les évêques se trouvaient ainsi complaisamment garantis contre toute chance possible d’erreur, et les plus zélés ou les moins inventifs se contentaient de développer en l’exagérant le thème qui leur avait été fourni d’avance.

Cette révélation des dispositions réelles de l’empereur à l’endroit du clergé ne causera d’étonnement qu’aux personnes trop faciles à tromper qui, de parti pris, préfèrent s’en tenir toujours aux apparences ; mais partout, principalement en France, que le nombre en est grand ! Parmi les prêtres en particulier, combien y en a-t-il encore aujourd’hui qui, pour juger des sentimens véritables de Napoléon Ier, n’ont jamais pris connaissance d’autre chose que des lettres d’apparat solennellement adressées par lui aux évêques, des réponses qu’il a faites en public à leurs harangues complimenteuses, ou bien des conversations à effet que pendant le cours de ses voyages à travers la France le chef de l’état croyait bon d’entamer de temps à autre avec les députations d’ecclésiastiques qui se pressaient alors de toutes parts sur son passage. Ces candides serviteurs de Dieu nous permettront de le leur dire avec d’autant plus de respect que leur ingénue confiance dans toute parole sortie de la bouche d’un chef d’empire provient de leur honnêteté même, ce sont là de pauvres sources d’informations. Napoléon Ier a pris soin d’avertir lui-même qu’il fallait se garder de prendre trop au sérieux et trop au pied de la lettre ce qu’il lui arrivait de dire en de pareilles occasions. Ne jamais faire entendre qu’un langage poli, digne et bien veillant aux plus humbles membres d’une église jouissant de la considération générale a toujours été l’une des préoccupations habituelles de tous les souverains ayant, si peu que ce fût, le sentiment des convenances et de leur propre dignité. Napoléon allait plus loin. Il trouvait avantageux et partant licite d’emprunter aux prêtres de l’église catholique auxquels il avait à s’adresser l’accent propre à leur croyance religieuse, quoique cette croyance ne fût pas la sienne, et par la seule raison que cela servait ses desseins. Nous n’inventons rien : à l’époque même dont nous nous occupons,, l’empereur s’appliquait précisément à développer cette savante théorie dans sa correspondance avec le roi de Naples, celui de ses frères auquel il était en ce moment en train de donner les plus singulières leçons de gouvernement. « Puisque vous voulez, lui écrivait-il, que je vous parle de ce qui se fait à Naples, je vous dirai que je n’ai pas été content du préambule de la suppression des couvens. Pour ce qui regarde la religion, il faut que le langage soit pris dans l’esprit de la religion et non dans celui de la philosophie. C’est là le grand art de celui qui gouverne… Le préambule de la suppression des moines aurait été bien, s’il avait été dans le style des moines… Je vous dis cela comme principe général… Les hommes supportent le mal lorsqu’on n’y joint pas l’insulte… Vous savez d’ailleurs que je n’aime pas les moines, car je les ai détruits partout[4]. » Napoléon n’avait pas contre les cardinaux et les évêques cette répugnance instinctive qu’il n’a pas cessé de manifester en effet contre les ordres religieux, dont il a presque toujours parlé comme étant à tout le moins fort inutiles. Il nous est pourtant facile de voir par des lettres adressées à un autre membre de sa famille, le prince Eugène, vice-roi d’Italie, quelle sorte de qualité il appréciait avant tout chez les personnages qu’il destinait à occuper dans la hiérarchie ecclésiastique ces positions éminentes qui pouvaient exercer à son profit ou à son détriment une si grande influence. « Mon fils, lui écrit-il, faites-moi connaître votre opinion sur les remplacemens à faire des évêchés vacans. Il faudrait y nommer des prêtres qui me fussent très attachés, sans aller chercher de vieux cardinaux qui dans des événemens ne nous seconderaient pas[5]. »

C’était afin d’être bien secondé dans sa tâche de chef de gouvernement, c’était pour se mieux ménager l’appui si utile à ses yeux des membres de l’épiscopat, qu’après chacune des victoires remportées sur ses ennemis, quels qu’ils fassent, l’empereur n’avait rien de plus pressé que d’écrire aux archevêques et aux évêques de son empire et de leur demander dans les termes les plus édifians de vouloir bien remercier en son nom le Dieu des batailles de la protection éclatante qu’il avait daigné accorder à l’effort de ses armes[6]. Ces Te Deum étaient en général accompagnés soit d’un discours prononcé par l’évêque dans sa cathédrale, soit d’un mandement qu’il adressait à tous les curés du diocèse. Le ministre des cultes, parfois l’empereur lui-même, ne dédaignaient pas de fournir en de pareilles occasions le canevas des discours ou des mandemens épiscopaux. les Russes étaient-ils pour le moment les adversaires de l’empereur, on ne manquait pas d’insister sur les croyances schismatiques de ce peuple qui ne reconnaissait pas la suprématie du pape, et n’avait pas regardé à se séparer de l’antique communion des fidèles. On recommandait surtout aux premiers pasteurs de l’église de France d’entretenir soigneusement la haine de leurs ouailles contre les sujets de la protestante Angleterre. Les évêques de la Vendée et des départemens de l’ouest étaient plus souvent et plus fortement que les autres invités à se répandre en invective, contre les odieuses machinations de la perfide Albion, probablement parce qu’à une époque encore récente, pendant le cours de nos troubles civils, les habitans de ces contrées avaient entretenu des relations passagères avec le gouvernement de la Grande-Bretagne. « Monsieur Portalis, écrivait l’empereur à son ministre des cultes, il serait convenable, surtout dans la Bretagne et la Vendée, si quelque évêque prenait cela sur lui, qu’il fit un mandement pour faire connaître les persécutions qu’éprouvent les catholiques d’Irlande et recommander de faire des prières pour nos frères les catholiques persécutés d’Irlande, et pour qu’ils jouissent de la liberté des cultes. Il faudrait pour cela prendre connaissance de tout ce qui s’est passé sur ce sujet, et que vous en fissiez un bel article pour le Moniteur, qui pût servir de texte au mandement[7]. » Nous n’avons point entendu dire qu’aucun évêque de France ait jamais osé ne pas tenir compte de ces pressantes recommandations auxquelles le chef de l’état savait bien se garder de donner la forme d’un ordre exprès, mais dont il surveillait de l’œil le plus jaloux la stricte exécution. Les exigences de Napoléon étaient si impérieuses sur ce point, sa méfiance si bien connue, que les évêques naguère réfugiés en Angleterre et qui y avaient vécu pendant de longues années des subsides du gouvernement britannique ne se crurent point dispensés pour cela d’obéir à la consigne impériale. Plusieurs même, sans doute afin de racheter un passé qui les gênait, mirent un zèle habile peut-être, mais en tout cas fort peu chrétien, à se vouloir particulièrement distinguer par la violence de leurs déclamations.

Il ne suffisait pas d’ailleurs de maudire du haut de la chaire les ennemis de la France ; il fallait aussi la faire continuellement retentir des éloges de son glorieux chef. Quand on parlait de lui, la froideur n’était pas de mise ; une certaine réserve dans la louange donnait même lieu à des avertissemens. Sur ce point encore, les témoignages contemporains ne font pas défaut. « Il faut louer davantage l’empereur dans vos mandemens, » disait un jour M. Real, préfet de police, à M. l’abbé de Broglie, évêque d’Acqui, puis de Gand, homme d’ancien régime, doué d’esprit, de savoir et de tact, qui, justement afin de se tirer des embarras qu’il prévoyait sans doute, venait, à propos de la naissance du roi de Rome, de reproduire textuellement les vœux formés par Bossuet pour l’un des petits-fils de Louis XIV. Il paraît que cela n’avait pas été jugé suffisant. « Donnez-moi donc la mesure, demanda le prélat étonné. — Je ne la sais pas. — Est-ce que je devrais en dire autant que tel de mes confrères dont les flatteries déplaisent même à l’empereur par leur énormité ? — Ce serait trop, ce serait trop, répondit en riant M. Real. — Alors, monsieur, donnez-moi exactement, je vous prie, la dose de la louange, afin que je puisse toujours l’atteindre sans jamais la dépasser[8]. » Le préfet de police resta court, et ne donna point cette mesure à l’évêque de Gand.

Napoléon, supérieur par tant de côtés à tous les despotes, avait cela de commun avec eux tous, qu’il entendait ne supporter aucune critique venant de ceux dont il provoquait les éloges. L’habitude de faire lire par les curés dans les églises et quelquefois même au prône les bulletins de l’armée s’était peu à peu établie sans ordre précis de l’empereur. Le ministre des cultes, M. Portalis, et le duc d’Otrante, ministre de la police, s’étaient entendus à ce sujet, pensant se rendre ainsi agréables au maître. Napoléon d’abord n’avait eu ni objections ni scrupules ; mais plus tard, à la suite des journées quelque peu indécises qui précédèrent la victoire éclatante d’Austerlitz, il fut vivement frappé des inconvéniens qu’au point de vue politique cette mesure pouvait avoir. « Je ne trouve point convenable, écrit-il au duc d’Otrante, cette lecture des bulletins dans les églises. Elle n’est propre qu’à donner aux prêtres plus d’importance qu’ils ne doivent en avoir, car cela leur donne le droit de commenter, et quand il y aura de mauvaises nouvelles, ils ne manqueront pas de le faire… Il faut laisser tomber cela. M. Portalis a eu très tort d’écrire sa lettre sans savoir si c’était mon intention[9]. » Quelques jours après, il revient encore sur ce sujet. « ….. Je vous ai déjà fait connaître que je ne désirais pas qu’on fît sortir les prêtres de leurs fonctions et qu’on leur donnât trop d’importance civile. En général il ne faut point se fâcher ni discuter, surtout avec les prêtres, lorsque cela n’est point d’une nécessité absolue ; il faut les maintenir dans leurs limites. C’est un grand mal de leur faire sentir qu’ils ont une importance politique[10]. »

Pour son compte, et surtout depuis la guerre qu’il venait de mener à si glorieuse fin au milieu des populations très catholiques de l’Autriche et de la Bavière, l’empereur, peu désireux d’augmenter en France l’importance politique des prêtres, était en même temps très frappé de l’influence que le clergé était naturellement appelé à exercer sur les habitans de la campagne, sur cette classe immense de citoyens simples, honnêtes et braves, parmi lesquels se recrutaient principalement les plus solides instrumens de sa puissance, c’est-à-dire les soldats de son armée. Il était donc plus que jamais décidé à tâcher d’agir indirectement sur eux par l’intermédiaire de leurs évêques et de leurs curés. Pour mieux y réussir, il était loin de vouloir respecter, en ce qui le concernait lui-même, ces limites un peu confuses qui séparent la puissance civile du pouvoir temporel, et dont il était si effrayé de voir le clergé français sortir jamais, si peu que ce fût. S’il repoussait absolument l’ingérence des prêtres dans les affaires de l’état, il ne lui semblait ni fâcheux ni choquant que l’état se mêlât un peu des choses du sanctuaire. Le choix des évêques, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, dépendait uniquement de lui en vertu même du concordat. Ce n’était pas assez : il désirait avoir aussi la main sur la nomination des vicaires-généraux, des chanoines et des curés de première classe. Il avait imaginé à cet effet une combinaison ingénieuse par laquelle les ecclésiastiques ne pouvaient être promus à ces fonctions d’une nature toute spirituelle, s’ils n’avaient préalablement obtenu des grades dont la collation exclusive devait appartenir à l’université impériale. Était-ce la garantie d’une plus grande somme d’instruction et de lumières que l’empereur se proposait d’obtenir lorsqu’il donnait aux membres supérieurs de l’université la faculté d’ouvrir ou de fermer aux prêtres la carrière des hautes dignités ecclésiastiques ? Il n’est pas interdit d’imaginer qu’une considération de cette nature a dû avoir quelque influence sur lui. Cependant c’est une supposition toute gratuite. Le malheur veut qu’il ne soit pas le moins du monde question de ce motif dans les notes confidentielles adressées à M. Portalis, ministre des cultes, afin de lui indiquer la manière dont il faut procéder à l’organisation des séminaires. L’empereur insiste au contraire avec complaisance et beaucoup de détails sur cette autre conséquence de la mesure qu’il a d’avance arrêtée dans son esprit. Ce qui lui en plaît, c’est « qu’un homme qui, pour être prêtre, n’aura été sous aucune autre dépendance que celle de ses supérieurs ecclésiastiques ne pourra occuper des places de premier rang dans le ministère des cultes que si l’université impériale les lui confère, ce qu’elle pourra refuser, ajoute-t-il immédiatement avec une satisfaction évidente, dans le cas où il serait connu pour avoir des idées ultramontaines ou dangereuses à l’autorité[11]. » Avoir des idées dangereuses ou seulement de nature à déplaire à l’autorité, voilà ce que chacun à cette époque, les prêtres en particulier, devait éviter à tout prix. Nous avons parlé de la surveillance jalouse que l’empereur exerçait sur les mandemens des évêques. Les sermons des simples curés n’échappaient pas davantage à l’attention de ce maître si vigilant, si facile à mécontenter, toujours si prompt à réprimander et à punir. « Faites connaître mon mécontentement à M. Robert, prêtre de Bourges, écrit-il à M. Portalis. Il a fait un très mauvais sermon au 15 août. » Quelquefois il s’adresse à son ministre de l’intérieur pour qu’il redresse les ecclésiastiques qui s’écartent, suivant lui, de leurs devoirs. Le plus souvent ce sont ses commandans de gendarmerie ou de préférence encore son ministre de la police, le duc d’Otrante, qu’il charge de surveiller attentivement la manière dont se comportent les membres du clergé français. « L’abbé de Coucy me fait le plus grand mal, écrit-il à M. Lacépède ; il correspond toujours avec ses diocésains. Je désire qu’on fasse arrêter cet homme et qu’on le mette dans un couvent[12]. » Mais les couvens ne tardent pas à lui sembler un lieu de retraite trop peu sûr. « Il est instant que vous ayez les yeux ouverts sur le diocèse de Poitiers, écrit quelques jours plus tard Napoléon, s’adressant cette fois à Fouché. Il est en vérité honteux que vous n’ayez pas encore fait arrêter l’abbé Stewens. On dort, car comment un misérable prêtre aurait-il pu échapper[13] ! » Son ministre de la police avait habituellement la main plus heureuse, alors son maître lui adressait ses complimens du fond même de la Pologne. « Je vois dans votre lettre du 12 que vous avez arrêté un curé de la Vendée. Vous avez très bien fait, gardez-le en prison[14]. » Est-il besoin de faire remarquer que ces arrestations n’étaient précédées d’aucune enquête ni suivies, d’aucun jugement. Leur nombre devint plus considérable à mesure que les rapports avec le saint-siège devinrent plus tendus, et c’est ainsi que peu à peu, en France comme en Italie, les prisons se peuplèrent d’une foule de prêtres obscurs. Ils étaient relégués tantôt au donjon de Vincennes, tantôt aux îles Sainte-Marguerite, à Fenestrelle, à Ivrée et dans tous les lieux de détention destinés aux crimes politiques, sans qu’il y eût le plus souvent autre chose à leur reprocher que des opinions suspectes en matière de discipline religieuse, quelques propos inconsidérés ou d’insignifians délits auxquels ils avaient été imprudemment entraînés par l’excès de leur zèle ultramontain. Ces malheureux, une fois incarcérés, devenaient dangereux à relâcher, car ils auraient été accueillis et choyés comme des martyrs par les partisans enthousiastes de la cause du saint-père, retenu, lui aussi, prisonnier à Savone. On les gardait donc indéfiniment en prison. Tous ces pauvres ecclésiastiques, dont les noms plébéiens n’ont jamais figuré et ne figureront jamais dans aucune histoire, ou périrent, lorsqu’ils étaient trop âgés, dans les cachots que l’empereur leur avait donnés pour demeure, ou n’en sortirent qu’après sa chute, quelques-uns sans avoir pu jamais deviner quels motifs particuliers avaient jadis motivé leur arrestation !

Cependant ces mesures de rigueur contre les personnes, si efficaces et si multipliées qu’elles fussent, ne formaient encore qu’une partie du système de répression qu’avait adopté l’empereur. Il avait une trop profonde perspicacité, il connaissait trop l’influence des idées sur la conduite des hommes, il savait trop à quel point la controverse la plus modérée, quand elle est habilement conduite, a chance de fortifier les âmes et de les pousser à l’indépendance, pour ne pas livrer une guerre acharnée aux feuilles religieuses qui n’avaient pas la prudence d’aller chercher directement leur inspiration au bureau administratif chargé par lui de diriger l’opinion publique. En religion comme en politique, lorsqu’il fut complètement le maître, il parut tout simple à Napoléon de s’adjuger le monopole de la parole. « M. Portalis m’a fait connaître l’existence de plusieurs journaux ecclésiastiques et les inconvéniens qui peuvent résulter de l’esprit dans lequel ils sont dirigés et surtout de la diversité de leurs opinions en matière religieuse. Mon intention est en conséquence, écrit-il au duc d’Otrante, que les journaux ecclésiastiques cessent de paraître, et qu’ils soient réunis dans un seul journal qui se chargera de tous leurs abonnés. Ce journal, devant servir à l’instruction des ecclésiastiques, s’appellera Journal des Curés. Les rédacteurs en seront nommés par le cardinal-archevêque de Paris[15]. » Ce Journal des Curés, institué par lui et mis sous la direction du cardinal de Belloy, faible et respectable vieillard qui lui était entièrement dévoué, ne le satisfit pas longtemps. « Rendez-moi compte, écrit-il bientôt après à M. Portalis, de ce que c’est que le Journal des Curés. Cette feuille paraît être dans le plus mauvais esprit, contraire aux libertés de l’église gallicane et aux maximes de Bossuet[16]. » « Je vous prie, mande-t-il à la même époque au duc d’Otrante, je vous prie de bien veiller à ce que ces ridicules discours ecclésiastiques, surtout contre les libertés de l’église gallicane, finissent dans les journaux. On ne doit s’occuper de l’église que dans les sermons[17]. » Cette maxime sommaire qu’il entendait imposer aux autres n’était point, paraît-il, à son usage, car il venait, justement dans les premiers mois de cette année 1806, de s’occuper très activement des affaires de l’église, et cela pour régler le nombre, la nature et l’ordre des cérémonies du cultes. « On pourrait, écrivait-il à M. Portalis, en rappelant la nécessite de consacrer les époques solennelles et de diminuer cependant le nombre des fêtes, qui distraient le peuple de ses travaux, proposer deux fêtes : 1° pour le 15 août, celle de la Saint-Napoléon, qui consacrerait à la fois l’époque de la naissance de l’empereur et celle de la ratification du concordat. À cette fête se joindraient les actions de grâce pour la prospérité de l’empire. On chercherait à donner à la procession qui continuerait à se faire ce jour-là un caractère propre à effacer les anciens souvenirs. 2° Le premier dimanche qui suivra le jour correspondant au 11 frimaire, on célébrerait en même temps les succès de la grande armée et l’époque du couronnement. Dans les discours que ferait un membre du clergé, on parlerait particulièrement des citoyens de la commune qui seraient morts à la bataille d’Austerlitz[18]. » Les anciens souvenirs qu’il s’agissait d’effacer étaient ceux de la fête de l’Assomption et, si nous ne nous trompons, du vœu par lequel le roi Louis XIII avait jadis placé la France sous la protection particulière de la sainte Vierge. Le cardinal-légat Caprara entra dans cette idée avec chaleur, au point de s’attirer pour les excès de son zèle les sévères réprimandes du saint-siège. M. Portalis mit toute sorte d’empressement à rédiger le prospectus (sic) de la fête. Dans une lettre qu’il adressa aux évêques et qui portait au bas cette annotation : « pour vous seul, » il n’oublia point d’avertir l’épiscopat entier que le gouvernement souhaitait avant tout qu’on évitât de rappeler ce qu’il nommait, lui aussi, « les souvenirs inutiles. » « Les cérémonies marquées dans le prospectus devaient, disait-il, tout remplacer. » La plupart des évêques ne laissèrent point échapper une si belle occasion de faire montre de leur dévotion enthousiaste pour saint Napoléon. De tous les diocèses de France arrivèrent au ministère des cultes les prières les plus instantes afin d’être autorisés à dédier des chapelles au bienheureux qui avait eu la bonne fortune de donner son nom au chef de l’état. A Nancy, M. d’Osmond, qui était un grand seigneur de l’ancien régime autrefois émigré en Angleterre avec les princes de Bourbon, se dépêcha d’inviter tous les hommes et tous les jeunes gens de toutes les paroisses de son diocèse à former le plus tôt possible de pieuses associations sous le nom de ce grand saint. « A l’audition du nom magique de Napoléon, dit le pieu biographe de M. d’Osmond, les idées s’élevaient, les cœurs s’échauffaient, les masses se mettaient en mouvement et s’agitaient pour la gloire et pour le salut de la patrie[19]. » L’évêque ne se sentait pas d’aise du succès de son heureuse invention. Il se rencontra cependant une légère difficulté : il fallait dans l’office du jour faire tout au moins une mention quelconque de ce bienheureux qui avait l’honneur de recruter tout à coup de si fervens adeptes. Or personne n’en avait jamais ouï parler en Lorraine. « Nous nous occupons à rechercher la légende de ce saint, écrit M. d’Osmond, ou du moins un abrégé de sa vie. Vous le dirai-je ? à la honte de toutes les bibliothèques de la ville de Nancy, vainement nous avons feuilleté tous les volumes qui pouvaient nous en instruire. Les bollandistes sont muets sur son compte, et le martyrologe romain lui-même n’en fait pas mention. » M. d’Osmond, un peu mortifié, s’adressait donc à Paris à M. Portalis[20]. A Paris, même embarras. Le ministre des cultes lui-même n’en savait pas davantage. Il fallut avoir recours au cardinal-légat, qui de son côté s’adressa au saint-siège. Grâce aux efforts de l’infatigable représentant du souverain pontife, on vit enfin paraître à la suite du décret instituant la fête de l’empereur au 15 août la légende du saint désormais si cher, mais la veille encore si profondément inconnu à tout l’épiscopat français. Ce document, tiré des martyrologes et des anciens écrivains, apprit à la France entière, qui l’avait jusqu’alors complètement ignoré, que « sous les empereurs Dioclétien et Maximien, pendant la persécution cruelle qu’ils décrétèrent contre les disciples de Jésus-Christ, un nombre considérable de courageux confesseurs avaient souffert le martyre dans la ville d’Alexandrie en Égypte. Parmi eux, on rencontrait un Neopolis ou Neopolas, nom grec qui, d’après la manière de prononcer introduite en Italie au moyen âge, se serait transformé peu à peu en Napoleo, puis à l’italienne Napoleone[21]. »

Après avoir enrichi le calendrier d’un saint de plus, il ne restait plus à l’empereur qu’à se faire professeur en droit canon, à décréter pour son compte et de son autorité privée des dogmes nouveaux, à prescrire enfin ce qu’en matière de foi les fidèles étaient tenus de croire sous peine de damnation éternelle. Il n’y manqua point. Mme de Staël a parlé avec une juste indignation dans ses Considérations sur la révolution française d’un certain chapitre du catéchisme impérial enseigné jusqu’à la chute de Napoléon dans tous les diocèses de France. Ce qu’elle ne savait point, ce que nous sommes en mesure d’établir, c’est que ce chapitre, qui a trait aux devoirs des sujets envers le souverain, a été rédigé tel quel par l’empereur lui-même en collaboration avec le cardinal-légat Caprara malgré l’invitation formelle et plusieurs fois réitérée que celui-ci avait reçue de Rome de ne se prêter jamais à rien de semblable. Cet épisode, l’un des plus singuliers parmi ceux qui ont marqué les rapports de l’empereur Napoléon Ier avec l’église romaine, est si peu connu, qu’il nous faut nécessairement entrer à ce sujet dans le détail même des faits. Avant de les raconter, et pour mieux montrer ce qu’il y a de vraiment extraordinaire à voir le chef de l’empire français usurper ainsi sur les fonctions les plus sacrées de l’épiscopat, il nous faut, par une dernière citation, constater quelle était à ce moment, c’est-à-dire au commencement de 1806, sa façon de s’exprimer au sujet de la religion et des prêtres. C’est à sa sœur la princesse Élisa que sont adressés les épanchemens de famille de cet étrange catéchiste. « Ma scieur, lui écrit-il le 17 mai 1806, n’exigez aucun serment des prêtres. Cela n’aboutit à rien qu’à faire naître des difficultés. Allez votre train et supprimez les couvens. » Le 24 mai, il reprenait : « Le bref du pape n’est rien tant qu’il restera secret dans vos mains. Ne perdez pas un moment, une heure, pour réunir tous les biens des couvens au domaine… Ne vous mêlez dans aucun dogme. Emparez-vous des biens des moines, c’est là le principal, et laissez courir le reste[22]… »


II

L’article 39 de la loi du 18 germinal an X (cette loi n’est autre que la réunion des articles organiques précédés du texte du concordat) disait, paragraphe 1er du titre III relatif au culte, qu’il n’y aurait plus qu’une liturgie et un catéchisme pour toutes les églises de France. Ainsi que nous avons pris soin de l’établir précédemment,[23], les articles organiques, quoique publiés le même jour dans la même forme et confondus à dessein avec les articles du concordat, n’avaient été l’objet d’aucun arrangement particulier, ni même d’aucune discussion préalable entre le saint-siège et le gouvernement français. Peut-être nos lecteurs se souviennent-ils comment, par l’habile rédaction de quelques-uns des articles organiques, le premier consul avait su reprendre en réalité et dans la pratique ce qu’en principe, au nom des doctrines, immuables et des traditions séculaires de l’église romaine, la fermeté de Consalvi avait refusé de lui concéder par rapport à l’exercice extérieur du culte. Peut-être aussi n’ont-ils pas complètement oublié que l’espoir de faire reviser par l’empereur la plupart des articles organiques avait été l’un des motifs qui avaient le plus influé sur la résolution prise par le saint-père de venir sacrer l’empereur à Paris ; mais cette prière avait été éludée comme toutes les autres, et Pie VII était reparti sans avoir obtenu à cet égard la moindre satisfaction. Il ne paraît pas d’ailleurs que ce projet de Napoléon, d’établir à la fois l’unité dans la liturgie et dans le catéchisme ait, pendant le séjour du pape en France, suscité de sa part aucune objection. L’unité en toutes choses a toujours plu infiniment à la cour de Rome. Elle n’a pas cessé d’y pousser autant qu’il a dépendu d’elle. A la veille et au lendemain du couronnement, Pie VII, encore placé sous le charme de ses premières illusions, avait mille raisons de se flatter que, sur ces affaires de la liturgie et du catéchisme se rattachant de si près au dogme, il serait la première personne consultée par le prince qui semblait attacher tant de prix en ce moment à faire consacrer son pouvoir par les propres mains du vicaire de Jésus-Christ. Comment n’aurait-il pas supposé des dispositions pleines de déférence et de soumission à celui qui revendiquait alors comme le plus beau des privilèges l’honneur de porter, ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs, le titre de fils aîné de l’église ? Sur ce chapitre comme sur bien d’autres, l’église romaine ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était loin de compte, et qu’elle avait adopté un fils très entreprenant et des moins dociles envers sa mère.

Ce fut le lundi 5 mai 1806 que le journal de l’empire révéla tout à coup l’existence d’un décret impérial, daté du 4 avril, approuvé par son éminence, le cardinal-légat et annonçant la publication prochaine d’un catéchisme qui devait désormais être seul en usage dans toutes les églises catholiques de l’empire français. Ce catéchisme, décrété le 4 avril, annoncé le 5 mai, ne fut cependant mis en circulation que dans la première quinzaine d’août 1806. Les difficultés de l’impression, dont la surveillance était spécialement confiée au ministre des cultes, chargé de prendre à cet effet toutes les précautions qu’il jugerait nécessaires, ne furent pas les seules causes de ce retard. La confection du catéchisme lui-même avait donné lieu à beaucoup de tiraillemens. L’empereur, désirant vivement que la rédaction de ce travail ne soulevât aucune objection à Rome, en avait d’abord chargé un théologien italien faisant partie de la légation du cardinal-légat. Cet ecclésiastique étranger, qui n’était guère au courant de nos mœurs et de nos habitudes, à peine de notre langue, s’acquitta, paraît-il, assez mal de sa tâche. Son ouvrage n’était pas acceptable ; grand fut l’embarras de l’empereur. Ce fut l’abbé Émery qui l’en tira. Des personnes auxquelles le ministre des cultes, M. Portalis, l’avait communiqué ayant critiqué sévèrement devant l’abbé Émery le manuscrit du théologien italien et raconté comment le chef de l’état en était lui-même très peu satisfait : « Si j’étais à sa place, dit le supérieur-général de la congrégation de Saint-Sulpice, je prendrais purement et simplement le catéchisme de Bossuet. On déclinerait par là une immense responsabilité[24]. » Cette idée frappa Napoléon. Bossuet, ainsi que nous l’avons déjà dit, était alors en grande faveur auprès de lui, surtout à cause de l’appui qu’il avait jadis prêté à Louis XIV dans ses différends avec le pape Innocent XI. M. Portalis reçut donc ordre de faire rédiger le catéchisme nouveau sous ses yeux, d’accord bien entendu avec le cardinal Caprara, mais par une commission composée exclusivement d’ecclésiastiques français. Ces messieurs eurent pour instructions de reproduire autant que possible le texte primitif dû à l’ancien évêque de Meaux, car la teneur du catéchisme de ce diocèse, avait été, depuis la mort de ce glorieux prélat, légèrement modifiée, en ce qui regardait du moins l’article relatif à l’église, par l’un de ses successeurs, le cardinal de Bissy. La commission au sein de laquelle M. Portalis fit entrer son neveu, l’abbé d’Astros, dont le nom reviendra dans le cours de ce récit, suivit exactement les instructions de Napoléon. Ses travaux préliminaires étaient à peu près terminés vers les derniers mois de l’année 1803 ; mais à cette époque une certaine incertitude régnait dans les projets du chef de l’état. Il venait d’être nommé consul à vie. Cette position intérimaire était loin de lui convenir ; il méditait de se faire bientôt nommer empereur. Rien ne lui parut donc plus naturel et plus opportun que de différer la publication du catéchisme jusqu’au moment où, définitivement monté sur le trône, il saurait au juste à quel titre il devait réclamer l’obéissance des Français. Il n’y a pas lieu de se le dissimuler en effet, le catéchisme en question n’avait de valeur aux yeux de celui qui en avait prescrit, puis suspendu l’achèvement, qu’en raison du parti qu’il espérait en tirer afin d’asseoir plus solidement sa domination, afin de faire religieusement et dogmatiquement consacrer son autorité souveraine sur les prêtres de tout âge qui allaient enseigner et sur les jeunes générations qui allaient désormais apprendre ce nouveau formulaire.

À ce sujet, nul doute n’est permis. Dans le rapport destiné à la publicité qui parut en même temps que le catéchisme, M. Portalis ne manqua point sans contredit de parler avec son autorité accoutumée de l’inconvénient résultant en matière de foi de la multiplicité des catéchismes, qui en France variaient fréquemment d’un diocèse à l’autre. Il prenait soin de constater, ce qui était exact, que l’ancien catéchisme de Bossuet avait principalement dirigé le travail des nouveaux rédacteurs. Il ajoutait, ce qui cessait d’être aussi vrai, que l’ouvrage de ceux-ci n’était, à proprement parler, qu’un second exemplaire de l’ouvrage de Bossuet. Il plaçait donc avec confiance le nouveau catéchisme sous la protection du nom « de ce prélat fameux dont la science, les talens et le génie ont, disait-il en terminant, servi l’église et honoré la nation, et ne s’effaceront jamais de la mémoire des Français. La justice que tous les évêques de la chrétienté ont rendue à la doctrine de ce grand homme nous en garantit suffisamment l’exactitude et l’autorité[25]. » Telles étaient les considérations que M. Portalis avait l’art de présenter au public dans ce langage noble, coulant, un peu pompeux, qui lui était propre. Ce n’était pas la première fois qu’à l’aide de sa facile éloquence le ministre des cultes faisait ainsi passer en France des choses dont la cour de Rome était bien loin d’être satisfaite. Pie VII, qui aimait M. Portalis à cause de sa sincère piété, était en même temps un peu effrayé de la supériorité que son habileté à bien dire lui donnait sur le pauvre légat, auquel il persuadait assez facilement tout ce qu’il voulait : Questo ministro dell’ imperatore e veramente il più gran parlatore del mundo, disait parfois Pie VII. Lorsqu’il vient à correspondre particulièrement avec l’empereur, M. Portalis a soin de laisser de côté les phrases à effet sur les avantages précieux qui résulteraient pour la religion de l’adoption d’un seul catéchisme dans toute la France. Il n’est pas davantage dans sa lettre question de Bossuet, non plus que de la prétendue identité qui existerait entre le travail de la commission qui a été présidée par le ministre des cultes et l’ouvrage sorti des mains du grand évêque de Meaux. En ministre avisé d’un prince dont le temps est précieux, qui n’aime pas les déclamations, peut-être parce qu’il y est passé maître, M. Portalis se borne à appeler son attention sur les passages qui regardent directement son pouvoir et sa personne. Dans cette rédaction du nouveau catéchisme, une seule chose semble importer véritablement : c’est la façon dont, à propos du quatrième commandement de Dieu, on y traitera des devoirs des sujets envers leurs souverains. Jadis on ne désignait pas nommément le prince à l’affection et au respect de ses peuples. N’y a-t-il pas des raisons sérieuses pour déroger à cette règle au profit de l’empereur ? M. Portalis ne l’entretient pas d’autre chose. Voici d’ailleurs sa lettre, datée du 13 février 1806 :


« Sire, votre majesté avait pensé que la rédaction d’un catéchisme uniforme pour toute la France, ordonnée par la loi du 18 germinal an X, devrait être encore différée. Cette intention de votre majesté me fut manifestée avant la constitution de l’empire français. Dans ce moment, ces institutions se trouvent établies, et tous les Français ont le bonheur de vivre sous les lois du plus grand des souverains. J’ai donc pensé que le temps était venu de remettre sous les yeux de votre majesté la partie du catéchisme relative aux devoirs de tout sujet envers son prince. Déjà on avait présenté, avant le nouvel ordre de choses, divers articles sur cet objet. Ces articles parlaient vaguement de la soumission que l’on doit aux puissances et aux chefs des états d’après la doctrine évangélique ; mais il me semble que ces généralités ne suffisent plus. Il s’agit d’attacher la conscience des peuples à l’auguste personne de votre majesté, dont le gouvernement et les victoires garantissent la sûreté et le bonheur de la France. Recommander en général la soumission des sujets à leur souverain, ce ne serait pas, dans l’hypothèse présente, diriger cette soumission vers son véritable but. Le précepte général peut suffire dans les temps ordinaires et quand on vit sous un ordre de choses qui existe depuis longtemps ; mais aujourd’hui le mot souverain n’est qu’une expression vague dont chacun pourrait arbitrairement faire l’application selon ses intentions et ses préjugés. J’ai donc cru qu’il était nécessaire de s’expliquer franchement et de rapporter le précepte d’une façon précise à votre majesté. Cela ôte toute équivoque en fixant les cœurs et les esprits sur celui qui peut seul et doit réellement fixer les esprits et les cœurs… »


Le soin « de diriger la soumission des Français » vers l’empereur n’avait pas seul occupé l’intelligence si prévoyante de M. Portalis, il se demandait s’il ne faudrait pas aussi parler de l’obéissance qui serait également due aux successeurs légitimes de Napoléon ; mais Napoléon n’avait encore aucune idée précise sur le choix de ses futurs successeurs. Personne n’aime d’ailleurs beaucoup qu’on l’entretienne des intérêts de ses héritiers possibles. M. Portalis glisse légèrement sur ce sujet.


«…. Votre majesté prononcera, dit-il, et ses intentions seront accomplies. Dès que votre majesté aura fait connaître ses intentions, l’ouvrage marchera promptement. J’ai l’honneur de la prévenir que M. le cardinal-légat est déjà nanti de tous les pouvoirs nécessaires pour consacrer le nouveau catéchisme[26]. » Lorsqu’un homme doué d’un esprit éminent et d’un immense savoir a, par suite de la faiblesse de son caractère, je dirais presque de l’honnêteté de sa conscience, mis ces qualités d’un si haut prix au service exclusif d’un souverain supérieur lui-même par l’intelligence et dont il subit presque sans s’en douter l’incontestable influence, il devient très difficile de discerner ce qui dans l’œuvre commune doit revenir au maître de ce qui appartient en propre au serviteur. La lettre que nous venons de citer avait-elle été inspirée par une conversation antérieure de Napoléon avec son ministre des cultes, ou bien est-ce M. Portalis qui a suggéré à l’empereur l’heureuse idée « de lier religieusement la conscience de ses peuples à son auguste personne ? » On en est réduit aux conjectures. Toujours est-il que, si l’honneur de l’invention doit être rapporté à M. Portalis, Napoléon l’accueillit avec chaleur, et mit lui-même très efficacement la main à l’exécution. Le catéchisme de Bossuet, dont celui qu’ s’élaborait en ce moment était censé n’être que la reproduction, s’était contenté de consacrer deux courtes lignes à la définition des devoirs des sujets envers leur prince. Le prince lui-même, qui n’était autre alors que Louis XIV, était assez irrévérencieusement confondu avec la foule des supérieurs. « Que nous prescrit encore le quatrième commandement ? disait le catéchisme de Meaux. — Réponse. De respecter tous supérieurs, pasteurs, rois, magistrats et autres. » Voilà qui avait suffi, partant du grand roi, à celui que de son vivant La Bruyère appelait par anticipation un père de l’église, et l’histoire ne nous apprend pas que Louis XIV se soit trouvé offensé d’avoir été mis en seconde ligne après les pasteurs et seulement avant les magistrats. Sous le règne de Napoléon Ier, le chapitre relatif au quatrième commandement s’étend prodigieusement, et prend les plus singuliers développemens. En 1686, une seule et unique leçon avait suffi, dans laquelle était en même temps compris ce qui regardait les cinquième, sixième et neuvième commandemens. En 1806, comme l’obéissance aux autorités établies est devenue chose autrement importante et la pierre angulaire du nouvel édifice, les préceptes concernant ce fameux quatrième commandement n’occupent pas moins de trois leçons. Le chef de l’état se croirait abaissé, s’il acceptait comme Louis XIV une sorte de pêle-mêle avec les autres supérieurs ; il lui faut quelque chose de plus. Napoléon avait d’abord voulu que la question fût ainsi posée et résolue : « la soumission au gouvernement de la France est-elle un dogme de l’église ? » La réponse à cette question, d’après une note qu’il avait lui-même dictée, devait être conçue en ces termes : « oui, l’Écriture enseigne que celui qui résiste aux puissances résiste à l’ordre de Dieu ; oui, l’église nous impose des devoirs plus spéciaux envers le gouvernement de la France, protecteur de la religion et de l’église ; elle nous ordonne de l’aimer, de le chérir et d’être prêts à faire tous les sacrifices pour son service. » Les théologiens de la commission représentèrent à Napoléon que la question ainsi posée ne pouvait se concilier avec les principes, attendu que, l’église étant de sa nature universelle et ses dogmes embrassant toutes les nations qui reconnaissent la suprématie du saint-siège, ils ne pouvaient être appliqués à tel état plutôt qu’à tel autre. L’empereur se rendit à ces raisons, mais il voulut que l’on fît particulièrement mention de lui et de sa dynastie[27]. Les devoirs des Français à l’égard de l’empereur devinrent alors la matière d’un chapitre spécial ; M. Portalis le soumit à l’empereur, qui, d’accord avec son ministre, pesa, revit et remania chaque expression de façon que rien d’essentiel ne fût oublié, et que toutes choses concordassent bien à ses vues. Voici le texte de la leçon relative au quatrième commandement telle qu’elle sortit enfin de ce dernier travail de révision :


Leçon VII. — Suite du quatrième commandement.

« D. Quels sont les devoirs des chrétiens à l’égard des princes qui les gouvernent, et quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre empereur ?

« R. Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’empire et de son trône ; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité spirituelle et temporelle de l’état.

« D. Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre empereur ?

« R. C’est premièrement parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu lui-même. Secondement, parce que notre seigneur Jésus-Christ, tant par sa doctrine que par ses exemples, nous a enseigné lui-même ce que nous devons à notre souverain ; il est né en obéissant à l’édit de César-Auguste ; il a payé l’impôt prescrit, et de même qu’il a ordonné de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, il a aussi ordonné de rendre à César ce qui appartient à César.

« D. N’y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier, notre empereur ?

« R. Oui, car il est celui que Dieu a suscité, dans les circonstances difficiles, pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse profonde et active ; il défend l’état par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur par la consécration qu’il a reçue du souverain pontife, chef de l’église universelle.

« D. Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre empereur ?

« R. Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient à l’ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle.

« D. Les devoirs dont nous sommes tenus envers notre empereur nous lieront-ils également envers ses successeurs légitimes dans l’ordre établi par les constitutions de l’empire ?

« R. Oui sans doute, car nous lisons dans la sainte Écriture que Dieu, seigneur du ciel et de la terre, par une disposition de sa volonté suprême et par sa providence, donne les empires non-seulement à une personne en particulier, mais aussi à sa famille.

« D. Quelles sont nos obligations envers nos magistrats ?

« R. Nous devons les honorer, les respecter et leur obéir, parce qu’ils sont les dépositaires de l’autorité de notre empereur.

« D. Que nous est-il défendu par le quatrième commandement ?

« R. Il nous est défendu d’être désobéissans envers nos supérieurs, de leur nuire et d’en dire du mal.


Ce chapitre ainsi rédigé, il restait encore à obtenir l’approbation positive du cardinal Caprara. M. Portalis avait quelques inquiétudes sur les dispositions du représentant du souverain pontife. Il écrit à ce sujet une seconde lettre à l’empereur.


« Sire, lui mande-t-il le 11 mars 1806, votre majesté a daigné donner son approbation aux articles que j’ai eu l’honneur de lui soumettre sur les devoirs des sujets envers l’auguste personne de notre souverain. Comme ces articles étaient entièrement nouveaux, j’ai cru qu’il fallait avant tout m’assurer que M. le cardinal-légat les passerait sans difficulté aucune et qu’il n’y trouverait rien que de très conforme à la doctrine chrétienne. Je connais le bon esprit de ce cardinal, mais je me défie toujours de l’ergotisme de ses théologiens. En conséquence je lui ai demandé une conférence chez moi, en l’invitant à venir un jour discuter quelques objets intéressans. La conférence a eu lieu. Les articles agréés par votre majesté ont été lus attentivement. J’ai répondu à tout, et il a été convenu que la chose était excellente et nécessaire, et l’approbation des articles dont il s’agit a été définitivement arrêtée… »


Après avoir ainsi longuement entretenu Napoléon de, ce qui touchait exclusivement à sa personne et à son pouvoir, M. Portalis s’occupe enfin un peu dans cette seconde lettre de ce qui regarde « les réformes à opérer dans le rituel, des règles de police ecclésiastique sur les sépultures, sur les mariages, les sacremens, et la célébration des fêtes qui ne sont plus en rapport avec nos mœurs. » Il termine enfin en disant :


« Votre majesté peut être convaincue que tout mon temps et tous mes soins seront consacrés à terminer les objets qui ont des rapports essentiels avec le bien du service. Plusieurs fois les anciens souverains ont projeté et annoncé des changemens qu’ils n’ont pu jamais opérer. Dans les états voisins, on ne peut venir à bout de changer une liturgie. Il n’appartient qu’à votre majesté de tout entreprendre et de tout exécuter pour le bonheur et la gloire de la nation soumise à son empire et à ses lois[28]. »


S’il partageait les appréhensions de son ministre à l’égard du jugement que les théologiens de la cour de Rome pourraient porter sur le nouveau catéchisme, l’empereur savait d’avance à quoi s’en tenir sur les dispositions du cardinal-légat. C’était d’accord avec Caprara qu’il avait rédigé cette septième leçon du quatrième commandement. L’abbé d’Astros a toujours repoussé l’honneur d’y avoir mis la main. Des hommes considérables, des ecclésiastiques dignes de toute créance qui existent encore dans le diocèse de Toulouse, se souviennent parfaitement d’avoir entendu l’abbé d’Astros, devenu cardinal, raconter comment le légat Caprara fut avec l’empereur le vrai rédacteur de ces développemens insolites donnés aux devoirs des Français envers le chef de l’empire[29]. Ce qu’ils ont ignoré, ce dont ni M. Portalis, ni l’abbé d’Astros, ni les membres de la commission chargés de confectionner le nouveau catéchisme ne furent alors informés, et ce que le public de nos jours sera, je crois, étrangement surpris d’apprendre, c’est que loin d’être en rien autorisé par sa cour à favoriser la création d’un nouveau catéchisme, le représentant du saint-siège à Paris avait reçu de Pie VII les ordres les plus formels pour agir dans un sens diamétralement opposé. La correspondance du cardinal Consalvi avec le cardinal Caprara ne permet à ce sujet aucun doute. Elle établit de la façon la plus authentique qu’en cette occasion comme en tant d’autres le légat, animé peut-être des meilleures intentions, non-seulement ne se conforma point à ses instructions, mais qu’il prit résolument, lui d’ordinaire si timide, le contre-pied de la ligne de conduite qui lui avait été soigneusement tracée. Il y a plus : afin de n’être pas gêné par de nouvelles et plus impératives injonctions qui pouvaient lui arriver de Rome, il laissa le saint-père dans la plus complète ignorance de ce qui se passait à Paris ; il ne se fit aucun scrupule de garder un absolu silence sur cette longue élaboration du catéchisme impérial qui se faisait sous ses yeux, de son consentement et avec sa pleine connivence. Voici exactement ce qui se passa entre la cour de Rome et son représentant à Paris.

A une époque qui doit remonter aux temps assez courts écoulés entre le consulat à vie et l’élévation de l’empereur au trône, le cardinal Caprara avait envoyé en communication à Rome un projet de catéchisme qui devait être, dans la pensée du gouvernement impérial, destiné à l’instruction religieuse des jeunes enfans en France. Il recommandait le plus grand secret au cardinal Consalvi, et sollicitait l’avis du saint-père sur ce travail, qui n’était autre probablement que celui dont nous avons déjà parlé, et qui était dû à l’un des théologiens de la légation romaine. Ainsi qu’il lui arrive fréquemment, la cour de Rome tarda longtemps à répondre. Peut-être ce retard était-il simplement imputable aux habitudes lentes et minutieuses des congrégations ecclésiastiques qui sont officiellement chargées d’examiner les affaires de cette nature. Peut-être y entrait-il aussi un peu de calcul et, de la part du Vatican, le secret désir de n’avoir pas à se prononcer sur des questions passablement épineuses, ou bien encore, si l’on s’en rapporte au secrétaire d’état de sa sainteté, peut-être fallait-il expliquer simplement ces délais prolongés par l’étude approfondie que méritait un objet de cette importance[30]. Toujours est-il qu’au 18 août 1805 Caprara fut obligé d’insister de nouveau pour qu’on lui renvoyât de Rome le plus tôt possible le catéchisme qu’il avait précédemment communiqué. Dans sa dépêche, le légat témoignait ne pas bien savoir « si l’on peut donner à chaque évêque la faculté de se servir du catéchisme que chacun croira préférable, ou si le gouvernement français a le droit d’en déterminer un qui soit le même pour toute l’étendue de l’empire[31]. » La question ainsi posée était assez embarrassante à résoudre pour le Vatican, toujours si désireux de voir établir partout l’unité et si naturellement porté à favoriser toutes les mesures qui y tendent. Avec sa finesse ordinaire, Consalvi soupçonna, à tort ou à raison, que cette démarche en apparence si simple et qui paraissait même dictée par un esprit de déférence pouvait cacher un piège tendu à la bonne foi du saint-siège. S’il n’en accusait point le légat lui-même, sa méfiance était très éveillée à l’égard de l’empereur, et rien ne le détournait de penser que la question posée sous forme de doute par le cardinal Caprara lui avait peut-être été suggérée par le souverain profondément habile dont Caprara servait alors aveuglément tous les desseins. La réponse du secrétaire d’état, péremptoire quant au fond, fut donc remplie dans la forme de la plus grande réserve et empreinte d’une extrême circonspection.


« Le saint-siège a toujours souhaité, disait Consalvi, l’uniformité dans la manière d’enseigner ou d’apprendre la doctrine chrétienne, et à cette fin le pape Pie V, en conséquence du décret du concile de Trente, avait ordonné l’impression du catéchisme romain pour les curés, le pape Clément VII celle du catéchisme de Bellarmin pour les enfans. Néanmoins la liberté du choix n’a jamais été enlevée aux évêques et, particulièrement à ceux d’outre-monts, sous la réserve seulement de ce qui est prescrit par Benoît XIV dans la constitution Etsi minimum…… ch. 17. Ainsi, pourvu que l’on observe ces sages prescriptions du pape Benoît XIV, le saint-père, à l’exemple de ses prédécesseurs, ne supposera point à ce que les évêques de France adoptent chacun le catéchisme qu’il croira le plus convenable aux circonstances particulières de son troupeau ; mais sa sainteté ne pourrait souffrir en aucune façon que quelque évêque fît choix d’un catéchisme qui aurait déjà été condamné par le saint-siège, ou qui, quoique n’ayant pas encore été condamné parce qu’il serait inconnu, contiendrait des doctrines corrompues ou seulement suspectes.

« Au second cas, c’est-à-dire si le gouvernement voulait donner la préférence à un Catéchisme ou peut-être en composer un nouveau et en imposer d’autorité l’usage aux évêques, sa sainteté ne pourrait regarder cet acte que comme une injure faite au corps entier de l’épiscopat. Sa sainteté fait remarquer que le divin législateur a donné à ses apôtres seuls et aux évêques leurs successeurs et non à d’autres le pouvoir d’enseigner. Il s’agit de la doctrine de la foi dont Dieu a donné le dépôt à l’épiscopat et particulièrement au chef des évêques et des maîtres chargés d’enseigner à tous les fidèles, non-seulement pour ce qui regarde la substance du dogme catholique, mais encore pour ce qui regarde les mots, les expressions et la méthode, car celui qui a reçu le pouvoir d’enseigner a reçu également le pouvoir de choisir la méthode à suivre dans l’enseignement. Un seul mot peut avoir une grande influence sur la substance de la doctrine, et c’est pour des mots seuls, et sur l’usage qu’on en a fait, qu’il s’est élevé dans l’église de très graves discussions, qui n’ont pu souvent être terminées que par des définitions données par les conciles généraux ou par des jugemens apostoliques. Il n’appartient donc pas au pouvoir séculier de choisir ni de prescrire aux évêques le catéchisme qu’il aura préféré. Cela appartient au jugement seul de l’église. Ensuite sa sainteté pourrait encore bien moins tolérer en silence que le nouveau catéchisme que l’on proposerait aux évêques fût adapté à l’esprit du temps, comme on a lieu de le supposer. Le saint-père remarque avec une vive douleur que cet esprit du temps n’est que trop un esprit d’irréligion, d’incrédulité, ou tout au moins un esprit de nouveauté, d’indifférence et de penchant à adopter toutes les sectes chrétiennes. Il est impossible que l’empereur des Français, avec sa piété et sa religion, veuille suivre un pareil esprit, qui porterait d’ailleurs le désordre dans l’empire même, et donnerait occasion à des discordes et à des schismes qu’il a employé tant d’efforts à étouffer.

« Il sera donc digne du zèle de votre éminence que, comme évêque et comme légat du chef des évêques, elle s’emploie de tous ses moyens pour empêcher qu’un pareil catéchisme ne soit publié. S’il arrivait à votre connaissance que quelqu’un visât à surprendre la religion de l’empereur pour en obtenir l’autorisation de promulguer un catéchisme de cette espèce, que votre éminence n’hésite pas à prévenir sa majesté et à lui dire, au nom de sa sainteté, qu’elle se garde des auteurs de semblables conseils, et que le saint-père est persuadé qu’en matière de doctrine sa majesté impériale ne pense certainement pas à s’arroger une faculté que Dieu confie exclusivement à l’église et au vicaire de Jésus-Christ.

« Sa sainteté m’ordonne de dire à votre éminence pour sa gouverne que dans la partie du catéchisme renvoyée par ce même courrier qui a été lue et examinée, il s’est trouvé des inexactitudes, des défauts et beaucoup de choses qui auraient besoin d’être corrigées ; mais, admettant qu’on eût la facilité et le temps de l’approfondir et de l’examiner en entier, le saint-père n’en éprouverait pas moins une grande répugnance à faire ce que n’a jamais fait aucun de ses prédécesseurs, à savoir de prescrire aux évêques d’une nation tout entière l’emploi d’un même catéchisme pour les enfans, et dont il ne serait pas permis à un prélat de se départir selon les besoins de leurs diocèses réciproques… » Rien de plus clair, de plus précis, rien de plus impératif que ces termes de la dépêche du cardinal-secrétaire d’état prescrivant au nom de sa sainteté l’attitude que son légat devait prendre dans une affaire si importante, qui tenait une si grande place dans les pieuses préoccupations du souverain pontife. Cette manifestation solennelle de la volonté bien arrêtée de Pie VII était arrivée à son représentant à Paris, comme le prouve la date du 18 septembre 1805, longtemps avant que la commission ecclésiastique présidée par M. Portalis n’eût achevé ses travaux. Caprara était donc parfaitement à même de s’en servir pour arrêter toute chose, ou du moins pour calmer l’ardeur des membres de cette commission, la plupart fort dévoués au saint-siège. Il suffisait de leur montrer sa dépêche. La principale préoccupation du cardinal-légat fut au contraire de la tenir profondément secrète. Lorsque les travaux de la commission furent terminés, Caprara, qui n’avait point reçu d’autres instructions modifiant les premières, Caprara, qui n’avait pas mandé un seul mot à Rome de ce qui se passait sous ses yeux, annonça le 13 février 1806 à M. Portalis qu’il était autorisé à consacrer le nouveau catéchisme. Le 30 du même mois, il donna officiellement l’approbation solennelle et canonique qui précède le décret du 4 avril de l’empereur. Enfin parut non point encore le catéchisme même, mais un article dans le journal de l’empire annonçant qu’un catéchisme uniforme et obligatoire pour tous les diocèses de France allait être prochainement imprimé avec approbation officielle du cardinal-légat. Cette nouvelle tomba tout à coup au milieu de Rome apportée par la feuille française qui avait été distribuée à Paris le 5 mai 1806. Le secrétaire d’état avait été si bien tenu par le cardinal Caprara dans la plus complète ignorance de tout ce qui s’était passé en France depuis sa dépêche du 18 septembre 1805, qu’il commence d’abord par mettre en doute la vérité de la nouvelle contenue dans le journal de l’empire.


« Sa sainteté, écrit-il à Caprara, a lu dans les journaux un article relatif à la promulgation d’un décret du 4 avril sur le catéchisme général pour tout l’empire français et un décret de votre éminence qui approuve ce catéchisme et règle l’usage que tous les évêques de France doivent en faire. Votre éminence n’a rien écrit à ce sujet à sa sainteté qui l’ait autorisée à croire à l’existence de ce décret. Le saint-père se flatte que votre éminence n’aura pas perdu de vue tout ce que je lui ai signifié par son ordre dans ma dépêche du 18 septembre 1805 au sujet du catéchisme, lorsque, pour satisfaire à son très vif désir, je lui renvoyai celui qu’elle m’avait transmis sans qu’on eût pu en achever l’examen. Sa sainteté, dans l’hypothèse que la nouvelle donnée par les journaux serait vraie, ignore si le catéchisme publié est le même que celui qui lui avait été soumis… Sa sainteté m’ordonne de dire à votre éminence que dans des objets aussi importans elle désire que vous preniez avant tout l’avis du saint-siège, puisqu’il vous sera toujours facile de répondre, sans blesser qui que ce soit et avec toute raison, que votre éminence a besoin de consulter d’abord sa sainteté, et l’on évitera ainsi tout ce qui pourrait causer le moindre déplaisir… »


Le cardinal-légat fit pour cette seconde dépêche ce qu’il avait fait pour la première ; il la tint complètement secrète.


III

C’est, à vrai dire, le fond même des choses qui est étrange dans cette affaire du catéchisme impérial, dont les détails les plus saillans sont pour la première fois révélés ici au public. Quant à la conduite tenue par les deux gouvernemens soit à Paris, soit à Rome, quant à l’attitude prise par les personnes mêlées à cet incident, elles n’ont rien qui puisse surprendre ceux de nos lecteurs qui ont pris la peine de suivre attentivement, dans cette étude déjà un peu longue, le développement des caractères et l’enchaînement des faits. Chacun des acteurs au contraire semble être d’un bout à l’autre resté fidèle à son rôle ordinaire. En faisant si longtemps attendre, en n’envoyant même pas du tout son avis sur le catéchisme qui lui avait été préalablement et confidentiellement soumis, le Vatican s’était conformé à l’une de ses plus anciennes et plus chères traditions. Jusqu’en ces derniers temps en effet, — où parfois elle a paru changer un peu ses allures, — l’église romaine n’a pas cessé de montrer la plus grande et, selon nous, la plus raisonnable répugnance à se laisser considérer, en matière de foi religieuse et de discipline ecclésiastique, comme une sorte de tribunal de consultation qui prononcerait conjecturalement et doctrinalement sur des questions théoriques, que des événemens déjà accomplis n’auraient pas forcément imposées à sa juridiction. La lenteur qu’en pareilles occasions les congrégations cardinalesques mettent à formuler leur avis, est proverbiale à Rome même, où personne n’est jamais pressé. A propos d’une affaire très délicate et très ardue dans laquelle ils savaient engagée l’ambition personnelle du terrible souverain de la France, il n’y avait pas grande hâte à espérer de la par de vieillards fort circonspects, un peu timides, qui se sont toujours regardés comme les gardiens du dépôt précieux de la foi. Nous doutons même que le prudent ministre de sa sainteté les ait cette fois bien vivement pressés d’abréger les délais accoutumés. Il était naturel que Consalvi aimât mieux se charger d’écrire lui-même diplomatiquement au représentant du saint-siège. Ayant vite compris de quoi il s’agissait, prévoyant avec une sorte de divination instinctive pour quelles fins l’empereur songeait à faire composer un nouveau catéchisme, le ministre de sa sainteté avait pris toutes les précautions qui dépendaient de lui, lorsqu’en termes si clairs il avait, au nom de Pie VII, enjoint à son représentant à Paris de détourner l’empereur d’un pareil dessein.

La chose une fois faite et le malencontreux catéchisme ayant paru non-seulement sans opposition de la part du légat, mais avec son approbation officielle et publique, il ne restait plus qu’une ressource au Vatican : démentir solennellement Caprara, le réprimander vertement et jeter ainsi dans l’église et dans l’état une immense perturbation. Ce sont là de ces extrémités auxquelles le saint-siège a rarement recours. Elles répugnaient particulièrement au caractère si doux de celui qui occupait en ce moment la chaire de saint Pierre. D’autres affaires, plus graves encore s’il est possible, dans lesquelles sa conscience de souverain pontife était à ses yeux plus directement engagée, réclamaient d’ailleurs à ce moment toute la vigilance et toute la fermeté de Pie VII. Ces affaires touchaient alors à leur crise définitive. Il ne parut ni prudent ni opportun au chef de l’église de se jeter dans une seconde complication et de fournir à l’empereur déjà si irrité des griefs nouveaux qui, à propos d’une question particulière à la France, pouvaient nuire à l’apaisement des discussions où se jouait en ce moment le sort de la chrétienté tout entière. Pie VII ne commit point cette faute. Il eut au contraire la sagesse de se résigner à ce qu’il ne pouvait plus désormais empêcher. Non-seulement il ne protesta point, mais il garda le silence, du moins à l’égard du gouvernement français. Toutefois la confiance déjà fort entamée que le Vatican accordait encore à son représentant à Paris ne résista point à cette dernière épreuve. A Rome, on avait pris son parti des complaisances infinies de Caprara envers l’empereur, on avait passé par-dessus ses défaillances quotidiennes au sujet des communications qu’il était chargé de transmettre au gouvernement français ; on ne lui pardonna point le rôle joué dans cette affaire du catéchisme. Aux yeux de Pie VII et de Consalvi, l’ensemble de la conduite du légat à propos d’une question si grave, qui regardait la religion encore plus que la politique, constituait de sa part un véritable manquement à ses devoirs les plus essentiels soit comme ambassadeur, soit comme membre du sacré-collège. A partir de ce jour, le Vatican, tout en continuant à se servir pour les affaires courantes de l’intermédiaire de son représentant officiel près de la cour des Tuileries, se mit à le considérer et à le traiter comme étant l’agent de l’empereur des Français plutôt que le sien propre. En cela, le Vatican ne se trompait guère. Telle avait toujours été la pente naturelle du cardinal Caprara. A l’époque dont nous nous occupons, son zèle à seconder sans réserve toutes les vues de Napoléon était arrivé à son comble. Ce n’avait pas été sans utilité pour sa politique qu’au moment où tant de magnifiques apanages ecclésiastiques s’étaient trouvés à sa disposition Napoléon avait doté l’ambassadeur de sa sainteté du riche évêché de Milan, et fait ainsi de lui un évêque français, son sujet et son obligé. Quand les devoirs résultant de cette double situation le sollicitaient à la fois dans des sens trop opposés, les hésitations de Caprara devaient être pénibles à sa conscience, et le combat devait être fort rude à soutenir. L’issue en fut toujours celle qu’avait prévue l’empereur. Le représentant du saint-siège finissait immanquablement par incliner du côté de l’homme extraordinaire pour lequel il éprouvait (toute sa correspondance en fait foi) la plus vive et la plus sincère admiration, qui voulait bien à son tour lui accorder quelque amitié, et savait même, quand il était content des services de son archevêque de Milan, les reconnaître aussitôt par de sensibles marques de sa munificence. La récompense suivit de près cette fois les bons procédés dont le cardinal Caprara avait usé envers le chef de l’empire français. C’était le 11 mars 1806 que M. Portalis avait mandé à l’empereur l’approbation donnée par le légat à la septième leçon du quatrième commandement ; le 23 mars de la même année, douze jours après, l’empereur écrivait au prince Eugène : « J’achèterai volontiers à Caprara son palais de Bologne ; quand il me coûterait quelques centaines de mille francs de plus, j’en ferai le sacrifice pour retirer Caprara de l’abîme où il est. Chargez mon intendant de traiter de cet achat, que je ferai payer en plusieurs années en donnant des sûretés aux créanciers. Je connais tous les défauts de Caprara, je vous le recommande ; c’est un des premiers et des plus constans amis que j’aie eus en Italie[32]… »

Tout n’était pas fini toutefois. On n’était encore qu’aux premiers jours de mai, le catéchisme nouveau avait été solennellement annoncé, il était universellement attendu ; mais on ne le voyait point faire son apparition officielle. Pourquoi ce nouveau retard ajouté à tant d’autres ? Ici se place un dernier épisode qui achève de donner son véritable caractère aux rapports alors existans entre l’empereur et les membres du clergé français. Nous le raconterons rapidement, non sans entrer toutefois dans quelques détails absolument nécessaires, car il est par lui-même tout à fait instructif.

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, un peu de bruit s’était produit, surtout dans le monde ecclésiastique, autour du nouveau catéchisme, à l’élaboration duquel trop de personnes avaient pris part pour que, par suite des indiscrétions commises, il ne fût pas à l’avance un peu connu, au moins dans ses parties les plus essentielles. Le chapitre relatif aux devoirs des Français envers Napoléon, leur souverain, avait en particulier donné lieu, on le devine, à toute sorte de commentaires. Il s’en fallait de quelque chose que les membres du clergé, même parmi l’épiscopat, donnassent tous également leur entière approbation à cette singulière leçon du quatrième commandement. Aux yeux de quelques-uns, l’initiative prise par le pouvoir civil dans une affaire de cette nature était un véritable empiétement sur les fonctions du sacerdoce, et pouvait avoir les suites les plus fâcheuses. « Est-ce à lui, écrivait à l’un de ses amis M. d’Aviau, archevêque de Bordeaux, est-ce à lui de se mêler de ces questions-là ? Qui lui en a donné la mission ? À lui les choses de la terre, à nous les choses du ciel. Bientôt, si nous laissons faire, il mettra la main à l’encensoir, et peut-être voudra-t-il plus tard monter à l’autel. En vérité, cela ne se peut pas. Principiis obsta, sero medicina paratur…..[33]. » Sans s’exprimer aussi vertement que M. l’archevêque de Bordeaux, d’autres prélats avaient au fond même répugnance à faire enseigner dans leur diocèse les préceptes contenus dans le texte de la septième leçon du quatrième commandement ; mais le moyen d’avouer une pareille répugnance et d’en exposer publiquement les motifs ! Dans le clergé officiel, personne n’y songea un seul instant. On se rejeta d’un autre côté, et les critiques se portèrent sur certains points qui pouvaient donner également prise et se discuter avec moins de péril.

Napoléon, depuis qu’il s’était fait inspirateur de mandemens et rédacteur de catéchisme, n’avait pas si bien épousé les sentimens de sa nouvelle profession qu’il n’eût gardé encore quelque chose de l’ancien levain et retenu quelques façons de penser propres aux gens du siècle. C’est ainsi qu’il n’acceptait pas volontiers la doctrine « hors de l’église point de salut. » Bossuet, son évêque de prédilection, l’avait bien avancé dans la troisième leçon de la seconde partie de son catéchisme ; mais Bossuet cette fois, avait tort. L’empereur n’avait pas voulu que l’identité annoncée du nouveau catéchisme avec l’ancien ouvrage de l’évêque de Meaux fût poussée jusqu’à ce point. Il n’était donc gestion de rien de semblable dans le catéchisme impérial. Ce fut à cette lacune que s’attachèrent de préférence les ecclésiastiques qui n’étaient point contens du travail de la commission présidée par M. Portalis. Les réclamations furent d’autant plus vives de leur part qu’ils espéraient faire ainsi repousser du même coup, avec l’ensemble d’un catéchisme si défectueux, cette leçon du quatrième commandement dont personne n’osait parler, qui n’en était pas moins présente à tous les esprits et faisait à elle seule, quoiqu’elle ne fût pas même nommée, tout le fond du débat. L’empereur et M. Portalis ne laissaient pas d’être un peu contrariés par cette opposition inattendue, latente et déguisée, qui se plaignait assez haut sans articuler pourtant le vrai mot de la chose. Bientôt elle fut soutenue par l’intervention soudaine d’un auxiliaire inespéré. Cet auxiliaire n’était autre que le cardinal Fesch lui-même.

Le cardinal Fesch, rappelé de Rome par l’empereur, était revenu en France un peu troublé, comme nous l’avons déjà dit, dans sa conscience de prêtre du rôle que son neveu lui avait, pendant son ambassade, fait jouer à l’égard du père commun des fidèles. Il était donc très disposé à donner à l’église romaine et en particulier à Pie VII la preuve que, dans les questions où la politique n’était pas directement engagée et qui touchaient aux principes professés par le saint-siège, le Vatican pouvait toujours compter sur lui. Sur la question alors pendante, qui a divisé beaucoup de bons esprits et n’est pas encore à l’heure qu’il est, si nous ne nous trompons, complètement fixée par les autorités compétentes, l’oncle de l’empereur était loin de penser comme son neveu. Dès qu’on lui eut donné au ministère des cultes connaissance du nouveau catéchisme, le cardinal Fesch consulta les membres les plus éclairés de l’ancien clergé français et parmi eux en première ligne l’abbé de Boulogne, auquel il demanda un travail par écrit sur les objections que pouvait soulever l’ouvrage sorti du sein de la commission ecclésiastique. Cet illustre orateur, que déjà la voix publique appelait à l’épiscopat, rédigea quelques notes dans lesquelles il releva certains articles défectueux qui s’étaient glissés dans le nouveau catéchisme. Il ne manqua pas d’insister surtout sur l’omission fâcheuse de la doctrine « hors de l’église point de salut, » doctrine enseignée dans tous les anciens catéchismes, et qui était chère aux membres du clergé catholique de France. Le cardinal Fesch, ayant trouvé fort justes et fort importantes les observations de l’abbé de Boulogne, courut sur-le-champ à Saint-Cloud pour les communiquer à l’empereur.

À cette nouvelle, les ecclésiastiques secrètement opposés à la leçon du septième commandement se flattèrent d’avoir victoire gagnée, et qu’après cette conférence entre l’oncle et le neveu il ne resterait plus rien du nouveau catéchisme. Leur attente fut trompée et leur joie de courte durée. Le cardinal Fesch avait objection au chapitre du nouveau catéchisme qui reconnaissait la possibilité du salut pour les âmes nées en dehors de l’église catholique ; mais il n’en avait aucune contre les développemens inattendus donnés au quatrième commandement. On ne sait pas en détail ce qui se passa dans l’entrevue de Saint-Cloud. Le résultat seul en est connu. « Le chef du gouvernement, dit M. Jauffret, tenait beaucoup à ce que le nouveau catéchisme fût partout favorablement accueilli à cause du chapitre qui le concernait ; c’est pourquoi il donna des ordres pour qu’on modifiât les passages qui pouvaient faire suspecter la doctrine de ce livre. On rétablit même au chapitre de l’église les expressions : hors de l’église point de salut, que les éditeurs avaient cru devoir rendre autrement[34]. » Il est facile de comprendre en effet que l’empereur ait eu dans cette circonstance de la peine à se défendre sérieusement contre son oncle. « Quoi ! pouvait lui dire avec une grande force de raisonnement le cardinal Fesch, vous voulez de la damnation éternelle pour ceux qui se tiennent en dehors de votre gouvernement, ou bien qui ont seulement le tort de n’être pas animés à l’égard de votre majesté d’un amour suffisant, et vous ne voulez pas que l’église menace d’une peine semblable ceux qui ne reconnaissent pas son autorité ! Cela serait contradictoire. » À cette argumentation ad hominem, il n’y avait trop rien à répondre. Comme il ne s’agissait après tout que de laisser damner quelques âmes de plus, l’empereur n’y regarda pas de trop près, et accepta la transaction qui était, comme à l’ordinaire, tout à son profit.

Les derniers obstacles ainsi levés, le catéchisme parut dans la première quinzaine d’août 1806, un peu avant la fête de l’empereur. Parmi les évêques français, le plus grand nombre applaudit. Tout prétexte ostensible étant désormais ôté aux opposans, qui d’ailleurs n’étaient pas bien nombreux, ils se résignèrent ou du moins gardèrent le silence jusqu’aux jours où, l’empereur étant tombé, il leur devint possible de le rompre sans danger.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1867.
  2. Mémoires de Napoléon, t. IV, p. 236.
  3. Voyez la Revue du 15 septembre 1866.
  4. lettre de Napoléon au roi de Naples, Finkestein, 14 avril 1807.
  5. Lettre de l’empereur Napoléon Ier au prince Eugène, Paris, 17 février 1806.
  6. Voyez les lettres de l’empereur aux archevêques et évêques de son empire en date des 18 octobre, 3 décembre 1805, 31 décembre 1806,17 juin 1807.
  7. Lettre de l’empereur à M. Portalis, 21 avril 1807.
  8. Lettre de l’abbé de Broglie, évêque de Gand, à M. le comte de Chauvelin, conseiller d’état, 11 septembre 1810.
  9. Lettre de l’empereur Napoléon Ier à M. Fouché, Schœnbrunn, 25 décembre 1805.
  10. Lettre de l’empereur à M. Fouché, Munich, 4 janvier 1806.
  11. Notes pour le ministre des cultes, Saint-Cloud, 30 juillet 1806. — Correspondance de Napoléon Ier, t, XIII, p. 15.
  12. Lettre de l’empereur à M. Lacépède, 2 juin 1805.
  13. Lettre de l’empereur à M. Fouché, 30 juin 1805.
  14. Lettre de l’empereur à M. Fouché, 24 janvier 1807.
  15. Lettre de l’empereur à M. Fouché, 7 février 1806.
  16. Lettre de l’empereur à M. de Portalis, 14 août 1807.
  17. Lettre de l’empereur à M. Fouché, 1er août 1807.
  18. Note pour le ministre des cultes. Correspondance de Napoléon, Paris, 12 février1806.
  19. Vie épiscopale de Mgr d’Osmond, par l’abbé Guillaume ; Nancy 1862.
  20. Lettre à M. Portalis, 25 avril 1806.
  21. Collection des Mandemens de Nancy-Toul, 1802 à 1812, 3 juin 1806. Extrait de l’ouvrage de l’abbé Guillaume.
  22. Lettres de l’empereur à la princesse Élisa, du 17 et du 24 mai 1806. — Correspondance de l’empereur Napoléon Ier, t. XII.
  23. Voyez la Revue du 15 septembre 1866.
  24. Histoire de Mgr d’Aviau du Bois de Sanzay, par M. l’abbé Lyonnet ; Paris 1847.
  25. Rapport de M. Portalis à l’empereur sur le catéchisme de 1806.
  26. Lettre de M. Portalis à l’empereur, 13 février 1806.
  27. Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du dix-neuvième siècle, t. II, p. 163. Cet ouvrage est de M. Jauffret (Joseph), frère de l’ancien évêque de Metz, plus tard archevêque d’Aix, qui avait été premier vicaire du cardinal Fesch et fort lié avec lui. M. Jauffret était lui-même chef du secrétariat au ministère des cultes sous M. Portalis. Après la mort de M. Portalis, il continua d’y exercer diverses fonctions, notamment celle de secrétaire-général. Ces circonstances et l’honorabilité bien avérée de M. Jauffret donnent une grande autorité aux détails que contiennent ses trois volumes, écrits avec une grande modération, et qui sont d’ailleurs assez peu connus du public.
  28. Lettre de M. Portalis à l’empereur au sujet du catéchisme, 11 mars 1806.
  29. Vie du cardinal d’Astros, archevêque de Toulouse, par le révérend père Caussette, p. III.
  30. Lettre du cardinal Consalvi au cardinal Caprara, 18 septembre 1805.
  31. Dépêche du cardinal Caprara au cardinal Consalvi, cotée n° 210,18 août 1805.
  32. Lette de l’empereur au prince Eugène, 23 mars 1806.
  33. Histoire de Mgr d’Aviau Du Bois de Sansay, par M. l’abbé Lyonnet, p. 549. Le courage de M. d’Aviau n’alla pas susqu’à ne point approuver le nouveau catéchisme. Il ne s’agissait de rien de semblable en ce temps-là ; mais sous différens prétextes ce prélat, dont nous aurons à louer plus tard la tranquille énergie, trouva moyen de se dispenser d’en faire usage dans son diocèse.
  34. Mémoires sur les Affaires ecclésiastiques du dix-neuvième siècle, t. II. — Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, t. II, p. 50.