L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/03
III.
PUBLICATION DU CONCORDAT.
Les mémoires du cardinal Consalvi offrent aux amateurs de la vérité historique e une source abondante de renseignemens instructifs. Avec l’aide du très véridique secrétaire d’état de Pie VII, nous avons déjà pu faire assister les lecteurs de la Revue aux séances les plus secrètes du conclave ouvert à Venise au mois de novembre 1799. Grâce à lui, nous avons également essayé de leur raconter le détail des négociations épineuses qui précédèrent, en 1801, la signature du concordat. Nous voudrions reprendre aujourd’hui ce travail forcément interrompu sur les rapports de l’église avec l’état pendant la durée du premier empire[1]. Exposer sans dénigrement comme aussi sans faiblesse les erreurs de conduite des gouvernemens tombés a toujours passé pour une tâche patriotique et profitable à la chose publique. Il semble que cette tâche doive être particulièrement utile à une nation qui a, comme la nôtre, changé si souvent de régime, et après chaque changement voit avec quelque désappointement les mêmes problèmes se dresser incessamment devant elle. Au premier rang de ces questions ardues, qui s’imposent de nouveau quand on les croit résolues, ne faut-il pas ranger les relations du pouvoir civil avec l’autorité catholique dont le chef siège à Rome ? Entre ces redoutables puissances point de suprématie consentie ni de subordination acceptable de l’une à l’égard de l’autre ; nulle limite non plus tout à fait nette et précise. Elles peuvent, si cela leur convient, et bien que l’œuvre soit délicate, se reconnaître réciproquement un certain champ d’action distincte, terrain propre à chacune d’elles, où l’autre s’engagera de bonne grâce à ne point pénétrer ; mais bien autrement vaste restera toujours le domaine contestable et forcément contesté où de toute nécessité il leur faudra se rencontrer ; ce domaine, ce n’est rien moins que l’homme lui-même aux actes duquel, quoique à des titres divers, toutes deux revendiquent également le droit de commander. Que si, par suite de leurs prescriptions opposées, une lutte néfaste s’engage au fond des cœurs déchirés de ceux dont elles réclament l’obéissance, qui l’emportera ? Entre ces deux maîtres impérieux, il n’y a point lieu à transaction. Aucun d’eux n’admet de tempéramens aux ordres qu’il prescrit. Les principes de leurs déterminations diffèrent d’ailleurs aussi complètement que le but même qu’ils se proposent d’atteindre. Il y a entre eux toute la distance du ciel à la terre. L’état ne se soucie exclusivement que des affaires de ce bas monde. Il n’en connaît pas d’autre et s’y confine volontairement. Quand il a tout réglé pour le mieux, c’est-à-dire à sa guise, le pouvoir civil est satisfait ; il ne prétend à rien de plus. L’église romaine a de plus hautes visées. Pour elle, c’est à peine si ce même monde existe et vaut qu’on s’en occupe. Ce qui s’y passe n’importe qu’en raison de la vie future ; mais cette vie future, c’est elle seule qui en possède la révélation, c’est elle seule aussi qui en règle les destinées éternellement heureuses ou malheureuses. De là aussi pour l’église, suivant son inexorable logique, le droit strict d’ordonner ou de proscrire dès ici-bas ce qui lui semble indispensable au salut des âmes. Voilà le conflit établi. Pour y parer, il n’y a encore que deux solutions connues, et l’on peut douter qu’on en découvre une troisième. La première est radicale : c’est la séparation absolue des deux pouvoirs. On l’a proclamée naguère par une formule devenue célèbre : l’église libre dans l’état libre. La seconde consiste à ménager entre les deux parties un traité qui les lie par de mutuelles concessions : c’est le système des concordats.
La séparation des deux pouvoirs n’est guère actuellement en vigueur que dans la république des États-Unis. On essaie de la pratiquer à des degrés divers en Angleterre, en Hollande et en Suisse. La Belgique incline visiblement vers cet état de choses avec certaines restrictions trop nombreuses pour les énumérer ici. Dans ces derniers pays toutefois, rien d’absolument tranché. En droit et pour la forme, la puissance civile semble y vouloir ignorer l’existence de l’autorité spirituelle. En réalité, c’est une feinte. Elles se connaissent parfaitement ; elles communiquent même l’une avec l’autre d’une façon plus ou moins fréquente, plus ou moins ostensible, en tout cas très efficace. Malgré leur prud’homie protestante, en dépit des vieux sermens anglicans qu’ils sont censés avoir prêtés, le chef du Foreign-Office et le vice-roi d’Irlande seraient fort embarrassés s’ils n’étaient point en relations détournées, quoique habituelles, avec celui qu’officiellement ils continuent d’appeler l’antechrist, et ce n’est pas apparemment pour viser seulement les passeports de ses compatriotes ou pour veiller à leurs intérêts commerciaux que M. Oddo Russell séjourne toute l’année à Rome, sans titre apparent, sans fonctions reconnues, mais non pas à coup sûr sans occupations ni sans crédit. A qui persuader que les chefs de mission des Pays-Bas, de la Belgique, de la Suisse, s’absorbent tellement dans les seules affaires de la politique qu’ils n’aient jamais à entretenir le Vatican des intérêts religieux de leurs pays ? Ainsi donc, même dans cet ordre d’idées, les rapports entre l’église et l’état ne sont pas, à vrai dire, intégralement supprimés. En théorie, on les nie ; en fait, on les laisse subsister. Ils ne sont que diminués en nombre et en importance. C’est un premier avantage ; un second non moins précieux, c’est que le jour où il devient indispensable de s’entendre, on s’abouche confidemment, sans publicité et sans bruit, ce qui rend de part et d’autre les transactions plus faciles. Reconnaissons-le donc sincèrement, l’église libre dans l’état libre est en politique un type idéal qui n’a encore été complètement atteint que de l’autre côté de l’Atlantique ; si quelques peuples s’en rapprochent plus ou moins en Europe, on peut dire que c’est en proportion des franchises dont ils jouissent dans leur régime intérieur. Il y a en effet des conditions préalables à l’inauguration de ce système. il tombe sous le sens qu’il ne saurait s’appliquer ni à peine se concevoir au sein des pays où de sévères entraves sont mises par les lois à la liberté de la parole et de la presse, au droit de réunion et d’association. Telle est malheureusement la situation de la plupart des états du continent, telle est en particulier la nôtre. Chez ces nations, le recours aux concordats est indispensable ; mais de même qu’il y a, comme nous le disions tout à l’heure, des mesures diverses dans le système qui a pour point de départ l’indépendance réciproque de l’église et de l’état, de même on conçoit des degrés fort variés dans la nature des arrangemens qu’il peut convenir à ces deux puissances de contracter ensemble. Au moyen âge, l’accord était complet avec une subordination très marquée du côté laïque. De nos jours, on a cherché à établir sur le pied d’une moins grande inégalité l’alliance primitive de l’autel et du trône. Quand cette alliance est dans toute sa ferveur, quand les contractans se prêtent mutuellement et de bonne foi l’ensemble des forces dont ils disposent, c’est, à vrai dire, la main mise sur toutes les manifestations possibles de la volonté humaine, et les actes les plus inoffensifs des citoyens soumis à ce double servage n’échappent à l’une des juridictions que pour retomber sous l’autre. Cette condition était encore celle de l’Espagne pendant le règne de Ferdinand VII et celle d’une partie de l’Italie avant les dernières révolutions ; mais, grâce à Dieu, les choses ne se passent pas toujours ainsi. Le plus souvent, loin de se concéder l’usage entier des moyens d’action qui leur sont propres, l’église et l’état, en se promettant mutuelle assistance, s’engagent réciproquement à renoncer à l’usage de certaines armes, et s’imposent l’une à l’autre certaines obligations. A considérer les choses terre à terre, c’est un contrat avec balance des profits et pertes ; le meilleur donc est celui où les deux parties, en abandonnant les privilèges qui leur importent le moins, se procurent en échange les bénéfices auxquels elles croient devoir attacher le plus de prix. À ce point de vue, le concordat de Napoléon et de Pie VII passe généralement pour un chef-d’œuvre et le modèle du genre. Ce qui prouverait en sa faveur, c’est qu’après soixante ans d’application il est resté cher à l’église comme à l’état. On s’est bien un peu disputé sur les interprétations à donner à quelques-uns des articles du concordat, le texte en a été tiré, suivant les temps, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ; mais tandis qu’un si grand nombre de traités ont été, depuis ce laps de temps, réduits à néant, celui-ci subsiste à peu près seul dans son intégrité, et, si l’on excepte la tentative avortée de Fontainebleau et l’éphémère réaction de 1815, jamais de part ni d’autre il n’a été sérieusement question d’en dénoncer la rupture ou seulement d’en modifier les articles essentiels. Il y a plus, il a satisfait le sentiment de ceux qui n’ont point le temps de réfléchir beaucoup sur ces matières. Même en dehors de l’immense majorité de notre clergé français et de la totalité de nos fonctionnaires publics, qui ne comprennent guère une autre manière de régler les rapports du pouvoir civil avec l’autorité spirituelle ; le concordat est demeuré populaire parmi les masses. Chose plus étrange encore, il n’est pas moins bien accueilli, il est surtout incessamment invoqué par ce groupe de libres penseurs mal disposés pour la cour de Rome, mais qui professent en revanche une grande ferveur de culte pour l’omnipotence de l’état.
Nous ne partageons pas tout à fait, sans vouloir d’ailleurs en médire, cet engouement pour l’œuvre du cardinal Consalvi et du premier consul. Elle a été certainement utile au rétablissement de la religion catholique ; nous avons pour cette religion la fierté de croire qu’elle ne lui était pas indispensable. Non, mille fois non, quoi qu’en aient dit alors les plates harangues des adulateurs de tous les camps et de tous les étages, l’ancienne foi n’avait pas si entièrement disparu pendant la tourmente révolutionnaire, et ce n’est pas le vainqueur de Marengo qui, du jour au lendemain, d’un mot de sa bouche victorieuse, a fait surgir de terre les autels renversés. De pieuses mains les avaient déjà relevés avant lui. Répétons-le bien haut à ce clergé catholique qui oublie trop complaisamment son meilleur titre de gloire pour en laisser l’honneur à un autre, c’est lui qui fut le premier à la besogne. La généreuse ardeur de quelques simples prêtres avait devancé les calculs du plus profond des politiques. Par leur zèle, les églises de Paris et des départemens s’étaient ouvertes à de nombreux fidèles longtemps avant que le chef de l’état eût songé à mettre le pied à Notre-Dame. Il n’avait pas encore offert sa protection que, sans l’attendre, le vieux culte renaissait de lui-même, par ses propres forces, et dans des conditions selon nous beaucoup plus conformes à l’esprit véritable comme aux intérêts bien entendus du christianisme[2]. A considérer froidement la transaction de 1801, il est facile en effet d’apercevoir tout ce qu’y a gagné le pouvoir civil. Celui qui à cette époque le représentait avec un éclat incomparable s’y est incontestablement attribué la part du lion. Les bénéfices que l’église s’y est ménagés nous semblent plus douteux. Elle y a fait, il est vrai, reconnaître son existence officielle ; elle y a stipulé pour ses dignitaires les plus élevés, comme pour tous les membres inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique, une situation honorifique convenable et des traitemens à peu près suffisans.
Rien ne nous choque, hâtons-nous de le dire, dans la préoccupation qu’a montrée le négociateur du saint-siège pour les intérêts matériels du clergé français. On lui avait pris ses biens ; on ne pouvait pas, on ne devait peut-être point, en tout cas on ne voulait pas les lui rendre. Il fallait donc pourvoir à son existence. Le prêtre non plus que l’homme ne vit pas seulement de la parole de Dieu, il vit aussi de pain, car un corps mortel est attaché à son âme, si élevée qu’elle soit. Force était donc de demander pour lui ce pain indispensable, soit à la munificence de l’état, soit à la piété des fidèles. On se conformait, convenons-en, aux idées du temps et à nos mœurs, aux instincts et à la tradition française, en allant le chercher de préférence dans la caisse du gouvernement, sous le titre de traitement officiel, plutôt que dans la bourse des particuliers, sous la forme des rétributions privées et volontaires. En dehors de cet avantage, que nous ne voulons ni grossir ni diminuer, nous ne découvrons plus ce que l’église romaine et le clergé français ont gagné au concordat de 1801. Presque tous les articles contiennent des entraves mises à l’exercice de l’autorité spirituelle du saint-père, des évêques et des prêtres. Leurs rapports avec l’état sont minutieusement réglés avec des précautions infinies, toutes favorables aux représentans du pouvoir civil, et qui impliquent de la part des membres du clergé une subordination déguisée, mais réelle. L’église a-t-elle payé son budget trop cher en l’achetant au prix de l’aliénation d’une partie de son indépendance ? Voilà toute la question ; nous l’indiquons, nous ne la discutons pas. Elle est de celles qu’on hésite à toucher, même en tout respect et de la main la plus délicate. Elle ne sera abordée que de biais dans ce récit et par son côté purement historique. Si l’alliance contractée en 1801 a été réellement bonne en soi, si elle a été surtout profitable à la religion catholique, tout le monde comprend qu’elle a dû porter ses fruits les meilleurs au moment de la publication du concordat et du sacre de l’empereur. Le légat à latere Caprara officiant solennellement à Notre-Dame le jour de Pâques, devant les vieux conventionnels de 93 et les jeunes généraux de l’armée d’Italie, le saint pontife accouru de Rome pour couronner dans sa capitale l’homme extraordinaire qui avait vaincu toutes les résistances et courbé toutes les têtes, peut-on imaginer un gage plus grandiose à la fois et plus touchant de l’accord établi entre les deux pouvoirs ? 1801,1804, quelles dates chères aux partisans de l’alliance intime de l’église et de l’état ! C’est le temps de la lune de miel et pour eux l’apogée du système. Ils ne se fatiguent point d’en remettre incessamment le tableau sous nos yeux comme celui d’une époque idéale qu’ils nous offrent en modèle. Fermons cependant l’oreille à leurs déclamations ; les plus éloquentes ne prouvent rien. Écartons également les relations officielles ; la teneur en est souvent trop mensongère. Consultons au contraire les documens secrets du temps, écoutons les confidences des acteurs, et nous aurons chance de savoir comment les choses se sont effectivement passées pendant cette période si vantée.
Le concordat avait été signé au domicile de Joseph Bonaparte dans la nuit du 16 au 17 juillet 1801. Ainsi que nous l’avons déjà raconté, le premier consul avait été ou fait semblant d’être très mécontent de la conduite de son frère. Il avait commencé par déchirer en mille pièces la minute même du traité. Il s’était plaint que ses propres mandataires eussent osé prendre sur eux de changer quelque chose à l’article si violemment controversé qui, à propos de l’exercice public du culte catholique, avait failli tout remettre en question. Cependant il avait fini par se calmer et par accepter la nouvelle rédaction. Avant de quitter Paris, le cardinal Consalvi crut devoir solliciter une audience du chef de la république, afin de lui présenter ses hommages. L’accueil fut courtois, mais rien de plus. On se félicita de part et d’autre de la conclusion d’un traité qui assurerait le rétablissement de la religion en France et de la bonne harmonie entre le nouveau gouvernement et le saint-siège. Consalvi ne manqua point de placer pendant le cours de l’entretien une observation à laquelle il attachait personnellement une grande importance. Il constata, comme c’était son droit et la vérité, « que durant tout le cours de cette épineuse négociation, ni à Paris ni à Rome, ni avant ni après sa venue, l’église romaine n’avait jamais prononcé une parole au sujet de ses intérêts temporels. Sa sainteté, fit-il remarquer, quoiqu’elle eût tant de sujets d’en parler, s’en était abstenue, afin de mettre les concessions et les sacrifices faits dans le concordat à l’abri de l’accusation des méchans, et de prouver à la France et au monde que la vue du bien de la religion avait seule porté le saint-père à conclure le concordat, et que l’on calomniait la cour de Rome quand on la disait poussée surtout par des motifs temporels[3]. » Le cardinal termina l’entrevue en annonçant son prochain départ dans deux ou trois jours ; cependant le lendemain sans pouvoir en deviner le motif, il fut inopinément appelé aux Tuileries. Cette seconde conversation roula longtemps sur les sujets les plus indifférens ; le cardinal se perdait en conjectures lorsque tout à coup, comme par hasard et parlant d’une chose de nulle importance son interlocuteur laissa tomber ces paroles : « J’ai l’embarras (ho difficulta), après la nouvelle circonscription des diocèses, d’avoir à choisir les nouveaux évêques dans les deux partis des constitutionnels et des non constitutionnels. »
Grande fut la surprise du cardinal Consalvi, car il n’avait point supposé qu’il pût être question de constitutionnels pour remplir les nouveaux sièges. Pareille intention n’avait jamais été annoncée pendant la durée des négociations du concordat. Tout au contraire le premier consul avait cent fois assuré qu’il les abandonnait entièrement. Il s’ensuivit, ajoute Consalvi, une orageuse discussion. Et comment la discussion n’eût-elle pas été orageuse, lorsque chacun des interlocuteurs, d’après l’ordre d’idées dans lequel il était placé, croyait avec une égale sincérité avoir pour lui la raison et le droit ? Il n’avait point fallu attendre longtemps, et c’était au lendemain même de l’accord si péniblement établi que, par la force des choses et sur une question de majeure importance, éclatait la fatale divergence des principes. Le ministre du saint-siège n’avait point de peine démontrer au premier consul que la constitution civile du clergé ayant été flétrie à Rome, le chef de l’église ne pouvait admettre parmi les évêques nouveaux ceux qui n’étaient pas de sa communion ; le concordat avait justement été consenti par sa sainteté pour le motif suprême de mettre un terme au schisme. A quoi Napoléon répliquait froidement « que la raison d’état ne lui permettait en aucune façon de mettre les constitutionnels entièrement de côté ; ils formaient un groupe nombreux. Il devait de toute nécessité en prendre quelques-uns. C’était un parti puissant qu’il lui fallait ménager. Cela même aplanirait la voie, auprès du corps législatif et des membres du conseil d’état et de la magistrature, sans compter tant d’autres personnes de son gouvernement qui étaient, par irréligion, les adversaires du concordat. Toutefois, avant de nommer les évêques constitutionnels, il les obligerait d’accepter le concordat, ce qui impliquait le désaveu de la constitution civile du clergé. » Ces considérations politiques d’une sagesse humaine évidente n’ébranlaient pas la conviction du cardinal, il y opposait des argumens religieux qui à leur tour ne faisaient aucune impression sur l’esprit du premier consul. « La simple acceptation du concordat n’était pas, disait Consalvi, suffisante aux yeux de l’église. Il y avait eu schisme, il fallait qu’il y eût rétractation et reconnaissance publique de l’erreur embrassée, sans quoi le pape n’accorderait pas l’institution canonique aux nouveaux titulaires, fussent-ils nommés. Il ne le pouvait pas, il ne le devait pas, il ne le ferait certainement pas. » Le premier consul se récriait : « Exiger la rétractation publique, c’était leur imposer une mortifiante humiliation ; un tel sacrifice coûtait trop à l’amour-propre et à l’honneur. » — « Mais dans les choses de religion, répliquait le cardinal, ces considérations sont vaines ou superflues. Il est au contraire honorable de confesser son erreur et de s’en repentir. » Plus l’entretien durait, moins on était près de s’entendre. Après de longs débats, le premier consul termina en disant « qu’il suffirait d’accepter en gros les jugemens émanés du saint siège sans nommer la constitution civile du clergé, qui était comprise dans ces jugemens. On éviterait ainsi un choc qui n’était pas nécessaire et qui serait trop violent ; » mais ce tempérament ne parut point acceptable au cardinal[4].
Trois ou quatre jours après, la veille de son départ, Consalvi se trouvait aux Tuileries à la tête du corps diplomatique, sur lequel il avait le pas. Napoléon, lorsqu’il commença, selon son habitude, sa tournée de souverain, affecta de passer devant lui en le regardant au visage, mais sans s’arrêter pour lui adresser une parole, sans le charger de saluer en son nom le saint-père, sans lui faire en un mot la moindre politesse. Exprès sans doute, il causa de choses indifférentes avec le ministre d’Autriche, le comte de Cobenzel, qui venait après le cardinal, puis successivement avec tous le chefs des diverses légations. Consalvi a l’air de supposer que, par ce mangue absolu d’attention, le premier consul était bien aise de montrer au public le peu de cas qu’il faisait d’un cardinal et du saint-siège ; après toutefois, ajoute-t-il, qu’il avait arrangé avec eux toutes ses affaires. Nous croyons que Consalvi se trompe : c’était à lui personnellement, au contradicteur trop difficile à convaincre, qu’était adressée cette petite manifestation de la mauvaise humeur d’un homme qui s’était si vite habitué à ne rencontrer plus d’obstacle à la simple expression de sa volonté. La résistance du ministre du saint-siège à la nomination des constitutionnels était pour lui un embarras véritable et une gêne sensible. Nous voyons, par deux lettres adressées à son frère Joseph le lendemain, même de sa conversation avec Consalvi, que le premier consul, songeait précisément à faire régler alors, dans de nouvelles conférences entre les négociateurs du concordat, tout ce qui était relatif aux constitutionnels, et la rédaction même de la bulle qui devait accompagner le traité[5]. Ces deux points lui tenaient à cœur ; c’est pourquoi il voulut essayer de les obtenir à l’improviste du cardinal, et dans le quart d’heure même qui précéderait son départ. Le secrétaire d’état de Pie VII ne s’occupait plus que de faire ses paquets, il était presque au moment de monter en voiture, quand tout à coup parut l’abbé Bernier. L’abbé, messager ordinaire de Napoléon auprès de Consalvi, était chargé de lui faire comprendre que le premier consul voulait absolument qu’on se concertât à l’avance sur la teneur de la bulle que le pape enverrait de Rome. On avait déjà parlé de cette bulle dans les séances où l’on avait discuté le projet de concordat. Il avait été décidé que plusieurs choses dont le premier consul ne voulait pas permettre l’insertion dans l’acte final, parce que étant deux, disait-il, lui et le pape, qui parlaient dans le concordat, il ne lui convenait pas de les mentionner, ces mêmes choses pourraient sans les mêmes inconvéniens être insérées dans la bulle où le pape parlait seul. Aujourd’hui, après y avoir réfléchi, il demandait à connaître préalablement la substance même de la bulle ainsi que les expressions qu’on y emploirait. En vain le cardinal se plaignit de cette façon d’agir toujours par surprise, en vain il offrit de prouver qu’il n’avait pas été autorisé à libeller la bulle, mais autorisé seulement à signer le concordat : l’abbé Bernier n’en démordit pas, alléguant toujours pour raison principale que c’était la volonté du premier consul et qu’il fallait s’y prêter. On mit donc la main à l’œuvre, et le travail dura huit heures consécutives. « Si l’on avait eu dessein, continue le cardinal, en me prenant dans ce moment de presse, d’éviter l’insertion des choses qui déplaisaient, on n’y réussit guère, car je tins ferme pour intercaler dans la bulle tout ce qui était nécessaire. » Quand tout fut fini, l’abbé Bernier insista de nouveau pour qu’on envoyât le plus tôt possible la ratification du pape au concordat, l’intention la plus positive du premier consul étant de le publier aussitôt que la ratification serait arrivée à Paris, car l’intérêt de la religion et de l’état ne permettait pas le plus léger retard. Quelques heures après, Consalvi, montant en voiture, retournait le plus diligemment possible reprendre à Rome ses fonctions de secrétaire d’état.
Malgré les incidens qui avaient troublé les derniers momens de son séjour à Paris, le ministre du saint-siège n’en revenait pas moins satisfait de l’ensemble de ses relations avec le chef du nouveau gouvernement français, et justement fier du résultat de sa mission. Pie VII partageait les sentimens de son serviteur et de son ami. Tous deux étaient également désireux de mener à bien jusqu’à son terme l’œuvre si laborieusement commencée. Il semblait qu’il ne s’agissait plus que de la faire accepter par le sacré-collège. À cela point de sérieuse difficulté, car s’il y avait dans la société romaine un parti hostile à la France, il avait peu d’adhérens parmi les cardinaux. Le pape tint à les réunir en congrégation générale, afin d’avoir leur avis sur la ratification. Deux articles seulement soulevèrent une courte discussion. La promesse faite de ne pas réclamer contre la vente des biens du clergé fut timidement critiquée, mais il n’y eut pas même de vote. La restriction mise à la publicité du culte, restriction que le cardinal Consalvi avait si vivement combattue et qu’il avait réussi à faire beaucoup atténuer, fut l’objet d’une controverse un peu plus vive. Onze voix la blâmèrent ; dix-neuf ou vingt voix approuvèrent au contraire la transaction qu’avait suggérée le ministre de sa sainteté. Pie VII, qui parla le dernier afin de laisser une entière liberté de discussion aux membres de la congrégation, fit ressortir avec chaleur l’impossibilité où l’on avait été d’obtenir aucune modification sur ce point, objet déjà de tant et de si longs débats. Un certain temps avait été nécessaire pour distribuer aux membres du sacré-collège des copies du concordat et leur permettre de l’examiner à loisir ; cependant la cour de Rome, si lente d’ordinaire dans ses délibérations, avait été si expéditive cette fois que trente-cinq jours seulement après la signature du concordat l’approbation officielle des cardinaux et la ratification du pape arrivèrent à Paris par un courrier extraordinaire.
On espérait au Vatican, pour prix de tant de zèle, apprendre par le retour de ce même courrier la nouvelle de la publication du concordat. Loin de là, il apportait de très vives instances de la part du premier consul au sujet de la teneur de la bulle. Napoléon n’était plus content de celle qui avait été rédigée à Paris par le cardinal Consalvi d’accord avec l’abbé Bernier. Il avait fait ses réflexions et trouvait qu’il y fallait supprimer beaucoup de choses. Il désirait aussi que l’on s’entendît sur les mesures relatives au mariage des prêtres et sur quelques autres points de discipline ecclésiastique dont il n’avait pas encore été question. Il insistait enfin sur l’envoi d’un cardinal-légat comme devant précéder la publication du concordat. Le pape, par un véritable esprit de modération, céda de bonne grâce à toutes ces instances, qui, faites coup sur coup, sans qu’il en eût été prévenu, ne laissaient pas que de le troubler un peu ; mais, dans ce moment décisif où le rétablissement officiel du culte catholique en France était comme tenu en suspens, il s’était proposé pour règle de conduite d’user à l’égard du premier consul de toute la complaisance possible. Si en définitive, par suite des difficultés encore subsistantes, le concordat ne devait pas être publié, il fallait à toute force éviter au moins que les ennemis de la religion pussent en rejeter la faute sur la cour de Rome. Cette dernière considération détermina plus que toute autre non-seulement l’envoi immédiat à Paris du légat réclamé par le premier consul, mais le choix même du cardinal appelé à remplir une aussi haute mission. L’importance du rôle joué par le cardinal Caprara, l’influence que ses dispositions personnelles et les tendances de son esprit ont exercée sur la direction des affaires confiées à ses soins, ont été si grandes qu’il devient nécessaire de nous arrêter un instant sur ce personnage considérable dont la correspondance officielle et secrète va désormais servir à corroborer notre récit[6].
Laissée à elle-même, jamais la cour de Rome n’aurait de son propre mouvement pensé à Caprara. La désignation venait de Paris. Pendant la durée de la mission de Consalvi, le premier consul lui avait répété à plusieurs reprises qu’il exigeait absolument la nomination de ce cardinal, le seul qui pût, dit-il, lui agréer, à moins qu’on ne se décidât en faveur du cardinal Joseph Doria. L’incapacité de ce dernier ayant été rendue notoire par son court ministère de 1797, le pape n’avait pas même l’alternative, et force était de nommer Caprara. La préférence du premier consul était, à son point de vue, parfaitement justifiée, et prouvait qu’il connaissait très bien, probablement par M. de Cobenzel, le caractère et les antécédens du nouveau légat. Rome de son côté n’était pas moins fondée dans ses justes appréhensions. Le cardinal Caprara n’en était pas en effet à ses débuts dans la vie politique. Né à Bologne en 1733 de François, comte de Montecuculli, et de la dernière descendante des Caprara, il avait pris dans le monde le nom de sa famille maternelle, mais n’en appartenait pas moins à cette puissante maison de Montecuculli qui a fourni de glorieux serviteurs à l’empire. Vice-légat à Ravenne dès l’âge de vingt-cinq ans, il avait été successivement nonce à Lucerne, puis à Vienne. Dans cette dernière résidence, il avait su se faire bien venir de l’empereur Joseph II et de son ministre, M. de Kaunitz. C’était précisément l’époque où la cour impériale appliquait avec le plus d’ardeur un plan de réformes ecclésiastiques très vanté alors par l’école philosophique et que la cour de Rome repoussait de toutes ses forces. Dans cette situation difficile, Caprara, quoique sa doctrine fût restée très orthodoxe, ne s’était pas maintenu dans les bonnes grâces du souverain autrichien sans avoir éveillé les ombrages de sa propre cour. On avait taxé à Rome de molle complaisance et de faiblesse coupable les concessions que, par modération sans doute, il avait cru devoir faire aux exigences de la chancellerie impériale. Le saint-père et le cardinal Consalvi craignaient non sans raison que, mis en présence à Paris d’un pouvoir autrement fort et autrement imposant, leur mandataire ne fît preuve encore une fois d’une excessive condescendance. Telle parut être en effet, pendant le cours de sa longue mission, la pente du cardinal Caprara. Il ne manquait ni de talens ni de vertus. Riche de son propre patrimoine et des biens de l’église, il avait toujours fait l’usage le plus généreux et le plus chrétien de sa très grande fortune. Son extérieur noble et décent était empreint d’une certaine bonne grâce ecclésiastique où l’enjouement ne manquait point ; mais l’âme n’était pas très forte. Témoin épouvanté des troubles excités à Rome par la révolution française, il en avait reçu dans sa santé une atteinte qui avait, à cette époque, fait craindre pour sa vie, et jamais depuis cette impression du mal que la violence des partis pouvait faire à la religion catholique ne s’était entièrement effacée de son esprit. L’avènement au pouvoir de l’homme qui avait rompu avec les traditions jacobines du directoire avait, selon lui, ouvert une voie de salut inespérée à l’église romaine. Il était d’avis qu’il fallait se jeter sans marchander dans les bras du premier consul, et qu’un système de déférence habituelle pouvait seul sauver Rome d’une ruine entière tant pour le spirituel que pour le temporel, étant donné le caractère de celui dont l’omnipotence était universellement reconnue. « Il faut, disait volontiers Caprara, rester à tout prix sur ses pieds, parce que, si l’on tombe une fois, on ne se relève plus. » — « Avec cette maxime, ajoute Consalvi, il légitima une infinité de choses qu’à Rome on aurait bien souhaité qu’il n’approuvât jamais. Avec des intentions très pures, il agit souvent sans prendre les ordres du pape, et quelquefois même, croyant bien faire, contre ses ordres. Les choses consommées se trouvaient alors sans remède, et les réclamations du saint-père devenaient inutiles. Plus d’une fois son rappel fut décidé, mais on ne put jamais l’effectuer[7]. »
La disposition d’esprit que dépeint ici Consalvi et qu’il reproche au représentant du saint-siège était, il faut le dire, commune alors à tous les chefs de mission accrédités par les gouvernemens étrangers auprès du premier consul. Elle était en particulier celle du ministre de la cour de Vienne, puissance catholique dont les dispositions pèsent forcément d’un si grand poids sur les conseils du Vatican. Grand seigneur autrichien, fils et neveu de personnages qui avaient joué un rôle considérable dans les affaires de son pays, le comte de Cobenzel, ce guide naturel des débuts de son collègue de Rome, était lui-même encore sous le coup des revers subis en Italie par les armées impériales. Sa principale étude consistait à devancer en toute occasion les membres du corps diplomatique les plus empressés à prodiguer au premier consul les témoignages d’une admiration d’ailleurs parfaitement légitime, et qui, adressés à un pareil homme, n’avaient certainement alors rien d’affecté. Parmi ceux qui faisaient assaut pour plaire, le comte de Cobenzel était peut-être celui qui y réussissait le mieux. Dans ce rôle facile, les grands talens ne sont point nécessaires, la volonté suffit, car les attentions et la bonne grâce des gens d’ancienne race, quand ils représentent eux-mêmes les vieilles monarchies de l’Europe manquent rarement leur effet sur les dépositaires d’un pouvoir récemment acquis. Visiblement sensible à ces recherches délicates et à ces marques de déférence, Napoléon était surtout habile à les tourner au profit de sa politique. Il a toujours été d’usage en France de se prévaloir de la prédilection naturelle que les ambassadeurs étrangers éprouvent d’ordinaire pour une résidence à laquelle ils reconnaissent un charme qu’ils passent ensuite toute leur vie à regretter ailleurs. La crainte d’être éloignés de Paris, le désir de s’y rendre agréables aux détenteurs de l’autorité, n’a presque jamais, cessé d’exercer une certaine influence avantageuse aux intérêts français sur leur façon de voir, sur leur attitude et sur leur correspondance. Les diplomates les plus aimables et par conséquent les plus recherchés de la société parisienne ont toujours, plus que d’autres, cédé à ce désir naturel de préférer à toute autre l’alliance française. Cette inclination, si flatteuse pour nous, a pour eux l’inconvénient de les rendre moins propres à bien renseigner leur cour et de les exposer à se tromper parfois étrangement sur les dispositions véritables de ceux dont ils se portent les garans. Pareil danger était grand avec un Bonaparte. Si justes que fussent les éloges dont ils accablaient le premier consul, si méritées que fussent à leurs yeux, par leur propre faiblesse et par sa prodigieuse puissance, les flatteuses complaisances dont ils usaient envers le jeune général qui se préparait à monter sur le trône des anciens rois de France, peut-être les ministres accrédités à Paris se sont-ils reproché plus tard d’avoir, par leurs adulations excessives, surexcité hors de toute mesure une ambition qui devait devenir si funeste au repos de l’Europe et à leur propre patrie. A coup sûr, et c’est là leur excuse, leur bonne foi était complète. Si l’avenir leur eût été tout à coup dévoilé, combien le comte de Cobenzel eût été stupéfait d’apprendre que cette bienveillance si assidûment cultivée allait prochainement conduire la maison d’Autriche jusqu’aux terribles désastres d’Austerlitz, et pour le cardinal Caprara quelle surprise de voir la protection du nouveau successeur de Charlemagne aboutir en si peu d’années, pour le souverain pontife, à la captivité de Savone !
Cet avenir, qu’il est plus facile d’évoquer après coup que de pressentir à l’avance, était alors profondément voilé à presque tous les yeux, particulièrement à ceux du nouveau légat. Le cardinal Caprara n’avait pas franchi sans émotion la frontière de ce pays de France, où tant de choses s’étaient passées depuis la révolution qui pouvaient sembler étranges à d’autres même que le paisible envoyé du saint-siège ; mais il avait été vite rassuré par l’attitude des autorités civiles et militaires, qui partout avaient reçu du premier consul l’ordre de lui rendre les plus grands honneurs[8]. Dans les villes de guerre, le canon annonçait son arrivée et son départ. Une troupe de cavaliers escortait toujours sa voiture. Il fut harangué sur toute la route par les préfets des départemens qu’il traversait. A Fontainebleau, il reçut la visite du conseil municipal tout entier ; une double escorte de gendarmes et de chasseurs fut commandée pour l’accompagner jusqu’à Paris ; mais aux portes de la capitale ces honneurs cessèrent. Soit qu’il redoutât l’humeur habituellement frondeuse de cette capitale, soit qu’il craignît l’effet qu’une trop cordiale réception de la part de ses habitans aurait pu avoir sur le représentant du saint-père en lui révélant les véritables dispositions des esprits, Napoléon s’arrangea pour que l’entrée de Caprara eût lieu incognito, une heure après la tombée de la nuit. Le légat descendit à la modeste auberge de Rome qu’avait précédemment habitée Consalvi. Le premier consul, en lui envoyant l’abbé Bernier dès le soir même de son arrivée, avait eu l’obligeante attention de lui faire savoir que le grand hôtel de Montmorency, déjà loué pour le loger avec toute sa légation, serait dans quelques jours entièrement meublé et prêt à le recevoir. Des voitures et des chevaux étaient également mis à sa disposition. Le surlendemain, le légat à latere voyait le premier consul aux Tuileries, mais en audience particulière, car sa présentation officielle ne pouvait avoir lieu qu’au moment même de la publication du concordat. Dès l’abord, Napoléon affecta de se montrer gracieux envers le cardinal. « Il lui parla dans les termes les plus respectueux, les plus flatteurs et les plus tendres de la personne de sa sainteté[9]. » Les complimens terminés et tous deux assis, de ce ton simple, familier, mais plein d’autorité, qui lui était naturel quand il traitait les affaires, il se mit, sans réticences et sans ambages, à entretenir le cardinal Caprara des évêques constitutionnels. Il lui répéta ce qu’à propos d’eux il avait déjà dit au cardinal Consalvi : « C’étaient des gens puissans dans l’opinion, qui cherchaient à faire cause commune avec toute la nation. Il était poursuivi de leurs réclamations ; il n’y avait point de plaintes qu’ils ne fissent contre la teneur du bref de sa sainteté. Les mécontenter absolument était impossible : il pensait donc choisir parmi eux un tiers environ des nouveaux évêques ; mais il aurait soin de prendre les moins compromis et de les obliger à se soumettre entièrement au concordat conclu avec le saint-siège. À cette condition, il comptait que le cardinal-légat leur donnerait immédiatement, en vertu de ses pleins pouvoirs, l’institution canonique. De la sorte il serait possible de faire marcher du même pas la paix politique dont on traitait présentement avec les puissances de l’Europe et la paix religieuse qu’il voulait procurer aux Français par la prochaine publication du concordat[10]. » Le 18 brumaire approchait ; l’on savait déjà dans les cercles bien informés que le premier consul, cédant à une préoccupation facile à concevoir, attachait le plus grand prix à célébrer par l’imposant éclat d’une cérémonie aussi solennelle l’anniversaire de la journée qui lui avait livré le pouvoir. Le cardinal n’ignorait pas ce désir, et, touché de l’accueil qu’il venait de recevoir, il put répondre avec toute sincérité que la publication du concordat ne souffrirait de retard ni de la part de sa sainteté ni de la sienne. Quant à la nomination des évêques constitutionnels, il s’efforça de faire comprendre avec la plus grande douceur que le saint-père userait de toute la condescendance possible envers ceux qui se soumettraient comme des pécheurs ; mais il pria instamment le premier consul de réfléchir que de pareils choix, loin d’éteindre le schisme, lui donneraient un nouvel aliment. Lui demander de donner, en sa qualité de légat, l’institution canonique à ces évêques, c’était chose sur laquelle il était inutile d’insister, car elle était au-dessus de son pouvoir. Le premier consul ne parut pas disposé à prolonger davantage cette controverse ; il se borna dès lors à dire au légat qu’il aurait à discuter cette matière avec le conseiller d’état Portalis, chargé de traiter avec lui de toutes les affaires ecclésiastiques[11].
Caprara sortit très satisfait de cette première entrevue et de l’effet qu’il s’imagina avoir produit sur son interlocuteur. Il se crut même autorisé à mander à sa cour que ses objections sur le choix des constitutionnels avaient fait visiblement une profonde impression sur l’esprit du premier consul. Il était loin d’en être ainsi. Dans ce premier entretien avec un vieillard plein d’envie de lui plaire, Napoléon n’avait pas voulu montrer tout d’abord l’inflexibilité de ses exigences, mais il n’en avait rien rabattu[12]. Le légat en eut la preuve lorsque peu de temps après il reçut communication par l’abbé Bernier de cinq propositions mises par écrit et sur lesquelles le premier consul voulait recevoir une réponse formelle et immédiate. « L’abbé Bernier ne lui cachait pas qu’une grande tempête était imminente. Le premier consul en était venu à croire que, sauf la personne sacrée du saint-père, les gens de Rome, tant présens qu’absens, s’entendaient pour le jouer[13]. C’était son intention bien arrêtée de publier le jour de la fête du 18 brumaire la nomination aux nouveaux sièges épiscopaux. Il entendait que les sujets nommés fussent aussitôt institués canoniquement par le légat à latere. Se refuser à lui complaire, c’était de gaîté de cœur tout remettre en question. » Une déclaration si menaçante mettait le légat à la même épreuve qu’avait naguère subie Consalvi, et dont le secrétaire d’état de sa sainteté s’était tiré avec tant de fermeté et de bonheur. Son successeur n’avait pas même force d’esprit, son trouble était extrême, il ne savait à quel expédient avoir recours. « Je parlerai, je ferai parler, écrivait-il à Rome ; mais si tout est infructueux, je me persuaderai que si le saint-père était présent, voyant le danger qu’on court de perdre le fruit de tant de peines, il m’autoriserait à faire ce qui m’est demandé[14]. « Néanmoins, avant de prendre une si grave détermination, se rappelant le gracieux accueil qu’il avait reçu du premier consul et l’heureuse impression qu’il croyait avoir produite sur son esprit, voulant surtout éviter de répondre par écrit aux articles qui lui avaient été communiqués, le cardinal Caprara fit témoigner le désir d’être reçu à la Malmaison, où Napoléon résidait à cette époque de l’année. Il était onze heures du soir, le 31 octobre, et Caprara se préparait de son mieux à l’entrevue du lendemain, quand tout à coup le conseiller Portalis se présenta chez lui. « L’heure intempestive, lisons-nous dans la correspondance du légat, ne lui faisait rien présager que de peu satisfaisant. » Cette visite prescrite sans doute par le premier consul semble en effet n’avoir eu d’autre but que de troubler davantage le représentant du saint-siège, déjà mis en si grand émoi, et qu’attendait, après le directeur des affaires ecclésiastiques, un autre interlocuteur bien plus intimidant encore. M. Portalis venait renouveler, à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de précision et de dureté, les injonctions qu’avait déjà apportées l’abbé Bernier. Il répéta que le premier consul voulait absolument faire connaître du même coup au public tous les sujets nommés aux nouveaux sièges épiscopaux et les faire aussitôt instituer canoniquement, afin que, le concordat une fois publié, ils pussent tous être rendus dans leurs diocèses respectifs avant les fêtes de Pâques. Le retard qu’on mettait à envoyer de Rome la bulle de circonscription des nouveaux diocèses empêchait seul l’exécution d’un plan si raisonnable, et tout le monde était persuadé en France que ce retard était volontaire et calculé. Au reste le cardinal s’en expliquerait personnellement le lendemain avec le premier consul. M. de Portalis avait mission de le conduire à la Malmaison, et viendrait de bonne heure le chercher dans sa propre voiture[15].
M. Portalis, interprète en cette occasion des volontés du chef de l’état, était certainement l’un des hommes les plus distingués et les plus justement considérés de son époque. En appelant dans ses conseils cet ancien avocat, grave de mœurs, déjà renommé par son savoir et par son éloquence, qui avait jadis lutté sans désavantage au barreau d’Aix contre Mirabeau, à Paris contre Beaumarchais, qui s’était fait remarquer pendant la révolution par son opposition aux mesures violentes du directoire et par le secours puissant que sa parole avait maintes fois prêté aux membres du clergé catholique, le premier consul avait, comme à son ordinaire, fait preuve d’une extrême perspicacité. Il n’avait pas été moins habile en choisissant, de préférence à tout autre, pour lui confier la nouvelle direction des affaires ecclésiastiques, un conseiller d’état qui, loin de professer les opinions communes à la plupart de ses collègues, était resté publiquement fidèle aux vieilles croyances religieuses. De plus, M. Portalis, comme presque tous les membres des anciennes familles parlementaires, était fort attaché aux maximes gallicanes, et cette circonstance le rendait un intermédiaire d’autant plus précieux pour traiter avec la cour de Rome. Ajoutons, pour demeurer complètement dans le vrai, qu’il avait aux yeux du premier consul un autre mérite, dont ce grand dominateur lui savait probablement plus de gré encore. M. Portalis, par conscience sans doute, mais aussi par inclination naturelle et, disons-le, par faiblesse de caractère, était un instrument toujours souple et docile aux mains de ceux qui employaient à leur profit ses grandes facultés. Avec l’esprit d’un sage, il avait l’âme d’un subalterne, et c’est ainsi que nous allons le voir, malgré sa haute position et ses honnêtes tendances, se laisser imposer, dans les scènes qui nous restent à raconter, un de ces rôles qui, même lorsqu’ils sont le mieux remplis, diminuent toujours un peu ceux qui ont consenti à les accepter.
En cette occasion, M. Portalis n’avait dit que la simple vérité en exposant au représentant du saint-siège les vues actuelles du premier consul, et bientôt le cardinal eut occasion de s’apercevoir qu’il ne lui avait non plus exagéré en rien son mécontentement. A peine le cardinal avait-il mis le pied dans son cabinet, que, sans dire un mot des cinq articles, avec une vivacité impétueuse et une mauvaise humeur marquée, Napoléon se mit à se plaindre en termes amers de tous les Romains. « On avait voulu l’amuser et le prendre au trébuchet ; c’était un leurre et un piège que cette lenteur mise à l’expédition de la bulle. » Et tout d’un trait, continuant à parler comme un torrent, dit Caprara, il répéta avec des expressions très aigres tout ce que M. Portalis avait déjà dit de sa part. Un instant le légat essaya d’interrompre ce véhément discours en justifiant de son mieux les lenteurs romaines. « Je n’admets pas de justifications, reprit le premier consul, et je ne fais d’exception que pour le pape seul, à qui j’ai voué respect et tendresse. » Puis, toujours emporté par la colère ou faisant semblant de l’être, il continua, du même ton, à énumérer ses griefs et à proclamer ses intentions inébranlables. « Son parti était pris de nommer des évêques constitutionnels ; il en choisirait quinze, et rien ne le ferait revenir d’une ligne seulement sur cette détermination[16]. » En entendant nommer les évêques constitutionnels, Caprara voulut rappeler qu’à tout le moins il fallait qu’ils eussent au préalable fait acte de soumission. Le mot de soumission parut irriter le premier consul. « Il y a de l’orgueil à la demander, il y aurait de la lâcheté à la souscrire. » Et sans attendre de réponse il se donna carrière touchant l’institution canonique. Alors se produisit quelque chose qui ne paraîtra singulier qu’aux personnes qui ne se sont point rendu compte du caractère véritable de ce grand et singulier personnage. Au fur et à mesure, nous raconte le cardinal Caprara, qu’il traitait ces graves matières, son ton allait se modifiant graduellement, et ce même homme qui d’abord avait parlé en militaire (ce sont les propres expressions du cardinal) termina l’entretien en s’exprimant sur ce sujet étranger à ses habitudes comme eût fait un canoniste de profession[17]. L’effet que s’était proposé le premier consul était produit, et nous voyons de reste par la relation qu’il nous en a laissée à quel point cette façon de controverse tour à tour impétueuse et réfléchie avait agi sur l’organisation impressionnable du légat romain ; il en fut abasourdi.
A Rome aussi, le contre-coup s’en fit sentir, mais amorti par l’intervention du ministre de la république française, M. Cacault. Chose singulière, tandis que l’abbé Bernier et M. Portalis, l’un prêtre, l’autre profondément attaché à la foi catholique, n’osaient prendre contre un maître impatient la défense du saint-siège, c’était l’ancien agent du directoire qui se chargeait d’expliquer dans ses dépêches comment les plaintes du premier consul contre les lenteurs de la cour de Rome n’étaient pas plus fondées que les reproches qu’il lui adressait sur sa mauvaise foi. M. Cacault, présent sur les lieux, savait mieux que personne combien le saint-père et son secrétaire d’état souhaitaient tous deux sincèrement la publication prochaine du concordat. Les retards mis à l’expédition de la bulle de circonscription tenaient à des circonstances tout à fait indépendantes de leur volonté, et qui les avaient autant affligés qu’ils avaient contrarié le premier consul. D’après la teneur du concordat, il avait été convenu que le pape demanderait leur démission à tous les titulaires des anciens évêchés, tant aux évêques légitimes qu’aux constitutionnels, à ceux qui résidaient en France comme à ceux qui, à diverses époques, s’étaient réfugiés à l’étranger. En cas de refus, le saint-père devait passer outre et considérer les récalcitrans comme démissionnaires. Il avait écrit, comme il s’y était engagé, à tous les anciens évêques. Les lettres adressées aux évêques qui habitaient la France, celles qui étaient destinées aux évêques réfugiés en Angleterre, étaient, en passant par Paris, arrivées assez vite à destination ; mais il y avait quelques évêques français en Espagne, d’autres disséminés sur tout le territoire de l’Allemagne, leur domicile n’était pas même connu de la chancellerie romaine. Ceux-là n’avaient pas encore reçu la lettre par laquelle la démission leur avait été demandée, ou, s’ils l’avaient reçue, n’avaient pas encore eu le temps d’envoyer leur réponse à Rome. Il aurait. beaucoup coûté au saint-père, et personne n’était fondé à lui demander de déposer violemment de vieux et dignes évêques à qui le temps seul avait peut-être manqué pour lui donner d’eux-mêmes la marque la plus touchante de leur filiale obéissance. Il y a plus, les changemens successifs que le premier consul avait fait introduire dans la bulle de circonscription des diocèses avaient nécessité de nouvelles délibérations de la part du sacré-collège. Il était donc lui-même une des causes de ce retard qui avait si fort excité sa mauvaise humeur. On avait fait à Rome tout ce qui était possible pour entrer dans ses vues. Hormis sur cette question délicate de la nomination des évêques constitutionnels, à laquelle répugnait si vivement la conscience du pape, la chancellerie romaine, loin de susciter des difficultés, s’était prêtée d’elle-même et par avance à tous les désirs du premier consul. Pour preuve de sa bonne volonté, elle consentait aujourd’hui, ce qu’elle avait refusé d’abord, à donner au cardinal-légat le bref nécessaire pour qu’il pût, au nom de sa sainteté, donner l’institution canonique aux nouveaux titulaires[18].
En transmettant à M. Portalis les communications du secrétaire d’état de sa sainteté, M. Cacault les accompagnait de réflexions que le directeur des affaires ecclésiastiques, s’il en avait eu le courage, eût été plus qu’un autre en état de soumettre au premier consul, et qui, présentées en temps utile, auraient peut-être arrêté les éclats de sa colère feinte ou réelle, mais qui en tout cas se trouvait être aussi injuste qu’inutile. «… Je dois à la justice et à la vérité, disait M. Cacault, de vous certifier que le saint-père et le secrétaire d’état agissent de la meilleure foi et avec le plus sincère désir de contenter le premier consul ; ils ont le même intérêt que nous à l’accomplissement de la pacification et de la réconciliation. Le pape a déclaré constamment au sacré-collège qu’il était résolu d’accorder au gouvernement français tout ce qu’il demanderait, pourvu que la demande ne blessât ni les principes ni le dogme ; mais le saint-père a été nourri et élevé dans un cloître, et s’est uniquement appliqué toute sa vie à l’étude de la théologie en ecclésiastique dont la foi est sincère et la vie toute chrétienne. Il descendrait du trône pontifical pour aller au martyre plutôt que de ratifier une doctrine erronée aux yeux de l’église[19]. » — « Le pape me paraît croire, continuait M. Cacault, qu’il vaudrait mieux que le premier consul dans ses premières nominations ne choisît aucun des anciens évêques ni aucun des constitutionnels plutôt que d’en placer de l’un et de l’autre parti. On pense à Rome que ce qui a été fait en France par rapport aux préfets ne peut pas directement s’appliquer aux évêques. Le premier consul a réuni tous les partis et choisi dans toutes les opinions ; il a placé à la tête des départemens beaucoup de personnes qui n’avaient pas marqué dans la révolution aux mêmes époques, et qui peut-être s’étaient réciproquement persécutées. On soutient ici que la même chose ne pourrait réussir à l’égard des évêques, parce qu’en matière de religion on ne connaît que l’unité. Tous les jours on peut renoncer à une opinion politique. Un préfet est l’organe d’une loi écrite et précise. Il peut subordonner sa pensée particulière au commandement qui lui est transmis. Un évêque est et doit être partout le même. Il doit avoir la considération et l’estime de son troupeau et toute sa confiance en matière de foi. Pourquoi un département aurait-il un évêque d’un parti religieux et le département voisin en aurait-il un autre d’une opinion opposée ? Comment parvenir ainsi à la tranquillité sur le dogme ?… Je ne saurais saisir en quoi consistent l’hérésie des jansénistes et les différences d’opinion entre mon ancien collègue au corps législatif Grégoire et le saint-père. Je ne connais pas bien les règles qui doivent gouverner le monde catholique ; mais enfin Grégoire n’est pas pape, et c’est le pape dont l’autorité est établie pour décider ces questions. Après des secousses et des convulsions comme les nôtres, qui ne sent que le rétablissement de l’ordre ne peut naître que de l’obéissance ? A qui faut-il qu’elle soit rendue en matière de religion ? Est-ce à Pie VII ou à l’abbé Grégoire ?… Bonaparte a marché une fois sur Rome bien malgré lui. Il ne voudra point faire la guerre à des chasubles[20]. »
Lorsque ces remontrances, hasardées sur un ton semi-sérieux et semi-familier, lui arrivaient à Paris de la part de l’ancien collègue qui avait jadis signé avec lui le traité de Tolentino, le premier consul n’avait déjà plus besoin de les entendre. Sa méfiance, excitée un moment par les adversaires du concordat, s’était peu à peu calmée. Les dépêches de Consalvi, les propres lettres de Pie VII l’avaient enfin convaincu de la bonne foi de la cour de Rome. Le 18 brumaire était maintenant passé, et, les éclats de son impatience n’ayant pas suffi à vaincre les scrupules du légat, il avait pris son parti de remettre à une autre époque la publication du concordat. Ses idées avaient pris un autre cours. Habitué à rechercher avidement toutes les occasions de frapper l’imagination des masses, il lui semblait maintenant que le jour de Pâques serait heureusement choisi pour fêter avec éclat la paix religieuse conclue avec le saint-siège ; mais Pâques était loin encore : c’est pourquoi Napoléon, tout à l’heure si pressé, ne l’était plus du tout. Lors donc qu’on reçut à Paris, avec la bulle de circonscription des diocèses, le bref qui autorisait le légat à instituer canoniquement les nouveaux évêques, les rôles se trouvèrent tout à coup intervertis ; ce fut le tour de Caprara de se plaindre, bien doucement il est vrai, des hésitations et des lenteurs du premier consul. Cette situation s’étant prolongée sans grand changement pendant cinq ou six mois encore, nous en profiterons pour étudier d’un peu près la nature exacte des affaires qui restaient alors à traiter entre le premier consul et le représentant du saint-siège.
Les instructions que le cardinal Caprara avait emportées de Rome roulaient sur deux points principaux. Le premier, dont nous avons déjà dit un mot, regardait exclusivement la religion et touchait à la conscience même de sa sainteté par ses fibres les plus délicates : c’était la nomination des évêques constitutionnels. Le pape ne prétendait pas avoir le droit d’empêcher le premier consul d’en nommer aucun. Il soutenait seulement que de pareils choix, extrêmement fâcheux en eux-mêmes, loin d’être un gage de paix, sèmeraient le trouble et la discorde parmi le clergé français. Son représentant était donc chargé d’insister avec la plus vive sollicitude auprès du premier consul pour qu’il s’abstînt de choisir des sujets dont la nomination serait un grand scandale pour l’église et causerait au saint-père une indicible douleur. Si l’on devait passer outre, le légat avait mission expresse de déclarer que le pape se montrerait très scrupuleux dans l’examen canonique des sujets proposés, et qu’aucun d’eux ne pourrait être consacré avant d’avoir publiquement confessé ses erreurs et accepté les jugemens de l’église catholique sur la constitution civile du clergé. — Le second point était d’une autre nature et d’un intérêt purement temporel. Il avait trait à la restitution des domaines enlevés au saint-siège par les derniers événemens de la guerre. Ainsi que nous l’avons dit au commencement de cette étude, Consalvi, lors des négociations du concordat, avait intentionnellement laissé de côté la question des réclamations territoriales de la cour de Rome. Ce n’est pas qu’elles ne fussent à ses yeux et à ceux du saint-père d’une très grave importance ; mais, par prudence et par crainte des interprétations malveillantes, tous deux avaient été d’avis de ne pas les mêler aux affaires purement religieuses qu’allait régler le concordat. Le concordat une fois signé, les raisons de s’abstenir ne subsistaient plus. Rien n’avait donc été négligé pour stimuler à cet égard le zèle du cardinal Caprara au moment de son départ de Rome, et lui-même, comprenait bien qu’il ne pouvait donner une preuve plus marquante de son habileté et de son crédit qu’en obtenant de la générosité du gouvernement français une si précieuse restitution.
Les intentions du premier consul à l’égard de ces deux objets des vœux ardens de la cour de Rome étaient d’avance parfaitement arrêtées. Il était décidé à ne tenir nul compte des objections du saint-père contre la nomination des constitutionnels. Il trouvait excessive et mal calculée cette sévérité envers des ecclésiastiques qui peut-être s’étaient trompés en matière de doctrine, mais qui du moins étaient restés courageusement à leur poste, tandis que la plupart de leurs collègues avaient fui le péril à l’étranger. Les dissidences entre les anciens évêques et ceux que, dans le langage du temps, on nommait les intrus lui paraissaient de pures querelles de sacristie, dans lesquelles un gouvernement sensé ne devait pas entrer. D’ailleurs il se croyait de force à mettre la paix là comme ailleurs. Il nommerait donc des constitutionnels en petit nombre, choisis parmi les plus modérés et les plus influens. Il serait même tout à fait imprudent à lui d’agir autrement, car après tout les évêques qui s’intitulaient seuls légitimes avaient été et restaient certainement au fond du cœur les partisans de l’ancienne dynastie. Les constitutionnels seuls avaient toujours été pour la révolution ; c’étaient des gens sur lesquels il pouvait compter et qui seraient entièrement à lui[21].
Au sujet des réclamations territoriales que lui adressait le saint-siège, ses desseins n’étaient pas moins précis. Il était disposé, s’il avait à se louer de la complaisance du pape, à lui donner une sorte de satisfaction partielle par la rétrocession de quelques portions de ses anciens domaines ; déjà il lui en avait fait parvenir l’assurance. Quant aux trois légations, c’est-à-dire aux provinces les plus considérables et les plus riches de l’apanage du saint-siège, elles étaient, dans sa pensée, destinées à doter la nouvelle république italienne. A aucun prix, il n’entendait s’en dessaisir ; mais, si peu disposé qu’il fût à réaliser les désirs du saint-père, il lui convenait encore moins de le décourager complètement. Dans une lettre écrite tout entière de sa main au plus fort des difficultés théologiques que nous venons de raconter, Pie VII s’était adressé au premier consul avec une absolue confiance et une touchante ouverture de cœur. Il lui avait exposé avec détail la grande détresse où la cour de Rome était réduite depuis les derniers changemens survenus en Italie. « Devons-nous craindre, s’écriait douloureusement le saint-père, que vous ne vouliez nous traiter moins bien que les autres princes auxquels vous accordez des indemnités ? Devons-nous craindre de vous que le résultat de cette guerre, qui n’aura pas fait perdre une palme de terrain à la majesté du roi de Naples, notre voisin, sera tellement désastreux pour le saint-siège qu’il aura à perdre la moitié de ses états et ses domaines les plus riches ?…. Nous vous prions de penser à l’absolue impossibilité de subsister où se trouve la souveraineté de notre principat temporel, oppressée comme elle l’est par des charges immenses, privée presque entièrement des subsides avec lesquels l’étranger contribuait autrefois au maintien et à l’honneur du chef de la religion… Les subventions à donner à soixante-dix cardinaux, aux nonces accrédités à l’étranger, aux nombreux prélats qui sont nécessaires à l’expédition des affaires ecclésiastiques, nous mettent dans la plus grande pénurie… C’est pourquoi nous implorons de votre cœur magnanime, sage et juste la restitution de trois légations et une compensation pour la perte d’Avignon et de Carpentras, et nous ne doutons pas, suivant les flatteuses expressions dont vous avez frappé nos oreilles, que vous rivaliserez dans la gloire de bienfaiteur du saint-siège avec les anciens chefs (reggitori) de la France, auxquels, comme nous nous faisons un devoir de le rappeler, nous devons tant de reconnaissance[22]. »
M. Cacault, conseiller très écouté du saint-père, dans ses communications personnelles avec le premier consul, n’avait trouvé à redire qu’au passage relatif au roi de Naples. Il avait traité de petite jalousie de voisin l’allusion faite à la situation comparativement meilleure du royaume des Deux-Siciles. Peut-être aurait-il bien fait d’engager le saint-père à ne parler ni d’Avignon ni de Carpentras, qui avaient jadis été réunis à la France par un décret de l’assemblée constituante. Quoi qu’il en soit, le ton modeste et presque humble de cette missive, l’appel intime et confidentiel que le vénérable pontife, dépouillé du patrimoine de ses prédécesseurs, lui adressait avec tant de candeur n’étaient pas de nature à déplaire à l’orgueil du futur dominateur de l’Europe. Ne voulant cependant ni rien accorder ni rien refuser absolument, le premier consul prit le parti de laisser la porte ouverte à toutes les espérances et de dissimuler ses véritables intentions jusqu’au jour où il deviendrait nécessaire de les déclarer et de les imposer à la fois par quelque coup d’autorité. Telle fut la tâche qu’il s’imposa et qu’il poursuivit avec une profonde habileté jusqu’à la veille de la publication du concordat. On voit par les Mémoires de Consalvi et par ses dépêches que le perspicace secrétaire d’état, quoique résolu à n’en rien témoigner, avait deviné de loin ce jeu du premier consul ; Pie VII lui-même, si peu porté à la méfiance, n’était pas sans ombrages. Le légat seul, placé sur les lieux, mais en butte aux fascinations qu’exerçaient sur lui les façons tour à tour pleines d’autorité ou de bonne grâce de l’homme prodigieux avec lequel il avait à traiter, se laissait aller sur son compte à d’étranges illusions.
Depuis que la colère dont il avait essuyé à la Malmaison les premiers et rudes assauts avait derechef fait place, de la part de Napoléon, à de meilleurs procédés envers le saint-siège et à des attentions particulièrement aimables pour sa personne, Caprara avait repris peu à peu sa confiance des premiers jours. Elle semblait motivée par quelques-uns des actes récens du premier consul. C’est ainsi qu’il avait dernièrement fait rapporter à Rome le corps de Pie VI, mort à Valence en 1799 après deux années de captivité. L’île de Malte devant, d’après les préliminaires de paix récemment signés à Londres, faire retour à l’ordre des anciens chevaliers, il était entré en pourparlers avec le pape afin de choisir d’un commun accord un nouveau grand-maître. Ces marques de la bonne volonté du gouvernement français avaient été fort sensibles au légat. Depuis le départ pour Rome de Mgr Spina et du père Caselli, envers lesquels Napoléon n’avait jamais été bien disposé, parce qu’il les croyait contraires à ses desseins, Caprara était resté seul chargé des affaires de sa légation. Il inclinait de plus en plus à se montrer complaisant envers le premier consul, qui, dès cette époque, lui destinait le siège archiépiscopal de Milan, riche apanage dont il allait avoir à disposer bientôt comme protecteur de la nouvelle république italienne. Les dépêches du cardinal-légat nous le montrent, à ce moment de notre récit, visiblement embarrassé. D’un côté les instructions réitérées qu’il reçoit de sa cour, tant au sujet des constitutionnels qu’à propos des légations, l’engagent à pousser vivement le gouvernement français ; de l’autre il est retenu par la crainte trop fondée de mécontenter le premier consul, s’il ose l’entretenir trop souvent et surtout lui adresser par écrit des notes officielles sur des questions aussi délicates[23]. Il remet donc de jour en jour et prend soin d’expliquer au secrétaire d’état les motifs de sa réserve. « Il importe, dit-il, de ne pas heurter le premier consul de front et de laisser à sa sagesse le temps de former sa conviction… En somme, la Providence a destiné les hommes à n’être jamais tout à fait contens… Dans ce moment, le premier consul décide du sort de toute la terre. Le corps diplomatique de Paris n’en a pas seulement la conviction secrète, mais il proclame hautement qu’aucune puissance n’a la force d’obtenir de lui autre chose que ce qu’il veut bien lui accorder. Et la vérité est qu’avec la manière dégagée dont il traite les affaires et de la façon dont il répond à leurs demandes, aucune cour n’avance dans ce qu’elle poursuit[24]. »
A Consalvi, qui dans ses dépêches officielles, dans toutes ses lettres particulières et chiffrées, insiste chaque jour davantage pour qu’il réclame ouvertement les légations, le légat répond : « Le parti de parler clairement, soit par écrit, soit de vive voix, de nos droits et de la justice de notre cause ne serait pas utile ici. L’expérience de tous les jours ne me le démontre que trop. Tous les cabinets de l’Europe, grands et petits, ne font que remettre note sur note, et leurs ministres s’adressent à M. de Talleyrand faute de pouvoir s’adresser au premier consul, tout cela en pure perte… Si l’on me prescrit cette voie, je ferai, en l’adoptant, acte d’obéissance. L’autre, que je me suis proposé de suivre, consiste à toucher cette question en toute circonstance, mais en m’adressant au cœur et à la juste ambition du premier consul de vouloir être pour l’église un nouveau Charlemagne[25]. » Le légat avait peut-être raison de ne pas croire à l’efficacité des notes officielles passées à M. de Talleyrand ; mais en quoi il se trompait assurément, c’était en comptant outre mesure sur l’influence et la bonne volonté du ministre des affaires étrangères, « dont la conduite était telle, disait-il dans l’un de ses billets confidentiels, qu’elle témoignait suffisamment de sa résipiscence et de son repentir, et pouvait suppléer à la pénitence qui lui était due. » En réalité, M. de Talleyrand n’était pas très consulté sur les affaires ecclésiastiques par le premier consul, qui se défiait de sa situation d’ancien évêque trop intéressé à mériter l’indulgence du saint-siège. La préoccupation principale du ministre des relations extérieures était alors d’épouser la belle Mme Grand, chargée de faire les honneurs de son salon, et qui, dînant auprès du cardinal Caprara, n’avait pas manqué de saisir un jour cette occasion de se recommander par son intermédiaire aux bontés du saint-père. Les relations habituelles du légat avec Mme Bonaparte, à laquelle il avait, de la part de sa sainteté, remis un magnifique chapelet, ce qui avait excité toute la joie et toute la reconnaissance de la femme du premier consul, celles qu’il avait formées avec Hortense de Beauharnais mariée par le légat à Louis Bonaparte, avec Mme Murat (Caroline Bonaparte), qui avait tenu à lui faire bénir aux Tuileries son union religieuse avec l’aide de camp de son frère[26], toutes ces politesses empressées et ces aimables prévenances du petit cercle féminin qui entourait le premier consul avaient singulièrement ajouté aux flatteuses espérances dont se berçait le cardinal Caprara ; mais c’était surtout dans les conversations de Napoléon lui-même que le légat puisait les motifs de sa sécurité. Il notait ses moindres paroles, et les rapportait à sa cour en les commentant d’une façon souvent exagérée dans le sens de ses propres désirs. « Un jour qu’il était à table à ses côtés, le premier consul, l’apostrophant tout à coup, lui avait dit avec une véritable bonne grâce : Voudriez-vous les légations ? — Je lui ai répondu comme je le devais, ajoute le légat, et il a repris : Nous verrons[27]. » Cette simple interrogation lui fait l’effet d’une promesse presque formelle. C’est à peine si l’annonce de la réunion prochaine des envoyés de la république cisalpine à Lyon suffit à ébranler un instant sa facile créance. Il est persuadé que la tendresse du premier consul pour le pape et sa résolution de ne point se brouiller avec Rome resteront les plus fortes[28]. « L’idée que le premier consul manifeste au sujet des légations, écrit-il le 2 janvier 1802, c ? est de vouloir les restituer par grandeur d’âme et de suivre ainsi l’exemple des anciens monarques français ; il me l’a donné à entendre indirectement en tout dernier lieu[29]. » La nouvelle que le premier consul, pendant son séjour à Lyon, a promis les légations aux Cisalpins, le trouble un peu. « Comment concilier avec tout cela la promesse qu’il nous a faite d’être pour nous un Charlemagne[30] ? » Néanmoins peu de jours après il reprend intrépidement espoir, car il a revu le premier consul. Il se croit donc en mesure d’affirmer de nouveau au cardinal Consalvi que « celui-ci a toujours de bonnes intentions, mais que, par politique sans doute, il ne veut pas les laisser voir[31]. » Dans une audience qu’il donna le 13 mars au cardinal-légat, le premier consul, tout en ayant grand soin de ne point s’engager formellement avec lui, s’était en effet appliqué, suivant le plan qu’il s’était proposé, à ne pas détruire entièrement ses illusions. « Il lui fit remarquer qu’il avait déjà donné Pesaro au pape, et bientôt il lui remettrait Ancône. « Le cardinal, tout en remerciant, objecta que la possession de ces deux villes ne pouvait pas suffire à rétablir les finances pontificales, dont la pénurie était extrême : à quoi le premier consul répondit que, de la main à la main, suivant l’expression reçue, il fournirait volontiers de temps à autre un million au pape. Le légat ayant fait semblant de ne pas entendre cette insinuation et reprenant de plus belle ses doléances sur la détresse du saint-père, Napoléon se reprit à dire que, s’il voulait, il lui ferait passer secrètement de l’argent. Au lieu d’accepter, Caprara nomma les légations. « La terre n’a pas été faite en un jour, répliqua en souriant son interlocuteur, ni Saint-Pierre non plus. » Puis de la meilleure grâce il termina l’entretien en disant : « Le pape doit avoir confiance en moi[32]. »
Au sujet des évêques à nommer, le premier consul n’hésita pas à prendre les mêmes habiles précautions, afin que le représentant du saint-siège ne soupçonnât point ses véritables intentions. Il y réussit parfaitement. Plus le moment approchait, plus le cardinal Caprara se laissait aller à croire qu’il avait persuadé Napoléon, et qu’il n’y aurait probablement pas de constitutionnels parmi les nouveaux évêques. Les assurances d’abord un peu vagues qu’il avait fait parvenir au Vatican devenaient chaque jour plus formelles. Il écrivait le 27 février au cardinal Consalvi : « Tout ce qui m’a été dit depuis quelque temps me donne de plus en plus lieu de me flatter que le concordat sera prochainement publié, et grâce à Dieu j’ai aujourd’hui un nouveau motif d’espérer qu’il n’y aura pas d’intrus. Si cet espoir se réalise, je me déclarerai alors parfaitement content, et j’aurai obtenu ce que je souhaitais avec le plus d’anxiété… » — « J’ai la certitude, ajoute-t-il un peu plus tard, qu’il n’y a pas un seul intrus sur la liste des sujets à nommer qu’a présentée M. Portalis. Quant à mon audience solennelle, l’affaire est combinée de manière qu’il n’y sera pas question du serment[33]. » Quelques jours s’étaient à peine écoulés que le légat avait déjà de sérieux motifs de douter de l’accomplissement de ses vœux. Le premier consul avait témoigné quelque étonnement à M. Portalis de ce qu’il n’y avait pas de constitutionnels sur sa liste. « Je ne dis pas que je veuille en nommer, et je n’entends pas promettre que je n’en nommerai point ; mais je veux absolument que le légat se prononce sur la question de savoir si en principe le consul peut ou non nommer des constitutionnels. » Et tout de suite il avait chargé M. Portalis et l’abbé Bernier de lui rapporter à cet égard une déclaration formelle de la part du légat[34]. Interrogé par eux, le cardinal répondit que « pour mettre fin au schisme qui travaillait si profondément la nation française, et bien qu’avec une peine extrême, le pape n’avait pas entendu interdire au premier consul la faculté de nommer quelques constitutionnels ; c’était à lui, en sa qualité de légat, qu’appartenaient le soin et la liberté de les réunir à l’église, conformément aux règles qui lui avaient été prescrites. Il se réservait, s’il y en avait de nommés, de faire à leur sujet toutes les remarques et représentations qu’il jugerait nécessaires[35]. »
Tandis que la question se posait en ces termes entre le premier consul et le représentant du saint-siège, la paix générale venait d’être signée le 25 mars à Amiens, et annoncée le lendemain dans l’après-midi à Paris, à la grande joie du public. Le premier consul en revint alors à sa première idée favorite, celle de proclamer la réconciliation religieuse de la république française avec le pape, juste dans le même moment où il forçait les autres souverains de l’Europe à se lier avec elle par des traités en règle. La tentation de chanter à Notre-Dame un Te Deum solennel afin de célébrer un si grand événement ferait peut-être céder le légat, et l’on trouverait ainsi moyen de surmonter les scrupules gênans du saint-siège au sujet des constitutionnels.
C’est toujours un spectacle triste et déplaisant que celui de la force luttant avec la faiblesse ; mais on éprouve quelque chose qui ressemble à de l’impatience lorsqu’on voit la force, qui peut encore revendiquer pour elle le bon sens et le droit, user par surcroît de la ruse. Le premier consul, il est juste de le reconnaître, ne manquait à aucun engagement formel en voulant nommer des évêques constitutionnels : ceux auxquels il songeait étaient la plupart judicieusement choisis ; mais il fallait les faire accepter par le légat et le laisser discuter leurs titres à l’indulgence du saint-père. C’était un partage d’autorité, c’était aussi un retard, choses également antipathiques à son impétueuse nature. Il avait résolu de mener du même pas la paix politique et la paix religieuse. Il pensait que la publication du concordat, pour avoir chance d’être mieux reçue de ceux qui lui faisaient obstacle, devait suivre immédiatement la signature du traité d’Amiens. Il avait donc arrêté dans sa pensée d’écarter, n’importe à quel prix, les difficultés qui entravaient, si peu que ce fût, sa marche triomphale. Arrivé au faîte de la puissance et dans le plein éclat de sa gloire, il ne lui en coûtait point, afin de vaincre la modeste résistance d’un timide vieillard, de recourir à l’emploi d’une suite de perfidies vulgaires qui, si elles avaient été révélées à ses contemporains, n’auraient pas laissé que d’entamer tant soit peu auprès des âmes élevées le prodigieux prestige dont il était alors généralement environné.
On était au samedi 27 mars ; le cardinal Caprara venait d’écrire le matin même à sa cour pour lui faire savoir que le lendemain dimanche, suivant l’ancien usage des légats de France, il devait se rendre à Notre-Dame accompagné de toutes les personnes de sa légation, comme si c’était le jour de son entrée à Paris, afin d’y réciter les prières accoutumées. Il lui annonçait avec une satisfaction non moins visible qu’à partir du 1er avril il recevrait officiellement les autorités constituées ; le 5 avril, il devait enfin être présenté en audience publique au premier consul, après quoi il consacrerait dans l’église métropolitaine l’archevêque nommé de Paris et quelques-uns des nouveaux évêques. Il était en train de prendre à cet effet les dispositions nécessaires, lorsque vers cinq heures de l’après-midi on lui annonça la visite du conseiller Portalis et de l’abbé Bernier, qui demandaient à le voir de la part du premier consul.
M. Portalis était chargé de dire au légat « qu’à la cérémonie du lendemain, c’est-à-dire au Te Deum qui allait être chanté pour rendre grâces au Seigneur de la conclusion de la paix, c’était l’intention des consuls de faire intervenir les ecclésiastiques des deux clergés aussi bien ceux qu’à Rome on appelle les légitimes que les membres du clergé constitutionnel[36]. » À cette proposition, grand émoi de la part du cardinal-légat. « Je n’eus pas de peine à démontrer à M. Portalis que la proposition dont il était porteur était inacceptable et contraire aux principes de la religion qu’il professe lui-même. » M. Portalis se montra convaincu, ajouta le cardinal, de la force de ses raisons ; mais, changeant la nature de la question et sautant du coq à l’âne, — ce sont les expressions du cardinal, — il se mit à dire que « répondre tout crûment par un refus à la demande du premier consul, c’était même chose que de vouloir tout ruiner. On rendrait par là infructueux les efforts du saint-siège et du gouvernement français qui avaient abouti à la signature du concordat, et la France continuerait alors à vivre dans le schisme auquel la mission du légat avait justement pour but de mettre un terme[37]. » Il était impossible d’imaginer, s’écria le cardinal, qu’une réponse négative dans une affaire inexécutable produisît sur l’esprit du premier consul un tel dégoût que pour cela tout fût perdu. « Ah ! reprit le conseiller Portalis, vous ne le connaissez guère, ou vous feignez en ce moment de ne pas le connaître. Il veut que le clergé soit très nombreux à la cérémonie de demain afin de la rendre plus solennelle, et tout ce qu’on peut lui dire là contre ne sert qu’à l’irriter[38]. » Et tout de suite, avec l’éloquence qui lui était naturelle, M. Portalis somma le légat de bien réfléchir sur sa détermination ; il lui déclara qu’il serait responsable devant le monde et envers la France d’avoir, pour un si petit objet, gâté une affaire de si grande conséquence[39]. Le cardinal Caprara ne céda point malgré les instances du conseiller d’état, qui répétait incessamment qu’il s’était chargé de l’affaire et qu’il fallait qu’elle s’arrangeât, car le premier consul en attendait le résultat avant sept heures. À cette espèce d’injonction assez mal déguisée, le représentant du saint-siège répondit « qu’il abhorrait la guerre, qu’il aimait la paix, qu’il avait expressément été envoyé pour la faire régner en France. Les principes saufs, il ne ferait donc aucune difficulté d’écouter ce qu’on aurait à lui proposer ; mais personne, ajouta-t-il avec une certaine fermeté, ne voudra assurément exiger de lui ce que lui interdisait sa conscience et ce qui serait en opposition directe avec ses devoirs. » Les scrupules du cardinal-légat, déjà presque gagné à la politique française, mais resté fidèle à sa foi religieuse et aux instructions de son souverain, étaient du nombre de ces obstacles moraux dont le premier consul a toute sa vie méconnu la puissance. Cette résistance inattendue faisait manquer l’objet principal du petit drame que le premier consul avait combiné avec ses confidens ; il en restait cependant un autre à atteindre. Ce fut alors qu’un nouvel acteur entra en scène. « J’avais prévu, dit l’abbé Bernier, qui s’était jusque-là tenu à l’écart et en silence, j’avais prévu que vous ne vous prêteriez pas à la proposition d’admettre les constitutionnels à la cérémonie de demain ;… j’en avais exprimé à l’avance mon sentiment à M. Portalis : c’est pourquoi j’ai concerté avec lui la réponse que votre éminence pourrait faire au premier consul. » Et tout aussitôt tirant de sa poche un papier qu’il donna à lire au légat : « Le contenu de ce papier ne peut blesser le moins du monde vos sentimens, ni porter atteinte à vos devoirs. Il est très probable que le premier consul, trouvant mêlées à votre refus des expressions qui sont selon son cœur, la chose s’arrangera d’elle-même. » Or cette pièce rédigée d’avance que l’abbé Bernier présentait à la signature du légat n’était autre chose que la reproduction à peu près textuelle des cinq propositions naguère apportées par M. Portalis, propositions auxquelles le cardinal avait eu tant de répugnance à donner par écrit une approbation formelle : mais il était maintenant un peu épuisé par la lutte qu’il venait de soutenir. « Me voyant, écrit-il au cardinal Consalvi, réduit à la dure alternative ou de risquer de tout ruiner, ou d’adopter un moyen qui était de nature à diminuer la bourrasque, je me retournai vers l’abbé Bernier, et je lui dis : Puisque vous avez eu le temps d’examiner cette pièce à loisir, et non comme moi en un moment de presse, si vous me donnez en conscience votre parole qu’elle ne contient rien qui blesse nos principes et nos maximes, je ne vois point de difficulté à la transcrire et à vous la remettre signée de ma main, dans la seule vue d’éviter un péril que tous deux vous êtes d’accord pour me faire appréhender comme si éminent et si funeste[40]. » Peu d’instans après, l’abbé Bernier faisait savoir au légat que le premier consul, ne voulant pas que la cérémonie se fît avec un nombre d’ecclésiastiques trop restreint, avait décidé de la remettre jusqu’au moment de la ratification de la paix.
À la fin de cette journée, la plus orageuse, dit le malheureux légat, qu’il eût encore passée depuis son séjour en France, le cardinal Caprara était encore en mesure de mander à sa cour que sur les trente-deux évêques désignés pour les nouveaux sièges épiscopaux, il n’y en avait, à sa connaissance, aucun de pris parmi les constitutionnels. N’y en aurait-il point parmi les vingt-huit qui restaient à choisir ? Il n’en savait encore rien, mais il commençait à l’appréhender beaucoup. S’il avait mieux pénétré le caractère de celui à qui il avait affaire, le ministre du saint-siège pouvait dès lors tenir pour assuré que ces choix étaient décidés. C’était pour se mettre en règle vis-à-vis du saint-siège que le premier consul, aussi prudent que tenace en ses desseins, avait voulu faire signer au légat la pièce dont il avait muni d’avance l’abbé Bernier. À défaut de sa présence à la cérémonie de Notre-Dame qui aurait définitivement compromis le cardinal Caprara avec le parti des constitutionnels, le premier consul avait du moins en ses mains l’attestation officielle que la cour de Rome ne niait pas leur aptitude à être pourvus de la dignité épiscopale. Il n’attendait pas autre chose pour déclarer les nominations dont le cardinal-légat allait, bien à tort, se montrer si surpris. Trois jours après, Caprara en apprenait la nouvelle de la bouche même du premier consul dans une audience qu’il avait sollicitée pour le féliciter de la publication de la paix. Aux premiers mots prononcés, le cardinal, à moitié interdit, rappela à son interlocuteur les espérances qu’il lui avait tant de fois données, et les efforts tentés directement par le saint-père pour éviter un si grand scandale, et la douleur que de pareils choix lui causeraient. Enfin il laissa voir, dit-il, toute l’angoisse que cette détermination inattendue lui causait. Le premier consul y coupa court. « Il est tout à fait inutile, dit-il, de parler de cela à l’avenir ; mon parti est pris, ma résolution bien arrêtée : ou ceci ou rien. Il y aura dix constitutionnels, dont deux seront archevêques, les huit autres, évêques[41]. » Caprara demeura atterré. Il tenta un dernier effort pour faire entrevoir au premier consul les conséquences funestes, selon lui, de sa résolution ; il chercha surtout à l’attendrir en lui parlant des égards qu’il avait toujours voulu témoigner à sa sainteté. Tout fut inutile. Le légat se débattait encore et devenait de plus en plus pressant lorsque un incident inattendu pour lui vint mettre, dit-il, le comble à sa douleur et à son embarras. M. Portalis, qui jusque-là s’était montré on ne peut plus opposé aux constitutionnels, à ce point qu’il n’en avait pas inscrit un seul sur les trois listes qu’il avait remises au premier consul, « commença à se montrer le défenseur acharné des constitutionnels, et pour me servir de l’expression vulgaire accoutumée, ajoute le cardinal, renchérit encore sur la marchandise[42]. »
Contre ses deux contradicteurs, le légat n’était plus de force, car au bout de tous les discours du premier consul revenait toujours le même refrain. « Ou ceci ou rien. Le pape l’a promis, le pape tiendra parole, s’il veut que le concordat soit publié[43]. » Le légat désespéré demanda en grâce et avec larmes, si l’on ne voulait pas renoncer aux constitutionnels, que l’on consentît au moins à n’en pas nommer autant ; cela même lui fut refusé. Alors le cardinal, qui avait, suivant ses propres expressions, pris du cœur en parlant, obéit à un mouvement de juste fierté : « Puisqu’on ne voulait rien lui concéder, eh bien ! il serait difficile à son tour. Il ne s’écarterait pas d’une ligne des instructions qui lui avaient été données au sujet de l’institution canonique, et, laissant de côté le caractère des constitutionnels, on pouvait compter qu’il porterait le scrupule jusqu’au dernier degré dans l’examen de leurs qualités. » Le premier consul accueillit cette menace avec un dédain marqué[44]. Il ne répondit même pas au cardinal Caprara ; mais se tournant vers M. Portalis : « Vous avez entendu ce que veut le légat ; vous en répondrez. » M. Portalis se mit ensuite, par ordre du premier consul, à donner lecture au cardinal Caprara de tous les articles du système organique relatif au culte et à ses ministres. Il accompagna même cette lecture d’assez longs développemens ; mais il ne paraît pas que le légat, encore troublé des scènes qui venaient d’avoir lieu, ait prêté grande attention à ces articles, qui devaient plus tard soulever à Rome de vives et de persistantes réclamations. Dans la lettre confidentielle si triste, si accablée, qu’au sortir de cette audience il écrit au secrétaire d’état, c’est à peine si le cardinal en fait mention. Une autre préoccupation semble l’absorber entièrement, celle de répondre au reproche qu’on pourrait lui faire à Rome d’avoir donné au sujet du choix des évêques des espérances que l’événement ne réalisait point. « Votre Éminence me rendra cette justice, écrit-il au cardinal Consalvi, que je lui ai toujours dit que les délais nous seraient funestes, et qu’en lui rendant compte des espérances qui m’étaient données qu’il n’y aurait point de constitutionnels nommés, je terminais toujours en faisant observer que jusqu’au jour où nous aurions en main les nominations formelles il ne faudrait pas se tenir tranquille. Mes pressentimens se sont malheureusement justifiés, et votre éminence en trouvera dans ma dépêche d’aujourd’hui la douloureuse histoire. Je ne saurais dire la semaine que je viens de passer. J’ai pleuré, j’ai prié, j’ai remué ciel et terre ; mais ciel et terre sont demeurés sourds à ma voix[45]. » Celui qui traçait ces lignes lamentables n’était point cependant arrivé, tant s’en faut, au terme de ses tribulations, et de nouvelles surprises non moins pénibles l’attendaient encore.
Le 9 avril suivant, le représentant du saint-siège était reçu en audience solennelle par le premier consul. Tous les ministres et les membres du conseil d’état étaient présens. Ainsi que le cardinal l’avait mandé à sa cour, on lui avait promis qu’il ne serait pas tenu de prêter le serment qu’on exigeait autrefois des légats à latere. Une heure seulement avant l’audience, M. Portalis lui avait apporté avec le cérémonial à observer une pièce en langue latine que le cardinal avait absolument refusé de signer, mais qu’il avait consenti à lire à l’audience pour obtenir, dit-il, la tranquillité, et parce qu’elle lui semblait ne rien contenir qui ne fût déjà ou à peu près dans le compliment dont on lui avait demandé communication et qu’il allait adresser au chef de l’état. A ce compliment, plein de déférence et d’éloges pour lui, Napoléon répondit par quelques mots brefs et presque impérieux sur les devoirs du nouveau légat, qui devait puiser dans l’Évangile les règles de sa conduite. Parlant du concordat, il se bornait à dire que « le concert établi entre sa sainteté et lui serait un sujet de triomphe pour la religion chrétienne, et qu’elle en recevrait de nouvelles félicitations du philosophe éclairé et des véritables amis des hommes. » Ces dernières paroles étaient calculées pour donner satisfaction aux incrédules nombreux dans ses conseils et aux plus rares partisans du théo-philanthrope Lareveillère-Lepeaux. Il fallait contenter aussi les gallicans et les jansénistes. Pour leur complaire, le Moniteur inséra le lendemain dans sa partie officielle la teneur du serment que le légat était censé avoir prononcé et signé[46]. Rien n’était moins vrai. Lorsque le légat réclama, il lui fut répondu « qu’il ne fallait pas s’arrêter à de pareilles choses qui n’avaient aucune valeur par elles-mêmes… On avait pris copie sur les registres des anciens parlemens de ce qui se passait autrefois. Cela ne tirait pas à conséquence. » Le légat répliqua qu’on rendrait les disputes interminables, si l’on publiait ce que dictait la fantaisie sans se soucier si cela était conforme ou non à la vérité des faits. Il n’insista pas d’ailleurs sur la rectification au Moniteur[47].
Le dimanche suivant, jour des Rameaux, le cardinal Caprara institua canoniquement à Notre-Dame, rendue depuis trois jours au culte catholique, Mgr du Belloy, nommé à l’archevêché de Paris ; Mgr Cambacérès, frère du conventionnel, nommé à l’archevêché de Rouen ; MM. Bernier et de Pancemont, nommés l’un à Orléans, l’autre à Vannes. Il était non moins satisfait de la cérémonie, qui avait eu lieu avec grande pompe, que de l’excellence des sujets qu’il venait de consacrer. « Plût à Dieu, écrivait-il à sa cour, que tous ceux qui restent à nommer fussent entièrement semblables ! » Le lendemain, il apprenait la nomination de vingt-deux nouveaux évêques parmi lesquels sept constitutionnels. Il en fut consterné. « J’ai aussitôt réclamé auprès du premier consul ; j’ai parlé, j’ai fait parler, écrit-il, à tous ceux l’approchent ; mes observations, mes prières, mes larmes, tout ce que j’ai pu tenter a été infructueux. Le premier consul persiste à dire qu’il ne doit pas revenir sur la détermination qu’il a prise… Il croit que le bien public l’exige ainsi, et tous ses discours se terminent par la volonté hautement exprimée d’obliger le légat à leur donner l’institution canonique[48]. »
L’embarras de Caprara était extrême, car il n’était pas exact, comme le répétait incessamment le premier consul, que le saint-père n’eût pas d’objection à la nomination des évêques constitutionnels. Nombre de fois Consalvi avait eu soin, dans ses dépêches, de faire remarquer au représentant du saint-siège « que sa sainteté n’avait donné d’autres espérances aux évêques intrus que celle de les réconcilier avec l’église. Jamais le pape n’avait parlé de les rétablir dans l’exercice de leur ministère et dans leurs fonctions épiscopales[49]. Il avait poussé la précaution jusqu’à recommander au légat de s’abstenir pour le moment de faire usage du pouvoir qui lui avait été accordé d’absoudre et de reconnaître les ecclésiastiques ordonnés par les évêques intrus ; il devait se borner à les admettre à la communion laïque[50]. Placé entre des prescriptions si positives et les exigences du premier consul, qu’allait faire le légat ? Réduit à une aussi cruelle extrémité, il en vint à penser qu’il valait mieux, s’il y avait à faire une si énorme concession, qu’elle lui fût imputée plutôt qu’au pape. C’est pourquoi, tout en protestant qu’il agissait sous la pression des circonstances, en vue du bien si précieux de l’unité, par crainte de perpétuer le schisme en France, ou d’y introduire un schisme nouveau, il annonça, quoiqu’en pleurant, qu’il consentirait à sacrer les évêques constitutionnels ; mais il mettait une condition à cette complaisance : c’est que les ecclésiastiques désignés par le premier consul feraient préalablement acte de soumission au pontife romain, et cela de la manière et dans les termes exprès qui lui avaient été impérieusement prescrits par le saint-siège. Les choses se trouvaient en cet état, lorsque le jeudi suivant, qui était le jeudi saint, les évêques constitutionnels se rendirent à dix heures du matin chez le légat. Après les avoir convenablement reçus et charitablement exhortés à ne donner à l’avenir que des sujets d’édification, le cardinal leur présenta à signer la lettre qu’ils devaient adresser au pape ; mais d’une voix unanime ils s’y refusèrent tous. Ils se dirent prêts à signer une autre lettre dont la formule avait été concertée avec le premier consul et M. Portalis. On se sépara sans pouvoir s’entendre. Dans la soirée, M. Portalis et M. Bernier se présentèrent chez le cardinal Caprara pour l’entreprendre ensemble et séparément sur le même sujet, et toujours de répéter, comme ils l’avaient fait tant de fois, « que refuser les termes de la lettre des constitutionnels, c’était même chose que vouloir tout détruire. Il était impossible d’obtenir du premier consul ce qu’exigeait le légat. » Cela ne servirait qu’à fomenter la vanité, l’orgueil et les prétentions de la cour de Rome, disait M. Portalis, qui était le plus animé des deux messagers du premier consul. Il se servit même d’expressions si dures que Caprara n’ose les rapporter ; cependant il ne persuada pas le légat. « Au point où l’affaire en était venue, le pape lui-même ne pourrait se prêter à rien, car elle ne concernait plus seulement la discipline : elle touchait au dogme[51]. » Il resta donc inébranlable.
Le lendemain, c’est-à-dire le vendredi saint, après avoir passé une nuit pleine d’angoisse, le cardinal Caprara reçut, vers onze heures du matin, la visite de M. Bernier. L’évêque maintenant consacré d’Orléans aborda le nonce avec une grande solennité. « Mon éminence, lui dit-il, il dépend de vous que la France reste schismatique et athée, ou qu’elle redevienne catholique. Les préparatifs faits pour que le jour de Pâques vous célébriez solennellement la messe, et que vous chantiez un Te Deum en action de grâces de la conclusion de la paix, sont, à l’heure où je vous parle, suspendus. Votre éminence peut, selon moi elle doit, malgré ses instructions, remédier aux maux religieux et temporels qui nous menacent immanquablement en consentant à accepter, au lieu de la lettre envoyée de Rome, celle que proposent les constitutionnels… Il leur est impossible de se prêter à plus, parce que le gouvernement, qui les soutient, ne veut pas leur permettre de faire davantage. Le premier consul dit qu’il n’est pas juste et qu’on n’a pas le droit d’exiger un autre acte que celui qu’on exige des non-constitutionnels[52]…. »
« Il ne m’était pas difficile, continue le cardinal, de convaincre le prélat Bernier de l’inanité de semblables principes, il s’en montrait lui-même convaincu ; mais la conclusion était toujours celle-ci : ou rendre de nouveau la France incrédule avec l’Italie, pour ne pas dire l’Europe entière, chose que le pape lui-même, s’il était ici en présence des circonstances malheureuses du temps, ne voudrait certainement pas permettre, ou bien se contenter de ce que proposaient les constitutionnels. En cas de refus, le concordat ne sera point publié, et le légat pouvait juger des conséquences[53]. » Rien n’égalait la perplexité du représentant du saint-siège. Il fit venir tous les membres de sa légation. On se consulta en présence de l’évêque d’Orléans. Les opinions étaient partagées. Cependant il fut résolu que le cardinal, quoique bien à regret, devait condescendre à recevoir la lettre qu’on lui avait communiquée au lieu et place de celle qu’il avait proposée, en y mettant toutefois deux considérations : on ferait savoir par la voie de la presse que les constitutionnels nommés avaient satisfait à ce qui était nécessaire et s’étaient réconciliés avec le chef de l’église. De plus, en présence de deux évêques, Mgr de Pancemont, évêque de Vannes, et Mgr Bernier, évêque d’Orléans, les évêques constitutionnels confesseraient explicitement le schisme qu’ils avaient professé et abjureraient leurs erreurs passées[54]. Ainsi s’était terminée par une sorte de transaction in extremis cette dernière conférence, « à laquelle, écrit le cardinal Caprara à Consalvi, je ne puis encore penser sans trembler. Je suis persuadé que sa sainteté en sera affligée et que votre éminence ne sera pas contente de ma conduite ; mais, je l’avoue ingénument, plutôt que de voir se renouveler les malheurs des peuples, j’ai cru en conscience ne pas devoir suivre une conduite différente de celle que j’ai tenue[55]. »
Peut-être y avait-il eu au début quelque imprudence de la part du représentant du saint-siège à ériger lui-même en question de dogme cette affaire de l’institution canonique à donner aux évêques constitutionnels en vertu d’une certaine formule d’abjuration plutôt que d’une autre. La difficulté ainsi posée, peut-être y eut-il aussi un peu de faiblesse de sa part à accepter quelque compromis que ce fût, car c’est le propre de ces matières de ne point comporter de compromis. En tout cas, ceux qui seraient le plus enclins à le blâmer seront, s’ils sont justes, portés à le plaindre encore davantage. Dans de pareilles circonstances, la faute, si faute il y a, nous semble provenir bien plutôt d’une situation fausse que du tort des personnes mises à de si rudes épreuves ; mais que penser de l’homme armé de tant de pouvoir, qui n’a pas hésité à pousser ainsi jusqu’au bout et par tous les moyens ses avantages contre un adversaire si peu défiant et si désarmé ? Que dire surtout de ceux qui dans cette lutte inégale se sont faits ses complaisans instrumens, quand ils ne partageaient point ses idées et n’avaient pas l’excuse de ses passions ? Il nous en coûte d’être dans l’obligation de constater en finissant que cette fois encore on s’était joué de la confiance du cardinal. Mgr Bernier et Mgr de Pancemont, qui vinrent bientôt après attester au cardinal Caprara le profond repentir des constitutionnels et lui raconter comment, touchés de l’indulgence dont on avait usé envers eux, ces évêques avaient, les larmes aux yeux, avoué et détesté leurs erreurs, furent peu de jours après ouvertement démentis. Loin d’avoir rien fait de semblable, les évêques constitutionnels se vantaient au contraire d’avoir persisté dans leur opinion et d’avoir même déchiré en mille morceaux le projet de lettre qu’on leur avait proposé au nom du saint-père. Entre ces attestations contradictoires émanant de personnes dont le caractère sacré commande également le respect, à qui se fier ? Nous connaissions déjà la fâcheuse réputation laissée en Vendée par l’abbé Bernier ; nous nous rappelions les termes de la lettre par laquelle le général Hoche le dépeignait au directoire comme soupçonné d’aimer avidement l’argent. Sur le compte de Mgr de Pancemont, nous ne savions rien de désavantageux. En pareille matière, il n’y a jamais de pièces tout à fait positives. Ce n’est pas moins avec un douloureux étonnement que, cherchant dans les documens contemporains les moyens de fixer notre conviction, nous avons trouvé dans la correspondance de Napoléon Ier deux lettres qui jettent peut-être un jour inattendu sur la conduite des deux prélats. L’une est une invitation à M. de Talleyrand de donner à l’abbé Bernier une somme de 30,000 fr, sur les fonds secrets, l’autre un ordre au citoyen Portalis de tenir à la disposition de Mgr de Pancemont, évêque de Vannes, mais sans aucune publicité, la somme de 50,000 francs[56].
Ce récit, que nous arrêtons au matin même du jour de Pâques 1802, repose tout entier sur des documens publics irrécusables. Mieux, que les harangues officielles des fonctionnaires de cette époque ou que les allocutions prononcées alors du haut de la chaire, il indique, croyons-nous, le véritable état des relations entre l’église de Rome et le gouvernement français au moment de la publication du concordat. Nous tâcherons d’exposer bientôt avec la même exactitude ce qu’elles étaient en 1804, au moment du sacre de l’empereur par le souverain pontife.
D’HAUSSONVILLE.
- ↑ L’auteur de cet article ayant eu besoin de consulter les archives, des affaires étrangères à propos des faits qu’il raconte, et qui remontent à plus d’un demi-siècle, l’entrée lui en a été interdite par M. Drouyn de Lhuys. Le ministre était d’ailleurs parfaitement dans son droit, car ce précieux dépôt n’est pas public. La nécessité de recourir à d’autres obligeances est la seule cause du retard qui a suspendu la suite du récit commencé dans les livraisons du 1er avril et du 1er mai de l’année dernière. Ne nous plaignons pas toutefois ; remercions plutôt, car nous avons rencontré ailleurs plus et mieux que nous n’espérions d’abord.
- ↑ Il résulte des statistiques officielles du temps qu’au moment du concordat le culte catholique était rétabli dans 40,000 communes de France.
- ↑ Mémoires du cardinal Consalvi.
- ↑ Mémoires de Consalvi.
- ↑ Lettres du premier consul à son frère Joseph Bonaparte, 1er thermidor an IX (juillet 1801). — Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, p. 199.
- ↑ Les minutes de la correspondance du cardinal Caprara ne sont point sorties de France. Suivant un ancien usage auquel le parlement de Paris avait, sous l’ancien régime, toujours tenu la main, les légats à latere envoyés en France s’engageaient par serment, au moment de leur réception officielle, à laisser, en quittant le royaume, le registre exactement tenu au courant de toutes les dépêches écrites pendant la durée de leur mission. On avait, comme nous le verrons plus tard dans le cours de ce récit, obligé le cardinal Caprara, lors de sa présentation au premier consul, à lire l’ancienne formule telle qu’elle était autrefois en usage. En vertu de cet engagement, l’empereur, lorsque le cardinal mourut à Paris en 1810, fit inventorier et saisir tous ses papiers. Depuis cette époque, et principalement sous la restauration, le Vatican les a plusieurs fois, mais vainement réclamés.
- ↑ Mémoires de Consalvi, t. Ier, p. 405.
- ↑ Lettre de Napoléon au citoyen Chaptal, 12 fructidor an IX (30 août 1801). Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, p. 242.
- ↑ Dépêche du cardinal Caprara du 6 octobre, no 2.
- ↑ Correspondance de Caprara, n°« 2, 3, 4, 5, du 4 au 18 octobre.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 6 octobre 1801.
- ↑ Lettre de Napoléon au citoyen Portalis, 31 octobre 1801, Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, p. 314.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 1er novembre 1801.
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du Cardinal Caprara, 1er novembre 1801.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 2 novembre 1801.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 2 novembre 1801.
- ↑ Le cardinal Consalvi au citoyen ministre Cacault, 30 novembre 1801.
- ↑ Lettre de M. Cacault à M. Portalis, 2 novembre 1801.
- ↑ M. Cacault à M. Portails, 2 décembre 1801.
- ↑ Nous n’inventons rien, nous ne faisons que résumer ici ce qui résulte clairement de la correspondance de Napoléon Ier. En effet, tandis que dans ses conversations avec le cardinal Caprara et sans doute pour entretenir les illusions du légat, il témoignait de sa prédilection pour les ecclésiastiques restés en communion avec le saint-siège, le premier consul manifestait dans ses lettres aux préfets des départemens des dispositions tout opposées. Traçant à peu près à cette époque à son oncle le cardinal Fesch la manière dont il doit pratiquer ses devoirs épiscopaux à Lyon, il ne regarde pas à lui écrire : « Vous devez agir avec dextérité, mais réellement placer le plus de constitutionnels possible et bien vous assurer ce parti. Vous ne devez point vous dissimuler que cette question de constitutionnels et de non-constitutionnels, qui est parmi le grand nombre des prêtres une question religieuse, n’est pour les chefs qu’une question politique… Enfin vous me déplairiez infiniment et feriez grand mal à l’état, si vous choquiez les constitutionnels. » Voir aussi les lettres n" 6121, 6122, 6136, 6214 du t. VII de la Correspondance de Napoléon Ier.
- ↑ Lettre de Pie VII au premier consul, 24 octobre 1801.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 21 novembre 1801.
- ↑ Ibid., 13 décembre 1801.
- ↑ Ibid.
- ↑ Dépêche du cardinal Caprara, 24 décembre 1801, 27 mars 1802.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 19 décembre 1801.
- ↑ Ibid., 2 janvier 1802.
- ↑ Ibid., 15 février 1802.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 15 février 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid., du 13 mars 1802.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 13 mars 1802.
- ↑ Ibid., 21 mars 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 4 avril 1802.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 4 avril 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 4 avril 1802.
- ↑ Correspondance de Caprara, 4 avril 1802.
- ↑ Ibid., no 98 (4 avril).
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 4 avril 1802.
- ↑ Lettre confidentielle du cardinal Caprara au cardinal Consalvi, 4 avril 1802.
- ↑ Moniteur du 20 germinal an X, p. 805.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 18 avril 1802.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 18 avril 1802.
- ↑ Dépêche du cardinal Consalvi au cardinal Caprara, 7 avril 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 18 avril 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Correspondance du cardinal Caprara, 18 avril 1802.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Voyez la Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, p. 269, et t. VIII, p. 99.