L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/01

L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 602-627).
II  ►

I.

LE CONCLAVE DE VENISE.


I. Mémoires de Consalvi, traduits par M. Crétineau-Joly. — II. Papiers inédits.

Je ne sais si on a prêté aux mémoires récemment publiés du cardinal Consalvi toute l’attention qu’ils méritent[1]. Peut-être y aurait-il lieu de s’étonner de l’indifférence avec laquelle ont été accueillies, du moins au début, ces confidences d’un aimable et grave esprit contant avec candeur et bonne grâce les grandes choses auxquelles il lui a été donné de prendre part. J’entrevois plusieurs motifs à cette froideur du premier moment, et je les indiquerai tout à l’heure ; mais la faute en revient, nous le croyons, pour une bonne part, à l’éditeur lui-même. Lorsque de nos jours des documens importans sont, à l’improviste, produits à la lumière, la première chose que leur demande la critique, c’est leur acte de naissance. Cela même ne suffit pas : il lui faut l’assurance et la preuve qu’on les donne en toute ingénuité et bonne foi, sans arrière-pensée, entiers et purs de toute altération. Rien de moins avisé, quand on apporte son contingent au dépôt toujours grossissant des archives de l’histoire, que de faire à dessein le mystérieux et de s’envelopper de nuages volontaires. Le comble enfin de la méprise serait d’annoncer les pièces nouvelles, comme s’il s’agissait d’une machine de guerre de récente invention dont on attendrait le triomphe de son parti et la confusion de tous les autres. Par malheur, dans l’introduction mise en tête des mémoires du cardinal, on n’a pas su se garder de ces allures douteuses qui jettent tout de suite en défiance les esprits soupçonneux. Tous auriez par exemple aimé à savoir au juste d’où venaient les précieux manuscrits ; on ne vous en dira rien. En revanche, l’éditeur vous apprendra volontiers comment, dans cette fatale année 1858, tandis qu’il résidait à Rome, « obsédé, dit-il, par des pressentimens funestes, » certains personnages dont vous demanderiez vainement les noms se trouvèrent tous d’accord pour reconnaître qu’afin de conjurer les périls imminens qui menaçaient la papauté, le plus pressé était de « l’initier au secret du dépôt entre leurs mains des mémoires de Consalvi et de le charger de les mettre en œuvre. »

L’idée de cette mise en œuvre des mémoires du cardinal au profit des intérêts d’une cause particulière, voilà bien d’où sont provenus les ombrages qui peut-être persistent encore ; hâtons-nous d’ajouter que, pour notre compte, nous ne les croyons pas fondés. Tout porte au contraire à supposer que si, comme le prouvent quelques-unes de ses notes, le traducteur de Consalvi n’a pas toujours bien saisi, je ne dis pas le sens ou la pensée, mais la nature même de l’intérêt qui s’attache aux révélations du cardinal, jamais du moins il ne s’est, de propos délibéré, appliqué à le défigurer ; la meilleure preuve m’en paraît être dans le ton d’équité et de douceur qui règne d’un bout à l’autre de ces mémoires. Chose singulière, il semble que l’on ait préparé cette publication comme on monte un coup de parti ; en réalité, il se trouve que c’est une œuvre parfaitement modérée, consciencieuse et impartiale. L’auteur nous raconte tout uniment les choses comme elles se sont passées. Il ne se surfait point lui-même et ne surfait personne. Il dit le bien et le mal, le fort et le faible de chacun. Aucune opinion extrême n’a le droit d’aller chercher dans son récit une occasion de complet triomphe sur l’opinion rivale ; je dirai plus, il n’en est point qui n’ait dû, à cette lecture, se sentir contrariée et comme atteinte par quelque côté : de là le silence calculé de quelques-uns des organes de la publicité, en sorte que la valeur propre et le mérite particuliers des mémoires de Consalvi ont nui peut-être au succès du livre presque à l’égal des maladresses de l’éditeur.

Ah ! si le cardinal Consalvi, nous rendant compte avec un lyrisme enthousiaste des pieuses délibérations du conclave, nous avait uniquement montré les cardinaux enfermés dans le monastère de Saint-George miraculeusement conduits à choisir du premier coup le chef prédestiné de l’église, il aurait trouvé des plumes toutes taillées pour célébrer avec lui l’inspiration visible du tout-puissant protecteur de la papauté. Par malheur, au contraire, il résulte des mémoires de Consalvi que, si les membres du sacré-collège ont fini par préférer le plus digne, celui-là même que le vrai Christ de l’Évangile aurait désigné entre tous, ils n’en ont pas moins été en proie, pendant trois mois entiers, à toute sorte de troubles, de perplexités, de passions. Et l’habileté du pieux narrateur consiste surtout à nous bien faire saisir comment les respectables auteurs de cette heureuse élection y furent en fin de compte amenés, laissant de côté les mots trop mal sonnans, par des ambages et des biais dont l’habileté n’avait à coup sûr rien que de parfaitement terrestre : qu’à cela ne tienne ! Dans un autre camp, n’est-on point tout disposé à relever les faiblesses des princes de l’église ? D’accord ; mais voyez l’embarras ! Du récit de Consalvi, il ressort aussi que ces cardinaux, la plupart vieux et infirmes, tous ruinés, accueillis à Venise en fugitifs et placés sous la main de l’Autriche victorieuse, n’en ont pas moins résisté à toutes ses sollicitations et à toutes ses menaces. Rendre justice à des adversaires, même dans le passé, quelle duperie ! Aussi s’en gardera-t-on bien.

Pareils motifs de se taire en ce qui regarde le concordat. Supposez le négociateur du concordat principalement appliqué, dans le récit qu’il nous en fait, à se ménager à lui-même et à sa cour un rôle toujours prépondérant, imperturbable et magnifique ! Doutez-vous que nombre de voix se fussent élevées pour ce triomphe sublime de la sagesse chrétienne sur l’esprit troublé du siècle ? Que si au contraire le premier consul aux prises avec le représentant de l’église romaine apparaissait dans la nouvelle relation constamment maître de lui-même, équitable, modéré, ennemi des violens éclats aussi bien que des misérables supercheries, n’est-il pas également à parier que d’autres se seraient rencontrés pour proposer à l’admiration universelle ce type idéal de sage accompli et de héros parfait dont, malgré les données de l’histoire, et quoiqu’il s’y prêtât si mal, on est convenu d’affubler le glorieux chef de la dynastie impériale ? Les mémoires du cardinal Consalvi n’autorisent aucune de ces transformations de fantaisie si chères aux partis, et c’est là, nous le répétons, ce qui leur a peut-être causé quelque tort. Non-seulement Consalvi apprécie les gens simplement, sans magnifier même les hommes supérieurs ; mais, pour son propre compte, il a garde de se poser en triomphateur. Loin de là, il nous initie sans fausse honte à ses faiblesses, à ses perplexités, à ses tremblemens, à toutes ses épouvantes d’Italien, lorsqu’il est mis tout à coup face à face du terrible grand homme qu’il redoute à la fois et qu’il aime. Victime, il ne prétend pas l’avoir été dupe, il ne le fut jamais de Napoléon ni de personne. Les grandes scènes jouées devant lui l’ont d’abord surpris et comme effarouché. Il s’y fait vite, au point de ne s’en plus troubler et même d’en tirer profit. C’est plaisir, — un plaisir d’art, sérieux toutefois, — lorsque Consalvi arrive à Paris, de voir le premier consul employant au début l’intimidation, la contrainte et toute sorte de ruses, battu successivement dans toutes ses voies, moins irrité toutefois qu’étonné de ses défaites, à la fin presque calmé, et doucement amené, moitié séduisant, moitié séduit, à s’entendre avec un adversaire qui l’a si complètement deviné, et qui possède le don de se défendre si bien. Les scènes de ce genre abondent dans les mémoires du cardinal, et son mérite est de les rendre en toute vérité.

La vérité détaillée, familière, animée et vivante, la vérité non-seulement sur les grandes choses, mais sur les moyennes aussi et sur les petites, la vérité sur les personnes, non pas seulement sur l’ensemble de leurs actes et de leurs caractères, mais sur leurs procédés et leurs allures, n’est-ce point là ce que les esprits réfléchis doivent avant tout rechercher dans l’étude des temps passés ? Si la vie des peuples n’est, comme celle des individus, qu’un long enseignement, à quelle école, nous autres simples mortels, pourrons-nous apprendre mieux à nous défier des faciles entraînemens et des pièges de toute espèce tendus à notre crédulité, sinon à celle de ces bienfaisans révélateurs qui nous apprennent sans déguisement, sans emphase, comment se sont réellement traitées entre les plus grands personnages les plus grandes affaires de ce bas monde ? « Il y a, dit quelque part un éminent critique, il y a une sorte d’histoire qui se fonde sur les pièces mêmes et les instrumens d’état, les papiers diplomatiques, les correspondances des ambassadeurs ;… puis il y a une histoire d’une tout autre physionomie, l’histoire morale écrite par des acteurs et des témoins. » A mon sens, cette dernière est la meilleure, je veux dire au moins la plus instructive, la plus profitable, la seule qui serve à dessiller les yeux, à ouvrir les intelligences, à combattre les funestes engouemens, à éviter les désagréables mystifications. Ce qui nous importe, c’est de connaître les gens par la levée du rideau qui les couvre, suivant l’heureuse expression de. Saint-Simon. « Nous devons nous instruire pour ne pas être des hébétés, des stupides, des dupes continuelles,… et la grande étude est de ne s’y pas méprendre au milieu d’un monde la plupart si soigneusement masqué. » On a encore porté des masques depuis Saint-Simon, et de nos jours la mode n’en est peut-être pas entièrement passée. Faisons donc bon accueil à ceux qui nous aident à découvrir les vrais visages. Nous touchons d’ailleurs, si je ne me trompe, au moment où la grande épopée du consulat et de l’empire vient se placer naturellement et comme d’elle-même à son véritable point de vue. Cette histoire n’est pas à refaire, elle a été écrite en traits ineffaçables. Peut-être pourrait-on seulement la compléter en la considérant sous un autre jour et par de nouveaux aspects. Il s’agirait d’abandonner ce qu’on appelle la grande méthode, celle qui consiste à s’attacher aux effets d’ensemble. On se prendrait de préférence aux détails caractéristiques, et, pénétrant jusqu’à l’arrière-scène, passant derrière toutes les décorations extérieures, on introduirait le lecteur jusque dans l’intérieur des coulisses. Les mémoires du comte Mélito et la correspondance du roi Joseph serviront merveilleusement ceux qui entreprendront un jour pareille tâche ; mais le cardinal Consalvi leur sera aussi de grand secours, car personne n’a plus que lui horreur de l’apprêté et du convenu. Ce n’est pas lui qui se maintient de parti-pris dans les régions officielles, son bonheur est d’en sortir continuellement ; il le fait toujours avec justesse et convenance. Ses anecdotes ne sont pas des hors-d’œuvre, elles nous font au contraire entrer plus avant dans le fond même des choses qu’il nous raconte. Oserais-je enfin ajouter que la publication de ces mémoires n’est pas dénuée d’un véritable à-propos ?

Certes ce n’est point dans le passé qu’il faut aller chercher la clé de l’avenir. Les événemens se succèdent d’après certaines règles plutôt qu’ils ne se reproduisent. Lorsqu’on serait le plus tenté de les trouver à peu près pareils, on découvre encore entre eux beaucoup plus de diversité que de ressemblance. Il serait puéril cependant de dédaigner les utiles leçons qui résultent du rapprochement des faits. Dans le recommencement perpétuel des choses humaines, rien de parfaitement identique, rien non plus d’absolument nouveau : l’esprit politique, n’est-ce pas, à vrai dire, la faculté heureuse de prévoir à peu près ce qui sortira d’une situation donnée ? A quoi tient l’habileté des plus avisés, sinon à soupçonner entre le passé et le présent certaines analogies lointaines et vagues qui échappent au vulgaire et dont ils savent tirer parti ? Jetons les yeux autour de nous. Si un conclave s’ouvrait à Rome, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — avant le 15 septembre 1866, ou plus tard après l’évacuation des troupes françaises, qu’arriverait-il ? Loin de moi la pensée de comparer la position actuelle du sacré-collège vis-à-vis de l’empereur Napoléon III ou du roi Victor-Emmanuel à celle des cardinaux qui s’étaient rassemblés dans les états vénitiens sous la protection du chef de l’empire d’Allemagne ! On aperçoit d’abord les différences ; elles sautent aux yeux. Cependant, à parler de bonne foi, je ne conseillerais pas au gouvernement français, dont les soldats monteraient la garde aux portes du Quirinal, non plus qu’au gouvernement italien, dont les sentinelles, en toute hypothèse, n’en seraient pas bien loin placées, de perdre entièrement le souvenir de ce qui s’est passé à Venise, en 1800, dans le monastère de Saint-George. Reportant mes regards en France et sur nos propres affaires, je suis à mille lieues de m’imaginer que le concordat ait fait son temps, quoique, à vrai dire, il soit un peu usé à la suite de tant de frottemens survenus entre l’église et l’état. Je ne crois pas davantage qu’on soit à la veille d’y retoucher, encore moins en disposition de s’en affranchir soit à Rome, soit à Paris. Toute la poussière soulevée présentement autour de ces questions n’empêche pas les yeux clairvoyans de discerner les dispositions véritables du gouvernement français et du clergé catholique. Leurs dissentimens sont, nous le croyons, beaucoup plus apparens que réels et, beaucoup plus bruyans que sérieux. Il en existait de bien autres et de plus menaçans entre le saint-siège et le premier consul au moment même où le cardinal Consalvi signait le traité solennel qui avait pour but de réconcilier la papauté avec la France moderne. Dans les années qui suivirent, le désaccord, tacite il est vrai, déguisé avec soin, habilement caché à tous les regards, s’agrandit démesurément, et porta sur des points qui touchaient aux matières de foi les plus graves. Si la publicité avait été alors ce qu’elle est de nos jours, si les guerres terribles des dernières années de l’empire n’avaient absorbé l’anxieuse attention de toutes les classes de la société, nul doute que la rupture n’eût éclaté. Peu s’en est fallu que nos pères n’aient vu se produire avant la restauration, dans le domaine sacré de la conscience, un de ces troubles poignans dont l’effroyable épreuve, entrevue seulement de nos jours par de trop vives imaginations, sera, je l’espère, épargnée à la présente génération.

D’où provint cependant la funeste division entre deux pouvoirs si intéressés à s’entendre ? On ne saurait la mettre au compte de Pie VII, si porté par goût vers l’empereur, si empressé à lui donner des preuves répétées de son attachement, de sa résignation et de sa complaisance ; il ne serait pas moins injuste de l’imputer aux évêques de cette époque, si éloignés de professer les doctrines ultramontaines, redevenues aujourd’hui à la mode, si avides au contraire de repos après tant d’agitations, si pleins de respect et de docilité, peut-être exagérée, envers un pouvoir dont ils avaient tout à espérer et tout à craindre. Ce furent, pourquoi le dissimuler ? les hauteurs intraitables et les brusqueries méprisantes de l’empereur qui amenèrent le conflit, et l’envenimèrent bientôt jusqu’à la plus violente irritation ; mais cette ignorance volontaire ou affectée des procédés qu’il convient de prendre quand on traite avec une puissance dont la force est toute morale n’était pas nouvelle chez lui : il en avait fait parade en 1801. Le germe des fautes irréparables commises en 1810 et dans les années qui suivirent se découvre déjà, quoique à un plus faible degré, mais se découvre toutefois dans les façons d’agir du négociateur du concordat. Pareils excès, qu’expliquaient alors sans les absoudre les habitudes contractées au milieu des camps pendant la période révolutionnaire, ne sont plus à redouter de personne aujourd’hui, grâce à la douceur croissante de nos mœurs. Cependant, comme le propre des redoutables et délicates questions qui s’agitent entre l’église et l’état est de s’enchaîner les unes aux autres par un lien fatal et de s’aigrir par la durée même de la discussion, nous pensons que, de ce côté encore, il y a des écueils à éviter, des précédens dont il faut se garder. Les dangers dont nous parlons ne sont nulle part mieux signalés que dans les mémoires du cardinal Consalvi. C’est pourquoi nous n’entreprenons peut-être pas une tâche tout à fait inutile en essayant de raconter, grâce à son aide et avec le secours de quelques autres acteurs et témoins de cette même époque, d’abord les scènes intérieures du conclave tenu à Venise en 1800, — puis les épisodes qui accompagnèrent ou qui suivirent les négociations du concordat.


I

Au moment de la mort de Pie VI à Valence (fin d’août 1799), l’Italie était de nouveau perdue pour la France. les Autrichiens, conduits par Mélas, les Russes, commandés par Souvarov, nous avaient successivement repoussés des bords de l’Adige jusque sur les Apennins. Macdonald, accouru de Naples pour se joindre à Moreau dans les plaines de Plaisance, avait été battu sur la Trebbia. Joubert avait été défait et tué à la sanglante journée de Novi. De toutes les brillantes conquêtes du général Bonaparte, parti pour l’expédition d’Égypte, il ne nous restait plus que Gênes, bloquée en ce moment par le général en chef des troupes autrichiennes. Rien n’aurait donc, à la rigueur, empêché le sacré-collège de se réunir à Rome, évacuée par nos soldats ; mais le cardinal-doyen habitait alors la Vénétie, où résidaient également le plus grand nombre des cardinaux. L’empereur d’Allemagne offrait le monastère des bénédictins, dans la petite île de Saint-George à Venise, pour recevoir le sacré-collège. Plus que toute autre, la ville paisible des lagunes parut en ces temps agités un lieu sûr et convenable. Aussitôt que les membres de l’auguste assemblée furent réunis en nombre suffisant, ils choisirent pour secrétaire du conclave le prélat Hercule Consalvi. C’est lui qui fut chargé, en cette qualité, des communications à faire aux souverains étrangers. Le 30 novembre 1799, après avoir assisté, suivant l’usage, à la messe du Saint-Esprit, trente-quatre cardinaux entrèrent processionnellement dans le conclave, où ils devaient rester enfermés jusqu’à l’élection du nouveau pape. Les opérations du sacré-collège et les négociations relatives au choix à faire furent toutefois ajournées jusqu’à l’arrivée d’un personnage attendu avec grande impatience, le cardinal Herzan. Une telle marque d’égards était bien due à l’ambassadeur de l’empereur François, car ce monarque possédait non-seulement les trois légations, mais tout le reste des états pontificaux jusqu’aux portes de Rome, tandis que la capitale même du saint-siège et les contrées avoisinant Terracine étaient, depuis la retraite des Français, occupées par les Napolitains.

Le conclave était présidé par le doyen du sacré-collège, le cardinal Albani, vieillard aimable et lettré, dont l’influence ne paraît pas d’ailleurs avoir, été jamais bien grande sur ses collègues. Le cardinal Braschi, neveu du défunt pape, aurait pu aspirer à devenir, à son défaut, le chef des créatures de son oncle, qui formaient la majorité des membres du sacré-collège ; mais il était loin d’y prétendre. Sa probité, la droiture de son caractère, et peut-être, ajoute Consalvi, un certain manque de capacité, l’empêchèrent de le désirer. Quoi qu’il en soit, les premiers jours ne virent point se former aucune de ces factions qui plus tard devaient diviser les esprits. Chaque cardinal, agissant par lui-même, suivant sa conscience, son inclination et son jugement, ne songea d’abord qu’à choisir le plus digne, et ce fut ainsi que sans aucune sorte de préparation ou de manèges secrets, par la seule union des sentimens, dix-huit voix se portèrent sur la personne du cardinal Bellisomi. Comme il s’agissait d’un homme estimé, qui n’avait point d’ennemis, personne ne douta dans le sacré-collège que les trois quarts des voix, chiffre nécessaire pour la nomination d’un pape, ne lui fussent très prochainement acquis. On parlait même d’acclamer Bellisomi ; le conclave, à peine ouvert, semblait donc déjà toucher à sa fin, lorsque éclata tout à coup l’incident le plus inattendu.

Bellisomi était né à Pavie et par conséquent sujet de l’empereur. Cette circonstance en d’autres temps lui aurait nui, car les cardinaux romains, toujours les plus nombreux dans les conclaves, évitent de choisir des candidats étrangers. Cette fois elle avait au contraire déterminé les votes de ceux qui sentaient la nécessité de complaire à l’Autriche ; mais l’Autriche n’était pas pour se contenter de si peu. Elle avait alors de plus hautes visées. Après avoir, par le traité de Campo-Formio, pris la Vénétie à ses alliés de la veille, elle ne songeait à rien moins, à cette heure, qu’à ravir les légations au saint-siège. Aucune puissance en Europe n’avait plus qu’elle jeté feu et flamme contre l’invasion des états pontificaux par les troupes françaises ; l’armistice du 23 juin 1796, signé entre Bonaparte et le saint-siège, avait excité toutes ses colères. C’était un moine allemand parti de Trente qui était venu organiser dans la Romagne l’armée dite « catholique et papale, » Des militaires autrichiens s’étaient mis ouvertement à la tête des bandes populaires qui s’étaient insurgées pour arracher ces provinces aux français. Le traité conclu plus tard à Tolentino, entre le chef des armées françaises et le cardinal Mattei, avait été l’objet de ses plus vives réclamations. Maintenant que, par suite des événemens de la guerre, le gouvernement de l’empereur se trouvait, à son tour, en possession des territoires cédés à la république française, de plus mûres réflexions l’avaient amené à changer d’avis sur la valeur de cette convention. La fortune des armes ayant rendu cette cour héritière des droits des Français, rien ne lui semblait plus naturel et plus légitime que de s’approprier des territoires si bien à sa convenance. La combinaison inventée par le ministre de l’empereur François, M. de Thugut, était des plus ingénieuses. Pour faire accepter les réclamations de l’Autriche, il ne s’agissait que de mettre simplement sur le trône pontifical le signataire même du traité de Tolentino. Son ambassadeur, le cardinal Herzan, avait donc pour instructions de favoriser l’élection du cardinal Mattei, en tâchant d’écarter tous les autres. Jusqu’à quel point le cabinet autrichien était-il assuré de la condescendance de son protégé ? — On allait jusqu’à prétendre, lisons-nous dans les mémoires de Consalvi, que la cour de Vienne s’était assurée des favorables dispositions de ce cardinal avant son entrée au conclave… Je n’ai pas des preuves proportionnées à l’importance du soupçon… Toutefois l’éminente piété du cardinal lui fait croire que ces bruits étaient faux ; tout au plus furent-ils occasionnés par une parole peu réfléchie de Mattei, que de plus vives lumières ou de plus mûres inspirations l’auraient empêché de tenir en cas d’élection.— Ce que par charité sans doute Consalvi ne rappelle point, ce que chacun savait dans le sacré-collège et rappelait alors volontiers dans l’intimité des conversations particulières, c’était le manque de dignité dont le cardinal Mattei avait fait preuve pendant la durée des négociations de Tolentino. Son collègue en cette épineuse circonstance, le duc Braschi, neveu du défunt pape, était là pour raconter, au besoin, comment il avait vu à Tolentino ce prince de l’église se jeter à genoux pour implorer la protection du second plénipotentiaire français, M. Cacault[2].

La mission du cardinal Herzan était embarrassante ; il ne s’y épargna point. Allant trouver en toute hâte et avec grande inquiétude le doyen du sacré-collège, le cardinal Albani, il lui représenta, dans un discours fort étudié, combien il était nécessaire aux intérêts du saint-siège que le nouveau pape fût agréable à l’empereur, qui possédait presque tout l’état de l’église, et dont il importait tant de s’assurer la bienveillance. La personne du cardinal Bellisomi, bien qu’ornée de toutes les qualités, n’était pas, croyait-il, celle qui serait, de préférence à toute autre, acceptée par sa majesté impériale. Herzan ajouta que, de source certaine, il savait combien le choix du cardinal Mattei serait bien plus volontiers agréé à Vienne. Il fallait donc que son éminence le doyen du sacré-collège usât de tout son crédit sur l’esprit des cardinaux pour qu’ils unissent leurs forces aux siennes, afin de faire réussir l’élection de Mattei au lieu de celle de Bellisomi ou de tout autre. Albani étonné s’empressa de répondre que l’élection de Bellisomi, amenée sans aucun artifice, sans l’ombre d’intrigue, était maintenant si avancée par le nombre de voix recueillies et le concours surprenant de tant de volontés, qu’il n’était plus possible de la contrecarrer. Il y fallait d’autant moins penser qu’il semblait résulter des propres paroles du cardinal Herzan que le choix de Bellisomi ne pourrait être odieux à sa majesté impériale, mais seulement qu’un autre lui serait plus agréable. Herzan ne se rendant point et reproduisant toujours les mêmes insistances, le doyen du sacré-collège prit le parti de le serrer de plus près et de lui demander si, dans le secret de la cour, on avait formellement prononcé l’exclusive à l’égard de Bellisomi. Dans ce cas, l’usage, la considération de la paix de l’église, les égards dus à l’empereur feraient songer à quelque autre élection ; mais, s’il n’y avait pas d’exclusion formelle, Bellisomi ne pouvait manquer d’être pape le lendemain, car déjà un nombre plus que suffisant de cardinaux étaient décidés à lui donner leurs voix. Ainsi acculé au pied du mur et obligé de convenir qu’il n’avait pas l’exclusive de sa cour contre Bellisomi, Herzan chercha à gagner du temps. « En sa qualité de cardinal profondément attaché au saint-siège, il croyait, dit-il, devoir au moins conseiller, supplier même, s’il le fallait, ses collègues de différer l’élection pendant onze ou douze jours. » Il n’en fallait pas davantage au courrier qu’il allait expédier pour aller et revenir de Vienne. Pareille déférence était bien due au souverain dans les états duquel siégeait le conclave, qui en fournissait le local et en payait tous les frais. Peut-être cette démarche suffirait-elle pour calmer le déplaisir qu’aurait sa majesté d’apprendre la répugnance du sacré-collège à se conformer à sa volonté. En somme, les cardinaux ne sacrifiaient rien ou très peu de chose par un si bref délai. Il en résulterait au contraire, un notable bénéfice par suite de la bienveillance qu’en retour de ce bon procédé sa majesté témoignerait au nouveau pontife et aux intérêts du saint-siège. Albani hésitait. Il était à craindre, disait-il, que pendant ces jours d’attente, soit naturellement, soit par intrigue, un parti ne se formât dans le conclave qui tendrait à faire avorter une élection si admirablement préparée. Herzan lui répondit en s’engageant verbalement à ne point former une pareille opposition. Si d’autres complotaient, il ne les imiterait point. Les cardinaux considérés comme les plus attachés à sa cour suivraient son exemple. Il alla même jusqu’à dire qu’au besoin ils joindraient tous leurs votes aux dix-huit voix de Bellisomi. Sur cette assurance formelle, le délai fut accordé, et le courrier partit pour Vienne. Est-il besoin d’ajouter que du même coup l’élection de Bellisomi était à tout jamais compromise ?

Tout le monde dans le sacré-collège savait là-dessus à quoi s’en tenir, et le prélat secrétaire du conclave était plus indigné que personne. « Jamais, dit-il, on n’avait vu permettre à un ambassadeur d’expédier un courrier pour interroger le bon plaisir de son gouvernement, le prévenir et lui laisser le temps et les moyens de faire savoir au candidat proposé qu’il lui devait le pontificat. » — « Les cardinaux, continue Consalvi, remarquèrent aussi que, de toutes les cours, la cour impériale était celle avec laquelle on aurait dû se garder le plus de tenir une telle conduite. Plus tard » dans la suite des temps, quand le souvenir des circonstances particulières qui avaient motivé cette complaisance impolitique serait entièrement effacé, on devait craindre d’avoir fourni des prétextes pour faire revivre l’ancien abus de solliciter la permission de César avant d’installer le nouveau pape. Il y avait aussi à se préoccuper d’un péril plus grand et presque certain. Ce délai si malheureusement accordé pouvait donner lieu à des changement parmi les électeurs eux-mêmes, soit naturellement à cause de la mobilité de l’intelligence humaine, soit subrepticement par les tentatives de ceux qui ne voulaient pas de Bellisomi pour pape. Souvent on avait vu de ces reviremens par des délais moins courts… » A peine en effet le courrier autrichien eut-il quitté Venise qu’Herzan s’empressa de profiter de cet intervalle pour former une faction qui rendît l’élection de Bellisomi impossible en empêchant le nombre de ses adhérens d’augmenter. A lui tout seul, l’ambassadeur autrichien aurait peut-être manqué des talens et de la sagacité nécessaires pour réussir dans une si difficile entreprise ; « mais le hasard (nous continuons à citer Consalvi), qui gouverne toutes les choses humaines, ou, pour mieux dire, la Providence, qui, par ses vues secrètes, dispose des événemens selon ses desseins, permit que d’autres, plus habiles et plus madrés que Herzan, fissent ce qu’il n’aurait jamais pu ou su accomplir. »

C’est en ces termes que le prélat secrétaire du sacré-collège introduit sur la scène un personnage considérable, qui ne laissa pas déjouer, depuis ce moment jusqu’à la fin du conclave, un rôle tout à fait singulier. C’était, quoiqu’il ne soit pas nommé dans les mémoires de Consalvi, un certain cardinal Antonelli. Sa haute probité, paraît-il, était incontestable, aussi bien que son grand mérite. Il était estimé de tous, mais personne ne l’aimait à cause de la dureté de son caractère. Un autre défaut gâtait tous ses avantages : c’était le besoin de persuader que tous les événemens importans étaient son œuvre. En un mot il ambitionnait de dominer partout. Ce cardinal savait très bien qu’il ne pouvait se flatter de devenir souverain pontife, mais il avait décidé que lui, et pas un autre, ferait le pape, et que l’élu ne devrait qu’à lui seul la tiare et le trône. Pour un homme d’un tel caractère, il était facile de prendre la conduite de la faction que le cardinal Herzan était incapable de diriger. Par ses discours, auxquels son crédit personnel ajoutait un grand poids, par le secours de l’ambassadeur autrichien, avec lequel il s’était subitement lié, il réussit assez vite à former un parti d’opposition suffisant pour atteindre le but désiré. L’usage des conclaves veut que les cardinaux aillent chaque jour aux voix pour la nomination du pape. Ils doivent jeter dans une boîte scellée des bulletins de vote qui sont ensuite brûlés aussitôt que dépouillés. A dater du moment où le cardinal Antonelli eut organisé ses partisans, les scrutins prirent une physionomie parfaitement uniforme. Les voix opposées à Bellisomi, qui s’étaient jusqu’alors réparties comme au hasard entre divers cardinaux, se réunirent à peu près toutes sur Mattei. Jamais il n’eut moins de dix voix. Le nombre s’éleva quelquefois jusqu’à onze, douze, et même treize. Bellisomi garda ses dix-huit voix, qui montèrent jusqu’à vingt et une et même à vingt-deux. Dans de semblables conditions, les deux camps ainsi en présence et décidés à ne pas céder, toute élection devenait impossible. Le but du cardinal Antonelli était atteint : il n’était plus nécessaire à Herzan de mettre sa cour en avant. Au doyen du sacré-collège, qui lui demandait quelles instructions il avait reçues de la chancellerie impériale, il répondit que le courrier n’était pas revenu. Sommé de tenir la parole qu’il avait donnés de favoriser Bellisomi, il prétendit qu’il n’était plus obligé à rien de semblable, puisque le petit nombre de voix dont il disposait personnellement n’assurerait pas l’élection. Ces fausses et artificieuses allégations, car il ne les qualifie pas autrement, arrachent des paroles de colère à Consalvi. « C’est ainsi, s’écrie-t-il, que, dirigé par une main plus hardie, Herzan se joua de la majorité du sacré-collège, à qui, peu de temps auparavant, il avait adressé d’humbles prières en sollicitant quelques jours de répit. C’est ainsi qu’après avoir foulé aux pieds tous les égards, on sacrifia un homme juste et innocent. Seule, la vertu dont il était doué à un si haut degré put lui faire supporter sans une ombre de plainte, sans même que la sérénité de son visage en fût altérée, la perte de cette tiare qu’il n’avait point ambitionnée, qu’aucune intrigue ne lui avait procurée, mais que lui avaient décernée dès le principe la seule estime et la seule vénération de la presque totalité des électeurs. Disons-le franchement, on la lui arracha de la tête à l’aide des cabales, car on peut affirmer avec vérité qu’il la portait déjà pendant le temps accordé pour attendre le courrier de Vienne. Tous les cardinaux se le montraient du doigt chaque fois qu’ils le rencontraient, soit à la chapelle, soit aux scrutins, ou bien se promenant dans les corridors du monastère de Saint-George, et tous ils se disaient : « Voici le pape. »

Force était cependant d’arriver à quelque résultat. Plusieurs des cardinaux les moins engagés dans le parti de Bellisomi s’y entremirent. Il y avait, entre les deux groupes opposés, trois ou quatre membres bien connus du sacré-collège qui s’étaient fait remarquer par une neutralité absolue. Ils n’avaient publiquement adhéré à aucun des deux concurrens, ils avaient même intentionnellement perdu leurs suffrages en ne les accordant d’une manière stable à qui que ce fût. Leurs voix s’étaient portées tantôt sur un cardinal, tantôt sur un autre. On les appelait, à cause de cette indécision calculée, les volans (volanti). C’est à eux qu’il était le plus naturel de songer d’abord. Parmi les volans, puisque c’est le nom qui leur fut donné dans le conclave, se trouvait un cardinal d’une probité parfaite, d’une science infinie et d’une vertu particulière, le barnabite Gerdil. Tant de mérites, l’avantage de n’avoir appartenu à aucune des deux factions, sa qualité de régulier, et « son âge avancé, ajoute Consalvi, qui n’ôterait pas l’espérance de lui succéder à ceux qui éprouveraient l’effet de cette faiblesse humaine, » lui donnaient de grandes chances ; mais Gerdil était né en Piémont, pays dernièrement occupé par l’Autriche, qui avait de grandes vues sur ce royaume. Là était l’obstacle. Consulté par le doyen du sacré-collège, qui voulait éviter au savant barnabite le désagrément d’une inutile épreuve, Herzan répondit qu’il ne fallait point penser à ce cardinal, et que le choix en était impossible. Sans cette exclusion, Gerdil aurait été nommé. C’était le second pape que repoussait le gouvernement impérial.

A défaut de Gerdil, on essaya de mettre en avant les noms de ceux qui d’ordinaire votaient avec lui ; mais ce fut sans succès. Après ces nombreuses et vaines tentatives, et pour éviter le dommage et le scandale causés par une vacance trop prolongée du saint-siège au milieu de circonstances aussi critiques, il ne restait plus qu’à tâcher de ramener un peu d’accord entre les deux factions qui se partageaient le conclave. Les plus sages s’y employèrent, et mirent en avant une assez adroite combinaison. Il fut convenu que chacun des deux partis désignerait dans son propre sein trois de ses membres, ceux qu’il jugerait les plus acceptables pour le camp opposé. C’étaient six cardinaux sur les noms desquels on devait essayer les chances du scrutin. L’épreuve ne leur fut pas plus heureuse : on était ainsi arrivé à la fin de février. Le sacré-collège siégeait depuis trois mois, et, grâce à l’obstination des partis, il n’était pas plus avancé qu’au premier jour. L’esprit de faction gagnait insensiblement tous les cœurs, et le bruit des murmures publics, perçant à travers les murailles du conclave, commençait à se faire entendre jusqu’aux oreilles des cardinaux. C’est alors, dit Consalvi, qu’il arriva ce dont parle le Saint-Esprit dans les divines Écritures et ce que confirme l’expérience quotidienne des affaires de ce monde : vexatio dat intellectum.

Mais, afin de mieux comprendre ce qui va se passer au sein du conclave, il devient nécessaire que nous en sortions pour un instant ; il faut, si nous voulons rester dans la vérité, il faut, dis-je, que nous fassions leur place dans ce récit à de grands événemens qui étaient alors en train de s’accomplir loin de Venise et sur un tout autre théâtre. Malgré le silence gardé par Consalvi, ces événemens n’ont pas manqué d’agir, plus qu’il ne lui plaît peut-être d’en convenir, sur les déterminations ultérieures du sacré-collège.


II

Le 8 octobre 1799, six semaines environ après la mort de Pie VI, Bonaparte, échappé aux croisières anglaises, était rentré en France. Tous les regards, non pas seulement de ses concitoyens, mais de l’Europe entière, de l’Italie surtout, s’étaient aussitôt portés vers le vainqueur de Lodi et le négociateur de la paix de Campo-Formio. La journée du 18 brumaire (9 novembre) avait presque coïncidé avec l’ouverture du conclave. A Venise comme partout, et dans le sein du conclave autant qu’ailleurs, malgré la clôture, on avait commenté avec le plus vif intérêt les premiers actes de celui que les Italiens appelaient il gran console. Plusieurs des membres du sacré-collège l’avaient connu ; ils pouvaient témoigner à leurs collègues combien, dans les matières qui regardaient la religion, et surtout dans sa façon de traiter les gens d’église, l’homme maintenant placé à la tête du gouvernement français avait toujours affecté des allures différentes de celles de ses compagnons d’armes, les généraux révolutionnaires de l’ancienne armée d’Italie[3]. Ce qu’on apprenait des nouvelles de Paris autorisait les espérances. Le court message par lequel, en présentant la nouvelle constitution, le premier consul avait déclaré la révolution finie, la publicité donnée aux lettres qu’il avait adressées au roi d’Angleterre et à l’empereur d’Allemagne pour les convier à faire la paix, le ton de ses proclamations au peuple français, tout semblait annoncer qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir[4]. Elle s’ouvrait en effet sous des auspices propres à encourager l’attente des membres du sacré-collège. Non-seulement une direction plus humaine était donnée à la guerre civile dans les départemens de l’ouest, mais des lois injustes, qui avaient, dans ces malheureuses contrées, violé la sécurité des citoyens et la liberté des cultes, étaient rapportées. L’usage des églises était rendu aux catholiques. Ils pouvaient y assister, le dimanche, au service religieux. Les prêtres étaient désormais dispensés de prêter un autre serment que celui de fidélité à la constitution. Le général qui commandait en Vendée recevait l’ordre tout nouveau de se concilier les curés. Les ecclésiastiques détenus en grand nombre à l’île de Ré avaient été rendus sans conditions à la liberté[5]. C’étaient là des mesures qui ne pouvaient manquer d’être bien venues des grands dignitaires de l’église catholique. Les plus politiques comprenaient que, si la guerre devait être reprise, l’Autriche allait derechef en porter tout le poids. Aucun d’eux ne soupçonnait de quel côté les premiers coups seraient frappés, nul ne s’attendait aux prodiges qui devaient signaler l’ouverture de la prochaine campagne ; mais tous prévoyaient que les armées françaises, de nouveau conduites par le brillant capitaine tant de fois vainqueur des armées impériales, ne pouvaient manquer de remettre en question la prépondérance de l’Autriche en Italie. Un homme principalement entre tous les cardinaux réunis dans la petite église de Saint-George avait les yeux ouverts sur la condition présente de la France et sur l’avenir de l’Europe. Son nom avait été naguère dans toutes les bouches ; souvent, au début de la révolution française, les membres de la droite s’étaient plu dans l’assemblée constituante à l’opposer à Mirabeau ; puis le silence, un grand silence, difficile peut-être à supporter, s’était de nouveau fait autour de lui : nous voulons parler du cardinal Maury.

Maury, depuis sa sortie de France, avait parcouru à peu près toute l’Europe. Il avait été accueilli avec acclamations au camp des émigrés et reçu avec beaucoup d’égards dans la plupart des cours d’Allemagne. Son entrée à Rome avait été un véritable triomphe. Pie VI l’avait admis dans son intimité et promu à la nonciature de Francfort. Peu de temps après, il le créait titulaire des évêchés réunis de Corneto et de Montefiascone. Son élévation au cardinalat avait couronné tant de faveurs. A la suite d’un voyage qu’il avait poussé jusqu’à Mittau et Saint-Pétersbourg, il avait été nommé par Louis XVIII son ambassadeur près le saint-siège. Ce dernier titre le désignait particulièrement à la malveillance de la république française. Aussi, dès que les troupes de Berthier menacèrent Rome, Maury eut-il grand soin de se réfugier, d’abord à Sienne, puis à Florence. Lorsqu’il vint à Venise prendre place parmi les membres du sacré-collège, tout le monde se disait qu’un prince de l’église si répandu, si capable, si plein d’activité, ne pouvait manquer d’avoir grande part à l’élection du futur pontife. Pour mener à bien une entreprise devenue plus difficile que jamais, Maury avait de grands avantages sur la plupart de ses collègues. Étranger par sa nationalité aux divisions intestines des cardinaux italiens, il avait en toutes choses un esprit libre de préjugés et naturellement dégagé des considérations mesquines. Un ensemble de circonstances fortuites plutôt que son inclination propre l’avait jeté dans le camp de Mattei. Il n’y avait apporté ni ardeur ni animosité. En sa qualité d’ancien membre d’une assemblée délibérante, il savait mieux que personne comment s’y prendre pour traiter avec les passions des partis, et par quels biais il est possible de les conduire à se concerter pour une œuvre commune. Sa bonne fortune voulut qu’il rencontrât précisément dans le prélat secrétaire du conclave un second non moins sagace que lui, capable de l’entendre à demi-mot et disposé à le seconder de son mieux. Tout en se promenant avec Consalvi sous les portiques du monastère de Sairit-George, après s’être lamenté comme chacun faisait alors sur la longueur du conclave et les embarras de l’élection, le cardinal Maury s’ouvrit à lui de tout son plan : il était fort simple. Maury était convaincu de l’impossibilité du succès pour aucun des concurrens. Les froissemens produits par une lutte si prolongée ne permettaient pas d’espérer qu’une des factions maintenant en présence cédât jamais à l’autre. Il fallait cependant de toute nécessité que le pape sortît de l’un des deux camps, car, parmi les cardinaux appelés les volans depuis l’exclusion de Gerdil, le choix était devenu impossible, soit à cause de l’âge, soit par suite de circonstances personnelles. L’unique moyen de concilier les intérêts des deux partis était donc que l’un d’eux prît le nouveau pontife dans le camp même de son rival. De la sorte tout le monde serait content, — ceux du parti dans lequel on aurait choisi le pape, parce que le pontife nouveau sortirait de leurs rangs, et les autres, parce qu’ils l’auraient eux-mêmes désigné dans le camp opposé. Par une trame « si bien ourdie » (ce sont les expressions de Consalvi), Maury se flattait de sauvegarder l’amour-propre de tous les cardinaux, et de garantir l’affection commune du souverain pontife à des collègues qui auraient tous également contribué à son exaltation.

Le premier pas ainsi heureusement franchi, venait l’embarras de l’élection à faire. Maury y avait également songé. Il avait son choix tout prêt. D’après lui, le candidat ne pouvait être pris que dans le camp de Bellisomi, et tout de suite il nomma à Consalvi étonné le cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola. Jusqu’alors on avait à peine fait attention à Chiaramonti dans le conclave ; son nom n’avait jamais été prononcé comme celui d’un candidat possible, papabile ? ainsi que disent les Italiens. Ce n’est pas que le pieux évêque d’Imola ne fût entouré de l’estime et de l’affection universelles. Personne n’était au contraire plus que lui goûté de ses collègues et considéré du public. Une grande douceur de caractère, une très aimable gaîté dans le commerce habituel de la vie, une pureté de mœurs incomparable, une grande sévérité de conduite sacerdotale jointe à la plus facile indulgence pour les autres, une sagesse constante dans la conduite des deux diocèses confiés à ses soins, une science profonde dans les études sacrées, le renom enfin d’excellent homme dont il jouissait partout, tels étaient, pour parler la langue ecclésiastique du sacré-collège, les titres intrinsèques qui l’auraient naturellement désigné au choix des cardinaux, si de graves empêchemens extrinsèques n’avaient d’autre côté rendu sa nomination ; à peu près impossible. A ne consulter que les traditions ordinaires du sacré-collège, cette nomination ; était en effet impossible. Personne ne l’ignorait à Venise, et les témoins des funérailles du défunt pape avaient exprimé à la fois leur, vénération pour Chiaramonti et le sentiment profond des obstacles qui s’opposaient à son élection lorsque, se montrant, les cardinaux assis, l’office et désignant Chiaramonti, ils s’étaient dit les uns aux autres : « Quel dommage que ce conclave soit celui qui va donner un successeur à Pie VI ! S’il y avait un pape entre les deux, en trois jours on nommerait le nouveau, et ce serait celui-là ! » Ces obstacles, qu’avec leur finesse italienne les gondoliers des lagunes devinaient si bien, Consalvi nous les détaille plus au long dans ses mémoires. Chiaramonti était de Cézène comme Pie VI. — Comment nommer l’un après l’autre deux Cézenates ? Bien plus, il avait été la créature la plus aimée de Pie VI. On croyait même, quoiqu’à tort, qu’il était son parent, et cette circonstance suffisait à faire craindre qu’on ne vît en le nommant se continuer le règne des Braschi. Enfin il n’avait que cinquante-huit ans, comme le pontife défunt quand il avait été élu. « On doit bien penser, dit Consalvi, qu’un règne qui avait duré près de vingt-cinq années détournait absolument de l’idée de nommer un successeur qui pouvait vivre aussi longtemps. On était habitué à voir les princes occupant le siège de Saint-Pierre changer presque tous les sept ou huit ans, et les visées de chacun empêchent d’ordinaire qu’on s’expose à la durée d’un trop long règne. Ces impossibilités extrinsèques (comme les appelle Consalvi) étaient si nombreuses et d’un tel poids qu’on peut avouer avec certitude qu’en toutes circonstances, et spécialement si le conclave se fût tenu à Rome en temps calme et ordinaire, elles auraient éloigné Chiaramonti du pontificat. »

Toutes ces objections furent présentées à Maury par son interlocuteur, charmé d’ailleurs de l’exposition d’un plan aussi heureux. Elles n’arrêtèrent en aucune façon le cardinal français. Qui pourrait indiquer sûrement aujourd’hui la raison déterminante de la conduite de Maury ? Peut-être l’ancien chef de la droite à l’assemblée nationale, destiné à être placé un jour par Napoléon à la tête du diocèse de Paris, était-il guidé dans ses préférences par des motifs dont il ne lui convenait pas d’entretenir à cœur ouvert le prélat secrétaire du sacré-collège. Toujours est-il qu’à ses yeux perspicaces le cardinal Chiaramonti ne devait pas tout à fait apparaître comme un personnage aussi effacé en politique que Consalvi se plaît à nous le dépeindre en ses mémoires. Un incident de sa carrière épiscopale avait naguère attiré sur lui l’attention du public italien. Le souvenir en était encore présent à chacun, et quoiqu’à dessein ou par oubli le prélat secrétaire du conclave ne nous en touche pas un mot, nous avons grand’peine à imaginer qu’il n’ait pas agi quelque peu sur la détermination du cardinal Maury. Lors de l’invasion des légations par les armées françaises, au mois de février 1797, Chiaramonti n’avait point quitté son diocèse, comme avait fait le cardinal Ranuzzi. Sa conduite avait été remarquée par le général Bonaparte, très mécontent de la fuite de l’évêque d’Ancône. « Celui d’Imola, qui est aussi cardinal, ne s’est pas enfui, dit-il aux gens du pays qui lui remettaient les clés d’Ancône ; je ne l’ai pas vu en passant, mais il est à son poste. » Cette louange accordée par le vainqueur au cardinal Chiaramonti avait produit une assez vive impression sur l’esprit des habitans de ces contrées. L’émotion fut plus grande encore lorsqu’à la fin de cette même année, à l’occasion des solennités de Noël, la petite ville d’Imola vit paraître une homélie dont le ton différait essentiellement de toutes celles que publiaient alors les évêques d’Italie. Dans cette pièce revêtue de sa signature, non-seulement Chiaramonti recommandait à ses diocésains la plus entière soumission au pouvoir établi, c’est-à-dire à la république cisalpine, reconnue depuis deux mois par le traité de Campo-Formio, mais il y professait des sentimens bien nouveaux à cette époque dans la bouche d’un prince de l’église. Il vantait la forme démocratique du gouvernement adopté par la nouvelle république, il démontrait que ses principes n’avaient rien de contraire aux enseignemens de la sainte Écriture ; il parlait avec éloge d’Athènes, de Sparte, des lois de Lycurgue, de Carthage, puis enfin des vertus de son émule la république romaine : rapprochement assez singulier au moment où le trône du souverain pontife, tout près de s’écrouler, était directement menacé à Rome par les émissaires du directoire. Chose plus étrange encore, ce passage d’un style tant soit peu déclamatoire, selon l’usage de l’époque, était suivi d’une citation textuelle de la profession de foi du vicaire savoyard : « La sainteté des Évangiles parle à mon cœur, etc. » Tous ces antécédens de l’évêque d’Imola étaient évidemment connus de Maury. Il avait certes assez de sagacité pour prévoir, si la fortune devenait contraire aux Autrichiens, quel parti la cause du saint-siège et celle de la religion catholique pourraient tirer du choix d’un pontife estimé du premier consul, et dont l’esprit était si peu fermé aux idées du siècle. Si l’on songe qu’à cette époque, fatigué de son long exil, le futur archevêque de Paris méditait peut-être déjà de se réconcilier avec le gouvernement de son pays, on sera comme nous assez porté à lui supposer en cette occasion des arrière-pensées qu’il n’avait point intérêt à dévoiler tout entières au secrétaire du conclave. Quoi qu’il en soit, ce fut dans cette conversation entre Maury et Consalvi que fut définitivement arrêté le choix du nouveau pontife. En peu d’instans, les deux interlocuteurs tombèrent d’accord non-seulement sur la convenance de la nomination de Chiaramonti, mais sur la seule marche qu’il y eût à suivre pour la faire réussir.

Tout n’était pas fini cependant. Un dernier obstacle se présentait, que Consalvi fit aussitôt sentir à Maury. Il était impossible d’espérer que le chef du parti Mattei, cet important personnage dont nous avons parlé au commencement de ce récit, se prêtât jamais à un plan dont il n’aurait pas été lui-même l’inventeur. Plus l’entreprise de couronner Chiaramonti était ardue, plus elle flatterait l’amour-propre du cardinal Antonelli, car il était dans sa nature de chercher à montrer que rien ne lui était impossible, et qu’il réussissait là où les plus habiles auraient inévitablement échoué ; mais la première condition du succès était qu’il se persuadât à lui-même et qu’il pût persuader à tout le monde que l’idée de ce choix lui appartenait en propre. Pour tourner la difficulté, Consalvi offrait un expédient infaillible. Il se trouvait par hasard que le conclaviste du cardinal Maury, l’abbé Pinto, homme sans importance, était admis dans la familiarité du cardinal Antonelli. Par son insignifiance, qui ne pouvait exciter ni jalousie ni défiance, c’était le personnage le plus propre à souffler au chef du parti Mattei une pensée dont celui-ci n’aurait ensuite aucune peine à réclamer toute la gloire. Le dévouement et la bonne volonté ne manquaient point à l’abbé Pinto pour servir son maître. On était sûr de lui. Les choses dûment arrangées, pendant que Maury faisait la leçon à son conclaviste, Consalvi alla prévenir le doyen du sacré-collège, le cardinal Albanie et le neveu du défunt pape, le cardinal Braschi. Leur surprise fut non moins grande que leur joie quand ils apprirent qu’il était question de Chiaramonti ; ils n’en pouvaient croire leurs oreilles. Tous deux promirent le plus grand secret. Il fut même convenu, pour plus de sûreté, que le jour où Antonelli viendrait, comme il était maintenant probable, faire lui-même les premières ouvertures, le cardinal Braschi témoignerait non-seulement de l’étonnement, mais une parfaite indifférence, et qu’il renverrait le chef du parti Mattei s’entendre à ce sujet avec le doyen du sacré-collège. Braschi, à ce qu’il paraît, joua très bien son rôle, et la conduite tenue par lui en cette circonstance contribua beaucoup, assure Consalvi, au succès d’un dessein si bien formé. C’est dans son récit qu’il faut lire la scène qui suivit, et qui toucherait vraiment à la plus haute comédie, si elle se fût passée partout ailleurs. On y voit le cardinal Antonelli rallier d’abord sans trop de difficulté tous les cardinaux de son parti ; c’est la moindre de ses peines. Là où son habileté triomphe, c’est dans les efforts qu’il fait pour convaincre de l’excellence de son invention les gens qui la lui ont suggérée. Hâtons-nous de dire qu’il y parvînt. A force d’instances, Braschi se rendit. Rien n’empêche de supposer qu’à la longue Maury, lui-même n’ait été amené à convenir que l’idée dont on l’entretenait pour la première fois était assez heureuse ! Si les mémoires de Consalvi ne lui ont pas été communiqués, le majestueux Antonelli a dû vivre et mourir dans la douce persuasion qu’à lui seul était due l’élection de Chiaramonti.

A partir de ce moment, tout marcha en effet le plus facilement du monde. « Cette élection, dit Consalvi, fut semblable à un feu d’artifice dont les étincelles passent d’une fusée à une autre avec la rapidité de l’éclair. Tous les cardinaux répétaient sans se cacher et sans mystère : « Le pape est fait ! Chiaramonti est pape ! » Le conclave retentit de cette nouvelle ; bientôt Venise entière l’apprit. Le baisement des mains, cérémonie touchante qui se pratique la veille de l’élection, quand elle est faite sans opposition, eut lieu le 13 mars. Le lendemain 14, Chiaramonti fut, à l’unanimité des votes, proclamé pape sous le nom de Pie VII. Le conclave n’avait pas duré moins de trois mois et demi.

Maintenant que Consalvi en a fini avec les incidens qui se sont passés sous ses yeux dans l’intérieur du sacré-collège, on pourrait croire que l’intérêt de son récit va languir. Il n’en est rien. Les révélations du ministre d’état valent celles du prélat secrétaire du conclave, et les scènes qui suivent l’élection de Pie VII ne sont pas moins nouvelles et moins curieuses que celles qui l’ont précédée. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, tandis que la joie éclatait dans le conclave et à Venise, la déception à Vienne était amère. Ce qui fut tout à fait inattendu, c’est la façon dont la cour impériale crut devoir témoigner son mécontentement. Il est d’usage que le pape soit couronné huit jours après son élection. A Rome, cette magnifique cérémonie a lieu en grande pompe dans l’église de Saint-Pierre. Chacun à Venise pensait qu’elle s’accomplirait dans la basilique de Saint-Marc. Les agens impériaux eux-mêmes s’y attendaient ; mais les ordres n’arrivèrent point, ou du moins on prétendit n’en avoir jamais reçu, non plus que l’autorisation de dépenser le moindre argent pour cette solennité. Pie VII, afin de ne faillir à aucune des traditions de la papauté, voulut être couronné dans la petite église Saint-George, contiguë au monastère où s’était tenu le conclave. Les frais de la cérémonie furent couverts par les dons volontaires des fidèles, sans qu’il en coûtât une obole à la cour impériale. Le soir, tous les palais, les plus simples maisons, toutes les places et tous les canaux de Venise étaient illuminés a giorno. Seuls, les édifices du gouvernement autrichien restèrent dans l’obscurité. Pourquoi ces signes de mauvaise humeur ? C’est que le couronnement du pape était le signe extérieur et comme la consécration officielle de sa souveraineté temporelle. Or la chancellerie impériale ne voulait pas restituer au saint-siège les provinces qu’elle occupait depuis la retraite des troupes françaises. Dans l’espoir de nouvelles victoires, elle se flattait même (ce sont les expressions du cardinal Consalvi) que l’aigle germanique étendrait bientôt son vol au-delà du Capitole. Quoi d’étonnant si le cabinet de sa majesté impériale nourrissait de semblables desseins ? C’étaient précisément ceux que mettaient alors à exécution les princes d’une autre famille souveraine qui partagent aujourd’hui avec la maison d’Autriche l’honneur d’être considérés par certains publicistes comme les défenseurs attitrés du pouvoir temporel. Au moment où l’Autriche s’en tenait encore à de simples projets, les commandans des troupes du roi des Deux-Siciles arboraient au château Saint-Ange et dans toute la ville de Rome le drapeau napolitain. Ils apposaient le sceau de sa majesté italienne sur les portes fermées du Quirinal et du Vatican. Les décrets de leur général en chef, le prince d’Aragon, étaient rendus au nom du roi de Naples. Le nom du souverain pontife y était complètement omis. Ordre était donné de ne reconnaître d’autres pouvoirs que ceux du roi Ferdinand. Toute l’administration romaine avait été mise à néant et refondue sur le modèle de celle de Naples.

Les premiers indices de l’ambition autrichienne furent l’invitation adressée au saint-père de se rendre immédiatement à Vienne, et la demande non moins instante de vouloir bien choisir pour secrétaire d’état un certain cardinal Flangini, Vénitien, et par conséquent sujet de sa majesté impériale. Pour obtenir ces deux objets des vœux ardens de son cabinet, le cardinal Herzan ne négligea ni les insinuations ni les démarches ; il les redoubla incessamment jusqu’au point d’en fatiguer le saint-père. Pie VII refusa avec douceur, mais sans hésitation. Ses devoirs de pasteur et de souverain ne lui permettaient pas, disait-il, d’ajourner plus longtemps son départ pour Rome. Quant au choix d’un secrétaire d’état, pourquoi le tant presser ? Il n’avait pas encore d’états. Provisoirement, il se servirait, pour ses communications avec les cours étrangères, du prélat secrétaire du conclave. L’Autriche était déjouée dans toutes ses prétentions. Alors arriva de Vienne à Venise, en qualité d’envoyé de l’empereur près sa sainteté, un homme tout fraîchement imbu des conversations de M. de Thugut, et qui avait mission de laisser voir à découvert la véritable pensée du cabinet autrichien. C’était un Bolonais, simple employé de la chancellerie impériale, nommé Ghislieri. Le marquis Ghislieri s’ouvrit d’abord au prélat secrétaire de Pie VI, et lui dit que l’empereur était très disposé à rendre au saint-père les provinces occupées récemment par ses armes, à l’exception toutefois des légations de Ferrare, de Bologne et de Ravenne. Ces trois provinces cédées aux Français n’appartenaient plus au saint-siège, et la chancellerie impériale demandait une nouvelle cession confirmative de celle de Tolentino. Consalvi, qui n’avait plus rien à apprendre sur les desseins de l’Autriche, fut toutefois étonné de l’audace qu’on mettait à oser les lui déclarer en face. Il répondit qu’il prendrait les ordres de sa sainteté, tout en prévenant l’envoyé autrichien qu’il n’eût pas à se créer des chimères, et que jamais Pie VII ne prêterait la main à une semblable transaction.

Grande fut la colère de Ghislieri quand le prélat secrétaire lui rapporta peu de jours après la réponse la plus négative. Il fit alors connaître ce que, dans la prévision d’un semblable refus, on lui avait enjoint de proposer comme le dernier arrangement auquel le gouvernement impérial pourrait consentir. Sa majesté voulait bien ne réclamer au pape que les deux légations de Bologne et de Ferrare ; elle lui abandonnerait la troisième, c’est-à-dire les Romagnes. Tel était le dernier mot de la cour de Vienne ; pour le mieux appuyer, le marquis Ghislieri recommençait à prodiguer les menaces. Pie VII n’en prit aucun souci ; il adressa directement à l’empereur : et à son premier ministre deux lettres dans lesquelles il revendiquait énergiquement tous ses droits sur les provinces envahies. La lettre de Pie VII au souverain de l’Autriche fut-elle interceptée par le ministre impérial, M. de Thugut, comme une note de Consalvi le donne à entendre ? Cela ne nous paraît guère probable ; toujours est-il qu’aucune réponse n’arriva jamais de Vienne. Cependant le marquis Ghislieri redoublait d’importunités ; il en vint même jusqu’à irriter la patience du placide pontife. « Votre maître a tort, lui dit un jour Pie VII, de se refuser à une restitution que la religion et la justice lui commandent ; qu’il prenne garde toutefois ! En plaçant dans son vestiaire ces habits qui ne sont pas les siens, mais ceux de l’église, est-il sûr de ne pas communiquer la vermine à ses propres vêtemens, je veux dire à ses états héréditaires ? » En entendant ces paroles, l’envoyé autrichien eut peine à se contenir. « Le nouveau pontife est jeune dans le métier, dit-il tout en colère au pro-secrétaire d’état ; il prouve qu’il ne connaît guère la puissance de l’Autriche. Il faudrait de bien grands événemens pour entamer les états héréditaires. » Ces événemens étaient cependant plus proches que ne l’imaginait le marquis Ghislieri, car déjà l’on touchait aux derniers jours de mai, les troupes françaises se massaient en Suisse derrière le rideau des Alpes, et le premier consul était arrivé à Lausanne, laissant le gouvernement autrichien incertain jusqu’au dernier moment s’il allait fondre sur les états héréditaires par le lac de Constance, ou remonter la vallée du Mont-Cenis pour marcher sur Turin.

Au plus fort de ces discussions, Pie VII avait notifié au marquis Ghislieri son invariable résolution de se rendre à Rome. La route naturelle que le pape avait à prendre pour rentrer dans sa capitale, lui faisait traverser deux au moins des trois légations, en supposant qu’arrivé à Bologne, il se décidât à suivre la route de Florence au lieu du chemin à travers les Romagnes. L’embarras de la cour impériale était à son comble : elle appréhendait avec raison les effets d’un semblable voyage. Ces contrées aimaient mieux encore se replacer sous la domination pontificale que subir le joug toujours pesant des soldats croates et hongrois. Nul doute que les populations. ne se précipitassent partout sur le passage du saint-père afin de le saluer de leurs acclamations. La décence et les égards dus au chef de l’église ne permettraient pas de sévir contre de pareilles manifestations. Comment faire ? Un seul parti restait à prendre, dont l’étrangeté même décelait aux moins clairvoyans les secrets calculs de la cour autrichienne. N’importe, elle n’hésita point, et déclara au souverain pontife qu’il devrait faire le voyage par mer, de Venise à Pesaro. Pesaro est une petite ville dénuée de tout port, mais où les Autrichiens ne voyaient pas d’inconvénient à débarquer le saint-père, parce qu’elle n’était point comprise dans les trois légations, et faisait par conséquent partie du territoire qu’ils consentaient à lui restituer. Pie VII se soumit afin de ne pas retarder son départ. Le 6 juin, il monta sur la Bellone, frégate autrichienne mal organisée, dépourvue de toutes les commodités de la vie et manœuvrée par un équipage aussi malhabile qu’insuffisant. Quatre cardinaux et le pro-secrétaire d’état l’accompagnaient avec quelques autres prélats nécessaires à son service personnel. Le marquis Ghislieri se joignit à la petite cour du saint-père, soi-disant pour lui faire les honneurs de la Bellone, en réalité pour lui servir de geôlier, La Bellone était en si mauvais état qu’elle ne put tenir la mer. Il lui fallut, sans avoir subi aucune violente tempête, aller chercher un refuge à Porto-Fino, sur la plage opposée. Au lieu de vingt-quatre heures, temps ordinaire de la traversée de Venise à Pesaro, ce fut douze jours que le saint-père eut à passer en tête-à-tête avec l’envoyé de la cour impériale, devenu pendant le voyage plus exigeant que jamais. Débarqué à Pesaro, Pie VII se rendit à petites journées à Sinigaglia, puis à Ancône, toujours sous l’escorte du marquis Ghislieri. Là, une surprenante nouvelle les attendait tous deux : les Autrichiens avaient été battus à Marengo, un armistice était signé. Le Piémont, la Ligurie, la Lombardie, tout le pays jusqu’à l’Adige, étaient de nouveau cédés à la France. En une seule journée, la cour impériale avait perdu non-seulement tous les territoires enlevés par elle à d’autres princes pendant les revers des Français, mais une notable partie de ses propres états. La leçon était rude ; elle dut être vivement sentie par le marquis Ghislieri. Certes d’autres que l’envoyé autrichien avaient lieu de s’étonner. Jamais fait de guerre n’avait produit de pareilles conséquences ; l’Italie entière n’en pouvait revenir, et nous-même nous souvenons parfaitement d’avoir à Turin, en 1833, entendu le premier ministre du roi Charles-Albert, le vieux comte de La Tour, ancien aide-de-camp de Mélas à cette journée de Marengo, raconter qu’une chose l’avait encore plus frappé, s’il était possible, que la victoire de Marengo, c’était le parti prodigieux qu’en avait aussitôt tiré le premier consul.

Quoi qu’il en soit, on devine bien que le marquis Ghislieri n’avait plus d’objection à rendre au pape ses états. Il commença par lui notifier à Lorette la restitution du territoire qui s’étendait de Pesaro jusqu’à Rome. A Foligno, il lui fit remise entière du domaine temporel. Déjà le cabinet napolitain avait, avant l’Autriche, manifesté une semblable résolution : ce n’est pas qu’il eût été pris d’aucun scrupule ; mais depuis que par son ambassadeur au conclave, le cardinal Ruffo, il avait eu connaissance des projets de l’Autriche sur les trois légations, il s’était décidé à faire par prudence ce qu’il n’avait pas voulu faire par désintéressement. Le voisinage immédiat des Autrichiens sur toute la ligne des états napolitains était trop dangereux. Il était préférable d’avoir les états du pape comme intermédiaires entre les armées impériales et les soldats de sa majesté sicilienne. Cette considération fut si bien la seule qui décida la cour des Deux-Siciles, qu’après la bataille de Marengo et l’évacuation des légations par les Autrichiens elle parut hésiter de nouveau. Ses troupes continuèrent à occuper Rome et Terracine, comme poste militaire, jusqu’à la paix de Florence, conclue plusieurs mois après le retour de sa sainteté dans sa capitale. Quant au duché de Bénévent, enclavé dans le royaume de Naples, elle ne cessa, pas d’y maintenir ses garnisons ; elle y fit, comme par le passé, acte de juridiction civile, indiquant ainsi par tous ses procédés, dit Consalvi, que les hasards de la guerre l’empêchèrent seuls de réaliser jusqu’au bout ses desseins sur le patrimoine de saint Pierre.

Avec cette réintégration du pape dans sa capitale se termine la première partie des mémoires de Consalvi, celle qui se rapporte au conclave de Venise. Les révélations du prélat secrétaire du sacré-collège sont dignes, on le voit, d’une attention particulière, et le récit que nous lui devons comble une véritable lacune. C’est à peine en effet si, dans son Histoire d’Italie de 1789 à 1815, Botta consacre quelques lignes à la nomination de Pie VII. Il semble ignorer de parti-pris, lui d’ordinaire si attentif aux événemens dont Venise est le théâtre, les scènes si curieuses qui se sont passées au conclave de 1800. Coletta n’en parle pas davantage. L’auteur de la Vie de Pie VII, M. Artaud, en disserte assez longuement, mais c’est pour les dénaturer. Grâce à l’aimable guide dont nous prenons congé pour aujourd’hui, et en nous aidant du témoignage de quelques autres personnages du temps, nous, essaierons bientôt de retracer les incidens non moins singuliers de la grande transaction religieuse dont le cardinal Consalvi fut du côté de Rome le principal négociateur ; peut-être même nous hasarderons-nous à raconter un jour, d’après des documens inédits, les suites du concordat.


O. D’HAUSSONVILLE.

  1. La Revue s’est plus d’une fois déjà occupée incidemment des mémoires du cardinal Consalvi, mais ici et nulle part ailleurs encore on n’a touché au vif de la question. ’ C’est ce qui permet de l’aborder d’une façon directe à l’auteur de cette étude, en essayant même de compléter les souvenirs du cardinal par d’autres documens, quelques-uns inédits, et qui fournissent tous les élémens d’une série historique dont cette première partie, le Conclave de Venise, indique le plan.
  2. Disons, pour expliquer les terreurs peut-être un peu exagérées du cardinal Mattei à Tolentino, qu’il avait précédemment fait connaissance avec le jeune vainqueur de l’Italie d’une façon propre à jeter quelque trouble dans son esprit. Ce cardinal, archevêque titulaire de Ferrare, voyant en 1790 les Français évacuer sa ville après l’armistice de Bologne et sachant que les Autrichiens montraient la prétention de tenir garnison dans la citadelle, y avait introduit les troupes du pape. Bonaparte, à cette nouvelle, était entré en fureur ; il avait mandé Mattei à son quartier-général de Brescia. « Savez-vous bien, monsieur, s’était-il écrié en l’abordant, que je pourrais vous faire fusiller ? — Vous en êtes le maître, avait répondu le cardinal ; je ne demande qu’un quart d’heure pour me préparer. — Il n’est pas question de cela, avait repris Bonaparte ; comme vous êtes animé !… » La menace n’avait pas été bien sérieuse sans doute ; cependant l’émotion était naturelle, et l’on comprend que la vue du général Bonaparte troublât encore à peu de temps de distance le pauvre cardinal.
  3. Il ne faudrait pas juger tout à fait de la conduite et de l’altitude du général Bonaparte en Italie vis-à-vis de la religion catholique et de ses prêtres par le ton de sa correspondance avec le directoire. Il parlait à Barras et à ses collègues le langage qu’il savait leur convenir. Sur place, il se comportait un peu différemment. Tandis que dans ses dépêches expédiées à Paris il affectait de considérer l’établissement pontifical comme une vieille machine détraquée et tombée dans le mépris des populations, il témoignait dans ses proclamations de grands ménagemens pour les sentimens religieux des habitans de ces contrées. « L’armée française, fidèle aux maximes qu’elle professe, s’écrie-t-il en entrant dans les légations, protégera toujours la religion et le peuple. » Les actes répondaient aux paroles. A Macerata, il rétablissait les cérémonies du culte catholique. Sans se beaucoup soucier de ce qu’en penseraient les clubs révolutionnaires de Paris, il donnait les ordres les plus formels pour qu’on cessât de molester les prêtres français réfractaires qui se trouvaient dans les états du pape. Il s’en servait même pour se concilier l’esprit des populations. Pendant les conférences de Campo-Formio et de son quartier-général de Milan, tandis qu’il demandait des instructions à Paris sur ce qu’il devrait faire si le pape venait à mourir, au moment même où il roulait dans sa tête plus d’un projet qui avait pour point de départ la ruine définitive de ce qui restait du domaine temporel du pape, le général en chef des armées françaises faisait en même temps parvenir à Rome des protestations de dévouement au saint-père. Dans ses conversations avec les gens d’église, il disait que des temps pourraient arriver où la république française deviendrait la meilleure amie du souverain pontife. Dans une note qu’il écrivait pour être remise par son frère Joseph, envoyé de la république, au secrétaire d’état de sa sainteté, il parlait du pape comme du a chef des fidèles » et du « centre commun de la foi. » Il témoignait de son admiration pour la théologie simple et pure de l’Évangile, pour la sagesse de sa politique. On voit poindre dans ces premières communications avec Rome, communications secrètes, et probablement ignorées du directoire, comme un avant-goût des dispositions qui ont plus tard amené le concordat. — Voyez la Correspondance de Napoléon Ier, 1er février 1797, — 15 février 1797, — septembre 1797.
  4. Présentation de la constitution (15 décembre 1799), — lettre au roi d’Angleterre (25 décembre), — lettre a l’empereur d’Allemagne (25 décembre), — proclamation au peuple français (25 décembre). — Correspondance de Napoléon Ier, t. VI.
  5. Arrêtés du 28 décembre 1799, — proclamation aux habitans des départemens de l’ouest (28 décembre 1799), — lettre au général Berthier, ministre de la guerre (29 décembre 1799), — lettre au général Hédouville, commandant en chef de l’armée d’Angleterre (29 décembre 1799), — arrêté pour rendre la liberté aux prêtres des départemens du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura détenus à l’île de Ré (30 décembre 1799). — Ibidem.